Le suicide de Drieu

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Le suicide de Drieu
Le suicide de Drieu
Romans, récits, nouvelles, par Drieu La Rochelle,
édition de Jean-François Louette, Gallimard, La Pléiade
Le nom de Drieu La Rochelle est maudit, et à juste titre. Il a été collaborateur, partisan de Hitler,
il a commis l’erreur suprême du vingtième siècle, il s’est suicidé après avoir écrit qu’il réclamait la
mort comme traître, son dossier est bouclé, fermez le ban. Fallait-il publier son « Journal » de
1939-1945 ? Les avis sont partagés, mais enfin, c’est fait. Faut-il craindre, avec cette Pléiade, on
ne sait quelle réhabilitation qui favoriserait le fascisme en France ? Des imbéciles automatiques ne
manqueront pas de le dire, mais, à s’en tenir là, on est dans Pavlov, et on sait bien que le silence
et la censure ne font qu’aggraver les fantasmes. Voyons donc Drieu écrivain et romancier. Est-ce
qu’il tient le coup, ou bien, comme disait Mauriac, s’agit-il d’un « raté immortel » ?
Drieu est ce qu’on pourrait appeler un bon mauvais écrivain. Il s’en tire moins bien, avec le
temps, que ses contemporains, Malraux, Aragon, Céline. Il se doute de son échec, il continue à
beaucoup écrire, mais ses livres sont lourds, lents, trop longs et péniblement dix-neuvièmistes. Le
passé simple et l’imparfait du subjonctif les retardent, les dialogues sont embarrassés, les portraits
de femmes très conventionnels, et sa vision désenchantée de la décadence reste académique. La
décadence, voilà sa hantise. De ce point de vue, « Le Feu follet » (1931) est une réussite, et
Bernard Frank l’a bien vu dans sa « Panoplie littéraire » : « Le Feu follet est le meilleur livre de
Drieu. Là, au moins, il fait vite. Il est pressé. La mort souffle sur les pages et balaie avec entrain les
digressions. »
Ecoutez ça : « La drogue avait changé la couleur de sa vie, et alors qu’elle semblait partie, cette
couleur persistait. Tout ce que la drogue lui laissait de vie maintenant était imprégné de drogue et
le ramenait à la drogue… Tous ses gestes revenaient à celui de se piquer… Il ne pouvait que
s’enfoncer dans la mort, donc reprendre de la drogue. Tel est le sophisme que la drogue inspire
pour justifier la rechute : je suis perdu, donc je peux me redroguer. »
Et ça : « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés…
Je laisserai sur vous une tache indélébile. Je sais bien qu’on vit mieux mort que vivant dans la
mémoire de ses amis. Vous ne pensiez pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais ! » Passent
ici les ombres des suicidés qui ont beaucoup impressionné les surréalistes (sans parler du suicide
raté d’un ami intime de Drieu, Aragon, en 1928 à Venise). Drieu prend soin de préciser le contexte
social : « Ce bar était assez élégant et rempli de brillantes épaves : hommes et femmes dévorés
d’ennui, rongés par la nullité. » Pas beaucoup d’efforts à faire pour retrouver les mêmes
aujourd’hui.
« Gilles » (1939) se lit plutôt, en sautant des pages, alors que « Les Mémoires de Dirk Raspe »,
écrit à la fin de sa vie, sombrent dans une tristesse et un misérabilisme appuyé, engendrant un
ennui profond. « Gilles », au moins, permet de comprendre comment tout s’est joué pour Drieu en
février 1934, lors des grandes émeutes nationalistes et communistes, très meurtrières, place de la
Concorde. C’est là que Drieu rêve de révolution face à une société affolée : « Partout les vieillards
qui étaient en vue glissaient de leur chaise comme des enfants honteux et se mettaient à quatre
pattes sous la table, étouffés de surprise, d’épouvante et de scandale. Les hommes plus jeunes se
précipitaient à la recherche des vieillards sous les tables pour les assurer de leur absence totale
d’ambition et d’audace. Imaginez que, au lendemain du 14 juillet 1789, tous les adolescents de
France, qui pouvaient s’appeler un jour Saint-Just ou Marceau, se soient rués aux pieds de Louis
XVI pour le supplier de leur apprendre la serrurerie d’amateur. » On est en 1934 ou en 1968, avec
des acteurs de ce genre : « Gilles apprit avec horreur que ceux qui passaient pour les chefs de
l’émeute, mais qui, la veille, avaient tout fait pour retenir leurs troupes, étaient chez le préfet de
police pour le combler de leur regret d’avoir laissé faire quelque chose. »
Comment devient-on fasciste ? Par faiblesse, soif du pouvoir, dégoût de soi et des autres,
blocage ou frigidité en art. Mais la vraie passion de Drieu n’est pas la politique : c’est sa propre
mort poursuivie avec une fascination lucide. Déjà, dans « Etat civil » (1921) : « Le sang, ce
hiéroglyphe, se dessine partout sous ma peau comme le nom d’un dieu. » En 1945, à 50 ans,
entre son premier suicide (raté) et le second (réussi), il écrit son chef-d’œuvre, « Récit secret »,
texte unique en son genre. Son récit est extraordinaire. Dès l’âge de 6 ans, par « curiosité
magicienne », il fait couler son sang avec un petit couteau à dessert, choisi dans le tiroir de
l’argenterie familiale. De là, dit-il, une « manie, un appel à tout bout de champ ». Sa vocation est
là. Il aurait pu, à l’époque, fuir à Genève pour sauver sa peau, ou rejoindre la brigade de Malraux
en Alsace-Lorraine, mais non, il reste à Paris, il veut se donner non pas la mort mais sa mort. « Je
n’ai jamais eu un instant de doute ni d’hésitation. Cette certitude était une source incessante de
joie. »
Le suicide, pour Drieu, est une « foi sans défaut », une religion d’immortalité nourrie par une
méditation intense à partir de la métaphysique indienne. On tue le Moi, on rejoint le Soi, pas de
Dieu, pas de péché, la possibilité d’une « merveille » à la portée de chacun. La dernière journée de
Drieu à Paris, sur les boulevards ou aux Tuileries, est inoubliable. Il va rentrer chez lui, avaler du «
luminal » et ouvrir le gaz, il a toujours mené, sans que personne s’en doute, « une vie libre et
dérobée » (beaucoup de bordels), il fait l’éloge de la solitude : « Je prête à la solitude toutes sortes
de vertus qu’elle n’a pas toujours ; je la confonds avec le recueillement et la méditation, la
délicatesse de cœur et d’esprit, la sévérité vis-à-vis de soi-même tempérée d’ironie, l’agilité à
comparer et à déduire. »
Le voici donc mêlé à « la foule ignoble », comme un voyageur qui prend son temps entre l’hôtel
et la gare. « Toutes les occupations humaines se dissolvaient sous mes doigts. Tout me paraissait
vain et déjà détruit. » Plus de société, plus d’amis (« j’étais compromettant »), plus de femmes,
plus d’ennemis non plus (il plaint un jeune résistant qui l’a reconnu, et qui lui montre, de loin, son
mépris). Il évite les coups, le lynchage, les policiers, les juges, l’exécution inévitable. Pas de
mystique non plus, pas le moindre bouddhisme. Alors quoi ? Un acte, c’est tout. Revenu dans son
appartement, il regarde attentivement les objets, évoque Poe et Baudelaire. Il sait que son regard
est le dernier qui sort de ses yeux. Le dernier ? Non, puisque sa femme de ménage, qui a oublié
son sac, repasse chez lui, le trouve dans le coma et le « sauve ». Ce sera donc pour la prochaine
fois. « J’ai vaincu la peur de mourir », écrit Drieu. Qui peut en dire autant ?
PHILIPPE SOLLERS
Le Nouvel Observateur, 26 avril 2012 – N° 2477