La poésie est une insurrection Pablo Neruda Discutez cette

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La poésie est une insurrection Pablo Neruda Discutez cette
La poésie est une insurrection
Pablo Neruda
Discutez cette affirmation du poète Pablo Néruda.
INTRODUCTION : Le mot « insurrection » appartient au vocabulaire politique.
S’insurger, c’est se dresser collectivement contre le pouvoir établi. Nous
parlons d’insurrection populaire, paysanne. Dans un sens figuré, et à propos
d’un individu, nous dirons que la personne s’insurge par amour-propre, qu’elle
refuse la soumission ou l’injustice. Quand Pablo Neruda écrit « La poésie est
une insurrection », nous pouvons nous étonner du caractère lapidaire de cette
affirmation mais par là-même nous demander quels rôles peut prendre la
poésie dans la vie de tous les jours. En quoi la poésie est-elle une protestation
sociale et politique ? Une révolte individuelle ? N’est-elle pas aussi insurrection
en tant qu’acte créateur ?
PARTIE I : (La poésie, protestation sociale et politique)
Les poètes ont souvent exprimé dans leurs œuvres leur révolte
devant une situation politique.
A) Ainsi les poèmes peuvent être des protestations contre un pouvoir
tyrannique. Victor Hugo exilé à jersey lance le pamphlet des Châtiments contre
Napoléon III. Racontant comment Josué et les Hébreux prirent Jéricho
uniquement en faisant le tour de la ville et en soufflant de la trompette, il
insuffle l’espoir aux Français et essaie de les persuader que « les clairons de la
pensée » feront « s’effondrer » les « murailles » de la tyrannie. Protestation
politique qui se veut souffle de liberté ! Dans Stella, il veut transmettre aux
peuples les paroles que l’étoile lui a confiées lorsqu’elle a visité ses rêves. Et
l’astre lui a conseillé de se lever, de s’ « insurger » :
« J’arrive. Levez-vous vertu, courage et foi ! »« Debout, vous qui
dormez ! ». )
Gislaine PIEGAY
L’histoire est jalonnée de guerres. Le poète peut appeler le lecteur à
participer à une guerre juste. Paul Eluard dans son poème Liberté invite à la
résistance et le simple fait d’écrire le mot « liberté » sur les éléments du monde
devient révolte contre le nazisme ! Mais le poète proteste aussi contre la
guerre injuste qui dresse les hommes les uns contre les autres, qui fait naître la
souffrance physique et morale et enlève à l’homme son statut d’Homme ! Boris
Vian imagine un déserteur qui écrit à Monsieur Le Président ; il conseille à ses
frères l’insoumission : « Refusez d’obéir
Refusez de la faire
N’allez pas à la guerre
Refusez de partir »
B) Mais la poésie exprime aussi une protestation contre tout ce qui
amoindrit l’homme vivant en collectivité ; le système économique et social
peut broyer l’individu.
Dans la grasse matinée, Jacques Prévert raconte l’histoire d’un homme
qui, ayant faim, désire les produits alimentaires exposés dans une vitrine et
commet un crime pour manger. Les vers qui encadrent ce poème demandent
l’indulgence pour cette victime d’une société inégalitaire.
« Il est terrible
Ce petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain.
Il est terrible
Quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim ».
Les vers deviennent alors véritable revendication pour une société plus
juste…N’oublions pas de citer dans ce même domaine le célèbre poème de
Rimbaud, Les effarés ou celui de Victor Hugo, Mélancholia. XIXème ou
XXème/XXIème siècle, qu’importe ! Les mots sont là, porteurs d’espoirs pour
un avenir meilleur !
C ) Ces exemples traduisent l’engagement du poète ; au nom de quoi
celui-ci se met au service d’une cause sociale et politique. Il peut se considérer
comme un prophète, tel V. Hugo dans Fonction du poète ; pour lui, le poète est
celui qui, plus que tout autre, pressent l’avenir, plus encore que le peuple luimême. Il est un peu l’avant-garde d’une collectivité. Dans ce texte, Victor Hugo
semble vouloir justifier son engagement :
Gislaine PIEGAY
« Peuples ! Ecoutez le poète !
Ecoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé ! »
Plus modestement, le poète peut se placer au service du peuple et utiliser ses
talents pour mettre en mots ce que le peuple ressent sans parvenir à
l’exprimer.
Mais il est aussi celui qui empêche d’oublier, celui qui donne aux pensées, aux
rêves et espoir des allures d’éternel ! Aragon intitule Strophes pour se souvenir
un poème qui immortalise des résistants arméniens, dénoncés et exécutés
pendant la 2ème guerre mondiale. De même Eluard de crier a révolte dans son
poème Guernica écrit en même temps que Picasso peignait son célèbre
tableau ! En cela l’affirmation de Pablo Neruda prend tout son sens ; l’image et
l’écriture poétiques sont alors de véritables armes insurrectionnelles ! Mais la
poésie peut aussi être un acte de révolte tout personnel contre les douleurs
existentielles et intimes.
PARTIE II : (La poésie, une révolte individuelle)
Si l humanité ne connaît pas l’asservissement à un pouvoir
tyrannique, l’exploitation économique et la guerre, elle n’est pas heureuse
pour autant.
A)Le poète est aussi celui qui s’insurge contre la vie, contre sa
propre vie et contre tout ce qui peut rendre l’homme malheureux dans son
quotidien. Il se révolte contre la société qui le brime, l’empêche d’être luimême, d’affirmer son originalité. Il déteste celui qui se recroqueville dans sa
médiocrité, et notamment le bourgeois ! Rimbaud les caricature violemment
dans son poème « A la musique » :
« Assis, les bureaucrates, les fonctionnaires » et conseille :
« Oh ! Ne les faites pas lever ; c’est le naufrage. »
Verlaine, lui, souligne le dégoût de Monsieur Prudhomme envers les poètes :
« Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles
Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza… »
B) Les poètes lyriques se révoltent contre la misère du monde et
déplorent la fuite du temps qui empêche de retenir le bonheur et ne laisse que
des regrets comme ceux qui tourmentent Joachim Du Bellay. Ils s’insurgent
contre la cruauté de la mort qui frappe les êtres chers, aimés, et jeunes :
Ronsard pleure Marie, Chénier la jeune Tarentine, et Lamartine Elvire.
Gislaine PIEGAY
Ils s’élèvent contre l’instabilité des sentiments qui détruit les couples et les
amitiés.
C) L’absurdité de l’existence humaine rend le poète fragile et déstabilisé
au milieu d’un monde qu’il a du mal à comprendre. Alfred de Vigny accuse le
silence de Dieu ; Baudelaire sombre dans le spleen ; Et Antonin Arthaud tombe
dans la folie. Au nom de quoi le poète s’insurge-t-il contre le malheur
individuel ? Sans doute parce qu’il ressent l’humanité de manière plus aigue
que les autres. Les romantiques ont grandement insisté sur cette immense
capacité de souffrance du poète. Musset d’écrire :
« Les chants les plus tristes sont les chants les plus beaux
J’en connais d’immortels qui sont de purs sanglots. »
Mais cette souffrance ne sera pas stérile et deviendra une arme telle que
l’affirme le poète Célaya : « La poésie est une arme chargée de futur. »
L’insurrection est donc individuelle ; mais une fois l’œuvre publiée, elle devient
collective : au nom de sa plus grande sensibilité, le poète appelle le lecteur à
devenir lucide sur la condition misérable de l’homme puis enfin à refuser le
désespoir. Musset développe la métaphore du « poète-pélican » qui donne ses
entrailles à sa descendance pour la nourrir et ainsi l’aider à survivre !
Insurrection collective, insurrection individuelle, oui, bien sûr…Par le message
du poète par les mots employés mais le romancier aussi appelle à
l’insurrection : « J’ai pris mon crayon pour une épée » s’écrie Jean-Paul Sartre
dans Les mots ! Quelle différence avec l’écriture poétique pourtant ! Ne seraitce pas la forme même du poème qui incite le lecteur à marcher avec le poète ?
PARTIE III : (La poésie, insurrection du langage et de la forme)
Tous les poèmes ne réagissent pas contre une situation politique ou
sociale, ni même contre l’absurde de la vie ; tous ne se font pas le chantre du
désespoir et ne chantent pas le malheur. Il existe une poésie du bonheur
collectif ou individuel. Certains chantent le triomphe de l’insurrection ou les
mérites d’un pouvoir. Mais tous restent insurrection contre le langage
quotidien.
A) En effet c’est dans la forme même et la musicalité du poème qu’il y a
Insurrection ; le travail des images et des vers sublime celui de la prose.
Certains poètes et notamment Victor Hugo ont traité le même thème mais
dans deux genres différents ; le poème « anniversaire » Souvenir de la nuit du
IV offre ainsi deux écriture différentes, prose et poème…Ce dernier a sans
aucun doute laissé une influence plus forte que le texte écrit en prose…Image
et musicalité s’installant beaucoup plus facilement dans la mémoire. La poésie
Gislaine PIEGAY
va donc au-delà du langage quotidien car tout en recherchant l’efficacité elle
offre aussi beauté et profondeur des images et des ressentis.
B) Le poète revendique donc le droit à l’imagination. La poésie la plus
conventionelle utilise des images : comparaisons, métaphores, parfois
insolites ; mais de manière revendicatrice, les poètes cherchent à transfigurer
le réel par la charge symbolique des mots et ont ainsi la volonté de subvertir le
langage quotidien. V. Hugo rêve d’un combat antithétique entre ombre et
lumière ; Rimbaud est illuminé par les visions fantasmagoriques d’un monde
perpétuellement recréé ; et pour Baudelaire tout poète
« …passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers » Correspondances, les fleurs du
Mal, 1857. Et Verlaine s’insurge non seulement par la force symbolique des
images mais surtout par la musicalité du vers :
« De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l’impair au pair ». La musique du vers se trouve alors dans
le rythme et les sonorités : allitérations, assonances, et les contrastes. On peut
parfois retrouver ces procédés dans la prose et notamment chez Rousseau
dans les Promenades du rêveur solitaire ou dans les poèmes en prose de
Rimbaud –Aube- ou de Lautréamont.
C)
La poésie, insurrection contre le langage en prose et en tant
qu’acte créateur, devient donc la source même des paroliers et des chanteurs
lyriques ou engagés. Aragon et Eluard vont être repris par nos plus grands
chanteurs…A écouter bien sûr, Jean Ferrat : « Chanter est un acte important(…)
J’espère contribuer à faire accéder les gens jeunes et moins jeunes à la
poésie ». Prévert lui aussi alimentera notre chanson française ; et beaucoup de
nos paroliers sont eux-mêmes de grands poètes, comme Boris Vian, Georges
Brassens ou Brel et bien d’autres… Insurrection contre le langage aussi par la
forme et dans ce cas la comment ne pas penser à Apollinaire et sa
redécouverte des calligrammes ou au surréalistes avec Guernica de Paul Eluard
et son poème qui prend la forme d’un obus ?Et puis l’utilisation des imageschoc telles « La terre est bleue comme une orange » ou
« La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr ». Images qu’il ne faut surtout pas
chercher à traduire mais qui nous appellent à nous laisser porter par leur force
et notre imaginaire..Image de douceur grâce à la prédominance des formes
rondes et de pureté avec l’évocation de l’auréole et du berceau…
CONCLUSION : Ainsi avons-nous essayé de voir la portée de l’affirmation
de Pablo Néruda, poète auquel Jean Ferrat rend hommage dans plusieurs de
Gislaine PIEGAY
ses chansons- Complainte de Pablo Néruda, Pablo mon ami, paroles de Aragonet nous nous sommes aperçus que « La poésie est insurrection » par sa visée,
sa force symbolique mais aussi par sa forme même…Il n’est absolument pas
étonnant que Pablo Néruda, lui-même insurgé contre le pouvoir de son pays et
en exil en France, ait choisi ce mode d’expression pour sensibiliser les lecteurs à
la douleur de son pays mais aussi pour exprimer ses émotions et ses ressentis…
Nous pouvons achever cette réflexion sur cette phrase de ce même poète dont
la volonté était d’appeler chacun à réagir contre toute forme d’oppression :
« La poésie est comme le pain et doit être partagée entre tous, érudits et
paysans, entre toutes nos immenses, fabuleuses, extraordinaires familles de
peuples. ». Poésie, insurrection ? Certes, oui ainsi que toutes les formes d’art
car peinture et cinéma contribuent à valider cette affirmation, comme le
prouvent les tableaux de Picasso, Guernica et Massacre en guerre de Corée, et
le film Le cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein.
Gislaine PIEGAY