Le Prince des Cravates
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Le Prince des Cravates
Le Prince des Cravates « ... L'une emportant son masque et l'autre son couteau... » V. H . PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Le Prince des Cravates DU MÊME AUTEUR Le Chemin mort, roman contemporain. Un vol. in-18 3 50 La Fourmilière, roman. Un vol. in-18 .... 3 50 EN PRÉPARATION Évolutions, roman. POUR PARAITRE PROCHAINEMENT Le Cadran lunaire, poème en prose. L'Ange annonciateur, roman. Le Calendrier sentimental, essai sur les jardins. LUCIEN ALPHONSE-DAUDET Le Prince des Cravates « ... L'une emportant son masque et l'autre son couteau . » V. H. PARIS ERNEST FLAMMARION, 26, EDITEUR RUE RACINE, 2 6 Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. LE PRINCE DES GRAVATES A M. Marcel Proust. I Quand Albert Salvage revint de son année de service militaire, écourtée encore par de nombreuses protections, la première chose qu'il fît en retrouvant enfin son vieil hôtel de la rue de Grenelle fut, sans s'arrêter dans les salons endormis sous leurs housses ni dans le vaste escalier aux tapisseries épinglées de petits sacs de poivre, de 1 2 LE PRINCE DES GRAVATES courir à sa chambre,dont les fenêtres, ouvertes sur le jardin, encadraient des grappes de glycines ; et là, au milieu de la mauve clarté ensoleillée, il se regarda dans la glace. Il avait toujours été fort vain d'un physique rare qui lui valait de nombreux succès : son cœur battit, car de la haute porte de glace d'où s'exhalait une fraîche odeur de camphre, le beau, l'irrésistible Albert Salvage vint à sa rencontre, avec ses yeux aux paupières un peu lourdes, son teint clair, ses traits si réguliers et pourtant caractéristiques qui l'avaient fait surnommer par l'une de ses maîtresses le dernier des Abencéragesl Oui, il était encore, Dieu merci, parfaitement beau, beau comme un jeune héros de Balzac ou l'un de ces petits demi-dieux de la Grèce, dont nous ne connaissons plus rien, qu'un profil de pierre blanche. ... Incohérente, sa première jeunesse. LE PRINCE DES GRAVATES 3 Orphelin à douze ans, élevé par une grand'mère frivole qui lui répétait sans cesse qu'il serait très riche, que personne n'était aussi beau que lui et qu'il n'avait pas besoin de se fatiguer de travail, il avait fini par se croire un peu exceptionnel., favorisé de tous les dons par des fées revenues sur terre en son honneur. Tant bien que mal, il atteignit ses dix-huit ans, après des études navrantes, changées chaque année de direction, successivement confiées à un précepteur, aux sulpiciens, aux jésuites et aux dominicains. Cancre partout, partout premier en gymnastique et en anglais, Albert faisait le désespoir des bons Pères, parce que sa finesse eût pu se développer en intelligence, si elle n'eût été annihilée par une veulerie contemplative et par un goût de noce vraiment excessif, à un âge où l'on songe encore sinon aux billes, du moins aux joies des expériences électriques ! 4 LE PRINCE DES GRAVATES Sans compter que sa vanité lui tenait déjà lieu de raisonnement et de volonté, lui faisait vivre toutes ses heures de joie ou de mélancolie dans une demiinconscience aveuglée sur le monde extérieur. A dix-huit ans, la terreur du service lui donnait un semblant de but : il cherchait ce qui lui coûterait le minimum de peine pour alléger la fâcheuse corvée et ne faire qu'une année : il apprit le malais; ils n'étaient que trois à cultiver cette langue utile! Albert Salvage conquit facilement son diplôme, et, pendant deux ans, jusqu'à son départ pour Valence, il se rua sans entraves sur tous les plaisirs qu'il avait si longtemps rêvés. Deux rutilantes dames du « Royal », une baronne coûteuse et divorcée, une doublure de l'Opéra, furent ses plus durables conquêtes, mais les intermèdes furent nombreux : aucune femme ne LE PRINCE DES CRAVATES 5 savait résister aux yeux noirs, plus noirs encore de leur large prunelle ! Puis le service, abrutissement, dépaysement, succès de garnison à odeur d'ail et de mauvaise parfumerie... Et maintenant c'était fini, il avait sauté cet obstacle, la vie s'ouvrait devant lui, claire et libre* Toujours il se rappela la douceur des glycines et leur goût de vanille dans ce matin de juillet. Tandis que son valet de chambre mettait un peu d'ordre et une apparence de vie dans les pièces inhabitées depuis longtemps (car, à la mort de sa grand'mère, Albert avait hérité de cet hôtel où il comptait donner des « fêtes »), le jeune Salvage, rasé, baigné, très bien relié dans un vêtement délicieusement gris, regardait les lettres arrivées dans la dernière huitaine et qu'il avait dit de ne pas « faire suivre ». Des notes, d'abord, beaucoup de notes; il dépensait en effet largement 6 LE P R I N C E DES GRAVATES ses cent mille livres de rentes qui lui venaient de sa mère et se sa grand'mère» Son père, le fameux musicien Jean Salvage, mort en pleine gloire à trente-neuf ans, n'avait pour toute richesse que son génie, mais ce génie, aidé des mômes yeux noirs si grands qu'il devait léguer à son fils, avait conquis jadis Mlle de Luzy, fille de la comtesse de Luzy, ancienne dame d'honneur au Château. Rêveur devant ces notes, qui étaient une projection de sa fortune, Albert songeait à sa mère qu'il n'avait pas connue — il avait deux ans à sa mort ! — et dont un portrait de Ricard lui disait la grâce maladive, à son père toujours si triste, inconsolable d'avoir perdu sa chère Auriane, emporté par une fièvre, en plein travail, pendant un séjour à Rome. Mais il y songeait sans grande douleur, avecplutôtune douceur mélancolique. LE PRINCE DES GRAVATES 7 Quant à sa grand'mère, qui l'aimait comme on aime un joli chien, et beaucoup plus préoccupée de ses toilettes toutes jeunettes et de ses chapeaux fleuris que de l'enfant confié à sa garde, sa disparition n'avait laissé à Albert qu'une reconnaissante tendresse devant le somptueux héritage, — Allons, pensa-t-il, en déblayant ces souvenirs et en classant les notes, il faut vivre, après tout! ... Une lettre encore, qu'il déchira vite : un tapage de camarade. Il y était habitué et cotait toujours la chose à un louis quand on lui en demandait trois, à dix quand on lui en demandait vingt, pas par avarice, mais parce que cet inutile était un malin et savait que, dans le tapage urgent, le tapeur fait toujours la part de l'aléa et du boni! Une autre lettre attira son regard, énorme enveloppe, largeécriture. C'était un ancien ami de son père, lord Archi- 8 LE PRINCE DES GRAVATES bald Glenlyon Stetson, qui lui écrivait de sa terre de Broadmore, tout près de Londres, pour lui demander de venir passer quelque temps chez eux, son service fini : « Guanhamara, disait en terminant l'aimable Anglais, sera heureuse de revoir son petit ami Albert. » Et Salvage se rappelait la ravissante femme à l'étrange prénom, beaucoup plus jeune que son mari, entrevue jadis plusieurs fois chez Mme de Luzy, un goûter pris avec elle dans un caravansérail des Champs-Elysées, et surtout une senteur de rose qui la suivait partout Leur domaine de Broadmore était célèbre. Lord Archibald était un de ces puissants propriétaires terriens comme il y en a là-bas, proverbialement riche, très influent à la Chambre des Lords, deux fois ministre déjà : Albert Salvage se dit que, pour reprendre pied LE PRINCE DES GRAVATES 9 dans la vie, pour se décrasser de Valence et de ses blandices, un mois d'Angleterre dans ces conditions serait le rêve, et il résolut d'accepter... II — Quelle belle cravate vous avez aujourd'hui, Albert! C'était dans un grand salon tout fleuri de lys tigrés et d'œiilets saumonés, arrangé dans ce goût confortable, mêlant l'exotisme à la cabine de yacht, que nous crûmes imiter depuis en laquant de vert d'eau des meubles Louis-Philippe! Lady Archibald s'exerçait à parler français, et causait après le déjeuner avec celui qu'elle appelait tantôt son fascinating boy? tantôt son « Prince des Cravates ». Pas grande, déjà un peu en- LE PRINCE DES GRAVATES 11 vahie d'embonpoint, Guanhamara restait tout de même délicieuse et vraiment cela Fée », ainsi que l'appelait, depuis son mariage, un petit cercle d'intimes» Des yeux verts, hésitants, très myopes et comme fatigués par les cils trop longs? des yeux gais et,bons P un teint prodigieusement roseP des cheveux d'un or changeant, une eurythmie de tous les mouvements, une manière de s'habiller très personnelle, rare chez les Anglaises, faisaient de cette femme un délicat objet d'art. Elle avait un mauvais goût très plaisant, indéfinissable; et, en elle, une fantaisie, tout un côté de nature imprévu et baroque, des décisions intempestives, des impossibilités brusques, la haine des sports et une touchante vanité d?enfant : on la sentait heureuse de vivre, heureuse d'être riche et célèbre, heureuse d'être adulée, et cela donnait à ses trente-huit ans une clarté de la vingtième année. 12 LE PRINCE DES GRAVATES Albert, suivant son habitude, s'était dès le premier jour laissé admirer par elle, d'une admiration de petite fille pour un joujou nouveau, d'une admiration qui ne donnait à Albert aucun espoir, car elle s'étalait partout, à table, devant le mari, devant les domestiques, en termes amusants, inépuisables. Depuis près de deux semaines, il était un Chérubin exaspéré de se voir si peu pris au sérieux, flatté tout de même des attentions de sa fantasque Marraine, dont les pieds habillés de drap d'argent avaient des trépignements d'enfant gâtée. Cette heure de « Berlitz » capricieuse qu'elle lui imposait chaque jour était assez sinistre, car le français de Guanhamara était affreux, traînant, hésitant : elle rappelait à Albert, à ces momentslà, une ancienne gouvernante à lui, un peu bègue, qui ronchonnait lorsqu'il n'était pas sage : LE PRINCE DES CRAVATES 13 — Je n'ont jamais viou un tel chose en Angleterre ! Et puis, il était si fier de son anglais, la seule chose qu'il eût jamais bien sue ! Ce n'était vraiment pas la peine ! Alors, ce jour-là, il ne cacha pas sa mauvaise humeur et ne répondit pas plus au compliment sur la « belle cravate » qu'aux autres agaceries de la fantaisiste dame. Par habitude, il se contempla dans la glace (malgré les moqueries de Guanhamara, il ne pouvait se corriger de cette manie) et il se trouva si beau qu'il se fit à lui-même un sourire aimable : l'Anglaise le prit pour elle, et cela ranima un peu la conversation. — Regardez, Albert, ce tapis vert, ici, c'est pour, comment dites-vous? pour allonger le gazon de la terrasse... . — Prolonger, rectifia Albert d'un ton docte de pion ; et une fois de plus il regarda l'effet bizarre et plaisant de 14 LE PRINCE DES GRAVATES cette prairie factice en haute laine continuant la grande « française » qui s'étendail là-bas dans la brume chaude d'août, égayée de caiiloutis rouges et bleus, ennoblie de deux statues blanches, bordée de géraniums que dominaient des cyprès italiens,, — Amusant... déclara-t-il dans une bouffée de cigarette dont l'odeur sucrée se mariait bien avec la rose de Guânhamara? le goût épicé des lys et des œillets et aussi cette vague senteur de houblon qui flotte un peu partout dans la campagne anglaise. Au fond, Salvage était furieux. C'était la première fois qu'une femme9 seule avec lui, parlait ainsi de choses indifférentes après quinze jours de vie com^ rnune» Les premiers temps, il avait cru que cela tenait à la myopie, et il s'était approché d'elle d'un air conquérant, mais sa fragrance de rose blanche mettait entre Guanhamara et les hu~ LE PRINCE DES GRAVATES 15 mains une barrière infranchissable. Puis il avait cru « que c'était la faute de l'Angleterre » et il finissait par se représenter toutes les Anglaises comme des êtres à part, incapables d'une faute9 d'un oubli de leurs devoirs, humaines seulement jusqu'aux épaules, artificielles à partir de là? rembourrées de son et cousues dans une toile comme de grandes poupées. Tout de même, c'était idiot9 et il en avait assez* Il n'était pas amoureux d'elle — il s'aimait trop lui-même pour pouvoir être amoureux ! — seulement, quel ridicule de penser que tout le monde prendrait cet hiver un air malin pour lui parler de Guanhamara, alors qu'en réalité il aurait passé son temps auprès d'elle à s'initier aux peintres préraphaélites, à entendre réciter des vers de Swinburne et même à en apprendre par cœur, trop heureux quand il ne devait pas déclamer du Musset, 16 LE PRINCE DES CRAVATES dont raffolait lady Archibald sans savoir pourquoi. Brusquement, il s'écria en anglais : — Je suis vraiment trop triste, aujourd'hui pour regarder autour de moi! et il lui prit la main, une jolie main très soignée, un peu courte. Il osait ce geste pour la première fois, car elle avait quelque chose d'à la fois irréel et « bon camarade » qui la rendait intangible. Et puis, Albert était tellement habitué à ce qu'on lui prît sa main, à lui, en premier ! Guanhamara se dégagea et se leva, toute rose dans sa robe blanche qu'elle appelait son « péplum » et qui la drapait de lumière. — Tenez, lui dit-elle, pour distraire le Prince des Cravates, je vais lui montrer ma chambre ; vous verrez, c'est très joli, elle est copiée sur Trianon. Archibald ne trouverait pas cela très « proper », mais il chasse avec son LE PRINCE DES GRAVATES 17 neveu Ulysses, (Ce neveu Ulysses était un gamin sans âge, efflanqué, une raquette faite homme, silencieux et roux.) — Allons, bon, pensa Albert, elle va me montrer de fausses gouaches du dix-huitième et ses fameuses tapisseries des Gobêlins, comme elle dit ; vraiment je n'ai plus l'âge ! 11 montait l'escalier, marche à marche, comme un enfant désœuvré à qui Ton fait visiter la maison pour l'amuser, toujours si préoccupé de luimême qu'il mettait les deux pieds sur la traîne en crêpe de Chine qui fît entendre un craquement inquiétant. La chambre de Guanhamara était une vaste pièce éclairée par trois fenêtres donnant sur le parc, encombrée de merveilleuses raretés et de futilités laides et chères., ouvrant par une baie sur une salle de toilette dallée de bleu, tendue de bleu, toute brillante de flacons d'argent et de boîtes de cristal^ un 2 18 LE PRINCE DES CRAVATES miroitant royaume de coquetterie. Guanhamara, amusée de l'air d'Albert, ouvrait en son honneur une quantité de petits écrins^lui montrait des cosmétiques, jouait avec lui comme avec un gosse, lui mit de force du rouge aux joues avec le bout de son doigt, et brandissait un crayon pour lui allonger les yeux, dans un grand rire clair. Elle Tinonda de parfums variés, puis, toujours riant, tira vers elle un panneau de glace au tain bleu : — Voyez comme c'est joli, n'est-ce pas? C'était son linge, une avalanche de gazes, de dentelles arachnéennes, de batistes et de guipures, retenues par des rubans, étagées, rangées, embaumées. Et intéressée, elle aussi, par ce qu'elle connaissait si bien, mais qui était pour elle encore une forme de sa beauté et de sa grâce, elle s'approcha... son corps tiède frôla celui d'Albert affolé qui cria : LE PRINCE DES GRAVATES 19 — Tant pis ! la prit dans ses bras et la porta jusqu'à la chambre, comme si elle eût été une de celles de Valence. ... Sa chair blanche et gourmande d'Anglaise sentait l'essence de rose et le géranium... — Tu comprends bien, disait-elle en français, dans ce tutoiement que les étrangères aiment tant parce qu'elles ne l'ont pas, je t'avais aimé quand tu as arrivé, mais je ne pouvais pourtant pas faire la première ! Albert, encore étonné et triomphant, s'occupait à présent à décoiffer Guanhamara, à enrouler autour de ses doigts les longs cheveux d'or de lady Archibaldc. ... Elle fut divine, cette dernière quinzaine de Broadmore, et révéla à Albert les joies de l'adultère à domicile. Leur amour était bizarre, et fait d'une grande vanité réciproque. Le mot est d'ailleurs inexact; les Albert Sal- 20 LE PRINCE DES GRAVATES vage et les Guanhamara ignoreront toujours quel délabrement et quelles angoisses signifie le verbe aimer. Chacun d'eux s'admirait par-dessus tout et donnait d'abord à l'autre un regard comparatif, vite satisfait de trouver son partenaire digne de lui... C'était comme un double narcissisme très peu sentimental et à peine sensuel, ou plutôt je ne sais quel culte offert à la Beauté. Lord Archibald, conforme et classique, avait pris <c son jeune ami » en .réelle affection, le gâtait beaucoup, lui expliquait la politique anglaise, le menait voir les chevaux, les fermes, tout plein de cette amabilité spéciale qui semble aller jusqu'à nous offrir les choses, avec la parfaite certitude que nous ne les accepterons pas ! La belle Guanhamara trouvait de faciles prétextes pour rester ou sortir, à sa fantaisie, suivant les projets LE PRINCE DES GRAVATES 21 d'Albert, et ses clairs yeux de myope cachaient le perpétuel mensonge derrière un monocle dont elle se servait avec maladresse» Que de promenades ils firent tous les deux, du moins ce que lady Archibald appelait des promenades, toujours dans le parc : la marche prolongée la fatiguait, la voiture la tuait, quant aux autos elle voulait ignorer leur jeune existence. Alors, on donnait à manger aux cygnes blancs et noirs, le long de l'étang qui mettait une limite au jardin de fleurs; on allait jusqu'au bois de pins dont Albert aimait les épines glissantes sur le sol mou ; mais leur retraite favorite était la longue serre aux vitres embuées où les lys de toutes sortes et les larges œillets uniflores, lisses, charnus, et soutenus par leur petite collerette de papier blanc, répandaient une odeur assourdissante, disait Guanhamara, qui trouvait parfois en français 22 LE PRINCE DES GRAVATES un esprit cocasse, fait à la fois de paradoxe et de confusion. Ils ne se disaient pas grand'chose ; lui, très fier surtout de cette élégante maîtresse; elle, futile et souriante, abritée derrière le double mystère de sa myopie et de son âme étrangère. Du samedi au lundi, des invités venaient, qu'Albert confondait, car ils se ressemblaient tous ; des jeunes gens glabres, au type uniforme, dépaysés dans un salon comme des chevaux de course dans un musée, toujours une pointe de sueur aux tempes, à cause d'un récent match de tennis ou d'une partie de golf; des vieillards couperosés et corrects, des jeunes femmes longjambées au nez un peu court, vêtues de toutes les gammes du blanc, et de respectables ladies aux intonations dégoûtées. 11 y avait là deux jours affreux à passer, en jeux variés, en goûters abondants où l'on mangeait trop par désœu- LE PRINCE DES GRAVATES 23 vrement, en paroles inévitables et vagues. Salvage connut ainsi une partie de la « Société », le séjour à Broad more étant fort recherché. Il aurait pu passer deux années de suite en villégiatures diverses, car chacun invitait le jeune Français, porteur d'un nom célèbre et victime de l'hospitalité envahissante dont abusent les Anglais, ... Hélas ! il fallut partir, malgré que l'aimable insistance de lord Archibald eût prolongé d'une semaine le séjour d'Albert : celui-ci, troublé, regrettait de quitter cet ensemble de sensations ; Guanhamara, émue par extraordinaire, avait complètement oublié son français, et, dans la serre où ils se dirent adieu (après un adieu plus substantiel, la veille,, dans ce que lady Archibal appelait son studio et qui était un salon rond où couraient des divans de soie verte et dont Burne-Jones avait peint les murs), elle lui donna un œillet qui 24 LE PRINCE DES CRAVATES gênait Albert malgré son chagrin, car on eût dit un chou rose à sa boutonnière. En voiture, sur la route de la gare, le mari lui serrait les mains, le félicitait sur sa belle mine, ravivée par l'air de Broadmore, lui fît jurer de revenir Tan prochain, dans leur palais de Piccadilly, pour la « season »... III A Paris, tout l'hiver, tout le printemps suivant, aux dîners, aux soirées, aux fêtes de toutes sortes, les Archibald Glenlyon Stetson furent le leitmotiv des conversations d'Albert. Leur nom illustre, leur fortune, faisaient d'eux des célébrités mondiales et cette amitié donna un grand essor à la car» rière élégante du jeune « beau ». Les douairières disaient: « Le petit Salvage est très bien chez les Stetson », et les diplomates enviaient ce garçon qui vivait dans l'intimité d'un des con- 26 LE PRINCE DES GRAVATES seillers de la Reine. Les cinq semaines passées à Broadmore s'étaient répandues sur toute son existence comme un exquis vernis : on ne savait plus bien s'il n'y avait pas toujours vécu, on ignorait si lady Archibald était sa maîtresse ou non; sa raison d'être devenait ce ménage lointain, mais toujours présent. Beaucoup de jeunes gens ont ainsi dans leur vie un ami ou une amie dont ils se parent et qui rehausse leur prestige mondain. C'est si vrai que même les Princes, les « Royalties » les plus inaccessibles, réservent toujours dans leur arbre orgueilleux une branche « purée », comme on dit, pour que les moins favorisés puissent cependant y cueillir la pomme fallacieuse du snobisme... D'ailleurs, à ce point de vue, Albert faisait son chemin. Il émondait autour de lui *ses relations les moins bril- LE PRINCE DES GRAVATES 27 lantes, ne gardait que l'entourage maternel et reniait les camarades d'art et les confrères de son père. Sa phrase favorite était, dès qu'on lui parlait de quelqu'un : « S'ils croient que je fourrerai jamais les pieds chez eux! » Et vis-à-vis de cet assemblage de suiveurs et de sots qu'on appelle « le Monde », il comprenait que le mépris a du prestige, car le mépris est une négation : toute affirmation de talent ou de personnalité effare un peu, dérange la belle ordonnance d'oisiveté. Si quelque ancien ami de son père lui demandait, suivant l'habitude des gens d'un certain âge, « ce qu'il faisait », Albert répondait : — Rien ! sur un air de défensive, furieux qu'on pût croire qu'un homme si bien chaussé ait eu jamais l'idée de faire quelque chose. Un nuage triste passait alors dans l'œil de ces indiscrets interrogateurs, qui songeaient au nom si glorieux du père, 28 LE PRINCE DES GRAVÂTES à ce nom que le fils utilisait pour devenir un incapablec Il eut quelques amis très « gratin » qui l'appelaient « Albert » et qu'il appelait « Anloine » ou « Philibert » avec joie, mais qui lui faisaient sentir volontiers que son père avait été musicien! Quelquefois, sortant du théâtre, ils entraient prendre quelque chose dans un restaurant et il avait toujours la même impression agacée devant ces amis dJenfance qui se tutoyaient, affectaient entre eux une familiarité de régiment, tandis que lui restait un peu à part, éloigné par ce « vous » qui en ferait toujours, malgré tout, un étranger^ pour cette triste raison que, au lieu de s'appeler La Tour-Hangard ou Vagueville, il portait le nom magnifique d'un roturier de génie! Néanmoins, « Antoine » ou « Philibert » avaient rarement « de la monnaie » et c'était Albert qui payait le souper. LE PRINCE DES GRAVÂTES 29 Cependant, quelques cousines de sa mère, qui s'étaient détournées complètement des Salvage et avaient si longtemps traité Mme de Luzy de « vieille folle » pour avoir marié sa fille à un homme « qui portait, ma pauvre amie, des cheveux jusqu'aux épaules! » commençaient à s'intéresser à ce garçon qui revenait enfin à ses vraies origines ! o*o Au mois de mai, Albert reçut une lettre confuse de sa belle amie, de la merveilleuse lady Archibald, dont il parlait beaucoup, mais à qui il pensai! moins. Lord Archibald'était envoyé en mission extraordinaire dans la Haute Egypte. Ils partaient d'abord pour Constantinopîe, gagneraient le Caire en septembre, où Guanhamara attendrait son mari jusqu'au printemps suivant. Elle engageait vivement Salvage à venir l'y rejoindre ? s'excusait de ce contretemps, espérait que son fascina ting boy ne lui en voudrait pas, regrettait beau- 30 LE PRINCE DES GRAVATES coup ce bel été perdu, et terminait en citant deux vers de Rossetti, où il était question de baisers : c'était rester femme tout en demeurant « Fée ». Emporté par la vie mondaine qu'il s'était créée, soumis à ces chaînes brillantes qu'il s'était forgées lui-même, Albert n'eut pas une minute l'idée qu'il pourrait aller à Constantinople ou au Caire. La marquise de Graal, chez qui il devait jouer la comédie en septembre, la duchesse de Beauvais-Canaples, qui l'avait prié pour octobre, les chasses des Prémercy à la fin de l'automne, autant d'entraves précieuses. Alors, avant de gagner Dinard, il s'attarda, flâna, vérifia les clichés faux et connus sur le Paris délicieux et mort de la fin de juillet, put promener en liberté sans crainte de scandaliser le « Faubourg » une petite grue qu'il avait dénichée un soir au « ChienCrevé », tout en haut de Montmartre, LE PRINCE DES GRAVATES 31 et qui s'était prise de folie pour lui !... Lorsqu'on ne fait rien (tout au contraire de l'idée généralement reçue), le temps passe avec une rapidité démoniaque, et la fin de Tannée arriva de nouveau sans qu'Albert pût savoir comment. LesGlenlyon Stetson, malgré les projets de lady Archibald, revinrent du Caire directement par Marseille sans s'arrêter du tout à Paris, appelés par lès élections et les travaux du Parlement. Albert écrivait assez souvent à sa « Fée » : c'était un feu radieux qu'il ne voulait pas laisser éteindre. Au printemps il alla à Cannes, et retrouva, en plus des gens de Paris, pas mal de personnes des « Samedi au Lundi » de Broadmore; il fut choyé et fêté, car, décidément, il ce prenait » bien... Un clair matin de juin tout ensoleillé trouva Albert Salvage toujours beau, mais avec une moustache plus fournie. 32 LE PRINCE DES CRAVATES en train de boucler ses malles pour Broadinore via Calais. — « Dieppe, c'est le chemin des gouvernantes renvoyées », lui avait écrit Guanhamara dans une de ses dernières lettres, fantaisistes comme elle, irrégulières, mêlées d'argot, de poésie et parfois d'italien, car Venise lui tenait au cœur ! Albert avait souri, en lisant cette phrase qui répondait à son projet de venir par le train de nuit. C'est qu'aussi il devenait économe, constatait que cent mille francs à dépenser par an, quand on a un hôtel en «Terre Sainte », un hôtel où l'on donne souvent des dîners et parfois des fêtes, quand on a quatre chevaux et sans cesse de nouvelles automobiles, et beaucoup d'autres choses, que Ton vit à une époque où les femmes ont des ce trotteurs » du matin de quarante louis et des chapeaux de trois cents francs et qu'on fait tous les soirs des différences énormes au club, il LE PRINCE DES GRAVATES 33 constatait que cent mille francs de rente, c'est moins qu'on ne croirait, puisqu'il ne lui en restait plus tout à fait soixantedix mille. Toujours fort élégant, mais moins de cravates, moins de bottines, moins de ces mille riens que le fournisseur déclare, avec un air serein, « mettre sur la note ». — D'ailleurs, disait-il à son ami le petit Sanzéat, pour qui Albert représentait le chic suprême, et qu'il avait gardé comme dernière épave de son enfance, tout cela a plutôt mauvais genre, ce n'est pas anglais du tout; ils n'ont que des cravates noires et jamais de bottines de fantaisie! Et le petit Sanzéat était heureux d'être élégant à si bon compte, car il était second clerc d'avoué et avait un budget d'élégance assez vague. Sur le bateau, pour oublier un peu le mal de mer commençant, Albert son3 34 LE PRINCE Ï3SS GRAVATES geait à Guanhamara, et se reprochait de l'avoir trop souvent oubliée depuis qu'il l'avait quittée, car5 vraiment le nom de la belle Anglaise lui avait été prodigieusement utile. — Deux ans3 déjà ! J'ai peut-être été ingrat envers elle, se disait-il, car elle m'aime, et de l'avoir connue cela a un peu transformé ma vie,00 Mais ce n'est vraiment pas ma faute si je ne lui ai pas été fidèle, comme on dit bêtement : elle-même ne l'aurait pas voulu! Elle est ma maîtresse d'été et puisqu'elle m'a dit que je suis son premier amant — et ce doit être vrai? car, la pauvre..., enfin!... —je suis? moi5 ses vacances; seulement elle doit être comme un collégien qui a passé ses vacances précédentes dans une boîte à bachot : elle doit se sentir avide de récréation l Le soleil dansait sur les petites lames courtes, fusait sur les falaises crayeuses de Douvres. so IV Le lendemain, après un bon dîner à Londres, au Savoy, et plusieurs aventures nocturnes, Albert débarquait à Broadmore, trouvait Ulysses à la gare, encore grandi,, effrayant, l'air d'un César désarticulé, avec son profil qu'on pouvait croire d'abord régulier, et qui ne Tétait pas du tout ! Salvage sauta de voiture comme im héros de roman, subitement enchanté de revoir la délicieuse iady Archibald, tout son luxe différent du nôtre, le château parfumé de fleurs, ce cadre si 36 LE PRINCE DES GRAVATES complet pour une élégante histoire sentimentale... Il recula presque, effaré : une grosse dame l'attendait sur le perron, en « péplum » blanc, les yeux bouffis, le nez diminué par les joues envahissantes, toujours dans son halo de rose d'Atkinson: c'était Guanhamara! Pécopin retrouvant Bauldour centenaire n'eut pas une plus grande désillusion; mais Albert se contint, eut la force de sourire, baisa respectueusement les mains de sa folle amie et demanda des nouvelles de lord Ârchibald. — Il est allé au Comté pour des circonférences (elle voulait dire « discours »). Je devais aller avec, mais la tête est, en ce moment, terrible! répon^dit-elle en indiquant du doigt un point névralgique. Le pauvre Pécopin frémit : c'était sans doute une invention pour avoir tout à elle son Prince des Cravates ! LE PRINCE DES GRAVATES 37 La fatuité d'Albert se trompait. Dès qu'ils furent seuls, il constata qu'elle avait parfaitement l'air d'avoir oublié leur tendre complicité... Il retrouvait toutes ces allées qu'il connaissait si bien, les mêmes fleurs aux mêmes places, les mêmes statues et leurs mouvements figés ; il pensait au dicton espagnol : « on ne doit jamais effacer ses pas! »... Tandis qu'en causant ils se dirigeaient vers leurs vieux amis les cygnes, Guanhamara s'efforçait à rire, à se montrer toujours imprévue et diverse, parlant beaucoup, comme si elle avait voulu éviter entre eux deux le silence plus encore que certaines paroles, les paroles qu'elle se répétait souvent, à en juger par le pli soucieux entre les sourcils : — « Combien je suis changée ! » — Vous savez, Albert, disait-elle tout en fauchant des herbes du bout de 38 LE PRINCE DES CRAVATES son ombrelle au manche pavé de topazes, j'ai pris des leçons de chant avec une élève de M, Tosti. C'est très à le mode, en ce moment, et je veux toujours être à le mode, quand je n'ai pas eu chance pour devancer ! Dans l'embarras de ne savoir comment l'appeler, il se décida pour «ma Fée », qui était un moyen terme assez comique quand, au grand soleil d'avant le déjeuner., on regardait la pauvre Fée à qui le triste Lapin, légendaire et plus fort qu'elle, avait donné un coup de sa baguette magique ! Évidemment, elle restait particulière, originale, le cheveu de plus en plus doré, les yeux semblables à deux « rainettes » des prés, mais chaque fibre de sa chair était relâchée, distendue, prête pour les vilaines rides» Etpuis, ses paupières, ses pauvres paupières!... On eût dit que d'avoir trompé — si peu ! — lord Àrchibald, avait fait jouer LE PRINCE DES GRAVATES 39 en elle on ne savait quel mystérieux déclic de vieillesse, avait abîmé, par des sentiments et des actes réels, cette beauté que l'habitude d'une vie toute factice avait si bien gardée jusque-là* aoo Une ou deux fois elle soupira5 elle commença des mots, sans courage pour les achever, attendant peut-être qu5Albert fît quelque allusion au passé. Mais le Prince des Cravates, n'ayant jamais souffert, ignorait la pitié : l'idée ne lui vint même pas de jouer la comédie. En rentrant elle semblait lasse, comme si le grand effort fait pour paraître encore jeune l'avait excédée à jamais. A déjeuner, une nouvelle surprise attendait Albert. Il voyait venir une belle jeune fille, aux jupes encore écourtéeSj que Guanhamara lui présenta comme sa fille. Et, devant son regard étonné : — Ah ! oui, c'est vrai, il y a deux ans 40 LE PRINCE DES GRAVATES que vous n'avez pas vu Violette, elle étaitencore dans le nursery. Vous savez, ici, nous sommes très stricts pour l'éducation des filles. Jusqu'à dix-sept ans, personne ne les voit Elle eût pu ajouter : « Et personne n'en parle ! » La mère disait dix-sept ans, la jupe quinze, les cheveux mal rattachés sur le dos, treize, mais le corps et les traits criaient leurs dix-huit ans, au tissu ferme et serré, au splendide éclat : Violette était un merveilleux printemps! Seulement, comme Gaspard Hauser et les autres enfants-martyrs dont on nous conte les longues années d'internement^ elle avait un aspect de jeune animal échappé et une ignorance des usages, absolument étonnants. Avec un rire stupide et bruyant, elle lançait des boulettes de mie de pain, par-dessus la table, à son coussin Ulysses, abruti dans l'absorption d'un « pie » ; puis elle LE PRINCE DES GRAVATES 41 reprenait sans raison un visage sérieux où se confondaient le galbe des femmes de Botticelli, qu'avait eu la mère, et le masque intelligent et plus grave du père. Guanhapiara, très pondérée devant sa fille, parlait de la température, de son séjour au Caire, avec une précision inusitée. C'était un nouveau Broadmore, très changé, à quoi Albert ne s'était pas préparé, et malgré sa frivolité habituelle, les heures chaudes de l'après-midi pesèrent longuement sur sa déconvenue, tandis qu'en pyjama, accablé parla journée trop lourde, il écrivait à la marquise de Graal une lettre enthousiaste sur son arrivée en Angleterre. Tous les jours, il jouait au tennis, au crocket (mystérieusement redevenu élégant depuis que les arceaux en sont carrés?), au golf, à tous ces jeux arides, avec Violette, bondissante comme un 42 LE PRINCE DES GRAVATES cbatsauvage5 et Ulysses éternellement silencieux, qui considérait le jeu comme le plus important des travaux* — Que suis-je venu faire ici, entre ce gros pigeon rose et ces gosses? songeait-il parfois, Puis? à tout prendre, il se disait que cette villégiature consolidait sa situation mondaine et que cela valait bien de s'ennuyer pendant un grand mois ! Rarement il sortait avec Guanhamara, qui passait maintenant des heures entières chez elle et fuyait les occasions de rester seule avec lui. À certains jours, elle descendait seulement pour les repas5 prétextant des migraines? des malaises, n'osant avouer le vide de son existence etTè-vau-l'eau de ses journées, à présent que tous les soins qu'elle prenait pour sa beauté étaient comme un inutile travail de Danaïde! Un matin, elle dit à Albert : —- « Gomme vous êtes jeune! » et, avec de !ajalousie dans les L E P R Ï N G E DES GRAVÂTES 43 yeux, elle eontempla sans parler le charmant visage de son ancien: amant. Quelques jours plus tard, alors qu'avant le dîner elle venait de lire à Albert une lettre de lord Archifoald, dans laquelle il lui racontait ses succès oratoires à travers le Hampshire et une visite à Windsor, où la Reine l'avait merveilleusement bien accueilli, ils traversèrent le hall d'honneur où Albert admirait une fois de plus un magnifique portrait de Guanhamara par Watts, en une étrange robe de nuit, peint six ou sept ans auparavant et qui semblait l'image de quelque Psyché britannique, Guanhamara voulut montrer au Prince des Cravates cette robe qu'elle avait toujours gardée. Il fallut faire venir Annie, la « housekeeper », vieille femme qu'Albert avait vue souvent^ active et hypocrite, véritable maîtresse de la maison, dirigeant tout et com- 44 LE PRINCE DES CRAVATES mandant aux autres domestiques. Ils montèrent jusqu'à la chambre à robes où les armoires de pitchpin s'alignaient sans fin. De son petit suaire blanc, la vieille Annie sortait l'étrange et splendide toilette, à peine défraîchie, toute coruscante de paillettes qui passaient du clair-de-lune au noir par tous les bleus du ciel et de la mer. — On dirait lé voile de Tanit! s'écria Albert en extase devant l'art inouï de la lourde tunique, et, sans réfléchir, il dit en Français : — Oh ! ma Fée, dînez ce soir avec ! Dans le crépuscule, Guanhamara était presque celle de naguère ; vive comme alors, battant des mains, joyeuse : — Chic, chic, ça c'est une idée, vrai ! •— et elle se sauva, suivie d'Annie. Albert rêveur regardait par la fenêtre le soleil décliner, embraser un moment LE PRINCE DES GRAVATES 45 les grands pins, disparaître... un vague désir de la Fée le reprenait... Comme il s'en allait, il croisa dans l'escalier la vieille housekeeper qui remontait, portant la robe sur son bras, et qui lui dit, narquoise et respectueuse : — Sa Grâce n'a pas pu mettre la robe ! Ce soir-là, Guanhamara descendit très en retard pour dîner, les yeux rouges, mal coiffée, habillée d'une vilaine robe mauve qu'Albert n'aimait pas. Ondevinaitle désarroi et l'abandon de la femme qui vient de voir que tout est fini... Lorsque Violette fut rentrée chez elle avec sa « compagne », sorte d'ilote à la fois institutrice et amie, tandis qu'Ulysses restait tout seul à boire consciencieusement son « claret », lady Archibald, familière pour la première fois depuis l'arrivée du Prince des Cra- 46 LE PRINCE DES GRAVATES ' vates, prit la main d'Albert dans sa petite main despotique : — Mon ami, s'écria-t-elle, j'ai connu ce soir ia plus grande tristesse de toute ma vie. Il ne lui demanda pas pourquoi, il ne dit rien ; parfois l'égoïsme le plus formidable donne l'illusion d'une extrême délicatesse de cœur : elle se crut comprise, elle eut un pauvre sourire reconnaissant... Elle lui parla comme elle n'avait jamais fait, lui raconta son existence, avoua qu'elle était la fille d'humbles commerçants, qu'elle s'appelait Mary tout simplement, que lord Archibald l'avait connue et épousée pendant un séjour en Ecosse, que la Reine à cause de son origine médiocre n'avait jamais voulu la voir dans l'intimité. Enfila toutes les tristesses, toutes les rancœurs, l'envers de cette vie futile, tout ce que la maîtresse lui avait caché, la LE PRINCE DES GRAVATES 47 femme vieillissante le lui dit avec une confiance et un abandon qu'Albert n'aurait jamais crus possibles chez elle. Puis, pour finir ! — Voyez-vous, quelle affection il y a entre nous maintenant! Ah! comme ce serait gentil9 si vous étiez mon fils! Cette phrase à la Warens, qui, l'autre année, eût horripilé Salvage, fat pour lui un éclair : Violette ! Il n'y avait pas encore pensé; fallait-il qu'il fût bête! Et quand il monta se coucher, son jeune visage semblait éclairé d'une lueur joyeusej comme s'il venait de remporter une victoire.>.0 V Pendant trois semaines, jusqu'à son départ, Albert fut le bon jeune homme, très « château », très bien élevé, sans fantaisies, bien plus disciple de Tennyson que de Swinburne! Guanharnara, toute transformée depuis la fameuse soirée, avait envoyé les « péplums » de nuances variées rejoindre la robe du portrait, s'habillait très sobrement, sortait en voiture — ô folie ! — et faisait même des visites dans le voisinage» Elle emmenait souvent Albert avec elle, trouvant Violette encore trop jeune, le présentait partout comme LE PRINCE DES GRAVATES 49 ce leur cher ami M. Salvage, fils du grand musicien » et le stupéfiait par ses conversations? son intérêt pour toutes les affaires sérieuses, et sa' politesse avec les plus ennuyeuses femmes. On voyait qu'elle voulait à présent êlre une autre, que « la Fée » était morte et que lady Archibald Glenlyon Stetson faisait son entrée dans le monde. Et, un jour qu'ils venaient de passer une mortelle demi-heure chez une prodigieuse vieille dame qui9 tout en tricotant, répétait en sourde pour le jeune Français — I Me Normandy^ comme Albert s'étonnait de tous les « frais » de Guanhamara, l'ex-Fée lui dit : —- Voyez-vous, c'est la meilleure amie de la Reine. Si elle le veut, je serai invitée Fan prochain à Windsor avec « Archi ». Puis longuement, tandis que la calèche rapide traversait des landes de 4 50 LE PRINCE DES GRAVATES bruyères, des terrains sableux et roses, Guanhamara lui révélait ses projets, son ambition, et que maintenant elle voulait devenir une femme politique, aider la carrière de son mari, prouver qu'elle aussi était intelligente. Albert approuva fort et pensa à la précieuse belle-mère qu'il aurait là^ se vit dans une « gloire » occupant un poste diplomatique en Angleterre, qui sait? peutêtre un jour ambassadeur, et, en bon fils, il lui sourit tendrement. Avec Violette, il fut simple et gai, quitta son air guindé de « beau » fragile, montra sa force au tennis, qui était jolie quand il le voulait, exagéra son amour pour les sports et sut amuser la jeune fille : il aurait joué à la poupée si on le lui avait demandé. Parfois l'enfantillage de cette petite l'effrayait un peu, mais il n'avait pas grand mal à se mettre au diapason. Ce mariage, auquel il ne pensait pas LE PRINCE DES CRAVATES 51 la semaine précédente, était devenu pour lui le but de son existence et le couronnement vaniteux de sa carrière mondaine. Les quelques jours qu'il passa avec lord Archibald enfin revenu, Albert les remplit de conversations sérieuses et de projets d'avenir, il expliquait tout le bien qu'on pouvait faire en France dans les campagnes, son intention de racheter la terre des Eaux-Mortes, près d'Étampes, que sa grand'mère avait possédée autrefois. Enfin, il se composa si bien un personnage improvisé, mais excellent, que le vieux lord, sur le quai de la gare, accompagné de Guanhamara, grave et correcte, lui disait devant le train qui allait l'emmener : — Mon enfant, je suis fier de vous ; vous êtes bien le fils de votre illustre père. ,.. — C'est égal3 songeait-il? tandis 52 LE PRINCE DES CRAVATES que la campagne filait autour dé lui, c'est un peu prompt; mais, après tout, mieux vaut toujours être le premier. Personne n'y pense encore, à cette enfant L'an prochain, après le premier bal de Cour, ce sera trop tard. Sa for» tune, la situation du père en feront une de ces victimes muettes qui me rappellent toujours les engins pour prendre les mouches : ce sera une nuée autour d'elle ! Quoi? ce sera parfait, ce mariage! Son nom? Mais le mien! Ils n'ont pas en Angleterre la morgue stupide de notre aristocratie et pour eux la gloire est la même qui vient des champs de bataille ou des planches du théâtre. Sa fortune ? Il me semble que la mienne n'est pas ordinaire non plus! D'ailleurs, je l'aime, cette petite ; elle a une jeunesse, un entrain! quelles jolies réceptions nous donnerons rue de Grenelle ! 11 y a bien Guanhamara, mais, au fait. LE PRINCE DES GRAVATES 53 c'était une autre Guanhamara, une Guanhamara disparue : maintenant^ c'est Mary; elle-même m'a encouragé ; elle a oublié le passé, renié la Fée au blanc « péplum » et ses extravagances et, dans les derniers jours, elle avait pour moi des prévenances maternelles. Dire qu'avant la fin de Tannée je serai peut-être fiancé ! Le train entrait en gare avec de brusques secousseSo Cela tirait Albert de son rêve où se mêlait une perversité qui ne déplaisait pas trop au jeune Salvage, car il était à cet âge où Ton aime à découvrir en soi quelques gouttes du sang compliqué de Valmont. 098 Quelle joie de retrouver sa maison, ses vieux domestiques, de ne plus jouer la comédie du bon jeune homme zélé, après avoir joué celle du paradoxal esthète, d'être lui-même enfin ! Tout en parcourant l'antique hôtel, où des appartements restaient vides et 54 LE PRINCE DES CRAVATES sans emploi, il résolut de le transformer, de le moderniser en vue de son prochain mariage. Avant de partir pour Deauville, il fit venir un architecte et décida la construction d'un grand hall central, qui prendrait toute la hauteur de la maison, tandis que des galeries courraient à chaque étage autour de cet énorme atelier qu'il comptait arranger somptueusement, peut-être un bassin au milieu, couvert de lotus roses, comme dans les serres de Kew-garden. Au bout d'an mois, tout le monde, à Deauville, parla de ses fiançailles ; seul à l'hôtel, sans maîtresse dans le monde, sans la moindre petite actrice venue le rejoindre comme par hasard, il avait pris une certaine froideur digne qui, en plus de quelques demi-confidences à des intimes, firent beaucoup jaser, La vieille marquise de Graal, du fond de sa villa, faisait la pluie et le beau temps sur cette plage. De sa voix susurrante, LE PRINCE DES GRAVATES 55 où les intonations donnaient seules une valeur aux mots, elle disait à qui voulait l'entendre : — « Avez-vous vu comme le petit Salvage est changé? C'est louche, croyez-moi, c'est louche... » Et le brave Sanzéat, qui avait pu se payer un mois de vacances au même hôtel qu'Albert, se demandait déjà si un garçon d'honneur vraiment élégant, devait être en habit ou en redingote. Albert rentra de bonne heure à Paris; sa maison était éventrée, les meubles entassés dans les pièces restées intactes, son appartement déménagé et rempli de plâtras. Il aimait à voir ce commencement de travaux, c'était comme la matérialisation de son espoir et de ses ambitions. Le cinq novembre, après le déjeuner, il reçut un « petit bleu » : 56 LE PRINCE DES CRAVATES (( Hôtel d'York. (< Cher Albert, nous venons d'arriver à Paris tout à fait à Pimproviste, pour quelques jours. Notre départ pour le Sud a été un peu devancé par un rhume d'ArchL Venez me voir à cinq heures, puis vous dînerez avec nous et nous accompagnerez, moi et Violette, au Ghâtelet, voir la splendide féerie dont on parle. — Avec amitiéo — Guanhamara, » — Le Châteïet, bigre, murmura Albert* pourquoi pas Robert Boudin ! Ah ! c'est vrai, ma chère petite, fiancée n'est pas encore « très pédante sur le français », comme dit sa mère. Il prit sa résolution : c'est ce soir qu'il ferait, sa demande ; pourquoi tarder? C'était presque conclu, autant boucler l'affaire» D'ailleurs, Guanhamara elle-même lui montrait par cette LE PRINCE DES CRAVATES 57 confiante intimité la route qu'il devait suivre. Jusqu'à quatre heures il essaya de lire, puis il s'habilla avec grand soin, s'étonna vraiment de ce que le tain des glaces ne s'usât pas à force d'être regardé, et, plus beau que jamais, triomphant, il arriva à l'hôtel d'York. Guanhamara? son chapeau sur la tête9 un grand chapeau noir qui était tout un programme de gravité (où étaient les fantaisistes coiffures copiées sur les dessins de Walter Crâne?), achevait d'écrire une lettre» Elle se retourna, et gentiment vint à Alberto Le monocle inséparable était remplacé par un lorgnon d'or qui lui donnait un air professorale — Oh ! bonjour, dit-elle en lui prenant affectueusement la main. Je suis ennuyée, figurez-vous ; Violette a la migraine et un peu de fièvre, nous ne pourrons aller ce soir au théâtre, mais 58 LE PRINCE DES GRAVATES il faudra tout de même dîner ici. Je voudrais bien un médecin pour dire la dose de quinine. Voulez-vous me donner l'adresse du vôtre? J'étais justement en train d'écrire à Mme de Graal pour qu'elle me renseigne, mais vous, j'aime encore mieux. » — Mme de Graal! s'écria Albert, après quelques paroles banales, vous la connaissez! Il évoquait avec effroi la maléflcieuse douairière et ses innombrables neveux, très laids, très pauvres, nobles comme on ne Test pas — tous à marier. — Oui, je la connais un peu, mais Archi est ami d'enfance avec elle et il veut que je me lie davantage maintenant; nous comptons venir tous les ans deux mois à Paris. Vous savez, ce sera amusant, il faut que je trouve un, comment appelez-vous, un pied-à-terre. Vous m'aiderez,à chercher ça... L'occasion était belle... LE PRINCE DES CRAVATES 59 La voix sombrée, ému réellement, car c'était son sort qu'il décidait, la lourde porte du mariage abattue à jamais sur sa liberté, il lui dit : — Ma Fée, ma chère amie, un piedà-terre, pourquoi? Vous aurez l'hôtel de la rue de Grenelle? — Comment cela, rue de Grenelle ? fit l'Anglaise sans comprendre. Et lui avec élan : — Vous savez bien que j'aime votre fille, d'abord parce qu'elle estvotre fille; elle vous ressemble tant, Violette ! Et puis je l'aime, si vous saviez comme je l'aime! Du premier jour où je l'ai vue, je l'ai aimée. Et du jour, vous rappelezvous, où vous m'avez dit que vous souhaiteriez de m'avoir pour fils, j'ai vu que ce rêve merveilleux n'était pas irréalisable. Aujourd'hui, je viens vous dire : soyez encore ma Fée, acceptezmoi comme votre enfant, je rendrai votre fille si heureuse... 60 LE PRINCE DES GRAVATES — Mais, mon pauvre ami, répondit tout tranquillement Guanhamara en rajustant son nouveau pince-nez, ne vous ai-je donc jamais dit que Violette était fiancée à son cousin Ulysses depuis l'âge de dix ans ! Ulysses aura le titre, le nom, la fortune : la Reine approuve fort. Ils s'aiment beaucoup tous les deux ; d'ailleurs vous avez vu, ils ne peuvent pas se passer l'un de l'autre. Albert se leva et prit son chapeau. Un moment, il resta en face d'elle sans trouver un mot, son orgueil ulcéré, sa vanité effondrée, mais le cœur sec. Il la regarda : brusquement, rien que par ce court entretien, elle avait pris un aspect « belle-mère » inconnu en elle jusque-là, le dos arrondi, l'œil de la dame riche veillant au grain, pleine de méfiance, ridicule... C'était sa vengeance, cette transformation, toujours il la verrait ainsi désormais..» LE PRINCE DES GRAVATES 61 — C'est ce qu'on appelle une gaffe! pensait le bel Albert Salvage en traversant les fondrières de son hôtel pour gagner l'ancienne loge du portier qui lui tenait lieu provisoirement de chambre. Janvier 4908. BRISACIER A Mme la Comtesse Georges Mniszech, née Hanska. I — Notre petite mignonne souffre un peu des dents, aujourd'hui, chère bonne madame ; le travail lui est bien pénible ; alors, je ferais mieux, je crois, de ne pas insister. Et Mlle Brisacier, quittant le tabouret du piano, couvrit les notes d'une bande soyeuse et matelassée, avec les soins d'uae mère qui borde le berceau de son 64 BRISAGIER premier-né; puis, elle referma l'instrument. Le regard inquiet, l'oreille dressée, elle cherchait l'approbation de l'enfant espiègle et gâtée à qui, une fois de plus, ce mal de dents impromptu éviterait une bonne demi-heure de gammes, et redoutait le blâme de la maman, habituée cependant aux caprices de sa fille, Mlle Brisacier craignait de paraître trop sévère ou trop naïve, mais elle éprouvait surtout un remords mêlé de honte à se sentir joyeuse devant cette perspective inespérée : elle allait rentrer déjeuner à une heure presque raisonnable! Il y a loin, en effet, du quai d'Orsay à l'avenue des Ternes, parles mauvais jours d'hiver où Ton bataille devant les tramways, et cette leçon de onze heures à midi, cette traversée de Paris deux fois par semaine pour se rendre chez les Chadeiiay, lui erapoi- BRISACIJER 65 sonnait déjà sa soirée de la veille, malgré les bontés qu'on avait pour elle dans la belle demeure du célèbre avocat. Tout en rajustant les pampilles démodées de sa « visite » de broché noir, — vieux cadeau d'élève, nippe refusée sans doute par les femmes de chambre, parce que trop démodée ! — Mlle Brisacier semblait gênée, les lèvres gonflées de paroles difficiles. Enfin, elle chuchota : -— Bonne madame, pourrais-je vous dire un mot en particulier? — Venez, mademoiselle Brisacier, lui répondit Mme Chadenay, toujours apitoyée par la pauvre pianiste qui avait joué à quatre mains avec sa mère dès 1845, lui avait donné à elle-même ses premières notions musicales à la fin de l'Empire et enseignait, à présent, en 1892, la plus jeune de ses filles. Bientôt cinquante années de profes5 66 BKISACIER sorat dans la même maison ! Pour Mme Cliadenay, la vieille Brisacier n'était pas tant une amie qu'un calendrier vivant dont elle consultait parfois les souvenirs, une éphéméride exacte de toutes les joies et de tous les deuils de sa vie., „ Les enfanls ont une perspicacité mystérieuse qui leur fait voir tels qu'ils seront plus tard les êtres encore jeunes; mais il est probable que Mlle Brisacier avait toujours été vieille de figure et vieille d'aspect^ démodée dans le temps, vouée depuis sa jeunesse aux mises-bas? à tous les décrochez-moiça des pauvres... Lorsqu'elles eurent quitté la salle d'éludés, une fois la petite laissée aux soins de son Anglaise, Mlle Brisacier prit la main de son ancienne élève dans les siennes pour se donner du courage et créer entre elles deux un courant sympathique : — Eh bien!... Eh bien! voilà5 tou- BRISÀCIER 67 jours cette question de loyer... Ah ! mon Dieu ! Pensez donc, bonne madame, que nous en avons pour dix-huit cents francs, sans compter les portes et fenêtres.». (Elle mit une sorte de fierté dans cet aveu.) Avec cela, les aquarelles et les dessins de mon cousin ne rapportent plus guère : on n'est plus aux « menus » historiés, paraît-il, malheureusement, car, vous le savez, c'était sa spécialité. — Oui, je sais, fit Mme Chadenay qui, depuis bien longtemps, pour venir en aide à Mlle Brisacier, gratifiait ses invités d'affreux petits cartons peinturlurés où la môme fantaisie machinale avait distribué follement des bateaux peu vraisemblables, des rochers d'opéra-comique et des fleurs inexistantes. — Alors... Enfin,, ne pourriez-vous m'avancer encore deux cents francs? Oh! je vous les rendrai, soyez tran- 68 BRISACIER quille, ou même, si vous le vouliez, vous me les retiendriez sur le prix des leçons... Il en aurait fallu de ces modestes leçons à quatre francs, pour arriver au total de ce que devait Mlle Brisacier à Mme Chadenav! Celle-ci adressa un bon sourire à la phrase si souvent entendue; elle voulut éviter au vieux professeur une plus longue humiliation, disparut et revint, quelques instants après, avec une enveloppe. — Mais, mademoiselle Brisacier, lui dit-elle doucement comme à une enfant qu'on n'a pas le courage de gronder, laissez-moi vous répéter encore que vous n'êtes pas raisonnable. Près de deux mille francs pour vous loger, c'est trop, c'est beaucoup trop ! Et ce grand appartement pour vous et votre cousin ! Donnez congé, voyons, croyezmoi ; quel soulagement pour vous ! BRÏSAGIER 69 — Donner congé, s'écria Mlle Brisacier avec plus d'assurance, forte des billets bleus qu'elle fourrait dans son grand sac de peluche déteinte, donner congé! y songez-vous? Et tous nos meubles alors, ma salle à manger bretonne, la chambre de ma pauvre maman, celle de mes tantes, le salon, mes deux pianos, où caserais-je tout ça, mon Dieu? Ils sont des amis pour moi, je les ai toujours connus ! plutôt mendier mon pain dans les rues que de les vendre... Et puis, bonne madame, il y a ce grand balcon d'où nous voyons la Tour Eiffel d'un côté, et le mont Valérien de l'autre; on est à la campagne, tout à fait, là, en été. Non, vraiment, nous n'aurions pas le courage de le quitter... Pendant que j'y pense, reprit-elle d'un même élan, de sa voix larmoyante comme ses yeux et un peu quémandeuse, désirezvous prendre tout de suite vos billets 70 BRISÀCIER pour mon petit concert du ,20 février? Comme cela, je ne vous dérangerais plus* Je vous ai réservé de bonnes places, ajouta-t-elle confidentiellement., Sans attendre la réponse.» elle fouilla de nouveau dans sa besace, en sortit une orange, des épluchures de marrons grillés, du papier de musique, des bouts de ficelle, et, enfin, elle dénicha le précieux carnet à souches. — Combien en voulez-vous, chère dame? — Quatre, mademoiselle Brisacier, comme tous les ans, répondit Mme Cha» denay avec résignation, en mettant les deux louis dans la main de la vieille fille. Après avoir détaché les coupons, Mlle Brisacier les contempla un moment avec modestie ; — Voyez, mon cousin à fait les vignettes, cette fois-ci ! BEISAGIER 71 Sur le brisloî blanc, on lisait, en lettres bleues : Audition d'élèves de M ,ic Louisa Brisacier "Elève de Marmontel Le dimanche 20 (éviter, n trois heures de l'apiès-micli, %t\), rue de Courcellos (Au fond de ko cour, à droite.) Autour de l'imprimé, des amours gambadaient, porteurs d'instruments variés que n'avait certes jamais enseignés la douce élève de Marmontel, violons, cymbales et tambourins* Elle partit d'un petit rire léger, un rire dégagé de tout souci, à cause du maître d'hôtel qui traversait le vestibule, et elle conclut, avec des grâces cérémonieuses de dame en visite, esquissant une sorte de révérence qu'elle jugeait le comble du bon ion : — A vendredi, chère et bonne madame; j'espère trouver cette petite mignonne tout à fait rétablie. 72 BRISAGIBR — Pauvre Brisacier! songeait Mme Chadenay en allant rejoindre sa fille subitement guérie, qui, avec l'esprit de contradiction habituel aux enfants, pianotait pour elle toute seule une innocente polka; pauvre Louisa, c'est ce « tapage » perpétuel qui l'en a réduite là. Elle découragerait les saints3 à la longue ! II Depuis l'âge de vingt ans, Louisa Brisacier donnait des leçons de piano, et, bien qu'elle dissimulât soigneusement la date de sa naissance, — on redoute, hélas ! les trop vieux professeurs, — cela lui faisait un bon demisiècle de course au cachet. Pourtant, ses parents avaient possédé, autrefois, le château d'Ayguevives, là-bas, dans la plaine de Tarbes, un beau domaine bigorrois scintillant d'eaux courantes et ombragé de platanes, dont les pans de murs crénelés racontaient encore de vaillantes his- 74 BRISAGIEE toireSo Avant que son père ne se fût tué, victime d'une de ces ruines noires et désemparées comme il en arrive parfois, — victime aussi de sa race9 car M. Brisacier était de ces Méridionaux qui cachent,, sous leur exubérance fastidieuse, une profonde dissimulation, une parfaite ignorance des êtres et de la vie, une méfiance enfantine et une confiance désastreuse qui les précipitent à l'abîme sans qu'on puisse les aider d'un conseil ou d'un secours, — Louisa avait été une petite fille aussi riche que d'autres9 élevée dans le respect de son vieux nom qui s'éteindrait avec elle, arrière-petite-nièce du fameux maréchal de Brisacier dit Brisaciecki, que cite deux fois SaintSimon, Seulement, depuis la Révolution, les Brisacier avaient supprimé la « particule ». Sa meilleure amie, sa compagne inséparable de couvent et de vacances, était BRISA. CIER 75 alors une de ses cousines du côté paternel, Léontine de Prade, qui devint, plus tard, la baronne Anjorand, la femme d'Abel Anjorand, le richissime ministre de l'Empereur Napoléon III, dont les enfants possédaient toujours Ayguevives, acheté pour un morceau de pain après la ruine des Brisacier. D'autres cousins encore : les Billault du Doubs, grands industriels établis en Lorraine, et même, par de lointaines alliances, à travers les rameaux d'un arbre généalogique où Louisa se perdait, les SaintChristol, qui tiennent deux pages du Gotha et sont princes de Mirande.o, De ces belles parentés, quels avantages retirait-elle? La baronne Anjorand actuelle, non contente de s'occuper fébrilement d'une de ces monstrueuses Sociétés ouvrières et « conservatrices » à la fois où, aveuglés par le sale argent, de pauvres diables renient leurs frères de misère et de travail et combattent 76 BRISAGIER contre eux, était aussi la présidente des « Vieillards Assistés » et autres œuvres inutiles et pies. Cette excellente dame faisait servir à Louisa, par son notaire, une pension annuelle de vingtcinq louis, sous la condition formelle de ne jamais entendre parler du professeur de piano, triste Vieillard, pourtant, et qu'il eût été doux « d'assister » plus efficacement! Mais les philanthropes préfèrent les devoirs honorifiques et compliqués aux bons devoirs tout proches, urgents, trop faciles à remplir. Des filles laissent tout le long du jour une mère impotente pour aller soigner les malades, et Ton donne à des inconnus ce qu'on refuserait à une parente ruinée. Enfin!... 11 convient cependant d'ajouter que le baron Anjorand, pompeux abruti qui engouffrait dans son « Ecurie » l'argent amassé par le grand-papa, avait eu, depuis quelques années, l'attention BRISAGIER 77 délicate d'appeler Brisacier I, II, III et IV plusieurs de ses poulains, trouvant que le nom sonnait bien. Les Billault du Doubs, eux, avaient cessé de voir M. Brisacier depuis son mariage, honnête mariage d'amour, — jugé par eux trop obscur et médiocre. Leurs descendants secoururent en rechignant, pendant quelques années, ces cousines qu'ils ne connaissaient pas, mais fermèrent leur bourse définitivement après la mort de Mme Brisacier; et, depuis ce temps, Louisa — malgré combien d'inutiles appels et de prières inexaucées ! — n'entendait plus parler d'eux que par les lettres de faire-part, mariages ou enterrements, qui la rattachaient encore à sa famille opulente : belle ironie de gens corrects! Quant aux Saint-Christol-Mirande, l'unique lettre de Louisa était restée sans réponse; n'avait-elle pas eu la maladresse de prétendre à un vague cousinage ! 78 BRISACIER Et puis, elle était d'une génération différente, égarée parmi ses alliances comme le vieux Livingslone au centre de l'Afrique ! Aux uns et aux autres, elle ne pouvait parler que de leurs grands-parents : on ne savait même plus qui elle était. D'ailleurs, lorsqu'on est ruiné, rien de tel que d'avoir des parents riches pour être abandonné tout à fait; entre pauvres on se vient en aide, entre riches, on se soutient; mais, de riches à pauvres, la parité du sang et la formidable inégalité des existences créent un éloignement invincible et une sourde irritation. Seul, son vieux cousin germain, le fils d'une sœur de Mme Brisacier, le « peintre en menus » Jacques Grandhomme, autre rebut de l'existence, à peine moins âgé que Louisa, lui demeurait fidèle et partageait avec elle une chienne de vie que leur insouciance d'artistes un peu bohèmes les aidait à BRISACIER 79 supporter, Jacques Grandhomme avait aussi des neveux, enfants d'un frère mort depuis bien longtemps; mais il ne les voyait jamais : c'étaient de tout petits bourgeois, avides et reprochants, à qui le gagne-pain de leur oncle et celui de leur tante à la mode de Bretagne apparaissaient avilissants, on ne savait pourquoi... Par bonheur, MlleBrisacier, à cause, justement, d'une certaine fantaisie de nature, ne désespérait jamais. Elle attendait de la vie des surprises heureuses, des petites joies imprévues; il lui suffisait d'une aubaine comme celle de ce matin — deux cents francs tombés du ciel., — pour reprendre courage» Aussi, tout en pataugeant dans la boue noire de janvier, à travers les « correspondances » variées qui l'acheminaient au logis, à la chère maison de l'avenue des Ternes9 elle se sentait ragaillardie* La concierge l'arrêta au passage : 80 BRISAGIER — Votre cousin est descendu chercher du bouillon, mademoiselle. Je m'en vas vous donner la cléo — Merci, madame Letard, fit Louisa avec une brève condescendance, Pauvre fille qui avait perdu depuis longtemps sa dignité foncière — trésor trop lourd à porter sur une route aride! — et qui gardait encore, en certaines circonstances futiles, un souci de dignité! Arrivée au bas de l'escalier, débarrassée enfin de la corvée de paraître alerte et vive, elle entreprit, avec des arrêts et des lenteurs de chenille arpenteuse, l'ascension des cinq étages. Le dernier, le sien, était privé du tapis qui feutrait les marches sur le reste du parcours^ et cette humiliation la lancinait en vain depuis dix-neuf ans : ses loyers toujours en retard lui interdisaient la moindre récrimination. — Déménager! misère de moi, elle en parle à son aise, Jeanne Ghadenay ! 81 J3RISACIER murmurait-elle en refermant la porte. Suivant une habitude quotidienne, elle parcourut son trop grand appartement, avec la tendresse que témoigne à ses fleurs l'amateur de jardins,, D'abord* l'antichambre, encombréejusqu'au plafond de partitions en détresse, échafaudages de paperasses et de poussière. Comme lustre, une boule de gui desséchée, et, un peu partout, des lambeaux d'andrinople maladroitement relevés <r à l'italienne » par Jacques Grandhomme à ses heures dé'loisir. Tout de suite après, la chambre du peintre en menus, où Louisa n'entrait jamais en son absence, et la salle à manger avec son buffet de poupée et ses chaises trop étroites ; à côté, le salon que remplissaient deux pianos aux tables surchargées d'une pacotille indiscernable et dont un des murs, en guise de tapisserie, était orné d'une portière faite de perles multicolores à demi égrenées, <) 82 BRISAGIER posée à même le papier blafard. Puis, venaient deux chambres en enfilade, où Mlle Brisacier entra précautionneusement. Des journaux y remplaçaient les housses et couvraient tous les sièges. Dans la pénombre froide despersiennes fermées, on devinait des tableaux, emmaillotés de papier, eux aussi, des rideaux de lit tombant sur les courtines retournées. Ici, une de ces solides armoires à glace mises à la mode par la vertueuse Marie-Amélie, reine de l'Épargne et du Pot»au-Feu ; là, une console en faux Boulle du Second-Empire, débris vétustés de fortune et de luxe. Ces deux chambres inanimées constituaient le calvaire de Louisa : dans la première, sa mère, aveugle, incapable de continuer les élégants travaux de broderies qui augmentaient jadis leurs ressources^ avait passé des années et des années, recluse, hargneuse, tortu- BRISAGIER 83 rant la pauvre fille par un égoïsme inconscient et des exigences continuelles, comme si la cécité en lui cachant la misère de leur existence actuelle, la reportait aux jours de son ancienne splendeur. Dans la pièce voisine végétaient les deux sœurs de Mme Brisacier, nées pauvres et demeurées sans le sou, recueillies définitivement par elle après la ruine, sous le prétexte fallacieux de réunir leurs infortunes. L'aînée, qui ne s'était jamais mariée, avait l'aspect classique et la malice de la fée Carabosse; l'autre, Mme Grandhomme, plus douce, veuve depuis longtemps, ne^possédait pour tout bien que son fils, Jacques, sur qui elle avait fondé les plus grandes espérances lors de son entrée à l'École des Beaux-Arts. Mais,peu à peu, elle l'avait vu dégringoler dans les plus sordides basses-besognes de l'art, en arriver aux lugubres expédients qui font envier le 84 BRISAGIER casseur de pierres et le ressemeleur de bottines. Il va donc sans dire que Mme Grandhomme se réchauffait souvent au spectacle de sa sœur devenue plus misérable qu'elle-même. Ces deux sœurs de Mme Brisacier mettaient tout leur orgueil à ne rien faire, car, disaient-elles, « elles n'étaient pas des femmes du peuple )). Avec un certain dédain, elles regardaient les broderies de leur sœur, elles écoutaient les études musicales de leur nièce, qui9 pourtant, les faisaient manger. Elles ne voulaient pas « déchoir ». Après tout, n'était-ce pas naturel ? Du vivant de M. Brisacier9 leur sœur ne subvenait-elle pas à leurs besoins? Il n'aurait plus manqué qu'on les abondonnât après avoir supprimé leur pension! Les aînées9 avec cela9 deux pauvres vieilles sans appui que ne pouvait nourrir Jacques, malgré toute sa bonne volontée En fait, leur droit d'aînesse BRISACÎER 85 n'avait jamais été considérable* et, à la longue, quand elles étirent atteint respectivement quatre-vingt-cinq, quatrevingt-quatre et quatre-vingts ans, il n'existait plus guère : n'empêche qti'elles y tenaient beaucoup» La fée Carabosse, Mlle Busne, était vraiment redoutable; parfois, îie sachant comment soulager ses humeurs noires, elle criait à l'aveugle, d'une chambre à l'autre : — Dis donc, Eulalie, toi qui es si pauvre ! du même ton haineux dont elle lui reprochait, jadis, d'être riche Misérable Louisa ! Tous les jours, à l'heure où elle venait visiter ces hypogées modestes, elle évoquait les moments tragiques qu'elle avait passés là. Que de morts ! D'abord, Mme Grandhomme? tombée en enfance, tarabustée par Finfernale Mlle Busne et appelant du matin au soir son fils et sa nièce, avec des hurlements : 86 BRISAGIER — Au secours, mes enfants, au secours ! Je suis en proie au Philosophe ! On ne savait au juste la signification de ce mot dans sa cervelle égarée ; c'était épouvantable et mystérieux. Deux années de cette existence, puis elle mourait enfin, suivie de près par Mlle Busne, frappée de congestion et pressée d'aller la tourmenter dans la tombe. Trois ans plus tard, venait le tour de Mme Brisacier, acharnée à vivre et traitant Louisa comme une petite fille jusqu'à la fin, réclamant à heure fixe, au milieu de la nuit, — sans souci de réveiller la malheureuse, harassée par ses journées de leçons, — sa tisane de Champagne, son lait chaud sucré au sirop d'orgeat, toutes les boissons de riches qu'il fallait soustraire à l'avidité gourmande de la femme de ménage et qu'on enfermait à clé. Un soir, elle s'était sentie plus faible et, avant de fermer pour toujours ses yeux sans BRISAGIER 87 regards, elle avait dit à sa fille, qui touchait à la soixantaine : — Ma pauvre petite enfant, que vastu devenir sans moi? Prends bien garde! ... Ah! il fallait qu'elle en eût, du courage, Louisa, et de bonnes gouttes du sang des Brisacier dans les veines, pour avoir résisté à ces épouvantes ! Eh bien! malgré sa vie gâchée, perdue, consacrée à des tâches de Danaïde, aujourd'hui encore, après dix années, des larmes lui montaient aux yeux en errant dans ces deux chambres. Puis, versatile à son ordinaire, elle sourit en songeant à d'autres déboires, plus récents, et dont il valait mieux rire que de pleurer : après la mort de Mme Brisacier, Louisa et son cousin ayant décidé de garder cet appartement qui leur rappelait l'ancien foyer, résolurent, pour en diminuer les charges, de prendre des pensionnaires. Le hasard plus que le 88 BHISÂGTER choix, les guida. Une mère et une fille rencontrées dans quelque Société philharmonique, et gratifiées du nom « d'amies » par les confiants artistes, s'installaient un beau jour dans les meubles sacrés» Nourriture et logement compris, elles paieraient mille francs par an* C'était superbe ! trop beau, hélas ! Les désillusions ne tardèrent pas à venir, La mère, sorte de Jézabei minable et sans chiens, peinte comme une voiture, avait inventé une eau infaillible pour les cheveux, et soignait les crânes « en ville ». Quand elle revenait, le soir, de ses tournées, à l'heure où Louisa rentrait aussi, elle racontait de telles histoires sur ses clientes, avec des mots si techniques et si précis, que l'innocente Mlle Brisacier ne savait où se cacher. De plus, trois fois par semaine, elle soignait « à domicile » un magnifique jeune homme, dont la che- BRÏSACIER 89 velure épaisse et ramenée sur le front en lourds bandeaux semblait, pourtant, d'une belle santé, et dont les épaules énormes annonçaient une vigueur peu commune*, La pensionnaire, en parlant de lai, l'appelait « M. Alfred ». Garçon éminemment nerveux, d'ailleurs, car un soir, après Tune de ces visites accompagnée de clameurs atroces perçues à travers les portes, la « pilicultrice » vint à table avec un œil noir et gonflé et raconta « qu'elle s'était donné un coup avec sa brosse, en séchant les cheveux de M.\ Alfred ». Des scènes analogues se renouvelaient souvent, plongeant Louisa et son cousin dans une grande perplexité. La fille, elle, donnait de vagues leçons d'aquarelle. Sa distraction favorite consistait à blaguer Jacques Grandhomme et h le taquiner jusqu'au sang sur ses goûts artistiques et leurs pauvres manifestations ; bientôt, le peintre en menus 90 BRISACIER n'osait plus paraître aux repas ; la situation devenait intenable. Enfin, profitant de ce que la mère et la fille n'avaient pas payé un sou de leurs premiers trimestres, Mlle Brisacier, malgré sa douceur légendaire et victimable, avait eu le courage de mettre poliment à la porte les deux étranges pensionnaires, guérie à jamais de ses velléités hospitalières et pratiques... Tout au bout de l'appartement, sa chambre à elle, — capharnaûm inextricable, car Louisa était désordonnée, dévorée par les retards, et n'avait jamais le temps de rien ranger. Ce vieil oiseau raffolait des oiseaux» Deux cages aux portes ouvertes, posées sur la commode, laissaient échapper tout un pépiement varié et une fade odeur de petite ménagerie volatile, dans un éparpillement de fientes sèches et de millet. Tandis qu'un serin apprivoisé voletait autour d'elle, et que sa colombe BRISACIER 91 bien-aimée lui picorait la nuque, Mlle Brisacier jetait à la diable, sur le lit, sa « visite » et son chapeau. Elle lissa d'un doigt l'édifice bizarre de ses cheveux, les nattes qui s'entre-croisaient, se superposaient, formaient des huit, des x, une véritable mathématique capillaire, qu'elle maudissait depuis son enfance à cause du temps passé, tous les matins, devant la glace pour coiffer cette crinière. Quelle tristesse d'être si laide et de n'avoir même pas la possibilité d'oublier sa figure ! Dans le petit miroir qui surmontait la toilette, elle vérifia son appareil chevelu et se vit, une fois de plus, malgré elle, bien laide, en effet, d'une laideur de vieux cantonnier, un nez trop long aux arêtes saillantes, de grosses lèvres pâles, de larges oreilles plates, et ces grands traits encombrants, contenus avec peine dans un faciès étroit de musaraigne prise au piège. 92 BRISACIER Elle allait remettre d'aplomb une gravure encadrée et dédicacée représentant Rôssini, — souvenir inestimable du temps où elle travaillait avec Marmontel, — lorsque des pas dans l'antichambre lui annoncèrent son cousin et la firent sortir en coup de veilt Ils se poquèrent l'un contre l'autre dans le corridor obscur qui commandait les chambres— Déjà rentrée, Louisette ? Toute joyeuse, elle emmena Jacques Grandhomme dans la salle à manger : — Oh! mon ami, si tu savais! — Quoi donc? Une bonne nouvelle? Moi aussi! J'ai placé mon navetl Il s'agissait, sans doute, de quelque projet de menu ou de programme, accepté par le graveur contre tout espoir. Jacques Grandhomme avait gardé de touchantes expressions de rapin, une gaieté broussailleuse dans sa barbe grise, une grandiloquence à BRISAGIER 93 intentions comiques du temps de la Grande Chaumière ; en parlant, il faisait tinter dans ses mains trois piècesde cent sous, qu'il jeta sur la table d'acajou. Souriante, sans dire un mot, Louisa tirait de son sac les billets bleus. — Mâtin, s'écria le cousin suffoqué, tu as donc découvert la chèvre d'or! — Non9 c'est notre bonne petite Jeanne qui a bien voulu, encore une fois... Elle disait « Madame » à son ancienne élève, mais Mme Chadenay était toujours restée pour elle « cette bonne petite Jeanne ». — Deux cent quinze balles, sacrée Louisette ! mais nous voilà trop riches, dis donc. A nous les plaisirs, à nous la grande vie ! — Et le propriétaire, bon anii, et le boulanger, et le boucher? — C'est vrai, fît-il plus bas, subitement attristé. Quel dommage, tout de 94 BRISACIER même, de voir filer cet argent sans en profiter. Ils se regardèrent dans les yeux, n'osant s'avouer leur envie. Enfin, Mlle Brisacier murmura : — Il y aurait peut-être moyen de s'arranger.., Écoute : nous donnerions vingt francs au boulanger, et trente francs au boucher, en acompte, mettons. Cent francs suffiront bien au propriétaire pour le calmer jusqu'au prochain trimestre. Et nous aurons encore devant nous tout près de cent francs qui ne devront rien à personne. Ce « tout près de cent francs », alors qu'il s'agissait de soixante-cinq francs, expliquait la vie de Louisa, faite d'insouciance et d'angoisse : c'était sa façon de calculer. Mais elle n'était pas égoïste et pratiquait de grand cœur ce qu'on appelle en Provence Vaumône fleurie, — secours d'un pauvre à un plus pauvre» — car elle ajouta : BRISAGIER 95 — Je donnerai aussi un pot-au-feu à la marchande de parapluies d'en face. Ces gens sont misérables et la femme attend son petit d'un jour à l'autre. Jacques Grandhomme esquissa une sorte de danse, suivant sa coutume de jadis, dans l'atelier du père Granet, lorsque le nouveau « payait à boire », puis, tombant en arrêt : — J'ai une idée, figure-toi. Tu ne fais rien, tantôt? —Ma foi non, mon ami, la plus jeune des Puga est malade et m'a télégraphié qu'elle ne prendrait pas sa leçon. — Alors, en déjeunant vite, on aura encore le temps d'aller à l'exposition des Mirlitons (il continuait à dire « les Mirlitons » !) voir un peu ce que font messieurs mes confrères. J'ai deux cartes que m'a données mon bonhomme, tout à l'heure. Ensuite on irait se promener sur les boulevards, contempler les devantures lumineuses jusqu'au 96 BR1SACIER moment où le froid pincerait trop les pieds, et puis, qu'est-ce que tu dirais d'un frichti chez Çadronet, rue des Martyrs^ là où ils font ces fameuses soles au vin blanc? — Mais Jacques, hasarda Louisa toute rouge et bien tentée^ ce ne serait peut-être pas très raisonnable? Il continua sans lui répondre : — Après ça5 nous finirons la soirée au Petit-Casino et nous rentrerons en sapin comme des rentiers,, En attendant, déjeunons, ma fille! Louisa ne résistait plus, Jacques fredonna une célèbre scie du temps de sa jeunesse : Ohé, les p'tits agneauxs qii estce qui casse les verres! et joyeusement, fraternellement, il empoigna la vieille fille par le cou et l'embrassa sur les deux joues... III Dans la plupart des maisons où Mlle Brisacier donnait encore des leçons, — meilleures que beaucoup d'autres, en somme, car sa méthode, comme on dit, était excellente, et véritable son sentiment musical, — on l'accueillait avec plus d'indifférence que de pitié. A part Mme Ghadenay, dont la bourse était largement ouverte, et les Guestault, la nombreuse famille d'un ingénieur, pépinière passée, présente et future d'élèves de tous âges et de toutes tailles, personne ne s'intéresgait à Lonisa; elle n'était pas l'amie 7 98 BRISACfER chère et respectée que devient souvent, à la longue, le professeur des enfants. D'abord, ses emprunts fréquents, Tinutilité de ce qu'on faisait pour elle, les charités inconsidérées ou les bêtises — dont elle ne se cachait pas — à quoi elle consacraitles petites sommes qu'on lui prêtait, avaient lassé les meilleures volontés. Mais, en dehors même de cela, elle ne savait pas se faire aimer, elle n'avait jamais su. Sa nature craintive et susceptible donnait l'impression de ne s'attacher à personne, de ne prendre intérêt à aucun événement heureux ou triste. Sa discrétion semblait de l'indifférence; on la sentait pressée de retrouver sa famille, son appartement et ses meubles, À moins qu'on ne l'eût mise à Taise, — et c'était rare, car ils sont peu nombreux les êtres pitoyables qui cherchent à découvrir les misères qu'on leur cache! — Louisa Brisacier traversait l'existence avec des BRISAGIER 99 repliements sur soi-même d'insecte méfiante Pour les domestiques, elle n'avait jamais un bonjour ni un mot aimable, craignant, vis-à-vis d'eux, de paraître déchue, et voulant leur montrer qu'elle était <( une dame » : or, les domestiques sont les premiers à savoir que les plus grandes dames sont aussi les plus aimablement simples* Elle imaginait volontiers autour d'elle des empiétements sur sa « vie intérieure ». Comme on lui demandait,, un jour, pourquoi, Fâge venant, elle n'avait point songé à quelque emploi de lectrice ou de dame de compagnie : — Ah bien, merci, vivre chez les autres! s'était-elle écriée, mettant une telle dureté dans les derniers mots, que son interrogatrice en était restée saisie,. Accablée sous des jours monotones et sans lumière, elle se dédommageait 100 BRISACIER par une liberté de pensée qu'elle considérait comme son bien le plus précieux — tout de suite après ses meubles ! — et qu'elle ne cherchait pas à dissimuler, moins par forfanterie que par esprit d'indépendance. Elle prouvait ainsi qu'esclave pour le reste, elle demeurait seule maîtresse de son jugement et de ses idées. — Mais enfin, Mlle Brisacier, vous ne faites donc jamais une petite prière aux heures où vous êtes trop désolée? lui disait Mme Chadenay, quelque temps après la mort de sa mère. — Ma foi non, chère madame, la religion, vous savez, je n'ai pas le temps, et puis je n'aime pas les prêtres, répondit la vieille fille en se hâtant d'ajouter : — Mais je ne suis pas athée, loin de là, je serais même plutôt déiste ; seulement, j'ai ma religion, à moi... Avec Mme Ghadenay, ces déclarations restaient sans importance; maie BRISAGIER 101 d'autres femmes, d'idées plus étroites, de charité moins compréhensive, les prenaient mal, les jugeaient de mauvais goût et faisaient lourdement sentir à Louisa qu'une personne salariée doit partager les idées de ceux qui l'aident à vivre. D'autant que certaines matrones la blâmaient déjà de n'avoir pas de « convictions politiques » et de « penser mal ». Comme si la pauvre Brisacier, ruinée sous Louis-Philippe, dont la jeunesse misérable s'était traînée pesamment sous l'Empire et dont l'âge mûr ni la vieillesse n'avaient pas eu plus de chance sous la République, ignorait que les Lis, les Abeilles ou le Bonnet phrygien sont aussi impuissants les uns que les autres à secourir les parias de la destinée ! Alors., un mot l'ulcérait profondément, elle cherchait une raison de se blesser davantage, se rappelait soudain que, dans cette même maison où Ton 102 BRISAGIER venait de lui reprocher son indifférence en matière de politique, une carte envoyée par elle au jour de l'an, sous enveloppe ouverte, suivant une coutume surannée, ne lui avait pas été « rendue » : elle voyait là une preuve de mépris pour sa déchéance et sa pauvreté. Son heureuse étourderie lui faisait oublier ces menues rancoeurs sitôt dans la rue, et la première elle en riait avec son cousin; mais cela n'empêchait pas l'amertume de se glisser en elle, une amertume qui la rendait observatrice, Faidait à contempler d'un œil perspicace et sans indulgence les mille incidents quotidiens de la vie familiale auxquels son métier la forçait d'assister. Il lui arrivait, en face de quelque calamité, petite ou grande, de mettre une véritable perversité dans ses condoléances, de renchérir sur Fénervement ou la tristesse^ d'aviver la plaie en mettant le doigt dessus : BRÏSAGÏER 103 — Vous n'avez vraiment pas de chance avec vos domestiques, bonne madame; c'est bien ennuyeux, car vous aurez du mal à en trouver de bons, maii^tenant ! Ou encore : — Quelle mauvaise saison vous passez! deux rougeoles, une grippe, et vous qui paraissez tellement fatiguée ! Que voulez-vous ! le malheur n'arrive jamais seul! Cela faisait accuser Louisa de maladresse ou de méchanceté, parce que Ton ne tient jamais compte que des paroles et des actes immédiats, sans songer à tous les déboires, à tous ,les malheurs qui les ont engendrés et qui finissent par déposer une lie acre au fond des meilleures natures* La bonté foncière de Louisa et sa pusillanimité la faisaient vite se repentir de ses accès d'humeur, et, pour les réparer, elle trouvait, la semaine sui- 104 BRISAGIER vante, d'innocentes flagorneries dont la plus habile consistait à s'accabler de tous les maux dont on se plaignait devant elle ; Louisa prenait un ton dolent : — Moi aussi, chère dame, j'ai de terribles insomnies depuis quelque temps ; c'est la saison qui veut ça. Une heure après, elle disait à une autre : — Oh! les rhumes, ne m'en parlez pas! Et elle s'efforçait à de grosses quintes de toux, quitte à en être honteuse ensuite, moins., pourtant, que d'une histoire qui la poursuivait depuis des années. Une de ses élèves, orpheline, était élevée par un oncle qui s'occupait fiévreusement de spiritisme. Un malheureux jour que Mlle Brisacier avait un urgent besoin de cinquante francs, la folle inspiration lui vint de raconter BRISAGIER 105 au confiant vieillard des manifestations, (( apports » et autres jongleries, avec un luxe de détails inouï. C'était une pure invention, grâce à quoi, dans le feu de son récit, elle obtint facilement ses cinquante francs et qui lui valut même d'être gardée à déjeuner. Depuis ce temps, tous les jeudis, elle devait improviser un nouveau « phénomène » : craquements dans le bois de son lit, portes qui s'ouvraient ou se fermaient toutes seules, et même — il fallait bien varier ! -— apparitions indubitables de la vieille tante, Mlle Busne, à certains anniversaires, Lespirite, enthousiaste, ponctuant ces fantasmagories de : « C'est bien cela, je l'avais toujours pensé ! », prenait des notes, se reportait à des dates, cherchait des points de rapports et des concordances dans le dossier déjà volumineux que formaient les « fiches de Mlle Louisa Brisacier ». Désormais, aucun moyen de se dépêtrer 106 BRISAGIBR de ces mensonges ; elle était condamnée, jusqu'à sa mort ou celle du trop crédule nécromant, à changer ses contes suivant les saisons, à voir, en hiver, des « choses » dans le givre des vitres et* l'été, des fantasmes dans la forme des nuages, à commenter aussi des rêves quasi prophétiques. Parfois, au milieu de la nuit, elle se réveillait mourante de peur, craignant, pour son châtiment, d'être poursuivie une bonne fois par toutes les diableries qu'elle inventait si audacieusement et de voir surgir, dans le noir de la chambre, une demoiselle Busne à la bosse vengeresse et aux yeux flamboyants! Les vacances seules la délivraient de ces efforts d'imagination qui l'humiliaient beaucoup à ses propres yeux et la gênaient à ce point que, depuis huit ans, elle n'avait pas avoué à son cousin l'aubaine indue qui la faisait déjeuner si souvent, le jeudi, chez M. Z„80 BRÎSÀCÏEÏl 107 Ainsi, l'instinct de Mlle Brisacier était généreux et noble, mais son esprit tout plein d'enfantillages et de médiocrité. IV Le surlendemain du jour où, avec une partie de l'argent prêté par Mme Ghadenay, Louisa et son cousin s'étaient payé une petite noce, lapianiste finissait de calamistrer ses nattes, heureuse d'avoir une matinée et une journée bien à elle, car, décidément,, la grippe tournait à l'épidémie, et c'était le chômage pour une bonne moitié des leçons. Loin de s'attrister et de songer à la redoutable fin du mois, Louisa, qui ne prenait jamais que le moment présent, voyait dans ce jour de vacances un repos bien gagné, ne pensait qu'à BRISAGIER 109 la joie de ressusciter pendant tout un après midi l'élève favorite de Marmontel, celle sur qui le vieux maître fondait de si grandes espérances, — libre de travailler, enfin, pour elle-même et d'envoyer au diable Diabelli et autres démenti. La porte entr'ouverte pour donner un peu d'air aux oiseaux — le temps était trop froid pour qu'on ouvrît la fenêtre — Mlle Brisacier s'attardait, dérangeait un peu toutes choses sous prétexte de mettre de l'ordre, et, d'un vieux plumeau presque chauve, dispersait la poussière à travers sa chambre. Des voix qui sortaient de la cuisine toute proche lui annoncèrent la venue du garçon boucher. D'ordinaire, elle s'arrangeait pour être sortie auparavant, afin d'éviter les réclamations inévitables et le rappel des notes en retard; mais, aujourd'hui, elle ne craignait rien : Faeompte donné Fautre soir la mettait 110 BRISAGIER à l'abri pour quelques jours ; le garçon boucher cessait d'être un annonciateur de famine, un avant-coureur de débâcle, et rentrait tout bonnement dans ses utiles, mais prosaïques fonctions d'homme qui apporte la viande, Louisa se sentait si bienveillante que^ pour un peu, elle serait allée faire la conversation avec lui si elle n'avait craint de s'amoindrir aux yeux de la femme de ménage, paquet de loques graisseuses qui, moyennant six sous « de l'heure », donnait un coup de balai et mettait le déjeuner au feu* Soudain, une phrase dite en goguenardant tira Louisa de son bien-être : — Faut tout de même qu'il en ait, une santé, votre singe, pour faire ses choux gras de ce vieux tableau-là. Oh ! là là, mince de rigolade! Placide, la femme de ménage, répondait : — C'est pas mon affaire, bédame, et BRÏSAGIER 111 chacun prend son bien où qu'il le trouve. — Sans compter que c'est elle qui le fait vivre, son Grandhomme de mec! ricanait encore le voyou. Puis, des rires^ des chuchotements de mots orduriers et une dégringolade de souliers ferrés dans l'escalier» Louisa referma doucement la porte et s'effondra sur son lit. Jusqu'au moment où le nom de son cousin avait été prononcé, elle ne comprenait pas du tout de quel « singe » ni de quel « vieux tableau » il s'agissait; mais tout s'illuminait à présent, et les paroles avec leurs intonations, résonnaient encore dans ses oreilles, formidables, monstrueuses, à croire que, sourde pour le reste, elle ne pourrait plus jamais entendre que cela*,. Ah! s'ils savaient le poison qu'ils peuvent verser dans une âme simple, ceux qui, à tous les niveaux de l'échelle sociale, duchesse ou garçon boucher, parlent pour le 112 BRISAGIER plaisir de parler et font pleurer en croyant rire! ... Les mots faisaient image, atrocement. « Vieux tableau », certes oui, elle Tétait, mais si vieux, si lamentable, si définitif! Pourquoi le lui dire? Elle le savait bien... Raison de plus pour ne pas la salir de toute cette boue d'escalier de service. Elle admettait sa laideur, elle ne la discutait pas, elle en avait assez souffert autrefois! Mais, alors, qu'on la laissât tranquille, qu'on ne vînt pas lui rappeler ignominieusement ses disgrâces... Et dire qu'à cet instant où on l'accusait de se faire nourrir par Louisa, le pauvre bonhomme était déjà en course pour essayer de placer ses plus récents travaux et qu'en rentrant il remettrait, comme toujours, son gain à sa cousine, se réservant seulement quelques sous pour son tabac et ses omnibus ! Eîîe comprenait^ maintenant, peu à 113 BRISAC1ER peu, comment, parmi les femmes de ménage innombrables qui traversaient la maison, — rapides et diverses comme les feuilles d'automne chassées par le vent, découragées par cette « boîte » où les oiseaux mangeaient plus que îes maîtres, — il s'en était trouvé pour lancer méchamment des bribes de phrases dentelle ne s'expliquait pas le sens, allusions infâmes, sans doute, à sa popote partagée avec son fidèle compagnon de chaîne, cet autre vieux chemineau de la misère commune! Lorsqu'on a soutenu jusqu'au bout et vu mourir ceux qu'on aimait, n'est-il pas tout naturel d'habiter ensemble, jusqu'à survivance du dernier? Faut-il que le monde soit méchant, mon Dieu ! Voilà, sa journée de vacances est gâtée» Vite, pour ne plus penser, polir s'étourdir et ne pas laisser le désespoir entrer en elîe9 Louisa court au saîon, 8 114 BRÏSACIER ouvre un des pianos, et joue, joue, sans s'arrêter. ... La, si, do, sol, si, do... Ah! ce vieil air, que son père fredonnait, autrefois, à Ayguevives, du temps de leur fortune, comment s'en souvient-elle encore? I/ombre des platanes sur les boiseries blanches du grand salon et, par la fenêtre du fond, la ligne bleue des Pyrénées... Ré, sol, si, la, fa, fa ... Il n'y a encore que les élèves de M. Marmontel pour piquer un dièse avec cette maestria, à soixante-dix ans !... Do9 sol, mi„0 Non, cet affreux gamin de tout à l'heure, dans la cuisine, il n'y faut plus penser... Comme disait M, Marmontel : — L'art sauve de tout... Do, sol, si, do... Mystérieux, les réflexes de l'âme ; c'est toujours aux heures d'angoisse que cet air lui revient entête, lui part du bout des doigts. Si, do, sol, mi,.. Puissance des sons, aussi ductiles que les parfums : voilà qu'elle BRISAGIER 115 revit la première année de leur ruine, l'étude assidue qu'elle faisait de ce morceau, les conseils du maître, les longues heures de travail pendant que la maman brodait et que les tantes jouaient aux dominos... Si, do, sol... Non, ce n'est pas cela... Si, do, sol, sol... Le cousin rentrait à l'heure du dîner, toujours gai, exubérant, bourré d'histoires impossibles.». Un artiste!... quelle auréole!... Il était beau, dans sa jeunesse, avec ses longs cheveux frisés, son visage ardent et régulier, de modèle plus encore que de peintre... Comme Louisa l'admirait!... Mi, ré, fa, fa, fa... Il ne la regardait pas... On chuchotait en famille de flatteuses aventures, des conquêtes qu'il faisait, une certaine Elvire dont il ne se cachait même pas à sa mère, bien flère, au fond, de son mauvais sujet de fils... Sol, ré, do... Souvent, sans raison aucune, Louisa était triste alors, lorsqu'elle 116 BRISAGIER pensait à lui et qu'elle s'imaginait cette triomphale Elvire, aussi belle, évidemment, que Louisa était laide, attendant son jeune ami dans la rue..., tous deux partant à la conquête de la joie».. Sol, mi, fa... Les causes de cette tristesse, elle ne les cherchait pas, elle était jeune, elle avait vingt ans! Et puis, c'était comme pour la religion, elle n'avait pas le temps ; quand et comment l'amour aurait-il pu entrer dans son cœur?,.. Si, do, sol... A force de les remettre d'année en année, ses vingt ans, et de les garder en réserve pour plus tard, elle ne les avait jamais connus... et tout de même,., Soi, do... Allons donc, ses yeux qui se troublent, est-ce bête... Fa... Et Louisa, la figure cachée dans ses mains maigres et veinées, pleure, pleure, accablée de honte, bouleversée par un sentiment indicible où se mêlent le regret et la confusion, parce qu'elle comprend que peut-être^ BRISAGIEK 117 autrefois, Jacques Grandhomme ne lui a pas été indifférent,.» Parfois, ainsi, des graines semées hors saison poussent on ne sait quels rameaux étiolés, caricatures indiscernables de la fleur brillante et féconde qu'elles fussent devenues entreles mains d'im meilleur jardinier... Pendant le déjeuner, Louisa mangea sans rien dire9 osant à peine regarder son cousin, hésitant à rire de ses plaisanteries falotes, gênée sous le regard de la femme de ménage comme un criminel devant le juge d'instruction,, Elle eût, d'ailleurs, préféré se faire couper la langue plutôt que de révéler à Jacques Grand homme les horreurs dont on les accusait tous deux ; ce n'était pas tant un lâche désir de tranquillité qu'une sorte de pudeur ingénue et tout ce qui était resté en elle de virginal et d'ignorant. Seulement, ce jour-là, elle prit la résolution de moins sortir avec lui, de 118 BRISAGIER se priver de ces promenades si chères, de ces parties fines qui faisaient dates dans l'année. Et, malgré les tentations du peintre en menus qui voulait profiter d'un soleil doux, —- un soleil d'hiver où Ton croyait voir le messie du printemps, — Louisaeut la force de résister et se calfeutra dans la musique, dans la solide barrière que dresse le travail autour des ennuis. Elle repassa des compositions écrites par elle autrefois, sur des vers connus de Victor Hugo et de Musset, et, plus récemment, sur des sonnets de Sully Prud'homme. Encore un espoir déçu : en vain Mlle Brisacier donnait-elle le meilleur de son inspiration, en vain Jacques Grandhomme s'appliquait-il à dessiner les couvertures les plus suggestives, — cette « Andalouse au teint bruni », entre autres, qu'il jugeait son chef-d'œuvre, — l'éditeur acceptait toutes ces élucubrations mais il ne les payait pas. BRISAGIER 119 — Le public est difficile maintenant ; se contentait-il de lui dire, sans qu'elle eût jamais bien compris le sens de ses paroles. Aussi avait-elle fini par renoncer à Finfructueux labeur. Ensuite, elle travailla les morceaux qu'elle comptait jouer à son concert du 20 février, après que les élèves auraient donné tout leur effort : réclame personnelle à quoi tenait beaucoup Louisa; sur cette manifestation annuelle, elle bâtissait les plus solides espoirs, s'imaginant que la renommée finirait bien par s'en étendre au loin, lui attirerait d'autres élèves, et, peut-être, un beau jour? tout un épanouissement mérité d'honneurs et de joie. Elle en était restée, la pauvre, aux tranquilles habitudes d'autrefois qui nous semblent tellement incroyables aujourd'hui, à ces mœurs patriarcales d'une époque où il y avait encore dans Paris « le meil- 120 BRISAGTER leur professeur de ceci ou de cela » et pas plus d'une ou deux étoiles dans chaque spécialité. Elle ignorait que les demoiselles Brisacier sont aussi méritantes qu'innombrables? que chacun de nous a ses protégés et ses « clients » et qu'il n'y a plus de hasards heureux. Tous les événements se classaient dans sa tête par rapport à ce concert, à ce jour unique au cours duquel elle avait l'illusion d'être quelqu'un. Son concert de 18799 entre autres, lui servait de point de repère pour une foule de souvenirs différents. L'un après l'autre^ elle attaqua donc ses airs de bravoure et, grâce à cette régularisation deJa pensée, à ce calme optimisme que donne une tâche aimée, lentement une idée germa dans sa tête, qu'elle aurait trouvée folle à tout autre moment, mais que le rythme et l'harmonie lui donnèrent le courage d'envisager, d'élucider et de fortifier, — un BftlSACIEft 121 peu comme les soldats d'autrefois que les tambours et les fifres encourageaient au combat Et le soir, si Jacques Grandhomme avait eu le don de l'observation, — il possédait beaucoup de qualités, mais pas celle-là! — il eût pu voir le visage couturé de sa vieille cousine tout illuminé d'une flamme inconnue. Le lundi suivant, à ^propos de rien, Louisa, bégayante et honteuse comme si elle proférait une énormité, posa cette question baroque à Mme Ghadenay : — Bonne madame, trouvez-vous très ridicules les gens qui se marient quand ils sont vieux, mais là, vous savez, tout à fait vieux? Mme Ghadenay eut d'abord envie de rire; mais,, au courant comme elle était de l'existence de son pauvre calendrier en jupons, elle comprit en un éclair, et, très sérieuse, tendrement, un peu émue, elle lui affirma : 122 BRISACIER — Pas du tout, Mlle Brisacier; je crois, je suis sûre qu'on peut se marier à tout âge, unir sa vie à une autre vie, se sentir deux contre tous les chagrins, toutes les tristesses».. Les yeux de la vieille fille fixèrent un moment son ancienne élève pour être bien sûre qu'elle ne se moquait pas d'elle, puis, sans autre explication, elle serra la main de Mme Chadenay avec un profond : « Merci. » ... Se sentir deux contre les chagrins, contre les tristesses..., Voilà bien à quoi elle songeait depuis quelques jours. Dix mots venaient de résumer toute sa pensée. Trottinant plus vite que d'habitude jusqu'au tramway, comme si cette hâte devait précipiter les événements, elle murmurait : — Oui, mais il faut attendre que le concert soit passé pour lui parler de cela ! V Le 20 février arriva enfin. Dès le matin de ce dimanche, malgré les papillons de neige qui descendaient du ciel en tourbillonnant, Mlle Brisacier arpentait la rue de Courcelles jusqu'à son extrémité la plus suburbaine et prenait possession de son rez-dechaussée vitré appartenant aux Guestault, qui le lui prêtaient pour la circonstance. Tout était bien en ordre, les chaises rouge et or dont Mme Ghadenay payait la location, alignées sur de sages rangées, le piano en bonne place, aucune 124 BRISACIER trace de poussière. A n'en pas douter, Jacques Grandhomme était venu luimême la veille, avec un balai et une « tête de loup », faire la toilette de cette salle qui, en temps ordinaire, servait d'ouvroir aux jeunes filles pauvreè du quartier. Les autres années, le cousin arrivait en même temps que Louisa, le matin de la fête ; à eux deux, ils disposaient toutes choses. Mais, cette foisci, elle s'est arrangée pour venir seule, en confiant à Jacques une course pressée» Par ces dimanches parisiens où le petit commerce flâne, il faut redouter les remarques et les paroles inutiles. La tête haute, Mlle Brisacier a pu passer devant le redoutable boucher, la mercière, la marchande de parapluies et l'épicier, leur prouver qu'elle sortait seule, que l'existence de son cousin était indépendante de la sienne. Elle croit qu'un jour suffit à détruire une calomnie bien installée ! BRÏSAGIER 125 Ainsi, personne ne les aura vus ensemble aujourd'hui, et ma foi, après le concert, quand ils rentreront avenue des Ternes, il fera nuit» Depuis deux semaines, Louisa tient son serment : que de subterfuges elle a inventés, quels prodiges d'astuce elle a déployés pour éviter de se montrer avec Jacques! Elle seule pourrait le raconter; mais, au moins, il ne sera pas dit que, le jour où elle s'avancera jusqu'à l'autel au bras de son cher mari, personne aura le droit de sourire. Son déjeuner de poule une fois achevé, et les miettes soigneusement ramassées, de quart d'heure en quart d'heure Louisa consultait sa montre, agacée de la lenteur du temps. Par bonheur, la neige semblait faire trêve et n'empêcherait personne de venir rue de Courcelles. Pour s'occuper, la vieille fille récapitulait le nombre et les aptitudes de ses élèves., classait les espoirs 126 BRISACIER qu'elle pouvait fonder sur elles. D'abord, les cinq demoiselles Guéstault, précieuses par la qualité aussi bien que par la quantité, depuis l'aînée qui vient de coiffer sainte Catherine, jusqu'à la plus jeune, un gentil trognon pas plus haut que ça, ce que, dans une nichée, on appelle le culot. Ensuite, Marie-Thérèse Chadenay ; pourvu qu'elle sache bien sa sonatine de d é menti, miséricorde! Brisacier la lui a serinée assez souvent depuis trois semaines! Hier encore, elle est allée jusqu'au quai d'Orsay pour une sorte de répétition générale; c'est la première fois que Marie-Thérèse paraît en public et son professeur redoute une crise de timidité ou l'un de ces butements d'enfant gâtée dont la petite est coutumière» Qui donc encore?Reine Pascautn'est pas sûre de venir, ni Geneviève Bricognet, ni Fanny Mangemaison, —la fille BRISACIER 127 du « grand notaire parisien », suivant l'expression respectueuse de Louisa. Elles sont enrhumées toutes les trois et c'est dommage, car elles sont l'espoir du clavier. En revanche, Hélène Roulette viendrait sur la tête : sa mère est d'un amour-propre excessif et désire la voir briller, bien qu'on ne puisse faire grand fond sur la pauvre enfant, qui n'a jamais su mener une gamme à bien! Louisa en sera pour sa honte. Lucienne Ortiguez, Mathilde Coquarel, les sœurs Potestat, — deux jumelles qu'on reconnaît seulement aux rubans noués dans leurs cheveux blonds, — Angèle Hugot, dont le nom, malgré le /, comble d'aise Mlle Brisacier, à cause de l'illustre homonymie, cinq disciples excellentes et fidèles. Et, enfin, les trois Puga, des Espagnoles de Porto-Rico, hurlantes, riantes et gesticulantes qui animeront, à coup sûr, la matinée. Ces braves petites ont promis à Louisa 128 BBISACÏEÎl d'amener une de leurs parentes, Mrs Gorette, fraîchement débarquée d'Amérique, riche comme for et fort entichée de musique. En tout, une vingtaine d'élèves, plus un public composé de mères et de gouvernantes, de trois ou quatre pères veufs ou victimes et de jeunes frères encore au collège à qui Ton impose cette distraction dominicale et rassurante. Les Guestault prennent beaucoup de billets, qu'ils placent dans leur entourage, au petit bonheur; mais la plupart des gens ainsi invités « ont autre chose, ce jour-là »... Louisa ne savait plus trop à quoi s'occuper. Nerveuse, elle allait et venait en rond, n'osant s'asseoir pour ne pas friper davantage sa pauvre housse de satin noir dont les plis et les cassures semblaient mettre une malice à répartir des rondes-bosses et des creux, contre tout bon sens anatomique. Cette robe? 129 BRISAGIER qu'elle ne sortait que pour les cérémonies exceptionnelles, la fît songer à celle que, bientôt peut-être, elle confectionnerait en vue de son mariage. — Son mariage! mot fatidique dont les poètes n'osent même plus faire une rime à mirage tant l'un est synonyme de l'autre ! Oui, après une si longue acceptation de sa destinée solitaire, consacrée éternellement à des destinées bien chères, mais tout de même parallèles et non mêlées à la sienne, elle en était arrivée à envisager sérieusement cette installation de foyer pour le peu de temps qui lui restait à vivre. Un mot avait suffi pour réveiller dans sa cervelle de vieille petite fille incapable de tout raisonnement, de toute idée suivie, les sentiments quidormaient depuis sajeunesse. Un si bon caractère, ce vieux Jacques, toujours gai, plein de projets, et sur qui les découragements glis9 130 BRISAGÏER saient vite ! Elle ne se rappelait pas de lui la moindre observation, le plus petit reproche. Aux repas bâclés, aux privations continuelles, il opposait sa belle humeur, ses calembredaines et une phrase consolante qui lui tenait lieu de philosophie : — Que veux-tu, ma fille, il fera jour demain ! S'il lui arrivait quelque aubaine, Louisa était la première à en profiter; voilà longtemps que toutes les Elvire étaient mortes et enterrées : quelle Elvire abandonnée du ciel aurait voulu de cet épouvantait à moineaux? Il fallait être, comme Louisa, une âme sans corps pour rêver une telle association.». Jacques entra justement, inspectant la salle d'un regard satisfait, — Ah! te voilà, bon ami! j'avais grand'peur que tu ne fusses en retard. — Moi, jamais en retard, moi, jamais BRÏSÂGÏER 131 malade! s'écria-t-il avec des gambades et des nasillements de minstreh Il tira les programmes de sa houppelande toute givrée, quitta ses socques et se mit à enfiler ses gants blancs, raidis par d'innombrables nettoyages. — Comme tu es beau ! dit Louisa. (Compliment prévu et rituel qui fit se cambrer le peintre en menus dans sa redingote au coi de velours râpé, exagérément pincée à la taille par un râpetasseurdu quartier. Un artiste, voyons, ne s'habille tout de même pas comme un bourgeois!) Le poêle ronflait, dégageant du bienêtre et de la confiance, et Louisa, troublée par l'émotion, la chaleur et leur endimanchement à tous deux, fut sur le point de prononcer les paroles décisives : — Jacques, 80 commença-t-elle d'une voix tremblante, — Quqi donc, ma fille? 132 BRISACIER Le courage lui manqua : — Rien... non... je ne me rappelle plus ce que je voulais dire. — On prétend qu'il s'agit d'un mensonge, tu sais, dans ce cas-là, lit—il en riant. Un mensonge! S'il avait pu deviner! Mais c'était plus fort qu'elle, la timidité la paralysait. Et puis, elle avait besoin de tous ses moyens, aujourd'hui ; qu'arriverait-il, tout à l'heure, si l'émotion faisait hésiter ses mains? Alors, elle lui parla de choses banales, ils s'amusèrent à calculer le nombre maximum de gens qui pourrait tenir dans ce local, et Mlle Brisacier fut inquiète pendant un instant car, en se serrant, il n'y avait de places que pour cinquante personnes. — Ne te tourmente donc pas, ma pauvre Louisette, il ne viendra pas plus d'auditeurs que tu n'as placé de billets! BRISAGIER 133 — C'est vrai... Elle réfléchit un moment et ajouta, toujours chimérique : — Et, pourtant; sait-on jamais? A trois heures passées, personne encore. Louisa ne vivait plus et Jacques lui-même commençait à frémir. Pourvu qu'on n'eût pas oublié! La date étaitelle bien sur les invitations, et l'heure, et l'adresse? Dans leur énervement, ils arrivaient à en douter, à se demander s'ils n'avaient pas rêvé, si, bien réellement, le concert devait avoir lieu; les preuves matérielles faisaient défaut, car, en cette grande circonstance, Mlle Brisacier laissait sa besace à la maison... Un coup de sonnette les fait sauter... Déception! C'est une jeune étourdie de l'ouvroir qui se trompe de jour. Louisa sent en son cœur des instincts meurtriers : elle est donc folle, cette gamine, pour ne pas savoir l'événement qui se prépare ici ! 134 BRISÀCIER Enfin, au moment où trois heures et demie allaient sonner, Mme Chadenay fit son entrée avec sa petite MarieThérèse; puis, comme si Ton s'était donné le mot pour arriver ensemble, presque tous les invités s'écrasent dans l'étroite porte vitrée. Sur le seuil, affable et galantuomo, Jacques Grandhomme aidait les dames à quitter leurs fourrures, distribuait les programmes^ accueillait chacun d'un clignement d'yeux quasi complice, jetait aux enfants un encouragement, l'air d'un bonhomme Noël désaffecté, trop pauvre pour offrir des joujoux. En dernier, juste au moment où Ton allait commencer sans elles, les demoiselles Puga firent irruption, chaperonnées par leur institutrice et leur fameuse cousine américaine, dame âgée à la taille jeunette, aux cheveux blanchis au bleu, au visage de vieille guenon, plate de dos comme une négresse, cha- BRISACIER 135 marrée de colliers et de pendentifs, et coiffée d'une autruche complète. Gonflée d'orgueil, Mlle Brisacier fît asseoir Mrs Gorette et les Puga au premier rang, et la séance fut ouverte. Contre toute attente, Marie-Thérèse Ghadenay vint à bout de sa sonatine de Clementi, au grand soulagement de Louisa; mais, naturellement, cette sotte de petite Roulette, prise d'an fou rire nerveux suivi d'une crise de larmes au beau milieu de son Czerni, dut être arrachée au piano, presque de force, par Mlle Brisacier. En revanche, Geneviève Bricognet a bravé le rhume et attaque avec vigueur le Bengali au Réveil. D'autres la suivent., échevelées, à deux mains, à quatre mains, dans une débauche de fugues et d'arpèges, dans un délire d'appoggiatures. Mlle Brisacier peut être fîère de ses -élèves,, son œil inquiet les couve et les magnétise. Cependant, l'avant-dernier « numéro » 136 BRISAGIER lui cause une angoisse : ne voilà-t-il pas que Tune des Potestat (on ne sait laquelle, le ruban bleu!) se trouble et patauge, éclaboussant autour d'elle des sons incohérents! Brisacier se lève, vole à son secours, prend les menottes bredouillantes dans ses mains agiles et les ramène à la raison. L'aînée des Guestaulttire le bouquet de ce feu d'artifice en jouant tout au long la sonate en ut dièse mineur avec une puissance et un sentiment si parfaits que les bravos éclatent comme dans un concert « pour de bon », tandis que Mme Roulette, les bras croisés, inconsolable du fiasco de sa mignonne, avance une lèvre dédaigneuse. Les élèves ont fini. A Louisa, maintenant Cette seconde partie du programme est attendue avec impatience, parce qu'elle en est la récréation; mais elle constitue, sous ses apparences bénévoles, une épreuve d'où il faudra BRISAGIER 137 sortir victorieuse une fois de plus, sous peine d'être déclarée finie, hors d'âge, et bonne pour la retraite. Mile Brisacier, s'effaçant avec modestie entre les rangs de ses invités, s'avance jusqu'au piano et, après une petite toux timide : — Mesdames, si vous le voulez bien, je vais commencer par une Tarentelle inédite de M. Rossini, que lui-même a bien voulu me faire travailler du temps que j'étudiais chez mon maître. Elle étira ses doigts, les fit manœuvrer un moment à vide, ses mains se posèrent sur les touches comme deux oiseaux qui vont prendre leur vol, puis, d'un élan, la Tarentelle bondit, souple, effrénée, fantaisie charmante du grand musicien trop méconnu aujourd'hui : le thème en était une rue d'Italie où, par un jour de fête, la danse profane rencontre la procession. Les graves chants d'Eglise interrompaient la gaieté 138 BRISACIER des cris et des tambourins; ceux-ci reprenaient, plus déchaînés et plus vibrants ; on devinait des envolements de jupes et de châles, des poursuites, des baisers. Mais la procession passait encore, avec ses surplis blancs et sa grande croix dorée, voilée d'encens, ses brassées de pétales dans des corbeilles naïves, et la Tarentelle, vaincue, finissait dans un agenouillement Mlle Brisacier jouait légèrement, avec une virtuosité de chirurgien et de prestidigitateur, des finesses et des élégances démodées, jolies et touchantes comme les rossignolades des Alboni et des Malibran. Encouragée par le murmure aimable qui devançait les derniers accords, elle s'engagea bravement dans quelque chose de plus moderne et termina par une œuvre d'elle, mélancolique et sautillante, qu'elle appelait fe Phalène. Tout le monde se leva, dans une BRISACIER 139 détente de jambes engourdies par le trop long repos, et Louisa, craignant d'être rendue responsable de l'humiliation infligée à Mme Roulette par sa fille, se précipita sur cette mère malheureuse dont la figure crispée se penchait sur la jeune Hélène avec des chuchotements menaçants et furieux. — Ne la grondez pas5 bonne madame, lui dit-elle; notre chère petite joue avec âme, avec un vif sentiment de la mesure et des nuances. Seulement, elle est un peu timide, n'est-ce pas; je sais ce que c'est, j'étais comme elle à son âge. Mais, ajouta-t-elle à voix basse> je vous avouerai qu'elle est une de mes élèves sur qui je fais le plus de fond» Vous verrez, Tan prochain... Condescendante et distraite, Mme Roulette écoutait à moitié, la main lourde de gifles, et Louisa la quitta pour placer un peu partout de bonnes paroles et faire croire à toutes ces petites émules 140 BRISAGIER que chacune d'elles avait plus de « dispositions » que sa voisine. Jacques Grandhomme s'était élancé dehors, tête nue, sous la neige qui tombait de nouveau, pour faire avancer les « voitures de maîtres » comme il disait, et courir chercher d'introuvables fiacres. Dans la bousculade, au milieu des félicitations réciproques et rageuses des mères insatiables, les Puga s'attardaient à remettre leurs manteaux, expliquaient toute une histoire à Mrs Gorette, leur riche parente, qui s'avança vers Mlle Brisacier : — Oh ! mamézelle, voudriez-vous venir jouer ce Tarentule de M. Rossini et les autres pièces aussi, de la cette prochaine jeudi en quinzaine, à une partie que je donnerai Hôtel Victoria, avenue d'Eylau? Vous me direz votre tarif, plaît-il. Ace charabia, Louisa devint pourpre, ses vieilles pommettes saillantes fouet- BRISACIER 141 tées d'orgueil et de joie. Elle réalisait donc enfin l'espoir de toute sa vie : une audition publique, dans une vraie matinée, avec, sans doute, d'autres artistes illustres! Il y a vraiment du plaisir à s'entendre demander quelque chose, lorsqu'on a passé un demi-siècle à demander des services aux autres!... Elle se confondit en remerciements, et, balayant la neige de sa « traîne » effrangée, elle accompagna les Puga jusqu'à leur voiture. Rogue et mal consolée, Mme Roulette piétinait dans le gâchis blanchâtre sous son parapluie, tiraillant à bout de bras son Hélène, qui buvait des larmes froides. — Votre cousin y met le temps ! grommela-t-elle. Nous prenons la mort ici. Mlle Brisacier balbutia des excuses ; mais, dans le fond, elle s'en moquait pas mal : elle ne pensait qu'à Mrs Gorette. 142 BRISAG1ER Enfin, un sapin bruyant et sans équilibre déboucha du coin des fortifications; Jacques Grandhomme en descendit9 crotté jusqu'à la barbe, mêlant une obséquiosité d'ouvreur de portières à de belles manières de père-noble. ... La saîle vide était chaude encore de tous ces petits doigts moites, de ces jeunes haleines anxieuses* A terre, un bout de lilas artificiel, tombé d'un chapeau, traînait, Louisa le ramassa comme une relique, dernier et tangible souvenir d'une journée si longtemps attendue, si vite écoulée. Un moment, les deux vieillards s'attardèrent, obstinés, avec l'espoir insensé qu'il restait encore quelqu'un et qu'en cherchant bien on retrouverait, sous une chaise ou derrière le piano, un invité pour qui Ton prolongerait la fête ; mais il fallait se faire une raison, ne pas brûler davantage de gaz, remettre la clé aux portiers. BHISAGIER 143 Tout en rassemblant ses partitions, Louisa poussait de gros soupirs? attendrie sur elle-même par le grand bonheur qui lui venait des Puga. Jacques ouvrit la porte sur la nuit glacée : — Allons, viens-tu, Louisette? Mes aïeux, on se croirait encore à la retraite de Russie ! Bras dessus, bras dessous, ils s'engouffrèrent là-dedans et, pour se réchauffer, longuement, amoureusement, sans fatigue, ils commencèrent à ressasser tous les incidents de ce beau dimanche. Ah! qui saura dire la nostalgie des fins de fêtes, pour ceux que le collier doit reprendre le lendemain! VI Ainsi qu'il arrive dans certains cauchemars, le mystérieux et doux projet de Mlle Brisacier fuyait sans cesse au moment où elle croyait le réaliser. Deux jours après le concert, alors qu'elle comptait enfin parler à Jacques Grandhomme et lui faire comprendre les bénéfices moraux qui résulteraient pour eux d'une alliance tardive, son cousin se mettait au lit. Mme Roulette n'avait pas «pris la mort » à attendre sous la neige un véhicule, mais son « bagotier » trop zélé y avait pincé une bonne grippe. Un délicat scrupule fit taire Louisa; 145 BRISAGIER ces neveux du peintre en menus, qu'il ne voyait jamais, n'en étaient pas moins ses héritiers directs; à eux devaient revenir, après Jacques, les meubles donnés, jadis, par Mme Brisacier à Mme Grandhomme. Louisa frémissait en songeant à cela ; les objets prennent de l'importance quand, depuis dix ans, on obère son budget et qu'on subit mille avanies pour l'amour d'eux. Mais de quoi aurait-elle l'air en soulevant juste à propos cette question saugrenue de mariage ! A quel bas mobile semblerait-elle obéir? Quelle horreur, si Jacques voyait là un appel au testament, un avertissement indirect de la mort possible! L'émotion serait même capable de le rendre gravement malade. Sans rien dire, la pianiste continua donc de le soigner comme elle avait soigné sa mère et ses deux tantes ; elle connut, une fois de plus, les tisanes qu'on fait tiédir sur la veilleuse et les 10 146 BRISAGIER longues soirées silencieuses et attentives. Pourtant, ces stations auprès du malade somnolent, elle ne les laissait pas inoccupées : la grippe n'était qu'une question de jours, sans complications à redouter, et Finquiétude de Louisa n'était pas assez grande pour lui faire oublier la prochaine matinée de Mrs Gorette. La pensée de se montrer devant un public inconnu la remplissait d'effroi et de curiosité, l'excitait prodigieusement: il fallait songer à se rendre digne de ces portes superbes qui s'ouvraient devant elle. Sans la moindre hésitation, « la robe » ne pouvait plus servir, bonne, tout au plus, pour les habitués du concert annuel, qui, à force de la voir, ne la regardaient plus; mais des étrangères, des femmes qui applaudissaient tous les soirs Melba ou la Patti, vêtues de leurs robes de Peau-d'Ane, que penseraient- BRISACIER 147 elles'delavieillesoutaneélimée?(Depuis si longtemps qu'elle vivait en marge du monde, Mlle Brisacier avait sur lui des idées toutes faites, puisées dans de fallacieuses ce chroniques des modes ».) Après de pénibles recherches, elle découvrit, au fond d'une malle, une ancienne robe de sa mère, en moire violette, d'un violet aveuglant, qu'elle résolut de moderniser ; avec une patience et une volonté admirables, elle installa ces oripeaux au chevet de son malade et se mit au travail, rognant, raboutant, étalant sur le lit de Jacques des lambeaux épars, comme d'un bizarre jeu de patience. (Le sinistre Puzzle n'existait pas encore !) Peu à peu, elle réunit le tout en forme de jupe et de corsage, n'oubliant rien, pas même les manches gigantesques qu'on portait cette année-là. Entre deux quintes, Jacques Grandhomme s'intéressait aux progrès de l'ouvrage, et sa qualité d'ar- 148 BRISAGIEH tiste lui faisait donner des conseils : — Si tu mettais de longs rubans dans le dos, pareils à ceux de cette dame, l'autre jour, rue Royale, tu te rappelles? lui disait-il. Dans ma jeunesse, on appelait cela des suivez-moi. — Mais, mon ami, ce serait peutêtre un peu « cavalier » pour mon âge, les suivez-moi. J'y avais pensé, mais il me faut du sérieux. Oh! regarde donc cette étoffe, on en a plein les mains ! ripostait Louisa, la bouche remplie d'épingles, les doigts nerveux et maladroits» — Au fait! pourquoi ne demandestu pas à Mme Letard de te donner un coup de main? Elle ne te refuserait pas, bien sûr. — Ah bien! merci, pour qu'elle aille. se moquer de moi et de mes bévues dans tout le quartier! Louisa n'avait jajmais aimé la couture, et l'irrégularité de ses points, la BRISAGIER 149 fantaisie de ses « bâtis » et de ses « ourlés », étaient si déconcertantes qu'elle seule pouvait s'y reconnaître. Mais ce qu'elle ne voulait avouer, c'était sa terreur que la concierge la surprît au milieu des soins grands et petits qu'elle prodiguait à Jacques avec une candeur de sœur de charité* Depuis l'aventure du garçon boucher, elle surveillait tous ses gestes et toutes ses paroles devant la femme de ménage, agacée parfois jusqu'aux larmes de la familiarité insouciante de son vieux cousin. Le mardi qui précédait la réception de Mrs Gorette, il ne fut question, pendant la leçon des Puga, que de cette fête, et Mlle Brisacier demandait aux petites mille détails sur leur parente. — Oh ! quelle excellente femme ! déclara Agnès Puga; mais fantasque^ incapable de tenir en place, une vraie toquée! Tous les jours, elle change 150 BRISACIER d'idées, de domicile et d'amis, oubliant ceux de la veille et déjà préoccupée de ceux du lendemain. Croyez-vous que, depuis votre concert, elle a déjà fait trois hôtels! C'est vrai, j'allai oublier de vous le dire. Elle habite le Métropole, avenue d'Iéna; vous vous rappellerez? Louisa eut un frisson : dire qu'elle aurait pu aller pour rien, jeudi, avenue d'Eylau ! —- Peut-être est-il préférable de vous laisser une de mes cartes pour cette dame? hasarda-t-elle. Ainsi, dans le cas d'un nouveau déménagement, elle saurait où m'écrire... Les trois Puga éclatèrent de rire en chœur. — Mais elle la perdrait, votre carte, pauvre mademoiselle Brisacier! lui dit gentiment la petite Agnès. N'ayez pas peur; nous verrons notre cousine avant jeudi et, s'il y a du nouveau, nous vous BRISAGIER 151 préviendrons nous-mêmes. Ce sera plus prudent. Pendant ces deux jours, affairée, occupée de détails infimes, Louisa semblait atteinte du tournil; elle piétinait à travers les chambres pour « casser » des souliers neufs qui s'obstinaient à crier comme une portée de souris, puis elle se mettait au piano, prise d'un scrupule, croyant avoir oublié un passage important; à peine assise, la pensée de ses gants gris perle la turlupinait : seraient-ils assez « frais » ou devrait-elle avoir recours à l'essence minérale? Tant de choses à la fois dans la tête! Et, soudain, un gros remords : les oiseaux n'ont pas eu à manger! Cela ne s'était jamais vu; serins, chardonnerets et pierrots, acharnés sur des graines vides, accueillirent son entrée avec des chants de triomphe, tandis que la colombe, plus familière, venait se percher sur son pouce. 152 BRISAGIER oo .Par grande exception, on avait ouvert les persiennes des chambres inhabitées, afin que Louisa pût s'habiller devant l'armoire à glace» De son lit, Jacques Grandhomme lui cria : — Ah ça! tu fais donc une toilette de mariée, aujourd'hui? Son cœur battit : bientôt peut-être, en effet, elle arborerait une véritable toilette de mariée; mais, ce jour-là, le cousin aurait., lui aussi, des vêtements neufs» oo Toute émue, elle vint se montrer à lui avant de partir, La moire antique, quoi qu'eût pu faire Louisa, gardait encore des rondeurs de crinoline et les manches se gonflaient, comme des ballons à l'amarre-, — Mâtin! dit Jacques simplement, avec un claquement de langue et un geste du doigt qui exprimaient le comble de l'admiration. Mâtin ! répétat—il encore, en caressant sa barbe* BRISAGIER 153 Qu'est-ce qu'ils ont dit, tes oiseaux, de te voir nippée ainsi? Es-tu ficelée, ma fille ! Parole, tu fais honte au fils de mon père,.. Eh bien! les Yankees n'ont qu'à bien se tenir : tu leur montres que leurs millions ne nous épatent pas» Rentre vite, hein, pour me raconter tout ça; surtout, ne te trouble pas, vasy posément, gaiement, à la française! Je t'annonce un succès bœuf. Oui ou non, t'avais-je toujours prédit que ton tour viendrait? Louisa se contentait de sourire sans répondre, car une rude besogne l'absorbait : elle épinglait son chapeati, sorte de casque difforme et pailleté» Et la coquetterie, même chez les moins coquettes, est si merveilleusement entrée dans l'instinct des femmes que, malgré ce déluge d'enthousiasme, sa première parole fut pour dire : — Alors, tu es sûr que tout va bien ainsi?... Tu vois, j'ai suivi ton conseil, 154 BRISAGIER j'ai bourré les manches avec des journaux pour les faire tenir droites. A ce soir, bon ami. Surtout, ne t'agite pas; patiente encore cet après-midi et, demain, tu pourras te lever. Elle susurra, en refermant la porte : — Je voudrais que ce fût déjà fini! Et elle sortit en remplissant le petit corridor d'un riche bruissement de soie, symbole de confort et de luxe qui combla d'aise le peintre en menus. — ...Mrs Gorette, s'il vous plaît? demanda Louisa au portier galonné qui faisait le beau devant l'hôtel Métropole. — Informez-vous au lift, répondit l'homme, avec un sourire méprisant pour la robe violette qui éclatait comme un pétard dans la grisaille du jour, car Louisa, malgré la bise de mars, avait trouvé plus élégant de renoncer à sa « visite de broché noir » et de venir « en taille ». BRISAGIER 155 — Au lift? fit-elle sans comprendre. — Eh bien! oui, au lift... Moi, ce n'est pas mon affaire. Le lift?... De quel être mystérieux s'agissait-il! Où pouvait bien trôner cette Providence des hôtels chers? Gênée par son corsage trop étroit, par ses manches qui se dressaient de chaque côté de sa tête et l'empêchaient de voir, Louisa fut prise d'un accès de timidité si violent qu'elle faillit se sauver; mais un jeune singe vêtu de rouge vint à son secours : — C'est le lift que vous cherchez? — Oui, c'est-à-dire... — Là, au fond. Le petit nègre la conduisit à l'ascenseur. — Quel étage ? — Je vais chez Mrs Gorette, articula-t-elie lentement, comme si ce noiii était un Sésame qui devait impressionner tout le monde. 156 BRISÂGIER La corde glissa; d'un bond, Mlle Brisacier fut déposée sur un palier et in» troduite dans un grand salon. La gorge serrée, les jambes flageolantes, elle errait en vain au milieu d'une foule qui parlait des langues inconnues,, sans parvenir à trouver la dame nu-tête qui lui désignerait à coup sûr sa généreuse protectrice. 11 fallait du temps à Louisa pour fixer dans sa mémoire les nouveaux visages ; elle n'avait pas prévu cette péripétie. Ses manches l'aveuglaient positivement : entre elles deux, elle se sentait plus petite encore que d'ordinaire et, de toutes ses forces, elle souhaita de mourir3 là, tout de suite, et sans explications. Enfin, la plus empanachée de toutes les femmes s'avança vers elle et lui cria insolemment : — Pardon, vous voulez, Médème? L'Américaine avait des dents en or qui brillaient comme des lampes à a r c . BRISAGIER 157 — Je suis Mlle Brisacier, la pianiste, balbutia Louisa interloquée, voyant venir le moment où on la chasserait. — Oh ! je ne vous reconnaissais pas ! dit Mrs Gorette en riant d'un rire de clown. Je vous avais vue toute chevelue ; en chapeau? vous paraissez beaucoup plus vieillarde, je dis! Mes petites cousins sont pas encore là; mais, si vous voulez bien jouer un de vos machines en attendant de bridge, nous écouterons, Louisa, toujours docile, s'assit sur un tabouret pivotant, et tenta de tirer des sons d'un piano étonné, objet d'ornement plus que d'utilité*, Elle se dérouilla les' doigts avec des flonflons de Ravina5 sans faire cesser une seconde le bavardage des perruches en rupture de forêt-vierge assemblées là, et ces bribes de phrases qu'elle ne comprenait pas9 ces roulements espagnols et ces piaulements anglais lui 158 BRISAGIER donnaient des distractions, lui faisaient craindre une bévue, un arrêt subit de mémoire. Et puis, un mot l'avait inquiétée : bridge. Pourquoi le bridge ? Quel rapport entre ce jeu de cartes et une séance musicale? Et elle, alors, et les autres artistes, quand viendrait leur tour?... L'entrée des sœurs Puga fît un tel vacarme que Louisa jugea prudent de s'arrêter et se leva, aussitôt entourée par ses trois élèves, happée par leurs exubérances et leurs clameurs joyeuses. — Ah! mademoiselle Brisacier! — Nous avions parié que vous n'ose« riez pas venir ! — Que vous êtes belle, mademoiselle ! Regarde donc, Agnès, Mlle Brisacier a une robe de couleur ! Elles trouvaient stupéfiant de rencontrer leur vieux professeur en dehors des heures de leçons et de voir mêlée à une solennité de ce genre dont elles BRISAGIER 159 se faisaient tant de joie celle qui représentait toujours, l'inévitable corvée des études. — Chères petites, allons, allons, soyez raisonnables ! disait Louisa tout en se dégageant de leurs étreintes, un peu vexée de ces attentions excessives et de tant d'émoi pour une robe neuve. Mrs Gorette les sépara d'ailleurs, autoritaire comme une maîtresse de ballet : —- Agnès, Manuel, Bella, let us go and bridge. — 1s that so ? firent les trois sœurs, la bouche en rond. Il y eut un brouhaha de petites tables et de chaises, une bousculade qui fît se réfugier la pianiste derrière son piano, confident d'occasion dont elle connaissait au moins le langage; puis, tout le monde installé, Mrs Gorette déclara : — Vous pouvez y aller, maintenant, mamézelie. 160 BRISACIER Mlle Brisacier « y alla »? en effet; elle commença par la <r Tarentelle inédite de M. Rossini », manquant de cou» rage pour Xannonce habituelle ; elle continua par les différents morceaux qu'elle avait préparés depuis deux semaines, mais sans entrain, sans feu sacré; ses chimères se dégonflaient, son enthousiasme se changeait en étonnement, en mauvaise humeur, en chagrin. Elle comprenait, maintenant, ce qu'on attendait de son talent ; comparse sans intérêt, accompagnatrice d'acrobates, Mlle Brisacier était ici ce qui vient juste après le phonographe dans la hiérarchie musicale, et les bravos qu'on lui lançait distraitement, et à contre-sens, lui faisaient l'effet du sou qu'on jette à l'orgue de Barbarie pour ne plus entendre ses complaintes. Quelle fantaisie avait passé par la cervelle quarteronne de Mrs Goretle? À quel engouement, à quel caprice de 161 BRÏSACIER charité avait-elle cédé en invitant Louisa? Quel projet mort-né représentait, au milieu des « saas-atout », des jeux « en force » ou « en faiblesse », l'ancienne élève de Marmontel ? Celle-ci se le demandait encore en jouant une difficultueuse rapsodie de Liszt dont on n'attendit pas la fin, car l'heure était venue de goûter0 Une fois de plus, les Puga exécutèrent autour de Louisa leur danse du scalp; elles la bourrèrent exagérément de petits fours et de café glacé; leur empressement semblait lui dire, avec une cruauté vaniteuse de jeunesse riche : — Profitez-en donc, mademoiselle Brisacier, puisque, aujourd'hui, par exception, vous pouvez manger à votre appétit! Et, au moment où elles s'apprêtaient à découvrir enfin par quel miracle les manches de Louisa pouvaient bien s'éru11 162 BRISAGIER per ainsi, comme deux ailes, — elles ne pensaient qu'à cela depuis le commencement de la « matinée » ! — Mrs Gorette présenta à la vieille fille une gerbe emmaillotée de papier, ainsi qu'on fait pour les grandes vedettes,. — C'est superbe ! Quelle genious maîtrise ! A bientôt, mamézelle ! lui dit l'Américaine en manière de congé et sans préciser de jour. Péniblement, Louisa gagna la porte après avoir embrassé ses chères petites élèves, encombrée par son bouquet qui lui barrait le passage. Ces fleurs l'obligèrent h prendre un fiacre : il était impossible de les trimbaler à pied jusqu'aux Ternes ; de plus, il se faisait tard et Louisa songeait à Jacques. Pendant le trajet, elle ne résista pas à ouvrir un coin du papier, tout odorant de roses et de îilas : une enveloppe se balançait au bout d'une lige. BRÏSAGIEK 163 — Le cachet! s'écria-1-eile. C'est vraiment une attention délicate qui rachète le reste, de l'avoir dissimulé dans les fleurSo A combien estimait-on son talent? Cent francs, qui sait? Peut-être même davantage,, Avec une pareille fortune ! Elle aurait voulu pousser elle-même la voiture pour vérifier enfin la somme, car il faisait nuit et le billet pouvait tomber et se perdre* Le fiacre payé, — quarante sous9 sans attendre la monnaie ! — fébrilement? sous le bec de gaz de l'escalier, Louisa déchira l'enveloppe et lut sur une carte : M18 W--J-Z. GORETTE qui vous prie d'accepté cette modeste souvenir. Mais- Louisa eut beau fouiller et décortiquer le papier, elle ne trouva rien d'autre. L'excentrique joueuse de bridge avait oublié de joindre à sa 164 BRISACIER carte « la souvenir » en question, modeste, en effet, au point d'être invisible. Peut-être aussi Mrs Gorette voulait-elle simplement parler des fleurs. Certes, Mlle Brisacier avait eu de nombreux déboires et croyait connaître toutes les formes de la déception; mais jamais encore, depuis cinquante années de servitude, semblable aventure ne lui était arrivée. VII — Eh bien? fit Jacques Grandhomme, avec l'impatience des malades qui ont couvé toute la journée une même pensée. Tout a bien marché, Louisette? Elle s'assit, les mains pendantes, et soupira : — Ah! mon ami !... Presque à voix basse9 avec des accents de détresse, sans pitié pour le cousin qu'elle désolait par ce navrement, toute au désir enfantin de soulager sa peine, elle lui conta son odyssée. Le peintre en menus s'agitait, 166 BRISAGIER grondait dans sa barbe, interrompait Louisa d'une exclamation, et, quand elle eut fini, il poussa un gros juron. Les embêtements quotidiens, on les acceptait, ils étaient l'ordinaire de l'existence, et depuis si longtemps on vivait avec eux ! Ils semblaient presque indispensables et on n'en sentait plus le goût. Mais qu'une aubaine inespérée, unique, donnât lieu à une si grande désillusion? voilà ce que Jacques ne pouvait admettre0 — J'espère que tu vas lui dire son fait, à cette Huronne ! cria-t-il violemment. Louisa le regarda sans comprendre. La révolte lui était si étrangère, le malheur l'avait si bien façonnée en forme d'esclave, qu'elle ne supposait pas qu'on eût dans la vie d'autres armes que la rancœur et les lamentations stériles. — Comment veux-tu? lui réponditelle. 11 n'y a rien à faire. BRISACIER 167 — Au moins, renvoie-lui les fleurs^ ce sera plus digne» Effrayée maintenant de l'importance que Jacques attachait à cet épisode, Louisa songeait aux trois élèves qu'elle risquait de perdre d'un coup si elle se permettait quelque incartade envers Mrs Gorette. — Voyons., Jacques, calme-toi. Je n'oserai plus parler si tu prends tout au tragique. En renvoyant les fleurs, il ne me resterait rien et nous n'en serions pas plus avancés. Une autre fois, je tâcherai d'être moins timide et je ferai mes prix à l'avance, voilà tout. Le vieil artiste déclara « qu'il avait dîné » ; Louisa n'avait pas faim non plus et alla se coucher de bonne heure, accablée par tant d'émotions, bien qu'elle eût le sommeil léger depuis quelque temps. Jacques Grandhomme dormit .mal. Rarement, la taquinerie du sort l'avait 168 BRISAGIER révolté à ce point. Il rêvait de châtiments formidables infligés à tous les mauvais riches qui encombrent la terre, et finissait par trouver que, s'il y avait un Bon Dieu, il ferait mieux de ne pas toujours donner tort aux pauvres. Lui, il était un homme, que diable, un gaillard, un artiste! Il savait se retourner; mais cette pauvre petite Louisa, sans défense aucune et toujours attaquée, c'étaittropinjuste,toutde même... Il s'assoupit seulement au jour, bercé par une valse matinale. Louisa, tôt levée, faisait travailler une jeune fille obèse qui venait du Luxembourg deux fois par semaine, à l'heure où les chiffonniers se promènent encore, contentant à la fois son régime et ses goûts musicaux. Lorsque le peintre en menus s'éveilla, Mlle Brisacier était installée auprès de lui, rendue à ses humbles lainages coutumiers. BRISAGIER 169 — Bonjour, Louisette! Ah! nous ne sommes plus sur notre trente et un, aujourd'hui ! Avec tout ça, tu en es pour ta belle robe, toi, mon pauv' chien. A quoi pourrait-elle bien te servir, maintenant ? 11 riait, pour lui faire oublier son chagrin; elle se mit à rire aussi, d'un rire nerveux, à l'idée folle qui lui traversait la tête; elle avait envie de lui répondre, tout de go : — Pour le jour de notre mariage, bon ami! Elle se retint et dit simplement : — Ce sera pour la prochaine occasion. Puis, réfléchissant une minute, elle reprit : ™ Il faudrait une bien grande occasion, en tout cas, et je ne vois pas trop laquelle. Évidemment, Mrs Gorette ne pense déjà plus à moi et les petites Puga sont si légères qu'il n'y a rien à 170 BRTSAGIER espérer d'elles. Non, à part le concert, ma pauvre robe,»* Jacques semblait ne plus l'écouter; il l'interrompit : — Jje vais pouvoir me lever, aujourd'hui, n'est-ce pas, petite fille, c'est promis? — Sois prudent, au moins» Tu n'as plus d'oppression? Il respira largement pour montrer qu'il n'étouffait plus» — Là, tu vois. Et je me fais vieux au lit, avec tous les projets qu'il y a làdedans, ajouta-t-il en se frappant le front. C'est incroyable ce que les méninges peuvent travailler quand on ne fiche rien. Depuis que je suis couché, j'ai combiné au moins une dizaine de décorations différentes, et pas de la gnognote, fichtre ! Je vais renouveler mon genre, et, puisqu'ils veulent de l'art nouveau, comme ils disent, ils seront servis ! BRISAGIER 171 Louisa l'écoutait, en extase» Quel talent, tout de même, quelle énergie^ ce Jacques ! Elle oubliait le résultat presque risible, le gagne-pain problématique : son cousin restait toujours l'orgueil de la famille, celui dont on attendait des chefs-d'œuvre. L'admiration est une plante merveilleuse qui s'accroche où elle peut? orne les sols les plus arides et recouvre les arbres morts, — Tu vas gagner beaucoup d'argent,, bon ami, dit-elle avec respect. Elle préparait les vêtements de l'artiste. Il tortilla d'un doigt sa barbe de vieux modèle : — A propos d'argent (il pesait ses paroles), il y a une chose qui me tracasse» Pendant que fêtais aplati par la grippe, je me suis dit que je pourrais m'en aller, moi aussi, un jour ou l'autre, comme les camarades. eo — Jacques, veux-tu te taire? 172 BRÏSÂGIER — Dame! ça n'arrive qu'une fois, mais ça arrive à tout le monde. Ne m'interromps pas, ma fille. Après la mort de ta maman, j'ai écrit sur un bout de papier que tout ce qui est ici t'appartient, y compris les meubles de ma chère vieille. (C'est sa mère qu'il appelait ainsi.) Tu penses bien que mes bourgeois de neveux ne se gêneraient pas pour se jeter là-dessus comme les sauterelles sur l'Algérie. Pas de ça, Lisette ! Seulement, ce papier qui est par là, dans un tiroir de mon secrétaire, je ne le trouve pas assez explicite; je veux faire un vrai testament, le plus tôt possible, quelque chose de bouclé, enfin. Puisque tu donnes des leçons à la petite Mangemaison, son père ne te refusera pas de nous rendre ce service, je suppose. — Mon Dieu, pourquoi parler de tout cela? répondit Louisa. Tu es plus jeune que moi, tu m'enterreras, bien sûr; ça BRISAGIER 173 rentre dans Tordre. C'est à moi, au contraire, de prendre mes précautions pour le jour où tu resteras seul. J'y ai songé déjà..„ Seulement.,, seulement... si tu voulais... Sa figure creusée exprimait une telle angoisse, ses lèvres gercées tremblaient si fort que Jacques la crut malade* — Ben, voyons, Louisette, qu'est-ce qui te prend? Assieds-toi* — Je n'ai rien, mon bon ami9 je t'assure, bredouilla-t-elle en fourrageant le feu avec les pincettes pour ne pas regarder son cousin; ce que j'avais à te dire... ce que... Sûrement, tu vas me trouver folle.,. Mais, dans notre intérêt à tous deux... Mme Chadenay elle-même m'a... oui, je puis l'affirmer, cette bonne petite Jeanne m'a encouragée» oo Puisque ce... ce notaire.», par la même occasion... Un contrat, c'est mieux qu'un testament, n'est-ce pas?... 174 BRISACIER Enfin, mon pauvre ami, que penseraistu de nous marier?... Honteuse, éperdue, elle ferme les yeux de toutes ses forces, se demandant où elle a puisé le courage de parler, attendant une exclamation, une des plaisanteries habituelles de Jacques, qui va lui crever le cœur. Mais quelle surprise, quelle folie d'entendre la voix du peintre en menus, un peu plus grave, semble-t-il, lui répondre: — Toi aussi, tu as eu cette idée-là? Voilà longtemps qu'elle me tracassait, figure-toi, mais je craignais de te faire rire.. ... Pendant une heure, ils parlèrent tous deux ensemble, se mangeant leg mots dans la bouche ; ils énumérèrent à qui mieux mieux les bienfaits que leur apporterait ce nouvel arrangement, — d'un accord tacite ils disaient arrangement'pour éviter le mot mariage; ils devinaient confusément la gêne qu'eût BRISAGIER 175 fait naître entre eux une seule minute de silence : les conversations pratiques ont une solidité apparente qui fait croire à leur importance ; elles permettent d'écarter les paroles plus réelles. Mais, quand ils eurent fini ce chapitre et que Jacques en vint à se rappeler leur jeunesse, à s'attendrir sur leur longue vie en commun, Louisa profita des douze coups de midi pour rompre Fentretiei* : — Il faut te lever avant le déjeuner, mon petit Jacques. Si tu as besoin de moi, je suis à côté, dans le salonUne touchante pudeur s'était emparée d'elle : sans doute, leurs deux cœurs se trouvaient à l'unisson, à présent; mais, jadis, le cœur de Louisa avait battu bien fort pour Jacques Grandhomme, à une époque où celui de l'artiste était occupé ailleurs» Elle ne voulait pas encore remuer le passé; plus 176 BRISAGIER tard, elle verrait, mais pas aujourd'hui, pas tout à la fois! Elle avait besoin de communiquer à quelqu'un le trop-plein de chaleur qui bouillonnait en elle, et, suivie de son serin préféré, — un beau serin tout blanc, dont la mère avait fauté avec un chardonneret^ — elle venait de s'asseoir à son cher piano, quand un grand cri, suivi d'un bruit de chute, la bouleversa. Folle d'inquiétude, espérant aussi que peut-être ce vacarme venait de l'étage au-dessous, elle courut jusqu'à la chambre de son cousin. ... Jacques Grandhomme était étendu sur le dos, une jambe repliée sous lui, les yeux écarquillés. — Jacques, Jacques, relève-toi ! implora-t-elle, en essayant de le prendre dans ses bras. Faible et maladroite, elle ne put que lui soulever la tête ; puis, elle se traîna jusqu'au palier pour appeler au secours. 177 BRÏSAGÏER Les concierges l'aidèrent à porter le peintre en menus sur le lit et s'en furent,chercher un médecin* Pendant ce temps, Louisa épuisait au hasard tous les remèdes connus d'elle : frictions à l'eau de Cologne, arnica9 compresses d9eau sédative, sans parvenir à ranimer le vieil artiste. Enfin, le médecin arriva, — le même qu'on avait fait venir pour le rhume de Jacques, un de ces pauvres bougres, toujours pressés,, souvent plus à plaindre que leurs malades, et qui n'ont que le temps de bâcler une ordonnance, sans se soucier d'un diagnostic plus complet. Il se pencha sur le corps, fit le geste de quelqu'un qui n'y peut rien, puis, s'adressant à Mlle Brisacier : — Avait-il de la famille? — Mais c'est moi, sa famille, monsieur le docteur, gémit Louisa. — Alors, il n'y a plus rien à faire, madame6e. Votre parent a été foudroyé 12 178 BRISAGIER par une embolie au moment où il mettait le pied par terre... Louisa n'entendit plus ce qu'il lui disait, ni les lamentations des concierges; elle ne le vit pas sortir... Elle comprenait seulement que Jacques Grandhomme était mort et que c'était fini, que tout était fini... Il faut longtemps pour réaliser de pareilles catastrophes; le premier jour on n'y croit pas ; tout en pleurant, tout en se désespérant, et malgré la sinistre vision qu'elle avait devant les yeux, il lui arrivait inconsciemment de se dire : — Quand Jacques va rentrer, il me consolera. Le soir, lorsque Mme Letard fut descendue, pendant que la fruitière d'à côté — voisine curieuse autant que secourable', dont le mari était allé déclarer le « décès » avec le concierge — dînait plantureusement sur un coin de la table à manger (rien ne creuse les BRISAGIER 179 commères autant que ces heures d'épouvante), Louisa? sûre que personne ne la dérangerait, entra sur la pointe des pieds dans la chambre de Jacques, déjà disposée avec Tordre respectueux dont les plus humbles savent honorer la mort Elle s'avança entre les deux bougies allumées et le bouquet de Mrs Gorette qui achevait de se faner sur la couche funèbre, et, sans dégoût, sans effroi, elle contempla avec une tendresse infinie le masque cireux que soutenait une mentonnière et posa longuement ses lèvres sur le front du peintre en menus. Ce fut son baiser de fiançailles. ... Le lendemain, aveuglée par les larmes qui lui brûlaient les yeux, tandis qu'elle écrivait les lettres de faire-part, obsédée par la crainte d'oublier quelqu'un d'important, Mlle Brisacier, voyant l'adresse des neveux de Jacques, 180 BÏUSAOIER se rappela le papier dont il lui avait parlé* Coûte que coûte, il fallait le retrouver, ce papier, sous peine devoir disparaître une partie des précieuses reliques et jusqu'à la défroque du pauvre cousin. « Un tiroir du secrétaire y>$ avait-il dit le matin même de sa mort.. Tout le jour, elle chercha, elle fouilla dans le désordre insensé de ce meuble, alla jusqu'à retirer les tiroirs l'un après l'autre pour être sûre que rien n'avait glissé à l'intérieur du secrétaire, sans parvenir à retrouver le testament. Il y en avait3 pourtant, des paperasses, làdedans, et de ces souvenirs, et de ces projets de dessins qui remplissaient de sanglots la poitrine de Louisa! Ce croquis, informe, première manière de YAndalouse, qui ornait une de ses œuvres, et ces innombrables motifs de menus, naïvement aquarelles ! Toute une existence illusionnée et laborieuse BRÏSACIEB 181 tenait dans le vieux meuble, depuis d'anciennes lettres que Louisa s'interdisait de lire? jusqu'à des têtes sculptées dans des marrons d'Inde et de petites boîtes décorées de pépins de poires, œuvres patientes des longues soirées d'hiver» La table, la commode, elle bouleversa tout, farouche comme si elle avait volé, suppliant à voix basse le vieux cousin, encore étendu là, de lui dire où était le papier. Mais les morts ne s'occupent plus des vivants. Louisa comprit ce qu'il allait arriver et une horrible angoisse doubla son désespoir. Le matin même de l'enterrement, un coup de sonnette attendu et redouté depuis deux jours retentit à ses oreilles comme la trompe de TApocalypse : avant même qu'ils entrassent elle savait que les neveux de Jacques Grandhomme étaient lào On s'embrassa. Mile Brisacier, plus peureuse, plus 182 BRISAGIER troublée que jamais, bégaya, croyant les attendrir et modifier leurs projets : — Je... Je dois vous dire que nous étions fiancés... Ils eurent ce « Tiçjis ! » qui ne signifie rien et qui évite aux êtres vulgaires de donner leur avis, et n'insistèrent pas. Polis, d'ailleurs, convenables, ils se conduisirent en gens forts de leur droit, qui font sentir à quel point toute discussion serait oiseuse et préfèrent agir galamment. — Nous ne ferons prendre tout cela qu'à la fin de la semaine, ma pauvre cousine, dirent-ils à Louisa ; que vous ayez au moins le temps de vous retourner. Nous aurons vite terminé la vérification, car nous avons gardé l'inventaire fait à la mort de notre grand' tante. Inconsciemment? docile et stupide, Mlle Brisacier alla de l'église au cimetière, elle revint du cimetière chez elle, BRISACIER 183 pujs elle s'enferma avec ses oiseaux, errant d'une chambre à l'autre, s'asseyant, tour à tour, dans chacun des sièges qui allaient la quitter, caressant les armoires, parlant aux tableaux, les mêlant avec son cousin dans un même adieu. A quoi bon s'obstiner? Des hommes de loi, des frais, des procès? Ne savait-elle pas d'avance qu'elle serait toujours brimée, par la vie comme par les gens ?... Elle vécut ainsi pendant quelques jours, lamentable, horripilée tous les matins par la femme de ménage qui lui demandait ce qu'elle voulait « pour son manger ». Elle s'en souciait bien! Quel besoin avait-elle de manger? Son chagrin la nourrissait : elle était veuve, veuve deux fois. Elle se permit simplement une observation en surprenant l'affreuse mégère qui vidait tout le sucrier dans un bol fumant. 184 BRISACIER — Ehbien! que faites-vous donc? lui dit Louisa. — Comme vous voyez, mademoiselle, je prends mon café au lait, riposta l'autre cyniquement. Que voulez-vous ! quand les gens sont dans le malheur, on en profite ! Elle était bien sûre de l'impunité, cette vieille, car elle devinait la gêne où se débattait depuis l'enterrement MlleBrisacier, qui avait eu recours une fois de plus aux Chadenay et aux Guestault; La fin de la semaine arriva. L'un des neveux de Jacques, une tête gonflée et sentencieuse d'habitué d'estaminet, ganté de noir, —» seule marque de deuil qu'il portât, — se présenta, escorté d'un sordide clerc d'avoué et d'un déménageur. Il y eut une lecture, odieuse, implacable, véritable appel de condamnés, et, à midi, il ne restait plus rien de la BRISAGIER 185 chambre du peintre en menus. Le lit et la toilette de Mme Grandhomme avaient disparu également ainsi que l'armoire à glace, les fauteuils de Mlle Busne^ et les chaises de la salle à manger léguées, autrefois, par la bossue à son neveu. Seuls, le salon, les chambres de Louisa et de sa mère restaient intacts, et elle obtint à grand'peine de garder une douzaine de mouchoirs, qui avaient appartenu à Jacques Grandhomme» — Ce n'est pas pour m'en servir, messieurs, expliquait-elle en pleurant C'est pour avoir quelque chose qui me le rappelle, vous comprenez! Ce jour-là, il fallut un rade courage à Mlle Brisacier pour se remettre à donner ses leçons. VIII Dans l'entourage de Louisa, on fit d'abord ce qu'on put pour adoucir son chagrin. Ceux qui ne la secoururent pas pécuniairement lui prodiguèrent les encouragements et les « bonnes paroles ». Les consolations prennent volontiers la forme de conseils. Elle eut donc à subir les avis innombrables, tous les (( si vous m'en croyez » et autres « moi, à votre place » qu'on distribue à tort et à travers aux gens malheureux. Elle les acceptait tous, quels qu'ils fussent, avec componction: mais ils se contredisaient à ce point BRISAGIER 187 que, si Louisa les eût suivis, elle aurait fait un procès aux neveux de Jacques Grandhomme, tout en allant vivre avec eux; elle fût devenue, à la fois, dame de compagnie, pensionnaire d'une maison de retraite, teneuse de kiosque, ouvreuse dans un théâtre subventionné, et institutrice à domicilee Toutes ces beautés, d'ailleurs, on les faisait défiler devant elle pour le plaisir de dire quelque chose et d'énumérer tous les moyens excellents qu'a une pauvresse de n'être à charge à personne, sans toutefois lui proposer le moins du monde de lui en fournir aucune immédiatement. Elle promit à Mme Guestault de renoncera sa femme de ménage; mais Mme Chadenay, seule confidente de ses brèves accordailles, ne put la décider à quitter son appartement dont il était devenu, hélas! superflu de lui dire qu'il était trop grand pour elle. 188 BRISAGIER Plus que jamais, Louisa s'acharnait à y vouloir rester : cette maison se changeait en une espèce de temple plusieurs fois sacré. La pitié s'essouffle vite Deux mois après la mort de Jacques Grandhomme, personne ne se souciait plus de lui, et, sans aucune méchanceté, les gens prenaient un air excédé quand Louisa parlait encore de son cousin. On lui disait : — Vous avez meilleure mine... Vous commencez à vous remettre... On exigeait aveuglement qu'elle se fût consolée et on détournait la conversation de ce sujet pénible afin de la distraire» Elle se prêtait avec résignation à tant d'optimisme: sa conjonctivite chronique avait habitué chacun, dès longtemps, à lui voir des larmes dans les yeux, et, bravement, elle continuait son métier de professeur : Hélène Roulette, Geneviève Bricognet et les sœurs Potestal redevinrent, en BRISÂGÏER 189 apparence, son unique préoccupation ; les demoiselles Puga aussi, brouillées depuis peu avec Mrs Gorette9 qui les accusait de vouloir capter son héritage et venait de partir prématurément pour Dinard, après mille mésaventures d'hôtels et de domestiques qui lui avaient fait connaître tous les juges de paix de Paris..» Sa journée finie, par exemple, Louisa se rattrapait. Ne pouvant plus parler de Jacques Grandhomme avec personne, elle s'entretenait de lai avec sa colombe et ses serins : — Un si brave homme ! soupirait-elle en changeant l'eau des petites baignoires et en jetant du sable frais sur le fond des cages. Pauvre homme ! N'est» ce pas, Fifi, que c'était un brave homme, ton vieil ami? demandait-elle à la colombe, qui picorait son grain avec avidité., Ah oui! an bien brave homme que mon pauvre mari! 190 BRISAGIER Et, soudain, elle rougissait comme si les oiseaux avaient pu la comprendre. Dans la chambre du peintre en menus., froide et vide, elle passait des heures à s'hypnotiser sur le papier de tenture : la place des meubles et des cadres y était encore visible, en traces plus foncées. Au milieu de ce mobilier fantomatique, Louisa revivait les heures de naguère, la douce confiance de tous les instants, le réconfort qu'elle était toujours assurée de trouver làc Elle croyait entendre la bonne voix de Jacques : — Ne te fais donc pas de bile, ma fille, tout cela n'a pas d'importance. Voyons, où ira-t-on dimanche, pour se décarêmer un peu?... A présent, personne pour la remettre d'aplomb, personne qui lui donnât le courage de vivre et, surtout, personne qui l'appelât par son petit nom. Louisa n'existait plus; ce qui la rattachait BRISACIER 191 encore à son enfance, à sa jeunesse, était effacé : pour tout le monde, jusqu'à sa mort, elle serait désormais Mlle Brisacier. Elle s'imaginait aussi que, si elle eût porté le nom de Grandhomme, la solitude lui aurait moins pesé. Mais, à force de vivre avec des spectres, il arrivait qu'après le dîner une terreur sans cause fondît sur elle; le plus vite qu'elle pouvait, elle descendait dans la loge, demandait un renseignement quelconque et s'attardait en flâneries interminables, jusqu'à l'heure où les concierges se couchaient. Louisa regagnait alors tristement son logis, enviant ces gens qui connaissaient encore le besoin et le bonheur de s'endormir, tandis que l'âge commençait pour elle où le sommeil vient tard et s'enfuit tôt, comme si, avant de sombrer dans la longue nuit de la mort qui ne finit plus, la nature humaine voulait 192 BRISAGIER profiter goulûment de ses dernières heures de grâce» Bientôt, même5 Louisa ne prenait pas la peine de dissimuler son horreur d'être seule; un après-midi où ses leçons l'avaient laissée libre de meilleure heure9 elle dit humblement à la mère Letard : — Montez donc un moment, puisque voire mari est là ; je m'ennuie tant chez moi ! Nous causerons un peu. C'était une déchéance de plus. Mlle Brisacier abdiquait son rôle de vieille demoiselle «comme il faut», qui garde ses distances. La cousine du baron Anjorand5 vice-président du Jockey, Palliée des Saint-ChristolMirande, qui reçoivent dans leur hôtel de la rue Vaneau les rois en voyage, devenait l'égale de ce petit monde qu'elle avait si longtemps méprisé; elle y trouvait des oreilles attentives et jamais lassées^ une expansion bavarde 193 BRISACIER qui lui tenait compagnie. Elle connaissait tous les domestiques de la maison par leurs noms, prenait goût aux potins d'office, et même, depuis que le printemps avait fait éclater les bourgeons, le dimanche, elle « tenait » la loge et tirait le cordon, arrêtant celui-ci ou celle-là pour un bout de causette, pendant que Mme Letard, son mari et son fils allaient prendre l'air sur les fortifications. Tout lui valait mieux que les soirées passées dans son salon, livrée au chienet-loup qui n'en finissait pas, privée du semblant de foyer que suffisent à créer une lampe et un feu économique de pavés de bois ; ses mauvais yeux Peluchaient de lire, et la musique, dont l'écho se prolongeait dans les chambres vides, la faisait sangloter. Elle enviait tous ceux qui habitent une mansarde. Ils sont comme dans une cabane, ceuxlà, bien à l'abri, chez eux, au lieu que 13 194 BEISAGIEH toutes ces portes ouvrant sur le même silence, sur le même crépuscule, à droite, à gauche, partout, multipliaient l'épouvante et le désespoir Tout en maudissant l'appartement dont elle ne pouvait s'arracher, — amour inguérissable et qui la torturait, — Louisa finissait par se réfugier dans sa chambre avec ses oiseaux, par abandonner le reste à la nuit et à l'inconnu. Enfin, elle s'aperçut, un jourf que ses leçons elles-mêmes l'excédaient; tandis que, jusqu'ici, elle redoutait le moment des vacances, avec leurs longs mois de désœuvrement et d'économies forcées, cette année, au contraire, leur approche lui faisait l'effet d'une délivrance : Louisa était comme ces malades pour qui tout mouvement est une douleur nouvelle... IX Les élèves de Mlle Brisacier se furent bientôt dispersées aux quatre coins de la France, fuyant, selon la fortune ou les goûts de leurs parents, vers les grèves élégantes et les plages que baigne parcimonieusement la mer, vers les villes d'eaux où Ton s'a,muse et celles où l'on rit moins, vers les montagnes, les lacs et les paisibles demeures familiales. La fin de juin, toute résonnante du carillon des coucous et qui prolonge le jour jusqu'à l'aube, juillet secoué d'orages et lourd de blés mûrs, août vêtu 196 BRISACIER de fleurs en l'honneur du soleil, septembre poisseux de fruits, octobre que rougissent les vendanges et que dorent les forêts, novembre surpris par les premières gelées, passèrent tour à tour sans que nul songeât à Louisa. D'habitude, elle écrivait peu; une lettre ou deux dans le courant de l'été pour demander des nouvelles et ne pas se faire oublier, car on ignorait encore les cartes postales. Cette saison-là, elle ne donna pas signe de vie, mais on ne s'en souciait guère. Les uns disaient : — Elle a toujours été paresseuse à écrire» Les autres affirmaient : — Maintenant que son cousin est mort, elle a de petites rentes, vous verrez qu'elle ne donnera plus de leçons. Le plus grand nombre ne disait rien du tout, o* Évoluant parmi des mondes différents et des familles qui ne se con- BRISAGIER 197 naissaient pas, il n'y avait aucune chance pour qu'on s'informât d'elle ou qu'on s'en inquiétât ! Mme Chadenay quittait sa terre de Mauves? près de Nantes, aux environs du 15 novembre. Peu de jours après son retour^ elle se disposait donc à prévenir Mlle Brisacier5 quand un matin, on lui annonça Mme Guestault. Depuis des années, les deux femmes entendaient souvent parler l'une de l'autre par le vieux professeur; elles se voyaient au concert annuel, avaient parfois échangé une parole, mais ne s'étaient jamais liées. Il y a tant de sociétés à Paris, en dehors même de ce centre immuable et morne qu'on appelle le « Monde » et qui groupe justement l'élite de toutes ces sociétés, et les « secondes sociétés », comme on dit à Bruxelles, sont séparées par des cloisons tellement étanches5 qu'on est aussi 198 BRISACIER étranger de Fuoe à l'autre que si Fou y parlait des langues différentes» Mme Guestault était le type représentatif de la riche bourgeoisie créée par le gouvernement de Juillet, Grande, lente dans ses mouvements, avec un insignifiant visage inutilement grave, elle semblait imbue d'obscurs devoirs austères et s'emprisonnait dans sa féconde vertu comme dans un scaphandre; tout le contraire, enfin? de l'élégante, de la brillante Mme Chadenay, qui personnifiait le luxe et les inventions modernes, aimait tous les sports et s'imaginait être une femme « à la mode » parce qu'elle ne manquait jamais une « première » ! D'instinct, Mme Guestault reprochait à Mme Chadenay sa gaieté aussi bien que ses jolis chapeaux, également blâmables chez une femme qui a dépassé la quarantaine, et Mme Chadenay, de son côté, trouvait Mme Guestault ennuyeuse et un peu comique, BRÏSAGÏER 199 D'ailleurs, charitables toutes deux, mais arrivant au même but par des chemins opposés. — Pardonnez-moi d'avoir forcé votre porte, madame, dit tout de suite la sévère Mme Guestault; je sais combien vous vous intéressez aussi à Mlle Brisaciereoe Sans relever le : « Mais comment donc, madamCoo. Eh bien ! qu'y a-t-il ? » dont l'interrompit Mme Chadenay, elle continua : — Je crains qu'elle n'en ait pies pour très longtemps et j'ai pensé que vous voudriez peut-être la voir encore une fcis,0o — Chère Brisacier ! Que lui est-il arrivé ? mon Dieu ! s'écria Mme Chadenay, bouleversée. — La vieillesse, d'abord ; le désordre aussi, l'incurie. Vous le savez comme moi, sans doute, la pauvre fille n'a jamais possédé une doctrine bien affir- 200 BRISACIER mée ; j'en souffrais même pour elle, quelquefois. Elle vivait à vau-l'eau, au jour le jour.». — Mais enfin, madame, le désordre ne fait pas mourir... Mme Guestault eut un sourire condescendant qui signifiait: « Cela vous plaît à dire. » Elle continua : — Quand nous sommes revenus de vacances, le mois dernier, j'ai tout de suite fait signe à Mlle Brisacier. Les études, pour moi, c'est sacré, et, depuis vingt ans, je n'ai pas manqué une seule fois de rentrer à Paris le 1er octobre. Que ne sacrifierait-on pas à ses enfants ! La leçon était pour dix heures, comme toujours. A dix heures et demie, personne. Emilie et Cécile, les pauvres petites, étaient positivement sur des charbons, car elles tiennent de leur mère et font passer le travail avant le plaisir. Enfin, à onze heures moins le quart, nous voyons arriver Mlle Brisa- BRISAGIER 201 cier, qui nous dit à peine bonjour et, sans demander de nouvelles d'aucun de nous, s'installe au piano commeun auto» mate. Tant bien que mal, elle donne sa leçon, puis elle nous quitte avec un « Au revoir! » pressé, en oubliant son sac et son parapluie. Vous pensez, madame, quel était notre étonnement ; nous nous perdions positivement en conjectures !... Au milieu des poncifs et des parenthèses vaniteuses de Mme Guestault, Mme Chadenay, dont l'imagination était vive et concrète, se représentait nettement, cruellement, la vieille Louisa, déjà plus qu'égarée, n'agissant plus que par la force de l'habitude. Quel été elle avait dû passer, seule, sans amis, sans aucun recours !... — Continuez, madame, je vous en prie, dit-elle, après s'être essuyé les yeux, — La semaine suivante, nous atten- 202 BRISACIER dîmes vainement Mlle Brisacier, Je lui envoyai un mot, et le surlendemain, au moment où nous nous mettions à table, nous la voyons entrer*** Ah! madame, de ma vie, je n'oublierai ce spectacle : Mlle Brisacier était nu-pieds dans ses pantoufles, ~ des savates de feutre aux quartiers aplatis, —- et un chapeau dansait en haut de ses cheveux dépeignés, répandus sur ses épaules, jusque-là. Une vraie folle ! Elle souriait sans comprendre notre émotion»,„ Les petites poussent des cris, je les confie à leurs aînées et, tandis qu'on court chercher une voiture, je prends La pauvre fille par le bras ; Mlle Dalony.al, l'institutrice, me suit, et nous descendons l'escalier. Mlle Brisacier me disait, toujours très polie, hochant la tête ;' « Mais enfin, bonne madame, où allons-nous? Où allons-nous donc? » Pendant le trajet, elle se tint tranquille; mais, en reconnaissant sa mai- BRISAGIER 203 son3 elle se mit à pleurer. Je ne suis pas plus sensible qu'une autre, eh bien ! j'avais envie d'en faire autant; cela se comprend, n'est-ce pas? Lorsqu'il y a longtemps qu'on est en relations avec les gens et qu'on leur est tant de fois venu en aide!... Mais, une fois là-haut* j'ai pensé perdre la tête, moi aussi! Un taudis, madame, un taudis comme je n'en ai jamais vu et comme je prie Dieu de n'en revoir jamais. Les portes étaient ouvertes, les oiseaux se promenaient partout comme chez eux : on aurait cru entrer dans une cage.» Il ne fallait pas songer à coucher tout de suite notre malade, car son lit grouillait de vermine et ses draps n'avaient pas été changés depuis peut-être des mois. — Pauvre, pauvre Louisa! répéta encore Mme Chadenay. —•Gomme je le disais à Mlle Dalonval, avec l'ancienne concierge tout cela ne serait pas arrivé ; elle aimait bien 204 BRISAGIER Mlle Brisacier, elle la sermonnait un peu. Mais la nouvelle ne la connaissait pas, vous comprenez, elle la traitait avec des égards exagérés comme si cette malheureureuse eût été de notre milieu..o Toujours est-il que, pendant que Mlle Dalonval téléphonait à mon médecin, je faisais nettoyer tant bien que mal. J'essayai aussi de raisonner Mlle Brisacier, qui n'avait pas l'air de m'entendre du tout. Une fois couchée, elle a paru mieux, elle m'a reconnue, elle m'a parlé, elle s'est excusée de me recevoir ainsi. Pendant trois semaines, elle a eu des hauts et des bas, mais, hier, une nouvelle crise d'urémie est survenue, et, maintenant, c'est fini. Enfin, je n'ai pas de remords, nous avons fait tout ce que nous pouvions. — Elle n'est pas morte? s'écria Mme Ghadenay en se levant. — Elle n'en vaut guère mieux, allez ; BRISACIER 205 elle divague depuis hier matin et, avant demain., elle aura rendu rame» — Mais pourquoi ne m'avoir pas prévenue plus tôt? madame? Je lui aurais parlé encore une fois, au moins, je ne l'aurais pas laissée partir comme cela... Ma mère travaillait avec elle avant que je vinsse au monde, je l'ai toujours connueoo, — Je sais, je sais, chère madame ; que voulez-vous? je n'ai pas osé vous déranger, ni vous émouvoir inutilement d?avances Mme Chadenay comprit que Mme Guestault était une de ces froides vertus qui n'admettent pas chez autrui leurs propres qualités, une de ces bonnes âmes jalouses de leurs « bienfaits ». Pour la solide et austère bourgeoise., il était inadmissible que Mme Chadenay fût autre chose qu'une mère frivole, un oiseau sur le retour; sans doute ne supportait-elle 206 BRISAGÏSFt pas non plus que personne au monde, en dehors d'elle-même, pût se vanter d'avoir secouru Brisacier jusqu'au bout. Lorsqu'elle n'est pas vivifiée par le cœur et Tintelligence et qu'elle ne prend naissance que dans les principes, la charité devient vite âpre et pharisienne* «...Dans le « trois-quarts » démodé de Mme Guestault, qui emmenait les deux femmes avenue des Ternes, Mme Chadenay se faisait d'inutiles reproches, La vie est trop courte ; un jour entraîne l'autre ; les soucis, les devoirs et les plaisirs quotidiens sont si multiples, si variés., que ce qui sort de l'engrenage est toujours différé» Tout ce qui ne s'impose pas directement à nos yeux nous semble confus, lointain, inexistant. Les nattes de Louisa, ses « tapages », ses petites roueries, voilà ce* qu'on retenait d'elle, surtout; sa pauvreté faisait bîoc9 on ne la détaillait pas ; BRISAGÏEE 207 on l'admettait pauvre5 une bonne fois pour toutes» Les détails de cette misère* la mort du cousin9 l'enlèvement des meubles et le reste9 on en parlait une minute pour plaindre Mlle Brisacier ; mais on se les représentait comme des tableaux lugubres, indépendants les uns des autres, des projections rapides et vite oubliées; on ne se disait pas que9 pour elle, c'était une suite, sa vie entière, une série « à la noire », qui aurait une fin quelque jour..» Elle était venue^ la fin, et la vieille spectatrice de tant d'événements allait disparaître, le pauvre calendrier effeuillé jusqu'à la dernière page aurait le sort de tous les calendriers qui disparaissent une fois Tannée révolue... C'est toute sa jeunesse que pleurait Mme Càadenay0o0 « eoLa tête de Louisa sortait des draps, desséchée et chevelue comme une noix 203 BRISACIER de coco. Les mains, inertes sur le lit, étaient fondues, réduites à rien : l'agonie achevait l'œuvre du piano. La concierge, qui lisait son journal, vint au-devant des dames « — Eh bien ? demanda Mme Chadenay... — Voyez-vous? madame, ça ira comme ça peut-être encore deux ou trois heures, à ce qu'a prétendu M* le docteur, répondit la concierge à mivoix. Mais autant dire qu'elle n'y est plus. Tout à l'heure? elle a geint pour boire; maintenant elle se tient tranquille» En entendant parler, Louisa entrouvrit les yeux et remua les lèvres. —- C'est moi, Mlle Brisacier, sanglota son ancienne élève; c'est moi9 Jeanne, votre petite Jeanne, vous savez bien, Mlle Brisacier.9« Ah! mon Dieu! elle elle ne me reconnaît pas... Mme Chadenay embrassait en pieu- 209 BEIBACIER rant les mains de la vieille fille ; d'un geste maternel^ elle croisa sur sa poitrine le châle de laine grise qui se dénouait, elle aurait voulu rattraper en un instant tout le temps qui ne pouvait plus revenir0.0 — Mais si5 mais si, elle vous reconnaît; n'est-ce pas que vous reconnaissez cette dame? dit la concierge, une brave femme expansive, une de ces têtes inévitables qui assistent dans le peuple aux naissances et aux enterrements, plus à Taise avec Mme Chadenay qu'avec la sévère bienfaitrice. Ah ! madameî une si bonne demoiselle! On Taimait bien, dans le quartier, allez! Jusqu'à la mort de ce vieux monsieur défunt, — elle cligna d'un œil malin, — paraît-il qu'elle se mettait en quatre pour venir en aide à tout chacun. Moi, j'étais nouvelle ici, de cet été; alors, je n'osais guère lui parler, n'est-ce pas? On la disait un peu fîère.„o5 j'at14 210 BRISACIER tendais toujours qu'elle commence.., Pendant le vocero de la concierge, Mme Guestault, impassible et rigide, semblait garder cette agonie et tout ce navrement comme un coffre-fort qui lui aurait appartenu en propre. Une plainte sortit du lit. — Tenez,, j e parierais qu'elle demande après sa colombe. Hier, c'était la même chose».. P'tit, p'tit, p'tit... Vou s allez voir qu'elle va la reconnaître, c'te bestiole... La colombe sortit d'un coin en sau^ tillant et Mme Chadenay la mit dans la main de la mourante. D'un mouvement saccadé, hésitant, Louisa éleva l'oiseau jusqu'à elle, le serra contre sa bouche, dressa un peu la tête et murmura : — Ja... Jacques... Puis, elle lâcha la colombe et retomba sur son oreiller; Mlle Brisacier était morte* Longtemps, Mme Chadenay resta BRISACIER 211 agenouillée, accablée de regrets douloureux qui ressemblaient à des remords... toutes les petites douceurs qu'elle aurait pu procurer àLouisa, une fin de vie tranquille, choyée, à la campagne, dans ce grand château de Mauves où on n'avait jamais songé à l'inviter... Mme Guestault s'approcha d'elle. — Pouvez-vous m'aider un moment, madame? Je crois que Mlle Brisacier avait de la famille ; devrons-nous mentionner ces gens sur les lettres? Mme Chadenay regardait une dernière fois cette figure ennoblie par la mort et dont la laideur s'effaçait déjà, ces yeux et cette bouche qui n'avaient eu de regards et de voix que pour les larmes et les plaintes, et, se tournant vers Mme Guestault : — Ses parents proches l'ont reniée, les autres l'ont volée, lui dit-elle. Personne n'a le droit de faire part de sa 212 BBÏSACilER mort, pas même nous, madame. Seulement, si vous le voulez bien, nous partagerons les frais des obsèques. Août 1909, MNANIE A Léort Daudet. La terrasse dii château de Fresville, par un beau soir de fin d'été, harmonieux et lento Sur le couchant vert et or, un graîîd cèdre étalait ses ramures, étirait ses plus menues brindilles avec une netteté si précise que sa silhouette noire évoquait une énorme agate ârborisée. En contre-bas, ou devinait le jardin français, presque déco^ lôré par la nuit. Seuls, les bégonias blancs et jaunes chantaient encore. Par delà les alignements arrondis des orangers et des citronnelles, les longues 214 MNANÏE allées du potager fuyaient dans le crépuscule, rejoignaient là-bas, là-bas, les prairies spongieuses du Cotentin. La grand'route de Sainte-Mère-Église à Carentan, reflétant un peu de ciel, traversait les guérets comme un long ruban rose... Un parfum léger montait d'une invisible plate-bande de giroflées, mêlé à Fardeur plus suave des belles-de-nuit. Pas un bruit; seulement, à longs intervalles, l'harmonica des crapauds. Nous ne parlions plus depuis quelques instants, la pensée perdue dans la nuit qui montait, les yeux fascinés par les premières étoiles. De notre hôte, allongé sur une chaise-longue de paquebot, — et, de fait, cette terrasse dominant la houle des prairies brumeuses n'était pas sans rapports avec un pont de bateaux, -— nous voyions encore, éclairé par une dernière lueur pâle, le beau visage alourdi, le grand MNANIE 215 regard implorant, la bouche violente et sensuelle, ce masque volontaire et faible dont on n'aurait pu dire s'il était pétri par les déceptions ou par la cruauté. Nous étions là, ses deux seuls camarades, venus pour quelques semaines à Fresville, attirés une fois de plus par le charme de notre ami, son intelligence et sa vision rapides, gênés aussi comme toujours par sa misanthropie hargneuse et une certaine atmosphère enténébrée qui 1-entourait comme d'un halo noir et nous l'avait fait surnommer « F Ange déchu ». Les trois étincelles de nos cigarettes devenaient plus brillantes de minute en minute; nous goûtions délicieusement cette heure calme et fraîche qui nous séparait du dîner. Soudain un stupide refrain de scie remplit le château, nous fît tressaillir et bouleversa le silence : 216 MNANIE Elle avait un'jamb'en bois, Mais comme elle portait des bas. Quand on n' Favait pas tâtée. On n' pouvait pas s'en douter Àh! !L.. Puis, un graud éclat de rire, un vacarme de vaisselle cassée et de voix grondeuses, — Allons, bon I fit notre hôte en soupirant, voilà Mariette qui a encore bu! mes pauvres viens, je ne vous réponds plus du dîner,,- Est-elle assez insupportable,, la malheureuse ! — Pourquoi ne la flanques-tu pas dehors? demanda X*** toujours pratique. C'est d'un exemple détestable pour l'office., cette fille qui se saoule régulièrement tous les dimanches ! Sans répondre, l'Ange déchu tirait quelques bouffées de sa cigarette; et moi, pour dire quelque chose : — Quand on à la chance d'avoir depuis huit ans une cuisinière aussi mer» MNANIE 217 veilleuse que Mariette, on lui pardonnerait Dieu sait quoi pour la garder ! Ah! la chartreuse de perdrix, ce matin !««. * — Ma foi non, ce ne serait pas une raison,- répondit lentement notre ami de sa voix gourde» un peu rauque; les cuisinières, tu sais, mon avis est qti?on les forme goi-même et qu'on a celles qu'on mérite. Je suie sûr d'avoir toujours une merveilleuse cuisinière, comme tu dis? parce que je suis merveilleusement gourmande La durée non plus n'est pas une raison... Si je n'ai pu garder que deux amis, toi et lui, eohtinua-t-il en nous désignant du bout de sa cigarette, à cause de cette lassitude horrible^ insurmontable, que j'éprouve à voir trop longtemps les mêmes visages^ à plus forte raison n'ai-je pas la superstition des « vieux serviteurs ». D'abord il n?y en a plus; et puis, s'il en restait encore,, dans des fonds de 218 MNANIE campagne mélancoliques et bien pensants, il faudrait peut-être les tuer! Songez donc à ce que ce doit être, un « vieux serviteur » ! Quelque chose d'inutile et d'occupant comme un oncle à gages ou une grand' tante ruinée!..» Non, j'ose à peine l'avouer, mais la vérité est que je n'ai jamais eu le courage de renvoyer un domestique,, — Oh? fîmes-nous en même temps, X*** et moi. — C'est comme ça. Je change tous les ans de valet de chambre parce que mon mauvais caractère permanent devient au réveil de la frénésie et qu'on ne peut « y durer », suivant l'expression courante de ces pauvres diables; ce sont eux qui se découragent et qui me quittent; moi, je m'accommoderais de leurs défauts, je me résignerais très bien à les supporter. Mais la lingère, cette folle qui fait du jour de la blanchisseuse un drame MNANIE 219 hebdomadaire et shakespearien, mais Mariette en proie à ses bouteilles, se plaisent toutes deux chez moi, évidemment. Aussi, je les garde : ce serait audessus de mes forces de les mettre à la porte ! — Mais c'est insensé, s'écria X*** devenu très grave; tu es la victime volontaire des gens qui te servent! -— Quelle femme de ménage tragique tu fais, toi aussi, mon pauvre X***, murmura notre ami. Victime ! En voilà un gros mot ! D'abord on n'est jamais victime que de soi-même, apprends ça pour ta gouverne; en outre, je t'assure que je me victimerais bien davantage en agissant autrement. C'est une vieille manie d'esprit, un tic d'idée, si tu veux; cela vient de loin, cela remonte à ma toute petite enfance, vingt-trois ans, près d'un quart de siècle ! Une bête d'histoire que je ne vous raconterai pas, parce que, à moins d'être Michelet ou 220 MNÂNIE Renan, France ou Loti, rien n'a moins d'intérêt que ces lointains souvenirs personnels, ces conseils de révision de l'â-mê... Au fond, il mourait d'envie de la raconter, sonhistoire.Jeleconnaisbien 5 et cet inconscient besoin qui le tourmente de dire non d'abord pour donner plus de prix à son oui, et aussi de dire oui pour rendre ensuite gfoti refus plus amer. Alors, sachant lui être agréable, j'insistai : — Je te réponds bien qu'à cette heure-ci^ à cette place, hors du temps comme nous sommes, des souvenirs d'enfance seraient au contraire les seules paroles à peu près supportables.., — Je crois bien ! acquiesça X***. Oti en sera quitte pour ne pas se rhabiller ce soire — Vous le voulez vraiment! C'est que, si je commence à ruminer le MNAN1E 231 pasgé, il n'y a plus de raisons pour que cela finisse, oc Sans attendre notre réponse, il se pencha., ralluma à la mienne sa cigarette qui s'était éteinte^ et, faisant un grand geste de la main comme s'il rassemblait des esprits mystérieux : — Ah oui.., Fenfanceo,, l'enfance» oe Ce temps précurseur de notre avenir, . f cette préfiguration de nous-mêmes.,« Nos goûts et nos dégoûts tous formés, en puissance... Notre nature complète, déjà, mais en mineure... Une sensibilité qui virera en susceptibilité, de l'observation qui deviendra de la malveillance, des nostalgies qui se changeront en passions, de gentils désirs qui seront plus tard des vertus maussades et des vices plus maussades encore; un noyau solide et résistant, autour de quoi mûrira la pulpe de la jeunesse, chaude, sucrée, exquise chez les uns, incolore 222 MNANIE et fade chez les autres, suivant le plus ou moins de soleil et les hasards de la culture. Ni le temps le plus heureux de la vie, ni le plus malheureux, comme on Ta dit trop souvent; le microcosme de la vie, simplement, plus touchant que l'avenir, plus réel aussi, parce que rien ne vient le déformer ni l'amoindrir et qu'on se donne tout entier,.9 Vous savez, je n'ai pas toujours été l'Ange déchu, moi ! J'ai même été le plus tendre, le plus singulièrement émotif des petits garçons; seulement je gaspillais ma tendresse alors, et maintenant je suis avare, voilà tout.,. Tenez, je me rappelle mon premier gros chagrin. J'avais quatre ans; nous venions ici. J'étais comme tous les gosses en chemin de fer, suant, agité, impossible. Mon père lisait, maman ne savait plus quoi inventer pour me faire tenir tranquille ; enfin, à bout de distractions variées, elle tire un mou- MNANIE 223 choir de son sac en peau de Suède, et l'agite à la portière. Tout ce qui était lumière, couleur, parfum, mouvement — une seule et même chose, mais je n'en savais rien! — me ravissait déjà» Oh, ce mouchoir, je le vois encore, si fin, si blanc ; qui faisait drapeau et claquait au vent de l'express en embaumant le wagon ! Une étroite dentelle noire le bordait que je pourrais vous dessiner exactement. Lorsque maman en eut assez, je la suppliai de me le donner pour renouveler moi-même la folie expérience : j'empoigne le mouchoir dans mes petites mains fébriles et sales, je le brandis dehors,.. et je le lâche!.». Nous traversions la plaine de Caen à toute vitesse*.. Me voilà pris d'une sorte de crise nerveuse, pleurant, gémissant, suppliant mes parents de tirer la sonnette d'alarme!... Le mouchoir ! le petit mouchoir de maman ! Il me semblait qu'un peu de maman 224 MNAN1E venait de s'envoler pour toujours, et puis9 j'étais persuadé que les objets avaient une vie à eux — cela je le crois encore, d'ailleurs! — et je pensais avec navrement à la tristesse du mouchoir habitué à ses sachets, à son existence régulière, parfumée, et abandonné toutà-'coup sur le talus du chemin de fer, au milieu de cette grande plaine qui n'en finissait pas. Lajoie de revoirFresville ne diminuait ni mon chagrin, ni mon remords, et le lendemain, maman dutm'affirmer qu'un chef de gare lui avait renvoyé « le pauvre petit mouchoir ». En effets elle m'en montrait un, tout pareil. L'idée ne me vint pas que c'en était un autre et je ne sus la vérité que des années plus tard5 apprenant ainsi en même temps qu'il y a des choses toutes pareilles qui ne sont pourtant pas les mêmes choses» Si je vous ai raconté cet épisode sans 225 MNANIE intérêt, c'est pour vous faire comprendre quel abîme de sensibilité était mon cœur d'enfant et combien le moindre incident s'y disproportionnait. Cette même année-là, Mnanie fit son entrée à la maison. — Qui ça? demanda X***. — Mnanie, ma chère Mnanie... tu comprendras tout à l'heure. Il faut vous dire qu'après ma nourrice, j'avais grandi sous la chiourme d'une Allemande, excellent chien de garde, odieuse et laide comme tous les chiens de garde, qui s'appelait Catherine et qui, certains jours où la vie lui semblait grise, répondait une première fois : (( Laissez-moi tranquille » à mon bonjour confiant; sur quoi, plus tendrement encore, je répétais un doux : ce Bonzou Téatine » qui m'attirait un placide : « Vichez-moi le paix! » Une autre Allemande lui succéda, une certaine Calliope — oui, ne riez pas, et ce 15 226 MNANIB nom me semblait même d'une rare élégance! Calliope était protestante et cachait sous des apparences froides une âme de fanatique. Tous les huit jours, en faisant ma chambre « à fond », elle cassait avec sournoiserie la tête d'une statuette de la Vierge qui ornait la cheminée, tous les huit jours, une fois le dégât constaté, elle recollait la tête rageusement en se promettant bien de la recasser la semaine suivante» Décidément, les Allemandes ne nous réussissaient pas, et, en attendant de trouver une Anglaise qui fût « une perle », maman prise au dépourvu, me confia à une jeune nourrice qui venait de sevrer la dernière de mes petites cousines et me tiendrait lieu provisoirement de « bonne ». Provisoirement! comme si Ton pouvait jamais dire d'avance un tel mot!... Elle s'appelait Mélanie et tout de suite je la baptisai Mnanie. Ça m'aga- MNÂNIE 227 çait d'appeler les gens par leur vrai nom, celui que tout le monde a le droit de leur donner» Ah! comme elle était belle, Mnanie, comme elle me paraissait belle, avec son air de santé, ses joues fraîches, ses traits réguliers et bons ! D'où était-elle? Je ne l'ai jamais su. Elle avait eu « des malheurs » dans son pays, elle les avait sans doute chèrement payés, et son repentir avait été proportionné à sa faute, sincère au point de trouver grâce devant les sinistres principes bourgeois : cette fille-mère avait pu se placer à Paris comme nourrice. Rien qu'à la voir, si différente de Catherine et de Galliope, je compris tout de suite que nous serions amis. Je ne me trompais pas! Le premier jour de son arrivée, elle fut attendrie par mon affection pour une certaine poupée delà race dite « Chinoise », (je crois qu'on n'en fait plus comme cela maintenant), 228 MNANIE dont les cheveux étaient peints à même le crâne; cette Chinoise, à force d'avoir traîné à la pluie et au soleil, et de s'être cognée contre tous les meubles, n'avait plus de forme ni de couleur, mais je ne pouvais pas m'en séparer : elle couchait dans mon lit! Et Mnanie, au lieu de mépriser mon enfant bien-aimée, à l'exemple des méchantes Allemandes, s'empressa de lui coudre une belle robe bleue, un peu paysanne mais si confortable, qui faisait de la Chinoise une vraie petite orpheline des sœurs ! Cette bonne action fut comme un pacte entre nous. Et puis, personne comme elle pour amuser le petit bonhomme que j'étais, lui tenir compagnie en respectant ses rêvasseries et partager quand il le fallait ses jeux incompréhensibles... J^admire les enfants d'aujourd'hui qui savent jouer avec de vrais joujoux, ces affreux nabots entichés d'aéroplanes et d'autos avant même de savoir parler! MNANÏE 229 A part la « Chinoise » — mais rien ne m'ôtera de l'idée que c'était une personne véritable! — je n'aimais que les jeux inventés par moi et principalement tous ceux qui me rapprochaient de la terre : Tété., je cueillais des fleurs, sans leur tige, c'était plus beau! je cultivais un carré de jardin réservé pour moi à Tentrée des charmilles, et surtout je cherchais pendant des heures, dans le gravier chaud des allées, de jolis coquillages striés et luisants comme les vieilles « perses » de la chambre de maman; ces coquillages me faisaient battre le cœur, parce qu'ils ressemblaient à ceux qu'on trouvait dans le sable de la plage de Carteret où nous passions le mois d'août L'hiver, à part la joie de gribouiller sur les feuilles multicolores d'un carnet de croquis, et les surprises émouvantes de la décalcomanie, je ne me rappelle plus bien quelles étaient mes distrac» 230 MNANIE tions favorites. Au fond, je crois que l'hiver je m'ennuyais beaucoup,.. Mnanie m'aidait dans tous mes travaux, sans étonnement et sans lassitude, toujours de bonne humeur et prêtant sans cesse à mes menottes maladroites Taide de ses grandes mains molles, A vrai dire, toute sa personne devait être très molle, à la pauvre Mnanie, très défibrée, très accessible à toutes les tentations... Malgré beaucoup de défenses réitérées, Mnanie ne pouvait pas s'empêcher de me tutoyer, et moi je la tutoyais aussi : Maman dut en prendre son parti. Gomme les enfants ont le sens des choses! Nous nous aimions trop pour nous dire vous, parbleu, je le comprenais bien, ô tendre sagesse des langues latines ! Et, c'est très drôle, malgré que ma mémoire remonte loin, cette affection me reste plutôt dans l'instinct que dans le souvenir ; c'est comme une MNANTE 231 atmosphère, un enveloppement... N'estce pas la preuve de ce que je vous disais tout à l'heure : l'enfance contient tout, le grand amour comme le reste? Ce devait être en effet une manière d'amour qui me donnait tant de bonheur auprès de Mnanie. La plupart des passions ne sont-elles pas faites surtout d'atmosphère et d'ambiance? Celle qui m'a rendu le plus heureux et le plus malheureux — la dernière, s'il plaît au Diable, car on ne peut aimer ainsi deux fois dans sa vie! — était née d'une rencontre au clair de lune, par une nuit d'été si chaude qu'elle brûlait le cœur et le corps à la fois... Je pensais être aimé, enfin, aimé comme j'aurais pu aimer... ah! quel rêve!... C'était une illusion, comme tous les rêves... N'empêche qu'après bien des déboires, et d'atroces déceptions, ce sacré clair de lune enveloppait encore tout de sa lueur de feu de Bengale ! Sans lui, le rêve 232 MNANIE aurait peut-être duré ce que durent les rêves, l'espace d'une nuit, et j'aurais brisé la belle idole de pierre qui ne pouvait comprendre à quel point elle me torturait, — si les idoles avaient un cœur, ce serait peut-être la fin des religions ! Je me raisonnais, je me disais : « Va-t-'en ! Tâche d'oublier ! » C'était facile à dire, mais tout à coup je revoyais, précis et implacable, un beau visage renversé, une bouche entr'ou» verte, des dents toutes luisantes de clair de lune... je ne pouvais pas oublier ceia, et j'étais repris... L'ange déchu soupira lourdement. Nous ne disions rien. Je compris que X^** était aussi étonné que moi de cet abandon, de cet aveu de faiblesse, car notre hôte était d'ordinaire plus impassible et plus discret. Il sifflota un petit air qui devait sans doute lui rappeler son envoûte- MNANIE 233 ment au clair de lune, puis il continua : — Pour en revenir à Mnanie, nous étions si bien accoutumés l'un à l'autre au bout de quelque temps, qu'un jour, à table, maman ayant eu l'imprudence de parler d'une certaine anglaise qu'on lui recommandait, elle vit dans mes yeux un tel désarroi, et mes lèvres tremblèrent si fort pour murmurer : « Oh! maman! et Mnanie? », qu'après une longue conférence entre mes parents, il fut décidé que ma « bonne » resterait. Elle aussi, je crois, eût été triste de me quitter. Vous comprenez, j'adorais maman, mais, à cause de cette adoration, justement, maman réapparaissait comme quelqu'un de très au-dessus de moi, une sorte de fée toute-puissante et magnifiquement vêtue de qui dépendaient mon sort et mon bonheur. Quelle joie démentielle quand elle m'emmenait dans ses courses et dans ses visites, si 234 MNANIË j'avais été sage ! Les longs stationnements chez les couturiers et les modistes me comblaient d'aise, me remplissaient de dignité ; maman me demandait mon avis en riant, et puis nous allions goûter comme deux camarades ; ou bien, c'était le « Lundi» deMmeVanandrouze, la femme du Président de la Chambre, qui m'appelait « son cher petit ami », ou le (( Mercredi » de Mme Jasiecka qui possédait une plante que l'on nourrissait de viande crue (éternelle déception, car cette fleur cannibale avait Tair d'un vilain petit azalée!) ou encore « le Dimanche » de la Princesse Sophie, vieille Altesse au calme visage démodé, sur la table de qui je pus voir et admirer le dernier gratte-dos, une longue baguette d'ébène armée d'une main minuscule en ivoire, heureux vestige d'un temps où Ton se baignait moins qu'aujourd'hui! Tout cela, c'était bien beau, mais aussi, deux soirs sur trois, le cœur gros, je MNANIE 235 voyais partir mes parents pour des dîners ou des fêtes, maman toujours emmitouflée dans son grand manteau de satin blanc dont la poche intérieure me faisait envier les petits kanguroos qui, eux, du moins, peuvent suivre leur mère partout où elle va ! Mnanie était davantage à mon niveau : elle non plus ne sortait pas le soir ; nous dînions tous deux, bien sagement et, après le dîner, on tendait un drap sur le mur, et Mnanie me montrait la lanterne magique,.. Maman travaillait à d'extraordinaires broderies, aux nuances compliquées et chatoyantes, tissées de fils d'or si fragiles que, rien qu'en les regardant, me disait-elle, on les ternissait : quel prestige, mais quel mystère ! Mnanie, au contraire, s'occupait à d'humbles coutures, elle « marquait » mes petites chaussettes» elle « ourlait » des tabliers pour elle, enfin des ouvrages courants 236 MNANIE dont je savais le nom et l'usage ! Je vous dirai même que j'avais pour maman une si violente admiration, et que je la trouvais tellement supérieure au reste de l'humanité, que je souffrais inconsciemment lorsqu'elle avait pour moi — et cela lui arrivait souvent ! — des soins que je jugeais réservés à Mnanie toute seule. J'aimais à être réveillé par maman quand elle rentrait de soirée et que je la devinais, à la lueur de la veilleuse, toute brillante de paillettes sur sa robe et de bijoux dans ses cheveux, se penchant sur mon lit pour m'embrasser, mais je n'aimais pas, si j'étais malade, qu'elle s'astreignît à de tristes corvées, à tout ce qui me la dépoétisait. Une absurde pudeur s'emparait alors de moi et je mourais de honte sans oser le dire ! Maman connaissait de belles chansons, aérées comme des paysages, qui évoquaient un monde inconnu et me MNANIE 237 transportaient aussi loin que les contes d'Andersen ; celle-ci surtout, sur un air de cor de chasse, qui me semblait monter de nos prairies légendaires et charmées, lorsque maman voulait bien la fredonner de sa voix de cristal ; Permets-moi belle meunière, De passer par la rivière, De traverser ton moulin, Car j'ai perdu mon chemin... Oh, ce n'est pas ça, il fallait la voix de maman!... Et comme c'était joli, l'instant où la meunière remettait le jeune seigneur à sa place : Monsieur fort peu m'embarrasse, Que vous veniez de lâchasse, K passez pas par mon moulin. Laissez-moi moudre mon grain... Je ne l'avouais pas, mais je trouvais que cette meunière vertueuse et familière, avec ses manches retroussées sur ses bras ronds, ressemblait beaucoup à Mnanie... 238 MNANIE Et cette autre, encore? que maman avait dû apprendre de sa grand'mère : A l'Opéra je serai reine, En satin j'aurai des souliers, Du velours, de la porcelaine, Des laquais à tête africaine, Et des Commandeurs à mes pieds ! Combien cette déclaration était sublime, luxueuse, intimidante! J'aurais voulu être un de ces Commandeurs prosternés — oh, ces Commandeurs, quel titre, quel grade ! — j'aurais même été heureux, simple laquais à tête africaine^ de servir une aussi flère dame, mais soudain je regardais piteusement mon costume de petit mathurin d'eau douce, mes ongles remplis de terre, toute ma personne ivre de confusion, si indigne des chansons de maman et je ne retrouvais mon assurance qu'en entendant les complaintes de campagne ou les refrains de banlieue qui composaient le répertoire de Mnanie : « C'est MNANIE 239 comrrt les cheveux à Léonore^ guand vHy en a plus, y en a encore » ou bien : « Pour danser la Périgourdine, il faut avoir le pied dégagé, pied dégagé pass9 pass\ pied dégagé passé ! » et même ce dicton, comme d'un La Fontaine des fortifs : jamais l'on vta vu, jamais Von n verra^ la queue d'une souris dans l'oreille d'un chat! Voilà qui me mettait à l'aise ! J'ai toujours eu des aspirations « peuple », mais si, je vous assure, ce n'est pas une blague. J'adore la conversation des êtres simples que d'autres pourraient trouver bêtes et qui me reposent, me font goûter la vraie saveur de la vie; sans doute Mnanie satisfaisait-elle déjà chez moi ces instincts de non-civilisé qui s'affirment davantage chaque j our... Pourtant j'étais sociable alors, plus que beaucoup de mioches, aimant les sourires et la représentation! Quand c'était le jour de maman, ici, à Fresville, et que j'entendais crier sur cette 240 MNANIE même terrasse où nous sommes les roues de toutes les voitures du voisinage, une fringale de « monde » me prenait et je disais à Mnanie ces trois mots, péremptoires, avec une concision et une volonté de roi nègre : « Voir les dames! » Alors, Mnanie me « faisait beau », suivant sa touchante formule; elle changeait ma tenue réglementaire en une autre, très « fantaisie », de laine blanche avec le col en soie bleue, et j'entrais dans le grand salon. Je m'y plaisais pendant une demiheure, choyé, gâté, écœuré de sucreries ; il y avait de jolies robes, — du moins je le croyais, pauvres Cotentinoises ! — une odeur de poudre d'iris, un petit entrain de fête... Et puis, brusquement, une grosse mélancolie me venait : était-ce ma vraie existence tout cela, n'avais-je rien d'autre à faire? Et la « Chinoise, » que devenait-elle, pendant ce temps-là? Et mes découpures en pa- 241 l^NANIE pier, et mes bouquets sans tiges, et la bonne liberté de se tenir mal et de se salir les mains ? Bientôt, je n'y tenais plus ; je m'approchais de maman, je luiprenais la figure pour qu'elle m'éeoutât mieux (une déplorable habitude que j'avais !) et très poliment, à voix basse^ je murmurais : « Voir Mnanie, maintenant! » Quand je vous dis qu'on trouve tout chez l'enfant, même le bon sens! mais je vous assomme, moi, avec mes rabâchages,,. Non, il ne nous assommait pas. X***, malgré son silence attentif, combinait évidemment dans sa tête un moyen de faire partir la cuisinière dypsomane, car ses idées évoluent avec lenteur et il les poursuit jusqu'au bout, en sourd. Et moi, pendant que notre ami songeait tout haut, je brodais sur la trame de ses paroles beaucoup d'arabesques semblables aux fils d'or des petits ouvrages de sa mère : mes souvenirs, si 16 242 MNANIE différents des siens... Quelle tendresse désolante et quelle volupté répandait dans l'air l'odeur des belles-de-nuit... Après nous être donc récriés comme il convenait, il reprit : — Je vois Mnanie associée à de petits épisodes qui me semblaient énormes, deux surtout qui restent encore pour moi très humiliants. Le premier se passe à Paris. Je revenais des Tuileries avec Mnanie lorsque, au coin de la rue du Bac et de la rue de Varenne, devant un marchand de verrerie dont la devanture s'étalait, fragile et givrée, jusque sur le trottoir, je heurte un globe de pendule avec ma canne à pommeau d'argent, — (en étais-je fier de cette canne grande comme un crayon que je serrais de toutes mes forces ainsi qu'un talisman!) — et le globe se casse, en s'effondrant dans un bruit affreux. Avec mon imagination, sem- MNANIE 243 blable à ce qu'elle est maintenant, je voyais des sergents de ville accourant, la police sur pied, la honte, ma vie finie, et je criais de toutes mes forces : « Non, je ne veux pas, non je ne veux pas aller en prison! » Le marchand avait beaucoup plus peur que moi et restait confondu devant ce désespoir tragique, et Mnanie qui pleurait aussi à force de rire finit heureusement par me calmer. L'autre histoire est lugubre parce que elle comporte une moralité et qu'elle pourrait faire croire aux enfants naïfs, peut-être à toi, mon gros X***, qu'il ne faut pas s'approprier le bien d'autrui. J'avais été passer la journée chez nos voisins de Flottemenvast, là,, tout près, de l'autre côté du canal, des bons vieux qui n'avaient pas d'enfants et chez qui l'on m'envoyait quelquefois pour les distraire. En jouant, je trouve dans le gazon une tortue magnifique, 244 MNANÏE autrement grande et carapacée que les deux petites tortues jaunâtres du potager de Fresville ! Sans rien dire, avec rapiditéet convoitise, je fourre îa tortue dans la vannerie où Mnanie mettait sa couture et, an moment de partir,, j e m'empare du panier et je le porte-obligeamment, tout en caressant la tortue à travers les réseaux de la paille. Tout à coup? une morsure horrible : la bête se vengeait de son dépaysement! En hurlant, je dus avouer mon vol et je subis cette punition complète de rapporter la tortue où je L'avais prise et d'avoir mon doigt bandé par la vieille dame de Flottemenvast qui me fit un sermon h odeur de collodion et d'arnica, Mnanie, je crois, ce jour-là, me gronda... Tout de même, le temps passait. Maman avait entrepris la tâche pénible de commencer mon instruction; sa patience invincible et souriante secouait MNANIE 245 ma paresse du mieux qu'elle pouvait, et ce n'était pas une petite affaire, La lecture et Fécriture allaient toutes seules et je ne me souviens même pas d'avoir appris; la botanique m'amusait, surtout depuis le jour où j'avais entendu dire qu'une de mes tantes en avait interdit l'étude à ses filles parce qu'elle trouvait cette science inconvenante; alors, sans savoir pourquoi, je m'imaginais être un grand garçon plein de perversité ; mais l'Histoire, avec ses encombrements de dates, noires et alignées comme des insectes ; la Géographie, cette ironique « invitation au voyage », tous ces beaux noms nostalgiques qui défilent devant vous sans jamais vous emmener nulle part; la Grammaire,, hérissée d'ordonnances et de défenses comme une charte inacceptable, et l'Arithmétique surtout, oh, celles-là!quelles vilaines,quelles sales ennemies! Non, jamais nous ne nous 246 MNANIE sommes entendus, le travail et moi. J'étudiais uniquement pour faire plaisir à maman et, en somme, je n'ai guère retenu que ce qu'elle m'a appris. Mnanie ne se mêlait en rien à ces séances épiques, tenues dans une petite chambre entresolée qu'on appelait le ce cabinet rose », au cours des quelles c'était maman qui récitait mes leçons, en disant : — Bon, mon chéri... Bon,.. Alors, Charle... — ... magne! Maman... Très bien !... pour m'encourager et me donner l'illusion d'« avancer »... Heureuse Mnanie ! tout son savoir se bornait à ânonner au réveil une Clef des songes décharpiilée ! Sans doute aussi connaissait-elle assez d'orthographe pour répondre à une (( déclaration »... Cela ne suffit-il pas au bonheur de la vie? Mnanie n'avait aucune prétention et maintenantque les enfants des plus modestes employés de bureau possèdent une Gou- MNANIE 247 vernante quand ce n'est pas une Institutrice, ma gloire, à moi, est d'avoir connu la dernière « Bonne » de France! Pendant de longs mois la vie glissa, sans heurts, sans incidents ; les saisons se suivaient, définies et précisées parles grandes fêtes qui sont les Signes du Zodiaque de l'enfance, ces solennités longtemps attendues et jamais décevantes, Noël aux souliers débordants, le premier de l'An plus somptueux, Pâques et son panier rempli d'œufs en chocolat, de crevettes en sucre et d'ingénieuses babioles, et mon anniversaire, en Juin, célébré par un gâteau tout illuminé de petites bougies! Mnanie ne manquait jamais de penser à moi, et son cadeau, bien laid, bien modeste, était, tout de suite après le splendide cadeau de Maman, celui qui me faisait le plus de plaisir parce que je croyais que Mnanie s'était privée pour moi... Peut-être, en cherchant bien, là-haut, 248 MNANIE dans un vieux placard, je trouverais encore un petit singe en chenille rouge et bleue ou un sac de papier glacé sur lequel Bonbonsfinsétait calligraphié en lettres d'or — tout ce qui me reste de MnanieL.o Il y a de grandes étapes blanches dans les commencements d'existence ; je devais être très heureux pendant tout ce temps-là... oo. J'allais arriver âmes huit ans; on parlait du collège, quelquefois, ainsi que d'un avenir encore éloigné mais inévitable ; j'y songeais comme je songe à la mort, aujourd'hui : je sais qu'elle viendra, je désire même ardemment qu'elle vienne bien avant la vieillesse et pourtant un fol instinct de vivre me dit parfois : (( Si cependant il y avait une exception en ta faveur ! » Ce collège, que je me figurais presque aussi odieux qu'il fut MNANIE 249 dans îa réalité, j'essayais bien de me -persuader qu'il faudrait en passer par là, mais l'idée que ma petite existence si douce, si bien installée, finirait un jour, me semblait une chose impossible et révoltante» Déjà je donnais un visage au temps passé et je le confondais dans un même regret avecles êtres disparus. .Cette année-là fut donc ma dernière année de véritable enfance. Rentrés à Paris, mes parents sortirent plus souvent encore que d'habitude —~ ils voyaient du monde pour deux générations, la leur et la mienne ! — et je me rappelle un grand nombre de dîners en tête à tête avec Mnanie. Est-ce dommage! Je m'aperçois qu'il me serait difficile de me souvenir du timbre de sa voix ou de la différence qu'il pouvait y avoir entre son sourire et sa sévérité : je vous le répète, Mnanie c'est la couleur etlegoûtdemesjeunesans... Ainsi, dans les rêves, un visage auquel nous peu- 250 MNANIE sons tout le long du jour fuit sans cesse au moment où nous allons l'évoquer. . . . E t puis les tristesses commencèrent... Un soir de printemps, nous avions dîné dans la grande salle à manger, Mnanie et moi, servis par le maître d'hôtel qui ne revêtait pas son habit pour la circonstance et gardait sa jaquette, rite qui m'humiliait toujours un peu : j'aurais voulu être un vrai petit maître de maison et faire à Mnanie les honneurs de ma table. Pendant ce dîner, devins-je nerveux, despotique, saisi par un de ces accès d'enfant gâté comme il m'en prenait? Je ne sais plus. Toujours est-il que Mnanie, si patiente d'habitude, se mit en colère; furieux, je vidai mon verre dans son assiette, et Mnanie, pour la première fois, laissa échapper un « gros mot » — un mot que je ne connaissais pas! Elle comprit l'énormité de sa faute et elle eut Tirn- MNANIE 251 prudence de me supplier de ne pas répéter à maman ce que je venais d'en» tendre. Or, je ne savais rien cacher à maman ; le mensonge m'apparaissait, il m'apparaît encore aujourd'hui, comme un acte d'esclave. Si Ton craint de faire de la peine, il faut mentir, bien souvent; mais, pour les choses futiles, à quoi bon amoindrir à ce point notre liberté? Et la défense de Mnanie me semblait plus que futile, stupide! En outre, à cette époque, j'étais rongé de curiosité. Que pouvait bien signifier ce mot que j'entendais pour la première fois ! Quelle importance enfantine y attachait donc Mnanie? Quel mystère cachait-il? Quand on est petit, on se sent prisonnier de tant de portes fermées qu'on voit partout des clés d'or... Ma fois, tant pis, je demanderai à maman... Aussi, le lendemain matin, tout gentil, tout content, détaillant le programme de ma petite soirée, je dis en 252 MNANIE souriant d'un air malin : « À'h! et puis, maman? Mnanie a dit m... » Vous entendez d'ici les cris, ces cris exagérés des parents qui ont envie de rire mais qui n'ont pas le droit de-rire, vous imaginez la confusion générale, les paroles qui se croisent : « Cet enfant se trompe, ce n'est pas possible! — Comment voulez-vous qu'il aille inventer une chose pareille? », un grand raffut, puis un grand silence, le déjeuner qui s'achève dans la consternation, — (j'aurais voulu voir ma tête !) — et enfin, à peine sortis de table, comparution de Mnanie dans la chambre de maman. Contradictions de la-nature humaine : j'étais horrifié mais je n'éprouvais pas de remords, je ne me rendais pas compte que j'avais trahi Mnanie ! Bien entendu je n'assistai pas à l'entretien. Tout seul, chez moi, je m'assis dans mon petit fauteuil, au coin de la fenêtre, bouchant furieusement mes oreilles pour ne rien entendre, puis je MNANIE 253 pris la « Chinoise » dans mes bras et je la caressai parce que sa robe bleue était l'œuvre de Mnanie. On est malheureux quand les objets vous évoquent facilement les gens ! Je tripotais cette étoffe que Mnanie avait tenue dans ses mains, tout en cherchant dans l'œil décoloré de la « Chinoise » une réponse à mon tourment, un mot rassurant, un gage d'avenir meilleur : je m'attendais en effet à un départ, à quelque chose d'épouvantable et de tout à fait audessus de mes forces. Que se passait-il derrière la porte? Comment mon sort allait-il se décider ? Lorsque j'ai vu Sarah, exquise Tosca aux bras chargés de fleurs, à l'acte où l'on martyrise son amant dans la pièce voisine, j'ai compris tout ce que j'ai pu souffrir à cette minute-là. 8C «... Sans doute Mnanie avait-elle fait beaucoup d'excuses, beaucoup de promesses, car la porte s'ouvrit enfin et 254 MNANIE malgré que ma bonne eût les yeux bien rouges et la figure luisante de larmes, j'étais sûr qu'elle ne partait pas : elle n'eût même pas besoin de me le dire. Elle s'installa près de la table, à sa place habituelle, je sautai sur ses genoux., et je sens encore contre ma joue sa joue chaude et mouillée,.., L'Ange déchu s'arrêta. Comment, c'était lui qui parlait ainsi, lui, capable d'exprimer un émoi si opposé à ce que nous imaginions de sa nature cadenassée, de son pessimisme railleur, de ses gestes distants et raides — qui le rendaient souvent antipathique à première vue?... Il faisait tout à fait nuit; une nuit tiède, grésillante d'étoiles. X*** dérangea son fauteuil d'osier, je posai la main contre le balustre de la terrasse, encore chaud, et où le soleil " retrouverait MNANIE 255 demain matin la place de sa caresse... Sur la route éteinte, deux lumières glissèrent, suivies de deux grelottements, l'un aigu, l'autre grave. — Tiens, une bécane, fît X***. — Et même deux! ajouta notre ami. Qui sait ce qu'elles portent, ces bicyclettes qui filent dans la nuit vers Carentan?... leurs lumignons cheminent l'un près de l'autre et leur tintinnabulement répond à celui des crapauds. Est-ce une touchante partie de plaisir, quelque matelot permissionnaire qui débauche une petite Valognaise folle d'amour et de peur, un bon dîner à l'auberge — la « soupe à la graisse » et un lapin! —- suivi d'une nuit dans une chambre à quatre lits comme il y en a dans ce pays ? ou bien, tout simplement, deux ouvriers qui rentrent du travail? de petits bourgeois en vacances ?... Nous ne le saurons jamais. Peut-être ont-ils remarqué aussi 256 MNANIE les lumières de Fresville..o on regarde toujours les lumières des autres ! les siennes., on n'y fait plus attention, on les connaît trop... Ouf! c'est lugubre de ressasser de vieilles machines, je me fais l'effet d'un voleur de cimetière,.. Conte-nous donc ta dernière bonne fortune, X***, ce sera plus amusant! -— Pour que tu te moques encore de moi comme hier soir, n'est-ce pas? — Non, je ne me moquais pas de toi, je disais seulement que tes histoires ont toujours l'air d'être racontées à l'heure de l'apéritif,: dans un luxueux estaminet de province; tu ne le fais pas exprès... Je vins au secours de X*** : — Les tiennes, dis-je en riant à notre hôte, elles sont toujours sinistres et faites pour couper l'appétit. Mais finis celle-ci, Voyons, tu nous laisses là, en plan, contre la joue de ta bonne.-, Elle commence à m'inléresser la Mnanie, j'aime cette guerrière qui t'en- 257 MNANIE seigna le plus beau mot de l'histoire de France, — le seul authentique... Allons!... — Eh bien, voilà. On avait pardonné à Mnanie son incartade mais le pardon, vous savez, n'est guère autre chose qu'un surnom donné par le Christ à la rancune : on pardonne afin d'être sûr de ne pas oublier... Je voyais bien que maman n'avait plus en Mnanie la même confiance que naguère; lorsque mes parents s'absentaient, on faisait à la pauvre fille des recommandations à n'en plus finir; autrefois, forte de ses quatre années de vigilance et de bons soins, elle n'eût peut-être pas toléré cette méfiance préventive ; maintenant, elle acceptait tout, humblement, en baissant la tête. Maman aussi m'emmenait plus souvent avec elle; je nous vois, par de beaux soleils de faux prin17 258 MNÂNÏE temps — ces soleils de Mars qui alourdissent les jambes et font pleurer les yeux ! — cueillant des anémones blanches et des claudies dans les gazons du Bois, de ces premières jacinthes bleues qui sont comme un reflet du ciel sous les taillis, et ces petites fleurs violettes qu'on appelle hyacinthes et qui exhalent une odeur de chair parfumée. 0. Parfois je m'interrompais tout à coup en songeant que pendant ce temps Mnanie restait à coudre, dans ma chambre, sans personne à qui parler, et je trouvais cela bien injuste!... Nous arrivâmes à Fresville comme toujours vers le milieu de juin; la mode n'était pas encore venue de s'attarder à Paris jusqu'au mois d'août* Les autres années, ces premiers jours de campagne étaient pour moi une fête indicible ; les dîners sans lampes, suivis des longues promenades jusqu'aux MNANIE 259 prairies marécageuses, dans un crépuscule qui ne devenait jamais de la nuit complète; les réveils au petit jou-r, juste le temps de faire ma toilette, pour courir bien vite à la basse-cour pincer les oreilles des cochons d'Inde, puis à la laiterie me gorger de lait caillé, et partir ensuite avec la femme du jardinier à/la conquête du potager, autant de plaisirs distincts, classés dans ma tête et dont l'attente me faisait trembler de désir.. 0 Mais, depuis le jour où Mnanie avait dit le fameux mot, il y avait un peu d'ombre autour de moi, mes heures les plus insouciantes comptaient des minutes inquiètes ; je devinais que tout était bien compliqué dans la vie et qu'il fallait toujours s'attendre à des imprévus redoutables! S'il avait suffi d'une seule parole pour créer un tel malaise, comment osait-on faire un mouvement ou risquer un geste? Gela 260 MNANIE était cause que j'en aimais davantage Mnanie ; pour connaître vraiment l'amour, il faut avoir aimé à la lueur trouble et vacillante de l'inquiétude. La sécurité est la grande destructrice de la tendressse. D'ailleurs, autant que je puis m'en souvenir, Mnanie était distraite, « absente »9 depuis quelque temps ; un rouage avait dû se déclencher en elle : après quatre années de calme il est probable que Mnanie était avide de tempête. Le fait est qu'elle s'occupait moins de moi et qu'elle m'embrassait du bout des lèvres. Étais-je trop « grand » pour elle et sa sollicitude ne pouvaitelle aller au-delà de « l'âge déraison? » Je crois plutôt qu'une gêne secrète la hantait. Lorsque nous descendions tout au fond du parc, dans l'allée de noisetiers pourpres qui borde les herbages, accompagnés de la femme de chambre, une grande bringue très sévère, à l'air MNANIE 261 hommasse, dont le double menton s'appuyait sur un col blanc empesé, Mnanie bavardait tout le temps avec elle et jamais avec moi. Je m'enfonçais le plus que je pouvais dans les Mémoires d'un Ane, pour distraire ma rancœur, et, malgré moi, j'associais Mnanie à Cadichon dans une même plainte qui me crevait le cœur, sans savoir pourquoi.,. J'ai connu par la suite cette sorte de pitié douloureuse et passionnée — je ne veux pas dire un amour fait de pitié pour un être disgracié ou pour quelqu'un qui vous aime et qu'on n'aime pas ! oh non, je ne suis pas assez bon pour cela! — mais, vous comprenez, un être qu'on adore et dont on se croit aimé parce qu'on lui a été secourable, une pauvre chiffe qui vous apitoie par sa faiblesse et dont les méchancetés même sont désarmantes, quelqu'un enfin qu'on sait à vau-l'eau, qu'on voudrait protéger toujours contre la vie, et qui vous 263 MKTANIE échappe, se débarrasse de vous comme d'une bouée encombrante et préfère l'abîme... Il y avait beaucoup de cela dans mes sentiments pour Mnanie... Huit heures sonnèrent, distincts et menus, au clocher de Carentan. — Ecoutez., le vent vient de Noroi, il fera encore beau demain,,, murmura X***. Cristi, ça ne doit pas être drôle un amour comme celui que tu nous décris là! Moi, toutes les fois que... Au même instant le premier coup de la cloche sonna, présageant le dîner et interrompant la profession de fois de X***, dont nous ne sûmes jamais la suite. — N'ayez pas peur9 continua notre hôte — je vais avoir fini; seulement maintenant, je ne pourrais pas m'em-» pêcher d'aller jusqu'au bout. O0. Un soir, mes parents étaient allés dîner aux environs d'ici* Bien entendu, MNANIE 263 les autos n'existaient pas et cela représentait un vrai petit voyage d'aller jusqu'à Montebourg; on en parlait longtemps à l'avance. De ma soirée passée avec .Mnanie, je ne me rappelle rien; absolument rien».. Je me vois seulement éveillé dans la nuit, brûlé par une de ces soifs d'enfant dont on ne retrouve ensuite l'avidité qu'aux jours de maladie, et appelant: — Mnanie!... Mnanie !... » Dans ce cas-là, qui se présentait souvent, j'étais sûr d'entendre bientôt le Voilai... de Mnanie réveillée en sursaut, et le ploc-ploc de ses pieds enfilant des savates.,. Cette fois-ci, pas de réponse... Une troisième fois, je dis encore : — Mnanie !... un peu plus bas, parce que j'avais peur de ma voix*.. Le rond lumineux de la veilleuse dansait au plafond... Mnanie couchait dans la chambre à côté de moi, sans veilleuse, la porte ouverte. Les autres nuits ce grand carré noir était rassurant puis- 264 MNANIE que son ombre abritait Mnanie, mais dans la circonstance il commençait à devenir effrayant. Un quatrième appel demeura sans réponse ; je fus pris d'une vraie panique et bravant le danger je me lève, je franchis d'un bond le carré noir et je cours au lit de Mnanie : le lit était vide, froid; Mnanie n'était pas là. Figurezvous que j'en fus plutôt rassuré! J'en faisais si souvent de ces cauchemars qui commençaient par un fait invraisemblable pour s'achever dans la terreur ! Bien sûr, d'un moment à l'autre, quelqu'un des habitués de mes rêves allait foncer sur moi en ricanant : peutêtre la Grande-Tête-Pâle qui jouait du violon avec ses dents, ou la BonneFemme-Qui-Danse, ou encore cet être singulier (le plus horrible de, tous!) que j'appelais La Cadence et qui se tordait en spirale, avec un bruit et des mouvements réguliers d'accordéon.., MNANIE 265 J'en serai quitte pour bramer de tous mes poumons et je me réveillerai ensuite!... Et pourtant, non, je sentais le parquet sous mes pieds nus, j'entendais le crépitement de la veilleuse, toutes choses qu'on ne perçoit pas en rêve et même, une fois rentré chez moi, tout tremblant, je pouvais compter et nommer l'un après l'autre les oiseaux qui ornaient le papier de ma chambre : un serin, un chardonneret, un oiseau bleu, une petite huppe et puis encore un serin, comme cela tout le long du mur!... Alors, je ne dormais pas? Alors, c'était donc bien vrai que Mnanie avait disparu? Mais où pouvait-elle être, bon sang ! Je regardai la pendule : onze heures moins cinq; et doucement, bien doucement, je me recouchai !... Oh ! non, je ne rêvais pas, j'en étais certain à présent, car si j'avais rêvé j'aurais eu peur, 268 MNANIE tandis que j'étais seulement bouleversé par une inquiétude folle, beaucoup plus monstrueuse encore que l'inexplicable absence de Mnanie : mes parents allaient rentrer bientôt, maman viendrait m'embrasser5 s'assurer que j'étais bien bordé et les fenêtres fermées avec soin... Que dirait-elle, en me voyant seul? Qu'allait-il se passer? Longtemps je fixai le rond de la veilleuse et puis, — on est heureux, tout de même, à cet âge-là — je m'endormis... Le lendemain matin, les yeux à peine ouverts, je me rappelai confusément qu'il y avait quelque chose> et peu à peu je retrouvai tout l'engrenage de mon chagrin, avec ce seul espoir : si réellement tout cela n'était qu'un rêve? Je n'osais pas bouger, je tendais l'oreille, guettant la respiration de Mnanie... Hélas, bientôt je vis entrer maman qui m'apportait elle-même mon chocolat, avec un bon sourire; mais derrière le sourire MNANIE 267 il y avait son visage préoccupé que je connaissais bien et, sans dire un mot, je me mis à fondre en larmes. Gomment se passa cette matinée? Impossible de vous le dire. Il y a là un grand trou dans mon souvenir. Je crois que maman me gronda et me fit honte de mes larmes, « un grand garçon comme moi9 qui avait tout pour être heureux, etc., etc. » Je me rappelle vaguement des conciliabules chuchotes, des portes ouvertes et fermées, un remue-ménage exceptionnel, une maison agrandie par le drame*., L'après-midi^ je me retrouve dans le parc avec une amie de maman arrivée à Fresville depuis quelques jours, une dame beaucoup plus âgée que maman et qui jouait encore les petites filles. Même, F avant-veille, je lui avais dit: (( Enfin, qu'est-ce que vous êtes, vous? Vous êtes trop jeune pour être une oae 268 MNANIE grand'mère, mais vous êtes trop vieille pour être une petite mère, alors?... » L'ennuyeuse créature, quelle rancune je lui garde! Tenez, aujourd'hui, en pensant à elle, je la déteste encore ! Sans doute on m'avait confié à la dame pour m'éviter le gros désespoir d'assister au départ de Mnanie ; je m'en doutais, mettant une fierté à ne rien lui demander; et elle, la sotte, sans s'apercevoir que je ne songeais qu'à Mnanie et que je haletais d'angoisse, elle m'avait emmené du côté des étangs, elle me parlait de ses enfants que je ne connaissais pas, elle me fit faire des « ricochets » dans l'eau avec une pierre plate, elle croyait me distraire !... indifférent à tout, je la suivais sans oser lui dire mon chagrin; comment aurait-elle pu comprendre? Je me torturais avec les souvenirs d'hier déjà si lointains : hier, avec Mnanie, nous avions franchi cette grille; dans cette MNANÏE 269 môme allée du potager, en cachette du jardinier, nous avions chipé un artichaut, qu^on avait partagé en riant et qu'on avait mangé cru. Ah, mon Dieu, là par terre, encore une feuille, deux feuilles, négligées ce matin par le râteau! Je les ramassais comme des reliques... Peut-être Mnanie avait-elle mordu dedans!... Alors que j'essayais, comme tous les amoureux, de faire dévier la conversation du côté de ma bonne, la vieille jeune femme eut une parole imprudente : « Va, je plains bien ta pauvre maman, me dit-elle; rien de plus ennuyeux que ces changements de domestiques; on a tant de peine à en trouver de bons, surtout en cette saison! » Des changements de domestiques \ Mnanie partant, c'est-à-dire ma vie brisée, à me demander comment je ferais pour respirer, pour aller, venir, manger ou dormir, un dédoublement 270 MNANIE affreux, la moitié de moi-même qu'on arrachait de moi, cette dame peinturlurée et coiffée d'une bouse de vache roussâtre appelait ça un changement de domestique ! Je ne répondis rien, j'étais fixé. Sûr maintenant que Mnanie s'en allait, sûr aussi qu'elle était encore à la maison puisque l'express ne pas» sait à Carentan qu'à six heures et demie et qu'il n'était pas cinq heures, une envie folle me talonna de la revoir et de l'embrasser encore une fois, Je voulais lui dire adieu. Il m'était impossible de ne garder comme dernière vision de Mnanie que les menus faits d'hier qui n'étaient pas destinés à être des souvenirs éternels; l'heureuse insouciance où nous étions alors ne pouvait prendre pour toujours une apparence aussi tragique, il me fallait un véritable adieu, en rapport avec ma douleur. „. Alors, tandis que le long des gro- MNANIE 27i seilliers, tout en grappillant, l'amie de maman continuait ses jérémiades ménagères, ma volonté fut plus forte que ma bonne éducation, et, laissant la dame en plan, sachant bien qu'elle était trop lourde pour me faire la chasse, je bondis par-dessus une plate-bande ei je me mis à courir comme un lièvre, malgré les appels de ma gardienne ; je dévalai à travers le potager, je franchis d'une traite le jardin français en piétinant les buis craquants de chaleur; la première terrasse, la grande pelouse en pente, j'escaladai tout, et, par le raidillon de la seconde terrasse, je contournai le château et gagnai les communSo Les autres jours je courais rarement, car j'étais un gros petit bonhomme avec deux paires de joues qui se portaient bien, mais aujourd'hui je ne sentais ni la fatigue ni l'essoufflement : Mnanie-m'attirait, pour la revoir j'aurais tué*,. 272 MNANIE 0 terreur ! la porte de la remise était ouverte à deux battants et Roger, l'homme d'écurie, tout habillé, sa casquette sur la tête, se tenait debout à côté delà « jardinière », sorte de charà-bancs qui servait pour aller au marchéc Je connaissais les habitudes régulières de la maison : la « jardinière », à cette heure inusitée, attendait Mnanieo Mnanie monterait dedans, elle partirait pour toujours, elle partirait sans moi... Mais non, voyons, c'était la fin du monde, c'était impossible, il y avait un malentendu... Maman m'aimait, elle ne voulait pas me faire mourir, pourtant!... «•.Ces désespoirs d'enfants, de pauvres petits qui sentent tout et ne peuvent presque rien formuler, ces désespoirs qu'on croit à fleur de peau et si profonds, au contraire, si cruels, que tous nos désespoirs futurs se modèleront sur eux !... Je vous assure, j'ai 273 MNANIE connu depuis toutes les tristesses, des morts dont on ne se console pas, des séparations longues et affolantes, des mensonges, des trahisons, des ruptures où Ton se hait sans se revoir, des adieux où Ton s'aime encore, et des adieux plus navrants où Ton constate qu'on ne s'est jamais aimés, eh bien, je me suis toujours trouvé le même que j'étais à cette minute, seul, désemparé, trop ému pour pleurer, assis au grand soleil contre la niche du chien, les jambes coupées par la détresse..» De l'office, une voix — la voix du maître d'hôtel — héla le palefrenier : — Roger, c'est pour la malle. Faites vite, il n'y a que le temps. Je me levai, j'emboîtai le pas derrière Roger, véritable bête des herbages qui ne faisait pas attention à moi; nous traversâmes la cuisine, le réfectoire, les deux vestibules et je me trouvai dans l'escalier,,. e Je restai là.., J'en18 274 MNANIE tendais des accents confus, sans pou» voir distinguer les paroles, et puis plus haute, la voix de maman qui disait : ce La malheureuse! »... Je n'osais pas monter, je crois vraiment que je n'aurais pas pu, mais je me rongeais les ongles jusqu'au sang. Bientôt les deux hommes redescendirent avec la malle — une pauvre chose noire — et la valise, ces deux bagages que j'aimais, depuis le temps, qui signifiaient vacances et départs joyeux!... Des pas résonnèrent dans la grande vis en pierre de l'escalier et voilà maman, suivie de Mnanie dans sa jaquette noire, coiffée de son chapeau de paille à rubans, son chapeau des dimanches !... — Ah mon Dieu ! Le petit !... fit-elle. Moi, je lui avais déjà sauté au cou, je m'agrippais à elle de tout mon poids, je la tenais, je la serrais, j'essayais de l'enfermer dans mes bras, mais elle ne voulait pas m'embrasser. Doucement, MNANIE 275 sans colère, elle se dégagea et je m'affalai par terre? à genoux... Papa venait de descendre de son côté; il avait l'air aussi triste que maman, mais avec une expression sévère et implacable, lui toujours si bon! Comme il fallait que ce fût grave, tout cela ! ... Cependant, de voir là mes parents ensemble, j'eus un peu d'espoir; on pourrait peut- être s'expliquer ; d'autant que maman aidait Mnanie à rattacher son chapeau que j'avais fait tomber en me jetant sur elle. Puisque maman faisait ce geste, avec pitié, avec bon cœur, y avait-il donc moyen d'arranger les choses? Je pris la main de Mnanie, et, tout bas, bien entre nous, je murmurai: « B'mande pardon, Mnanie! » Elle fît « non »... Elle fixait droit devant elle, en se retenant de pleurer; je ne pouvais rencontrer ses yeux... Comment, elle ne voulait pas demander pardon?... 276 MNANIE Je regardai tour à tour maman, très émue, qui semblait dire à Mnanie : «Voyez de quoi vous êtes la cause; vous n'avez pas même eu pitié de lui ! » et papa, le sourcil froncé, qui fît signe que l'heure avait sonné... Alors, je devins fou.,* Je me traînais sur les genoux en sanglotant, ne sachant plus à qui m'adresser puisque personne ne voulait m'entendre, implorant encore Mnanie pour qu'elle demandât pardon, conjurant papa de lui pardonner : — Papa, oh, papa, je t'en supplie, attends un peu, Mnanie va demander pardon! N'est-ce pas, Mnanie, que tu demandes pardon?... Là, vois-tu, papa, elle a demandé pardon... si, papa, mon petit papa, je te jure qu'elle a demandé pardon... oh, je vous en prie, écoutezmoi!... Pauvre papa, il enpleurait lui-même... Maman me prit, elle me cacha la tête MNANIE 277 dans sa robe de guipure blanche et se mit à me dorloter si tendrement que je compris bien que si cela avait été possible on aurait pardonné à Mnanie... Je faisais connaissance avec l'irréparable ; j'en eus la sensation aiguë, étouffante.», il m'annonçait que j'aurais souvent à souffrir de sa venue. f . Pendantcetemps elle partait, Mnanie, sans un mot d'adieu, sans un regret pour moi... J'entendis le cheval et la charrette qui écrasaient le sable... je ne devais plus revoir Mnanie, jamais; je n'ai jamais su depuis ce qu'elle était devenue... Papa revint et dit à maman ces mots inexplicables : — A Pautre maintenant! Comprenez-vous à présent pourquoi le courage me manque lorsqu'il s'agit de mettre un domestique à la porte? Je. revois toujours Mnanie, confuse et 278 MNANIE muette, résignée à accomplir toute sa destinée... Pour la seconde fois, on vint annoncer que le dîner était servi. — Mais enfin, demanda X***, avec son agaçante précision, qu'avait-elle donc fait ta bonne? Et l'Ange déchu, se levant et jetant sa cigarette par-dessus la terrasse, répondit : —• Tu es comme « le monsieur en culotte de peau qui voulait tout savoir ! » Eh bien, croirais-tu qu'on ne me l'a jamais dit exactement. Plus tard, seulement, beaucoup plus tard, j'ai compris... Mais àquoi bonparlerde cela?... Pauvre Mnanie!.., 1910. 9 @ A Madame Lucie Delarue-Mardrus. Pour les deux seules fois que je l'avais rencontré, arpentant la « levée » de la Loire ou montant à grandes enjambées le raidillon qui mène du bourg au presbytère, il m'avait intéressé tout de suite ce curé, avec ses sourcils largement arqués, son épaisse toison aux crins rebelles, sa bouche bien dessinée et son regard brusque, sombre, entre les paupières fatiguées. Son âge?De quarante à cinquante, sans doute. Grand, droit, alerte, il semblait toujours pressé. Rien en lui de la 280 ? balourdise ni de l'aspect sournois et godailleur qu'ont trop souvent les curés de campagne» De ce prêtre, je ne savais rien que son nom : l'abbé Reure. Nouveau venu dans le pays, les indigènes attendaient encore avant de se prononcer sur son compte0 D'ailleurs, les Tourangeaux ont toujours peur de se compromettre et réservent généralement leur opinion devant « quelqu'un des villes », eussentils connu ce quelqu'un-là encore tout gamin ! Les jours sont longs, dans un vieux château solitaire, au mois d'avril. Cette retraite que je m'étais imposée pour finir un travail absorbant et aussi pour fuir l'humanité — il y a des moments de la vie où Ton se sent un peu le frère du Thénardier des Misérables et où, si Ton s'écoutait, on mangerait le monde ! — commençait à me peser. Et puis, le jeune printemps est un demi-dieu sur le ? 281 compte de qui les poètes se sont trompés : il est moins tendre qu'on ne croit et nous chante de tristes chansons par le pipeau de ses oiseaux,, Les touchantes nichées, pressées et touffues, des premières feuilles^ les fleurs qui poussent un peu partout, jusque sur les fumiers et sur les toits, tout ce frémissement de la terre en gésine nous fait sentir avec mélancolie que nos dix-huit ans? couronnés de fleurs eux aussi, sont déjà loin, et qu'ils ne reviendront jamais. Le crépuscule n'en finit plus, à cette époque de Tannée ; il n'a pas encore sa chaude langueur du mois de juin, il est aigre, hésitant, avec un arrière-goût d'aube hivernale. A partir de six heures, j'aurais parlé tout seul, rien que pour me prouver que je n'étais pas mort Un soir où le chœur des grenouilles était plus déprimant encore que d'habitude et où le facteur n'avait rien eu à 282 ? m'apporterqueles journaux, (ah! l'heure du courrier, à la campagne !...), j'éprouvai violemment le besoin de remuer un peu d'air autour de moi, et, après avoir passé en revue les maigres distractions locales, jamais renouvelées, l'envie me prit soudain d'aller voir mon nouveau voisinB J'ai connu et je connais encore des prêtres admirables, d'idées larges et compréhensives, bons dans le plus magnifique sens du mot ; j'en ai rencontré également de sinistres et c'est même un prêtre qui, sans le vouloir,, et par sa seule incohérence, m'a fait oublier mes prières; mais je respecte toujours a priori ceux que la génération de Louis-Philippe appelait « les hommes noirs » — ne serait-ce que pour la preuve d'élégante indépendance qu'ils donnent en ne s'habillant pas comme tout le monde !... — M. le curé est chez lui? ? 283 Une femme m'avait ouvert la porte, pas Tourangelle celle-là, oh Dieu non ! avec sa tête de vieille Maugrabine, son accent scalabreux et sa mimique de Polichinelle : —• Le monsieur du château, que ! Espérez un peu, je vais prévenir M. le curé. De la petite cour étroite comme une tonnelle, couverte de glycines en boutons qui semblaient de gros lézards mauves, j'entendis un chuchotement, des pas qui descendaient l'escalier de bois du presbytère, et l'abbé Reure, la main tendue, vint à moi : — Entrez donc, Monsieur, je vous en prie, il fait humide ici et les soirées sont fraîches, en Loire. Quelle belle voix avait cet homme ! Une voix grave, chaude, prenante, la voix de son visage, ce qui est rare. Ses gestes n'étaient empreints ni de la fausse dignité qu'affectent certains 284 ? prêtres rustiques ni de ce manque d'usages, plus gênant encore que gêné, qui rappelle chez d'autres que la soutane seule les différencie d'un valet de charrue. Après quelques paroles insignifiantes échangées sur le pays, ma vieille demeure9 et la lune rousse dangereuse aux vignes, l'abbé Reure me demanda brusquement : — Et vous ne vous ennuyez pas trop chez vous, tout seul, à votre âge? Justement je m'ennuyais, mais quelle pudeur on éprouve à avouer cela ! En outre c'eût été trop long de lui dire pourquoi je m'ennuyais et ne connaissant pas encore le curé, j'ignorais s'il ne voudrait pas me confesser, là,, tout de suite, en cinq sec; que deviendraiton, si, en plus de tout ce qu'on s'avoue à soi-même toute la journée, il fallait encore se confesser!... Alors je lui répondis je ne sais quelle phrase banale ? 285 sur la précieuse compagnie que tient le travail, le besoin qu'on éprouve parfois de se retrouver seul avec sa mouvaise humeur, et autres âneries, et j'ajoutai pour finir : — D'ailleurs, qu'on soit seul ou non, la vie n'est pas gaie à la regarder de près, du moins je ne la trouve pas très gaie... D'habitude, les ecclésiastiques devant qui l'on avance cette opinion trop courante, concèdent que les temps sont tristes et s'égarent dans la politique, ou bien, ils se mettent à rire, vous prouvent que quand on est jeune et bien portant, on n'a pas le droit de « blasphémer de la sorte » et vous conseillent « de chasser au plus vite ces papillons noirs ». Aussi, ma stupéfaction fut-elle grande de voir que l'abbé Reure était de mon avis, car il laissa tomber ces quelques mots : 286 9 — Non, vous avez raison, la vie n'est pas gaie... Je tournais le dos à la fenêtre et, depuis le commencement de notre entretien, je détaillais minutieusement la pâleur du curé, ses traits expressifs : le nez très droit, très régulier de profil, mais, de face, trop large à la base, pas un de ces gros nez bêtes et mous, non, un nez au cartilage solide, à l'extraordinaire armature; le front haut, un peu fuyant, strié de rides parallèles aux sourcils ; le menton carré, puissant, et surtout les yeux noirs, sans reflet, sans (( point lumineux » — deux abîmes. Les cheveux drus et en désordre, grisonnants sur les tempes, dessinaient sur le front cinq pointes régulières et encadraient ce visage impossible à oublier. Il y eut un court silence et le curé reprit : — Cependant, voyez-vous, cher mon- 9 287 sieur, il s'agit de savoir si vous avez le droit de parler ainsi ou si c'est « de chic » que vous le faites. Je ne vous demande pas si vous avez déjà subi des malheurs exceptionnels, car ce serait de rindiscrétion de ma part; même, entre nous, je ne crois guère aux malheurs exceptionnels pas plus qu'aux bonheurs inespérés, parce que je suis persuadé que les événements ainsi qualifiés par nous n'existent pas en eux-mêmes et que c'est seulement leur reflet sur notre âme que nous prenons pour du désespoir ou de l'allégresse... Je veux dire que la nature a bâti certains êtres en un ciment armé3 imperméable à la chaleur et au froid : ceux-là jugent la vie en beau parce que la neige et le soleil sont également brillants; mais d'autres, au contraire, semblables à ces malades à qui manque l'épiderme, sont gelés ou brûlés sans cesse, souffrent de toutes les variations extérieures et c'est sans 288 ? doute en pensant à eux que Notre-Seigneur a voulu porter lui-même sa croix à travers les pierres du Golgotha.., Aussi, je vous le répète, avez-vous le droit de dire que la vie n'est pas gaie ? — Je le crois, M. le curé. Ma réponse, sincère et rapide, — car j'ai la faiblesse moi aussi de prendre souvent les graviers du chemin pour des montagnes inaccessibles ! — fut cause qu'il me regarda avec un semblant d'intérêt. Fallait-il qu'il en souffrît5 lui, de la solitude, pour parler avec une telle franchise et se lancer ainsi dans des métaphores! C'est à sa propre nature, évidemment, qu'il venait de faire allusion : on ne parle avec autant de conviction que de soi-même. Et je songeais avec mélancolie à la croix quotidienne qu'il devait porter sans aucun doute, en proie du matin au soir aux ruses imbéciles et aux finas- 9 289 séries de nos paysans du Centre ! Je me permis de le lui dire avec une véhémence qui détermina entre nous un certain courant de sympathie. Depuis trois mois qu'il était arrivé ici, il les connaissait déjà mieux que moi, les habitants de mon patelin, et il les voyait sous un jour sans brume, mais cela ne l'empêchait pas de s'occuper d'eux activement puisqu'à plusieurs reprises on vint le demander, ce qui ne se serait jamais vu du temps de l'ancien curé, un lascar qui avait habitué ses ouailles à se passer de lui. Comme pour la troisième fois il s'excusait de m'avoir quitté un moment, (c'était le jour de « la Naine », ~ une affreuse pocharde dont j'avais reconnu la voix derrière la porte — venue pour quémander des sabots) : — N'ayez pas peur, elle les fera distiller vos sabots, monsieur le curé! m'écriai-je avec certitude. 19 290 ? — Je le sais bien, mais.,. Il fît un geste, l'air de dire : « Pauvre femme, elle est à plaindre, tout de même! » puis, sans se rasseoir : — Voulez-vous que nous fassions un tour au jardin, mon enfant, avant la nuit? Nous serons mieux dehors pour causer que dans le chien-et-loup de ce salon. Lugubre, en effet, le salon de l'abbé Reure. Cette chambre que, du temps de son prédécesseur, j'avais connue aimable, souriante de cette grâce qu'a parfois le désordre, avec son papier fleuri déchiré par places et ses escabeaux de bois blanc surchargés de paperasses, de mandements, de vieux journaux illustrés — il y avait même un phonographe dans un coin, ma parole ! — était maintenant froide et nue. Au mur, un papier vert notaire ; le meuble de palissandre et de velours, vert aussi, la garniture de cheminée en marbre noir, riche et de mauvais goût, la 9 291 grande table sans tapis, vernie comme un piano5 ornée d'un gros encrier et d'un Buvard, les rideaux assortis aux fauteuils, formaient un ensemble désespérément anonyme.,. A droite, je devinais un grand portrait, indiscernable à cause du crépuscule... ...— Ah!;.. Cette exclamation dont je ne fus pas maître, s'adressait au jardin, aussi méconnaissable que le salon, mais en mieiiXc — Je vois que vous aimez les jardins, monsieur le Curé! — C'est encore bien peu de chose, fit-il, sans fausse modestie. J'ai été longtemps privé d'arbres et de fleurs. Ma dernière cure était la Ville-des» Beaux, en Provence, ajouta-t-il en manière de parenthèse. J'ai essayé de me rattraper un peu ici. — Et vous avez la chance d'avoir un bon jardinier... 292 ? — Le voici, le bon jardinier, mon cher monsieur, fit-il en souriant. Sa figure était si peu faite pour sourire qu'on se sentait ému comme s'il avait pleuré, Les prêtres, de même que certaines vieilles personnes du Faubourg, ont la manie de vous appeler tantôt « cher ami », tantôt € mon enfant » ou « Monsieur » et cela est déconcertant. Jusqu'à ce que le soleil eut disparu, enroulé dans des nuages gris et jaunes, nous parcourûmes ce carré de jardin dominé par un couvert de tilleuls en terrasse sur la vallée de la Loire et que le goût du curé avait transformé en une sorte d'arche de Noë de toutes les fleurs connues, soigneusement étiquetées : plantes vivaces, déjà reconnaissablés, plantes annuelles, à peine germées, plates-bandes de tulipes et de « couronnes impériales », ingénieux dessins de buis formant une minuscule 9 293 « française » devant la porte du salon, dahlias ne montrant encore que les tronçons tubulaires de leurs vieilles tiges, giroflées d'hiver, ravenelles multicolores mais accusant toujours leur roture par uiie panachure jaune dans le pétale rose ou violeté, avouant qu'elles sont les petites-filles de celle qui fleurit là-bas sur la muraille, iris prétentieusement héraldiques, d'un « hiératisme » démodé et d'une vilaine couleiur d'aniline, touffes de lis vertes comme de jeunes laitues, et des rosiers, des quantités de rosiers aux feuilles à peine déroulées, luisantes, tendres, lavées de carmin, bien tentantes pour les pucerons, — tout cela si pressé, si abondant, si vigoureux qu'on croyait entendre monter la sève! Le curé appelait toutes les plantes par leur nom, non par leur grand nom, c'eût été trop facile, et j'aurais pu en faire autant, mais il connaissait leur 294 9 prénom, il savait distinguer, à la forme de ses feuilles naissantes, le phlox « Darwin » du phlox « Elvire », et l'astilbe « Davidii » de Fastilbe « Lemoinii » ! Sa science allait des plus humbles aux plus somptueuses, mais il ignorait volontairement les fleurs de serres, qui, disait-il, ont été créés le septième jour par le Diable ! Je le laissais parler,, m'expliquer de sa voix sonore ses projets d'été, à quel endroit il comptait planter une corbeille de géraniums, à quel autre s'épanouiraient des reines-marguerites ; parfois, il me demandait mon avis, par politesse, ou bien il faisait quelque remarque ingénieuse : — Regardez donc ces aconits qui sortent déjà de terre, murmurait-il en se penchant avec amour sur la € bouil» lée », ne dirait-on pas de petites mains suppliantes? Voici la seule consolation ici-bas, mon cher'ami, c'est ça, tout 9 295 ça... (Il montrait les lignes régulières de ses vivaces). Ni mensonges, ni trahisons, ni déceptions avec elles. La peine qu'on se donne.pour les élever, les plantes savent la reconnaître, et nous en remercient de toutes leurs forces, en poussant bien, en fleurissant,., oui, quand on cesse de regarder là-haut, c'est la terre qu'il faut regarder... Bientôt, nous rentrâmes dans le salon vert, où la vieille, amenée sans doute de la Ville-des-Beaux, apportait une lampe à pétrole, voilée d'un méchant abatjour en opaline, Et, comme incidemment, pour féliciter le curé de son beau jardin, je venais d'évoquer le fameux bouquet du Lys dans la vallée, je pus constater que l'abbé Reure était un Balzacien passionné. Le culte du plus grand de nos roman* ciers, de celui qui a tout su, tout compris, toal prédit, est une solide francmaçonnerie, un langage secret qui fait 296 ? se comprendre entre elles les natures les plus opposées ; ceux qui ont pleuré avec Claire de Beauséant à l'instant où elle remet à Rastignac son coffret à gants, plein de souvenirs et de regrets, ceux qui n'ont pas oublié les ruses de Mme Évangelista, le désespoir farouche de Mme de Sérizy, les boucles d'oreilles du chevalier de Valois ni l'abandon inutile que fait de sa pudeur la baronne Hulot au grotesque Crevel, ceux-là sont de la même religion : lorsque nous nous quittâmes,, l'abbé Reure et moi, je pus croire que nous étions presque amis. Je m'excusai de ma visite prolongée, et le curé promit de venir me voir le surlendemain... Je rentrai chez moi par le chemin le plus long, le petit chemin mal tracé à travers la « varenné », en bordure de la Loire. Tout en marchant dans la nuit — les sables semblaient de gros cétacés émergeant du fleuve — je me ? 297 remémorais les moindres paroles de cet homme, un peu intrigué par IuL Par quels avatars avait-il dû passer, ce prêtre, plus intelligent, plus fin, plus distingué que beaucpup d'archevêques, avant de venir échouer ici, dans la plus petite commune du département?.,. Je ne sais à quel propos nous avions parlé de la guerre : — Je m'en souviens, j'avais sept ans, répondit-il. Il approchait donc de la cinquantaine. Pas un paysan, bien sûr, et pas non plus un <( bourgeois » au sens où l'entendait Flaubert; il regardait autour de lui, il avait des expressions heureuses, des comparaisons imprévues. Un bon prêtre, certainement, fidèle au plus dur de ses vœux, car les rides et les fatigues de son visage étaient tout intellectuelles. Sa conversation était d'un homme pieux, certes, mais sans aucune onction ecclésiastique : pas une minute il n'avait fait allusion à son sacerdoce. 298 ? Par discrétion peut-être?... ... Pendant le dîner seulement, — en tête à tête avec un de ces poulets rôtis gros comme moineaux, plus noirs que lièvres.; comme savent seules en élever les filles de basse-cour tourangelles, et dont la nourriture coûte le traitement d'un chef de bureau (une des joies de la campagne !) — je pensais encore à l'abbé Reure comme à un rébus indéchiffrable, et puis, soudain, un éclair : la Ville-des-Beaux! Je savais que cette bourgade magnifique et déchue, sur la crête des Alpilles, rendue lentement au roche!4 d'où elle sortit, était ce qu'on appelle une cure de pénitence. J'avais trouvé ! L'abbé Reure, destiné aux plus grands honneurs du clergé, avait dû faire quelque bêtise, d'où sa retraite forcée à la Ville~des~Beaux, puis sa venue au fond de la Touraine, pour finir de purger sa peine. Un noceur? Sûrement pas. Un ambitieux. Vicaire- ? 299 général, je le voyais jouant de bons tours à son évêque qui lui avait « donné sur les doigts ». Voilà pourquoi il avouait tantôt que la vie n'était pas gaie! Et je trouvais plaisant ce curé qui se consolait d'avoir manqué l'épiscopat et peut-être le cardinalat, en plantant des corbeilles de reines-marguerites violettes et de géraniums pourpres!... Le surlendemain, suivant sa promesse., l'abbé Reure vint me voir. Je l'accueillis avec l'empressement qu'on montre à celui qui habite la même île déserte que nous, mais son abord fut poli, froid, distant comme si nous ne nous étions jamais vus. Par la suite, je constatai toujours le même phénomène : on se quittait « bons amis », mais, à la rencontre suivante, par son attitude même, le curé semblait dire : « Rien de fait ! » et tout était à recommencer. 300 ? Sa cordialité ressemblait à cette rose de Jéricho, qui s'épanouit et se dessèche avec une égale facilité. Pourtant, il devait se montrer plus affable dans le bourg, car ce même matin-là, mon jardinier, par hasard expansif, me racontait que la mère Mille-Pièces qui se mourait d'un cancer (une paysanne quasi centenaire, si avare que les plus anciens ne se rappelaient pas lui avoir vu porter une jupe neuve!) avait déclaré que le nouveau curé était « un homme ben doux, ben rusé, et censément un vrai fils pour elle., à preuve qu'il payait tous ses médicaments.... » Donc le curé arriva tout de suite après mon déjeuner. Il refusa une tasse de café, il refusa un cigare et me dit simplement : — Merci, cher monsieur, depuis longtemps j'ai oublié le goût de ces gourmandises-là. 9 301 — Vous n'êtes pas gourmand, monsieur le curé? Comme je vous plains! — Je l'ai été, je ne le suis plus. Mais je sais l'être encore pour les autres, ajouta-t-il; il faudra me permettre de vous le prouver un de ces jours en venant dîner avec moi. Nous sortîmes dans le parc. Il pleuvotait, les oiseaux s'abritaient tant bien que mal sous les feuilles encore trop petites. I/abbé Reure — je m'y attendais! — voulut voir le potager^dont on lui avait parlé. 11 complimenta le jardinier et l'un de ses aides, et, se tournant vers moi : — Vous êtes dans les bons principes : au potager, autant de fleurs que de légumes. 11 faut que les roses fassent oublier les choux... Du temps que j'étais à la chartreuse d'Ema... Il s'arrêta net, comme s'il en eût trop dit. Et puis nous dûmes rentrer parce 302 ? que décidément le crachin était devenu de la vraie pluie. Dans sa cape noire relevée sur une épaule9 le curé avait Pair d'un mousquetaire en deuil ! Il ne s9y connaissait pas seulement en horticulture, il était connaisseur en toute chose. Son goût était très sûr ; il distinguait un bon fauteuil Louis XV, gras'de contour mais sans prétention, d'un meuble plus spomptueux, plus « de style » mais évidemment truqué. — Vous verrez, vous verrez, disaitil, tandis que son sourire désolant creusait davantage les profondes rides qui rejoignaient à ses narines les coins de sa belle bouche? on en reviendra de cette manie du style, on savourera les chers vieux meubles du Second Empire, les fauteuils brodés en tapisserie par nos grand'mères et les « pouffs » capitonnés !... Ah h., je vous rends la politesse que vous fîtes à mon jardin... ? 303 Nous venions d'entrer dans la bibliothèque et le curé tombait en arrêt devant les livres, pas rares le moins du monde, mais nombreux, qui tapissaient la chambre o — Les livres ! s'écria-t-il. Il y a longtemps que je n'en avais autant vu... Vous les aimez, hein?ce sont les fleurs dés maisons... Et pourtant non, les livres nous leurrent, bien souvent ils nous trompent, ils sont l'œuvre des hommes ; les fleurs sont d'essence divine.., oui, vous avez raison, exceptons Balzac». » Pendant deux heures nous restâmes là, à causer livres et littérature., L'abbé Reure avait presque tout lu, mais à présent il ne lisait plus. Je guettais les inflexions de sa voix, tâchant d'y découvrir un accent quelconque, un point de repère provincial, mais puisqu'au bout du compte je n'y parvenais pas, c'est que nous étions compatriotes. 304 ? — Vous connaissez Paris, monsieur le curé? lui demandai-je dans le courant de la conversation. — Oui5 je le connais... Cela ne vous vexera pas si je vous avoue ne pas aimer votre ville ? Je n'étais pas plus avancé qu'auparavant. Je remarquai aussi que l'abbé Reure ne se livrait à aucun de ces commérages futiles sur les uns et les autres qui sont la grande distraction des petits pays ; il semblait avoir épuisé ce sujetlà avec moi en gros une fois pour toutes, il n'entrait pas dans les détails. Je savais maintenant qu'il consacrait à ses paroissiens son temps et son argent, mais il ne parlait pas d'eux. Un ambitieux? Oh ! non, je l'avais mal jugé. Il n'était pas ambitieux l'homme qui venait de me dire, sans la moindre arrière-pensée, en parlant incidemment de ses tournées quotidiennes : ? 305 — Trois cents âmes à suivre et à diriger, je vous assure que c'est une responsabilité dont on ne se doute pas ; dix de plus, j'en serais incapable... Et puis on souffre pour les autres, souvent, plus qu'ils ne souffrent eux-mêmes!... A quatre heures il se leva. Je raccompagnai jusqu'à la grille et quand il fut parti, je le regardai un moment s'éloigner de son pas rapide. Pour la première fois je le voyais de dos. C'est éloquent un dos, ça ne se sait pas surveillé, ça avoue» Le dos de l'abbé Reure disait beaucoup de choses : il était étroit, serré entre les épaules, frileux, accablé.,c J'étais encore plus perplexe que F avant-veille : ce Parisien qui parlait de Paris avec cette rancœur ; — car il était de Paris, cela ne faisait pas de doute; oh ! mais comme ses yeux noirs sans reflets avaient vibré lorsqu'il avait dit : (( Oui, je le connais ! » — cet 20 306 ? homme plein de goût et riche évidemment qui se condamnait à vivre dans cet atroce salon vert, ce gourmand aux lèvres charnues qui refusait une tasse de café, ce passionné de lecture qui n'ouvrait plus un livre et se récitait une page de Balzac lorsqu'il avait envie de lire! Ah ça, mon voisin se mortifiait-il en expiation de quelque crime? Les idées les plus invraisemblables jouaient dans mon imagination et, la nuit suivante, j'eus un cauchemar horrible : une tête de mort aux yeux trop noirs qui me poursuivait dans le potager... Pendant la fin d'avril, tout le mois de mai et les premiers jours de juin je vis très souvent l'abbé Reure. Son humeur était variable- 11 arrivait parfois que la Rose de Jéricho ne s'ouvrît pas et? ces jours-là, malgré qu'il parlât autant que d'habitude, dans son langage un peu ? 307 hautain et imagé — plutôt des soliloques, en somme —je le sentais loin, loin, dans un pays inconnu. Sa discrétion était une des formes de sa bizarrerie. ïl s'enquérait de ma santé et c'était tout ; parfois un mot sur mon travail en cours, mais le plus souvent nous parlions de choses qui ne me concernaient pas plus directement que lui. Iltraitait les sujets les plus abstraits en les ramenant dans le domaine du concret et réciproquement; cela donnait un grand charme à ses paroles. Un seul jour il se départit de cette réserve. C'était le lendemain de l'Ascension. Je le rencontrai près du bureau de tabac; nous fîmes quelques pas ensemble le long de la Loire et, tandis qu'il admirait avec moi la brume grise qui flottait sur le fleuve au cours lent, tourbillonnant, et sur les sables roses, il s'interrompit et, me prenant par le bras : 308 ? — Vous n'allez donc jamais à la messe? dit-il à voix basse0 Vous avez tort, croyez-moi; un jour viendra où vous comprendrez qu'on a besoin de consolations^ et que l'art ni l'humanité ne sont capables de nous consoler..» Puis il me parla vite d'autre chose, sans attendre ma réponse. La vie mystérieuse de la Loire l'intéressait beaucoup, avec son cours capricieux et changeant : un jour, à cette place, juste un pied d'eau et les tanches bronzées qui semblent courir sur le sable; le lendemain, au même endroit, un trou de trois mètres ! — Les fleuves sans digues et sans écluses !... s'écria-t-il. Certaines natures ressemblent à cela..» La grande écluse, celle qui empêche tous les débordements, tenez, l'entendez-vous?... Nous nous arrêtâmes un instant pour écouter les cloches qui résonnaient à travers la campagne encore grêle..i 309 Plusieurs fois je dînai chez lui, émerveillé de la cuisine mijotée par la vieille Provençale ; exquises ratatouilles, cuites, recuites, etdontlabonne femme s'excusait entre chaque plat : ah, si l'on avait été là-bas, dans son pays, on aurait vu! Mais ici, rien à faire, l'ail n'avait pas de parfum et les herbes manquaient! Elle semblait attachée à son maître mais elle haïssait la Touraine. On se moquait d'elle, de son accent, de ses gestes, les tout petits eux-mêmes l'imitaient en sortant de l'école. — Enfin, me disait-elle un jour, car elle m'avait pris en une certaine « estime », les gens d'ici, voyez-vous, monsieur, c'est des ceci et des cela!... Aussi quittait-elle le moins possible le presbytère où elle s'occupait du matin à la nuit. D'ailleurs elle appartenait à cette race de Méridionaux plus cadenassés que des coffres-forts et qui se feraient tuer plutôt que de vider leur 310 ? sac. Il n'y avait donc pas à espérer tirer d'elle le moindre renseignement sur le curé, si tant était qu'elle eût quelque chose à dire. Les plats du Midi étaient pour cette femme une façon nostalgique et succulente de regretter son pays, mais quelle sublime cuisinière ! Il fallait voir comment elle accommodait le poulet auxmorilles, et ce que devenait, préparé par elle, un simple consommé ! Elle faisait comprendre toute l'intensité de cette appellation ! A tous ces repas, l'abbé Reure mangeait invariablement deux œufs sur le plat et une côtelette, rien de plus. Il prétendait que ce régime frugal et régulier était le seul qui lui convînt. Jamais il ne voulut venir dîner chez moi. Il s'en était expliqué une fois pour toutes : cela l'eût obligé à accepter ensuite tous les déjeuners et dîners que lui offraient ses paroissiens et il craignait, à bon droit, dans un si petit pays, 9 311 de provoquer des rivalités inutiles. En cette seule occasion il se montra « curé de campagne »! D'habitude, maintenant que Mai devenait plus doux, nous prenions le café (ou du moins je prenais le café!) en plein air, parmi les grands pavots rouges et les ancolies, mais un soir, la pluie et le vent nous ayant chassés dans le salon vert, mon regard tomba sur le portrait qui occupait tout un panneau, à droite de la cheminée. La lampe l'éclairait mal. C'était un portrait de femme, vêtue de blanc ou de rose, habillée à la mode d'il y a vingt ans, cela se voyait à la jupe « cloche » et aux manches bouffantes. Du visage on ne distinguait rien, même en s'approchant, à cause du clair-obscur où l'avait situé le peintre. —- Vous avez-là un beau portrait, Monsieur le curé... Dans l'ombre, de loin, on dirait presque un Whistler, 312 ? vous savez9 le peintre américain.., — Vous ne vous trompez pas, c'est bien un Whistler. Il y a des manières de boucler une phrase qui équivalent au mot fin, à la dernière page d'un livre. Je n'osai pas insister, espérant vainement que l'abbé Reure prendrait la lampe pour éclairer le portrait, mais il me demanda : -— Avez-vous vu, aujourd'hui, dans le journal, cet accident d'aéroplane?... o.. Grâce à son emplacement, qu'il fît jour ou qu'il fit nuit, le portrait n'existait qu'à l'état de fantôme... Un Whistler, une toile inestimable, chez ce prêtre?... A quelque temps de là, tout à la fin de Mai, je me promenais un après-midi dans la grande plaine vallonnée qui s'étend jusqu'à la forêt d'Amboise. On trouve de tout dans cette plaine : du blé et des avoines9 de la luzerne et des ? 313 vignes, une lande, deux ravins humides aux escarpements fleuris de mélampyres jaunes et mauves, et même une large route, morte et mangée d'herbes, que suivait François Ier pour se rendre à son pavillon de châsse en lisière de forêt. Ça et là, des touffes de chênes, de minuscules taillis, sont comme les avant-coureurs des grands bois,.. Décidément, le printemps finissait avant la date assignée par le calendrier; on respirait déjà Tété, le ciel palpitait au chant des alouettes et les « midis » invisibles — nos grosses sauterelles vertes — assourdissaient les champs de leurs crissements de cigales* J'étais triste, ce jour-là, accablé de souvenirs, Combien en avais-je promené dans cette plaine, des êtres chers et disparus! De vrais morts, hélas, et d'autres aussi : des vivants, morts pour moi, età qui je ne devais même plus penser,». Et puis, je ne sais pas, un tournant de 314 9 route, un chemin creux encaissé, aux buissons luisants de soleil et de reflets, m'avait rappelé, l'éclair d'une seconde, un autre chemin lumineux où, Tannée précédente, à Tautre bout de la France, le Bonheur était venu à ma rencontre : je n'avais pas su le retenir,. 0 Enfin, ça n'allait pas du tout... Et voilà que dans la direction de la ferme du Moulin-à~ Vent, — une belle ferme plantureuse dont le portail est fait d'une grosse poutre carrée—j'aperçus de loin l'abbé Reure qui se dirigeait de mon côté. Depuis une grande semaine je ne Tavais pas vu. Deux fois j'avais sonné chez lui, deux fois la Maugrabine m'avait répondu qu'il était sorti. Sans savoir pourquoi, je m'étais figuré que la vieille mentait par ordre, car le curé rentrait toujours vers six heures, mais je n'y avais plus songé, pensant bien qu'il viendrait chez moi un jour ou Tautre. 11 avait mauvaise mine, sous le grand ? 315 soleil, le curé; et l'ombre de son chapeau n'empêchait pas qu'on ne vît sa maigreur, la cernure de ses yeux et sa pâleur, plus verte encore qu'à l'ordinaire; il y avait pourtant une bonne trotte depuis le Moulin-à-Vent! —* Pauvre Mme Gariri! Elle est perdue, vous savez.,. Non, je ne savais absolument rien : cette Garin, une des plus jolies filles du bourg, gentille, gaie, différente des marsupiaux qui l'entouraient; j'avais assisté à son mariage trois ans auparavant, j'avais même dansé avec elle ! — Gomment, monsieur le Curé? La petite Garin, la Louise, enfin? — Mais oui... une suite de couches... une fièvre... Ah! les malheureux! son mari fait pitié» L'abbé Reure semblait accablé d'avoir assisté au désespoir de cet homme. Et moi, poursuivant mes pensées : — Je n'avais pas besoin de cela 316 ? aujourd'hui, vraiment, c'est complet ! Monsieur le Curé, expliquez-moi pourquoi il y a des heures où Ton envie les cailloux, les heureux cailloux de la route? Ils sont les seuls à être parfaitement tranquilles. Les moutons, là-bas, qui grouillent comme une vermine, ils seront mangés; ils n'en savent rien mais c'est tout comme; la terre, ici, sera remuée, retournée par une charrue, embêtée par des fers de chevaux et des instruments compliqués; la forêt est mise en coupe réglée; tout souffre, évolue et se transforme ! Mais le caillou, M. le Guré^ ce beau caillou pointu que le pied évite parce qu'il s'y blesserait et qui, sous le poids de la charrette, lance simplement une gerbe d'étincelles ! croyez-vous ! quelle brute ! est-il heureux ! L'abbé Retire ne répondit rien. Je m'étais assis sur une touffe d'herbes, contre un bouquet d'épines blanches et 317 de petits sapins, et le curé restait debout, les yeux tournés vers la forêt, ses mains robustes croisées derrière le dos. Sans doute il ne m'avait pas écouté car il ne trouva pas un mot pour me frictionner le moral, et, sans me regarder comme s'il poursuivait un 'rêve, il me dit: — Excusez-moi, je suis pressé... Venez me voir bientôt, n'est-ce pas ? Sa soutane noire fît une ombre derrière les épines blanches et disparut, Le surlendemain, une affaire urgente m'appelait à Paris. Je ne comptais m?absenter que trois jours, j'y passai tout le mois de juin ! Bien entendu, dans le tourbillon des visites, des dîners et des soirées, j'oubliai complètement Fabbè Reure. Il était une énigme champêtre^ un agréable voisin, mais l'air de Paris rend ingrat... Le 4 juillet je revins en Touraine. 318 ? Un ami m'accompagnait. De revoir les endroits, cela nous fait penser aux gens qui y sont venus, et je demandai chez moi des nouvelles du curé : — Il a eu un chaud et froid, me répondit-on, pourtant la mère Kroumir (c'est ainsi que le bourg avait baptisé la vieille servante) a dit comme ça qu'il allait mieux. J'espérais me rendre dès le lendemain au presbytère mais mon hôte s'était mis en tête de visiter les « Châteaux de Touraine », ces déplorables pièces montées en sucre blanc, abîmées, grattées et rastaquouérisées toujours un peu plus par chaque nouveau propriétaire ! Je dus m'incliner; auto, voiture, bicyclette : la semaine passa sans que j'eusse une minute pour aller chez le curé. Le samedi suivant, ma fenêtre ouverte de bonne heure sur le ciel déjà brumeux de chaleur, sur les arbres splen- ? 319 dides, immobiles, et les parterres qui, vus d'en haut, semblaient d'appétissants petits hors-d'œuvre rouges, bleus, jaunes, violets et glauques, — ah ! il devait être content, le curé, toutes les fleurs foisonnaient aujourd'hui! —je béais à cette matinée bourdonnante et parfumée, lorsque des clameurs et des appels qui venaient de la Loire me firent frissonner. Les engueulades inutiles sont fréquentes en Touraine car le vin y est sec, mais cette plaintelà ne ressemblait pas aux chamailleries habituelles; c'était plutôt une mélopée tragique, cela partait des feuilles, de l'eau, du ciel, comme le désespoir ou la vengeance du Dieu Pan. Je me précipitai chez mon ami. Attentif devant une glace, en pyjama, il était en train de se raser, — Tu entends? — Oui, fit-il avec calme. Eh bien, laisse-les crier. ee 320 ? Heureuse nature! Pour lui, un cri est un cri, un chant n'est qu'un chant, et le train qui passe à l'horizon lui indique l'heure qu'il est! — Voyons, écoute.a„ Tu auras beau dire, ce n'est pas normal... Les voix maintenant devenaient plus fortes, entremêlées de gémissements et puis^ tout à coup, des hurlements frénétiques, des mots qui arrivaient jusqu'à nous : — Oh ! le pauvre!... le pauvre!... Le pauvre!... oh! le pauvre !... Je reconnaissais l'accent de la-mère Kroumir.oo Nous descendîmes tels que nous étions, nous courûmes jusqu'à la varenne, guidés par la voix et bientôt aussi par un groupe de paysans qu'on devinait à travers les saules., Comment exprimer l'atmosphère de désastre qui flottait sur la campagne? Ce décor familier., je ne îe reconnaissais ? 321 plus, il me semblait nouveau, dévasté, immense, vu comme dans les affres d'une épouvantable aura... Nous arrivâmes enfin au foyer même de la catastrophe invisible... Les paysans s'écartèrent pour nous laisser passer. ... Sur le sable tiède dont les micas brillaient au soleil, un homme était allongé, en culotte noire, le torse nu; des herbes visqueuses s'enroulaient encore sur ses bras; sa tête paraissait toute petite à cause des cheveux collés au crâne : c'était l'abbé Reure... Tout auprès, un paquet noir ruisselant d'eau, gluant de boue, des souliers, un bas : toute la défroque du curé. La vieille servante, accroupie devant lui, son madras tombé sur la nuque, invoquait des saints dans son patois et poussait des cris qui déchiraient les nerfs. Dès qu'elle vit nos ombres sur le corps de son maître, elle se retourna, 21 322 ? et? joignant ses mains de singesse : — Oh! messieurs, faites quelque chose9 dites? Oh! le pauvre! dites! Vous allez le guérir? Sainte Mère de Dieu venez-nous en aide !... Son désespoir remplissait la vallée; il y avait de quoi devenir fou. Dans la foule, des mots s'entrecroisaient; quelques femmes pleuraient d'émotion, d'autres précisaient le drame; chacun donnait des détails différents qui pouvaient se résumer ainsi : Pavant-veille au soir, Ronflard, le braconnier, sorte d'amphibie dont les nuits se passent à plonger dans la Loire pour prendre le poisson « à la main »9 avait constaté la présence d'un trou d'eau très profond juste derrière la grande trochée de peupliers; il avait même recommandé au fils Ploque de se méfier quand il irait quéri du sable avec sa charrette, puis, la conscience tranquille, il avait posé une nasse à cet endroit ? 323 dans l'espoir de quelque brochet. Or, ce matin, avant sept heures, comme il suivait la « levée » pour se rendre au bourg, Ronflard, avec son œil habitué au guet, avait aperçu quelqu'un marchant très vite sur la grève dans la direction du trou d'eau ; il lui semblait reconnaître la soutane du curé, mais à cause des arbres il ne pouvait pas bien voir. Moitié curiosité, moitié précaution, il héla le quidam afin de le prévenir du danger et, ne recevant pas de réponse, il voulut en avoir le cœur net et marcha jusqu'aux peupliers, La rive était déserte, seulement la nasse dansait encore et les roseaux étaient écartés : quelqu'un venait de tomber là... Ronflard plongea une fois, deux fois, sans résultat; mais à la troisième reprise, soutenu par l'espoir de la prime, il ramenait enfin le noyé, coupait ses vêtements et donnait l'alarme... En attendant le médecin de la ville 324 ? voisine qu'un cycliste de bonne volonté venait d'aller chercher, nous fîmes pendant une demi-heure des tractions de la langue, nous versâmes tout un flacon d'eau de mélisse dans la belle bouche aux lèvres violacées, d'où sortaient des bulles; mais les traits du curé se figeaient dans la mort; les narines déjà amincies, les rides du front effacées, c'était un cadavre qui gisait sur le sable. Un peu d'eau brillait encore entre les cils mi-clos et donnait l'illusion d'un regard... Les lamentations et les bavardages, qui s'étaient tus devant nos soins — ces braves gens restaient là à nous contempler, intrigués comme des sauvages ! — recommencèrent aussitôt que nous eûmes fait signe qu'il n'y avait plus d'espoir. La mère Kroumir, plus calme, se parlait à elle-même, se remémorait la soirée de la veille : — Il avait dîné de si bon appétit, le ? 325 pauvre, et même bu un doigt de vin ce qui lui arrivait rarement... Il avait belle mine, il ne se ressentait plus de son sénepon^ de ce mauvais rhume qui Pavait tenu à la chambre l'autre semaine... Avant de s'aller coucher, il lui avait dit le bonsoir, comme d'habitude, toujours si poli, si recta... ce que c'est que de nous... On n'osait pas encore prononcer le mot de suicide, par respect pour celui qui dormait dans le suprême repos, mais cela ne faisait de doute pour personne, car une voix murmura : — Pour sûr des endêvements qu'il avait comme ça, des idées fixes, quoi! Le médecin, dont on entendait le « tacot » trépider sur la route, sans émoi, sans questions vaines, remplit les formalités nécessaires : il avait tant de malades à visiter qu'il ne pouvait s'attarder aux morts! Lorsqu'il s'agit d'accompagner le 326 9 corps au presbytère, j'avoue que le courage m'abandonna. Si souvent je l'avais fait avec l'abbé Reure, ce trajet!... J'entendais la belle voix du curé, ses monologues imagés, ses accès d'enthousiasme, ses silences brusques, coupés parfois d'un « Hein ? vous dites? » qui le ramenait sur terre.. Quel rêve poursuivait-il à ces momentslà, quel fantôme évoquait-il, quel passé déchirant, pour qu'un de ses réveils en eût fait cette loque portée par quatre hommes sous les saules au feuillage léger? Mais ce dont je ne me consolais pas, c'était de voir la pauvre soutane, rabattue sur l'épaule d'un gamin comme la marionnette d'un jeu de massacre. Je me rappelais le jour où je l'avais vue passer pour la dernière fois derrière le buisson d'épines blanches..» Qui sait si, au lieu de me plaindre au hasard et sans motif réel, j'avais rompu ? 327 le pacte des conventions sociales, si je lui avais dit simplement : « Vous êtes bien triste, aujourd'hui, monsieur le curé, pourquoi? » qui sait, peut-être le trop-plein, le « ménisque » de son cœur aurait-il débordé? Parfois une larme suffît... Je rentrai vite, désireux d'oublier, car il vient un âge où l'on fuit les hantises vaines. 6e Muette et farouche, la mère Kroumir partit le surlendemain, avec son baluchon de conscrit,.. Le curé laissait, paraît-il, à la commune tous les meubles qui garnissaient le presbytère» Seulement, le grand cadre du salon était vide; on trouva dans la cheminée des scories, des lingots de peinture calcinée et beaucoup de cendres. La mort de l'abbé Reuré fut mysté- ? 328 rieuse comme lui-même et personne, dans mon petit pays, n'en eut jamais l'explication. Pourtant, quand je songe à lui, je ne sais pourquoi je m'imagine que la religion fut pour son âme la dernière étape d'une vie malheureuse et passionnée, et qu'il lui avait suffi d'une heure de doute, d'un matin privé d' « état de grâce » pour chercher dans la mort la paix définitive. Soignées sans amour par son successeur, les plantes de l'abbé Reure périrent bientôt, et si vous parlez de lui dans le bourg, on vous regardera avec un peu de méfiance... 1910. E. GREVIH — IMPRIMERIE DE LAGXY A LA MÊME LIBRAIRIE PUBLICATIONS RECENTES Collection de romans in-18 à 3 fr. 50 le volume. A I C A R D (Jean). 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