les derniers jours » (1927)

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les derniers jours » (1927)
« LES DERNIERS JOURS » (1927)
Prospectus de présentation des cahiers Les Derniers Jours
Nous voulons sortir du cercle fatal de l’après-guerre, lâcher une Europe qui rôde encore autour de son
vomissement, une France qui, pendant plusieurs années, a pu se nourrir d’un seul sentiment : la peur.
Nous avons mis du temps, nous hommes qui avons aujourd’hui vingt-cinq à quarante ans, à nous frotter
les yeux, à regarder autour de nous. Maintenant, nous allons dire ce que nous refusons et ce que nous exigeons. Il n’y a plus une minute à perdre.
Deux seulement, pour commencer, nous parlerons sans gêne, brutalement.
Depuis assez longtemps, dans les épisodes de notre vie privée, devant les problèmes que nous essayons en
vain de résoudre par la littérature, et quand, peu à peu, la dangereuse situation économique de l’Europe,
sa misérable condition spirituelle se montrent à nous dans leur ensemble, nous nous sentons pressés et
acculés. C’est pourquoi nous allons rédiger ce petit cahier d’observation résumée et d’ultime débat sous
ce signe : les derniers jours.
Est-ce une décadence qui nous entraîne ? Est-ce une révolution qui se prépare et qui nous appelle ? Qui
fera la révolution ? Les communistes ou les bourgeois ?
Nous ne craignons pas de suspendre encore notre jugement, voulant le soumettre à la raison dont les examens sévères préparent seuls les longues actions.
Ainsi nous prétendons être libres, pour un instant encore.
Mais il n’y a plus de presse libre. Il n’y a pas de journal, de revue où nous puissions exprimer notre pensée libre, jusqu’au caprice individuel, jusqu’à la nuance originale. C’est qu’il n’y a plus d’individus, il
n’y a plus que des groupes qui font imprimer par leurs employés, tous les matins ou tous les mois, leur
volonté systématique.
Quelle folie que de vouloir ramer contre le courant !
Mais nous ne sommes pas un journal. Nous sommes un tout petit pamphlet et nous pouvons vivre d’une
vie extrêmement discrète avec quelques sous.
Donnez-nous ces quelques sous – quelques sous qui représentent deux ou trois soirées au cinéma ou quelques paquets de cigarettes, ou d’autres fanfreluches, et qui ne représentent une somme que si, riches ou
pauvres, c’est à nous que vous la donnez.
Donnez-les nous pourtant, pour obtenir en échange une satisfaction qu’on ne trouvera bientôt plus dans ce
temps, que vous cherchez en vain, tournant soir et matin tant de feuilles sales : lire un article qui ne soit
pas un mot d’ordre payé.
Nous partons deux ; humblement. Si vous nous aidez, nous pourrons peut-être partager votre hospitalité
avec d’autres écrivains, saisis comme nous de la crainte de la mort qui rôde en Europe.
Emmanuel Berl
Pierre Drieu la Rochelle
Daniel Leskens
UN PAMPHLET
DES ANNÉES VINGT : « LES DERNIERS JOURS »
Réfléchir et Agir n° 35 – printemps 2010
Parmi les innombrables revues – plus ou moins éphémères – qui, en France, fleurirent entre les deux guerres mondiales, Les Derniers Jours occupent une place à part. Cahiers bimensuels politiques et littéraires,
ils ne devaient compter que 7 livraisons entre février et juillet 1927. Mais la personnalité de ses deux
rédacteurs et le contexte historique, culturel et social de l’époque en soulignent l’importance.
Il est impossible de résumer ici l’ensemble de ces Cahiers. Je me bornerai donc à n’en commenter que les
pages les plus importantes.
« Nous partons à deux, humblement »
L’aventure des Derniers Jours commence durant l’hiver 1926-1927. Deux écrivains, également tourmentés par l’évolution des sociétés européennes, décident de mettre leurs réflexions en commun. Ces deux hommes – Pierre Drieu la Rochelle et Emmanuel Berl – se connaissent depuis 1913. Leur amitié est profonde ; leur dissemblance
semble les lier plutôt que les séparer. Berl est né en 1892 dans une famille de la grande
bourgeoisie juive apparentée aux Bergson et aux Proust. Engagé volontaire, il a été
réformé en 1917 pour maladie respiratoire. Lorsque paraît le premier numéro des Derniers Jours, il a publié deux ouvrages : Recherches sur la Nature de l’Amour (1923) et
Méditation sur un Amour défunt (1925). Drieu, quant à lui, jouit déjà d’une solide
renommée. Ses poèmes d’Interrogation, édités en 1917, ont ému Apollinaire et Barrès.
Son essai Mesure de la France (1922) a suscité des débats passionnés au sein du monde
politique et littéraire. Et La Valise vide, nouvelle publiée dans la N.R.F. d’août 1923, a
prouvé à la critique qu’un écrivain était né.
« … les derniers jours de la bourgeoisie »
Berl et Drieu commencent par rédiger un prospectus de présentation. Sortir du
cercle fatal de l’après-guerre, porter un diagnostic sur une France qui erre depuis une
dizaine d’années entre l’illusion d’une victoire chèrement acquise et un sentiment de
peur que les « années folles » n’ont pu masquer : tels sont les buts affichés.
Un premier Cahier de 12 pages paraît le 1er février 1927. Drieu y signe l’article
de tête : Le Capitalisme, le Communisme et l’Esprit. D’emblée, le ton est donné :
« Tout est foutu. Tout ? Tout un monde, toutes les vieilles civilisations – celles
d’Europe en même temps que celles d’Asie. (…) On ne peut recruter la jeunesse pour
une entreprise de pompes funèbres. Toutes les valeurs qui provoquaient, hier encore,
l’amour des hommes ne sont pas mortes seulement dans leur forme présente, mais elles
ont été frappées dans leur essence ». Drieu constate ensuite que deux forces se font
face dans un monde où « il n’y a plus de Dieu, plus d’aristocratie, plus de bourgeoisie,
plus de propriété, plus de patrie ». Ces deux forces sont le capitalisme et le communisme. Il distingue nettement capitalisme productiviste et bourgeoisie patrimoniale –
cette dernière étant à ses yeux agonisante. Estimant que le communisme ne masque que
le retard de l’évolution capitaliste en Russie, il place son espoir dans un capitalisme
rénové, qu’il souhaite voir s’humaniser. Un capitalisme qui – paradoxe apparent – réaliserait une bonne part du programme léniniste. Il développera cette idée un an plus tard
dans Genève ou Moscou : « Le capitalisme veut communiser la consommation, c’est-àdire qu’il lui faut la rendre égalitaire ; l’idée de standard ne veut pas dire autre chose.
Pour que le capitalisme accomplisse ses desseins, tout le monde doit acheter et posséder les mêmes biens : la même auto, le même costume, le même appartement, le même
livre ».
Suivent un article de Drieu : Première Note sur le Drame de l’Action française,
où il entrevoit les conséquences de la condamnation du maurrassisme par le Vatican ;
une note intitulée Une Grève – signée par les deux fondateurs – qui dénonce le boycott
du Paysan de Paris par la critique parisienne et une importante contribution de Berl qui
a pour titre L’idée de Révolution et la Critique du Monde moderne.
La deuxième Lettre aux Surréalistes
Le deuxième Cahier paraît le 15 février. Emmanuel Berl y adresse un Appel à
Léon Blum – qui serait, d’après lui, le seul politicien « ayant réellement le goût de
l’idéologie ». Article naïf et touchant, où il questionne le dirigeant de la S.F.I.O. – également avocat d’importantes firmes industrielles, de banques et de grands magasins –
sur le potentiel révolutionnaire du socialisme réformiste… Drieu y publie une Deuxième Lettre aux Surréalistes (adressée à Louis Aragon, la première lettre était parue
dans la N.R.F. d’août 1925). Entre-temps, les principaux animateurs du mouvement
(Breton, Aragon, Eluard) avaient adhéré au parti communiste. Drieu, pour qui toute
pensée profonde est déjà action, leur reproche de se jeter dans un activisme tapageur et
stérile : « Ce scrupule de s’en tenir à l’expression de la pensée pure et simple, sans
l’accompagner d’engagements vis-à-vis des hommes d’action, ne vient-il pas d’une conception bien irréfléchie, grossièrement antinomique de la pensée et de l’action ? Ce
scrupule nous montre qu’on croit qu’il n’y a guère d’action dans la pensée. Or, si l’on
croit cela, c’est qu’on n’a guère pensé, qu’on ne s’est jamais vraiment donné avec tout
son cœur à la pensée. Car, enfin, penser c’est, dès la première seconde, agir ; on ne
peut penser sans prendre parti dans l’univers, et les partis que prend la pensée sont
infiniment plus déchirants que ceux que manifestent l’action. (…) Toute pensée laisse
une trace indélébile ».
La Révolution comme hygiène du monde
Berl, dès sa première contribution, use et abuse du mot « révolution ». Avec, il
est vrai, un admirable lyrisme. Dans Doutes sur le Capitalisme (3e Cahier – 1er mars
1927), il répond à Drieu : « C’est vrai, la bourgeoisie s’étiole et le capitalisme est jeune.
Le capitalisme court, mais où… ? Je veux le savoir, avant de lier l’Europe à sa course.
Vous réclamez, Drieu, qu’il se démasque. Je le souhaite aussi, mais je soupçonne la
raison pour laquelle il se masque toujours : c’est que son visage est d’une laideur
insoutenable, plus exactement, peut-être, qu’il n’a pas de visage, qu’il n’a pas de regard.
Le système bourgeois conservait quelque chose de l’humanisme qu’il avait racorni. Le
système capitaliste, je n’en comprends pas les fins. Je parle de ses fins humaines. Un
produit, une plus-value, je n’appelle pas cela des fins. (…) Le système capitaliste ne
tend au bonheur de personne. Le capitalisme ne peut créer une idéologie, il est une
absence d’idéologie, la négation de tout idéal humain. L’aventure machiniste ne peut
produire que des désastres. Dans ces désastres, qui grandira ? Le communisme ? Peutêtre... Le communisme est mobile, et la révolution qu’il aura déclenchée l’entraînera –
vraisemblablement – ailleurs qu’il n’aura pensé ».
« Le communisme est mobile... » Cette phrase obscure annonce-t-elle un ralliement ? Non : entre les jeunes chefs marxistes et le bourgeois rêveur, l’incompréhension
est totale. Berl continuera à chercher de toute son âme le secret d’une révolution inconnue…
Les Cahiers face à la critique
La publication des Derniers Jours attire l’attention de la critique. L’Europe
Nouvelle consacre deux articles aux Cahiers. Dans le second, signé par Albert Thibaudet (30 avril 1927), on peut lire : « Les articles de Drieu et les articles de Berl se succèdent et se juxtaposent sans se mêler, sans se soucier d’orientation commune, et en
jetant simplement telle qu’elle est l’expression d’une pensée chaude, lyrique et nue.
(…) Signalons la richesse de deux tempéraments qui ont assurément leur mot à dire et
leur trace à marquer ».
Deux autres papiers sont publiés dans la N.R.F. (numéros de mars et novembre
1927). Dans le premier, Jean Paulhan juge le ton du pamphlet « généreux, touchant, un
peu confus aussi ». Dans le second, Benjamin Crémieux s’attache à Drieu seul : « Il
suffit de voir avec quelle aisance il occupe l’ambon de sa petite chapelle des Derniers
Jours pour être assuré que le seul genre littéraire où il puisse se tailler une place digne
de lui, c’est le sermon. (…) L’élément nouveau apporté par Drieu dans l’éloquence
sacrée, c’est la sincérité et la virtuosité de l’introspection ».
Mais la critique la plus importante est celle que publie Ramón Fernandez dans
Europe (15 mars 1927). Elle s’intitule Intellectualisme et Politique. Fernandez y pose
la question de l’attitude des intellectuels à l’égard de la vie politique et dénonce l’« illusion logique » dont Berl semble prisonnier. (Berl lui répondra longuement dans deux
livraisons suivantes des Cahiers.)
8 juillet 1927 : septième et dernier numéro
De février à juillet 1927, Berl et Drieu auront chacun rédigé une douzaine d’articles. Nombre d’entre eux méritent toute l’attention du lecteur. Je me limiterai, dans le
cadre de cette courte étude, au dernier texte de Drieu ; la Troisième Lettre aux Surréalistes sur l’Amitié et la Solitude (17 pages). Elle marque la rupture définitive entre un
homme libre hanté par l’idée de décadence et un groupe de littérateurs ayant choisi
l’obéissance aveugle à Moscou. Laissons la parole à Drieu :
« Vous ne reniez pas le surréalisme. Mais, ce que je vous reproche, c’est que la
foi que vous avez dans ce centre de votre originalité ne reprenne pas mieux tout son
pouvoir attractif sur votre souci, et votre effort, et votre espoir. Pour l’accomplir, vous
n’avez pas besoin d’entrer dans le parti communiste, et il se peut que décidément vous
ne soyez jamais admis à le faire efficacement.
« (…) Je ne vous pardonne pas d’avoir écrit : « Nous nous engageons à la violence », et d’être encore, deux ans après, non seulement en vie, mais responsables tout
juste de deux ou trois coups de canne.
« Je me fous du capitalisme comme du communisme ; les mouvements de parti
que je surveille, avec une minutie maniaque, ne sont pas tous les jours à la mesure de
ma curiosité. Je ne veux pas plus tromper le capitalisme que le communisme par une
adhésion trompeuse. Je ne veux tromper personne. C’est pourquoi l’on dira que je
trompe tout le monde.
« La pensée est cent mille fois plus forte que le capitalisme et le communisme.
Je m’en remets à la pensée. Je crois que j’agis de toutes mes forces, autant et plus que
vous. J’agis, je décris la vie, j’aide la vie à s’exprimer.
« Joie atroce, solitude amère. Art et prière.
« (…) La solitude m’est la garantie de ma plus profonde communion avec les
hommes et de mon intégrité, c’est-à-dire de ma réelle responsabilité.
« (…) Il n’y a que les actes : les livres sans commentaires comme des actes. »
Prévu pour septembre, le huitième Cahier ne paraîtra jamais. Drieu se lance
alors dans la rédaction d’un roman, Blèche, et assemble les notes qui seront publiées
sous le titre Genève ou Moscou. L’aventure des Derniers Jours n’aura duré que cinq
mois. Elle témoigne pourtant des inquiétudes d’une époque. Avec une rigueur qui, en
1979, convaincra l’éditeur Jean-Michel Place de reproduire la collection complète des
Cahiers…