A Propos du Juste I et II de Paul Ricoeur : Le - jean

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A Propos du Juste I et II de Paul Ricoeur : Le - jean
A Propos du
Juste I et II de Paul Ricoeur :
Le partage et la violence.
Jean-Marc Gaté.
A la lecture du Juste I et II, le lecteur n’est pas sans éprouver un certain sentiment de
dépaysement. Dire que la perspective à partir de laquelle Paul Ricoeur éclaire la question de la justice est
incongrue pourrait prêter à confusion. Elle ne nous en apparaît pas moins comme telle : d’une incongruité que
l’on peut qualifier de paradoxale. Paradoxale parce que ces deux œuvres s’en tiennent à leur objet, parce qu’elles
s’efforcent d’éclairer la question de la justice, son horizon constitutif et les modalités de son exercice, à partir de
son lieu propre, le juridique et le judiciaire. La réflexion de Ricoeur s’inscrit ainsi dans le cadre d’un entretien
avec ceux qui ont pour tâche de juger, de dire le droit, au sein de l’Institut des hautes études pour la Justice ou de
l’Ecole nationale de la magistrature. On pourrait estimer que ce choix d’interroger le Juste à partir de son
institution et de sa mise en œuvre comme procédure régulière relève d’une certaine « coquetterie » de
phénoménologue (allons voir là où cela est censé se passer…) ou bien encore considérer qu’une telle approche
est réductrice puisqu’elle reviendrait à terme à rabattre l’Idée ou l’exigence de justice sur ce qui ne saurait être
que l’expression de son dévalement dans la trivialité d’une fonction policière, uniquement attachée à son aspect
coercitif. Or, nous reconnaissons dans cette volonté d’approcher le Juste à partir de son exercice effectif le signe
d’une décision philosophique authentique, qui loin de dévaluer la portée axiologique de la justice, tente, au
contraire, de dégager son sens propre et de préserver la singularité de cette exigence. C’est sans doute là ce qui
peut apparaître incongru au lecteur, d’une incongruité, encore une fois, paradoxale : s’il peut paraître, en effet,
incongru aujourd’hui d’interroger le Juste en le désignant comme le foyer de problèmes spécifiques, c’est sans
doute parce que toute une tradition philosophique nous a habitué à n’envisager la question de la justice que
comme un simple préalable à l’affirmation d’une philosophie politique, qui en serait la solution (on peut
l’entendre au sens chimique du terme) et qui se promettrait de subsumer ainsi l’inquiétude qui fit pourtant naître
cette même philosophie. Or, un tel recouvrement de la philosophie du droit par la philosophie politique a eu pour
conséquence d’occulter presque totalement la spécificité de la Justice, l’absorbant ainsi dans la nébuleuse
inchoative des aspirations subjectives, que le politique se doit d’apaiser, ou bien encore en la réduisant à la
simple garantie subsidiaire du bon ordre social. Tout en faisant de la Justice, de façon ostentatoire et avec force
gesticulations, sa valeur éponyme, la saluant comme une vieille dame dont on sait qu’elle vous rend
recommandable, la philosophie politique n’en a pas moins repoussé la justice sur ses limites : en amont et en
aval, comme désir fondateur ou idéal régulateur, ou bien encore comme l’instrument régulier de la Loi.
Absorbée dès lors par la problématique politique, la justice ne peut plus être que le concept d’une
contradiction : déchiré sur ses « bords » par le conflit de deux conceptions, déontologique et téléologique, qui
semblent irréconciliables - les propres tensions du politique, entre expression et fondement du pouvoir, ne faisant
que rendre encore plus aiguë cette contradiction , la justice n’est plus guère que la place vide d’une exigence
impossible. En ce sens, retourner au lieu propre de la Justice, tenter de l’approcher à partir de la spécificité du
droit, n’est aucunement une façon de la rabattre sur la simple procédure : Ricoeur souligne, à de nombreuses
reprises, que l’approche déontologique de la justice ne saurait se comprendre qu’à partir d’un horizon
téléologique qui lui donne sens. 1 Si le Juste ainsi se tient « entre le légal et le bon », il ne cesse, par-delà leur
écart, de signifier leur entrelacement. Les analyses de la théorie rawlsienne de la Justice sont sur ce point
décisives.2 Conscient, dès lors, qu’une telle capture de la Justice par la philosophie politique nous a conduit à ne
plus poser la question de son sens propre et de la singularité de l’acte de juger, Ricoeur entreprend, dans le Juste
I et II, un retour à la chose même. Cette décision éminemment philosophique, qui consiste à démarquer la
pensée de la Justice de la philosophie politique, il l’énonce, dans l’Avant-Propos du Juste I, en creusant l’écart
de l’une à l’autre de façon « dramatique », pour reprendre ses mots : « C’est ainsi que j’ai été conduit à penser
1
Juste I, Avant propos : « Loin que l’idée du juste trouve au niveau déontologique une consistance telle qu’elle puisse
s’affranchir de toute référence au bon (et ajoutera-t-on plus loin, de tout recours à l’instance de la sagesse pratique), des
raisons tenant à la teneur même de la revendication d’universalité font que celle-ci se trouve écartelée entre une référence
ineffaçable au bien et l’attraction exercée par le statut procédural des opérations constitutives de la pratique légale » (p. 20).
2
Cf. in le Juste I, « Une théorie purement procédurale de la justice est-elle possible ? » (pp.71-97) et « Après Théorie de la
justice de John Rawls » (pp. 99-120).
que le juridique, appréhendé sous les traits du judiciaire, offrait au philosophe l’occasion de réfléchir sur la
spécificité du droit, en son lieu propre, à mi-chemin de la morale (ou de l’éthique : la nuance séparant les deux
expressions n’important pas à ce stade préliminaire de notre réflexion) et de la politique. Pour donner un tour
dramatique à l’opposition que je fais ici entre une philosophie politique où la question du droit est occultée par
la hantise de la présence incoercible du mal à l’histoire, et une philosophie où le droit est reconnue dans sa
spécificité non violente, je propose de dire que la guerre est le thème lancinant de la philosophie politique, et la
paix celui de la philosophie du droit ». 3
S’efforcer ainsi de penser le Juste comme ce qui se tient « à mi-chemin de la morale et de la
politique », ce n’est pas en faire un concept hybride, où les tensions se relâcheraient, les questions seraient moins
vives, les angles arrondis par un consensus de bon aloi. La mesure de la Justice n’est pas une demi-mesure. Si
son « lieu propre » qui éclaire la spécificité du droit est de se tenir ainsi « à mi-chemin », la Justice n’est pas pour
autant le pis-aller de la morale ou de la politique. L’effort de Ricoeur, dans ces deux œuvres, consiste au
contraire à mettre en évidence la vérité singulière de cet « entre-deux », qui suppose l’affirmation,
ontologiquement déterminante, du tiers, le tiers étant aussi distinct du face-à-face de la violence que de la
proximité amicale. « La vertu de justice s’établit sur un rapport de distance à l’autre aussi originaire que le
rapport de proximité à l’autrui offert dans son visage et sa voix. Ce rapport à l’autre est, si l’on ose dire,
immédiatement médiatisé par l’institution. L’autre, selon l’amitié, c’est le toi, l’autre, selon la justice, c’est le
chacun ».4 La Justice est ainsi ce qui nous fait faire « le pas du prochain au lointain », ce qui suppose la
conquête d’une juste distance. Ce concept de « juste distance » est central dans la réflexion de Ricoeur et
apparaît comme l’expression de l’exercice même de la Justice, qui requiert l’affirmation d’une « médiété »
(« milieu toujours escarpé ») assurant la reconnaissance et repoussant la violence. 5 Ricoeur n’est pas sans
rejoindre ici la compréhension antique de la Justice comme vertu de toutes les vertus, en tant qu’elle est
l’affirmation de la mesure contre toute forme d’hubris.
Partant, le chacun, que le Juste éclaire, n’est ni le On d’une légalité purement procédurière, ni le Nous
d’une fusion communautaire. Cette teneur ontologique, dont le Juste est le lieu de donation et la garantie, prend
forme dans le partage qui est l’essence même de l’acte de juger. Partager, c’est tout autant dé-partager que
prendre part à : « dans partage il y a part, à savoir ce qui nous sépare : ma part n’est pas votre part ; mais le
partage c’est aussi ce qui nous fait partager, c’est-à-dire, au sens fort du mot : prendre part à… »6 En quelle
mesure ne peut-on comprendre ce partage comme une condition accessoire, une simple disposition mécanique,
d’une vie sociale acceptable et bien ordonnée ? Si l’exigence de justice suppose bien l’affirmation du postulat
« A chacun le sien », il faut prendre la mesure de ce qui se joue dans une telle distribution : dans cette part
reconnue, c’est aussi le mien, le tien, qui accède à sa propre reconnaissance. En ce sens, la Justice n’est pas
qu’une figure de la médiation sociale : le chacun n’est pas la figure de l’altérité mais la médiation même par
laquelle le « sujet capable », capable de s’énoncer, de faire le récit de lui-même, accède à la reconnaissance de
soi. On n’est pas sujet de droit par ailleurs, pour les autres ou en dépit des autres, mais aussi essentiellement pour
soi, en tant que tout procès de subjectivation suppose un acte de reconnaissance par lequel le sujet se constitue
dans l’estime de soi : « Je voudrais dire ensuite que l’estime et le respect de soi ne s’ajoutent pas simplement
aux formes d’autodésignation considérées auparavant. Ils les incluent et en quelque sorte les récapitulent. En
tant que quoi, peut –on en effet demander, pouvons-nous nous estimer ou nous respecter ? En tant d’abord que
capables de nous désigner comme les locuteurs de nos énonciations, les agents de nos actions, les héros et les
narrateurs des histoires que nous racontons sur nous –mêmes. A ces capacités s’ajoutent celles qui consistent à
évaluer nos actions en terme de « bon » et d’ « obligatoire ». Nous nous estimons nous-mêmes comme capables
d’estimer nos propres actions, nous nous respectons en ce que nous sommes capables de juger impartialement
nos propres actions. Estime de soi et respect de soi s’adressent ainsi réflexivement à un sujet capable ».7 Ainsi,
rien plus que le Juste ne nous renvoie autant à la constitution propre du sujet, découvrant de façon inédite que le
sujet ne saurait accéder à la reconnaissance de soi sans s’éprouver « soi-même comme un autre ». Si l’éthique
3
Juste I, Avant propos, p.10.
Juste I, Avant propos, pp.14-15.
5
Cf. in le Juste II, « Justice et vérité » ; « La structure dialectique du souhait de la vie bonne reste incomplète tant qu’elle
s’arrête à l’autre des relations interpersonnelles, à l’autre selon la vertu d’amitié. Manque encore la progression le
déploiement, le couronnement que constitue la reconnaissance de l’autre comme étranger. Ce pas du prochain au lointain,
voire de l’appréhension du prochain comme lointain, est aussi celui de l’amitié à la justice. L’amitié des relations privées se
découpe sur le fond de la relation publique de la justice. Avant toute formalisation, toute universalisation, tout traitement
procédural, la quête de justice est celle d’une juste distance entre tous les humains. Juste distance, milieu entre le trop peu de
distance propre à maints rêves de fusion émotionnelle et l’excès de distance qu’entretiennent l’arrogance, le mépris, la haine
de l’étranger, cet inconnu. Je verrais volontiers dans la vertu d’hospitalité l’expression emblématique la plus approchée de
cette culture de la juste distance » (p. 72).
6
Juste I, « L’acte de juger », p.191.
7
Juste I, « Qui est le sujet de droit ? », p.33.
4
proposée dans Soi-même comme un autre, en effet, mettait en évidence la subordination de la réflexivité de soi à
la médiation de l’autre, l’approfondissement d’une réflexion sur le Juste permet de cerner ce lien indéfectible. 8
Cette reconnaissance est d’ailleurs, comme le souligne Ricoeur à plusieurs reprises, au cœur de tout procès :
reconnaissance du tort subi mais aussi reconnaissance de sa faute par celui qui l’a commise. Si la justice, en ce
sens, est réparation, cette réparation engage tout autre chose que la vengeance : elle est restauration d’une
capacité essentielle du sujet, la capacité de s’estimer, inséparable d’une reconnaissance de l’autre. 9L’imputabilité
va ainsi apparaître dans le Juste II comme la capacité fondamentale du sujet, en tant qu’elle est « l’aptitude à
nous reconnaître comme comptables (racine putare) de nos propres actes à titre de leur auteur véritable ».10
Partager, départager. Mais tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare, pourrait-on dire, en
paraphrasant les derniers mots de l’Ethique de Spinoza. Le tiers, qui est l’élément et l’exigence du Juste, ouvrant
sur l’assomption du sujet par lui-même, rendue possible par la reconnaissance du chacun, est une tâche inquiète
de son propre sens, bien plus qu’une institution sûre de ces procédures ; une tâche incertaine, donc, visant
l’autonomie sur l’horizon d’une vulnérabilité humaine qui demeure sa condition. 11 La quête de la Justice ne
saurait ainsi se comprendre, pour Ricoeur, que dans la perspective d’une sagesse pratique : entre le bon et le
légal, le Juste est poursuite de l’équitable, « l’équitable [étant] la figure que revêt l’idée du juste dans les
situations d’incertitude et de conflit ou, pour tout dire, sous le régime ordinaire ou extraordinaire du tragique de
l’action ».12 Cette sagesse pratique participe de la pensée aristotélicienne de la phronesis, de la prudence, la
Justice consistant dans l’application d’une règle et dans l’appréciation de cas toujours singuliers, selon l’idéal de
la « règle de plomb » des architectes de Lesbos (l’analogie avec cette règle de plomb laissant supposer qu’il y a,
pour Aristote deux limites à la justice : l’absence totale de règles ou bien une règle de fer, trop rigide ). 13 Les
« Exercices », sur lesquelles s’achève le Juste II, témoigne de cette volonté de ne pas dissocier la pensée du Juste
de l’épreuve de cas singuliers ; la sagesse pratique ne saurait, en ce sens, se limiter à une simple profession de foi
doctrinale mais suppose que l’on prenne le risque du jugement, comme en témoigne l’Epilogue, qui est la
citation à témoin de Ricoeur dans le cadre du procès du sang contaminé en 1999.14 Mais, pour reprendre les
catégories aristotéliciennes, ne faut-il pas reconnaître dans le fait que la justice soit ainsi une vertu éthique
(inséparable de l’action et d’une certaine « grâce » de la part du phronimos, du prudent) et non une vertu
dianoétique (pouvant être l’objet d’une science certaine), le signe de sa vulnérabilité même ? Le fait que le
jugement ne peut jamais être pleinement pensé hors de la situation qui le réclame est bien plus l’expression du
sens de la justice, pour Ricoeur, que sa limite. Ainsi, la spécificité du droit est de ne jamais se réduire à un
jugement « déterminant » (application d’une loi à un cas, - pour reprendre, cette fois-ci, les concepts kantiens)
mais d’engager toujours une interprétation de la loi, de relever d’un jugement « réfléchissant » (chercher une
règle pour un cas nouveau).15 L’orthos logos, la droite règle, est le tracé, jamais achevé, d’un sens qui nous
renvoie à notre condition : inter homines esse, selon le mot d’Arendt que Ricoeur aime citer ; une condition, qui,
si elle laisse espérer le partage, ne peut toutefois subsumer une pluralité irréductible.
« Pas d’identité pour soi, sans diversité pour les autres. Entre les humains se creuse l’intervalle de la
pluralité. Inter homines esse, aime à répéter Hannah Arendt. Or ce trait de pluralité n’affecte pas seulement les
langues mais la sociabilité prise dans toute son ampleur. L’humanité n’existe que fragmentée.(…) Le politique
plus que tout est affecté par cette condition de pluralité. Il y a des Etats parce que d’abord il y a des
communautés historiques distinctes auxquelles l’instance politique confère la capacité de décision. A ce niveau
hautement conflictuel, le rapport ami/ennemi tend à muer en inimitié intraitable la diversité politique à la
faveur de la revendication de souveraineté. Il n’est pas jusqu’aux religions, pour souligner le régime
irrévocablement pluraliste de la condition humaine. Peut-être même touche-t-on au point énigmatique de la
conversion de la pluralité en hostilité : si le sacré en tant qu’objet inappropriable est l’objet d’une envie
rivalitaire et n’offre d’abord que l’issue du tous contre un dans le rituel du bouc émissaire, alors il faut tenir la
8
cf. Juste II, « Justice et vérité », p.72.
cf. le Juste I, « L’acte de juger » : « Je pense que l’acte de juger a atteint son but lorsque celui qui a, comme on dit, gagné
son procès se sent encore capable de dire : mon adversaire, celui qui a perdu, demeure comme moi un sujet de droit ; sa
cause méritait d’être entendue ; il avait des arguments plausibles et ceux-ci ont été entendus. Mais la reconnaissance ne
serait complète que si la chose pouvait être dite par celui qui a perdu, celui à qui on a donné tort, le condamné ; il devrait
pouvoir déclarer que la sentence qui lui donne tort n’était pas un acte de violence mais de reconnaissance » (pp.190-191).
10
Juste II, Introduction, p.8, et « De la morale à l’éthique et aux éthiques ».
11
cf. in le Juste II, « Autonomie et vulnérabilité », pp.85-105 ; « L’autonomie est celle d’un être fragile, vulnérable. Et la
fragilité ne serait qu’une pathologie, si elle n’était pas la fragilité d’un être appelé à devenir autonome, parce qu’il l’est dès
toujours d’une certaine façon ».
12
Juste I, Avant Propos, p. 27.
13
Cf. Ethique à Nicomaque, Livre V.
14
Cf. le Juste II, pp.289-297.
15
Cf. le Juste I, « L’acte de juger », pp. 187-188.
9
pluralité au plan des croyances de base pour la plus redoutable occasion de faillibilité et de chute ».16 Est-ce à
dire que seul s’offre à nous le parcours qui conduit de la pluralité à la haine ? La pluralité ne donne-telle forme
qu’à la violence ? La pluralité nous renvoie aussi à notre condition langagière, toujours menacée dès lors par le
risque de la confusion et de l’incommunicabilité, mais exposée, du fait de cette pluralité même, à sa finalité
propre : l’hospitalité, qui fait de la parole, non la subsomption de toutes différences, mais l’exigence d’un
partage toujours possible, dans l’entrelacement des deux sens que Ricoeur a pu envisager : ce qui départage et
rassemble. Donner droit ainsi à la traduction, ainsi que Ricoeur le fait, par-delà les fantasmes d’une langue
parfaite, totalement transparente, est une façon de renouer avec un travail du sens, qui, loin de se réduire à une
nostalgie de l’identité, n’accède à sa vérité propre que dans la variation, la reprise du même dans l’autre. Certes,
il est une « propension du langage à l’énigme, à l’artifice, à l’hermétisme, au secret, et pour tout dire à la noncommunication » mais il ne nous abandonne jamais à ce point dans le malentendu sans offrir les ressources de
l’explication, de « l’autrement dit ». Pourquoi ce « paradigme de la traduction », qui éclaire notre condition
langagière, peut-il figurer dans une réflexion sur la Justice ?17 Parce que le langage est l’élément même, le tiers,
où le chacun peut apparaître, à mi-chemin de l’opacité ou de la transparence. Si la traduction, hors de la sphère
du langage, peut apparaître ainsi comme un paradigme de la relation juste, de la juste distance, c’est dans la
mesure où le Juste poursuit, de même que la traduction, une « équivalence sans identité ». On touche ici à ce qui
nous semble être une « basse continue » dans la réflexion de Ricoeur sur la justice : le Juste est la reconnaissance
de la valeur propre de l’« entre-deux », par-delà les antinomies destructrices du Même et de l’Autre. Et si la
justice ne saurait aller sans une épreuve de la vulnérabilité, cette épreuve est la condition même de la quête de
l’autonomie pour le sujet. Sans doute, comme le notait Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, le Juste peut
apparaître comme le plus difficile dans la mesure où il est avant tout une perfection qui s’adresse aux autres.
Sans doute, comme le souligne Ricoeur, on ne saurait même approcher l’exigence de justice sans faire le deuil de
la perfection. Mais son œuvre n’en est pas moins, poursuivant sur ce point la tradition antique, un effort pour
faire apparaître la perfection éthique d’une relation à l’autre, sans laquelle le sujet ne saurait accéder à sa propre
reconnaissance. Et c’est là que nous retrouvons le lien de la justice et de la traduction : être « traduit en justice »
pourrait être, pour le sujet, non le signe sa déchéance (ce qu’ une telle « traduction » devient quand elle n’est
plus que l’exercice de la vengeance) mais, au contraire, la condition éthique qui fait que tout sujet n’accède à luimême que dans la comparution.
Cependant, on peut douter qu’une telle comparution éthique ait un sens quand la Justice sert « sans
limites » à l’institution de la vengeance. Ricoeur est un de ceux qui voudrait donner droit à autre chose que la
vengeance. Reste que nous avons bien du mal à retrouver au sein même du judiciaire l’expression la plus
authentique du Juste. On pourrait se demander par ailleurs si le Droit ne constitue pas tout sujet capable comme
sujet coupable, et cela, par-delà toute faute déclarée. C’est contre cette tentation de livrer le sujet à la Loi,
comme sujet d’une comparution intransitive, qu’éclate le rire de Kafka dans le Procès. Par conséquent, si
Ricoeur veut retrouver la spécificité du droit en le libérant de la philosophie politique, on peut se demander en
quelle mesure il ne le reverse pas , autre excès, sur la philosophie morale. Et il est à craindre qu’une telle
surévaluation du judiciaire, quasi ontologique, ne fasse à terme que servir les mythes mêmes de la pensée
politique.
16
17
Le Juste II, Introduction, pp.33-34.
Le Juste II, « Le paradigme de la traduction », pp.125-140.