Le Prince des Cravates

Transcription

Le Prince des Cravates
Le Prince
des Cravates
« ... L'une emportant son masque
et l'autre son couteau... »
V. H .
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Le Prince des Cravates
DU MÊME AUTEUR
Le Chemin mort, roman contemporain.
Un vol. in-18
3 50
La Fourmilière, roman. Un vol. in-18 .... 3 50
EN PRÉPARATION
Évolutions, roman.
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT
Le Cadran lunaire, poème en prose.
L'Ange annonciateur, roman.
Le Calendrier sentimental, essai sur les jardins.
LUCIEN ALPHONSE-DAUDET
Le Prince
des Cravates
« ... L'une emportant son masque
et l'autre son couteau . »
V. H.
PARIS
ERNEST
FLAMMARION,
26,
EDITEUR
RUE RACINE, 2 6
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.
LE
PRINCE DES GRAVATES
A M. Marcel Proust.
I
Quand Albert Salvage revint de son
année de service militaire, écourtée
encore par de nombreuses protections,
la première chose qu'il fît en retrouvant enfin son vieil hôtel de la rue de
Grenelle fut, sans s'arrêter dans les
salons endormis sous leurs housses ni
dans le vaste escalier aux tapisseries
épinglées de petits sacs de poivre, de
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LE PRINCE DES GRAVATES
courir à sa chambre,dont les fenêtres,
ouvertes sur le jardin, encadraient des
grappes de glycines ; et là, au milieu de
la mauve clarté ensoleillée, il se regarda dans la glace.
Il avait toujours été fort vain d'un
physique rare qui lui valait de nombreux succès : son cœur battit, car de
la haute porte de glace d'où s'exhalait
une fraîche odeur de camphre, le beau,
l'irrésistible Albert Salvage vint à sa
rencontre, avec ses yeux aux paupières
un peu lourdes, son teint clair, ses
traits si réguliers et pourtant caractéristiques qui l'avaient fait surnommer
par l'une de ses maîtresses le dernier des
Abencéragesl Oui, il était encore, Dieu
merci, parfaitement beau, beau comme
un jeune héros de Balzac ou l'un de ces
petits demi-dieux de la Grèce, dont
nous ne connaissons plus rien, qu'un
profil de pierre blanche.
... Incohérente, sa première jeunesse.
LE PRINCE DES GRAVATES
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Orphelin à douze ans, élevé par une
grand'mère frivole qui lui répétait sans
cesse qu'il serait très riche, que personne n'était aussi beau que lui et qu'il
n'avait pas besoin de se fatiguer de travail, il avait fini par se croire un peu
exceptionnel., favorisé de tous les dons
par des fées revenues sur terre en son
honneur. Tant bien que mal, il atteignit
ses dix-huit ans, après des études navrantes, changées chaque année de
direction, successivement confiées à un
précepteur, aux sulpiciens, aux jésuites
et aux dominicains. Cancre partout,
partout premier en gymnastique et en
anglais, Albert faisait le désespoir des
bons Pères, parce que sa finesse eût pu
se développer en intelligence, si elle
n'eût été annihilée par une veulerie
contemplative et par un goût de noce
vraiment excessif, à un âge où l'on
songe encore sinon aux billes, du moins
aux joies des expériences électriques !
4
LE PRINCE DES GRAVATES
Sans compter que sa vanité lui tenait
déjà lieu de raisonnement et de volonté,
lui faisait vivre toutes ses heures de
joie ou de mélancolie dans une demiinconscience aveuglée sur le monde
extérieur.
A dix-huit ans, la terreur du service
lui donnait un semblant de but : il
cherchait ce qui lui coûterait le minimum de peine pour alléger la fâcheuse
corvée et ne faire qu'une année : il
apprit le malais; ils n'étaient que trois
à cultiver cette langue utile!
Albert Salvage conquit facilement
son diplôme, et, pendant deux ans,
jusqu'à son départ pour Valence, il se
rua sans entraves sur tous les plaisirs
qu'il avait si longtemps rêvés. Deux
rutilantes dames du « Royal », une
baronne coûteuse et divorcée, une doublure de l'Opéra, furent ses plus durables conquêtes, mais les intermèdes
furent nombreux : aucune femme ne
LE PRINCE DES CRAVATES
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savait résister aux yeux noirs, plus noirs
encore de leur large prunelle !
Puis le service, abrutissement, dépaysement, succès de garnison à odeur
d'ail et de mauvaise parfumerie...
Et maintenant c'était fini, il avait sauté
cet obstacle, la vie s'ouvrait devant
lui, claire et libre* Toujours il se rappela la douceur des glycines et leur goût
de vanille dans ce matin de juillet.
Tandis que son valet de chambre
mettait un peu d'ordre et une apparence
de vie dans les pièces inhabitées depuis
longtemps (car, à la mort de sa grand'mère, Albert avait hérité de cet hôtel
où il comptait donner des « fêtes »), le
jeune Salvage, rasé, baigné, très bien
relié dans un vêtement délicieusement
gris, regardait les lettres arrivées dans
la dernière huitaine et qu'il avait dit de
ne pas « faire suivre ».
Des notes, d'abord, beaucoup de
notes; il dépensait en effet largement
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LE P R I N C E DES
GRAVATES
ses cent mille livres de rentes qui lui
venaient de sa mère et se sa grand'mère» Son père, le fameux musicien
Jean Salvage, mort en pleine gloire à
trente-neuf ans, n'avait pour toute
richesse que son génie, mais ce génie,
aidé des mômes yeux noirs si grands
qu'il devait léguer à son fils, avait
conquis jadis Mlle de Luzy, fille de la
comtesse de Luzy, ancienne dame
d'honneur au Château.
Rêveur devant ces notes, qui étaient
une projection de sa fortune, Albert
songeait à sa mère qu'il n'avait pas
connue — il avait deux ans à sa mort !
— et dont un portrait de Ricard lui
disait la grâce maladive, à son père
toujours si triste, inconsolable d'avoir
perdu sa chère Auriane, emporté par
une fièvre, en plein travail, pendant un
séjour à Rome. Mais il y songeait sans
grande douleur, avecplutôtune douceur
mélancolique.
LE PRINCE DES GRAVATES
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Quant à sa grand'mère, qui l'aimait
comme on aime un joli chien, et beaucoup plus préoccupée de ses toilettes
toutes jeunettes et de ses chapeaux
fleuris que de l'enfant confié à sa garde,
sa disparition n'avait laissé à Albert
qu'une reconnaissante tendresse devant
le somptueux héritage,
— Allons, pensa-t-il, en déblayant
ces souvenirs et en classant les notes,
il faut vivre, après tout!
... Une lettre encore, qu'il déchira
vite : un tapage de camarade. Il y était
habitué et cotait toujours la chose à un
louis quand on lui en demandait trois, à
dix quand on lui en demandait vingt,
pas par avarice, mais parce que cet
inutile était un malin et savait que, dans
le tapage urgent, le tapeur fait toujours
la part de l'aléa et du boni!
Une autre lettre attira son regard,
énorme enveloppe, largeécriture. C'était
un ancien ami de son père, lord Archi-
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LE PRINCE DES GRAVATES
bald Glenlyon Stetson, qui lui écrivait
de sa terre de Broadmore, tout près de
Londres, pour lui demander de venir
passer quelque temps chez eux, son
service fini : « Guanhamara, disait
en terminant l'aimable Anglais, sera
heureuse de revoir son petit ami
Albert. »
Et Salvage se rappelait la ravissante
femme à l'étrange prénom, beaucoup
plus jeune que son mari, entrevue jadis
plusieurs fois chez Mme de Luzy, un
goûter pris avec elle dans un caravansérail des Champs-Elysées, et surtout
une senteur de rose qui la suivait partout
Leur domaine de Broadmore était
célèbre. Lord Archibald était un de ces
puissants propriétaires terriens comme
il y en a là-bas, proverbialement riche,
très influent à la Chambre des Lords,
deux fois ministre déjà : Albert Salvage se dit que, pour reprendre pied
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dans la vie, pour se décrasser de
Valence et de ses blandices, un mois
d'Angleterre dans ces conditions serait
le rêve, et il résolut d'accepter...
II
— Quelle belle cravate vous avez
aujourd'hui, Albert!
C'était dans un grand salon tout fleuri
de lys tigrés et d'œiilets saumonés,
arrangé dans ce goût confortable, mêlant
l'exotisme à la cabine de yacht, que
nous crûmes imiter depuis en laquant
de vert d'eau des meubles Louis-Philippe!
Lady Archibald s'exerçait à parler
français, et causait après le déjeuner
avec celui qu'elle appelait tantôt son
fascinating boy? tantôt son « Prince des
Cravates ». Pas grande, déjà un peu en-
LE PRINCE DES GRAVATES
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vahie d'embonpoint, Guanhamara restait tout de même délicieuse et vraiment
cela Fée », ainsi que l'appelait, depuis
son mariage, un petit cercle d'intimes»
Des yeux verts, hésitants, très myopes et
comme fatigués par les cils trop longs?
des yeux gais et,bons P un teint prodigieusement roseP des cheveux d'un or
changeant, une eurythmie de tous les
mouvements, une manière de s'habiller
très personnelle, rare chez les Anglaises, faisaient de cette femme un
délicat objet d'art. Elle avait un mauvais goût très plaisant, indéfinissable;
et, en elle, une fantaisie, tout un côté de
nature imprévu et baroque, des décisions intempestives, des impossibilités
brusques, la haine des sports et une
touchante vanité d?enfant : on la sentait
heureuse de vivre, heureuse d'être riche
et célèbre, heureuse d'être adulée, et
cela donnait à ses trente-huit ans une
clarté de la vingtième année.
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LE PRINCE DES GRAVATES
Albert, suivant son habitude, s'était
dès le premier jour laissé admirer par
elle, d'une admiration de petite fille
pour un joujou nouveau, d'une admiration qui ne donnait à Albert aucun
espoir, car elle s'étalait partout, à table,
devant le mari, devant les domestiques,
en termes amusants, inépuisables. Depuis près de deux semaines, il était
un Chérubin exaspéré de se voir si peu
pris au sérieux, flatté tout de même des
attentions de sa fantasque Marraine,
dont les pieds habillés de drap d'argent
avaient des trépignements d'enfant
gâtée.
Cette heure de « Berlitz » capricieuse
qu'elle lui imposait chaque jour était
assez sinistre, car le français de Guanhamara était affreux, traînant, hésitant :
elle rappelait à Albert, à ces momentslà, une ancienne gouvernante à lui, un
peu bègue, qui ronchonnait lorsqu'il
n'était pas sage :
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— Je n'ont jamais viou un tel chose
en Angleterre !
Et puis, il était si fier de son anglais,
la seule chose qu'il eût jamais bien sue !
Ce n'était vraiment pas la peine !
Alors, ce jour-là, il ne cacha pas sa
mauvaise humeur et ne répondit pas plus
au compliment sur la « belle cravate »
qu'aux autres agaceries de la fantaisiste
dame. Par habitude, il se contempla
dans la glace (malgré les moqueries de
Guanhamara, il ne pouvait se corriger
de cette manie) et il se trouva si beau
qu'il se fit à lui-même un sourire
aimable : l'Anglaise le prit pour elle,
et cela ranima un peu la conversation.
— Regardez, Albert, ce tapis vert,
ici, c'est pour, comment dites-vous?
pour allonger le gazon de la terrasse...
. — Prolonger, rectifia Albert d'un
ton docte de pion ; et une fois de plus
il regarda l'effet bizarre et plaisant de
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LE PRINCE DES GRAVATES
cette prairie factice en haute laine continuant la grande « française » qui
s'étendail là-bas dans la brume chaude
d'août, égayée de caiiloutis rouges et
bleus, ennoblie de deux statues blanches, bordée de géraniums que dominaient des cyprès italiens,,
— Amusant... déclara-t-il dans une
bouffée de cigarette dont l'odeur sucrée
se mariait bien avec la rose de Guânhamara? le goût épicé des lys et des
œillets et aussi cette vague senteur de
houblon qui flotte un peu partout dans
la campagne anglaise.
Au fond, Salvage était furieux. C'était
la première fois qu'une femme9 seule
avec lui, parlait ainsi de choses indifférentes après quinze jours de vie com^
rnune» Les premiers temps, il avait cru
que cela tenait à la myopie, et il s'était
approché d'elle d'un air conquérant,
mais sa fragrance de rose blanche
mettait entre Guanhamara et les hu~
LE PRINCE DES GRAVATES
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mains une barrière infranchissable.
Puis il avait cru « que c'était la faute
de l'Angleterre » et il finissait par
se représenter toutes les Anglaises
comme des êtres à part, incapables
d'une faute9 d'un oubli de leurs devoirs,
humaines seulement jusqu'aux épaules,
artificielles à partir de là? rembourrées
de son et cousues dans une toile comme
de grandes poupées.
Tout de même, c'était idiot9 et il en
avait assez* Il n'était pas amoureux
d'elle — il s'aimait trop lui-même pour
pouvoir être amoureux ! — seulement,
quel ridicule de penser que tout le
monde prendrait cet hiver un air malin
pour lui parler de Guanhamara, alors
qu'en réalité il aurait passé son temps
auprès d'elle à s'initier aux peintres
préraphaélites, à entendre réciter des
vers de Swinburne et même à en apprendre par cœur, trop heureux quand
il ne devait pas déclamer du Musset,
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LE PRINCE DES CRAVATES
dont raffolait lady Archibald sans
savoir pourquoi.
Brusquement, il s'écria en anglais :
— Je suis vraiment trop triste, aujourd'hui pour regarder autour de moi!
et il lui prit la main, une jolie main très
soignée, un peu courte. Il osait ce geste
pour la première fois, car elle avait
quelque chose d'à la fois irréel et « bon
camarade » qui la rendait intangible.
Et puis, Albert était tellement habitué
à ce qu'on lui prît sa main, à lui, en
premier !
Guanhamara se dégagea et se leva,
toute rose dans sa robe blanche qu'elle
appelait son « péplum » et qui la drapait de lumière.
— Tenez, lui dit-elle, pour distraire
le Prince des Cravates, je vais lui montrer ma chambre ; vous verrez, c'est
très joli, elle est copiée sur Trianon.
Archibald ne trouverait pas cela très
« proper », mais il chasse avec son
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neveu Ulysses, (Ce neveu Ulysses était
un gamin sans âge, efflanqué, une raquette faite homme, silencieux et roux.)
— Allons, bon, pensa Albert, elle va
me montrer de fausses gouaches du
dix-huitième et ses fameuses tapisseries
des Gobêlins, comme elle dit ; vraiment
je n'ai plus l'âge !
11 montait l'escalier, marche à
marche, comme un enfant désœuvré à
qui Ton fait visiter la maison pour
l'amuser, toujours si préoccupé de luimême qu'il mettait les deux pieds sur
la traîne en crêpe de Chine qui fît entendre un craquement inquiétant.
La chambre de Guanhamara était une
vaste pièce éclairée par trois fenêtres
donnant sur le parc, encombrée de merveilleuses raretés et de futilités laides
et chères., ouvrant par une baie sur
une salle de toilette dallée de bleu,
tendue de bleu, toute brillante de flacons d'argent et de boîtes de cristal^ un
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18
LE PRINCE DES CRAVATES
miroitant royaume de coquetterie.
Guanhamara, amusée de l'air d'Albert, ouvrait en son honneur une quantité de petits écrins^lui montrait des
cosmétiques, jouait avec lui comme avec
un gosse, lui mit de force du rouge aux
joues avec le bout de son doigt, et
brandissait un crayon pour lui allonger
les yeux, dans un grand rire clair. Elle
Tinonda de parfums variés, puis, toujours riant, tira vers elle un panneau
de glace au tain bleu :
— Voyez comme c'est joli, n'est-ce
pas?
C'était son linge, une avalanche de
gazes, de dentelles arachnéennes, de
batistes et de guipures, retenues par des
rubans, étagées, rangées, embaumées.
Et intéressée, elle aussi, par ce qu'elle
connaissait si bien, mais qui était pour
elle encore une forme de sa beauté et
de sa grâce, elle s'approcha... son corps
tiède frôla celui d'Albert affolé qui cria :
LE PRINCE DES GRAVATES
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— Tant pis ! la prit dans ses bras et la
porta jusqu'à la chambre, comme si
elle eût été une de celles de Valence.
... Sa chair blanche et gourmande
d'Anglaise sentait l'essence de rose et
le géranium...
— Tu comprends bien, disait-elle en
français, dans ce tutoiement que les
étrangères aiment tant parce qu'elles
ne l'ont pas, je t'avais aimé quand tu
as arrivé, mais je ne pouvais pourtant pas
faire la première !
Albert, encore étonné et triomphant,
s'occupait à présent à décoiffer Guanhamara, à enrouler autour de ses doigts
les longs cheveux d'or de lady Archibaldc.
... Elle fut divine, cette dernière
quinzaine de Broadmore, et révéla à
Albert les joies de l'adultère à domicile. Leur amour était bizarre, et fait
d'une grande vanité réciproque. Le mot
est d'ailleurs inexact; les Albert Sal-
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LE PRINCE DES GRAVATES
vage et les Guanhamara ignoreront
toujours quel délabrement et quelles
angoisses signifie le verbe aimer. Chacun d'eux s'admirait par-dessus tout et
donnait d'abord à l'autre un regard
comparatif, vite satisfait de trouver
son partenaire digne de lui... C'était
comme un double narcissisme très peu
sentimental et à peine sensuel, ou plutôt je ne sais quel culte offert à la
Beauté.
Lord Archibald, conforme et classique, avait pris <c son jeune ami » en
.réelle affection, le gâtait beaucoup, lui
expliquait la politique anglaise, le
menait voir les chevaux, les fermes,
tout plein de cette amabilité spéciale
qui semble aller jusqu'à nous offrir les
choses, avec la parfaite certitude que
nous ne les accepterons pas !
La belle Guanhamara trouvait de
faciles prétextes pour rester ou sortir,
à sa fantaisie, suivant les projets
LE PRINCE DES GRAVATES
21
d'Albert, et ses clairs yeux de myope
cachaient le perpétuel mensonge derrière un monocle dont elle se servait
avec maladresse»
Que de promenades ils firent tous les
deux, du moins ce que lady Archibald
appelait des promenades, toujours dans
le parc : la marche prolongée la fatiguait, la voiture la tuait, quant aux
autos elle voulait ignorer leur jeune
existence. Alors, on donnait à manger
aux cygnes blancs et noirs, le long de
l'étang qui mettait une limite au jardin
de fleurs; on allait jusqu'au bois de pins
dont Albert aimait les épines glissantes
sur le sol mou ; mais leur retraite favorite était la longue serre aux vitres
embuées où les lys de toutes sortes et
les larges œillets uniflores, lisses, charnus, et soutenus par leur petite collerette de papier blanc, répandaient une
odeur assourdissante, disait Guanhamara, qui trouvait parfois en français
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LE PRINCE DES GRAVATES
un esprit cocasse, fait à la fois de paradoxe et de confusion.
Ils ne se disaient pas grand'chose ;
lui, très fier surtout de cette élégante
maîtresse; elle, futile et souriante,
abritée derrière le double mystère de
sa myopie et de son âme étrangère.
Du samedi au lundi, des invités
venaient, qu'Albert confondait, car ils
se ressemblaient tous ; des jeunes gens
glabres, au type uniforme, dépaysés
dans un salon comme des chevaux de
course dans un musée, toujours une
pointe de sueur aux tempes, à cause
d'un récent match de tennis ou d'une
partie de golf; des vieillards couperosés
et corrects, des jeunes femmes longjambées au nez un peu court, vêtues de
toutes les gammes du blanc, et de respectables ladies aux intonations dégoûtées. 11 y avait là deux jours affreux à
passer, en jeux variés, en goûters abondants où l'on mangeait trop par désœu-
LE PRINCE DES GRAVATES
23
vrement, en paroles inévitables et
vagues. Salvage connut ainsi une partie
de la « Société », le séjour à Broad
more étant fort recherché. Il aurait pu
passer deux années de suite en villégiatures diverses, car chacun invitait le
jeune Français, porteur d'un nom célèbre et victime de l'hospitalité envahissante dont abusent les Anglais,
... Hélas ! il fallut partir, malgré que
l'aimable insistance de lord Archibald
eût prolongé d'une semaine le séjour
d'Albert : celui-ci, troublé, regrettait
de quitter cet ensemble de sensations ;
Guanhamara, émue par extraordinaire,
avait complètement oublié son français,
et, dans la serre où ils se dirent adieu
(après un adieu plus substantiel, la
veille,, dans ce que lady Archibal appelait son studio et qui était un salon
rond où couraient des divans de soie
verte et dont Burne-Jones avait peint
les murs), elle lui donna un œillet qui
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LE PRINCE DES CRAVATES
gênait Albert malgré son chagrin, car
on eût dit un chou rose à sa boutonnière.
En voiture, sur la route de la gare,
le mari lui serrait les mains, le félicitait sur sa belle mine, ravivée par l'air
de Broadmore, lui fît jurer de revenir
Tan prochain, dans leur palais de Piccadilly, pour la « season »...
III
A Paris, tout l'hiver, tout le printemps suivant, aux dîners, aux soirées,
aux fêtes de toutes sortes, les Archibald Glenlyon Stetson furent le leitmotiv des conversations d'Albert. Leur
nom illustre, leur fortune, faisaient
d'eux des célébrités mondiales et cette
amitié donna un grand essor à la car»
rière élégante du jeune « beau ».
Les douairières disaient: « Le petit
Salvage est très bien chez les Stetson »,
et les diplomates enviaient ce garçon
qui vivait dans l'intimité d'un des con-
26
LE PRINCE DES GRAVATES
seillers de la Reine. Les cinq semaines
passées à Broadmore s'étaient répandues sur toute son existence comme un
exquis vernis : on ne savait plus bien
s'il n'y avait pas toujours vécu, on
ignorait si lady Archibald était sa
maîtresse ou non; sa raison d'être
devenait ce ménage lointain, mais toujours présent.
Beaucoup de jeunes gens ont ainsi
dans leur vie un ami ou une amie dont
ils se parent et qui rehausse leur prestige mondain. C'est si vrai que même
les Princes, les « Royalties » les plus
inaccessibles, réservent toujours dans
leur arbre orgueilleux une branche
« purée », comme on dit, pour que les
moins favorisés puissent cependant y
cueillir la pomme fallacieuse du snobisme...
D'ailleurs, à ce point de vue, Albert
faisait son chemin. Il émondait autour
de lui *ses relations les moins bril-
LE PRINCE DES GRAVATES
27
lantes, ne gardait que l'entourage
maternel et reniait les camarades d'art
et les confrères de son père. Sa phrase
favorite était, dès qu'on lui parlait de
quelqu'un : « S'ils croient que je fourrerai jamais les pieds chez eux! » Et
vis-à-vis de cet assemblage de suiveurs
et de sots qu'on appelle « le Monde »,
il comprenait que le mépris a du prestige, car le mépris est une négation :
toute affirmation de talent ou de personnalité effare un peu, dérange la belle
ordonnance d'oisiveté. Si quelque
ancien ami de son père lui demandait,
suivant l'habitude des gens d'un certain âge, « ce qu'il faisait », Albert
répondait : — Rien ! sur un air de
défensive, furieux qu'on pût croire
qu'un homme si bien chaussé ait eu
jamais l'idée de faire quelque chose.
Un nuage triste passait alors dans l'œil
de ces indiscrets interrogateurs, qui
songeaient au nom si glorieux du père,
28
LE PRINCE DES GRAVÂTES
à ce nom que le fils utilisait pour devenir un incapablec
Il eut quelques amis très « gratin »
qui l'appelaient « Albert » et qu'il appelait « Anloine » ou « Philibert » avec
joie, mais qui lui faisaient sentir volontiers que son père avait été musicien!
Quelquefois, sortant du théâtre, ils
entraient prendre quelque chose dans
un restaurant et il avait toujours la
même impression agacée devant ces amis
dJenfance qui se tutoyaient, affectaient
entre eux une familiarité de régiment,
tandis que lui restait un peu à part,
éloigné par ce « vous » qui en ferait
toujours, malgré tout, un étranger^ pour
cette triste raison que, au lieu de s'appeler La Tour-Hangard ou Vagueville,
il portait le nom magnifique d'un roturier de génie! Néanmoins, « Antoine »
ou « Philibert » avaient rarement « de
la monnaie » et c'était Albert qui payait
le souper.
LE PRINCE DES GRAVÂTES
29
Cependant, quelques cousines de sa
mère, qui s'étaient détournées complètement des Salvage et avaient si longtemps
traité Mme de Luzy de « vieille folle »
pour avoir marié sa fille à un homme
« qui portait, ma pauvre amie, des cheveux jusqu'aux épaules! » commençaient à s'intéresser à ce garçon qui
revenait enfin à ses vraies origines !
o*o Au mois de mai, Albert reçut une
lettre confuse de sa belle amie, de la
merveilleuse lady Archibald, dont il
parlait beaucoup, mais à qui il pensai!
moins. Lord Archibald'était envoyé en
mission extraordinaire dans la Haute
Egypte. Ils partaient d'abord pour
Constantinopîe, gagneraient le Caire en
septembre, où Guanhamara attendrait
son mari jusqu'au printemps suivant.
Elle engageait vivement Salvage à venir
l'y rejoindre ? s'excusait de ce contretemps, espérait que son fascina ting boy
ne lui en voudrait pas, regrettait beau-
30
LE PRINCE DES GRAVATES
coup ce bel été perdu, et terminait en
citant deux vers de Rossetti, où il était
question de baisers : c'était rester
femme tout en demeurant « Fée ».
Emporté par la vie mondaine qu'il
s'était créée, soumis à ces chaînes brillantes qu'il s'était forgées lui-même,
Albert n'eut pas une minute l'idée qu'il
pourrait aller à Constantinople ou au
Caire. La marquise de Graal, chez qui
il devait jouer la comédie en septembre, la duchesse de Beauvais-Canaples, qui l'avait prié pour octobre, les
chasses des Prémercy à la fin de l'automne, autant d'entraves précieuses.
Alors, avant de gagner Dinard, il
s'attarda, flâna, vérifia les clichés faux
et connus sur le Paris délicieux et
mort de la fin de juillet, put promener
en liberté sans crainte de scandaliser
le « Faubourg » une petite grue qu'il
avait dénichée un soir au « ChienCrevé », tout en haut de Montmartre,
LE PRINCE DES GRAVATES
31
et qui s'était prise de folie pour lui !...
Lorsqu'on ne fait rien (tout au contraire de l'idée généralement reçue), le
temps passe avec une rapidité démoniaque, et la fin de Tannée arriva de nouveau sans qu'Albert pût savoir comment.
LesGlenlyon Stetson, malgré les projets de lady Archibald, revinrent du
Caire directement par Marseille sans
s'arrêter du tout à Paris, appelés par
lès élections et les travaux du Parlement. Albert écrivait assez souvent à
sa « Fée » : c'était un feu radieux qu'il
ne voulait pas laisser éteindre.
Au printemps il alla à Cannes, et retrouva, en plus des gens de Paris, pas mal
de personnes des « Samedi au Lundi »
de Broadmore; il fut choyé et fêté, car,
décidément, il ce prenait » bien...
Un clair matin de juin tout ensoleillé
trouva Albert Salvage toujours beau,
mais avec une moustache plus fournie.
32
LE PRINCE DES CRAVATES
en train de boucler ses malles pour
Broadinore via Calais. — « Dieppe,
c'est le chemin des gouvernantes renvoyées », lui avait écrit Guanhamara
dans une de ses dernières lettres, fantaisistes comme elle, irrégulières, mêlées d'argot, de poésie et parfois d'italien, car Venise lui tenait au cœur !
Albert avait souri, en lisant cette
phrase qui répondait à son projet de
venir par le train de nuit. C'est qu'aussi
il devenait économe, constatait que cent
mille francs à dépenser par an, quand
on a un hôtel en «Terre Sainte », un
hôtel où l'on donne souvent des dîners
et parfois des fêtes, quand on a quatre
chevaux et sans cesse de nouvelles automobiles, et beaucoup d'autres choses,
que Ton vit à une époque où les femmes
ont des ce trotteurs » du matin de quarante louis et des chapeaux de trois
cents francs et qu'on fait tous les soirs
des différences énormes au club, il
LE PRINCE DES GRAVATES
33
constatait que cent mille francs de rente,
c'est moins qu'on ne croirait, puisqu'il
ne lui en restait plus tout à fait soixantedix mille.
Toujours fort élégant, mais moins de
cravates, moins de bottines, moins de ces
mille riens que le fournisseur déclare,
avec un air serein, « mettre sur la note ».
— D'ailleurs, disait-il à son ami le
petit Sanzéat, pour qui Albert représentait le chic suprême, et qu'il avait
gardé comme dernière épave de son
enfance, tout cela a plutôt mauvais
genre, ce n'est pas anglais du tout; ils
n'ont que des cravates noires et jamais
de bottines de fantaisie!
Et le petit Sanzéat était heureux
d'être élégant à si bon compte, car il
était second clerc d'avoué et avait un
budget d'élégance assez vague.
Sur le bateau, pour oublier un peu le
mal de mer commençant, Albert son3
34
LE PRINCE Ï3SS GRAVATES
geait à Guanhamara, et se reprochait
de l'avoir trop souvent oubliée depuis
qu'il l'avait quittée, car5 vraiment le
nom de la belle Anglaise lui avait été
prodigieusement utile.
— Deux ans3 déjà ! J'ai peut-être été
ingrat envers elle, se disait-il, car elle
m'aime, et de l'avoir connue cela a un
peu transformé ma vie,00 Mais ce n'est
vraiment pas ma faute si je ne lui ai
pas été fidèle, comme on dit bêtement :
elle-même ne l'aurait pas voulu! Elle
est ma maîtresse d'été et puisqu'elle
m'a dit que je suis son premier amant
— et ce doit être vrai? car, la pauvre...,
enfin!... —je suis? moi5 ses vacances;
seulement elle doit être comme un
collégien qui a passé ses vacances précédentes dans une boîte à bachot : elle
doit se sentir avide de récréation l
Le soleil dansait sur les petites lames
courtes, fusait sur les falaises crayeuses
de Douvres. so
IV
Le lendemain, après un bon dîner à
Londres, au Savoy, et plusieurs aventures nocturnes, Albert débarquait à
Broadmore, trouvait Ulysses à la gare,
encore grandi,, effrayant, l'air d'un
César désarticulé, avec son profil qu'on
pouvait croire d'abord régulier, et qui
ne Tétait pas du tout !
Salvage sauta de voiture comme im
héros de roman, subitement enchanté
de revoir la délicieuse iady Archibald,
tout son luxe différent du nôtre, le
château parfumé de fleurs, ce cadre si
36
LE PRINCE DES GRAVATES
complet pour une élégante histoire sentimentale...
Il recula presque, effaré : une grosse
dame l'attendait sur le perron, en
« péplum » blanc, les yeux bouffis, le
nez diminué par les joues envahissantes,
toujours dans son halo de rose
d'Atkinson: c'était Guanhamara! Pécopin retrouvant Bauldour centenaire
n'eut pas une plus grande désillusion;
mais Albert se contint, eut la force de
sourire, baisa respectueusement les
mains de sa folle amie et demanda des
nouvelles de lord Ârchibald.
— Il est allé au Comté pour des
circonférences (elle voulait dire « discours »). Je devais aller avec, mais la
tête est, en ce moment, terrible! répon^dit-elle en indiquant du doigt un point
névralgique.
Le pauvre Pécopin frémit : c'était
sans doute une invention pour avoir
tout à elle son Prince des Cravates !
LE PRINCE DES GRAVATES
37
La fatuité d'Albert se trompait. Dès
qu'ils furent seuls, il constata qu'elle
avait parfaitement l'air d'avoir oublié
leur tendre complicité... Il retrouvait
toutes ces allées qu'il connaissait si
bien, les mêmes fleurs aux mêmes
places, les mêmes statues et leurs
mouvements figés ; il pensait au dicton
espagnol : « on ne doit jamais effacer ses
pas! »...
Tandis qu'en causant ils se dirigeaient vers leurs vieux amis les cygnes,
Guanhamara s'efforçait à rire, à se
montrer toujours imprévue et diverse,
parlant beaucoup, comme si elle avait
voulu éviter entre eux deux le silence
plus encore que certaines paroles, les
paroles qu'elle se répétait souvent, à
en juger par le pli soucieux entre les
sourcils : — « Combien je suis changée ! »
— Vous savez, Albert, disait-elle
tout en fauchant des herbes du bout de
38
LE PRINCE DES CRAVATES
son ombrelle au manche pavé de topazes, j'ai pris des leçons de chant avec
une élève de M, Tosti. C'est très à le
mode, en ce moment, et je veux toujours
être à le mode, quand je n'ai pas eu
chance pour devancer !
Dans l'embarras de ne savoir comment l'appeler, il se décida pour «ma
Fée », qui était un moyen terme assez
comique quand, au grand soleil d'avant
le déjeuner., on regardait la pauvre Fée
à qui le triste Lapin, légendaire et plus
fort qu'elle, avait donné un coup de sa
baguette magique ! Évidemment, elle
restait particulière, originale, le cheveu
de plus en plus doré, les yeux semblables à deux « rainettes » des prés, mais
chaque fibre de sa chair était relâchée,
distendue, prête pour les vilaines rides»
Etpuis, ses paupières, ses pauvres paupières!...
On eût dit que d'avoir trompé — si
peu ! — lord Àrchibald, avait fait jouer
LE PRINCE DES GRAVATES
39
en elle on ne savait quel mystérieux
déclic de vieillesse, avait abîmé, par des
sentiments et des actes réels, cette
beauté que l'habitude d'une vie toute
factice avait si bien gardée jusque-là*
aoo Une ou deux fois elle soupira5 elle
commença des mots, sans courage pour
les achever, attendant peut-être qu5Albert fît quelque allusion au passé. Mais
le Prince des Cravates, n'ayant jamais
souffert, ignorait la pitié : l'idée ne lui
vint même pas de jouer la comédie.
En rentrant elle semblait lasse,
comme si le grand effort fait pour
paraître encore jeune l'avait excédée à
jamais.
A déjeuner, une nouvelle surprise
attendait Albert. Il voyait venir une
belle jeune fille, aux jupes encore
écourtéeSj que Guanhamara lui présenta comme sa fille. Et, devant son
regard étonné :
— Ah ! oui, c'est vrai, il y a deux ans
40
LE PRINCE DES GRAVATES
que vous n'avez pas vu Violette, elle
étaitencore dans le nursery. Vous savez,
ici, nous sommes très stricts pour l'éducation des filles. Jusqu'à dix-sept ans,
personne ne les voit
Elle eût pu ajouter : « Et personne
n'en parle ! »
La mère disait dix-sept ans, la jupe
quinze, les cheveux mal rattachés sur
le dos, treize, mais le corps et les traits
criaient leurs dix-huit ans, au tissu
ferme et serré, au splendide éclat :
Violette était un merveilleux printemps! Seulement, comme Gaspard
Hauser et les autres enfants-martyrs
dont on nous conte les longues années
d'internement^ elle avait un aspect de
jeune animal échappé et une ignorance
des usages, absolument étonnants. Avec
un rire stupide et bruyant, elle lançait
des boulettes de mie de pain, par-dessus
la table, à son coussin Ulysses, abruti
dans l'absorption d'un « pie » ; puis elle
LE PRINCE DES GRAVATES
41
reprenait sans raison un visage sérieux
où se confondaient le galbe des femmes
de Botticelli, qu'avait eu la mère, et le
masque intelligent et plus grave du
père.
Guanhapiara, très pondérée devant
sa fille, parlait de la température, de
son séjour au Caire, avec une précision
inusitée. C'était un nouveau Broadmore, très changé, à quoi Albert ne
s'était pas préparé, et malgré sa frivolité habituelle, les heures chaudes de
l'après-midi pesèrent longuement sur
sa déconvenue, tandis qu'en pyjama,
accablé parla journée trop lourde, il
écrivait à la marquise de Graal une
lettre enthousiaste sur son arrivée en
Angleterre.
Tous les jours, il jouait au tennis, au
crocket (mystérieusement redevenu élégant depuis que les arceaux en sont
carrés?), au golf, à tous ces jeux arides,
avec Violette, bondissante comme un
42
LE PRINCE DES GRAVATES
cbatsauvage5 et Ulysses éternellement
silencieux, qui considérait le jeu comme
le plus important des travaux*
— Que suis-je venu faire ici, entre
ce gros pigeon rose et ces gosses? songeait-il parfois,
Puis? à tout prendre, il se disait que
cette villégiature consolidait sa situation mondaine et que cela valait bien de
s'ennuyer pendant un grand mois !
Rarement il sortait avec Guanhamara, qui passait maintenant des heures
entières chez elle et fuyait les occasions
de rester seule avec lui. À certains
jours, elle descendait seulement pour
les repas5 prétextant des migraines?
des malaises, n'osant avouer le vide de
son existence etTè-vau-l'eau de ses journées, à présent que tous les soins qu'elle
prenait pour sa beauté étaient comme
un inutile travail de Danaïde! Un matin,
elle dit à Albert : —- « Gomme vous êtes
jeune! » et, avec de !ajalousie dans les
L E P R Ï N G E DES GRAVÂTES
43
yeux, elle eontempla sans parler le
charmant visage de son ancien: amant.
Quelques jours plus tard, alors qu'avant le dîner elle venait de lire à Albert
une lettre de lord Archifoald, dans laquelle il lui racontait ses succès oratoires à travers le Hampshire et une
visite à Windsor, où la Reine l'avait merveilleusement bien accueilli, ils traversèrent le hall d'honneur où Albert admirait une fois de plus un magnifique
portrait de Guanhamara par Watts, en
une étrange robe de nuit, peint six ou
sept ans auparavant et qui semblait
l'image de quelque Psyché britannique,
Guanhamara voulut montrer au
Prince des Cravates cette robe qu'elle
avait toujours gardée. Il fallut faire
venir Annie, la « housekeeper », vieille
femme qu'Albert avait vue souvent^
active et hypocrite, véritable maîtresse
de la maison, dirigeant tout et com-
44
LE PRINCE DES CRAVATES
mandant aux autres domestiques. Ils
montèrent jusqu'à la chambre à robes
où les armoires de pitchpin s'alignaient
sans fin.
De son petit suaire blanc, la vieille
Annie sortait l'étrange et splendide
toilette, à peine défraîchie, toute coruscante de paillettes qui passaient du
clair-de-lune au noir par tous les bleus
du ciel et de la mer.
— On dirait lé voile de Tanit! s'écria
Albert en extase devant l'art inouï de
la lourde tunique, et, sans réfléchir, il
dit en Français : — Oh ! ma Fée, dînez
ce soir avec !
Dans le crépuscule, Guanhamara
était presque celle de naguère ; vive
comme alors, battant des mains,
joyeuse :
— Chic, chic, ça c'est une idée, vrai !
•— et elle se sauva, suivie d'Annie.
Albert rêveur regardait par la fenêtre
le soleil décliner, embraser un moment
LE PRINCE DES GRAVATES
45
les grands pins, disparaître... un vague
désir de la Fée le reprenait...
Comme il s'en allait, il croisa dans
l'escalier la vieille housekeeper qui
remontait, portant la robe sur son bras,
et qui lui dit, narquoise et respectueuse :
— Sa Grâce n'a pas pu mettre la robe !
Ce soir-là, Guanhamara descendit
très en retard pour dîner, les yeux
rouges, mal coiffée, habillée d'une
vilaine robe mauve qu'Albert n'aimait
pas. Ondevinaitle désarroi et l'abandon
de la femme qui vient de voir que tout
est fini...
Lorsque Violette fut rentrée chez
elle avec sa « compagne », sorte d'ilote
à la fois institutrice et amie, tandis
qu'Ulysses restait tout seul à boire
consciencieusement son « claret », lady
Archibald, familière pour la première
fois depuis l'arrivée du Prince des Cra-
46
LE PRINCE DES GRAVATES '
vates, prit la main d'Albert dans sa
petite main despotique :
— Mon ami, s'écria-t-elle, j'ai connu
ce soir ia plus grande tristesse de toute
ma vie.
Il ne lui demanda pas pourquoi, il ne
dit rien ; parfois l'égoïsme le plus formidable donne l'illusion d'une extrême
délicatesse de cœur : elle se crut comprise, elle eut un pauvre sourire reconnaissant...
Elle lui parla comme elle n'avait
jamais fait, lui raconta son existence,
avoua qu'elle était la fille d'humbles
commerçants, qu'elle s'appelait Mary
tout simplement, que lord Archibald
l'avait connue et épousée pendant un
séjour en Ecosse, que la Reine à cause
de son origine médiocre n'avait jamais
voulu la voir dans l'intimité. Enfila
toutes les tristesses, toutes les rancœurs, l'envers de cette vie futile, tout
ce que la maîtresse lui avait caché, la
LE PRINCE DES GRAVATES
47
femme vieillissante le lui dit avec une
confiance et un abandon qu'Albert
n'aurait jamais crus possibles chez elle.
Puis, pour finir !
— Voyez-vous, quelle affection il y a
entre nous maintenant! Ah! comme ce
serait gentil9 si vous étiez mon fils!
Cette phrase à la Warens, qui, l'autre
année, eût horripilé Salvage, fat pour
lui un éclair : Violette ! Il n'y avait pas
encore pensé; fallait-il qu'il fût bête!
Et quand il monta se coucher, son
jeune visage semblait éclairé d'une
lueur joyeusej comme s'il venait de
remporter une victoire.>.0
V
Pendant trois semaines, jusqu'à son
départ, Albert fut le bon jeune homme,
très « château », très bien élevé, sans
fantaisies, bien plus disciple de Tennyson que de Swinburne! Guanharnara,
toute transformée depuis la fameuse
soirée, avait envoyé les « péplums » de
nuances variées rejoindre la robe du
portrait, s'habillait très sobrement, sortait en voiture — ô folie ! — et faisait
même des visites dans le voisinage»
Elle emmenait souvent Albert avec
elle, trouvant Violette encore trop
jeune, le présentait partout comme
LE PRINCE DES GRAVATES
49
ce leur cher ami M. Salvage, fils du
grand musicien » et le stupéfiait par
ses conversations? son intérêt pour
toutes les affaires sérieuses, et sa' politesse avec les plus ennuyeuses femmes.
On voyait qu'elle voulait à présent
êlre une autre, que « la Fée » était
morte et que lady Archibald Glenlyon
Stetson faisait son entrée dans le
monde. Et, un jour qu'ils venaient de
passer une mortelle demi-heure chez
une prodigieuse vieille dame qui9 tout
en tricotant, répétait en sourde pour le
jeune Français — I Me Normandy^
comme Albert s'étonnait de tous les
« frais » de Guanhamara, l'ex-Fée lui
dit :
—- Voyez-vous, c'est la meilleure
amie de la Reine. Si elle le veut, je
serai invitée Fan prochain à Windsor
avec « Archi ».
Puis longuement, tandis que la
calèche rapide traversait des landes de
4
50
LE PRINCE DES GRAVATES
bruyères, des terrains sableux et roses,
Guanhamara lui révélait ses projets,
son ambition, et que maintenant elle
voulait devenir une femme politique,
aider la carrière de son mari, prouver
qu'elle aussi était intelligente. Albert
approuva fort et pensa à la précieuse
belle-mère qu'il aurait là^ se vit dans
une « gloire » occupant un poste diplomatique en Angleterre, qui sait? peutêtre un jour ambassadeur, et, en bon
fils, il lui sourit tendrement.
Avec Violette, il fut simple et gai,
quitta son air guindé de « beau » fragile, montra sa force au tennis, qui
était jolie quand il le voulait, exagéra son amour pour les sports et sut
amuser la jeune fille : il aurait joué à
la poupée si on le lui avait demandé.
Parfois l'enfantillage de cette petite
l'effrayait un peu, mais il n'avait pas
grand mal à se mettre au diapason.
Ce mariage, auquel il ne pensait pas
LE PRINCE DES CRAVATES
51
la semaine précédente, était devenu
pour lui le but de son existence et le
couronnement vaniteux de sa carrière
mondaine.
Les quelques jours qu'il passa avec
lord Archibald enfin revenu, Albert les
remplit de conversations sérieuses et
de projets d'avenir, il expliquait tout
le bien qu'on pouvait faire en France
dans les campagnes, son intention de
racheter la terre des Eaux-Mortes, près
d'Étampes, que sa grand'mère avait
possédée autrefois. Enfin, il se composa si bien un personnage improvisé,
mais excellent, que le vieux lord, sur le
quai de la gare, accompagné de Guanhamara, grave et correcte, lui disait
devant le train qui allait l'emmener :
— Mon enfant, je suis fier de vous ;
vous êtes bien le fils de votre illustre
père.
,.. — C'est égal3 songeait-il? tandis
52
LE PRINCE DES CRAVATES
que la campagne filait autour dé lui,
c'est un peu prompt; mais, après tout,
mieux vaut toujours être le premier.
Personne n'y pense encore, à cette enfant L'an prochain, après le premier
bal de Cour, ce sera trop tard. Sa for»
tune, la situation du père en feront une
de ces victimes muettes qui me rappellent toujours les engins pour prendre
les mouches : ce sera une nuée autour
d'elle !
Quoi? ce sera parfait, ce mariage!
Son nom? Mais le mien! Ils n'ont pas
en Angleterre la morgue stupide de
notre aristocratie et pour eux la gloire
est la même qui vient des champs de
bataille ou des planches du théâtre.
Sa fortune ? Il me semble que la mienne
n'est pas ordinaire non plus! D'ailleurs,
je l'aime, cette petite ; elle a une jeunesse, un entrain! quelles jolies réceptions nous donnerons rue de Grenelle !
11 y a bien Guanhamara, mais, au fait.
LE PRINCE DES GRAVATES
53
c'était une autre Guanhamara, une
Guanhamara disparue : maintenant^
c'est Mary; elle-même m'a encouragé ;
elle a oublié le passé, renié la Fée au
blanc « péplum » et ses extravagances
et, dans les derniers jours, elle avait
pour moi des prévenances maternelles.
Dire qu'avant la fin de Tannée je serai
peut-être fiancé !
Le train entrait en gare avec de brusques secousseSo Cela tirait Albert de son
rêve où se mêlait une perversité qui ne
déplaisait pas trop au jeune Salvage,
car il était à cet âge où Ton aime à
découvrir en soi quelques gouttes du
sang compliqué de Valmont.
098 Quelle joie de retrouver sa maison, ses vieux domestiques, de ne plus
jouer la comédie du bon jeune homme
zélé, après avoir joué celle du paradoxal esthète, d'être lui-même enfin !
Tout en parcourant l'antique hôtel,
où des appartements restaient vides et
54
LE PRINCE DES CRAVATES
sans emploi, il résolut de le transformer, de le moderniser en vue de son
prochain mariage. Avant de partir pour
Deauville, il fit venir un architecte et
décida la construction d'un grand hall
central, qui prendrait toute la hauteur
de la maison, tandis que des galeries
courraient à chaque étage autour de cet
énorme atelier qu'il comptait arranger
somptueusement, peut-être un bassin
au milieu, couvert de lotus roses,
comme dans les serres de Kew-garden.
Au bout d'an mois, tout le monde, à
Deauville, parla de ses fiançailles ; seul
à l'hôtel, sans maîtresse dans le monde,
sans la moindre petite actrice venue le
rejoindre comme par hasard, il avait
pris une certaine froideur digne qui, en
plus de quelques demi-confidences à
des intimes, firent beaucoup jaser, La
vieille marquise de Graal, du fond de
sa villa, faisait la pluie et le beau temps
sur cette plage. De sa voix susurrante,
LE PRINCE DES GRAVATES
55
où les intonations donnaient seules une
valeur aux mots, elle disait à qui voulait l'entendre : — « Avez-vous vu
comme le petit Salvage est changé?
C'est louche, croyez-moi, c'est louche... » Et le brave Sanzéat, qui avait
pu se payer un mois de vacances au
même hôtel qu'Albert, se demandait
déjà si un garçon d'honneur vraiment
élégant, devait être en habit ou en redingote.
Albert rentra de bonne heure à
Paris; sa maison était éventrée, les
meubles entassés dans les pièces restées intactes, son appartement déménagé et rempli de plâtras. Il aimait à
voir ce commencement de travaux,
c'était comme la matérialisation de son
espoir et de ses ambitions.
Le cinq novembre, après le déjeuner,
il reçut un « petit bleu » :
56
LE PRINCE DES CRAVATES
(( Hôtel d'York.
(< Cher Albert, nous venons d'arriver
à Paris tout à fait à Pimproviste, pour
quelques jours. Notre départ pour le
Sud a été un peu devancé par un rhume
d'ArchL Venez me voir à cinq heures,
puis vous dînerez avec nous et nous
accompagnerez, moi et Violette, au
Ghâtelet, voir la splendide féerie dont
on parle. — Avec amitiéo — Guanhamara, »
— Le Châteïet, bigre, murmura
Albert* pourquoi pas Robert Boudin !
Ah ! c'est vrai, ma chère petite, fiancée
n'est pas encore « très pédante sur le
français », comme dit sa mère.
Il prit sa résolution : c'est ce soir
qu'il ferait, sa demande ; pourquoi
tarder? C'était presque conclu, autant
boucler l'affaire» D'ailleurs, Guanhamara elle-même lui montrait par cette
LE PRINCE DES CRAVATES
57
confiante intimité la route qu'il devait
suivre.
Jusqu'à quatre heures il essaya de
lire, puis il s'habilla avec grand soin,
s'étonna vraiment de ce que le tain des
glaces ne s'usât pas à force d'être
regardé, et, plus beau que jamais,
triomphant, il arriva à l'hôtel d'York.
Guanhamara? son chapeau sur la
tête9 un grand chapeau noir qui était
tout un programme de gravité (où
étaient les fantaisistes coiffures copiées
sur les dessins de Walter Crâne?),
achevait d'écrire une lettre» Elle se
retourna, et gentiment vint à Alberto
Le monocle inséparable était remplacé
par un lorgnon d'or qui lui donnait un
air professorale
— Oh ! bonjour, dit-elle en lui prenant affectueusement la main. Je suis
ennuyée, figurez-vous ; Violette a la
migraine et un peu de fièvre, nous ne
pourrons aller ce soir au théâtre, mais
58
LE PRINCE DES GRAVATES
il faudra tout de même dîner ici. Je
voudrais bien un médecin pour dire la
dose de quinine. Voulez-vous me donner l'adresse du vôtre? J'étais justement en train d'écrire à Mme de Graal
pour qu'elle me renseigne, mais vous,
j'aime encore mieux. »
— Mme de Graal! s'écria Albert,
après quelques paroles banales, vous la
connaissez!
Il évoquait avec effroi la maléflcieuse
douairière et ses innombrables neveux,
très laids, très pauvres, nobles comme
on ne Test pas — tous à marier.
— Oui, je la connais un peu, mais
Archi est ami d'enfance avec elle et il
veut que je me lie davantage maintenant; nous comptons venir tous les ans
deux mois à Paris. Vous savez, ce sera
amusant, il faut que je trouve un,
comment appelez-vous, un pied-à-terre.
Vous m'aiderez,à chercher ça...
L'occasion était belle...
LE PRINCE DES CRAVATES
59
La voix sombrée, ému réellement,
car c'était son sort qu'il décidait, la
lourde porte du mariage abattue à
jamais sur sa liberté, il lui dit :
— Ma Fée, ma chère amie, un piedà-terre, pourquoi? Vous aurez l'hôtel
de la rue de Grenelle?
— Comment cela, rue de Grenelle ?
fit l'Anglaise sans comprendre. Et lui
avec élan :
— Vous savez bien que j'aime votre
fille, d'abord parce qu'elle estvotre fille;
elle vous ressemble tant, Violette ! Et
puis je l'aime, si vous saviez comme je
l'aime! Du premier jour où je l'ai vue,
je l'ai aimée. Et du jour, vous rappelezvous, où vous m'avez dit que vous
souhaiteriez de m'avoir pour fils, j'ai
vu que ce rêve merveilleux n'était pas
irréalisable. Aujourd'hui, je viens vous
dire : soyez encore ma Fée, acceptezmoi comme votre enfant, je rendrai
votre fille si heureuse...
60
LE PRINCE DES GRAVATES
— Mais, mon pauvre ami, répondit
tout tranquillement Guanhamara en
rajustant son nouveau pince-nez, ne
vous ai-je donc jamais dit que Violette
était fiancée à son cousin Ulysses
depuis l'âge de dix ans ! Ulysses aura
le titre, le nom, la fortune : la Reine
approuve fort. Ils s'aiment beaucoup
tous les deux ; d'ailleurs vous avez vu,
ils ne peuvent pas se passer l'un de
l'autre.
Albert se leva et prit son chapeau.
Un moment, il resta en face d'elle
sans trouver un mot, son orgueil ulcéré,
sa vanité effondrée, mais le cœur sec.
Il la regarda : brusquement, rien que
par ce court entretien, elle avait pris
un aspect « belle-mère » inconnu en
elle jusque-là, le dos arrondi, l'œil de
la dame riche veillant au grain, pleine
de méfiance, ridicule... C'était sa vengeance, cette transformation, toujours
il la verrait ainsi désormais..»
LE PRINCE DES GRAVATES
61
— C'est ce qu'on appelle une gaffe!
pensait le bel Albert Salvage en traversant les fondrières de son hôtel pour
gagner l'ancienne loge du portier qui
lui tenait lieu provisoirement de chambre.
Janvier 4908.
BRISACIER
A Mme la Comtesse Georges Mniszech,
née Hanska.
I
— Notre petite mignonne souffre un
peu des dents, aujourd'hui, chère bonne
madame ; le travail lui est bien pénible ;
alors, je ferais mieux, je crois, de ne
pas insister.
Et Mlle Brisacier, quittant le tabouret
du piano, couvrit les notes d'une bande
soyeuse et matelassée, avec les soins
d'uae mère qui borde le berceau de son
64
BRISAGIER
premier-né; puis, elle referma l'instrument.
Le regard inquiet, l'oreille dressée,
elle cherchait l'approbation de l'enfant
espiègle et gâtée à qui, une fois de plus,
ce mal de dents impromptu éviterait
une bonne demi-heure de gammes, et
redoutait le blâme de la maman, habituée cependant aux caprices de sa
fille,
Mlle Brisacier craignait de paraître
trop sévère ou trop naïve, mais elle
éprouvait surtout un remords mêlé de
honte à se sentir joyeuse devant cette
perspective inespérée : elle allait rentrer déjeuner à une heure presque raisonnable! Il y a loin, en effet, du quai
d'Orsay à l'avenue des Ternes, parles
mauvais jours d'hiver où Ton bataille
devant les tramways, et cette leçon de
onze heures à midi, cette traversée de
Paris deux fois par semaine pour se
rendre chez les Chadeiiay, lui erapoi-
BRISACIJER
65
sonnait déjà sa soirée de la veille,
malgré les bontés qu'on avait pour elle
dans la belle demeure du célèbre
avocat.
Tout en rajustant les pampilles
démodées de sa « visite » de broché
noir, — vieux cadeau d'élève, nippe
refusée sans doute par les femmes de
chambre, parce que trop démodée ! —
Mlle Brisacier semblait gênée, les
lèvres gonflées de paroles difficiles.
Enfin, elle chuchota :
-— Bonne madame, pourrais-je vous
dire un mot en particulier?
— Venez, mademoiselle Brisacier,
lui répondit Mme Chadenay, toujours
apitoyée par la pauvre pianiste qui avait
joué à quatre mains avec sa mère dès
1845, lui avait donné à elle-même ses
premières notions musicales à la fin de
l'Empire et enseignait, à présent, en
1892, la plus jeune de ses filles.
Bientôt cinquante années de profes5
66
BKISACIER
sorat dans la même maison ! Pour
Mme Cliadenay, la vieille Brisacier
n'était pas tant une amie qu'un calendrier vivant dont elle consultait parfois
les souvenirs, une éphéméride exacte
de toutes les joies et de tous les deuils
de sa vie., „ Les enfanls ont une perspicacité mystérieuse qui leur fait voir
tels qu'ils seront plus tard les êtres
encore jeunes; mais il est probable que
Mlle Brisacier avait toujours été vieille
de figure et vieille d'aspect^ démodée
dans le temps, vouée depuis sa jeunesse
aux mises-bas? à tous les décrochez-moiça des pauvres...
Lorsqu'elles eurent quitté la salle
d'éludés, une fois la petite laissée aux
soins de son Anglaise, Mlle Brisacier
prit la main de son ancienne élève dans
les siennes pour se donner du courage
et créer entre elles deux un courant
sympathique :
— Eh bien!... Eh bien! voilà5 tou-
BRISÀCIER
67
jours cette question de loyer... Ah ! mon
Dieu ! Pensez donc, bonne madame,
que nous en avons pour dix-huit cents
francs, sans compter les portes et
fenêtres.». (Elle mit une sorte de fierté
dans cet aveu.) Avec cela, les aquarelles et les dessins de mon cousin ne
rapportent plus guère : on n'est plus
aux « menus » historiés, paraît-il,
malheureusement, car, vous le savez,
c'était sa spécialité.
— Oui, je sais, fit Mme Chadenay
qui, depuis bien longtemps, pour venir
en aide à Mlle Brisacier, gratifiait ses
invités d'affreux petits cartons peinturlurés où la môme fantaisie machinale avait distribué follement des bateaux peu vraisemblables, des rochers
d'opéra-comique et des fleurs inexistantes.
— Alors... Enfin,, ne pourriez-vous
m'avancer encore deux cents francs?
Oh! je vous les rendrai, soyez tran-
68
BRISACIER
quille, ou même, si vous le vouliez,
vous me les retiendriez sur le prix des
leçons...
Il en aurait fallu de ces modestes
leçons à quatre francs, pour arriver au
total de ce que devait Mlle Brisacier à
Mme Chadenav!
Celle-ci adressa un bon sourire à la
phrase si souvent entendue; elle voulut
éviter au vieux professeur une plus
longue humiliation, disparut et revint,
quelques instants après, avec une enveloppe.
— Mais, mademoiselle Brisacier, lui
dit-elle doucement comme à une enfant qu'on n'a pas le courage de gronder, laissez-moi vous répéter encore
que vous n'êtes pas raisonnable. Près
de deux mille francs pour vous loger,
c'est trop, c'est beaucoup trop ! Et ce
grand appartement pour vous et votre
cousin ! Donnez congé, voyons, croyezmoi ; quel soulagement pour vous !
BRÏSAGIER
69
— Donner congé, s'écria Mlle Brisacier avec plus d'assurance, forte des
billets bleus qu'elle fourrait dans son
grand sac de peluche déteinte, donner
congé! y songez-vous? Et tous nos
meubles alors, ma salle à manger bretonne, la chambre de ma pauvre maman, celle de mes tantes, le salon, mes
deux pianos, où caserais-je tout ça,
mon Dieu? Ils sont des amis pour moi,
je les ai toujours connus ! plutôt mendier mon pain dans les rues que de les
vendre... Et puis, bonne madame, il
y a ce grand balcon d'où nous voyons
la Tour Eiffel d'un côté, et le mont
Valérien de l'autre; on est à la campagne, tout à fait, là, en été. Non,
vraiment, nous n'aurions pas le courage de le quitter... Pendant que j'y
pense, reprit-elle d'un même élan,
de sa voix larmoyante comme ses
yeux et un peu quémandeuse, désirezvous prendre tout de suite vos billets
70
BRISÀCIER
pour mon petit concert du ,20 février? Comme cela, je ne vous dérangerais plus* Je vous ai réservé de
bonnes places, ajouta-t-elle confidentiellement.,
Sans attendre la réponse.» elle fouilla
de nouveau dans sa besace, en sortit
une orange, des épluchures de marrons
grillés, du papier de musique, des
bouts de ficelle, et, enfin, elle dénicha
le précieux carnet à souches.
— Combien en voulez-vous, chère
dame?
— Quatre, mademoiselle Brisacier,
comme tous les ans, répondit Mme Cha»
denay avec résignation, en mettant les
deux louis dans la main de la vieille
fille.
Après avoir détaché les coupons,
Mlle Brisacier les contempla un moment avec modestie ;
— Voyez, mon cousin à fait les vignettes, cette fois-ci !
BEISAGIER
71
Sur le brisloî blanc, on lisait, en
lettres bleues :
Audition d'élèves de M ,ic Louisa Brisacier
"Elève de Marmontel
Le dimanche 20 (éviter, n trois heures de l'apiès-micli,
%t\), rue de Courcellos
(Au fond de ko cour, à droite.)
Autour de l'imprimé, des amours
gambadaient, porteurs d'instruments
variés que n'avait certes jamais enseignés la douce élève de Marmontel, violons, cymbales et tambourins*
Elle partit d'un petit rire léger, un
rire dégagé de tout souci, à cause du
maître d'hôtel qui traversait le vestibule, et elle conclut, avec des grâces
cérémonieuses de dame en visite, esquissant une sorte de révérence qu'elle
jugeait le comble du bon ion :
— A vendredi, chère et bonne madame; j'espère trouver cette petite
mignonne tout à fait rétablie.
72
BRISAGIBR
— Pauvre Brisacier! songeait
Mme Chadenay en allant rejoindre
sa fille subitement guérie, qui, avec
l'esprit de contradiction habituel aux
enfants, pianotait pour elle toute seule
une innocente polka; pauvre Louisa,
c'est ce « tapage » perpétuel qui l'en a
réduite là. Elle découragerait les saints3
à la longue !
II
Depuis l'âge de vingt ans, Louisa
Brisacier donnait des leçons de piano,
et, bien qu'elle dissimulât soigneusement la date de sa naissance, — on
redoute, hélas ! les trop vieux professeurs, — cela lui faisait un bon demisiècle de course au cachet.
Pourtant, ses parents avaient possédé, autrefois, le château d'Ayguevives, là-bas, dans la plaine de Tarbes,
un beau domaine bigorrois scintillant
d'eaux courantes et ombragé de platanes, dont les pans de murs crénelés
racontaient encore de vaillantes his-
74
BRISAGIEE
toireSo Avant que son père ne se fût tué,
victime d'une de ces ruines noires et
désemparées comme il en arrive parfois, — victime aussi de sa race9 car
M. Brisacier était de ces Méridionaux
qui cachent,, sous leur exubérance fastidieuse, une profonde dissimulation,
une parfaite ignorance des êtres et de
la vie, une méfiance enfantine et une
confiance désastreuse qui les précipitent à l'abîme sans qu'on puisse les
aider d'un conseil ou d'un secours,
— Louisa avait été une petite fille aussi
riche que d'autres9 élevée dans le respect de son vieux nom qui s'éteindrait avec elle, arrière-petite-nièce du
fameux maréchal de Brisacier dit Brisaciecki, que cite deux fois SaintSimon, Seulement, depuis la Révolution, les Brisacier avaient supprimé la
« particule ».
Sa meilleure amie, sa compagne inséparable de couvent et de vacances, était
BRISA. CIER
75
alors une de ses cousines du côté paternel, Léontine de Prade, qui devint, plus
tard, la baronne Anjorand, la femme
d'Abel Anjorand, le richissime ministre de l'Empereur Napoléon III, dont
les enfants possédaient toujours Ayguevives, acheté pour un morceau de pain
après la ruine des Brisacier. D'autres
cousins encore : les Billault du Doubs,
grands industriels établis en Lorraine,
et même, par de lointaines alliances, à
travers les rameaux d'un arbre généalogique où Louisa se perdait, les SaintChristol, qui tiennent deux pages du
Gotha et sont princes de Mirande.o,
De ces belles parentés, quels avantages retirait-elle? La baronne Anjorand actuelle, non contente de s'occuper
fébrilement d'une de ces monstrueuses
Sociétés ouvrières et « conservatrices »
à la fois où, aveuglés par le sale argent,
de pauvres diables renient leurs frères
de misère et de travail et combattent
76
BRISAGIER
contre eux, était aussi la présidente
des « Vieillards Assistés » et autres
œuvres inutiles et pies. Cette excellente
dame faisait servir à Louisa, par son
notaire, une pension annuelle de vingtcinq louis, sous la condition formelle
de ne jamais entendre parler du professeur de piano, triste Vieillard, pourtant, et qu'il eût été doux « d'assister »
plus efficacement! Mais les philanthropes préfèrent les devoirs honorifiques et compliqués aux bons devoirs
tout proches, urgents, trop faciles à
remplir. Des filles laissent tout le long
du jour une mère impotente pour aller
soigner les malades, et Ton donne à
des inconnus ce qu'on refuserait à une
parente ruinée. Enfin!...
11 convient cependant d'ajouter que
le baron Anjorand, pompeux abruti qui
engouffrait dans son « Ecurie » l'argent
amassé par le grand-papa, avait eu,
depuis quelques années, l'attention
BRISAGIER
77
délicate d'appeler Brisacier I, II, III et
IV plusieurs de ses poulains, trouvant
que le nom sonnait bien.
Les Billault du Doubs, eux, avaient
cessé de voir M. Brisacier depuis son
mariage, honnête mariage d'amour, —
jugé par eux trop obscur et médiocre.
Leurs descendants secoururent en rechignant, pendant quelques années, ces
cousines qu'ils ne connaissaient pas,
mais fermèrent leur bourse définitivement après la mort de Mme Brisacier;
et, depuis ce temps, Louisa — malgré
combien d'inutiles appels et de prières
inexaucées ! — n'entendait plus parler
d'eux que par les lettres de faire-part,
mariages ou enterrements, qui la rattachaient encore à sa famille opulente :
belle ironie de gens corrects! Quant
aux Saint-Christol-Mirande, l'unique
lettre de Louisa était restée sans réponse; n'avait-elle pas eu la maladresse
de prétendre à un vague cousinage !
78
BRISACIER
Et puis, elle était d'une génération
différente, égarée parmi ses alliances
comme le vieux Livingslone au centre
de l'Afrique ! Aux uns et aux autres,
elle ne pouvait parler que de leurs
grands-parents : on ne savait même
plus qui elle était. D'ailleurs, lorsqu'on est ruiné, rien de tel que d'avoir
des parents riches pour être abandonné
tout à fait; entre pauvres on se vient en
aide, entre riches, on se soutient;
mais, de riches à pauvres, la parité du
sang et la formidable inégalité des
existences créent un éloignement invincible et une sourde irritation.
Seul, son vieux cousin germain, le
fils d'une sœur de Mme Brisacier, le
« peintre en menus » Jacques Grandhomme, autre rebut de l'existence, à
peine moins âgé que Louisa, lui demeurait fidèle et partageait avec elle une
chienne de vie que leur insouciance
d'artistes un peu bohèmes les aidait à
BRISACIER
79
supporter, Jacques Grandhomme avait
aussi des neveux, enfants d'un frère
mort depuis bien longtemps; mais il
ne les voyait jamais : c'étaient de tout
petits bourgeois, avides et reprochants,
à qui le gagne-pain de leur oncle et
celui de leur tante à la mode de Bretagne apparaissaient avilissants, on ne
savait pourquoi...
Par bonheur, MlleBrisacier, à cause,
justement, d'une certaine fantaisie de
nature, ne désespérait jamais. Elle
attendait de la vie des surprises heureuses, des petites joies imprévues; il
lui suffisait d'une aubaine comme celle
de ce matin — deux cents francs tombés
du ciel., — pour reprendre courage»
Aussi, tout en pataugeant dans la boue
noire de janvier, à travers les « correspondances » variées qui l'acheminaient
au logis, à la chère maison de l'avenue
des Ternes9 elle se sentait ragaillardie*
La concierge l'arrêta au passage :
80
BRISAGIER
— Votre cousin est descendu chercher du bouillon, mademoiselle. Je m'en
vas vous donner la cléo
— Merci, madame Letard, fit Louisa
avec une brève condescendance, Pauvre
fille qui avait perdu depuis longtemps
sa dignité foncière — trésor trop lourd
à porter sur une route aride! — et qui
gardait encore, en certaines circonstances futiles, un souci de dignité!
Arrivée au bas de l'escalier, débarrassée enfin de la corvée de paraître
alerte et vive, elle entreprit, avec des
arrêts et des lenteurs de chenille arpenteuse, l'ascension des cinq étages. Le
dernier, le sien, était privé du tapis qui
feutrait les marches sur le reste du parcours^ et cette humiliation la lancinait
en vain depuis dix-neuf ans : ses loyers
toujours en retard lui interdisaient la
moindre récrimination.
— Déménager! misère de moi, elle
en parle à son aise, Jeanne Ghadenay !
81
J3RISACIER
murmurait-elle en refermant la porte.
Suivant une habitude quotidienne,
elle parcourut son trop grand appartement, avec la tendresse que témoigne à
ses fleurs l'amateur de jardins,, D'abord*
l'antichambre, encombréejusqu'au plafond de partitions en détresse, échafaudages de paperasses et de poussière.
Comme lustre, une boule de gui desséchée, et, un peu partout, des lambeaux
d'andrinople maladroitement relevés
<r à l'italienne » par Jacques Grandhomme à ses heures dé'loisir.
Tout de suite après, la chambre du
peintre en menus, où Louisa n'entrait
jamais en son absence, et la salle à manger avec son buffet de poupée et ses
chaises trop étroites ; à côté, le salon que
remplissaient deux pianos aux tables
surchargées d'une pacotille indiscernable et dont un des murs, en guise de
tapisserie, était orné d'une portière faite
de perles multicolores à demi égrenées,
<)
82
BRISAGIER
posée à même le papier blafard. Puis,
venaient deux chambres en enfilade, où
Mlle Brisacier entra précautionneusement. Des journaux y remplaçaient les
housses et couvraient tous les sièges.
Dans la pénombre froide despersiennes
fermées, on devinait des tableaux,
emmaillotés de papier, eux aussi, des
rideaux de lit tombant sur les courtines
retournées. Ici, une de ces solides
armoires à glace mises à la mode par
la vertueuse Marie-Amélie, reine de
l'Épargne et du Pot»au-Feu ; là, une console en faux Boulle du Second-Empire,
débris vétustés de fortune et de luxe.
Ces deux chambres inanimées constituaient le calvaire de Louisa : dans la
première, sa mère, aveugle, incapable
de continuer les élégants travaux de
broderies qui augmentaient jadis leurs
ressources^ avait passé des années et
des années, recluse, hargneuse, tortu-
BRISAGIER
83
rant la pauvre fille par un égoïsme
inconscient et des exigences continuelles, comme si la cécité en lui
cachant la misère de leur existence
actuelle, la reportait aux jours de son
ancienne splendeur. Dans la pièce voisine végétaient les deux sœurs de
Mme Brisacier, nées pauvres et demeurées sans le sou, recueillies définitivement par elle après la ruine, sous le
prétexte fallacieux de réunir leurs infortunes. L'aînée, qui ne s'était jamais
mariée, avait l'aspect classique et la
malice de la fée Carabosse; l'autre,
Mme Grandhomme, plus douce, veuve
depuis longtemps, ne^possédait pour
tout bien que son fils, Jacques, sur qui
elle avait fondé les plus grandes espérances lors de son entrée à l'École des
Beaux-Arts. Mais,peu à peu, elle l'avait
vu dégringoler dans les plus sordides
basses-besognes de l'art, en arriver aux
lugubres expédients qui font envier le
84
BRISAGIER
casseur de pierres et le ressemeleur
de bottines. Il va donc sans dire que
Mme Grandhomme se réchauffait souvent au spectacle de sa sœur devenue
plus misérable qu'elle-même.
Ces deux sœurs de Mme Brisacier
mettaient tout leur orgueil à ne rien
faire, car, disaient-elles, « elles n'étaient pas des femmes du peuple )).
Avec un certain dédain, elles regardaient les broderies de leur sœur, elles
écoutaient les études musicales de leur
nièce, qui9 pourtant, les faisaient manger. Elles ne voulaient pas « déchoir ».
Après tout, n'était-ce pas naturel ? Du
vivant de M. Brisacier9 leur sœur ne
subvenait-elle pas à leurs besoins? Il
n'aurait plus manqué qu'on les abondonnât après avoir supprimé leur pension! Les aînées9 avec cela9 deux pauvres vieilles sans appui que ne pouvait
nourrir Jacques, malgré toute sa bonne
volontée En fait, leur droit d'aînesse
BRISACÎER
85
n'avait jamais été considérable* et, à la
longue, quand elles étirent atteint respectivement quatre-vingt-cinq, quatrevingt-quatre et quatre-vingts ans, il
n'existait plus guère : n'empêche
qti'elles y tenaient beaucoup»
La fée Carabosse, Mlle Busne, était
vraiment redoutable; parfois, îie sachant comment soulager ses humeurs
noires, elle criait à l'aveugle, d'une
chambre à l'autre :
— Dis donc, Eulalie, toi qui es si
pauvre ! du même ton haineux dont elle
lui reprochait, jadis, d'être riche
Misérable Louisa ! Tous les jours, à
l'heure où elle venait visiter ces hypogées modestes, elle évoquait les moments tragiques qu'elle avait passés là.
Que de morts !
D'abord, Mme Grandhomme? tombée
en enfance, tarabustée par Finfernale
Mlle Busne et appelant du matin au soir
son fils et sa nièce, avec des hurlements :
86
BRISAGIER
— Au secours, mes enfants, au secours ! Je suis en proie au Philosophe !
On ne savait au juste la signification
de ce mot dans sa cervelle égarée ; c'était
épouvantable et mystérieux. Deux années de cette existence, puis elle mourait enfin, suivie de près par Mlle Busne,
frappée de congestion et pressée d'aller
la tourmenter dans la tombe.
Trois ans plus tard, venait le tour de
Mme Brisacier, acharnée à vivre et traitant Louisa comme une petite fille jusqu'à la fin, réclamant à heure fixe, au
milieu de la nuit, — sans souci de
réveiller la malheureuse, harassée par
ses journées de leçons, — sa tisane de
Champagne, son lait chaud sucré au
sirop d'orgeat, toutes les boissons de
riches qu'il fallait soustraire à l'avidité
gourmande de la femme de ménage et
qu'on enfermait à clé. Un soir, elle
s'était sentie plus faible et, avant de
fermer pour toujours ses yeux sans
BRISAGIER
87
regards, elle avait dit à sa fille, qui touchait à la soixantaine :
— Ma pauvre petite enfant, que vastu devenir sans moi? Prends bien garde!
... Ah! il fallait qu'elle en eût, du
courage, Louisa, et de bonnes gouttes
du sang des Brisacier dans les veines,
pour avoir résisté à ces épouvantes !
Eh bien! malgré sa vie gâchée, perdue,
consacrée à des tâches de Danaïde, aujourd'hui encore, après dix années, des
larmes lui montaient aux yeux en errant
dans ces deux chambres.
Puis, versatile à son ordinaire, elle
sourit en songeant à d'autres déboires,
plus récents, et dont il valait mieux rire
que de pleurer : après la mort de Mme
Brisacier, Louisa et son cousin ayant
décidé de garder cet appartement qui
leur rappelait l'ancien foyer, résolurent,
pour en diminuer les charges, de prendre
des pensionnaires. Le hasard plus que le
88
BHISÂGTER
choix, les guida. Une mère et une fille
rencontrées dans quelque Société philharmonique, et gratifiées du nom
« d'amies » par les confiants artistes,
s'installaient un beau jour dans les
meubles sacrés» Nourriture et logement
compris, elles paieraient mille francs
par an*
C'était superbe ! trop beau, hélas !
Les désillusions ne tardèrent pas à venir, La mère, sorte de Jézabei minable
et sans chiens, peinte comme une voiture, avait inventé une eau infaillible
pour les cheveux, et soignait les crânes
« en ville ». Quand elle revenait, le
soir, de ses tournées, à l'heure où
Louisa rentrait aussi, elle racontait de
telles histoires sur ses clientes, avec
des mots si techniques et si précis, que
l'innocente Mlle Brisacier ne savait où
se cacher. De plus, trois fois par semaine, elle soignait « à domicile » un
magnifique jeune homme, dont la che-
BRÏSACIER
89
velure épaisse et ramenée sur le front
en lourds bandeaux semblait, pourtant,
d'une belle santé, et dont les épaules
énormes annonçaient une vigueur peu
commune*, La pensionnaire, en parlant
de lai, l'appelait « M. Alfred ». Garçon
éminemment nerveux, d'ailleurs, car
un soir, après Tune de ces visites
accompagnée de clameurs atroces perçues à travers les portes, la « pilicultrice » vint à table avec un œil noir et
gonflé et raconta « qu'elle s'était donné
un coup avec sa brosse, en séchant les
cheveux de M.\ Alfred ». Des scènes
analogues se renouvelaient souvent,
plongeant Louisa et son cousin dans
une grande perplexité. La fille, elle,
donnait de vagues leçons d'aquarelle.
Sa distraction favorite consistait à blaguer Jacques Grandhomme et h le
taquiner jusqu'au sang sur ses goûts
artistiques et leurs pauvres manifestations ; bientôt, le peintre en menus
90
BRISACIER
n'osait plus paraître aux repas ; la situation devenait intenable. Enfin, profitant de ce que la mère et la fille
n'avaient pas payé un sou de leurs premiers trimestres, Mlle Brisacier, malgré sa douceur légendaire et victimable,
avait eu le courage de mettre poliment
à la porte les deux étranges pensionnaires, guérie à jamais de ses velléités
hospitalières et pratiques...
Tout au bout de l'appartement, sa
chambre à elle, — capharnaûm inextricable, car Louisa était désordonnée,
dévorée par les retards, et n'avait
jamais le temps de rien ranger. Ce vieil
oiseau raffolait des oiseaux» Deux cages
aux portes ouvertes, posées sur la commode, laissaient échapper tout un pépiement varié et une fade odeur de
petite ménagerie volatile, dans un éparpillement de fientes sèches et de millet.
Tandis qu'un serin apprivoisé voletait autour d'elle, et que sa colombe
BRISACIER
91
bien-aimée lui picorait la nuque,
Mlle Brisacier jetait à la diable, sur le
lit, sa « visite » et son chapeau. Elle
lissa d'un doigt l'édifice bizarre de ses
cheveux, les nattes qui s'entre-croisaient, se superposaient, formaient des
huit, des x, une véritable mathématique
capillaire, qu'elle maudissait depuis
son enfance à cause du temps passé,
tous les matins, devant la glace pour
coiffer cette crinière.
Quelle tristesse d'être si laide et de
n'avoir même pas la possibilité d'oublier
sa figure ! Dans le petit miroir qui surmontait la toilette, elle vérifia son appareil chevelu et se vit, une fois de plus,
malgré elle, bien laide, en effet, d'une
laideur de vieux cantonnier, un nez trop
long aux arêtes saillantes, de grosses
lèvres pâles, de larges oreilles plates,
et ces grands traits encombrants, contenus avec peine dans un faciès étroit
de musaraigne prise au piège.
92
BRISACIER
Elle allait remettre d'aplomb une
gravure encadrée et dédicacée représentant Rôssini, — souvenir inestimable du temps où elle travaillait avec
Marmontel, — lorsque des pas dans
l'antichambre lui annoncèrent son cousin et la firent sortir en coup de veilt
Ils se poquèrent l'un contre l'autre dans
le corridor obscur qui commandait les
chambres— Déjà rentrée, Louisette ?
Toute joyeuse, elle emmena Jacques
Grandhomme dans la salle à manger :
— Oh! mon ami, si tu savais!
— Quoi donc? Une bonne nouvelle?
Moi aussi! J'ai placé mon navetl
Il s'agissait, sans doute, de quelque
projet de menu ou de programme,
accepté par le graveur contre tout
espoir. Jacques Grandhomme avait
gardé de touchantes expressions de
rapin, une gaieté broussailleuse dans
sa barbe grise, une grandiloquence à
BRISAGIER
93
intentions comiques du temps de la
Grande Chaumière ; en parlant, il faisait
tinter dans ses mains trois piècesde cent
sous, qu'il jeta sur la table d'acajou.
Souriante, sans dire un mot, Louisa
tirait de son sac les billets bleus.
— Mâtin, s'écria le cousin suffoqué,
tu as donc découvert la chèvre d'or!
— Non9 c'est notre bonne petite
Jeanne qui a bien voulu, encore une
fois...
Elle disait « Madame » à son ancienne
élève, mais Mme Chadenay était toujours restée pour elle « cette bonne
petite Jeanne ».
— Deux cent quinze balles, sacrée
Louisette ! mais nous voilà trop riches,
dis donc. A nous les plaisirs, à nous la
grande vie !
— Et le propriétaire, bon anii, et le
boulanger, et le boucher?
— C'est vrai, fît-il plus bas, subitement attristé. Quel dommage, tout de
94
BRISACIER
même, de voir filer cet argent sans en
profiter.
Ils se regardèrent dans les yeux,
n'osant s'avouer leur envie. Enfin,
Mlle Brisacier murmura :
— Il y aurait peut-être moyen de
s'arranger.., Écoute : nous donnerions
vingt francs au boulanger, et trente
francs au boucher, en acompte, mettons.
Cent francs suffiront bien au propriétaire pour le calmer jusqu'au prochain
trimestre. Et nous aurons encore devant
nous tout près de cent francs qui ne
devront rien à personne.
Ce « tout près de cent francs », alors
qu'il s'agissait de soixante-cinq francs,
expliquait la vie de Louisa, faite d'insouciance et d'angoisse : c'était sa façon
de calculer. Mais elle n'était pas égoïste
et pratiquait de grand cœur ce qu'on
appelle en Provence Vaumône fleurie, —
secours d'un pauvre à un plus pauvre»
— car elle ajouta :
BRISAGIER
95
— Je donnerai aussi un pot-au-feu à
la marchande de parapluies d'en face.
Ces gens sont misérables et la femme
attend son petit d'un jour à l'autre.
Jacques Grandhomme esquissa une
sorte de danse, suivant sa coutume de
jadis, dans l'atelier du père Granet,
lorsque le nouveau « payait à boire »,
puis, tombant en arrêt :
— J'ai une idée, figure-toi. Tu ne fais
rien, tantôt?
—Ma foi non, mon ami, la plus jeune
des Puga est malade et m'a télégraphié
qu'elle ne prendrait pas sa leçon.
— Alors, en déjeunant vite, on aura
encore le temps d'aller à l'exposition
des Mirlitons (il continuait à dire « les
Mirlitons » !) voir un peu ce que font
messieurs mes confrères. J'ai deux
cartes que m'a données mon bonhomme,
tout à l'heure. Ensuite on irait se promener sur les boulevards, contempler
les devantures lumineuses jusqu'au
96
BR1SACIER
moment où le froid pincerait trop les
pieds, et puis, qu'est-ce que tu dirais
d'un frichti chez Çadronet, rue des
Martyrs^ là où ils font ces fameuses
soles au vin blanc?
— Mais Jacques, hasarda Louisa
toute rouge et bien tentée^ ce ne serait
peut-être pas très raisonnable?
Il continua sans lui répondre :
— Après ça5 nous finirons la soirée
au Petit-Casino et nous rentrerons en
sapin comme des rentiers,, En attendant, déjeunons, ma fille!
Louisa ne résistait plus, Jacques fredonna une célèbre scie du temps de sa
jeunesse : Ohé, les p'tits agneauxs qii estce qui casse les verres! et joyeusement,
fraternellement, il empoigna la vieille
fille par le cou et l'embrassa sur les
deux joues...
III
Dans la plupart des maisons où
Mlle Brisacier donnait encore des
leçons, — meilleures que beaucoup
d'autres, en somme, car sa méthode,
comme on dit, était excellente, et véritable son sentiment musical, — on
l'accueillait avec plus d'indifférence
que de pitié. A part Mme Ghadenay,
dont la bourse était largement ouverte,
et les Guestault, la nombreuse famille
d'un ingénieur, pépinière passée, présente et future d'élèves de tous âges et
de toutes tailles, personne ne s'intéresgait à Lonisa; elle n'était pas l'amie
7
98
BRISACfER
chère et respectée que devient souvent,
à la longue, le professeur des enfants.
D'abord, ses emprunts fréquents,
Tinutilité de ce qu'on faisait pour elle,
les charités inconsidérées ou les bêtises
— dont elle ne se cachait pas — à quoi
elle consacraitles petites sommes qu'on
lui prêtait, avaient lassé les meilleures
volontés. Mais, en dehors même de
cela, elle ne savait pas se faire aimer,
elle n'avait jamais su. Sa nature craintive et susceptible donnait l'impression
de ne s'attacher à personne, de ne
prendre intérêt à aucun événement heureux ou triste. Sa discrétion semblait
de l'indifférence; on la sentait pressée
de retrouver sa famille, son appartement et ses meubles, À moins qu'on ne
l'eût mise à Taise, — et c'était rare,
car ils sont peu nombreux les êtres
pitoyables qui cherchent à découvrir
les misères qu'on leur cache! — Louisa
Brisacier traversait l'existence avec des
BRISAGIER
99
repliements sur soi-même d'insecte
méfiante
Pour les domestiques, elle n'avait
jamais un bonjour ni un mot aimable,
craignant, vis-à-vis d'eux, de paraître
déchue, et voulant leur montrer qu'elle
était <( une dame » : or, les domestiques
sont les premiers à savoir que les plus
grandes dames sont aussi les plus aimablement simples* Elle imaginait volontiers autour d'elle des empiétements
sur sa « vie intérieure ». Comme on lui
demandait,, un jour, pourquoi, Fâge
venant, elle n'avait point songé à quelque emploi de lectrice ou de dame de
compagnie :
— Ah bien, merci, vivre chez les
autres! s'était-elle écriée, mettant une
telle dureté dans les derniers mots,
que son interrogatrice en était restée
saisie,.
Accablée sous des jours monotones
et sans lumière, elle se dédommageait
100
BRISACIER
par une liberté de pensée qu'elle considérait comme son bien le plus précieux — tout de suite après ses
meubles ! — et qu'elle ne cherchait pas
à dissimuler, moins par forfanterie que
par esprit d'indépendance. Elle prouvait ainsi qu'esclave pour le reste, elle
demeurait seule maîtresse de son jugement et de ses idées.
— Mais enfin, Mlle Brisacier, vous
ne faites donc jamais une petite prière
aux heures où vous êtes trop désolée?
lui disait Mme Chadenay, quelque
temps après la mort de sa mère.
— Ma foi non, chère madame, la religion, vous savez, je n'ai pas le temps, et
puis je n'aime pas les prêtres, répondit
la vieille fille en se hâtant d'ajouter :
— Mais je ne suis pas athée, loin de
là, je serais même plutôt déiste ; seulement, j'ai ma religion, à moi...
Avec Mme Ghadenay, ces déclarations restaient sans importance; maie
BRISAGIER
101
d'autres femmes, d'idées plus étroites,
de charité moins compréhensive, les
prenaient mal, les jugeaient de mauvais
goût et faisaient lourdement sentir à
Louisa qu'une personne salariée doit
partager les idées de ceux qui l'aident
à vivre. D'autant que certaines matrones
la blâmaient déjà de n'avoir pas de
« convictions politiques » et de « penser mal ». Comme si la pauvre Brisacier, ruinée sous Louis-Philippe, dont
la jeunesse misérable s'était traînée
pesamment sous l'Empire et dont l'âge
mûr ni la vieillesse n'avaient pas eu plus
de chance sous la République, ignorait
que les Lis, les Abeilles ou le Bonnet
phrygien sont aussi impuissants les uns
que les autres à secourir les parias de
la destinée !
Alors., un mot l'ulcérait profondément, elle cherchait une raison de se
blesser davantage, se rappelait soudain
que, dans cette même maison où Ton
102
BRISAGIER
venait de lui reprocher son indifférence
en matière de politique, une carte
envoyée par elle au jour de l'an, sous
enveloppe ouverte, suivant une coutume surannée, ne lui avait pas été
« rendue » : elle voyait là une preuve de
mépris pour sa déchéance et sa pauvreté.
Son heureuse étourderie lui faisait
oublier ces menues rancoeurs sitôt dans
la rue, et la première elle en riait
avec son cousin; mais cela n'empêchait
pas l'amertume de se glisser en elle,
une amertume qui la rendait observatrice, Faidait à contempler d'un œil
perspicace et sans indulgence les mille
incidents quotidiens de la vie familiale
auxquels son métier la forçait d'assister.
Il lui arrivait, en face de quelque calamité, petite ou grande, de mettre une
véritable perversité dans ses condoléances, de renchérir sur Fénervement
ou la tristesse^ d'aviver la plaie en
mettant le doigt dessus :
BRÏSAGÏER
103
— Vous n'avez vraiment pas de
chance avec vos domestiques, bonne
madame; c'est bien ennuyeux, car
vous aurez du mal à en trouver de bons,
maii^tenant !
Ou encore :
— Quelle mauvaise saison vous passez! deux rougeoles, une grippe, et
vous qui paraissez tellement fatiguée !
Que voulez-vous ! le malheur n'arrive
jamais seul!
Cela faisait accuser Louisa de maladresse ou de méchanceté, parce que
Ton ne tient jamais compte que des
paroles et des actes immédiats, sans
songer à tous les déboires, à tous ,les
malheurs qui les ont engendrés et qui
finissent par déposer une lie acre au
fond des meilleures natures*
La bonté foncière de Louisa et sa pusillanimité la faisaient vite se repentir de ses accès d'humeur, et, pour les
réparer, elle trouvait, la semaine sui-
104
BRISAGIER
vante, d'innocentes flagorneries dont
la plus habile consistait à s'accabler de
tous les maux dont on se plaignait
devant elle ; Louisa prenait un ton
dolent :
— Moi aussi, chère dame, j'ai de
terribles insomnies depuis quelque
temps ; c'est la saison qui veut ça.
Une heure après, elle disait à une
autre :
— Oh! les rhumes, ne m'en parlez
pas!
Et elle s'efforçait à de grosses quintes
de toux, quitte à en être honteuse ensuite, moins., pourtant, que d'une histoire qui la poursuivait depuis des
années.
Une de ses élèves, orpheline, était
élevée par un oncle qui s'occupait
fiévreusement de spiritisme. Un malheureux jour que Mlle Brisacier avait
un urgent besoin de cinquante francs,
la folle inspiration lui vint de raconter
BRISAGIER
105
au confiant vieillard des manifestations,
(( apports » et autres jongleries, avec
un luxe de détails inouï. C'était une
pure invention, grâce à quoi, dans le
feu de son récit, elle obtint facilement
ses cinquante francs et qui lui valut
même d'être gardée à déjeuner. Depuis
ce temps, tous les jeudis, elle devait
improviser un nouveau « phénomène » :
craquements dans le bois de son lit,
portes qui s'ouvraient ou se fermaient
toutes seules, et même — il fallait
bien varier ! -— apparitions indubitables
de la vieille tante, Mlle Busne, à certains anniversaires, Lespirite, enthousiaste, ponctuant ces fantasmagories
de : « C'est bien cela, je l'avais toujours
pensé ! », prenait des notes, se reportait
à des dates, cherchait des points de
rapports et des concordances dans le
dossier déjà volumineux que formaient
les « fiches de Mlle Louisa Brisacier ».
Désormais, aucun moyen de se dépêtrer
106
BRISAGIBR
de ces mensonges ; elle était condamnée,
jusqu'à sa mort ou celle du trop crédule nécromant, à changer ses contes
suivant les saisons, à voir, en hiver,
des « choses » dans le givre des vitres
et* l'été, des fantasmes dans la forme
des nuages, à commenter aussi des
rêves quasi prophétiques. Parfois, au
milieu de la nuit, elle se réveillait mourante de peur, craignant, pour son
châtiment, d'être poursuivie une bonne
fois par toutes les diableries qu'elle
inventait si audacieusement et de voir
surgir, dans le noir de la chambre, une
demoiselle Busne à la bosse vengeresse et aux yeux flamboyants!
Les vacances seules la délivraient
de ces efforts d'imagination qui l'humiliaient beaucoup à ses propres yeux et
la gênaient à ce point que, depuis huit
ans, elle n'avait pas avoué à son cousin
l'aubaine indue qui la faisait déjeuner
si souvent, le jeudi, chez M. Z„80
BRÎSÀCÏEÏl
107
Ainsi, l'instinct de Mlle Brisacier
était généreux et noble, mais son esprit
tout plein d'enfantillages et de médiocrité.
IV
Le surlendemain du jour où, avec
une partie de l'argent prêté par
Mme Ghadenay, Louisa et son cousin
s'étaient payé une petite noce, lapianiste
finissait de calamistrer ses nattes, heureuse d'avoir une matinée et une journée bien à elle, car, décidément,, la
grippe tournait à l'épidémie, et c'était
le chômage pour une bonne moitié des
leçons. Loin de s'attrister et de songer
à la redoutable fin du mois, Louisa,
qui ne prenait jamais que le moment
présent, voyait dans ce jour de vacances
un repos bien gagné, ne pensait qu'à
BRISAGIER
109
la joie de ressusciter pendant tout un
après midi l'élève favorite de Marmontel, celle sur qui le vieux maître fondait
de si grandes espérances, — libre de
travailler, enfin, pour elle-même et
d'envoyer au diable Diabelli et autres
démenti.
La porte entr'ouverte pour donner un
peu d'air aux oiseaux — le temps était
trop froid pour qu'on ouvrît la fenêtre
— Mlle Brisacier s'attardait, dérangeait
un peu toutes choses sous prétexte de
mettre de l'ordre, et, d'un vieux plumeau presque chauve, dispersait la
poussière à travers sa chambre.
Des voix qui sortaient de la cuisine
toute proche lui annoncèrent la venue
du garçon boucher. D'ordinaire, elle
s'arrangeait pour être sortie auparavant,
afin d'éviter les réclamations inévitables
et le rappel des notes en retard; mais,
aujourd'hui, elle ne craignait rien :
Faeompte donné Fautre soir la mettait
110
BRISAGIER
à l'abri pour quelques jours ; le garçon
boucher cessait d'être un annonciateur
de famine, un avant-coureur de débâcle, et rentrait tout bonnement dans
ses utiles, mais prosaïques fonctions
d'homme qui apporte la viande, Louisa
se sentait si bienveillante que^ pour un
peu, elle serait allée faire la conversation avec lui si elle n'avait craint de
s'amoindrir aux yeux de la femme de
ménage, paquet de loques graisseuses
qui, moyennant six sous « de l'heure »,
donnait un coup de balai et mettait le
déjeuner au feu*
Soudain, une phrase dite en goguenardant tira Louisa de son bien-être :
— Faut tout de même qu'il en ait,
une santé, votre singe, pour faire ses
choux gras de ce vieux tableau-là. Oh !
là là, mince de rigolade!
Placide, la femme de ménage, répondait :
— C'est pas mon affaire, bédame, et
BRÏSAGIER
111
chacun prend son bien où qu'il le trouve.
— Sans compter que c'est elle qui le
fait vivre, son Grandhomme de mec!
ricanait encore le voyou.
Puis, des rires^ des chuchotements
de mots orduriers et une dégringolade
de souliers ferrés dans l'escalier»
Louisa referma doucement la porte et
s'effondra sur son lit. Jusqu'au moment
où le nom de son cousin avait été prononcé, elle ne comprenait pas du tout
de quel « singe » ni de quel « vieux
tableau » il s'agissait; mais tout s'illuminait à présent, et les paroles avec
leurs intonations, résonnaient encore
dans ses oreilles, formidables, monstrueuses, à croire que, sourde pour le
reste, elle ne pourrait plus jamais
entendre que cela*,. Ah! s'ils savaient
le poison qu'ils peuvent verser dans
une âme simple, ceux qui, à tous les
niveaux de l'échelle sociale, duchesse
ou garçon boucher, parlent pour le
112
BRISAGIER
plaisir de parler et font pleurer en
croyant rire!
... Les mots faisaient image, atrocement. « Vieux tableau », certes oui,
elle Tétait, mais si vieux, si lamentable,
si définitif! Pourquoi le lui dire? Elle
le savait bien... Raison de plus pour ne
pas la salir de toute cette boue d'escalier de service. Elle admettait sa laideur, elle ne la discutait pas, elle en
avait assez souffert autrefois! Mais,
alors, qu'on la laissât tranquille, qu'on
ne vînt pas lui rappeler ignominieusement ses disgrâces... Et dire qu'à cet
instant où on l'accusait de se faire
nourrir par Louisa, le pauvre bonhomme était déjà en course pour essayer
de placer ses plus récents travaux et
qu'en rentrant il remettrait, comme
toujours, son gain à sa cousine, se
réservant seulement quelques sous pour
son tabac et ses omnibus !
Eîîe comprenait^ maintenant, peu à
113
BRISAC1ER
peu, comment, parmi les femmes de
ménage innombrables qui traversaient
la maison, — rapides et diverses comme
les feuilles d'automne chassées par le
vent, découragées par cette « boîte »
où les oiseaux mangeaient plus que îes
maîtres, — il s'en était trouvé pour
lancer méchamment des bribes de
phrases dentelle ne s'expliquait pas le
sens, allusions infâmes, sans doute, à
sa popote partagée avec son fidèle compagnon de chaîne, cet autre vieux
chemineau de la misère commune!
Lorsqu'on a soutenu jusqu'au bout et vu
mourir ceux qu'on aimait, n'est-il pas
tout naturel d'habiter ensemble, jusqu'à survivance du dernier? Faut-il
que le monde soit méchant, mon
Dieu !
Voilà, sa journée de vacances est
gâtée» Vite, pour ne plus penser, polir
s'étourdir et ne pas laisser le désespoir
entrer en elîe9 Louisa court au saîon,
8
114
BRÏSACIER
ouvre un des pianos, et joue, joue, sans
s'arrêter.
... La, si, do, sol, si, do... Ah! ce vieil
air, que son père fredonnait, autrefois,
à Ayguevives, du temps de leur fortune,
comment s'en souvient-elle encore?
I/ombre des platanes sur les boiseries
blanches du grand salon et, par la
fenêtre du fond, la ligne bleue des
Pyrénées... Ré, sol, si, la, fa, fa ...
Il n'y a encore que les élèves de M. Marmontel pour piquer un dièse avec cette
maestria, à soixante-dix ans !... Do9 sol,
mi„0 Non, cet affreux gamin de tout à
l'heure, dans la cuisine, il n'y faut plus
penser... Comme disait M, Marmontel :
— L'art sauve de tout...
Do, sol, si, do... Mystérieux, les
réflexes de l'âme ; c'est toujours aux
heures d'angoisse que cet air lui revient
entête, lui part du bout des doigts. Si,
do, sol, mi,.. Puissance des sons, aussi
ductiles que les parfums : voilà qu'elle
BRISAGIER
115
revit la première année de leur ruine,
l'étude assidue qu'elle faisait de ce
morceau, les conseils du maître, les
longues heures de travail pendant que
la maman brodait et que les tantes
jouaient aux dominos... Si, do, sol...
Non, ce n'est pas cela... Si, do, sol, sol...
Le cousin rentrait à l'heure du dîner,
toujours gai, exubérant, bourré d'histoires impossibles.». Un artiste!...
quelle auréole!... Il était beau, dans
sa jeunesse, avec ses longs cheveux
frisés, son visage ardent et régulier, de
modèle plus encore que de peintre...
Comme Louisa l'admirait!... Mi, ré, fa,
fa, fa... Il ne la regardait pas... On
chuchotait en famille de flatteuses
aventures, des conquêtes qu'il faisait,
une certaine Elvire dont il ne se cachait
même pas à sa mère, bien flère, au fond,
de son mauvais sujet de fils... Sol, ré,
do... Souvent, sans raison aucune,
Louisa était triste alors, lorsqu'elle
116
BRISAGIER
pensait à lui et qu'elle s'imaginait cette
triomphale Elvire, aussi belle, évidemment, que Louisa était laide, attendant
son jeune ami dans la rue..., tous deux
partant à la conquête de la joie».. Sol,
mi, fa... Les causes de cette tristesse,
elle ne les cherchait pas, elle était
jeune, elle avait vingt ans! Et puis,
c'était comme pour la religion, elle
n'avait pas le temps ; quand et comment
l'amour aurait-il pu entrer dans son
cœur?,.. Si, do, sol... A force de les
remettre d'année en année, ses vingt
ans, et de les garder en réserve pour
plus tard, elle ne les avait jamais
connus... et tout de même,., Soi, do...
Allons donc, ses yeux qui se troublent,
est-ce bête... Fa... Et Louisa, la figure
cachée dans ses mains maigres et veinées, pleure, pleure, accablée de honte,
bouleversée par un sentiment indicible
où se mêlent le regret et la confusion,
parce qu'elle comprend que peut-être^
BRISAGIEK
117
autrefois, Jacques Grandhomme ne lui a
pas été indifférent,.» Parfois, ainsi, des
graines semées hors saison poussent on
ne sait quels rameaux étiolés, caricatures indiscernables de la fleur brillante
et féconde qu'elles fussent devenues
entreles mains d'im meilleur jardinier...
Pendant le déjeuner, Louisa mangea
sans rien dire9 osant à peine regarder
son cousin, hésitant à rire de ses plaisanteries falotes, gênée sous le regard
de la femme de ménage comme un criminel devant le juge d'instruction,, Elle
eût, d'ailleurs, préféré se faire couper
la langue plutôt que de révéler à Jacques
Grand homme les horreurs dont on les
accusait tous deux ; ce n'était pas tant
un lâche désir de tranquillité qu'une
sorte de pudeur ingénue et tout ce qui
était resté en elle de virginal et d'ignorant. Seulement, ce jour-là, elle prit la
résolution de moins sortir avec lui, de
118
BRISAGIER
se priver de ces promenades si chères,
de ces parties fines qui faisaient dates
dans l'année. Et, malgré les tentations
du peintre en menus qui voulait profiter
d'un soleil doux, —- un soleil d'hiver
où Ton croyait voir le messie du printemps, — Louisaeut la force de résister
et se calfeutra dans la musique, dans la
solide barrière que dresse le travail
autour des ennuis.
Elle repassa des compositions écrites
par elle autrefois, sur des vers connus
de Victor Hugo et de Musset, et, plus
récemment, sur des sonnets de Sully
Prud'homme. Encore un espoir déçu : en
vain Mlle Brisacier donnait-elle le meilleur de son inspiration, en vain Jacques
Grandhomme s'appliquait-il à dessiner
les couvertures les plus suggestives, —
cette « Andalouse au teint bruni », entre
autres, qu'il jugeait son chef-d'œuvre,
— l'éditeur acceptait toutes ces élucubrations mais il ne les payait pas.
BRISAGIER
119
— Le public est difficile maintenant ;
se contentait-il de lui dire, sans qu'elle
eût jamais bien compris le sens de ses
paroles.
Aussi avait-elle fini par renoncer à
Finfructueux labeur.
Ensuite, elle travailla les morceaux
qu'elle comptait jouer à son concert du
20 février, après que les élèves auraient
donné tout leur effort : réclame personnelle à quoi tenait beaucoup Louisa;
sur cette manifestation annuelle, elle
bâtissait les plus solides espoirs, s'imaginant que la renommée finirait bien
par s'en étendre au loin, lui attirerait
d'autres élèves, et, peut-être, un beau
jour? tout un épanouissement mérité
d'honneurs et de joie. Elle en était
restée, la pauvre, aux tranquilles habitudes d'autrefois qui nous semblent
tellement incroyables aujourd'hui, à
ces mœurs patriarcales d'une époque
où il y avait encore dans Paris « le meil-
120
BRISAGTER
leur professeur de ceci ou de cela » et
pas plus d'une ou deux étoiles dans
chaque spécialité. Elle ignorait que les
demoiselles Brisacier sont aussi méritantes qu'innombrables? que chacun
de nous a ses protégés et ses « clients »
et qu'il n'y a plus de hasards heureux.
Tous les événements se classaient
dans sa tête par rapport à ce concert, à
ce jour unique au cours duquel elle avait
l'illusion d'être quelqu'un. Son concert
de 18799 entre autres, lui servait de
point de repère pour une foule de souvenirs différents.
L'un après l'autre^ elle attaqua donc
ses airs de bravoure et, grâce à cette
régularisation deJa pensée, à ce calme
optimisme que donne une tâche aimée,
lentement une idée germa dans sa tête,
qu'elle aurait trouvée folle à tout autre
moment, mais que le rythme et l'harmonie lui donnèrent le courage d'envisager, d'élucider et de fortifier, — un
BftlSACIEft
121
peu comme les soldats d'autrefois que
les tambours et les fifres encourageaient au combat Et le soir, si Jacques
Grandhomme avait eu le don de l'observation, — il possédait beaucoup de
qualités, mais pas celle-là! — il eût
pu voir le visage couturé de sa vieille
cousine tout illuminé d'une flamme
inconnue.
Le lundi suivant, à ^propos de rien,
Louisa, bégayante et honteuse comme si
elle proférait une énormité, posa cette
question baroque à Mme Ghadenay :
— Bonne madame, trouvez-vous très
ridicules les gens qui se marient quand
ils sont vieux, mais là, vous savez,
tout à fait vieux?
Mme Ghadenay eut d'abord envie de
rire; mais,, au courant comme elle était
de l'existence de son pauvre calendrier
en jupons, elle comprit en un éclair,
et, très sérieuse, tendrement, un peu
émue, elle lui affirma :
122
BRISACIER
— Pas du tout, Mlle Brisacier; je
crois, je suis sûre qu'on peut se marier
à tout âge, unir sa vie à une autre vie,
se sentir deux contre tous les chagrins,
toutes les tristesses»..
Les yeux de la vieille fille fixèrent un
moment son ancienne élève pour être
bien sûre qu'elle ne se moquait pas
d'elle, puis, sans autre explication,
elle serra la main de Mme Chadenay
avec un profond : « Merci. »
... Se sentir deux contre les chagrins,
contre les tristesses..., Voilà bien à
quoi elle songeait depuis quelques
jours. Dix mots venaient de résumer
toute sa pensée. Trottinant plus vite
que d'habitude jusqu'au tramway,
comme si cette hâte devait précipiter
les événements, elle murmurait :
— Oui, mais il faut attendre que le concert soit passé pour lui parler de cela !
V
Le 20 février arriva enfin. Dès le
matin de ce dimanche, malgré les papillons de neige qui descendaient du ciel
en tourbillonnant, Mlle Brisacier arpentait la rue de Courcelles jusqu'à
son extrémité la plus suburbaine et
prenait possession de son rez-dechaussée vitré appartenant aux Guestault, qui le lui prêtaient pour la circonstance.
Tout était bien en ordre, les chaises
rouge et or dont Mme Ghadenay payait
la location, alignées sur de sages rangées, le piano en bonne place, aucune
124
BRISACIER
trace de poussière. A n'en pas douter,
Jacques Grandhomme était venu luimême la veille, avec un balai et une
« tête de loup », faire la toilette de
cette salle qui, en temps ordinaire, servait d'ouvroir aux jeunes filles pauvreè
du quartier. Les autres années, le cousin arrivait en même temps que Louisa,
le matin de la fête ; à eux deux, ils disposaient toutes choses. Mais, cette foisci, elle s'est arrangée pour venir seule,
en confiant à Jacques une course
pressée» Par ces dimanches parisiens
où le petit commerce flâne, il faut
redouter les remarques et les paroles
inutiles. La tête haute, Mlle Brisacier
a pu passer devant le redoutable boucher, la mercière, la marchande de
parapluies et l'épicier, leur prouver
qu'elle sortait seule, que l'existence de
son cousin était indépendante de la
sienne. Elle croit qu'un jour suffit à
détruire une calomnie bien installée !
BRÏSAGIER
125
Ainsi, personne ne les aura vus
ensemble aujourd'hui, et ma foi, après
le concert, quand ils rentreront avenue
des Ternes, il fera nuit»
Depuis deux semaines, Louisa tient
son serment : que de subterfuges elle
a inventés, quels prodiges d'astuce elle
a déployés pour éviter de se montrer
avec Jacques! Elle seule pourrait le
raconter; mais, au moins, il ne sera
pas dit que, le jour où elle s'avancera
jusqu'à l'autel au bras de son cher
mari, personne aura le droit de sourire.
Son déjeuner de poule une fois
achevé, et les miettes soigneusement
ramassées, de quart d'heure en quart
d'heure Louisa consultait sa montre,
agacée de la lenteur du temps. Par
bonheur, la neige semblait faire trêve
et n'empêcherait personne de venir rue
de Courcelles. Pour s'occuper, la vieille
fille récapitulait le nombre et les aptitudes de ses élèves., classait les espoirs
126
BRISACIER
qu'elle pouvait fonder sur elles.
D'abord, les cinq demoiselles Guéstault, précieuses par la qualité aussi
bien que par la quantité, depuis l'aînée
qui vient de coiffer sainte Catherine,
jusqu'à la plus jeune, un gentil trognon pas plus haut que ça, ce que, dans
une nichée, on appelle le culot. Ensuite, Marie-Thérèse Chadenay ; pourvu
qu'elle sache bien sa sonatine de d é menti, miséricorde! Brisacier la lui a
serinée assez souvent depuis trois
semaines! Hier encore, elle est allée
jusqu'au quai d'Orsay pour une sorte
de répétition générale; c'est la première fois que Marie-Thérèse paraît en
public et son professeur redoute une
crise de timidité ou l'un de ces butements d'enfant gâtée dont la petite est
coutumière»
Qui donc encore?Reine Pascautn'est
pas sûre de venir, ni Geneviève Bricognet, ni Fanny Mangemaison, —la fille
BRISACIER
127
du « grand notaire parisien », suivant
l'expression respectueuse de Louisa.
Elles sont enrhumées toutes les trois
et c'est dommage, car elles sont l'espoir
du clavier. En revanche, Hélène Roulette viendrait sur la tête : sa mère est
d'un amour-propre excessif et désire
la voir briller, bien qu'on ne puisse
faire grand fond sur la pauvre enfant,
qui n'a jamais su mener une gamme à
bien! Louisa en sera pour sa honte.
Lucienne Ortiguez, Mathilde Coquarel,
les sœurs Potestat, — deux jumelles
qu'on reconnaît seulement aux rubans
noués dans leurs cheveux blonds, —
Angèle Hugot, dont le nom, malgré le
/, comble d'aise Mlle Brisacier, à cause
de l'illustre homonymie, cinq disciples
excellentes et fidèles. Et, enfin, les trois
Puga, des Espagnoles de Porto-Rico,
hurlantes, riantes et gesticulantes qui
animeront, à coup sûr, la matinée. Ces
braves petites ont promis à Louisa
128
BBISACÏEÎl
d'amener une de leurs parentes,
Mrs Gorette, fraîchement débarquée
d'Amérique, riche comme for et fort
entichée de musique.
En tout, une vingtaine d'élèves, plus
un public composé de mères et de gouvernantes, de trois ou quatre pères
veufs ou victimes et de jeunes frères
encore au collège à qui Ton impose
cette distraction dominicale et rassurante. Les Guestault prennent beaucoup
de billets, qu'ils placent dans leur
entourage, au petit bonheur; mais la
plupart des gens ainsi invités « ont
autre chose, ce jour-là »...
Louisa ne savait plus trop à quoi s'occuper. Nerveuse, elle allait et venait
en rond, n'osant s'asseoir pour ne pas
friper davantage sa pauvre housse de
satin noir dont les plis et les cassures
semblaient mettre une malice à répartir
des rondes-bosses et des creux, contre
tout bon sens anatomique. Cette robe?
129
BRISAGIER
qu'elle ne sortait que pour les cérémonies exceptionnelles, la fît songer à
celle que, bientôt peut-être, elle confectionnerait en vue de son mariage. —
Son mariage! mot fatidique dont les
poètes n'osent même plus faire une
rime à mirage tant l'un est synonyme
de l'autre !
Oui, après une si longue acceptation
de sa destinée solitaire, consacrée éternellement à des destinées bien chères,
mais tout de même parallèles et non
mêlées à la sienne, elle en était arrivée
à envisager sérieusement cette installation de foyer pour le peu de temps qui
lui restait à vivre. Un mot avait suffi
pour réveiller dans sa cervelle de vieille
petite fille incapable de tout raisonnement, de toute idée suivie, les sentiments quidormaient depuis sajeunesse.
Un si bon caractère, ce vieux
Jacques, toujours gai, plein de projets,
et sur qui les découragements glis9
130
BRISAGÏER
saient vite ! Elle ne se rappelait pas de
lui la moindre observation, le plus
petit reproche. Aux repas bâclés, aux
privations continuelles, il opposait sa
belle humeur, ses calembredaines et
une phrase consolante qui lui tenait
lieu de philosophie :
— Que veux-tu, ma fille, il fera jour
demain !
S'il lui arrivait quelque aubaine,
Louisa était la première à en profiter;
voilà longtemps que toutes les Elvire
étaient mortes et enterrées : quelle
Elvire abandonnée du ciel aurait voulu
de cet épouvantait à moineaux? Il fallait être, comme Louisa, une âme sans
corps pour rêver une telle association.».
Jacques entra justement, inspectant
la salle d'un regard satisfait,
— Ah! te voilà, bon ami! j'avais
grand'peur que tu ne fusses en retard.
— Moi, jamais en retard, moi, jamais
BRÏSÂGÏER
131
malade! s'écria-t-il avec des gambades
et des nasillements de minstreh
Il tira les programmes de sa houppelande toute givrée, quitta ses socques
et se mit à enfiler ses gants blancs,
raidis par d'innombrables nettoyages.
— Comme tu es beau ! dit Louisa.
(Compliment prévu et rituel qui fit se
cambrer le peintre en menus dans sa
redingote au coi de velours râpé, exagérément pincée à la taille par un râpetasseurdu quartier. Un artiste, voyons,
ne s'habille tout de même pas comme
un bourgeois!)
Le poêle ronflait, dégageant du bienêtre et de la confiance, et Louisa,
troublée par l'émotion, la chaleur et
leur endimanchement à tous deux, fut
sur le point de prononcer les paroles
décisives :
— Jacques, 80 commença-t-elle d'une
voix tremblante,
— Quqi donc, ma fille?
132
BRISACIER
Le courage lui manqua :
— Rien... non... je ne me rappelle
plus ce que je voulais dire.
— On prétend qu'il s'agit d'un mensonge, tu sais, dans ce cas-là, lit—il en
riant.
Un mensonge! S'il avait pu deviner!
Mais c'était plus fort qu'elle, la timidité la paralysait. Et puis, elle avait
besoin de tous ses moyens, aujourd'hui ;
qu'arriverait-il, tout à l'heure, si l'émotion faisait hésiter ses mains?
Alors, elle lui parla de choses
banales, ils s'amusèrent à calculer le
nombre maximum de gens qui pourrait
tenir dans ce local, et Mlle Brisacier fut
inquiète pendant un instant car, en se
serrant, il n'y avait de places que pour
cinquante personnes.
— Ne te tourmente donc pas, ma
pauvre Louisette, il ne viendra pas
plus d'auditeurs que tu n'as placé de
billets!
BRISAGIER
133
— C'est vrai...
Elle réfléchit un moment et ajouta,
toujours chimérique :
— Et, pourtant; sait-on jamais?
A trois heures passées, personne encore. Louisa ne vivait plus et Jacques
lui-même commençait à frémir. Pourvu
qu'on n'eût pas oublié! La date étaitelle bien sur les invitations, et l'heure,
et l'adresse? Dans leur énervement, ils
arrivaient à en douter, à se demander
s'ils n'avaient pas rêvé, si, bien réellement, le concert devait avoir lieu; les
preuves matérielles faisaient défaut,
car, en cette grande circonstance,
Mlle Brisacier laissait sa besace à la
maison... Un coup de sonnette les fait
sauter... Déception! C'est une jeune
étourdie de l'ouvroir qui se trompe de
jour. Louisa sent en son cœur des instincts meurtriers : elle est donc folle,
cette gamine, pour ne pas savoir l'événement qui se prépare ici !
134
BRISÀCIER
Enfin, au moment où trois heures et
demie allaient sonner, Mme Chadenay
fit son entrée avec sa petite MarieThérèse; puis, comme si Ton s'était
donné le mot pour arriver ensemble,
presque tous les invités s'écrasent dans
l'étroite porte vitrée. Sur le seuil,
affable et galantuomo, Jacques Grandhomme aidait les dames à quitter leurs
fourrures, distribuait les programmes^
accueillait chacun d'un clignement
d'yeux quasi complice, jetait aux enfants un encouragement, l'air d'un bonhomme Noël désaffecté, trop pauvre
pour offrir des joujoux.
En dernier, juste au moment où Ton
allait commencer sans elles, les demoiselles Puga firent irruption, chaperonnées par leur institutrice et leur
fameuse cousine américaine, dame âgée
à la taille jeunette, aux cheveux blanchis au bleu, au visage de vieille guenon,
plate de dos comme une négresse, cha-
BRISACIER
135
marrée de colliers et de pendentifs, et
coiffée d'une autruche complète. Gonflée d'orgueil, Mlle Brisacier fît asseoir
Mrs Gorette et les Puga au premier
rang, et la séance fut ouverte.
Contre toute attente, Marie-Thérèse
Ghadenay vint à bout de sa sonatine de
Clementi, au grand soulagement de
Louisa; mais, naturellement, cette
sotte de petite Roulette, prise d'an fou
rire nerveux suivi d'une crise de larmes
au beau milieu de son Czerni, dut être
arrachée au piano, presque de force,
par Mlle Brisacier. En revanche, Geneviève Bricognet a bravé le rhume et
attaque avec vigueur le Bengali au
Réveil. D'autres la suivent., échevelées,
à deux mains, à quatre mains, dans une
débauche de fugues et d'arpèges, dans
un délire d'appoggiatures. Mlle Brisacier peut être fîère de ses -élèves,, son
œil inquiet les couve et les magnétise.
Cependant, l'avant-dernier « numéro »
136
BRISAGIER
lui cause une angoisse : ne voilà-t-il
pas que Tune des Potestat (on ne sait
laquelle, le ruban bleu!) se trouble et
patauge, éclaboussant autour d'elle des
sons incohérents! Brisacier se lève,
vole à son secours, prend les menottes
bredouillantes dans ses mains agiles
et les ramène à la raison. L'aînée des
Guestaulttire le bouquet de ce feu d'artifice en jouant tout au long la sonate
en ut dièse mineur avec une puissance et
un sentiment si parfaits que les bravos
éclatent comme dans un concert « pour
de bon », tandis que Mme Roulette,
les bras croisés, inconsolable du fiasco
de sa mignonne, avance une lèvre dédaigneuse.
Les élèves ont fini. A Louisa, maintenant Cette seconde partie du programme est attendue avec impatience,
parce qu'elle en est la récréation; mais
elle constitue, sous ses apparences
bénévoles, une épreuve d'où il faudra
BRISAGIER
137
sortir victorieuse une fois de plus,
sous peine d'être déclarée finie, hors
d'âge, et bonne pour la retraite.
Mile Brisacier, s'effaçant avec modestie entre les rangs de ses invités,
s'avance jusqu'au piano et, après une
petite toux timide :
— Mesdames, si vous le voulez bien,
je vais commencer par une Tarentelle
inédite de M. Rossini, que lui-même a
bien voulu me faire travailler du temps
que j'étudiais chez mon maître.
Elle étira ses doigts, les fit manœuvrer un moment à vide, ses mains se
posèrent sur les touches comme deux
oiseaux qui vont prendre leur vol, puis,
d'un élan, la Tarentelle bondit, souple,
effrénée, fantaisie charmante du grand
musicien trop méconnu aujourd'hui :
le thème en était une rue d'Italie où,
par un jour de fête, la danse profane
rencontre la procession. Les graves
chants d'Eglise interrompaient la gaieté
138
BRISACIER
des cris et des tambourins; ceux-ci
reprenaient, plus déchaînés et plus
vibrants ; on devinait des envolements
de jupes et de châles, des poursuites,
des baisers. Mais la procession passait
encore, avec ses surplis blancs et sa
grande croix dorée, voilée d'encens,
ses brassées de pétales dans des corbeilles naïves, et la Tarentelle, vaincue,
finissait dans un agenouillement
Mlle Brisacier jouait légèrement,
avec une virtuosité de chirurgien et de
prestidigitateur, des finesses et des élégances démodées, jolies et touchantes
comme les rossignolades des Alboni et
des Malibran. Encouragée par le murmure aimable qui devançait les derniers accords, elle s'engagea bravement dans quelque chose de plus moderne et termina par une œuvre d'elle,
mélancolique et sautillante, qu'elle
appelait fe Phalène.
Tout le monde se leva, dans une
BRISACIER
139
détente de jambes engourdies par le
trop long repos, et Louisa, craignant
d'être rendue responsable de l'humiliation infligée à Mme Roulette par sa
fille, se précipita sur cette mère malheureuse dont la figure crispée se penchait sur la jeune Hélène avec des chuchotements menaçants et furieux.
— Ne la grondez pas5 bonne madame, lui dit-elle; notre chère petite
joue avec âme, avec un vif sentiment
de la mesure et des nuances. Seulement,
elle est un peu timide, n'est-ce pas; je
sais ce que c'est, j'étais comme elle à
son âge. Mais, ajouta-t-elle à voix
basse> je vous avouerai qu'elle est une
de mes élèves sur qui je fais le plus de
fond» Vous verrez, Tan prochain...
Condescendante et distraite, Mme Roulette écoutait à moitié, la main lourde
de gifles, et Louisa la quitta pour placer
un peu partout de bonnes paroles et
faire croire à toutes ces petites émules
140
BRISAGIER
que chacune d'elles avait plus de « dispositions » que sa voisine.
Jacques Grandhomme s'était élancé
dehors, tête nue, sous la neige qui tombait de nouveau, pour faire avancer les
« voitures de maîtres » comme il disait,
et courir chercher d'introuvables fiacres. Dans la bousculade, au milieu des
félicitations réciproques et rageuses des
mères insatiables, les Puga s'attardaient à remettre leurs manteaux, expliquaient toute une histoire à Mrs Gorette, leur riche parente, qui s'avança
vers Mlle Brisacier :
— Oh ! mamézelle, voudriez-vous
venir jouer ce Tarentule de M. Rossini
et les autres pièces aussi, de la cette
prochaine jeudi en quinzaine, à une
partie que je donnerai Hôtel Victoria,
avenue d'Eylau? Vous me direz votre
tarif, plaît-il.
Ace charabia, Louisa devint pourpre,
ses vieilles pommettes saillantes fouet-
BRISACIER
141
tées d'orgueil et de joie. Elle réalisait
donc enfin l'espoir de toute sa vie : une
audition publique, dans une vraie matinée, avec, sans doute, d'autres artistes
illustres! Il y a vraiment du plaisir à
s'entendre demander quelque chose,
lorsqu'on a passé un demi-siècle à
demander des services aux autres!...
Elle se confondit en remerciements, et,
balayant la neige de sa « traîne » effrangée, elle accompagna les Puga jusqu'à
leur voiture. Rogue et mal consolée,
Mme Roulette piétinait dans le gâchis
blanchâtre sous son parapluie, tiraillant à bout de bras son Hélène, qui
buvait des larmes froides.
— Votre cousin y met le temps !
grommela-t-elle. Nous prenons la mort
ici.
Mlle Brisacier balbutia des excuses ;
mais, dans le fond, elle s'en moquait
pas mal : elle ne pensait qu'à Mrs Gorette.
142
BRISAG1ER
Enfin, un sapin bruyant et sans équilibre déboucha du coin des fortifications; Jacques Grandhomme en descendit9 crotté jusqu'à la barbe, mêlant
une obséquiosité d'ouvreur de portières
à de belles manières de père-noble.
... La saîle vide était chaude encore
de tous ces petits doigts moites, de ces
jeunes haleines anxieuses* A terre, un
bout de lilas artificiel, tombé d'un
chapeau, traînait, Louisa le ramassa
comme une relique, dernier et tangible
souvenir d'une journée si longtemps
attendue, si vite écoulée. Un moment,
les deux vieillards s'attardèrent, obstinés, avec l'espoir insensé qu'il restait
encore quelqu'un et qu'en cherchant
bien on retrouverait, sous une chaise ou
derrière le piano, un invité pour qui
Ton prolongerait la fête ; mais il fallait
se faire une raison, ne pas brûler davantage de gaz, remettre la clé aux portiers.
BHISAGIER
143
Tout en rassemblant ses partitions,
Louisa poussait de gros soupirs? attendrie sur elle-même par le grand bonheur qui lui venait des Puga. Jacques
ouvrit la porte sur la nuit glacée :
— Allons, viens-tu, Louisette? Mes
aïeux, on se croirait encore à la retraite
de Russie !
Bras dessus, bras dessous, ils s'engouffrèrent là-dedans et, pour se
réchauffer, longuement, amoureusement, sans fatigue, ils commencèrent
à ressasser tous les incidents de ce beau
dimanche.
Ah! qui saura dire la nostalgie des
fins de fêtes, pour ceux que le collier
doit reprendre le lendemain!
VI
Ainsi qu'il arrive dans certains cauchemars, le mystérieux et doux projet
de Mlle Brisacier fuyait sans cesse au
moment où elle croyait le réaliser. Deux
jours après le concert, alors qu'elle
comptait enfin parler à Jacques Grandhomme et lui faire comprendre les bénéfices moraux qui résulteraient pour eux
d'une alliance tardive, son cousin se
mettait au lit. Mme Roulette n'avait pas
«pris la mort » à attendre sous la neige
un véhicule, mais son « bagotier » trop
zélé y avait pincé une bonne grippe.
Un délicat scrupule fit taire Louisa;
145
BRISAGIER
ces neveux du peintre en menus, qu'il
ne voyait jamais, n'en étaient pas moins
ses héritiers directs; à eux devaient
revenir, après Jacques, les meubles
donnés, jadis, par Mme Brisacier à
Mme Grandhomme. Louisa frémissait
en songeant à cela ; les objets prennent de l'importance quand, depuis
dix ans, on obère son budget et qu'on
subit mille avanies pour l'amour
d'eux. Mais de quoi aurait-elle l'air en
soulevant juste à propos cette question
saugrenue de mariage ! A quel bas
mobile semblerait-elle obéir? Quelle
horreur, si Jacques voyait là un appel
au testament, un avertissement indirect
de la mort possible! L'émotion serait
même capable de le rendre gravement
malade. Sans rien dire, la pianiste continua donc de le soigner comme elle
avait soigné sa mère et ses deux tantes ;
elle connut, une fois de plus, les tisanes
qu'on fait tiédir sur la veilleuse et les
10
146
BRISAGIER
longues soirées silencieuses et attentives.
Pourtant, ces stations auprès du
malade somnolent, elle ne les laissait
pas inoccupées : la grippe n'était
qu'une question de jours, sans complications à redouter, et Finquiétude de
Louisa n'était pas assez grande pour lui
faire oublier la prochaine matinée de
Mrs Gorette. La pensée de se montrer
devant un public inconnu la remplissait
d'effroi et de curiosité, l'excitait prodigieusement: il fallait songer à se rendre
digne de ces portes superbes qui s'ouvraient devant elle.
Sans la moindre hésitation, « la robe »
ne pouvait plus servir, bonne, tout au
plus, pour les habitués du concert
annuel, qui, à force de la voir, ne la regardaient plus; mais des étrangères, des
femmes qui applaudissaient tous les
soirs Melba ou la Patti, vêtues de leurs
robes de Peau-d'Ane, que penseraient-
BRISACIER
147
elles'delavieillesoutaneélimée?(Depuis
si longtemps qu'elle vivait en marge du
monde, Mlle Brisacier avait sur lui des
idées toutes faites, puisées dans de fallacieuses ce chroniques des modes ».)
Après de pénibles recherches, elle
découvrit, au fond d'une malle, une
ancienne robe de sa mère, en moire
violette, d'un violet aveuglant, qu'elle
résolut de moderniser ; avec une patience et une volonté admirables, elle
installa ces oripeaux au chevet de son
malade et se mit au travail, rognant,
raboutant, étalant sur le lit de Jacques
des lambeaux épars, comme d'un
bizarre jeu de patience. (Le sinistre
Puzzle n'existait pas encore !) Peu à peu,
elle réunit le tout en forme de jupe et
de corsage, n'oubliant rien, pas même
les manches gigantesques qu'on portait
cette année-là. Entre deux quintes,
Jacques Grandhomme s'intéressait aux
progrès de l'ouvrage, et sa qualité d'ar-
148
BRISAGIEH
tiste lui faisait donner des conseils :
— Si tu mettais de longs rubans dans
le dos, pareils à ceux de cette dame,
l'autre jour, rue Royale, tu te rappelles? lui disait-il. Dans ma jeunesse,
on appelait cela des suivez-moi.
— Mais, mon ami, ce serait peutêtre un peu « cavalier » pour mon âge,
les suivez-moi. J'y avais pensé, mais il
me faut du sérieux. Oh! regarde donc
cette étoffe, on en a plein les mains !
ripostait Louisa, la bouche remplie
d'épingles, les doigts nerveux et maladroits»
— Au fait! pourquoi ne demandestu pas à Mme Letard de te donner un
coup de main? Elle ne te refuserait pas,
bien sûr.
— Ah bien! merci, pour qu'elle aille.
se moquer de moi et de mes bévues
dans tout le quartier!
Louisa n'avait jajmais aimé la couture, et l'irrégularité de ses points, la
BRISAGIER
149
fantaisie de ses « bâtis » et de ses
« ourlés », étaient si déconcertantes
qu'elle seule pouvait s'y reconnaître.
Mais ce qu'elle ne voulait avouer, c'était
sa terreur que la concierge la surprît
au milieu des soins grands et petits
qu'elle prodiguait à Jacques avec une
candeur de sœur de charité* Depuis
l'aventure du garçon boucher, elle surveillait tous ses gestes et toutes ses
paroles devant la femme de ménage,
agacée parfois jusqu'aux larmes de la
familiarité insouciante de son vieux
cousin.
Le mardi qui précédait la réception
de Mrs Gorette, il ne fut question,
pendant la leçon des Puga, que de cette
fête, et Mlle Brisacier demandait aux
petites mille détails sur leur parente.
— Oh ! quelle excellente femme !
déclara Agnès Puga; mais fantasque^
incapable de tenir en place, une vraie
toquée! Tous les jours, elle change
150
BRISACIER
d'idées, de domicile et d'amis, oubliant
ceux de la veille et déjà préoccupée de
ceux du lendemain. Croyez-vous que,
depuis votre concert, elle a déjà fait
trois hôtels! C'est vrai, j'allai oublier
de vous le dire. Elle habite le Métropole, avenue d'Iéna; vous vous rappellerez?
Louisa eut un frisson : dire qu'elle
aurait pu aller pour rien, jeudi, avenue
d'Eylau !
—- Peut-être est-il préférable de vous
laisser une de mes cartes pour cette
dame? hasarda-t-elle. Ainsi, dans le
cas d'un nouveau déménagement, elle
saurait où m'écrire...
Les trois Puga éclatèrent de rire en
chœur.
— Mais elle la perdrait, votre carte,
pauvre mademoiselle Brisacier! lui dit
gentiment la petite Agnès. N'ayez pas
peur; nous verrons notre cousine avant
jeudi et, s'il y a du nouveau, nous vous
BRISAGIER
151
préviendrons nous-mêmes. Ce sera
plus prudent.
Pendant ces deux jours, affairée,
occupée de détails infimes, Louisa
semblait atteinte du tournil; elle piétinait à travers les chambres pour
« casser » des souliers neufs qui s'obstinaient à crier comme une portée de
souris, puis elle se mettait au piano,
prise d'un scrupule, croyant avoir oublié un passage important; à peine
assise, la pensée de ses gants gris
perle la turlupinait : seraient-ils assez
« frais » ou devrait-elle avoir recours à
l'essence minérale? Tant de choses à la
fois dans la tête! Et, soudain, un
gros remords : les oiseaux n'ont pas eu
à manger! Cela ne s'était jamais vu;
serins, chardonnerets et pierrots, acharnés sur des graines vides, accueillirent
son entrée avec des chants de triomphe,
tandis que la colombe, plus familière,
venait se percher sur son pouce.
152
BRISAGIER
oo .Par grande exception, on avait
ouvert les persiennes des chambres
inhabitées, afin que Louisa pût s'habiller devant l'armoire à glace» De son
lit, Jacques Grandhomme lui cria :
— Ah ça! tu fais donc une toilette
de mariée, aujourd'hui?
Son cœur battit : bientôt peut-être,
en effet, elle arborerait une véritable
toilette de mariée; mais, ce jour-là, le
cousin aurait., lui aussi, des vêtements
neufs» oo
Toute émue, elle vint se montrer à
lui avant de partir, La moire antique,
quoi qu'eût pu faire Louisa, gardait
encore des rondeurs de crinoline et les
manches se gonflaient, comme des ballons à l'amarre-,
— Mâtin! dit Jacques simplement,
avec un claquement de langue et un
geste du doigt qui exprimaient le
comble de l'admiration. Mâtin ! répétat—il encore, en caressant sa barbe*
BRISAGIER
153
Qu'est-ce qu'ils ont dit, tes oiseaux, de
te voir nippée ainsi? Es-tu ficelée, ma
fille ! Parole, tu fais honte au fils de
mon père,.. Eh bien! les Yankees n'ont
qu'à bien se tenir : tu leur montres que
leurs millions ne nous épatent pas»
Rentre vite, hein, pour me raconter
tout ça; surtout, ne te trouble pas, vasy posément, gaiement, à la française!
Je t'annonce un succès bœuf. Oui ou
non, t'avais-je toujours prédit que ton
tour viendrait?
Louisa se contentait de sourire sans
répondre, car une rude besogne l'absorbait : elle épinglait son chapeati, sorte
de casque difforme et pailleté» Et la
coquetterie, même chez les moins coquettes, est si merveilleusement entrée
dans l'instinct des femmes que, malgré
ce déluge d'enthousiasme, sa première
parole fut pour dire :
— Alors, tu es sûr que tout va bien
ainsi?... Tu vois, j'ai suivi ton conseil,
154
BRISAGIER
j'ai bourré les manches avec des journaux pour les faire tenir droites. A ce
soir, bon ami. Surtout, ne t'agite pas;
patiente encore cet après-midi et, demain, tu pourras te lever.
Elle susurra, en refermant la porte :
— Je voudrais que ce fût déjà fini!
Et elle sortit en remplissant le petit
corridor d'un riche bruissement de
soie, symbole de confort et de luxe qui
combla d'aise le peintre en menus.
— ...Mrs Gorette, s'il vous plaît?
demanda Louisa au portier galonné qui
faisait le beau devant l'hôtel Métropole.
— Informez-vous au lift, répondit
l'homme, avec un sourire méprisant
pour la robe violette qui éclatait comme
un pétard dans la grisaille du jour, car
Louisa, malgré la bise de mars, avait
trouvé plus élégant de renoncer à sa
« visite de broché noir » et de venir
« en taille ».
BRISAGIER
155
— Au lift? fit-elle sans comprendre.
— Eh bien! oui, au lift... Moi, ce
n'est pas mon affaire.
Le lift?... De quel être mystérieux
s'agissait-il! Où pouvait bien trôner
cette Providence des hôtels chers?
Gênée par son corsage trop étroit, par
ses manches qui se dressaient de chaque
côté de sa tête et l'empêchaient de voir,
Louisa fut prise d'un accès de timidité
si violent qu'elle faillit se sauver; mais
un jeune singe vêtu de rouge vint à son
secours :
— C'est le lift que vous cherchez?
— Oui, c'est-à-dire...
— Là, au fond.
Le petit nègre la conduisit à l'ascenseur.
— Quel étage ?
— Je vais chez Mrs Gorette, articula-t-elie lentement, comme si ce noiii
était un Sésame qui devait impressionner tout le monde.
156
BRISÂGIER
La corde glissa; d'un bond, Mlle Brisacier fut déposée sur un palier et in»
troduite dans un grand salon.
La gorge serrée, les jambes flageolantes, elle errait en vain au milieu
d'une foule qui parlait des langues inconnues,, sans parvenir à trouver la
dame nu-tête qui lui désignerait à coup
sûr sa généreuse protectrice. 11 fallait
du temps à Louisa pour fixer dans sa
mémoire les nouveaux visages ; elle
n'avait pas prévu cette péripétie. Ses
manches l'aveuglaient positivement :
entre elles deux, elle se sentait plus
petite encore que d'ordinaire et, de
toutes ses forces, elle souhaita de mourir3 là, tout de suite, et sans explications. Enfin, la plus empanachée de
toutes les femmes s'avança vers elle et
lui cria insolemment :
— Pardon, vous voulez, Médème?
L'Américaine avait des dents en or
qui brillaient comme des lampes à a r c .
BRISAGIER
157
— Je suis Mlle Brisacier, la pianiste,
balbutia Louisa interloquée, voyant
venir le moment où on la chasserait.
— Oh ! je ne vous reconnaissais pas !
dit Mrs Gorette en riant d'un rire de
clown. Je vous avais vue toute chevelue ; en chapeau? vous paraissez beaucoup plus vieillarde, je dis! Mes petites
cousins sont pas encore là; mais, si
vous voulez bien jouer un de vos machines en attendant de bridge, nous
écouterons,
Louisa, toujours docile, s'assit sur
un tabouret pivotant, et tenta de tirer
des sons d'un piano étonné, objet d'ornement plus que d'utilité*,
Elle se dérouilla les' doigts avec des
flonflons de Ravina5 sans faire cesser
une seconde le bavardage des perruches
en rupture de forêt-vierge assemblées
là, et ces bribes de phrases qu'elle ne
comprenait pas9 ces roulements espagnols et ces piaulements anglais lui
158
BRISAGIER
donnaient des distractions, lui faisaient
craindre une bévue, un arrêt subit de
mémoire. Et puis, un mot l'avait inquiétée : bridge. Pourquoi le bridge ?
Quel rapport entre ce jeu de cartes et
une séance musicale? Et elle, alors, et
les autres artistes, quand viendrait leur
tour?...
L'entrée des sœurs Puga fît un tel
vacarme que Louisa jugea prudent de
s'arrêter et se leva, aussitôt entourée
par ses trois élèves, happée par leurs
exubérances et leurs clameurs joyeuses.
— Ah! mademoiselle Brisacier!
— Nous avions parié que vous n'ose«
riez pas venir !
— Que vous êtes belle, mademoiselle ! Regarde donc, Agnès, Mlle Brisacier a une robe de couleur !
Elles trouvaient stupéfiant de rencontrer leur vieux professeur en dehors
des heures de leçons et de voir mêlée
à une solennité de ce genre dont elles
BRISAGIER
159
se faisaient tant de joie celle qui représentait toujours, l'inévitable corvée des
études.
— Chères petites, allons, allons,
soyez raisonnables ! disait Louisa tout
en se dégageant de leurs étreintes, un
peu vexée de ces attentions excessives
et de tant d'émoi pour une robe neuve.
Mrs Gorette les sépara d'ailleurs, autoritaire comme une maîtresse de ballet :
—- Agnès, Manuel, Bella, let us go and
bridge.
— 1s that so ? firent les trois sœurs,
la bouche en rond.
Il y eut un brouhaha de petites tables
et de chaises, une bousculade qui fît se
réfugier la pianiste derrière son piano,
confident d'occasion dont elle connaissait au moins le langage; puis, tout le
monde installé, Mrs Gorette déclara :
— Vous pouvez y aller, maintenant,
mamézelie.
160
BRISACIER
Mlle Brisacier « y alla »? en effet;
elle commença par la <r Tarentelle inédite de M. Rossini », manquant de cou»
rage pour Xannonce habituelle ; elle
continua par les différents morceaux
qu'elle avait préparés depuis deux semaines, mais sans entrain, sans feu
sacré; ses chimères se dégonflaient,
son enthousiasme se changeait en étonnement, en mauvaise humeur, en chagrin. Elle comprenait, maintenant, ce
qu'on attendait de son talent ; comparse sans intérêt, accompagnatrice
d'acrobates, Mlle Brisacier était ici ce
qui vient juste après le phonographe
dans la hiérarchie musicale, et les bravos qu'on lui lançait distraitement, et
à contre-sens, lui faisaient l'effet du
sou qu'on jette à l'orgue de Barbarie
pour ne plus entendre ses complaintes.
Quelle fantaisie avait passé par la
cervelle quarteronne de Mrs Goretle?
À quel engouement, à quel caprice de
161
BRÏSACIER
charité avait-elle cédé en invitant
Louisa? Quel projet mort-né représentait, au milieu des « saas-atout », des
jeux « en force » ou « en faiblesse »,
l'ancienne élève de Marmontel ? Celle-ci
se le demandait encore en jouant une
difficultueuse rapsodie de Liszt dont on
n'attendit pas la fin, car l'heure était
venue de goûter0
Une fois de plus, les Puga exécutèrent autour de Louisa leur danse du
scalp; elles la bourrèrent exagérément
de petits fours et de café glacé; leur
empressement semblait lui dire, avec
une cruauté vaniteuse de jeunesse
riche :
— Profitez-en donc, mademoiselle
Brisacier, puisque, aujourd'hui, par
exception, vous pouvez manger à votre
appétit!
Et, au moment où elles s'apprêtaient
à découvrir enfin par quel miracle les
manches de Louisa pouvaient bien s'éru11
162
BRISAGIER
per ainsi, comme deux ailes, — elles ne
pensaient qu'à cela depuis le commencement de la « matinée » ! — Mrs Gorette présenta à la vieille fille une gerbe
emmaillotée de papier, ainsi qu'on fait
pour les grandes vedettes,.
— C'est superbe ! Quelle genious
maîtrise ! A bientôt, mamézelle ! lui dit
l'Américaine en manière de congé et
sans préciser de jour.
Péniblement, Louisa gagna la porte
après avoir embrassé ses chères petites
élèves, encombrée par son bouquet qui
lui barrait le passage.
Ces fleurs l'obligèrent h prendre un
fiacre : il était impossible de les trimbaler à pied jusqu'aux Ternes ; de plus,
il se faisait tard et Louisa songeait à
Jacques.
Pendant le trajet, elle ne résista pas
à ouvrir un coin du papier, tout odorant de roses et de îilas : une enveloppe
se balançait au bout d'une lige.
BRÏSAGIEK
163
— Le cachet! s'écria-1-eile. C'est
vraiment une attention délicate qui rachète le reste, de l'avoir dissimulé dans
les fleurSo
A combien estimait-on son talent?
Cent francs, qui sait? Peut-être même
davantage,, Avec une pareille fortune !
Elle aurait voulu pousser elle-même la
voiture pour vérifier enfin la somme,
car il faisait nuit et le billet pouvait
tomber et se perdre* Le fiacre payé, —
quarante sous9 sans attendre la monnaie ! — fébrilement? sous le bec de
gaz de l'escalier, Louisa déchira l'enveloppe et lut sur une carte :
M18 W--J-Z. GORETTE
qui vous prie d'accepté cette modeste souvenir.
Mais- Louisa eut beau fouiller et décortiquer le papier, elle ne trouva rien
d'autre. L'excentrique joueuse de
bridge avait oublié de joindre à sa
164
BRISACIER
carte « la souvenir » en question, modeste, en effet, au point d'être invisible.
Peut-être aussi Mrs Gorette voulait-elle
simplement parler des fleurs.
Certes, Mlle Brisacier avait eu de
nombreux déboires et croyait connaître
toutes les formes de la déception; mais
jamais encore, depuis cinquante années
de servitude, semblable aventure ne
lui était arrivée.
VII
— Eh bien? fit Jacques Grandhomme,
avec l'impatience des malades qui ont
couvé toute la journée une même
pensée. Tout a bien marché, Louisette?
Elle s'assit, les mains pendantes, et
soupira :
— Ah! mon ami !...
Presque à voix basse9 avec des
accents de détresse, sans pitié pour le
cousin qu'elle désolait par ce navrement, toute au désir enfantin de soulager sa peine, elle lui conta son
odyssée. Le peintre en menus s'agitait,
166
BRISAGIER
grondait dans sa barbe, interrompait
Louisa d'une exclamation, et, quand
elle eut fini, il poussa un gros juron.
Les embêtements quotidiens, on les
acceptait, ils étaient l'ordinaire de
l'existence, et depuis si longtemps on
vivait avec eux ! Ils semblaient presque
indispensables et on n'en sentait plus
le goût. Mais qu'une aubaine inespérée,
unique, donnât lieu à une si grande désillusion? voilà ce que Jacques ne pouvait admettre0
— J'espère que tu vas lui dire son
fait, à cette Huronne ! cria-t-il violemment.
Louisa le regarda sans comprendre.
La révolte lui était si étrangère, le
malheur l'avait si bien façonnée en
forme d'esclave, qu'elle ne supposait pas
qu'on eût dans la vie d'autres armes que
la rancœur et les lamentations stériles.
— Comment veux-tu? lui réponditelle. 11 n'y a rien à faire.
BRISACIER
167
— Au moins, renvoie-lui les fleurs^
ce sera plus digne»
Effrayée maintenant de l'importance
que Jacques attachait à cet épisode,
Louisa songeait aux trois élèves qu'elle
risquait de perdre d'un coup si elle se
permettait quelque incartade envers
Mrs Gorette.
— Voyons., Jacques, calme-toi. Je
n'oserai plus parler si tu prends tout au
tragique. En renvoyant les fleurs, il ne
me resterait rien et nous n'en serions
pas plus avancés. Une autre fois, je
tâcherai d'être moins timide et je ferai
mes prix à l'avance, voilà tout.
Le vieil artiste déclara « qu'il avait
dîné » ; Louisa n'avait pas faim non
plus et alla se coucher de bonne heure,
accablée par tant d'émotions, bien
qu'elle eût le sommeil léger depuis
quelque temps.
Jacques Grandhomme dormit .mal.
Rarement, la taquinerie du sort l'avait
168
BRISAGIER
révolté à ce point. Il rêvait de châtiments formidables infligés à tous les
mauvais riches qui encombrent la terre,
et finissait par trouver que, s'il y avait
un Bon Dieu, il ferait mieux de ne pas
toujours donner tort aux pauvres.
Lui, il était un homme, que diable, un
gaillard, un artiste! Il savait se retourner; mais cette pauvre petite Louisa,
sans défense aucune et toujours attaquée, c'étaittropinjuste,toutde même...
Il s'assoupit seulement au jour,
bercé par une valse matinale. Louisa,
tôt levée, faisait travailler une jeune
fille obèse qui venait du Luxembourg
deux fois par semaine, à l'heure où les
chiffonniers se promènent encore, contentant à la fois son régime et ses goûts
musicaux.
Lorsque le peintre en menus s'éveilla,
Mlle Brisacier était installée auprès de
lui, rendue à ses humbles lainages coutumiers.
BRISAGIER
169
— Bonjour, Louisette! Ah! nous ne
sommes plus sur notre trente et un,
aujourd'hui ! Avec tout ça, tu en es
pour ta belle robe, toi, mon pauv' chien.
A quoi pourrait-elle bien te servir,
maintenant ?
11 riait, pour lui faire oublier son
chagrin; elle se mit à rire aussi, d'un
rire nerveux, à l'idée folle qui lui traversait la tête; elle avait envie de lui
répondre, tout de go :
— Pour le jour de notre mariage, bon
ami!
Elle se retint et dit simplement :
— Ce sera pour la prochaine occasion.
Puis, réfléchissant une minute, elle
reprit :
™ Il faudrait une bien grande occasion, en tout cas, et je ne vois pas trop
laquelle. Évidemment, Mrs Gorette ne
pense déjà plus à moi et les petites
Puga sont si légères qu'il n'y a rien à
170
BRTSAGIER
espérer d'elles. Non, à part le concert,
ma pauvre robe,»*
Jacques semblait ne plus l'écouter;
il l'interrompit :
— Jje vais pouvoir me lever, aujourd'hui, n'est-ce pas, petite fille, c'est
promis?
— Sois prudent, au moins» Tu n'as
plus d'oppression?
Il respira largement pour montrer
qu'il n'étouffait plus»
— Là, tu vois. Et je me fais vieux au
lit, avec tous les projets qu'il y a làdedans, ajouta-t-il en se frappant le
front. C'est incroyable ce que les méninges peuvent travailler quand on ne
fiche rien. Depuis que je suis couché,
j'ai combiné au moins une dizaine de
décorations différentes, et pas de la
gnognote, fichtre ! Je vais renouveler
mon genre, et, puisqu'ils veulent de
l'art nouveau, comme ils disent, ils
seront servis !
BRISAGIER
171
Louisa l'écoutait, en extase» Quel
talent, tout de même, quelle énergie^ ce
Jacques ! Elle oubliait le résultat presque risible, le gagne-pain problématique : son cousin restait toujours
l'orgueil de la famille, celui dont on
attendait des chefs-d'œuvre. L'admiration est une plante merveilleuse qui
s'accroche où elle peut? orne les sols
les plus arides et recouvre les arbres
morts,
— Tu vas gagner beaucoup d'argent,,
bon ami, dit-elle avec respect.
Elle préparait les vêtements de l'artiste. Il tortilla d'un doigt sa barbe de
vieux modèle :
— A propos d'argent (il pesait ses
paroles), il y a une chose qui me
tracasse» Pendant que fêtais aplati par
la grippe, je me suis dit que je pourrais
m'en aller, moi aussi, un jour ou
l'autre, comme les camarades. eo
— Jacques, veux-tu te taire?
172
BRÏSÂGIER
— Dame! ça n'arrive qu'une fois,
mais ça arrive à tout le monde. Ne
m'interromps pas, ma fille. Après la
mort de ta maman, j'ai écrit sur un
bout de papier que tout ce qui est ici
t'appartient, y compris les meubles de
ma chère vieille. (C'est sa mère qu'il
appelait ainsi.) Tu penses bien que
mes bourgeois de neveux ne se gêneraient pas pour se jeter là-dessus comme
les sauterelles sur l'Algérie. Pas de ça,
Lisette ! Seulement, ce papier qui est
par là, dans un tiroir de mon secrétaire,
je ne le trouve pas assez explicite; je
veux faire un vrai testament, le plus
tôt possible, quelque chose de bouclé,
enfin. Puisque tu donnes des leçons à
la petite Mangemaison, son père ne te
refusera pas de nous rendre ce service,
je suppose.
— Mon Dieu, pourquoi parler de tout
cela? répondit Louisa. Tu es plus jeune
que moi, tu m'enterreras, bien sûr; ça
BRISAGIER
173
rentre dans Tordre. C'est à moi, au
contraire, de prendre mes précautions
pour le jour où tu resteras seul. J'y ai
songé déjà..„ Seulement.,, seulement...
si tu voulais...
Sa figure creusée exprimait une
telle angoisse, ses lèvres gercées tremblaient si fort que Jacques la crut
malade*
— Ben, voyons, Louisette, qu'est-ce
qui te prend? Assieds-toi*
— Je n'ai rien, mon bon ami9 je
t'assure, bredouilla-t-elle en fourrageant le feu avec les pincettes pour ne
pas regarder son cousin; ce que j'avais
à te dire... ce que... Sûrement, tu vas
me trouver folle.,. Mais, dans notre
intérêt à tous deux... Mme Chadenay
elle-même m'a... oui, je puis l'affirmer,
cette bonne petite Jeanne m'a encouragée» oo Puisque ce... ce notaire.», par
la même occasion... Un contrat, c'est
mieux qu'un testament, n'est-ce pas?...
174
BRISACIER
Enfin, mon pauvre ami, que penseraistu de nous marier?...
Honteuse, éperdue, elle ferme les
yeux de toutes ses forces, se demandant où elle a puisé le courage de
parler, attendant une exclamation, une
des plaisanteries habituelles de Jacques, qui va lui crever le cœur. Mais
quelle surprise, quelle folie d'entendre
la voix du peintre en menus, un peu
plus grave, semble-t-il, lui répondre:
— Toi aussi, tu as eu cette idée-là?
Voilà longtemps qu'elle me tracassait,
figure-toi, mais je craignais de te faire
rire..
... Pendant une heure, ils parlèrent
tous deux ensemble, se mangeant leg
mots dans la bouche ; ils énumérèrent
à qui mieux mieux les bienfaits que
leur apporterait ce nouvel arrangement,
— d'un accord tacite ils disaient arrangement'pour éviter le mot mariage; ils
devinaient confusément la gêne qu'eût
BRISAGIER
175
fait naître entre eux une seule minute
de silence : les conversations pratiques ont une solidité apparente qui
fait croire à leur importance ; elles
permettent d'écarter les paroles plus
réelles.
Mais, quand ils eurent fini ce chapitre
et que Jacques en vint à se rappeler
leur jeunesse, à s'attendrir sur leur
longue vie en commun, Louisa profita
des douze coups de midi pour rompre
Fentretiei* :
— Il faut te lever avant le déjeuner,
mon petit Jacques. Si tu as besoin de
moi, je suis à côté, dans le salonUne touchante pudeur s'était emparée
d'elle : sans doute, leurs deux cœurs
se trouvaient à l'unisson, à présent;
mais, jadis, le cœur de Louisa avait
battu bien fort pour Jacques Grandhomme, à une époque où celui de l'artiste était occupé ailleurs» Elle ne voulait pas encore remuer le passé; plus
176
BRISAGIER
tard, elle verrait, mais pas aujourd'hui,
pas tout à la fois!
Elle avait besoin de communiquer à
quelqu'un le trop-plein de chaleur qui
bouillonnait en elle, et, suivie de son
serin préféré, — un beau serin tout
blanc, dont la mère avait fauté avec un
chardonneret^ — elle venait de s'asseoir à son cher piano, quand un grand
cri, suivi d'un bruit de chute, la bouleversa. Folle d'inquiétude, espérant
aussi que peut-être ce vacarme venait
de l'étage au-dessous, elle courut jusqu'à la chambre de son cousin.
... Jacques Grandhomme était étendu
sur le dos, une jambe repliée sous lui,
les yeux écarquillés.
— Jacques, Jacques, relève-toi ! implora-t-elle, en essayant de le prendre
dans ses bras.
Faible et maladroite, elle ne put que
lui soulever la tête ; puis, elle se traîna
jusqu'au palier pour appeler au secours.
177
BRÏSAGÏER
Les concierges l'aidèrent à porter le
peintre en menus sur le lit et s'en
furent,chercher un médecin* Pendant
ce temps, Louisa épuisait au hasard
tous les remèdes connus d'elle : frictions à l'eau de Cologne, arnica9 compresses d9eau sédative, sans parvenir à
ranimer le vieil artiste. Enfin, le médecin arriva, — le même qu'on avait fait
venir pour le rhume de Jacques, un de
ces pauvres bougres, toujours pressés,,
souvent plus à plaindre que leurs
malades, et qui n'ont que le temps de
bâcler une ordonnance, sans se soucier
d'un diagnostic plus complet. Il se
pencha sur le corps, fit le geste de quelqu'un qui n'y peut rien, puis, s'adressant à Mlle Brisacier :
— Avait-il de la famille?
— Mais c'est moi, sa famille, monsieur le docteur, gémit Louisa.
— Alors, il n'y a plus rien à faire,
madame6e. Votre parent a été foudroyé
12
178
BRISAGIER
par une embolie au moment où il mettait
le pied par terre...
Louisa n'entendit plus ce qu'il lui
disait, ni les lamentations des concierges; elle ne le vit pas sortir... Elle
comprenait seulement que Jacques
Grandhomme était mort et que c'était
fini, que tout était fini...
Il faut longtemps pour réaliser de
pareilles catastrophes; le premier jour
on n'y croit pas ; tout en pleurant, tout
en se désespérant, et malgré la sinistre
vision qu'elle avait devant les yeux, il
lui arrivait inconsciemment de se dire :
— Quand Jacques va rentrer, il me
consolera.
Le soir, lorsque Mme Letard fut descendue, pendant que la fruitière d'à
côté — voisine curieuse autant que
secourable', dont le mari était allé
déclarer le « décès » avec le concierge
— dînait plantureusement sur un coin
de la table à manger (rien ne creuse les
BRISAGIER
179
commères autant que ces heures d'épouvante), Louisa? sûre que personne ne la
dérangerait, entra sur la pointe des
pieds dans la chambre de Jacques, déjà
disposée avec Tordre respectueux dont
les plus humbles savent honorer la
mort Elle s'avança entre les deux bougies allumées et le bouquet de Mrs Gorette qui achevait de se faner sur la
couche funèbre, et, sans dégoût, sans
effroi, elle contempla avec une tendresse infinie le masque cireux que soutenait une mentonnière et posa longuement ses lèvres sur le front du peintre
en menus. Ce fut son baiser de fiançailles.
... Le lendemain, aveuglée par les
larmes qui lui brûlaient les yeux, tandis
qu'elle écrivait les lettres de faire-part,
obsédée par la crainte d'oublier quelqu'un d'important, Mlle Brisacier,
voyant l'adresse des neveux de Jacques,
180
BÏUSAOIER
se rappela le papier dont il lui avait
parlé* Coûte que coûte, il fallait le
retrouver, ce papier, sous peine devoir
disparaître une partie des précieuses
reliques et jusqu'à la défroque du pauvre
cousin.
« Un tiroir du secrétaire y>$ avait-il
dit le matin même de sa mort.. Tout
le jour, elle chercha, elle fouilla dans
le désordre insensé de ce meuble, alla
jusqu'à retirer les tiroirs l'un après
l'autre pour être sûre que rien n'avait
glissé à l'intérieur du secrétaire, sans
parvenir à retrouver le testament. Il y
en avait3 pourtant, des paperasses, làdedans, et de ces souvenirs, et de ces
projets de dessins qui remplissaient de
sanglots la poitrine de Louisa! Ce croquis, informe, première manière de
YAndalouse, qui ornait une de ses
œuvres, et ces innombrables motifs de
menus, naïvement aquarelles ! Toute
une existence illusionnée et laborieuse
BRÏSACIEB
181
tenait dans le vieux meuble, depuis
d'anciennes lettres que Louisa s'interdisait de lire? jusqu'à des têtes sculptées
dans des marrons d'Inde et de petites
boîtes décorées de pépins de poires,
œuvres patientes des longues soirées
d'hiver»
La table, la commode, elle bouleversa tout, farouche comme si elle avait
volé, suppliant à voix basse le vieux
cousin, encore étendu là, de lui dire où
était le papier. Mais les morts ne s'occupent plus des vivants. Louisa comprit
ce qu'il allait arriver et une horrible
angoisse doubla son désespoir.
Le matin même de l'enterrement, un
coup de sonnette attendu et redouté
depuis deux jours retentit à ses oreilles
comme la trompe de TApocalypse :
avant même qu'ils entrassent elle
savait que les neveux de Jacques Grandhomme étaient lào On s'embrassa.
Mile Brisacier, plus peureuse, plus
182
BRISAGIER
troublée que jamais, bégaya, croyant
les attendrir et modifier leurs projets :
— Je... Je dois vous dire que nous
étions fiancés...
Ils eurent ce « Tiçjis ! » qui ne signifie rien et qui évite aux êtres vulgaires
de donner leur avis, et n'insistèrent pas.
Polis, d'ailleurs, convenables, ils se
conduisirent en gens forts de leur droit,
qui font sentir à quel point toute discussion serait oiseuse et préfèrent agir
galamment.
— Nous ne ferons prendre tout cela
qu'à la fin de la semaine, ma pauvre
cousine, dirent-ils à Louisa ; que vous
ayez au moins le temps de vous
retourner. Nous aurons vite terminé la
vérification, car nous avons gardé l'inventaire fait à la mort de notre grand'
tante.
Inconsciemment? docile et stupide,
Mlle Brisacier alla de l'église au cimetière, elle revint du cimetière chez elle,
BRISACIER
183
pujs elle s'enferma avec ses oiseaux,
errant d'une chambre à l'autre, s'asseyant, tour à tour, dans chacun des
sièges qui allaient la quitter, caressant
les armoires, parlant aux tableaux, les
mêlant avec son cousin dans un même
adieu. A quoi bon s'obstiner? Des
hommes de loi, des frais, des procès?
Ne savait-elle pas d'avance qu'elle
serait toujours brimée, par la vie
comme par les gens ?...
Elle vécut ainsi pendant quelques
jours, lamentable, horripilée tous les
matins par la femme de ménage qui
lui demandait ce qu'elle voulait « pour
son manger ». Elle s'en souciait bien!
Quel besoin avait-elle de manger?
Son chagrin la nourrissait : elle était
veuve, veuve deux fois. Elle se permit simplement une observation en
surprenant l'affreuse mégère qui
vidait tout le sucrier dans un bol
fumant.
184
BRISACIER
— Ehbien! que faites-vous donc? lui
dit Louisa.
— Comme vous voyez, mademoiselle,
je prends mon café au lait, riposta l'autre
cyniquement. Que voulez-vous ! quand
les gens sont dans le malheur, on en
profite !
Elle était bien sûre de l'impunité,
cette vieille, car elle devinait la gêne
où se débattait depuis l'enterrement
MlleBrisacier, qui avait eu recours une
fois de plus aux Chadenay et aux Guestault;
La fin de la semaine arriva. L'un des
neveux de Jacques, une tête gonflée et
sentencieuse d'habitué d'estaminet,
ganté de noir, —» seule marque de deuil
qu'il portât, — se présenta, escorté d'un
sordide clerc d'avoué et d'un déménageur.
Il y eut une lecture, odieuse, implacable, véritable appel de condamnés,
et, à midi, il ne restait plus rien de la
BRISAGIER
185
chambre du peintre en menus. Le lit et
la toilette de Mme Grandhomme avaient
disparu également ainsi que l'armoire
à glace, les fauteuils de Mlle Busne^ et
les chaises de la salle à manger léguées,
autrefois, par la bossue à son neveu.
Seuls, le salon, les chambres de Louisa
et de sa mère restaient intacts, et elle
obtint à grand'peine de garder une douzaine de mouchoirs, qui avaient appartenu à Jacques Grandhomme»
— Ce n'est pas pour m'en servir,
messieurs, expliquait-elle en pleurant
C'est pour avoir quelque chose qui me
le rappelle, vous comprenez!
Ce jour-là, il fallut un rade courage
à Mlle Brisacier pour se remettre à
donner ses leçons.
VIII
Dans l'entourage de Louisa, on fit
d'abord ce qu'on put pour adoucir son
chagrin. Ceux qui ne la secoururent
pas pécuniairement lui prodiguèrent
les encouragements et les « bonnes
paroles ». Les consolations prennent
volontiers la forme de conseils. Elle eut
donc à subir les avis innombrables,
tous les (( si vous m'en croyez » et
autres « moi, à votre place » qu'on
distribue à tort et à travers aux gens
malheureux. Elle les acceptait tous,
quels qu'ils fussent, avec componction:
mais ils se contredisaient à ce point
BRISAGIER
187
que, si Louisa les eût suivis, elle
aurait fait un procès aux neveux de
Jacques Grandhomme, tout en allant
vivre avec eux; elle fût devenue, à la
fois, dame de compagnie, pensionnaire
d'une maison de retraite, teneuse de
kiosque, ouvreuse dans un théâtre subventionné, et institutrice à domicilee
Toutes ces beautés, d'ailleurs, on les
faisait défiler devant elle pour le plaisir de dire quelque chose et d'énumérer
tous les moyens excellents qu'a une
pauvresse de n'être à charge à personne, sans toutefois lui proposer le
moins du monde de lui en fournir
aucune immédiatement.
Elle promit à Mme Guestault de
renoncera sa femme de ménage; mais
Mme Chadenay, seule confidente de
ses brèves accordailles, ne put la
décider à quitter son appartement dont
il était devenu, hélas! superflu de lui
dire qu'il était trop grand pour elle.
188
BRISAGIER
Plus que jamais, Louisa s'acharnait à
y vouloir rester : cette maison se changeait en une espèce de temple plusieurs
fois sacré.
La pitié s'essouffle vite Deux mois
après la mort de Jacques Grandhomme,
personne ne se souciait plus de lui, et,
sans aucune méchanceté, les gens prenaient un air excédé quand Louisa parlait encore de son cousin. On lui disait :
— Vous avez meilleure mine... Vous
commencez à vous remettre...
On exigeait aveuglement qu'elle se
fût consolée et on détournait la conversation de ce sujet pénible afin de la
distraire» Elle se prêtait avec résignation à tant d'optimisme: sa conjonctivite chronique avait habitué chacun,
dès longtemps, à lui voir des larmes
dans les yeux, et, bravement, elle continuait son métier de professeur :
Hélène Roulette, Geneviève Bricognet
et les sœurs Potestal redevinrent, en
BRISÂGÏER
189
apparence, son unique préoccupation ;
les demoiselles Puga aussi, brouillées
depuis peu avec Mrs Gorette9 qui les
accusait de vouloir capter son héritage
et venait de partir prématurément pour
Dinard, après mille mésaventures
d'hôtels et de domestiques qui lui
avaient fait connaître tous les juges de
paix de Paris..»
Sa journée finie, par exemple, Louisa
se rattrapait. Ne pouvant plus parler
de Jacques Grandhomme avec personne,
elle s'entretenait de lai avec sa colombe
et ses serins :
— Un si brave homme ! soupirait-elle
en changeant l'eau des petites baignoires et en jetant du sable frais sur
le fond des cages. Pauvre homme ! N'est»
ce pas, Fifi, que c'était un brave homme,
ton vieil ami? demandait-elle à la
colombe, qui picorait son grain avec avidité., Ah oui! an bien brave homme
que mon pauvre mari!
190
BRISAGIER
Et, soudain, elle rougissait comme
si les oiseaux avaient pu la comprendre.
Dans la chambre du peintre en menus.,
froide et vide, elle passait des heures
à s'hypnotiser sur le papier de tenture :
la place des meubles et des cadres y
était encore visible, en traces plus
foncées. Au milieu de ce mobilier fantomatique, Louisa revivait les heures
de naguère, la douce confiance de tous
les instants, le réconfort qu'elle était
toujours assurée de trouver làc Elle
croyait entendre la bonne voix de Jacques :
— Ne te fais donc pas de bile, ma
fille, tout cela n'a pas d'importance.
Voyons, où ira-t-on dimanche, pour se
décarêmer un peu?...
A présent, personne pour la remettre
d'aplomb, personne qui lui donnât le
courage de vivre et, surtout, personne
qui l'appelât par son petit nom. Louisa
n'existait plus; ce qui la rattachait
BRISACIER
191
encore à son enfance, à sa jeunesse,
était effacé : pour tout le monde, jusqu'à sa mort, elle serait désormais
Mlle Brisacier. Elle s'imaginait aussi
que, si elle eût porté le nom de Grandhomme, la solitude lui aurait moins
pesé.
Mais, à force de vivre avec des
spectres, il arrivait qu'après le dîner
une terreur sans cause fondît sur elle;
le plus vite qu'elle pouvait, elle descendait dans la loge, demandait un renseignement quelconque et s'attardait en
flâneries interminables, jusqu'à l'heure
où les concierges se couchaient. Louisa
regagnait alors tristement son logis,
enviant ces gens qui connaissaient
encore le besoin et le bonheur de s'endormir, tandis que l'âge commençait
pour elle où le sommeil vient tard et
s'enfuit tôt, comme si, avant de sombrer dans la longue nuit de la mort qui
ne finit plus, la nature humaine voulait
192
BRISAGIER
profiter goulûment de ses dernières
heures de grâce»
Bientôt, même5 Louisa ne prenait
pas la peine de dissimuler son horreur
d'être seule; un après-midi où ses
leçons l'avaient laissée libre de meilleure heure9 elle dit humblement à la
mère Letard :
— Montez donc un moment, puisque
voire mari est là ; je m'ennuie tant chez
moi ! Nous causerons un peu.
C'était une déchéance de plus.
Mlle Brisacier abdiquait son rôle de
vieille demoiselle «comme il faut»,
qui garde ses distances. La cousine du
baron Anjorand5 vice-président du
Jockey, Palliée des Saint-ChristolMirande, qui reçoivent dans leur hôtel
de la rue Vaneau les rois en voyage,
devenait l'égale de ce petit monde
qu'elle avait si longtemps méprisé; elle
y trouvait des oreilles attentives et
jamais lassées^ une expansion bavarde
193
BRISACIER
qui lui tenait compagnie. Elle connaissait tous les domestiques de la maison
par leurs noms, prenait goût aux potins
d'office, et même, depuis que le printemps avait fait éclater les bourgeons,
le dimanche, elle « tenait » la loge et
tirait le cordon, arrêtant celui-ci ou
celle-là pour un bout de causette, pendant que Mme Letard, son mari et son
fils allaient prendre l'air sur les fortifications.
Tout lui valait mieux que les soirées
passées dans son salon, livrée au chienet-loup qui n'en finissait pas, privée du
semblant de foyer que suffisent à créer
une lampe et un feu économique de
pavés de bois ; ses mauvais yeux Peluchaient de lire, et la musique, dont
l'écho se prolongeait dans les chambres
vides, la faisait sangloter. Elle enviait
tous ceux qui habitent une mansarde.
Ils sont comme dans une cabane, ceuxlà, bien à l'abri, chez eux, au lieu que
13
194
BEISAGIEH
toutes ces portes ouvrant sur le même
silence, sur le même crépuscule, à
droite, à gauche, partout, multipliaient
l'épouvante et le désespoir Tout en
maudissant l'appartement dont elle ne
pouvait s'arracher, — amour inguérissable et qui la torturait, — Louisa finissait par se réfugier dans sa chambre
avec ses oiseaux, par abandonner le
reste à la nuit et à l'inconnu.
Enfin, elle s'aperçut, un jourf que ses
leçons elles-mêmes l'excédaient; tandis
que, jusqu'ici, elle redoutait le moment
des vacances, avec leurs longs mois de
désœuvrement et d'économies forcées,
cette année, au contraire, leur approche
lui faisait l'effet d'une délivrance :
Louisa était comme ces malades pour
qui tout mouvement est une douleur
nouvelle...
IX
Les élèves de Mlle Brisacier se furent
bientôt dispersées aux quatre coins de
la France, fuyant, selon la fortune ou
les goûts de leurs parents, vers les
grèves élégantes et les plages que
baigne parcimonieusement la mer, vers
les villes d'eaux où Ton s'a,muse et celles
où l'on rit moins, vers les montagnes,
les lacs et les paisibles demeures familiales.
La fin de juin, toute résonnante du
carillon des coucous et qui prolonge le
jour jusqu'à l'aube, juillet secoué d'orages et lourd de blés mûrs, août vêtu
196
BRISACIER
de fleurs en l'honneur du soleil, septembre poisseux de fruits, octobre que
rougissent les vendanges et que dorent
les forêts, novembre surpris par les
premières gelées, passèrent tour à tour
sans que nul songeât à Louisa. D'habitude, elle écrivait peu; une lettre ou
deux dans le courant de l'été pour
demander des nouvelles et ne pas se
faire oublier, car on ignorait encore
les cartes postales. Cette saison-là,
elle ne donna pas signe de vie, mais on
ne s'en souciait guère.
Les uns disaient :
— Elle a toujours été paresseuse à
écrire»
Les autres affirmaient :
— Maintenant que son cousin est
mort, elle a de petites rentes, vous verrez qu'elle ne donnera plus de leçons.
Le plus grand nombre ne disait rien
du tout, o* Évoluant parmi des mondes
différents et des familles qui ne se con-
BRISAGIER
197
naissaient pas, il n'y avait aucune chance
pour qu'on s'informât d'elle ou qu'on
s'en inquiétât !
Mme Chadenay quittait sa terre de
Mauves? près de Nantes, aux environs
du 15 novembre. Peu de jours après son
retour^ elle se disposait donc à prévenir
Mlle Brisacier5 quand un matin, on lui
annonça Mme Guestault.
Depuis des années, les deux femmes
entendaient souvent parler l'une de
l'autre par le vieux professeur; elles se
voyaient au concert annuel, avaient
parfois échangé une parole, mais ne
s'étaient jamais liées. Il y a tant de
sociétés à Paris, en dehors même de ce
centre immuable et morne qu'on appelle
le « Monde » et qui groupe justement
l'élite de toutes ces sociétés, et les
« secondes sociétés », comme on dit à
Bruxelles, sont séparées par des cloisons tellement étanches5 qu'on est aussi
198
BRISACIER
étranger de Fuoe à l'autre que si Fou y
parlait des langues différentes»
Mme Guestault était le type représentatif de la riche bourgeoisie créée par le
gouvernement de Juillet, Grande, lente
dans ses mouvements, avec un insignifiant visage inutilement grave, elle semblait imbue d'obscurs devoirs austères
et s'emprisonnait dans sa féconde vertu
comme dans un scaphandre; tout le
contraire, enfin? de l'élégante, de la
brillante Mme Chadenay, qui personnifiait le luxe et les inventions modernes,
aimait tous les sports et s'imaginait
être une femme « à la mode » parce
qu'elle ne manquait jamais une « première » ! D'instinct, Mme Guestault
reprochait à Mme Chadenay sa gaieté
aussi bien que ses jolis chapeaux, également blâmables chez une femme qui a
dépassé la quarantaine, et Mme Chadenay, de son côté, trouvait Mme Guestault ennuyeuse et un peu comique,
BRÏSAGÏER
199
D'ailleurs, charitables toutes deux,
mais arrivant au même but par des chemins opposés.
— Pardonnez-moi d'avoir forcé votre
porte, madame, dit tout de suite la
sévère Mme Guestault; je sais combien
vous vous intéressez aussi à Mlle Brisaciereoe
Sans relever le : « Mais comment
donc, madamCoo. Eh bien ! qu'y a-t-il ? »
dont l'interrompit Mme Chadenay, elle
continua :
— Je crains qu'elle n'en ait pies pour
très longtemps et j'ai pensé que vous
voudriez peut-être la voir encore une
fcis,0o
— Chère Brisacier ! Que lui est-il
arrivé ? mon Dieu ! s'écria Mme Chadenay, bouleversée.
— La vieillesse, d'abord ; le désordre
aussi, l'incurie. Vous le savez comme
moi, sans doute, la pauvre fille n'a
jamais possédé une doctrine bien affir-
200
BRISACIER
mée ; j'en souffrais même pour elle,
quelquefois. Elle vivait à vau-l'eau, au
jour le jour.».
— Mais enfin, madame, le désordre
ne fait pas mourir...
Mme Guestault eut un sourire condescendant qui signifiait: « Cela vous plaît
à dire. » Elle continua :
— Quand nous sommes revenus de
vacances, le mois dernier, j'ai tout de
suite fait signe à Mlle Brisacier. Les
études, pour moi, c'est sacré, et, depuis
vingt ans, je n'ai pas manqué une seule
fois de rentrer à Paris le 1er octobre.
Que ne sacrifierait-on pas à ses enfants !
La leçon était pour dix heures, comme
toujours. A dix heures et demie, personne. Emilie et Cécile, les pauvres
petites, étaient positivement sur des
charbons, car elles tiennent de leur
mère et font passer le travail avant le
plaisir. Enfin, à onze heures moins le
quart, nous voyons arriver Mlle Brisa-
BRISAGIER
201
cier, qui nous dit à peine bonjour et,
sans demander de nouvelles d'aucun de
nous, s'installe au piano commeun auto»
mate. Tant bien que mal, elle donne sa
leçon, puis elle nous quitte avec un
« Au revoir! » pressé, en oubliant son
sac et son parapluie. Vous pensez,
madame, quel était notre étonnement ;
nous nous perdions positivement en
conjectures !...
Au milieu des poncifs et des parenthèses vaniteuses de Mme Guestault,
Mme Chadenay, dont l'imagination était
vive et concrète, se représentait nettement, cruellement, la vieille Louisa,
déjà plus qu'égarée, n'agissant plus que
par la force de l'habitude. Quel été elle
avait dû passer, seule, sans amis, sans
aucun recours !...
— Continuez, madame, je vous en
prie, dit-elle, après s'être essuyé les
yeux,
— La semaine suivante, nous atten-
202
BRISACIER
dîmes vainement Mlle Brisacier, Je lui
envoyai un mot, et le surlendemain,
au moment où nous nous mettions à
table, nous la voyons entrer*** Ah!
madame, de ma vie, je n'oublierai ce
spectacle : Mlle Brisacier était nu-pieds
dans ses pantoufles, ~ des savates de
feutre aux quartiers aplatis, —- et un
chapeau dansait en haut de ses cheveux
dépeignés, répandus sur ses épaules,
jusque-là. Une vraie folle ! Elle souriait sans comprendre notre émotion»,„
Les petites poussent des cris, je les
confie à leurs aînées et, tandis qu'on
court chercher une voiture, je prends
La pauvre fille par le bras ; Mlle Dalony.al, l'institutrice, me suit, et nous descendons l'escalier. Mlle Brisacier me
disait, toujours très polie, hochant la
tête ;' « Mais enfin, bonne madame, où
allons-nous? Où allons-nous donc? »
Pendant le trajet, elle se tint tranquille; mais, en reconnaissant sa mai-
BRISAGIER
203
son3 elle se mit à pleurer. Je ne suis
pas plus sensible qu'une autre, eh bien !
j'avais envie d'en faire autant; cela se
comprend, n'est-ce pas? Lorsqu'il y a
longtemps qu'on est en relations avec
les gens et qu'on leur est tant de fois
venu en aide!... Mais, une fois là-haut*
j'ai pensé perdre la tête, moi aussi! Un
taudis, madame, un taudis comme je
n'en ai jamais vu et comme je prie Dieu
de n'en revoir jamais. Les portes
étaient ouvertes, les oiseaux se promenaient partout comme chez eux : on
aurait cru entrer dans une cage.» Il ne
fallait pas songer à coucher tout de
suite notre malade, car son lit grouillait
de vermine et ses draps n'avaient pas
été changés depuis peut-être des mois.
— Pauvre, pauvre Louisa! répéta
encore Mme Chadenay.
—•Gomme je le disais à Mlle Dalonval, avec l'ancienne concierge tout cela
ne serait pas arrivé ; elle aimait bien
204
BRISAGIER
Mlle Brisacier, elle la sermonnait un
peu. Mais la nouvelle ne la connaissait
pas, vous comprenez, elle la traitait
avec des égards exagérés comme si
cette malheureureuse eût été de notre
milieu..o Toujours est-il que, pendant
que Mlle Dalonval téléphonait à mon
médecin, je faisais nettoyer tant bien
que mal. J'essayai aussi de raisonner
Mlle Brisacier, qui n'avait pas l'air de
m'entendre du tout. Une fois couchée,
elle a paru mieux, elle m'a reconnue,
elle m'a parlé, elle s'est excusée de me
recevoir ainsi. Pendant trois semaines,
elle a eu des hauts et des bas, mais,
hier, une nouvelle crise d'urémie est
survenue, et, maintenant, c'est fini.
Enfin, je n'ai pas de remords, nous
avons fait tout ce que nous pouvions.
— Elle n'est pas morte? s'écria
Mme Ghadenay en se levant.
— Elle n'en vaut guère mieux, allez ;
BRISACIER
205
elle divague depuis hier matin et, avant
demain., elle aura rendu rame»
— Mais pourquoi ne m'avoir pas prévenue plus tôt? madame? Je lui aurais
parlé encore une fois, au moins, je ne
l'aurais pas laissée partir comme cela...
Ma mère travaillait avec elle avant que
je vinsse au monde, je l'ai toujours
connueoo,
— Je sais, je sais, chère madame ;
que voulez-vous? je n'ai pas osé vous
déranger, ni vous émouvoir inutilement
d?avances
Mme Chadenay
comprit
que
Mme Guestault était une de ces
froides vertus qui n'admettent pas
chez autrui leurs propres qualités, une
de ces bonnes âmes jalouses de leurs
« bienfaits ». Pour la solide et austère bourgeoise., il était inadmissible
que Mme Chadenay fût autre chose
qu'une mère frivole, un oiseau sur le
retour; sans doute ne supportait-elle
206
BRISAGÏSFt
pas non plus que personne au monde,
en dehors d'elle-même, pût se vanter
d'avoir secouru Brisacier jusqu'au bout.
Lorsqu'elle n'est pas vivifiée par le cœur
et Tintelligence et qu'elle ne prend naissance que dans les principes, la charité
devient vite âpre et pharisienne*
«...Dans le « trois-quarts » démodé de
Mme Guestault, qui emmenait les deux
femmes avenue des Ternes, Mme Chadenay se faisait d'inutiles reproches,
La vie est trop courte ; un jour entraîne
l'autre ; les soucis, les devoirs et les
plaisirs quotidiens sont si multiples,
si variés., que ce qui sort de l'engrenage
est toujours différé» Tout ce qui ne
s'impose pas directement à nos yeux
nous semble confus, lointain, inexistant.
Les nattes de Louisa, ses « tapages »,
ses petites roueries, voilà ce* qu'on
retenait d'elle, surtout; sa pauvreté
faisait bîoc9 on ne la détaillait pas ;
BRISAGÏEE
207
on l'admettait pauvre5 une bonne fois
pour toutes» Les détails de cette misère* la mort du cousin9 l'enlèvement des meubles et le reste9 on
en parlait une minute pour plaindre
Mlle Brisacier ; mais on se les représentait comme des tableaux lugubres,
indépendants les uns des autres, des
projections rapides et vite oubliées; on
ne se disait pas que9 pour elle, c'était
une suite, sa vie entière, une série « à
la noire », qui aurait une fin quelque
jour..» Elle était venue^ la fin, et la
vieille spectatrice de tant d'événements
allait disparaître, le pauvre calendrier
effeuillé jusqu'à la dernière page aurait
le sort de tous les calendriers qui disparaissent une fois Tannée révolue...
C'est toute sa jeunesse que pleurait
Mme Càadenay0o0
« eoLa tête de Louisa sortait des draps,
desséchée et chevelue comme une noix
203
BRISACIER
de coco. Les mains, inertes sur le lit,
étaient fondues, réduites à rien :
l'agonie achevait l'œuvre du piano. La
concierge, qui lisait son journal, vint
au-devant des dames «
— Eh bien ? demanda Mme Chadenay...
— Voyez-vous? madame, ça ira
comme ça peut-être encore deux ou
trois heures, à ce qu'a prétendu M* le
docteur, répondit la concierge à mivoix. Mais autant dire qu'elle n'y est
plus. Tout à l'heure? elle a geint pour
boire; maintenant elle se tient tranquille»
En entendant parler, Louisa entrouvrit les yeux et remua les lèvres.
—- C'est moi, Mlle Brisacier, sanglota
son ancienne élève; c'est moi9 Jeanne,
votre petite Jeanne, vous savez bien,
Mlle Brisacier.9« Ah! mon Dieu! elle
elle ne me reconnaît pas...
Mme Chadenay embrassait en pieu-
209
BEIBACIER
rant les mains de la vieille fille ; d'un
geste maternel^ elle croisa sur sa poitrine le châle de laine grise qui se
dénouait, elle aurait voulu rattraper en
un instant tout le temps qui ne pouvait
plus revenir0.0
— Mais si5 mais si, elle vous reconnaît; n'est-ce pas que vous reconnaissez
cette dame? dit la concierge, une brave
femme expansive, une de ces têtes inévitables qui assistent dans le peuple
aux naissances et aux enterrements,
plus à Taise avec Mme Chadenay
qu'avec la sévère bienfaitrice. Ah !
madameî une si bonne demoiselle! On
Taimait bien, dans le quartier, allez!
Jusqu'à la mort de ce vieux monsieur
défunt, — elle cligna d'un œil malin,
— paraît-il qu'elle se mettait en quatre
pour venir en aide à tout chacun. Moi,
j'étais nouvelle ici, de cet été; alors,
je n'osais guère lui parler, n'est-ce
pas? On la disait un peu fîère.„o5 j'at14
210
BRISACIER
tendais toujours qu'elle commence..,
Pendant le vocero de la concierge,
Mme Guestault, impassible et rigide,
semblait garder cette agonie et tout ce
navrement comme un coffre-fort qui lui
aurait appartenu en propre.
Une plainte sortit du lit.
— Tenez,, j e parierais qu'elle demande
après sa colombe. Hier, c'était la même
chose».. P'tit, p'tit, p'tit... Vou s allez voir
qu'elle va la reconnaître, c'te bestiole...
La colombe sortit d'un coin en sau^
tillant et Mme Chadenay la mit dans la
main de la mourante. D'un mouvement
saccadé, hésitant, Louisa éleva l'oiseau
jusqu'à elle, le serra contre sa bouche,
dressa un peu la tête et murmura :
— Ja... Jacques...
Puis, elle lâcha la colombe et retomba
sur son oreiller; Mlle Brisacier était
morte*
Longtemps, Mme Chadenay resta
BRISACIER
211
agenouillée, accablée de regrets douloureux qui ressemblaient à des remords... toutes les petites douceurs
qu'elle aurait pu procurer àLouisa, une
fin de vie tranquille, choyée, à la campagne, dans ce grand château de Mauves
où on n'avait jamais songé à l'inviter...
Mme Guestault s'approcha d'elle.
— Pouvez-vous m'aider un moment,
madame? Je crois que Mlle Brisacier
avait de la famille ; devrons-nous mentionner ces gens sur les lettres?
Mme Chadenay regardait une dernière fois cette figure ennoblie par la
mort et dont la laideur s'effaçait déjà,
ces yeux et cette bouche qui n'avaient
eu de regards et de voix que pour les
larmes et les plaintes, et, se tournant
vers Mme Guestault :
— Ses parents proches l'ont reniée,
les autres l'ont volée, lui dit-elle. Personne n'a le droit de faire part de sa
212
BBÏSACilER
mort, pas même nous, madame. Seulement, si vous le voulez bien, nous partagerons les frais des obsèques.
Août 1909,
MNANIE
A Léort Daudet.
La terrasse dii château de Fresville,
par un beau soir de fin d'été, harmonieux et lento Sur le couchant
vert et or, un graîîd cèdre étalait ses
ramures, étirait ses plus menues brindilles avec une netteté si précise que
sa silhouette noire évoquait une énorme
agate ârborisée. En contre-bas, ou devinait le jardin français, presque déco^
lôré par la nuit. Seuls, les bégonias
blancs et jaunes chantaient encore. Par
delà les alignements arrondis des orangers et des citronnelles, les longues
214
MNANÏE
allées du potager fuyaient dans le crépuscule, rejoignaient là-bas, là-bas, les
prairies spongieuses du Cotentin. La
grand'route de Sainte-Mère-Église à
Carentan, reflétant un peu de ciel, traversait les guérets comme un long
ruban rose... Un parfum léger montait
d'une invisible plate-bande de giroflées, mêlé à Fardeur plus suave des
belles-de-nuit. Pas un bruit; seulement,
à longs intervalles, l'harmonica des
crapauds.
Nous ne parlions plus depuis quelques instants, la pensée perdue dans la
nuit qui montait, les yeux fascinés par
les premières étoiles. De notre hôte,
allongé sur une chaise-longue de
paquebot, — et, de fait, cette terrasse
dominant la houle des prairies brumeuses n'était pas sans rapports avec
un pont de bateaux, -— nous voyions encore, éclairé par une dernière lueur
pâle, le beau visage alourdi, le grand
MNANIE
215
regard implorant, la bouche violente et
sensuelle, ce masque volontaire et
faible dont on n'aurait pu dire s'il
était pétri par les déceptions ou par la
cruauté. Nous étions là, ses deux seuls
camarades, venus pour quelques semaines à Fresville, attirés une fois de
plus par le charme de notre ami, son
intelligence et sa vision rapides, gênés
aussi comme toujours par sa misanthropie hargneuse et une certaine atmosphère enténébrée qui 1-entourait comme
d'un halo noir et nous l'avait fait surnommer « F Ange déchu ».
Les trois étincelles de nos cigarettes
devenaient plus brillantes de minute en
minute; nous goûtions délicieusement
cette heure calme et fraîche qui nous
séparait du dîner.
Soudain un stupide refrain de scie
remplit le château, nous fît tressaillir
et bouleversa le silence :
216
MNANIE
Elle avait un'jamb'en bois,
Mais comme elle portait des bas.
Quand on n' Favait pas tâtée.
On n' pouvait pas s'en douter
Àh! !L..
Puis, un graud éclat de rire, un
vacarme de vaisselle cassée et de voix
grondeuses,
— Allons, bon I fit notre hôte en soupirant, voilà Mariette qui a encore bu!
mes pauvres viens, je ne vous réponds
plus du dîner,,- Est-elle assez insupportable,, la malheureuse !
— Pourquoi ne la flanques-tu pas dehors? demanda X*** toujours pratique.
C'est d'un exemple détestable pour
l'office., cette fille qui se saoule régulièrement tous les dimanches !
Sans répondre, l'Ange déchu tirait
quelques bouffées de sa cigarette; et
moi, pour dire quelque chose :
— Quand on à la chance d'avoir depuis huit ans une cuisinière aussi mer»
MNANIE
217
veilleuse que Mariette, on lui pardonnerait Dieu sait quoi pour la garder !
Ah! la chartreuse de perdrix, ce
matin !««.
* — Ma foi non, ce ne serait pas une
raison,- répondit lentement notre ami
de sa voix gourde» un peu rauque; les
cuisinières, tu sais, mon avis est qti?on
les forme goi-même et qu'on a celles
qu'on mérite. Je suie sûr d'avoir toujours une merveilleuse cuisinière, comme
tu dis? parce que je suis merveilleusement gourmande La durée non plus
n'est pas une raison... Si je n'ai pu
garder que deux amis, toi et lui, eohtinua-t-il en nous désignant du bout de
sa cigarette, à cause de cette lassitude
horrible^ insurmontable, que j'éprouve
à voir trop longtemps les mêmes
visages^ à plus forte raison n'ai-je pas
la superstition des « vieux serviteurs ».
D'abord il n?y en a plus; et puis, s'il
en restait encore,, dans des fonds de
218
MNANIE
campagne mélancoliques et bien pensants, il faudrait peut-être les tuer!
Songez donc à ce que ce doit être, un
« vieux serviteur » ! Quelque chose
d'inutile et d'occupant comme un oncle
à gages ou une grand' tante ruinée!..»
Non, j'ose à peine l'avouer, mais la
vérité est que je n'ai jamais eu le courage de renvoyer un domestique,,
— Oh? fîmes-nous en même temps,
X*** et moi.
— C'est comme ça. Je change tous
les ans de valet de chambre parce que
mon mauvais caractère permanent
devient au réveil de la frénésie et
qu'on ne peut « y durer », suivant
l'expression courante de ces pauvres
diables; ce sont eux qui se découragent et qui me quittent; moi, je m'accommoderais de leurs défauts, je me
résignerais très bien à les supporter.
Mais la lingère, cette folle qui fait du
jour de la blanchisseuse un drame
MNANIE
219
hebdomadaire et shakespearien, mais
Mariette en proie à ses bouteilles, se
plaisent toutes deux chez moi, évidemment. Aussi, je les garde : ce serait audessus de mes forces de les mettre à la
porte !
— Mais c'est insensé, s'écria X***
devenu très grave; tu es la victime
volontaire des gens qui te servent!
-— Quelle femme de ménage tragique
tu fais, toi aussi, mon pauvre X***,
murmura notre ami. Victime ! En voilà
un gros mot ! D'abord on n'est jamais
victime que de soi-même, apprends ça
pour ta gouverne; en outre, je t'assure
que je me victimerais bien davantage
en agissant autrement. C'est une vieille
manie d'esprit, un tic d'idée, si tu veux;
cela vient de loin, cela remonte à ma
toute petite enfance, vingt-trois ans,
près d'un quart de siècle ! Une bête
d'histoire que je ne vous raconterai pas,
parce que, à moins d'être Michelet ou
220
MNÂNIE
Renan, France ou Loti, rien n'a moins
d'intérêt que ces lointains souvenirs
personnels, ces conseils de révision de
l'â-mê...
Au fond, il mourait d'envie de la raconter, sonhistoire.Jeleconnaisbien 5 et
cet inconscient besoin qui le tourmente
de dire non d'abord pour donner plus de
prix à son oui, et aussi de dire oui pour
rendre ensuite gfoti refus plus amer.
Alors, sachant lui être agréable, j'insistai :
— Je te réponds bien qu'à cette
heure-ci^ à cette place, hors du temps
comme nous sommes, des souvenirs
d'enfance seraient au contraire les
seules paroles à peu près supportables..,
— Je crois bien ! acquiesça X***. Oti
en sera quitte pour ne pas se rhabiller
ce soire
— Vous le voulez vraiment! C'est
que, si je commence à ruminer le
MNAN1E
231
pasgé, il n'y a plus de raisons pour que
cela finisse, oc
Sans attendre notre réponse, il se
pencha., ralluma à la mienne sa cigarette qui s'était éteinte^ et, faisant un
grand geste de la main comme s'il rassemblait des esprits mystérieux :
— Ah oui.., Fenfanceo,, l'enfance» oe
Ce temps précurseur de notre avenir, . f
cette préfiguration de nous-mêmes.,«
Nos goûts et nos dégoûts tous formés,
en puissance... Notre nature complète,
déjà, mais en mineure... Une sensibilité
qui virera en susceptibilité, de l'observation qui deviendra de la malveillance,
des nostalgies qui se changeront en
passions, de gentils désirs qui seront
plus tard des vertus maussades et des
vices plus maussades encore; un noyau
solide et résistant, autour de quoi
mûrira la pulpe de la jeunesse, chaude,
sucrée, exquise chez les uns, incolore
222
MNANIE
et fade chez les autres, suivant le plus
ou moins de soleil et les hasards de la
culture. Ni le temps le plus heureux
de la vie, ni le plus malheureux,
comme on Ta dit trop souvent; le
microcosme de la vie, simplement, plus
touchant que l'avenir, plus réel aussi,
parce que rien ne vient le déformer ni
l'amoindrir et qu'on se donne tout entier,.9 Vous savez, je n'ai pas toujours
été l'Ange déchu, moi ! J'ai même été
le plus tendre, le plus singulièrement
émotif des petits garçons; seulement je
gaspillais ma tendresse alors, et maintenant je suis avare, voilà tout.,.
Tenez, je me rappelle mon premier
gros chagrin. J'avais quatre ans; nous
venions ici. J'étais comme tous les
gosses en chemin de fer, suant, agité,
impossible. Mon père lisait, maman
ne savait plus quoi inventer pour me
faire tenir tranquille ; enfin, à bout de
distractions variées, elle tire un mou-
MNANIE
223
choir de son sac en peau de Suède, et
l'agite à la portière.
Tout ce qui était lumière, couleur, parfum, mouvement — une seule et même
chose, mais je n'en savais rien! — me
ravissait déjà» Oh, ce mouchoir, je le vois
encore, si fin, si blanc ; qui faisait drapeau et claquait au vent de l'express en
embaumant le wagon ! Une étroite dentelle noire le bordait que je pourrais
vous dessiner exactement. Lorsque maman en eut assez, je la suppliai de me
le donner pour renouveler moi-même la
folie expérience : j'empoigne le mouchoir dans mes petites mains fébriles
et sales, je le brandis dehors,.. et je le
lâche!.». Nous traversions la plaine de
Caen à toute vitesse*.. Me voilà pris
d'une sorte de crise nerveuse, pleurant,
gémissant, suppliant mes parents de
tirer la sonnette d'alarme!... Le mouchoir ! le petit mouchoir de maman ! Il
me semblait qu'un peu de maman
224
MNAN1E
venait de s'envoler pour toujours, et
puis9 j'étais persuadé que les objets
avaient une vie à eux — cela je le crois
encore, d'ailleurs! — et je pensais avec
navrement à la tristesse du mouchoir
habitué à ses sachets, à son existence
régulière, parfumée, et abandonné toutà-'coup sur le talus du chemin de fer,
au milieu de cette grande plaine qui
n'en finissait pas.
Lajoie de revoirFresville ne diminuait
ni mon chagrin, ni mon remords, et le
lendemain, maman dutm'affirmer qu'un
chef de gare lui avait renvoyé « le pauvre
petit mouchoir ». En effets elle m'en
montrait un, tout pareil. L'idée ne me
vint pas que c'en était un autre et je ne
sus la vérité que des années plus tard5
apprenant ainsi en même temps qu'il y
a des choses toutes pareilles qui ne sont
pourtant pas les mêmes choses»
Si je vous ai raconté cet épisode sans
225
MNANIE
intérêt, c'est pour vous faire comprendre quel abîme de sensibilité était
mon cœur d'enfant et combien le
moindre incident s'y disproportionnait.
Cette même année-là, Mnanie fit son
entrée à la maison.
— Qui ça? demanda X***.
— Mnanie, ma chère Mnanie... tu
comprendras tout à l'heure.
Il faut vous dire qu'après ma nourrice, j'avais grandi sous la chiourme
d'une Allemande, excellent chien de
garde, odieuse et laide comme tous les
chiens de garde, qui s'appelait Catherine et qui, certains jours où la vie lui
semblait grise, répondait une première
fois : (( Laissez-moi tranquille » à mon
bonjour confiant; sur quoi, plus tendrement encore, je répétais un doux :
ce Bonzou Téatine » qui m'attirait un
placide : « Vichez-moi le paix! » Une
autre Allemande lui succéda, une certaine Calliope — oui, ne riez pas, et ce
15
226
MNANIB
nom me semblait même d'une rare élégance! Calliope était protestante et
cachait sous des apparences froides une
âme de fanatique. Tous les huit jours,
en faisant ma chambre « à fond », elle
cassait avec sournoiserie la tête d'une
statuette de la Vierge qui ornait la cheminée, tous les huit jours, une fois le
dégât constaté, elle recollait la tête
rageusement en se promettant bien de
la recasser la semaine suivante»
Décidément, les Allemandes ne nous
réussissaient pas, et, en attendant de
trouver une Anglaise qui fût « une
perle », maman prise au dépourvu,
me confia à une jeune nourrice qui
venait de sevrer la dernière de mes
petites cousines et me tiendrait lieu
provisoirement de « bonne ». Provisoirement! comme si Ton pouvait jamais
dire d'avance un tel mot!...
Elle s'appelait Mélanie et tout de
suite je la baptisai Mnanie. Ça m'aga-
MNÂNIE
227
çait d'appeler les gens par leur vrai
nom, celui que tout le monde a le droit
de leur donner»
Ah! comme elle était belle, Mnanie,
comme elle me paraissait belle, avec
son air de santé, ses joues fraîches, ses
traits réguliers et bons ! D'où était-elle?
Je ne l'ai jamais su. Elle avait eu « des
malheurs » dans son pays, elle les
avait sans doute chèrement payés, et
son repentir avait été proportionné à sa
faute, sincère au point de trouver grâce
devant les sinistres principes bourgeois : cette fille-mère avait pu se
placer à Paris comme nourrice.
Rien qu'à la voir, si différente de
Catherine et de Galliope, je compris
tout de suite que nous serions amis. Je
ne me trompais pas! Le premier jour
de son arrivée, elle fut attendrie par mon
affection pour une certaine poupée delà
race dite « Chinoise », (je crois qu'on
n'en fait plus comme cela maintenant),
228
MNANIE
dont les cheveux étaient peints à même
le crâne; cette Chinoise, à force d'avoir
traîné à la pluie et au soleil, et de s'être
cognée contre tous les meubles, n'avait
plus de forme ni de couleur, mais je ne
pouvais pas m'en séparer : elle couchait
dans mon lit! Et Mnanie, au lieu de
mépriser mon enfant bien-aimée, à
l'exemple des méchantes Allemandes,
s'empressa de lui coudre une belle robe
bleue, un peu paysanne mais si confortable, qui faisait de la Chinoise une vraie
petite orpheline des sœurs ! Cette bonne
action fut comme un pacte entre nous.
Et puis, personne comme elle pour
amuser le petit bonhomme que j'étais,
lui tenir compagnie en respectant ses
rêvasseries et partager quand il le
fallait ses jeux incompréhensibles...
J^admire les enfants d'aujourd'hui qui
savent jouer avec de vrais joujoux, ces
affreux nabots entichés d'aéroplanes et
d'autos avant même de savoir parler!
MNANÏE
229
A part la « Chinoise » — mais rien
ne m'ôtera de l'idée que c'était une personne véritable! — je n'aimais que les
jeux inventés par moi et principalement
tous ceux qui me rapprochaient de la
terre : Tété., je cueillais des fleurs, sans
leur tige, c'était plus beau! je cultivais
un carré de jardin réservé pour moi à
Tentrée des charmilles, et surtout je
cherchais pendant des heures, dans le
gravier chaud des allées, de jolis coquillages striés et luisants comme les
vieilles « perses » de la chambre de
maman; ces coquillages me faisaient
battre le cœur, parce qu'ils ressemblaient à ceux qu'on trouvait dans le
sable de la plage de Carteret où nous
passions le mois d'août
L'hiver, à part la joie de gribouiller
sur les feuilles multicolores d'un carnet
de croquis, et les surprises émouvantes
de la décalcomanie, je ne me rappelle
plus bien quelles étaient mes distrac»
230
MNANIE
tions favorites. Au fond, je crois que
l'hiver je m'ennuyais beaucoup,..
Mnanie m'aidait dans tous mes travaux, sans étonnement et sans lassitude, toujours de bonne humeur et
prêtant sans cesse à mes menottes maladroites Taide de ses grandes mains
molles, A vrai dire, toute sa personne
devait être très molle, à la pauvre
Mnanie, très défibrée, très accessible à
toutes les tentations...
Malgré beaucoup de défenses réitérées, Mnanie ne pouvait pas s'empêcher
de me tutoyer, et moi je la tutoyais
aussi : Maman dut en prendre son parti.
Gomme les enfants ont le sens des
choses! Nous nous aimions trop pour
nous dire vous, parbleu, je le comprenais bien, ô tendre sagesse des langues
latines ! Et, c'est très drôle, malgré que
ma mémoire remonte loin, cette affection me reste plutôt dans l'instinct que
dans le souvenir ; c'est comme une
MNANTE
231
atmosphère, un enveloppement... N'estce pas la preuve de ce que je vous disais tout à l'heure : l'enfance contient
tout, le grand amour comme le reste?
Ce devait être en effet une manière
d'amour qui me donnait tant de bonheur auprès de Mnanie. La plupart des
passions ne sont-elles pas faites surtout
d'atmosphère et d'ambiance? Celle qui
m'a rendu le plus heureux et le plus
malheureux — la dernière, s'il plaît au
Diable, car on ne peut aimer ainsi deux
fois dans sa vie! — était née d'une
rencontre au clair de lune, par une nuit
d'été si chaude qu'elle brûlait le cœur
et le corps à la fois... Je pensais être
aimé, enfin, aimé comme j'aurais pu
aimer... ah! quel rêve!... C'était une
illusion, comme tous les rêves... N'empêche qu'après bien des déboires, et
d'atroces déceptions, ce sacré clair de
lune enveloppait encore tout de sa lueur
de feu de Bengale ! Sans lui, le rêve
232
MNANIE
aurait peut-être duré ce que durent les
rêves, l'espace d'une nuit, et j'aurais
brisé la belle idole de pierre qui ne
pouvait comprendre à quel point elle
me torturait, — si les idoles avaient
un cœur, ce serait peut-être la fin des
religions ! Je me raisonnais, je me
disais : « Va-t-'en ! Tâche d'oublier ! »
C'était facile à dire, mais tout à coup je
revoyais, précis et implacable, un beau
visage renversé, une bouche entr'ou»
verte, des dents toutes luisantes de clair
de lune... je ne pouvais pas oublier
ceia, et j'étais repris...
L'ange déchu soupira lourdement.
Nous ne disions rien. Je compris que
X^** était aussi étonné que moi de cet
abandon, de cet aveu de faiblesse, car
notre hôte était d'ordinaire plus impassible et plus discret.
Il sifflota un petit air qui devait
sans doute lui rappeler son envoûte-
MNANIE
233
ment au clair de lune, puis il continua :
— Pour en revenir à Mnanie, nous
étions si bien accoutumés l'un à l'autre
au bout de quelque temps, qu'un jour,
à table, maman ayant eu l'imprudence
de parler d'une certaine anglaise qu'on
lui recommandait, elle vit dans mes
yeux un tel désarroi, et mes lèvres
tremblèrent si fort pour murmurer :
« Oh! maman! et Mnanie? », qu'après
une longue conférence entre mes parents, il fut décidé que ma « bonne »
resterait. Elle aussi, je crois, eût été
triste de me quitter.
Vous comprenez, j'adorais maman,
mais, à cause de cette adoration, justement, maman réapparaissait comme
quelqu'un de très au-dessus de moi,
une sorte de fée toute-puissante et magnifiquement vêtue de qui dépendaient
mon sort et mon bonheur. Quelle joie
démentielle quand elle m'emmenait
dans ses courses et dans ses visites, si
234
MNANIË
j'avais été sage ! Les longs stationnements chez les couturiers et les modistes
me comblaient d'aise, me remplissaient
de dignité ; maman me demandait mon
avis en riant, et puis nous allions goûter
comme deux camarades ; ou bien,
c'était le « Lundi» deMmeVanandrouze,
la femme du Président de la Chambre,
qui m'appelait « son cher petit ami », ou
le (( Mercredi » de Mme Jasiecka qui possédait une plante que l'on nourrissait
de viande crue (éternelle déception, car
cette fleur cannibale avait Tair d'un
vilain petit azalée!) ou encore « le Dimanche » de la Princesse Sophie, vieille
Altesse au calme visage démodé, sur la
table de qui je pus voir et admirer le
dernier gratte-dos, une longue baguette
d'ébène armée d'une main minuscule en
ivoire, heureux vestige d'un temps où
Ton se baignait moins qu'aujourd'hui!
Tout cela, c'était bien beau, mais aussi,
deux soirs sur trois, le cœur gros, je
MNANIE
235
voyais partir mes parents pour des dîners
ou des fêtes, maman toujours emmitouflée dans son grand manteau de satin
blanc dont la poche intérieure me faisait envier les petits kanguroos qui,
eux, du moins, peuvent suivre leur
mère partout où elle va ! Mnanie était
davantage à mon niveau : elle non plus
ne sortait pas le soir ; nous dînions
tous deux, bien sagement et, après le
dîner, on tendait un drap sur le mur, et
Mnanie me montrait la lanterne magique,..
Maman travaillait à d'extraordinaires
broderies, aux nuances compliquées et
chatoyantes, tissées de fils d'or si fragiles que, rien qu'en les regardant, me
disait-elle, on les ternissait : quel prestige, mais quel mystère ! Mnanie, au
contraire, s'occupait à d'humbles coutures, elle « marquait » mes petites
chaussettes» elle « ourlait » des tabliers
pour elle, enfin des ouvrages courants
236
MNANIE
dont je savais le nom et l'usage ! Je vous
dirai même que j'avais pour maman
une si violente admiration, et que je la
trouvais tellement supérieure au reste
de l'humanité, que je souffrais inconsciemment lorsqu'elle avait pour moi —
et cela lui arrivait souvent ! — des soins
que je jugeais réservés à Mnanie toute
seule. J'aimais à être réveillé par maman quand elle rentrait de soirée et que
je la devinais, à la lueur de la veilleuse,
toute brillante de paillettes sur sa robe
et de bijoux dans ses cheveux, se penchant sur mon lit pour m'embrasser,
mais je n'aimais pas, si j'étais malade,
qu'elle s'astreignît à de tristes corvées,
à tout ce qui me la dépoétisait. Une
absurde pudeur s'emparait alors de
moi et je mourais de honte sans oser le
dire !
Maman connaissait de belles chansons, aérées comme des paysages, qui
évoquaient un monde inconnu et me
MNANIE
237
transportaient aussi loin que les contes
d'Andersen ; celle-ci surtout, sur un air
de cor de chasse, qui me semblait monter de nos prairies légendaires et charmées, lorsque maman voulait bien la fredonner de sa voix de cristal ;
Permets-moi belle meunière,
De passer par la rivière,
De traverser ton moulin,
Car j'ai perdu mon chemin...
Oh, ce n'est pas ça, il fallait la voix
de maman!... Et comme c'était joli,
l'instant où la meunière remettait le
jeune seigneur à sa place :
Monsieur fort peu m'embarrasse,
Que vous veniez de lâchasse,
K passez pas par mon moulin.
Laissez-moi moudre mon grain...
Je ne l'avouais pas, mais je trouvais
que cette meunière vertueuse et familière, avec ses manches retroussées
sur ses bras ronds, ressemblait beaucoup à Mnanie...
238
MNANIE
Et cette autre, encore? que maman
avait dû apprendre de sa grand'mère :
A l'Opéra je serai reine,
En satin j'aurai des souliers,
Du velours, de la porcelaine,
Des laquais à tête africaine,
Et des Commandeurs à mes pieds !
Combien cette déclaration était sublime, luxueuse, intimidante! J'aurais
voulu être un de ces Commandeurs
prosternés — oh, ces Commandeurs,
quel titre, quel grade ! — j'aurais
même été heureux, simple laquais à tête
africaine^ de servir une aussi flère dame,
mais soudain je regardais piteusement
mon costume de petit mathurin d'eau
douce, mes ongles remplis de terre,
toute ma personne ivre de confusion,
si indigne des chansons de maman et
je ne retrouvais mon assurance qu'en
entendant les complaintes de campagne
ou les refrains de banlieue qui composaient le répertoire de Mnanie : « C'est
MNANIE
239
comrrt les cheveux à Léonore^ guand vHy
en a plus, y en a encore » ou bien : « Pour
danser la Périgourdine, il faut avoir le
pied dégagé, pied dégagé pass9 pass\ pied
dégagé passé ! » et même ce dicton,
comme d'un La Fontaine des fortifs :
jamais l'on vta vu, jamais Von n verra^ la
queue d'une souris dans l'oreille d'un chat!
Voilà qui me mettait à l'aise ! J'ai
toujours eu des aspirations « peuple »,
mais si, je vous assure, ce n'est pas
une blague. J'adore la conversation des
êtres simples que d'autres pourraient
trouver bêtes et qui me reposent, me
font goûter la vraie saveur de la vie;
sans doute Mnanie satisfaisait-elle déjà
chez moi ces instincts de non-civilisé
qui s'affirment davantage chaque j our...
Pourtant j'étais sociable alors, plus
que beaucoup de mioches, aimant les
sourires et la représentation! Quand
c'était le jour de maman, ici, à Fresville, et que j'entendais crier sur cette
240
MNANIE
même terrasse où nous sommes les
roues de toutes les voitures du voisinage, une fringale de « monde » me
prenait et je disais à Mnanie ces trois
mots, péremptoires, avec une concision
et une volonté de roi nègre : « Voir les
dames! » Alors, Mnanie me « faisait
beau », suivant sa touchante formule;
elle changeait ma tenue réglementaire
en une autre, très « fantaisie », de
laine blanche avec le col en soie bleue,
et j'entrais dans le grand salon.
Je m'y plaisais pendant une demiheure, choyé, gâté, écœuré de sucreries ;
il y avait de jolies robes, — du moins je
le croyais, pauvres Cotentinoises ! —
une odeur de poudre d'iris, un petit entrain de fête... Et puis, brusquement,
une grosse mélancolie me venait :
était-ce ma vraie existence tout cela,
n'avais-je rien d'autre à faire? Et la
« Chinoise, » que devenait-elle, pendant
ce temps-là? Et mes découpures en pa-
241
l^NANIE
pier, et mes bouquets sans tiges, et la
bonne liberté de se tenir mal et de se salir
les mains ? Bientôt, je n'y tenais plus ; je
m'approchais de maman, je luiprenais la
figure pour qu'elle m'éeoutât mieux (une
déplorable habitude que j'avais !) et très
poliment, à voix basse^ je murmurais :
« Voir Mnanie, maintenant! » Quand
je vous dis qu'on trouve tout chez l'enfant, même le bon sens! mais je vous
assomme, moi, avec mes rabâchages,,.
Non, il ne nous assommait pas. X***,
malgré son silence attentif, combinait
évidemment dans sa tête un moyen de
faire partir la cuisinière dypsomane,
car ses idées évoluent avec lenteur et
il les poursuit jusqu'au bout, en sourd.
Et moi, pendant que notre ami songeait
tout haut, je brodais sur la trame de
ses paroles beaucoup d'arabesques
semblables aux fils d'or des petits ouvrages de sa mère : mes souvenirs, si
16
242
MNANIE
différents des siens... Quelle tendresse
désolante et quelle volupté répandait
dans l'air l'odeur des belles-de-nuit...
Après nous être donc récriés comme
il convenait, il reprit :
— Je vois Mnanie associée à de petits
épisodes qui me semblaient énormes,
deux surtout qui restent encore pour
moi très humiliants. Le premier se
passe à Paris. Je revenais des Tuileries avec Mnanie lorsque, au coin de
la rue du Bac et de la rue de Varenne,
devant un marchand de verrerie dont
la devanture s'étalait, fragile et givrée,
jusque sur le trottoir, je heurte un
globe de pendule avec ma canne à pommeau d'argent, — (en étais-je fier de
cette canne grande comme un crayon
que je serrais de toutes mes forces
ainsi qu'un talisman!) — et le globe se
casse, en s'effondrant dans un bruit
affreux. Avec mon imagination, sem-
MNANIE
243
blable à ce qu'elle est maintenant, je
voyais des sergents de ville accourant,
la police sur pied, la honte, ma vie
finie, et je criais de toutes mes forces :
« Non, je ne veux pas, non je ne veux
pas aller en prison! » Le marchand
avait beaucoup plus peur que moi et
restait confondu devant ce désespoir
tragique, et Mnanie qui pleurait aussi
à force de rire finit heureusement par
me calmer.
L'autre histoire est lugubre parce
que elle comporte une moralité et
qu'elle pourrait faire croire aux enfants
naïfs, peut-être à toi, mon gros X***,
qu'il ne faut pas s'approprier le bien
d'autrui. J'avais été passer la journée
chez nos voisins de Flottemenvast, là,,
tout près, de l'autre côté du canal, des
bons vieux qui n'avaient pas d'enfants
et chez qui l'on m'envoyait quelquefois
pour les distraire. En jouant, je trouve
dans le gazon une tortue magnifique,
244
MNANÏE
autrement grande et carapacée que les
deux petites tortues jaunâtres du potager de Fresville ! Sans rien dire, avec
rapiditéet convoitise, je fourre îa tortue
dans la vannerie où Mnanie mettait sa
couture et, an moment de partir,, j e m'empare du panier et je le porte-obligeamment, tout en caressant la tortue à travers les réseaux de la paille. Tout à
coup? une morsure horrible : la bête se
vengeait de son dépaysement! En hurlant, je dus avouer mon vol et je subis
cette punition complète de rapporter la
tortue où je L'avais prise et d'avoir mon
doigt bandé par la vieille dame de Flottemenvast qui me fit un sermon h odeur
de collodion et d'arnica, Mnanie, je
crois, ce jour-là, me gronda...
Tout de même, le temps passait.
Maman avait entrepris la tâche pénible
de commencer mon instruction; sa patience invincible et souriante secouait
MNANIE
245
ma paresse du mieux qu'elle pouvait,
et ce n'était pas une petite affaire, La
lecture et Fécriture allaient toutes
seules et je ne me souviens même pas
d'avoir appris; la botanique m'amusait,
surtout depuis le jour où j'avais entendu dire qu'une de mes tantes en
avait interdit l'étude à ses filles parce
qu'elle trouvait cette science inconvenante; alors, sans savoir pourquoi, je
m'imaginais être un grand garçon plein
de perversité ; mais l'Histoire, avec ses
encombrements de dates, noires et
alignées comme des insectes ; la Géographie, cette ironique « invitation au
voyage », tous ces beaux noms nostalgiques qui défilent devant vous sans
jamais vous emmener nulle part; la
Grammaire,, hérissée d'ordonnances et
de défenses comme une charte inacceptable, et l'Arithmétique surtout, oh,
celles-là!quelles vilaines,quelles sales
ennemies! Non, jamais nous ne nous
246
MNANIE
sommes entendus, le travail et moi.
J'étudiais uniquement pour faire plaisir
à maman et, en somme, je n'ai guère
retenu que ce qu'elle m'a appris. Mnanie ne se mêlait en rien à ces séances
épiques, tenues dans une petite chambre
entresolée qu'on appelait le ce cabinet
rose », au cours des quelles c'était maman qui récitait mes leçons, en disant :
— Bon, mon chéri... Bon,.. Alors,
Charle...
— ... magne! Maman...
Très bien !... pour m'encourager et me
donner l'illusion d'« avancer »... Heureuse Mnanie ! tout son savoir se bornait
à ânonner au réveil une Clef des songes
décharpiilée ! Sans doute aussi connaissait-elle assez d'orthographe pour répondre à une (( déclaration »... Cela ne
suffit-il pas au bonheur de la vie? Mnanie n'avait aucune prétention et maintenantque les enfants des plus modestes
employés de bureau possèdent une Gou-
MNANIE
247
vernante quand ce n'est pas une Institutrice, ma gloire, à moi, est d'avoir connu
la dernière « Bonne » de France!
Pendant de longs mois la vie glissa,
sans heurts, sans incidents ; les saisons
se suivaient, définies et précisées parles
grandes fêtes qui sont les Signes du
Zodiaque de l'enfance, ces solennités
longtemps attendues et jamais décevantes, Noël aux souliers débordants,
le premier de l'An plus somptueux,
Pâques et son panier rempli d'œufs en
chocolat, de crevettes en sucre et d'ingénieuses babioles, et mon anniversaire,
en Juin, célébré par un gâteau tout illuminé de petites bougies! Mnanie ne
manquait jamais de penser à moi, et
son cadeau, bien laid, bien modeste,
était, tout de suite après le splendide
cadeau de Maman, celui qui me faisait
le plus de plaisir parce que je croyais
que Mnanie s'était privée pour moi...
Peut-être, en cherchant bien, là-haut,
248
MNANIE
dans un vieux placard, je trouverais
encore un petit singe en chenille rouge
et bleue ou un sac de papier glacé sur
lequel Bonbonsfinsétait calligraphié en
lettres d'or — tout ce qui me reste de
MnanieL.o
Il y a de grandes étapes blanches dans
les commencements d'existence ; je
devais être très heureux pendant tout
ce temps-là...
oo. J'allais arriver âmes huit ans; on
parlait du collège, quelquefois, ainsi que
d'un avenir encore éloigné mais inévitable ; j'y songeais comme je songe à la
mort, aujourd'hui : je sais qu'elle viendra, je désire même ardemment qu'elle
vienne bien avant la vieillesse et pourtant un fol instinct de vivre me dit parfois : (( Si cependant il y avait une exception en ta faveur ! » Ce collège, que je me
figurais presque aussi odieux qu'il fut
MNANIE
249
dans îa réalité, j'essayais bien de me
-persuader qu'il faudrait en passer par
là, mais l'idée que ma petite existence
si douce, si bien installée, finirait un
jour, me semblait une chose impossible
et révoltante» Déjà je donnais un visage
au temps passé et je le confondais dans
un même regret avecles êtres disparus. .Cette année-là fut donc ma dernière
année de véritable enfance. Rentrés à
Paris, mes parents sortirent plus souvent encore que d'habitude —~ ils
voyaient du monde pour deux générations, la leur et la mienne ! — et je me
rappelle un grand nombre de dîners en
tête à tête avec Mnanie. Est-ce dommage! Je m'aperçois qu'il me serait
difficile de me souvenir du timbre de sa
voix ou de la différence qu'il pouvait y
avoir entre son sourire et sa sévérité :
je vous le répète, Mnanie c'est la couleur
etlegoûtdemesjeunesans... Ainsi, dans
les rêves, un visage auquel nous peu-
250
MNANIE
sons tout le long du jour fuit sans cesse
au moment où nous allons l'évoquer.
. . . E t puis les tristesses commencèrent...
Un soir de printemps, nous avions
dîné dans la grande salle à manger,
Mnanie et moi, servis par le maître
d'hôtel qui ne revêtait pas son habit
pour la circonstance et gardait sa
jaquette, rite qui m'humiliait toujours
un peu : j'aurais voulu être un vrai
petit maître de maison et faire à Mnanie
les honneurs de ma table. Pendant ce
dîner, devins-je nerveux, despotique,
saisi par un de ces accès d'enfant gâté
comme il m'en prenait? Je ne sais plus.
Toujours est-il que Mnanie, si patiente
d'habitude, se mit en colère; furieux, je
vidai mon verre dans son assiette, et
Mnanie, pour la première fois, laissa
échapper un « gros mot » — un mot que
je ne connaissais pas! Elle comprit
l'énormité de sa faute et elle eut Tirn-
MNANIE
251
prudence de me supplier de ne pas
répéter à maman ce que je venais d'en»
tendre. Or, je ne savais rien cacher à
maman ; le mensonge m'apparaissait,
il m'apparaît encore aujourd'hui, comme
un acte d'esclave. Si Ton craint de faire
de la peine, il faut mentir, bien souvent;
mais, pour les choses futiles, à quoi bon
amoindrir à ce point notre liberté? Et
la défense de Mnanie me semblait plus
que futile, stupide! En outre, à cette
époque, j'étais rongé de curiosité. Que
pouvait bien signifier ce mot que j'entendais pour la première fois ! Quelle
importance enfantine y attachait donc
Mnanie? Quel mystère cachait-il? Quand
on est petit, on se sent prisonnier de
tant de portes fermées qu'on voit partout des clés d'or... Ma fois, tant pis,
je demanderai à maman...
Aussi, le lendemain matin, tout
gentil, tout content, détaillant le programme de ma petite soirée, je dis en
252
MNANIE
souriant d'un air malin : « À'h! et puis,
maman? Mnanie a dit m... » Vous entendez d'ici les cris, ces cris exagérés des
parents qui ont envie de rire mais qui
n'ont pas le droit de-rire, vous imaginez
la confusion générale, les paroles qui se
croisent : « Cet enfant se trompe, ce n'est
pas possible! — Comment voulez-vous
qu'il aille inventer une chose pareille? »,
un grand raffut, puis un grand silence, le
déjeuner qui s'achève dans la consternation, — (j'aurais voulu voir ma tête !)
— et enfin, à peine sortis de table, comparution de Mnanie dans la chambre de
maman. Contradictions de la-nature humaine : j'étais horrifié mais je n'éprouvais pas de remords, je ne me rendais
pas compte que j'avais trahi Mnanie !
Bien entendu je n'assistai pas à l'entretien. Tout seul, chez moi, je m'assis
dans mon petit fauteuil, au coin de la
fenêtre, bouchant furieusement mes
oreilles pour ne rien entendre, puis je
MNANIE
253
pris la « Chinoise » dans mes bras et
je la caressai parce que sa robe bleue
était l'œuvre de Mnanie. On est malheureux quand les objets vous évoquent
facilement les gens ! Je tripotais cette
étoffe que Mnanie avait tenue dans ses
mains, tout en cherchant dans l'œil
décoloré de la « Chinoise » une réponse
à mon tourment, un mot rassurant, un
gage d'avenir meilleur : je m'attendais
en effet à un départ, à quelque chose
d'épouvantable et de tout à fait audessus de mes forces. Que se passait-il
derrière la porte? Comment mon sort
allait-il se décider ? Lorsque j'ai vu
Sarah, exquise Tosca aux bras chargés
de fleurs, à l'acte où l'on martyrise son
amant dans la pièce voisine, j'ai compris tout ce que j'ai pu souffrir à cette
minute-là. 8C
«... Sans doute Mnanie avait-elle fait
beaucoup d'excuses, beaucoup de promesses, car la porte s'ouvrit enfin et
254
MNANIE
malgré que ma bonne eût les yeux bien
rouges et la figure luisante de larmes,
j'étais sûr qu'elle ne partait pas : elle
n'eût même pas besoin de me le dire.
Elle s'installa près de la table, à sa
place habituelle, je sautai sur ses genoux., et je sens encore contre ma joue
sa joue chaude et mouillée,..,
L'Ange déchu s'arrêta. Comment,
c'était lui qui parlait ainsi, lui, capable
d'exprimer un émoi si opposé à ce que
nous imaginions de sa nature cadenassée, de son pessimisme railleur, de
ses gestes distants et raides — qui le
rendaient souvent antipathique à première vue?...
Il faisait tout à fait nuit; une nuit
tiède, grésillante d'étoiles. X*** dérangea son fauteuil d'osier, je posai la main
contre le balustre de la terrasse, encore
chaud, et où le soleil " retrouverait
MNANIE
255
demain matin la place de sa caresse...
Sur la route éteinte, deux lumières
glissèrent, suivies de deux grelottements, l'un aigu, l'autre grave.
— Tiens, une bécane, fît X***.
— Et même deux! ajouta notre ami.
Qui sait ce qu'elles portent, ces bicyclettes qui filent dans la nuit vers
Carentan?... leurs lumignons cheminent l'un près de l'autre et leur tintinnabulement répond à celui des crapauds. Est-ce une touchante partie de
plaisir, quelque matelot permissionnaire qui débauche une petite Valognaise folle d'amour et de peur, un bon
dîner à l'auberge — la « soupe à la
graisse » et un lapin! —- suivi d'une
nuit dans une chambre à quatre lits
comme il y en a dans ce pays ? ou bien,
tout simplement, deux ouvriers qui
rentrent du travail? de petits bourgeois
en vacances ?... Nous ne le saurons jamais. Peut-être ont-ils remarqué aussi
256
MNANIE
les lumières de Fresville..o on regarde
toujours les lumières des autres ! les
siennes., on n'y fait plus attention, on
les connaît trop... Ouf! c'est lugubre de
ressasser de vieilles machines, je me
fais l'effet d'un voleur de cimetière,..
Conte-nous donc ta dernière bonne fortune, X***, ce sera plus amusant!
-— Pour que tu te moques encore de
moi comme hier soir, n'est-ce pas?
— Non, je ne me moquais pas de toi,
je disais seulement que tes histoires ont
toujours l'air d'être racontées à l'heure
de l'apéritif,: dans un luxueux estaminet
de province; tu ne le fais pas exprès...
Je vins au secours de X*** :
— Les tiennes, dis-je en riant à
notre hôte, elles sont toujours sinistres
et faites pour couper l'appétit. Mais
finis celle-ci, Voyons, tu nous laisses
là, en plan, contre la joue de ta bonne.-,
Elle commence à m'inléresser la
Mnanie, j'aime cette guerrière qui t'en-
257
MNANIE
seigna le plus beau mot de l'histoire
de France, — le seul authentique...
Allons!...
— Eh bien, voilà. On avait pardonné
à Mnanie son incartade mais le pardon,
vous savez, n'est guère autre chose
qu'un surnom donné par le Christ à la
rancune : on pardonne afin d'être sûr
de ne pas oublier...
Je voyais bien que maman n'avait
plus en Mnanie la même confiance que
naguère; lorsque mes parents s'absentaient, on faisait à la pauvre fille des
recommandations à n'en plus finir;
autrefois, forte de ses quatre années
de vigilance et de bons soins, elle
n'eût peut-être pas toléré cette méfiance préventive ; maintenant, elle
acceptait tout, humblement, en baissant la tête. Maman aussi m'emmenait plus souvent avec elle; je nous
vois, par de beaux soleils de faux prin17
258
MNÂNÏE
temps — ces soleils de Mars qui alourdissent les jambes et font pleurer les
yeux ! — cueillant des anémones blanches et des claudies dans les gazons du
Bois, de ces premières jacinthes bleues
qui sont comme un reflet du ciel sous
les taillis, et ces petites fleurs violettes
qu'on appelle hyacinthes et qui exhalent une odeur de chair parfumée. 0.
Parfois je m'interrompais tout à coup
en songeant que pendant ce temps
Mnanie restait à coudre, dans ma
chambre, sans personne à qui parler,
et je trouvais cela bien injuste!...
Nous arrivâmes à Fresville comme
toujours vers le milieu de juin; la mode
n'était pas encore venue de s'attarder
à Paris jusqu'au mois d'août* Les autres
années, ces premiers jours de campagne étaient pour moi une fête indicible ; les dîners sans lampes, suivis
des longues promenades jusqu'aux
MNANIE
259
prairies marécageuses, dans un crépuscule qui ne devenait jamais de la
nuit complète; les réveils au petit jou-r,
juste le temps de faire ma toilette,
pour courir bien vite à la basse-cour
pincer les oreilles des cochons d'Inde,
puis à la laiterie me gorger de lait
caillé, et partir ensuite avec la femme
du jardinier à/la conquête du potager,
autant de plaisirs distincts, classés
dans ma tête et dont l'attente me faisait trembler de désir.. 0
Mais, depuis le jour où Mnanie avait
dit le fameux mot, il y avait un peu
d'ombre autour de moi, mes heures
les plus insouciantes comptaient des
minutes inquiètes ; je devinais que tout
était bien compliqué dans la vie et
qu'il fallait toujours s'attendre à des
imprévus redoutables! S'il avait suffi
d'une seule parole pour créer un tel
malaise, comment osait-on faire un
mouvement ou risquer un geste? Gela
260
MNANIE
était cause que j'en aimais davantage
Mnanie ; pour connaître vraiment
l'amour, il faut avoir aimé à la lueur
trouble et vacillante de l'inquiétude.
La sécurité est la grande destructrice
de la tendressse.
D'ailleurs, autant que je puis m'en
souvenir, Mnanie était distraite, « absente »9 depuis quelque temps ; un
rouage avait dû se déclencher en elle :
après quatre années de calme il est probable que Mnanie était avide de tempête. Le fait est qu'elle s'occupait moins
de moi et qu'elle m'embrassait du bout
des lèvres. Étais-je trop « grand »
pour elle et sa sollicitude ne pouvaitelle aller au-delà de « l'âge déraison? »
Je crois plutôt qu'une gêne secrète la
hantait. Lorsque nous descendions tout
au fond du parc, dans l'allée de noisetiers pourpres qui borde les herbages,
accompagnés de la femme de chambre,
une grande bringue très sévère, à l'air
MNANIE
261
hommasse, dont le double menton s'appuyait sur un col blanc empesé,
Mnanie bavardait tout le temps avec
elle et jamais avec moi. Je m'enfonçais
le plus que je pouvais dans les Mémoires
d'un Ane, pour distraire ma rancœur,
et, malgré moi, j'associais Mnanie à
Cadichon dans une même plainte qui me
crevait le cœur, sans savoir pourquoi.,.
J'ai connu par la suite cette sorte de
pitié douloureuse et passionnée — je ne
veux pas dire un amour fait de pitié pour
un être disgracié ou pour quelqu'un
qui vous aime et qu'on n'aime pas !
oh non, je ne suis pas assez bon pour
cela! — mais, vous comprenez, un être
qu'on adore et dont on se croit aimé
parce qu'on lui a été secourable, une
pauvre chiffe qui vous apitoie par sa
faiblesse et dont les méchancetés même
sont désarmantes, quelqu'un enfin qu'on
sait à vau-l'eau, qu'on voudrait protéger toujours contre la vie, et qui vous
263
MKTANIE
échappe, se débarrasse de vous comme
d'une bouée encombrante et préfère
l'abîme... Il y avait beaucoup de cela
dans mes sentiments pour Mnanie...
Huit heures sonnèrent, distincts et
menus, au clocher de Carentan.
— Ecoutez., le vent vient de Noroi,
il fera encore beau demain,,, murmura X***. Cristi, ça ne doit pas être
drôle un amour comme celui que tu
nous décris là! Moi, toutes les fois que...
Au même instant le premier coup de
la cloche sonna, présageant le dîner
et interrompant la profession de fois
de X***, dont nous ne sûmes jamais
la suite.
— N'ayez pas peur9 continua notre
hôte — je vais avoir fini; seulement
maintenant, je ne pourrais pas m'em-»
pêcher d'aller jusqu'au bout.
O0.
Un soir, mes parents étaient allés
dîner aux environs d'ici* Bien entendu,
MNANIE
263
les autos n'existaient pas et cela représentait un vrai petit voyage d'aller jusqu'à Montebourg; on en parlait longtemps à l'avance. De ma soirée passée
avec .Mnanie, je ne me rappelle rien;
absolument rien».. Je me vois seulement éveillé dans la nuit, brûlé par
une de ces soifs d'enfant dont on ne
retrouve ensuite l'avidité qu'aux jours
de maladie, et appelant: — Mnanie!...
Mnanie !... » Dans ce cas-là, qui se présentait souvent, j'étais sûr d'entendre
bientôt le Voilai... de Mnanie réveillée
en sursaut, et le ploc-ploc de ses pieds
enfilant des savates.,. Cette fois-ci, pas
de réponse... Une troisième fois, je dis
encore : — Mnanie !... un peu plus bas,
parce que j'avais peur de ma voix*.. Le
rond lumineux de la veilleuse dansait
au plafond... Mnanie couchait dans la
chambre à côté de moi, sans veilleuse,
la porte ouverte. Les autres nuits ce
grand carré noir était rassurant puis-
264
MNANIE
que son ombre abritait Mnanie, mais
dans la circonstance il commençait à
devenir effrayant.
Un quatrième appel demeura sans
réponse ; je fus pris d'une vraie panique
et bravant le danger je me lève, je
franchis d'un bond le carré noir et je
cours au lit de Mnanie : le lit était vide,
froid; Mnanie n'était pas là. Figurezvous que j'en fus plutôt rassuré! J'en
faisais si souvent de ces cauchemars
qui commençaient par un fait invraisemblable pour s'achever dans la terreur ! Bien sûr, d'un moment à l'autre,
quelqu'un des habitués de mes rêves
allait foncer sur moi en ricanant : peutêtre la Grande-Tête-Pâle qui jouait du
violon avec ses dents, ou la BonneFemme-Qui-Danse, ou encore cet être
singulier (le plus horrible de, tous!)
que j'appelais La Cadence et qui se tordait en spirale, avec un bruit et des
mouvements réguliers d'accordéon..,
MNANIE
265
J'en serai quitte pour bramer de tous
mes poumons et je me réveillerai
ensuite!...
Et pourtant, non, je sentais le parquet sous mes pieds nus, j'entendais
le crépitement de la veilleuse, toutes
choses qu'on ne perçoit pas en rêve
et même, une fois rentré chez moi,
tout tremblant, je pouvais compter et
nommer l'un après l'autre les oiseaux
qui ornaient le papier de ma chambre :
un serin, un chardonneret, un oiseau
bleu, une petite huppe et puis encore
un serin, comme cela tout le long du
mur!...
Alors, je ne dormais pas? Alors,
c'était donc bien vrai que Mnanie avait
disparu? Mais où pouvait-elle être, bon
sang ! Je regardai la pendule : onze
heures moins cinq; et doucement, bien
doucement, je me recouchai !... Oh ! non,
je ne rêvais pas, j'en étais certain à présent, car si j'avais rêvé j'aurais eu peur,
268
MNANIE
tandis que j'étais seulement bouleversé
par une inquiétude folle, beaucoup
plus monstrueuse encore que l'inexplicable absence de Mnanie : mes parents
allaient rentrer bientôt, maman viendrait m'embrasser5 s'assurer que j'étais
bien bordé et les fenêtres fermées avec
soin... Que dirait-elle, en me voyant
seul? Qu'allait-il se passer? Longtemps
je fixai le rond de la veilleuse et puis,
— on est heureux, tout de même, à cet
âge-là — je m'endormis...
Le lendemain matin, les yeux à peine
ouverts, je me rappelai confusément
qu'il y avait quelque chose> et peu à peu je
retrouvai tout l'engrenage de mon chagrin, avec ce seul espoir : si réellement
tout cela n'était qu'un rêve? Je n'osais
pas bouger, je tendais l'oreille, guettant la respiration de Mnanie... Hélas,
bientôt je vis entrer maman qui m'apportait elle-même mon chocolat, avec un
bon sourire; mais derrière le sourire
MNANIE
267
il y avait son visage préoccupé que je
connaissais bien et, sans dire un mot,
je me mis à fondre en larmes.
Gomment se passa cette matinée?
Impossible de vous le dire. Il y a là un
grand trou dans mon souvenir. Je crois
que maman me gronda et me fit honte
de mes larmes, « un grand garçon
comme moi9 qui avait tout pour être
heureux, etc., etc. » Je me rappelle
vaguement des conciliabules chuchotes,
des portes ouvertes et fermées, un
remue-ménage exceptionnel, une maison agrandie par le drame*.,
L'après-midi^ je me retrouve dans
le parc avec une amie de maman arrivée
à Fresville depuis quelques jours, une
dame beaucoup plus âgée que maman
et qui jouait encore les petites filles.
Même, F avant-veille, je lui avais dit:
(( Enfin, qu'est-ce que vous êtes, vous?
Vous êtes trop jeune pour être une
oae
268
MNANIE
grand'mère, mais vous êtes trop vieille
pour être une petite mère, alors?... »
L'ennuyeuse créature, quelle rancune
je lui garde! Tenez, aujourd'hui, en
pensant à elle, je la déteste encore !
Sans doute on m'avait confié à la dame
pour m'éviter le gros désespoir d'assister au départ de Mnanie ; je m'en
doutais, mettant une fierté à ne rien lui
demander; et elle, la sotte, sans s'apercevoir que je ne songeais qu'à Mnanie
et que je haletais d'angoisse, elle
m'avait emmené du côté des étangs,
elle me parlait de ses enfants que je ne
connaissais pas, elle me fit faire des
« ricochets » dans l'eau avec une pierre
plate, elle croyait me distraire !...
indifférent à tout, je la suivais sans
oser lui dire mon chagrin; comment
aurait-elle pu comprendre? Je me torturais avec les souvenirs d'hier déjà si
lointains : hier, avec Mnanie, nous
avions franchi cette grille; dans cette
MNANÏE
269
môme allée du potager, en cachette du
jardinier, nous avions chipé un artichaut, qu^on avait partagé en riant et
qu'on avait mangé cru. Ah, mon Dieu,
là par terre, encore une feuille, deux
feuilles, négligées ce matin par le
râteau! Je les ramassais comme des
reliques... Peut-être Mnanie avait-elle
mordu dedans!...
Alors que j'essayais, comme tous les
amoureux, de faire dévier la conversation du côté de ma bonne, la vieille
jeune femme eut une parole imprudente : « Va, je plains bien ta pauvre
maman, me dit-elle; rien de plus
ennuyeux que ces changements de
domestiques; on a tant de peine à en
trouver de bons, surtout en cette saison! » Des changements de domestiques \
Mnanie partant, c'est-à-dire ma vie
brisée, à me demander comment je
ferais pour respirer, pour aller, venir,
manger ou dormir, un dédoublement
270
MNANIE
affreux, la moitié de moi-même qu'on
arrachait de moi, cette dame peinturlurée et coiffée d'une bouse de vache
roussâtre appelait ça un changement
de domestique ! Je ne répondis rien,
j'étais fixé. Sûr maintenant que Mnanie
s'en allait, sûr aussi qu'elle était encore
à la maison puisque l'express ne pas»
sait à Carentan qu'à six heures et demie
et qu'il n'était pas cinq heures, une
envie folle me talonna de la revoir et
de l'embrasser encore une fois, Je voulais lui dire adieu. Il m'était impossible de ne garder comme dernière
vision de Mnanie que les menus faits
d'hier qui n'étaient pas destinés à être
des souvenirs éternels; l'heureuse insouciance où nous étions alors ne pouvait prendre pour toujours une apparence aussi tragique, il me fallait un
véritable adieu, en rapport avec ma
douleur. „.
Alors, tandis que le long des gro-
MNANIE
27i
seilliers, tout en grappillant, l'amie de
maman continuait ses jérémiades ménagères, ma volonté fut plus forte que ma
bonne éducation, et, laissant la dame
en plan, sachant bien qu'elle était trop
lourde pour me faire la chasse, je
bondis par-dessus une plate-bande ei
je me mis à courir comme un lièvre,
malgré les appels de ma gardienne ; je
dévalai à travers le potager, je franchis
d'une traite le jardin français en piétinant les buis craquants de chaleur; la
première terrasse, la grande pelouse
en pente, j'escaladai tout, et, par le
raidillon de la seconde terrasse, je
contournai le château et gagnai les
communSo Les autres jours je courais
rarement, car j'étais un gros petit bonhomme avec deux paires de joues qui
se portaient bien, mais aujourd'hui je
ne sentais ni la fatigue ni l'essoufflement : Mnanie-m'attirait, pour la revoir
j'aurais tué*,.
272
MNANIE
0 terreur ! la porte de la remise était
ouverte à deux battants et Roger,
l'homme d'écurie, tout habillé, sa casquette sur la tête, se tenait debout à
côté delà « jardinière », sorte de charà-bancs qui servait pour aller au
marchéc Je connaissais les habitudes
régulières de la maison : la « jardinière », à cette heure inusitée, attendait
Mnanieo Mnanie monterait dedans, elle
partirait pour toujours, elle partirait
sans moi... Mais non, voyons, c'était la
fin du monde, c'était impossible, il y
avait un malentendu... Maman m'aimait,
elle ne voulait pas me faire mourir,
pourtant!...
«•.Ces désespoirs d'enfants, de pauvres petits qui sentent tout et ne peuvent presque rien formuler, ces désespoirs qu'on croit à fleur de peau et si
profonds, au contraire, si cruels, que
tous nos désespoirs futurs se modèleront sur eux !... Je vous assure, j'ai
273
MNANIE
connu depuis toutes les tristesses, des
morts dont on ne se console pas, des
séparations longues et affolantes, des
mensonges, des trahisons, des ruptures où Ton se hait sans se revoir, des
adieux où Ton s'aime encore, et des
adieux plus navrants où Ton constate
qu'on ne s'est jamais aimés, eh bien, je
me suis toujours trouvé le même que
j'étais à cette minute, seul, désemparé,
trop ému pour pleurer, assis au grand
soleil contre la niche du chien, les
jambes coupées par la détresse..»
De l'office, une voix — la voix du
maître d'hôtel — héla le palefrenier :
— Roger, c'est pour la malle. Faites
vite, il n'y a que le temps.
Je me levai, j'emboîtai le pas derrière Roger, véritable bête des herbages qui ne faisait pas attention à moi;
nous traversâmes la cuisine, le réfectoire, les deux vestibules et je me trouvai dans l'escalier,,. e Je restai là.., J'en18
274
MNANIE
tendais des accents confus, sans pou»
voir distinguer les paroles, et puis
plus haute, la voix de maman qui disait :
ce La malheureuse! »... Je n'osais pas
monter, je crois vraiment que je n'aurais pas pu, mais je me rongeais les
ongles jusqu'au sang. Bientôt les deux
hommes redescendirent avec la malle
— une pauvre chose noire — et la
valise, ces deux bagages que j'aimais,
depuis le temps, qui signifiaient
vacances et départs joyeux!... Des pas
résonnèrent dans la grande vis en
pierre de l'escalier et voilà maman,
suivie de Mnanie dans sa jaquette
noire, coiffée de son chapeau de paille
à rubans, son chapeau des dimanches !...
— Ah mon Dieu ! Le petit !... fit-elle.
Moi, je lui avais déjà sauté au cou,
je m'agrippais à elle de tout mon poids,
je la tenais, je la serrais, j'essayais de
l'enfermer dans mes bras, mais elle ne
voulait pas m'embrasser. Doucement,
MNANIE
275
sans colère, elle se dégagea et je m'affalai par terre? à genoux... Papa venait
de descendre de son côté; il avait l'air
aussi triste que maman, mais avec une
expression sévère et implacable, lui
toujours si bon! Comme il fallait que
ce fût grave, tout cela !
... Cependant, de voir là mes parents
ensemble, j'eus un peu d'espoir; on
pourrait peut- être s'expliquer ; d'autant
que maman aidait Mnanie à rattacher
son chapeau que j'avais fait tomber en
me jetant sur elle. Puisque maman faisait ce geste, avec pitié, avec bon cœur,
y avait-il donc moyen d'arranger les
choses? Je pris la main de Mnanie, et,
tout bas, bien entre nous, je murmurai: « B'mande pardon, Mnanie! » Elle
fît « non »... Elle fixait droit devant
elle, en se retenant de pleurer; je ne
pouvais rencontrer ses yeux... Comment, elle ne voulait pas demander
pardon?...
276
MNANIE
Je regardai tour à tour maman, très
émue, qui semblait dire à Mnanie :
«Voyez de quoi vous êtes la cause;
vous n'avez pas même eu pitié de lui ! »
et papa, le sourcil froncé, qui fît signe
que l'heure avait sonné...
Alors, je devins fou.,* Je me traînais sur les genoux en sanglotant, ne
sachant plus à qui m'adresser puisque
personne ne voulait m'entendre, implorant encore Mnanie pour qu'elle demandât pardon, conjurant papa de lui
pardonner :
— Papa, oh, papa, je t'en supplie,
attends un peu, Mnanie va demander
pardon! N'est-ce pas, Mnanie, que tu
demandes pardon?... Là, vois-tu, papa,
elle a demandé pardon... si, papa, mon
petit papa, je te jure qu'elle a demandé
pardon... oh, je vous en prie, écoutezmoi!...
Pauvre papa, il enpleurait lui-même...
Maman me prit, elle me cacha la tête
MNANIE
277
dans sa robe de guipure blanche et se
mit à me dorloter si tendrement que je
compris bien que si cela avait été possible on aurait pardonné à Mnanie... Je
faisais connaissance avec l'irréparable ;
j'en eus la sensation aiguë, étouffante.»,
il m'annonçait que j'aurais souvent à
souffrir de sa venue. f .
Pendantcetemps elle partait, Mnanie,
sans un mot d'adieu, sans un regret
pour moi... J'entendis le cheval et la
charrette qui écrasaient le sable... je ne
devais plus revoir Mnanie, jamais; je
n'ai jamais su depuis ce qu'elle était
devenue...
Papa revint et dit à maman ces mots
inexplicables :
— A Pautre maintenant!
Comprenez-vous à présent pourquoi
le courage me manque lorsqu'il s'agit
de mettre un domestique à la porte?
Je. revois toujours Mnanie, confuse et
278
MNANIE
muette, résignée à accomplir toute sa
destinée...
Pour la seconde fois, on vint annoncer que le dîner était servi.
— Mais enfin, demanda X***, avec
son agaçante précision, qu'avait-elle
donc fait ta bonne?
Et l'Ange déchu, se levant et jetant sa
cigarette par-dessus la terrasse, répondit :
—• Tu es comme « le monsieur en
culotte de peau qui voulait tout savoir ! »
Eh bien, croirais-tu qu'on ne me l'a
jamais dit exactement. Plus tard, seulement, beaucoup plus tard, j'ai compris... Mais àquoi bonparlerde cela?...
Pauvre Mnanie!..,
1910.
9
@
A Madame Lucie Delarue-Mardrus.
Pour les deux seules fois que je
l'avais rencontré, arpentant la « levée »
de la Loire ou montant à grandes
enjambées le raidillon qui mène du
bourg au presbytère, il m'avait intéressé tout de suite ce curé, avec ses
sourcils largement arqués, son épaisse
toison aux crins rebelles, sa bouche
bien dessinée et son regard brusque,
sombre, entre les paupières fatiguées.
Son âge?De quarante à cinquante, sans
doute. Grand, droit, alerte, il semblait
toujours pressé. Rien en lui de la
280
?
balourdise ni de l'aspect sournois et
godailleur qu'ont trop souvent les curés
de campagne»
De ce prêtre, je ne savais rien que
son nom : l'abbé Reure. Nouveau venu
dans le pays, les indigènes attendaient
encore avant de se prononcer sur son
compte0 D'ailleurs, les Tourangeaux
ont toujours peur de se compromettre
et réservent généralement leur opinion
devant « quelqu'un des villes », eussentils connu ce quelqu'un-là encore tout
gamin !
Les jours sont longs, dans un vieux
château solitaire, au mois d'avril. Cette
retraite que je m'étais imposée pour
finir un travail absorbant et aussi pour
fuir l'humanité — il y a des moments
de la vie où Ton se sent un peu le frère
du Thénardier des Misérables et où, si
Ton s'écoutait, on mangerait le monde !
— commençait à me peser. Et puis, le
jeune printemps est un demi-dieu sur le
?
281
compte de qui les poètes se sont
trompés : il est moins tendre qu'on ne
croit et nous chante de tristes chansons
par le pipeau de ses oiseaux,, Les touchantes nichées, pressées et touffues,
des premières feuilles^ les fleurs qui
poussent un peu partout, jusque sur les
fumiers et sur les toits, tout ce frémissement de la terre en gésine nous fait
sentir avec mélancolie que nos dix-huit
ans? couronnés de fleurs eux aussi,
sont déjà loin, et qu'ils ne reviendront
jamais.
Le crépuscule n'en finit plus, à cette
époque de Tannée ; il n'a pas encore sa
chaude langueur du mois de juin, il est
aigre, hésitant, avec un arrière-goût
d'aube hivernale. A partir de six heures,
j'aurais parlé tout seul, rien que pour
me prouver que je n'étais pas mort
Un soir où le chœur des grenouilles
était plus déprimant encore que d'habitude et où le facteur n'avait rien eu à
282
?
m'apporterqueles journaux, (ah! l'heure
du courrier, à la campagne !...), j'éprouvai violemment le besoin de remuer
un peu d'air autour de moi, et, après
avoir passé en revue les maigres distractions locales, jamais renouvelées, l'envie
me prit soudain d'aller voir mon nouveau voisinB
J'ai connu et je connais encore des
prêtres admirables, d'idées larges et
compréhensives, bons dans le plus
magnifique sens du mot ; j'en ai rencontré également de sinistres et c'est
même un prêtre qui, sans le vouloir,, et
par sa seule incohérence, m'a fait
oublier mes prières; mais je respecte
toujours a priori ceux que la génération
de Louis-Philippe appelait « les hommes
noirs » — ne serait-ce que pour la
preuve d'élégante indépendance qu'ils
donnent en ne s'habillant pas comme
tout le monde !...
— M. le curé est chez lui?
?
283
Une femme m'avait ouvert la porte,
pas Tourangelle celle-là, oh Dieu non !
avec sa tête de vieille Maugrabine, son
accent scalabreux et sa mimique de
Polichinelle :
—• Le monsieur du château, que !
Espérez un peu, je vais prévenir M. le
curé.
De la petite cour étroite comme une
tonnelle, couverte de glycines en boutons qui semblaient de gros lézards
mauves, j'entendis un chuchotement,
des pas qui descendaient l'escalier de
bois du presbytère, et l'abbé Reure,
la main tendue, vint à moi :
— Entrez donc, Monsieur, je vous en
prie, il fait humide ici et les soirées
sont fraîches, en Loire.
Quelle belle voix avait cet homme !
Une voix grave, chaude, prenante, la
voix de son visage, ce qui est rare.
Ses gestes n'étaient empreints ni de
la fausse dignité qu'affectent certains
284
?
prêtres rustiques ni de ce manque
d'usages, plus gênant encore que gêné,
qui rappelle chez d'autres que la soutane seule les différencie d'un valet de
charrue.
Après quelques paroles insignifiantes
échangées sur le pays, ma vieille
demeure9 et la lune rousse dangereuse
aux vignes, l'abbé Reure me demanda
brusquement :
— Et vous ne vous ennuyez pas trop
chez vous, tout seul, à votre âge?
Justement je m'ennuyais, mais quelle
pudeur on éprouve à avouer cela ! En
outre c'eût été trop long de lui dire
pourquoi je m'ennuyais et ne connaissant pas encore le curé, j'ignorais s'il
ne voudrait pas me confesser, là,, tout
de suite, en cinq sec; que deviendraiton, si, en plus de tout ce qu'on s'avoue
à soi-même toute la journée, il fallait
encore se confesser!... Alors je lui
répondis je ne sais quelle phrase banale
?
285
sur la précieuse compagnie que tient
le travail, le besoin qu'on éprouve parfois de se retrouver seul avec sa mouvaise humeur, et autres âneries, et j'ajoutai pour finir :
— D'ailleurs, qu'on soit seul ou non,
la vie n'est pas gaie à la regarder de
près, du moins je ne la trouve pas très
gaie...
D'habitude, les ecclésiastiques devant qui l'on avance cette opinion trop
courante, concèdent que les temps sont
tristes et s'égarent dans la politique,
ou bien, ils se mettent à rire, vous
prouvent que quand on est jeune et bien
portant, on n'a pas le droit de « blasphémer de la sorte » et vous conseillent « de chasser au plus vite ces papillons noirs ».
Aussi, ma stupéfaction fut-elle
grande de voir que l'abbé Reure était
de mon avis, car il laissa tomber ces
quelques mots :
286
9
— Non, vous avez raison, la vie n'est
pas gaie...
Je tournais le dos à la fenêtre et,
depuis le commencement de notre
entretien, je détaillais minutieusement
la pâleur du curé, ses traits expressifs :
le nez très droit, très régulier de profil,
mais, de face, trop large à la base, pas
un de ces gros nez bêtes et mous, non,
un nez au cartilage solide, à l'extraordinaire armature; le front haut, un peu
fuyant, strié de rides parallèles aux
sourcils ; le menton carré, puissant, et
surtout les yeux noirs, sans reflet, sans
(( point lumineux » — deux abîmes.
Les cheveux drus et en désordre, grisonnants sur les tempes, dessinaient
sur le front cinq pointes régulières et
encadraient ce visage impossible à
oublier.
Il y eut un court silence et le curé
reprit :
— Cependant, voyez-vous, cher mon-
9
287
sieur, il s'agit de savoir si vous avez le
droit de parler ainsi ou si c'est « de
chic » que vous le faites. Je ne vous
demande pas si vous avez déjà subi des
malheurs exceptionnels, car ce serait de
rindiscrétion de ma part; même, entre
nous, je ne crois guère aux malheurs
exceptionnels pas plus qu'aux bonheurs
inespérés, parce que je suis persuadé
que les événements ainsi qualifiés par
nous n'existent pas en eux-mêmes et
que c'est seulement leur reflet sur notre
âme que nous prenons pour du désespoir ou de l'allégresse... Je veux dire
que la nature a bâti certains êtres en un
ciment armé3 imperméable à la chaleur
et au froid : ceux-là jugent la vie en
beau parce que la neige et le soleil sont
également brillants; mais d'autres, au
contraire, semblables à ces malades à
qui manque l'épiderme, sont gelés ou
brûlés sans cesse, souffrent de toutes
les variations extérieures et c'est sans
288
?
doute en pensant à eux que Notre-Seigneur a voulu porter lui-même sa croix
à travers les pierres du Golgotha..,
Aussi, je vous le répète, avez-vous le
droit de dire que la vie n'est pas gaie ?
— Je le crois, M. le curé.
Ma réponse, sincère et rapide, — car
j'ai la faiblesse moi aussi de prendre
souvent les graviers du chemin pour
des montagnes inaccessibles ! — fut
cause qu'il me regarda avec un semblant d'intérêt.
Fallait-il qu'il en souffrît5 lui, de la
solitude, pour parler avec une telle
franchise et se lancer ainsi dans des
métaphores! C'est à sa propre nature,
évidemment, qu'il venait de faire allusion : on ne parle avec autant de conviction que de soi-même.
Et je songeais avec mélancolie à la
croix quotidienne qu'il devait porter
sans aucun doute, en proie du matin au
soir aux ruses imbéciles et aux finas-
9
289
séries de nos paysans du Centre !
Je me permis de le lui dire avec une
véhémence qui détermina entre nous
un certain courant de sympathie. Depuis
trois mois qu'il était arrivé ici, il les
connaissait déjà mieux que moi, les
habitants de mon patelin, et il les voyait
sous un jour sans brume, mais cela ne
l'empêchait pas de s'occuper d'eux activement puisqu'à plusieurs reprises on
vint le demander, ce qui ne se serait
jamais vu du temps de l'ancien curé,
un lascar qui avait habitué ses ouailles
à se passer de lui.
Comme pour la troisième fois il
s'excusait de m'avoir quitté un moment,
(c'était le jour de « la Naine », ~ une
affreuse pocharde dont j'avais reconnu
la voix derrière la porte — venue pour
quémander des sabots) :
— N'ayez pas peur, elle les fera
distiller vos sabots, monsieur le curé!
m'écriai-je avec certitude.
19
290
?
— Je le sais bien, mais.,.
Il fît un geste, l'air de dire : « Pauvre
femme, elle est à plaindre, tout de
même! » puis, sans se rasseoir :
— Voulez-vous que nous fassions un
tour au jardin, mon enfant, avant la nuit?
Nous serons mieux dehors pour causer
que dans le chien-et-loup de ce salon.
Lugubre, en effet, le salon de l'abbé
Reure. Cette chambre que, du temps de
son prédécesseur, j'avais connue aimable, souriante de cette grâce qu'a parfois le désordre, avec son papier fleuri
déchiré par places et ses escabeaux de
bois blanc surchargés de paperasses, de
mandements, de vieux journaux illustrés — il y avait même un phonographe dans un coin, ma parole ! —
était maintenant froide et nue. Au mur,
un papier vert notaire ; le meuble de
palissandre et de velours, vert aussi,
la garniture de cheminée en marbre
noir, riche et de mauvais goût, la
9
291
grande table sans tapis, vernie comme
un piano5 ornée d'un gros encrier et
d'un Buvard, les rideaux assortis aux
fauteuils, formaient un ensemble désespérément anonyme.,. A droite, je devinais un grand portrait, indiscernable à
cause du crépuscule...
...— Ah!;..
Cette exclamation dont je ne fus pas
maître, s'adressait au jardin, aussi
méconnaissable que le salon, mais en
mieiiXc
— Je vois que vous aimez les jardins, monsieur le Curé!
— C'est encore bien peu de chose,
fit-il, sans fausse modestie. J'ai été
longtemps privé d'arbres et de fleurs.
Ma dernière cure était la Ville-des»
Beaux, en Provence, ajouta-t-il en manière de parenthèse. J'ai essayé de me
rattraper un peu ici.
— Et vous avez la chance d'avoir un
bon jardinier...
292
?
— Le voici, le bon jardinier, mon
cher monsieur, fit-il en souriant.
Sa figure était si peu faite pour sourire qu'on se sentait ému comme s'il
avait pleuré,
Les prêtres, de même que certaines
vieilles personnes du Faubourg, ont la
manie de vous appeler tantôt « cher
ami », tantôt € mon enfant » ou « Monsieur » et cela est déconcertant.
Jusqu'à ce que le soleil eut disparu,
enroulé dans des nuages gris et jaunes,
nous parcourûmes ce carré de jardin
dominé par un couvert de tilleuls en
terrasse sur la vallée de la Loire et que
le goût du curé avait transformé en une
sorte d'arche de Noë de toutes les
fleurs connues, soigneusement étiquetées : plantes vivaces, déjà reconnaissablés, plantes annuelles, à peine germées, plates-bandes de tulipes et de
« couronnes impériales », ingénieux
dessins de buis formant une minuscule
9
293
« française » devant la porte du salon,
dahlias ne montrant encore que les
tronçons tubulaires de leurs vieilles
tiges, giroflées d'hiver, ravenelles multicolores mais accusant toujours leur
roture par uiie panachure jaune dans le
pétale rose ou violeté, avouant qu'elles
sont les petites-filles de celle qui fleurit là-bas sur la muraille, iris prétentieusement héraldiques, d'un « hiératisme » démodé et d'une vilaine couleiur
d'aniline, touffes de lis vertes comme
de jeunes laitues, et des rosiers, des
quantités de rosiers aux feuilles à peine
déroulées, luisantes, tendres, lavées de
carmin, bien tentantes pour les pucerons, — tout cela si pressé, si abondant,
si vigoureux qu'on croyait entendre
monter la sève!
Le curé appelait toutes les plantes
par leur nom, non par leur grand nom,
c'eût été trop facile, et j'aurais pu en
faire autant, mais il connaissait leur
294
9
prénom, il savait distinguer, à la forme
de ses feuilles naissantes, le phlox
« Darwin » du phlox « Elvire », et
l'astilbe « Davidii » de Fastilbe « Lemoinii » ! Sa science allait des plus
humbles aux plus somptueuses, mais il
ignorait volontairement les fleurs de
serres, qui, disait-il, ont été créés le
septième jour par le Diable !
Je le laissais parler,, m'expliquer de
sa voix sonore ses projets d'été, à quel
endroit il comptait planter une corbeille
de géraniums, à quel autre s'épanouiraient des reines-marguerites ; parfois,
il me demandait mon avis, par politesse,
ou bien il faisait quelque remarque
ingénieuse :
— Regardez donc ces aconits qui
sortent déjà de terre, murmurait-il en
se penchant avec amour sur la € bouil»
lée », ne dirait-on pas de petites mains
suppliantes? Voici la seule consolation
ici-bas, mon cher'ami, c'est ça, tout
9
295
ça... (Il montrait les lignes régulières
de ses vivaces). Ni mensonges, ni trahisons, ni déceptions avec elles. La peine
qu'on se donne.pour les élever, les
plantes savent la reconnaître, et nous
en remercient de toutes leurs forces, en
poussant bien, en fleurissant,., oui,
quand on cesse de regarder là-haut,
c'est la terre qu'il faut regarder...
Bientôt, nous rentrâmes dans le salon
vert, où la vieille, amenée sans doute de
la Ville-des-Beaux, apportait une lampe
à pétrole, voilée d'un méchant abatjour en opaline, Et, comme incidemment, pour féliciter le curé de son beau
jardin, je venais d'évoquer le fameux
bouquet du Lys dans la vallée, je pus
constater que l'abbé Reure était un
Balzacien passionné.
Le culte du plus grand de nos roman*
ciers, de celui qui a tout su, tout compris, toal prédit, est une solide francmaçonnerie, un langage secret qui fait
296
?
se comprendre entre elles les natures
les plus opposées ; ceux qui ont pleuré
avec Claire de Beauséant à l'instant où
elle remet à Rastignac son coffret à
gants, plein de souvenirs et de regrets,
ceux qui n'ont pas oublié les ruses de
Mme Évangelista, le désespoir farouche
de Mme de Sérizy, les boucles d'oreilles
du chevalier de Valois ni l'abandon
inutile que fait de sa pudeur la baronne
Hulot au grotesque Crevel, ceux-là sont
de la même religion : lorsque nous
nous quittâmes,, l'abbé Reure et moi,
je pus croire que nous étions presque
amis. Je m'excusai de ma visite prolongée, et le curé promit de venir me voir
le surlendemain...
Je rentrai chez moi par le chemin le
plus long, le petit chemin mal tracé à
travers la « varenné », en bordure de
la Loire. Tout en marchant dans la
nuit — les sables semblaient de gros
cétacés émergeant du fleuve — je me
?
297
remémorais les moindres paroles de
cet homme, un peu intrigué par IuL
Par quels avatars avait-il dû passer,
ce prêtre, plus intelligent, plus fin,
plus distingué que beaucpup d'archevêques, avant de venir échouer ici, dans
la plus petite commune du département?.,. Je ne sais à quel propos nous
avions parlé de la guerre : — Je m'en
souviens, j'avais sept ans, répondit-il.
Il approchait donc de la cinquantaine.
Pas un paysan, bien sûr, et pas non
plus un <( bourgeois » au sens où l'entendait Flaubert; il regardait autour de
lui, il avait des expressions heureuses,
des comparaisons imprévues. Un bon
prêtre, certainement, fidèle au plus dur
de ses vœux, car les rides et les fatigues de son visage étaient tout intellectuelles. Sa conversation était d'un
homme pieux, certes, mais sans aucune
onction ecclésiastique : pas une minute
il n'avait fait allusion à son sacerdoce.
298
?
Par discrétion peut-être?...
... Pendant le dîner seulement, — en
tête à tête avec un de ces poulets rôtis
gros comme moineaux, plus noirs que
lièvres.; comme savent seules en élever
les filles de basse-cour tourangelles, et
dont la nourriture coûte le traitement
d'un chef de bureau (une des joies de la
campagne !) — je pensais encore à
l'abbé Reure comme à un rébus indéchiffrable, et puis, soudain, un éclair :
la Ville-des-Beaux! Je savais que cette
bourgade magnifique et déchue, sur la
crête des Alpilles, rendue lentement au
roche!4 d'où elle sortit, était ce qu'on
appelle une cure de pénitence. J'avais
trouvé ! L'abbé Reure, destiné aux plus
grands honneurs du clergé, avait dû
faire quelque bêtise, d'où sa retraite
forcée à la Ville~des~Beaux, puis sa
venue au fond de la Touraine, pour
finir de purger sa peine. Un noceur?
Sûrement pas. Un ambitieux. Vicaire-
?
299
général, je le voyais jouant de bons
tours à son évêque qui lui avait « donné
sur les doigts ». Voilà pourquoi il
avouait tantôt que la vie n'était pas
gaie! Et je trouvais plaisant ce curé
qui se consolait d'avoir manqué l'épiscopat et peut-être le cardinalat, en
plantant des corbeilles de reines-marguerites violettes et de géraniums
pourpres!...
Le surlendemain, suivant sa promesse., l'abbé Reure vint me voir. Je
l'accueillis avec l'empressement qu'on
montre à celui qui habite la même île
déserte que nous, mais son abord fut
poli, froid, distant comme si nous ne
nous étions jamais vus. Par la suite, je
constatai toujours le même phénomène :
on se quittait « bons amis », mais, à
la rencontre suivante, par son attitude
même, le curé semblait dire : « Rien
de fait ! » et tout était à recommencer.
300
?
Sa cordialité ressemblait à cette rose
de Jéricho, qui s'épanouit et se dessèche avec une égale facilité.
Pourtant, il devait se montrer plus
affable dans le bourg, car ce même
matin-là, mon jardinier, par hasard
expansif, me racontait que la mère
Mille-Pièces qui se mourait d'un cancer (une paysanne quasi centenaire, si
avare que les plus anciens ne se rappelaient pas lui avoir vu porter une jupe
neuve!) avait déclaré que le nouveau
curé était « un homme ben doux, ben
rusé, et censément un vrai fils pour
elle., à preuve qu'il payait tous ses
médicaments.... »
Donc le curé arriva tout de suite
après mon déjeuner. Il refusa une tasse
de café, il refusa un cigare et me dit
simplement :
— Merci, cher monsieur, depuis longtemps j'ai oublié le goût de ces gourmandises-là.
9
301
— Vous n'êtes pas gourmand, monsieur le curé? Comme je vous plains!
— Je l'ai été, je ne le suis plus. Mais
je sais l'être encore pour les autres,
ajouta-t-il; il faudra me permettre de
vous le prouver un de ces jours en
venant dîner avec moi.
Nous sortîmes dans le parc. Il pleuvotait, les oiseaux s'abritaient tant bien
que mal sous les feuilles encore trop
petites. I/abbé Reure — je m'y attendais! — voulut voir le potager^dont on lui
avait parlé. 11 complimenta le jardinier
et l'un de ses aides, et, se tournant vers
moi :
— Vous êtes dans les bons principes :
au potager, autant de fleurs que de
légumes. 11 faut que les roses fassent
oublier les choux... Du temps que j'étais à la chartreuse d'Ema...
Il s'arrêta net, comme s'il en eût
trop dit.
Et puis nous dûmes rentrer parce
302
?
que décidément le crachin était devenu
de la vraie pluie. Dans sa cape noire
relevée sur une épaule9 le curé avait
Pair d'un mousquetaire en deuil !
Il ne s9y connaissait pas seulement
en horticulture, il était connaisseur en
toute chose. Son goût était très sûr ; il
distinguait un bon fauteuil Louis XV,
gras'de contour mais sans prétention,
d'un meuble plus spomptueux, plus
« de style » mais évidemment truqué.
— Vous verrez, vous verrez, disaitil, tandis que son sourire désolant
creusait davantage les profondes rides
qui rejoignaient à ses narines les coins
de sa belle bouche? on en reviendra de
cette manie du style, on savourera les
chers vieux meubles du Second Empire,
les fauteuils brodés en tapisserie par
nos grand'mères et les « pouffs » capitonnés !... Ah h., je vous rends la politesse que vous fîtes à mon jardin...
?
303
Nous venions d'entrer dans la bibliothèque et le curé tombait en arrêt devant
les livres, pas rares le moins du monde,
mais nombreux, qui tapissaient la
chambre o
— Les livres ! s'écria-t-il. Il y a longtemps que je n'en avais autant vu...
Vous les aimez, hein?ce sont les fleurs
dés maisons... Et pourtant non, les
livres nous leurrent, bien souvent ils
nous trompent, ils sont l'œuvre des
hommes ; les fleurs sont d'essence
divine.., oui, vous avez raison, exceptons Balzac». »
Pendant deux heures nous restâmes
là, à causer livres et littérature., L'abbé
Reure avait presque tout lu, mais à
présent il ne lisait plus. Je guettais les
inflexions de sa voix, tâchant d'y découvrir un accent quelconque, un point
de repère provincial, mais puisqu'au
bout du compte je n'y parvenais pas,
c'est que nous étions compatriotes.
304
?
— Vous connaissez Paris, monsieur
le curé? lui demandai-je dans le courant
de la conversation.
— Oui5 je le connais... Cela ne vous
vexera pas si je vous avoue ne pas
aimer votre ville ?
Je n'étais pas plus avancé qu'auparavant.
Je remarquai aussi que l'abbé Reure
ne se livrait à aucun de ces commérages
futiles sur les uns et les autres qui
sont la grande distraction des petits
pays ; il semblait avoir épuisé ce sujetlà avec moi en gros une fois pour toutes,
il n'entrait pas dans les détails. Je
savais maintenant qu'il consacrait à ses
paroissiens son temps et son argent,
mais il ne parlait pas d'eux.
Un ambitieux? Oh ! non, je l'avais mal
jugé. Il n'était pas ambitieux l'homme
qui venait de me dire, sans la moindre
arrière-pensée, en parlant incidemment
de ses tournées quotidiennes :
?
305
— Trois cents âmes à suivre et à
diriger, je vous assure que c'est une
responsabilité dont on ne se doute pas ;
dix de plus, j'en serais incapable... Et
puis on souffre pour les autres, souvent,
plus qu'ils ne souffrent eux-mêmes!...
A quatre heures il se leva. Je raccompagnai jusqu'à la grille et quand il
fut parti, je le regardai un moment
s'éloigner de son pas rapide. Pour la
première fois je le voyais de dos. C'est
éloquent un dos, ça ne se sait pas surveillé, ça avoue» Le dos de l'abbé Reure
disait beaucoup de choses : il était
étroit, serré entre les épaules, frileux,
accablé.,c
J'étais encore plus perplexe que
F avant-veille : ce Parisien qui parlait
de Paris avec cette rancœur ; — car il
était de Paris, cela ne faisait pas de
doute; oh ! mais comme ses yeux noirs
sans reflets avaient vibré lorsqu'il avait
dit : (( Oui, je le connais ! » — cet
20
306
?
homme plein de goût et riche évidemment qui se condamnait à vivre dans cet
atroce salon vert, ce gourmand aux
lèvres charnues qui refusait une tasse
de café, ce passionné de lecture qui
n'ouvrait plus un livre et se récitait
une page de Balzac lorsqu'il avait envie
de lire! Ah ça, mon voisin se mortifiait-il en expiation de quelque crime?
Les idées les plus invraisemblables
jouaient dans mon imagination et, la
nuit suivante, j'eus un cauchemar
horrible : une tête de mort aux yeux
trop noirs qui me poursuivait dans le
potager...
Pendant la fin d'avril, tout le mois de
mai et les premiers jours de juin je vis
très souvent l'abbé Reure. Son humeur
était variable- 11 arrivait parfois que la
Rose de Jéricho ne s'ouvrît pas et? ces
jours-là, malgré qu'il parlât autant que
d'habitude, dans son langage un peu
?
307
hautain et imagé — plutôt des soliloques, en somme —je le sentais loin,
loin, dans un pays inconnu.
Sa discrétion était une des formes de
sa bizarrerie. ïl s'enquérait de ma
santé et c'était tout ; parfois un mot sur
mon travail en cours, mais le plus souvent nous parlions de choses qui ne me
concernaient pas plus directement que
lui. Iltraitait les sujets les plus abstraits
en les ramenant dans le domaine du
concret et réciproquement; cela donnait un grand charme à ses paroles.
Un seul jour il se départit de cette
réserve. C'était le lendemain de l'Ascension. Je le rencontrai près du bureau
de tabac; nous fîmes quelques pas
ensemble le long de la Loire et, tandis
qu'il admirait avec moi la brume grise
qui flottait sur le fleuve au cours lent,
tourbillonnant, et sur les sables roses,
il s'interrompit et, me prenant par le
bras :
308
?
— Vous n'allez donc jamais à la
messe? dit-il à voix basse0 Vous avez
tort, croyez-moi; un jour viendra où
vous comprendrez qu'on a besoin de
consolations^ et que l'art ni l'humanité
ne sont capables de nous consoler..»
Puis il me parla vite d'autre chose,
sans attendre ma réponse. La vie mystérieuse de la Loire l'intéressait beaucoup, avec son cours capricieux et changeant : un jour, à cette place, juste un
pied d'eau et les tanches bronzées qui
semblent courir sur le sable; le lendemain, au même endroit, un trou de
trois mètres !
— Les fleuves sans digues et sans
écluses !... s'écria-t-il. Certaines natures ressemblent à cela..» La grande
écluse, celle qui empêche tous les débordements, tenez, l'entendez-vous?...
Nous nous arrêtâmes un instant pour
écouter les cloches qui résonnaient à
travers la campagne encore grêle..i
309
Plusieurs fois je dînai chez lui,
émerveillé de la cuisine mijotée par la
vieille Provençale ; exquises ratatouilles, cuites, recuites, etdontlabonne
femme s'excusait entre chaque plat : ah,
si l'on avait été là-bas, dans son pays,
on aurait vu! Mais ici, rien à faire, l'ail
n'avait pas de parfum et les herbes manquaient! Elle semblait attachée à son
maître mais elle haïssait la Touraine.
On se moquait d'elle, de son accent, de
ses gestes, les tout petits eux-mêmes
l'imitaient en sortant de l'école.
— Enfin, me disait-elle un jour, car
elle m'avait pris en une certaine
« estime », les gens d'ici, voyez-vous,
monsieur, c'est des ceci et des cela!...
Aussi quittait-elle le moins possible
le presbytère où elle s'occupait du matin
à la nuit. D'ailleurs elle appartenait à
cette race de Méridionaux plus cadenassés que des coffres-forts et qui se
feraient tuer plutôt que de vider leur
310
?
sac. Il n'y avait donc pas à espérer tirer
d'elle le moindre renseignement sur le
curé, si tant était qu'elle eût quelque
chose à dire. Les plats du Midi étaient
pour cette femme une façon nostalgique
et succulente de regretter son pays, mais
quelle sublime cuisinière ! Il fallait voir
comment elle accommodait le poulet
auxmorilles, et ce que devenait, préparé
par elle, un simple consommé ! Elle faisait comprendre toute l'intensité de
cette appellation !
A tous ces repas, l'abbé Reure mangeait invariablement deux œufs sur le
plat et une côtelette, rien de plus. Il
prétendait que ce régime frugal et régulier était le seul qui lui convînt.
Jamais il ne voulut venir dîner chez
moi. Il s'en était expliqué une fois pour
toutes : cela l'eût obligé à accepter ensuite tous les déjeuners et dîners que
lui offraient ses paroissiens et il craignait, à bon droit, dans un si petit pays,
9
311
de provoquer des rivalités inutiles. En
cette seule occasion il se montra « curé
de campagne »!
D'habitude, maintenant que Mai
devenait plus doux, nous prenions le
café (ou du moins je prenais le café!)
en plein air, parmi les grands pavots
rouges et les ancolies, mais un soir, la
pluie et le vent nous ayant chassés dans
le salon vert, mon regard tomba sur le
portrait qui occupait tout un panneau,
à droite de la cheminée.
La lampe l'éclairait mal. C'était un
portrait de femme, vêtue de blanc ou de
rose, habillée à la mode d'il y a vingt
ans, cela se voyait à la jupe « cloche »
et aux manches bouffantes. Du visage on
ne distinguait rien, même en s'approchant, à cause du clair-obscur où l'avait
situé le peintre.
—- Vous avez-là un beau portrait,
Monsieur le curé... Dans l'ombre, de
loin, on dirait presque un Whistler,
312
?
vous savez9 le peintre américain..,
— Vous ne vous trompez pas, c'est
bien un Whistler.
Il y a des manières de boucler une
phrase qui équivalent au mot fin, à la
dernière page d'un livre. Je n'osai pas
insister, espérant vainement que l'abbé
Reure prendrait la lampe pour éclairer
le portrait, mais il me demanda :
-— Avez-vous vu, aujourd'hui, dans
le journal, cet accident d'aéroplane?...
o.. Grâce à son emplacement, qu'il
fît jour ou qu'il fit nuit, le portrait
n'existait qu'à l'état de fantôme... Un
Whistler, une toile inestimable, chez
ce prêtre?...
A quelque temps de là, tout à la fin
de Mai, je me promenais un après-midi
dans la grande plaine vallonnée qui
s'étend jusqu'à la forêt d'Amboise. On
trouve de tout dans cette plaine : du blé
et des avoines9 de la luzerne et des
?
313
vignes, une lande, deux ravins humides
aux escarpements fleuris de mélampyres
jaunes et mauves, et même une large
route, morte et mangée d'herbes, que
suivait François Ier pour se rendre à
son pavillon de châsse en lisière de
forêt. Ça et là, des touffes de chênes,
de minuscules taillis, sont comme les
avant-coureurs des grands bois,..
Décidément, le printemps finissait
avant la date assignée par le calendrier;
on respirait déjà Tété, le ciel palpitait
au chant des alouettes et les « midis »
invisibles — nos grosses sauterelles
vertes — assourdissaient les champs de
leurs crissements de cigales*
J'étais triste, ce jour-là, accablé de
souvenirs, Combien en avais-je promené
dans cette plaine, des êtres chers et disparus! De vrais morts, hélas, et d'autres
aussi : des vivants, morts pour moi, età
qui je ne devais même plus penser,».
Et puis, je ne sais pas, un tournant de
314
9
route, un chemin creux encaissé, aux
buissons luisants de soleil et de reflets,
m'avait rappelé, l'éclair d'une seconde,
un autre chemin lumineux où, Tannée
précédente, à Tautre bout de la France,
le Bonheur était venu à ma rencontre :
je n'avais pas su le retenir,. 0 Enfin, ça
n'allait pas du tout... Et voilà que dans
la direction de la ferme du Moulin-à~
Vent, — une belle ferme plantureuse
dont le portail est fait d'une grosse
poutre carrée—j'aperçus de loin l'abbé
Reure qui se dirigeait de mon côté.
Depuis une grande semaine je ne
Tavais pas vu. Deux fois j'avais sonné
chez lui, deux fois la Maugrabine m'avait
répondu qu'il était sorti. Sans savoir
pourquoi, je m'étais figuré que la vieille
mentait par ordre, car le curé rentrait
toujours vers six heures, mais je n'y
avais plus songé, pensant bien qu'il
viendrait chez moi un jour ou Tautre.
11 avait mauvaise mine, sous le grand
?
315
soleil, le curé; et l'ombre de son chapeau n'empêchait pas qu'on ne vît sa
maigreur, la cernure de ses yeux et sa
pâleur, plus verte encore qu'à l'ordinaire; il y avait pourtant une bonne
trotte depuis le Moulin-à-Vent!
—* Pauvre Mme Gariri! Elle est perdue, vous savez.,.
Non, je ne savais absolument rien :
cette Garin, une des plus jolies filles du
bourg, gentille, gaie, différente des
marsupiaux qui l'entouraient; j'avais
assisté à son mariage trois ans auparavant, j'avais même dansé avec elle !
— Gomment, monsieur le Curé? La
petite Garin, la Louise, enfin?
— Mais oui... une suite de couches...
une fièvre... Ah! les malheureux! son
mari fait pitié»
L'abbé Reure semblait accablé d'avoir assisté au désespoir de cet homme.
Et moi, poursuivant mes pensées :
— Je n'avais pas besoin de cela
316
?
aujourd'hui, vraiment, c'est complet !
Monsieur le Curé, expliquez-moi pourquoi il y a des heures où Ton envie les
cailloux, les heureux cailloux de la
route? Ils sont les seuls à être parfaitement tranquilles. Les moutons, là-bas,
qui grouillent comme une vermine, ils
seront mangés; ils n'en savent rien
mais c'est tout comme; la terre, ici,
sera remuée, retournée par une charrue,
embêtée par des fers de chevaux et des
instruments compliqués; la forêt est
mise en coupe réglée; tout souffre,
évolue et se transforme ! Mais le caillou,
M. le Guré^ ce beau caillou pointu que
le pied évite parce qu'il s'y blesserait
et qui, sous le poids de la charrette,
lance simplement une gerbe d'étincelles ! croyez-vous ! quelle brute ! est-il
heureux !
L'abbé Retire ne répondit rien. Je
m'étais assis sur une touffe d'herbes,
contre un bouquet d'épines blanches et
317
de petits sapins, et le curé restait debout, les yeux tournés vers la forêt, ses
mains robustes croisées derrière le dos.
Sans doute il ne m'avait pas écouté car
il ne trouva pas un mot pour me frictionner le moral, et, sans me regarder
comme s'il poursuivait un 'rêve, il me
dit:
— Excusez-moi, je suis pressé...
Venez me voir bientôt, n'est-ce pas ?
Sa soutane noire fît une ombre derrière les épines blanches et disparut,
Le surlendemain, une affaire urgente
m'appelait à Paris.
Je ne comptais m?absenter que trois
jours, j'y passai tout le mois de juin !
Bien entendu, dans le tourbillon des
visites, des dîners et des soirées,
j'oubliai complètement Fabbè Reure. Il
était une énigme champêtre^ un agréable
voisin, mais l'air de Paris rend ingrat...
Le 4 juillet je revins en Touraine.
318
?
Un ami m'accompagnait. De revoir les
endroits, cela nous fait penser aux gens
qui y sont venus, et je demandai chez
moi des nouvelles du curé :
— Il a eu un chaud et froid, me répondit-on, pourtant la mère Kroumir
(c'est ainsi que le bourg avait baptisé
la vieille servante) a dit comme ça qu'il
allait mieux.
J'espérais me rendre dès le lendemain au presbytère mais mon hôte
s'était mis en tête de visiter les « Châteaux de Touraine », ces déplorables
pièces montées en sucre blanc, abîmées,
grattées et rastaquouérisées toujours un
peu plus par chaque nouveau propriétaire ! Je dus m'incliner; auto, voiture,
bicyclette : la semaine passa sans que
j'eusse une minute pour aller chez le
curé.
Le samedi suivant, ma fenêtre ouverte
de bonne heure sur le ciel déjà brumeux de chaleur, sur les arbres splen-
?
319
dides, immobiles, et les parterres qui,
vus d'en haut, semblaient d'appétissants
petits hors-d'œuvre rouges, bleus,
jaunes, violets et glauques, — ah ! il
devait être content, le curé, toutes les
fleurs foisonnaient aujourd'hui! —je
béais à cette matinée bourdonnante et
parfumée, lorsque des clameurs et des
appels qui venaient de la Loire me
firent frissonner. Les engueulades inutiles sont fréquentes en Touraine car
le vin y est sec, mais cette plaintelà ne ressemblait pas aux chamailleries habituelles; c'était plutôt une mélopée tragique, cela partait des feuilles,
de l'eau, du ciel, comme le désespoir
ou la vengeance du Dieu Pan. Je me
précipitai chez mon ami. Attentif devant
une glace, en pyjama, il était en train
de se raser,
— Tu entends?
— Oui, fit-il avec calme. Eh bien,
laisse-les crier. ee
320
?
Heureuse nature! Pour lui, un cri
est un cri, un chant n'est qu'un chant,
et le train qui passe à l'horizon lui
indique l'heure qu'il est!
— Voyons, écoute.a„ Tu auras beau
dire, ce n'est pas normal...
Les voix maintenant devenaient plus
fortes, entremêlées de gémissements et
puis^ tout à coup, des hurlements frénétiques, des mots qui arrivaient jusqu'à
nous :
— Oh ! le pauvre!... le pauvre!... Le
pauvre!... oh! le pauvre !...
Je reconnaissais l'accent de la-mère
Kroumir.oo
Nous descendîmes tels que nous
étions, nous courûmes jusqu'à la
varenne, guidés par la voix et bientôt
aussi par un groupe de paysans qu'on
devinait à travers les saules.,
Comment exprimer l'atmosphère de
désastre qui flottait sur la campagne?
Ce décor familier., je ne îe reconnaissais
?
321
plus, il me semblait nouveau, dévasté,
immense, vu comme dans les affres
d'une épouvantable aura...
Nous arrivâmes enfin au foyer même
de la catastrophe invisible... Les
paysans s'écartèrent pour nous laisser
passer.
... Sur le sable tiède dont les micas
brillaient au soleil, un homme était
allongé, en culotte noire, le torse nu;
des herbes visqueuses s'enroulaient
encore sur ses bras; sa tête paraissait
toute petite à cause des cheveux collés
au crâne : c'était l'abbé Reure... Tout
auprès, un paquet noir ruisselant d'eau,
gluant de boue, des souliers, un bas :
toute la défroque du curé.
La vieille servante, accroupie devant
lui, son madras tombé sur la nuque,
invoquait des saints dans son patois et
poussait des cris qui déchiraient les
nerfs. Dès qu'elle vit nos ombres sur le
corps de son maître, elle se retourna,
21
322
?
et? joignant ses mains de singesse :
— Oh! messieurs, faites quelque
chose9 dites? Oh! le pauvre! dites!
Vous allez le guérir? Sainte Mère de
Dieu venez-nous en aide !...
Son désespoir remplissait la vallée;
il y avait de quoi devenir fou.
Dans la foule, des mots s'entrecroisaient; quelques femmes pleuraient
d'émotion, d'autres précisaient le
drame; chacun donnait des détails différents qui pouvaient se résumer ainsi :
Pavant-veille au soir, Ronflard, le braconnier, sorte d'amphibie dont les nuits
se passent à plonger dans la Loire pour
prendre le poisson « à la main »9 avait
constaté la présence d'un trou d'eau
très profond juste derrière la grande
trochée de peupliers; il avait même
recommandé au fils Ploque de se méfier
quand il irait quéri du sable avec sa
charrette, puis, la conscience tranquille,
il avait posé une nasse à cet endroit
?
323
dans l'espoir de quelque brochet. Or,
ce matin, avant sept heures, comme il
suivait la « levée » pour se rendre au
bourg, Ronflard, avec son œil habitué
au guet, avait aperçu quelqu'un marchant très vite sur la grève dans la
direction du trou d'eau ; il lui semblait
reconnaître la soutane du curé, mais à
cause des arbres il ne pouvait pas bien
voir. Moitié curiosité, moitié précaution, il héla le quidam afin de le prévenir du danger et, ne recevant pas de
réponse, il voulut en avoir le cœur net
et marcha jusqu'aux peupliers, La rive
était déserte, seulement la nasse dansait encore et les roseaux étaient écartés : quelqu'un venait de tomber là...
Ronflard plongea une fois, deux fois,
sans résultat; mais à la troisième reprise, soutenu par l'espoir de la prime,
il ramenait enfin le noyé, coupait ses
vêtements et donnait l'alarme...
En attendant le médecin de la ville
324
?
voisine qu'un cycliste de bonne volonté
venait d'aller chercher, nous fîmes pendant une demi-heure des tractions de la
langue, nous versâmes tout un flacon
d'eau de mélisse dans la belle bouche
aux lèvres violacées, d'où sortaient des
bulles; mais les traits du curé se
figeaient dans la mort; les narines déjà
amincies, les rides du front effacées,
c'était un cadavre qui gisait sur le sable.
Un peu d'eau brillait encore entre les
cils mi-clos et donnait l'illusion d'un
regard...
Les lamentations et les bavardages,
qui s'étaient tus devant nos soins —
ces braves gens restaient là à nous contempler, intrigués comme des sauvages ! — recommencèrent aussitôt que
nous eûmes fait signe qu'il n'y avait
plus d'espoir. La mère Kroumir, plus
calme, se parlait à elle-même, se remémorait la soirée de la veille :
— Il avait dîné de si bon appétit, le
?
325
pauvre, et même bu un doigt de vin ce
qui lui arrivait rarement... Il avait
belle mine, il ne se ressentait plus
de son sénepon^ de ce mauvais rhume
qui Pavait tenu à la chambre l'autre
semaine... Avant de s'aller coucher, il
lui avait dit le bonsoir, comme d'habitude, toujours si poli, si recta... ce que
c'est que de nous...
On n'osait pas encore prononcer le
mot de suicide, par respect pour celui
qui dormait dans le suprême repos,
mais cela ne faisait de doute pour personne, car une voix murmura :
— Pour sûr des endêvements qu'il
avait comme ça, des idées fixes, quoi!
Le médecin, dont on entendait le
« tacot » trépider sur la route, sans
émoi, sans questions vaines, remplit
les formalités nécessaires : il avait tant
de malades à visiter qu'il ne pouvait
s'attarder aux morts!
Lorsqu'il s'agit d'accompagner le
326
9
corps au presbytère, j'avoue que le courage m'abandonna. Si souvent je l'avais
fait avec l'abbé Reure, ce trajet!...
J'entendais la belle voix du curé, ses
monologues imagés, ses accès d'enthousiasme, ses silences brusques,
coupés parfois d'un « Hein ? vous
dites? » qui le ramenait sur terre..
Quel rêve poursuivait-il à ces momentslà, quel fantôme évoquait-il, quel passé
déchirant, pour qu'un de ses réveils en
eût fait cette loque portée par quatre
hommes sous les saules au feuillage
léger?
Mais ce dont je ne me consolais
pas, c'était de voir la pauvre soutane,
rabattue sur l'épaule d'un gamin comme
la marionnette d'un jeu de massacre.
Je me rappelais le jour où je l'avais
vue passer pour la dernière fois derrière le buisson d'épines blanches..»
Qui sait si, au lieu de me plaindre au
hasard et sans motif réel, j'avais rompu
?
327
le pacte des conventions sociales, si
je lui avais dit simplement : « Vous
êtes bien triste, aujourd'hui, monsieur
le curé, pourquoi? » qui sait, peut-être
le trop-plein, le « ménisque » de son
cœur aurait-il débordé? Parfois une
larme suffît...
Je rentrai vite, désireux d'oublier,
car il vient un âge où l'on fuit les hantises vaines. 6e
Muette et farouche, la mère Kroumir
partit le surlendemain, avec son baluchon de conscrit,..
Le curé laissait, paraît-il, à la commune tous les meubles qui garnissaient
le presbytère» Seulement, le grand
cadre du salon était vide; on trouva
dans la cheminée des scories, des lingots de peinture calcinée et beaucoup
de cendres.
La mort de l'abbé Reuré fut mysté-
?
328
rieuse comme lui-même et personne,
dans mon petit pays, n'en eut jamais
l'explication. Pourtant, quand je songe
à lui, je ne sais pourquoi je m'imagine
que la religion fut pour son âme la
dernière étape d'une vie malheureuse
et passionnée, et qu'il lui avait suffi
d'une heure de doute, d'un matin privé
d' « état de grâce » pour chercher dans
la mort la paix définitive.
Soignées sans amour par son successeur, les plantes de l'abbé Reure
périrent bientôt, et si vous parlez de
lui dans le bourg, on vous regardera
avec un peu de méfiance...
1910.
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