Quelle identité pour les non-lieux
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Quelle identité pour les non-lieux
Sylvie Gruber JointMaster – Fribourg Semestre d'automne 2011/2012 Travail d'anthropologie « Quelle identité pour les non-lieux ? » 1) Introduction Lors de la conception d'un projet d’un architecte, la place des futurs utilisateurs ou du client occupeelle toujours une part importante de sa réflexion ? Jusqu’à quel point se demande-t-il de quelles manières ils se sentiront dans le futur espace à naître ? Jusqu’où s’interroge-t-il afin de savoir si le lieu sera agréable, et s’il incitera à y venir et à y rester ? Les questions qui influencent le dessin d'un projet d'architecture dépendent, bien entendu, de la fonction première de la construction. Pour un centre commercial, l'architecte essayera de trouver le meilleur moyen de mettre en avant les vitrines et de créer un espace suffisamment accueillant pour que les usagers viennent, s’attardent et consomment. Au contraire, lorsque l'architecte dessinera une maison, il pensera surtout au confort des habitants et réfléchira à des espaces qui correspondent à leur mode de vie. Qu'il le veuille ou non, l'architecte devra concevoir l'espace en fonction du programme : un magasin doit inciter à acheter, une gare ou un aéroport doit être le plus fonctionnel possible, un bureau doit permettre la meilleure concentration possible, un espace public doit inciter à la sociabilisation. Pourtant, pendant la conception d'un projet, l'architecte réfléchit peu à l'influence qu'aura à long terme sa construction sur la vie des utilisateurs. Quelle place le bâtiment aura-t-il dans l’existence des individus qui le fréquentent ? Aura-t-il une signification particulière pour eux? Sera-t-il assez important pour être constitutif de leur identité ? Afin de comprendre ces phénomènes peu abordés en architecture, nous essayerons de comprendre d'abord ce qu'est l'identité d'un lieu et quelle influence celui-ci peut avoir sur un individu et une communauté. Nous tenterons ensuite de définir deux types de lieux qui ont une identité distincte en nous basant sur le travail de Marc Augé dans son livre « Non-lieux – introduction à une anthropologie de la surmodernité ». 2. Identité et appartenance Au cours d'une vie, un individu crée différents repères spatiaux constituant son identité. Ces repères correspondent à un enracinement par rapport à un endroit, à un environnement : l'endroit où l'on est né, l'endroit où l'on a grandi, celui où on meurt,... Un homme peut se définir à travers ses appartenances multiples à des endroits donnés : ils participent à son identité individuelle. Il est par exemple intéressant de remarquer que, une fois devenu adulte, on a tendance à chercher en partie ou mieux que le logement dans lequel on a grandit, ou mieux, ou encore une certaine couleur de mur, un même style de meuble, ou un aménagement d'une pièce pouvant nous rappeler des souvenirs. Cela s'explique par le fait qu'un lieu particulier participe à constituer notre identité. L'addition des identités individuelles constitue une identité collective, dont le support est le territoire. Celui-ci est délimité par une frontière (physique, culturelle, historique,...) qui permet de distinguer le « nous » des « autres ». L'identité collective correspond à celle d'une communauté, que ce soit à petite ou à grande échelle. Cette communauté se définit par sa culture, ses coutumes, ses représentations, son histoire, son système organisationnel, etc... Le territoire comme délimitation d'une communauté est donc une composante identitaire des populations qui l'habitent. La ville ou le pays en est le meilleur exemple : on se « sent » suisse, on « appartient » à tel ou tel canton. Ce n'est pas par hasard que l'on associe souvent un certain territoire à certains comportements ou à certaines façons de penser, bien que cela participe quelque peu à alimenter des clichés. Le lien entre les hommes et le territoire peut être géographique (support de la mémoire collective) et/ou psychologique (lieux fréquentés ou non, imaginaires, rêvés,...). Dans un petit village, la place centrale est souvent l'endroit où l'on se rassemble, où l'on discute, où l'on échange. Cet endroit particulier devient, pour la communauté du village, le support de la mémoire collective. Il arrive aussi souvent qu'un habitant d'un petit village rêve de la grande ville. Il développe alors un lien psychologique avec un territoire qu’il idéalise. Ce lien entre homme et territoire participe en partie au patrimoine identitaire d'un individu et, surtout, d'une communauté. Il est en constant renouvellement. En effet, si le patrimoine identitaire est constitué d'une multitude de sentiments d'attachements individuels, ceux-ci évoluent dans le temps et dans l'espace. L'espace est façonné par l'homme et ce lieu n'existe que s’il crée, d'une façon ou d'une autre, un lien avec ses usagers. Ce lien dépend bien entendu de l'utilisation que les usagers en font. Il est pourtant difficile de définir un lien unique que peut entretenir un usager avec un lieu, puisque chaque personne le vit différemment. Sabine Guisse, chercheuse à la Faculté d'architecture de l'Université Libre de Bruxelles, introduit la notion de « capacitation spatiale », c'est-à-dire le potentiel qu'a un espace à donner des moyens et à imposer des contraintes à un individu qui le fréquente. Chaque utilisateur a une expérience différente du lieu, car il peut vivre bien ou mal ces moyens et ces contraintes. Par exemple, certains lieux ont pour but d'attirer les usagers afin qu’ils s’y montrent, ce qui est bien vécu si on accepte facilement le regard des autres. On peut imaginer que marcher au milieu d'une place publique est possible que si l'on accepte que tout le monde nous observe. Certaines personnes préféreront, quant à elle, des lieux conçus pour s'isoler ou se cacher. Si l'on reprend l'exemple de la même place publique, le type de personne gênée de s’y faire voir ne la traversera pas en plein milieu, mais passera par les côtés ou par un espace qui le dissimule plus des autres utilisateurs : derrière des arbres, des bancs,... Un lieu unique peut donc contenir différents moyens et contraintes, permettant un certain nombre d'interactions entre des types d'usagers distincts. On comprend ainsi qu'il est difficile de généraliser un espace, car le rapport que l'on a avec celui-ci dépend d'un usager à l'autre, du moment, etc... D'après Manuel Castells dans son livre « Ere de l'information, le pouvoir de l'identité » : « Toutes les identités sont construites ». Que l’on approuve ou pas cette analyse, les questions restent les mêmes : comment se sont-elles construites, à partir de quoi, par qui, pourquoi, où, pourquoi ici et par ailleurs, etc… Il est de nouveau difficile de trouver une réponse à ces questions, puisque tous ces aspects varient selon le lieu, l'époque et les personnes. L'appropriation d'un espace est un acte individuel. Il dépend du profil de chacun. Différents rapports à l'espace sont donc possibles. Deux types d'appropriation doivent être distingués : d'un côté, ce que France Guérin-Pace et Elena Filippova définissent dans leur ouvrage «Ces lieux qui nous habitent. Identité des territoires, territoires des identités » comme un « synchronisme identitaire », ce qui correspond aux lieux où l'on vit, et de l'autre, l' « anachronisme identitaire », c'est-à-dire les rapports de nostalgie que l'on peut avoir par rapport à un lieu, parce qu’il appartient à la mémoire personnelle. Le synchronisme identitaire correspond au lieu où l'on se trouve, au lien direct avec le sol physique. Il s’agit, par exemple, du lien affectif que l'on peut avoir avec sa maison, ses voisins, son quartier,... Ce lien découle d'une impression de bien-être et il crée un sentiment d'appartenance, d'enracinement, de sécurité avec un lieu. Si un tel sentiment permet de concevoir notre identité, un sentiment opposé peut aussi intervenir dans ce processus : une maison dans laquelle on a été malheureux peut, elle aussi, par exemple, nous définir. Caractériser son « chez soi », c'est aussi créer une limite avec le reste du territoire qui ne nous appartient pas. L'anachronisme identitaire, quant à lui, peut se définir comme le développement d'un lien affectif et identitaire avec un lieu décalé du présent : l'endroit où l'on est né, le souvenir d'une maison de vacances, la mémoire d'un lieu où l'on a vécu,... ou, finalement, tous ces lieux qui ont contribué à notre développement personnel à travers des expériences et une mémoire personnelle. On comprend ainsi qu'il est extrêmement difficile de définir exactement l'identité d'un lieu, puisque celle-ci est crée par un certain nombre d'attachements personnels qui évoluent dans le temps. Le rapport qu'on a eu un jour avec un lieu peut changer, de façon individuelle ou collective. Cet élément peut expliquer pourquoi certains lieux, très populaires à une certaine époque, sont ensuite délaissés. Le marché, par exemple, fut un jour le lieu de rassemblement des habitants d'un village ou d'une ville. Il était généralement placé au centre du développement urbain. Aujourd'hui, l'aspect social du marché a considérablement diminué, se concentrant essentiellement sur son côté commercial. Le rapport que les habitants ont avec ce lieu a évolué, et son identité s'est donc transformée. L'appartenance à un territoire est un acte collectif. Elle se crée à partir d'expériences et de représentations partagées et définit l'histoire et la mémoire collective. Cette appartenance à un territoire participe à l'idée de communauté. Pourtant, de nos jours, en Occident, cette idée de communauté a tendance à s'individualiser et l'on assiste à un phénomène d'élargissement des échelles d'appropriation. Si le lien au territoire change en fonction du temps, d'une société à l'autre et par rapport aux usagers, on assiste actuellement à une uniformisation du lien au territoire. Ce lien qui, par exemple, était créé à une très petite échelle dans un village se transforme peu à peu en un lien mondial. L'effet de globalisation et de mondialisation permet de pouvoir se retrouver, de l'autre côté du monde, dans un lieu qui nous paraît familier, connu. Si, hier, nous avions un sentiment d'appartenance seulement avec notre village, il est possible de se sentir aujourd'hui « chez soi » dans un hôtel en Chine. Nos repères sont les mêmes dans un aéroport en Europe ou en Amérique, et il n'est pas inhabituel de trouver la même chaîne de magasin présent au coin de sa rue et sur un autre continent. L'uniformisation de l'architecture au niveau mondial participe fortement à ce phénomène de globalisation. Qui aurait pensé possible, il y a 50 ans, de se faire construire une maison de style japonais en Europe, où de retrouver la même disposition d'un magasin d’une même enseigne de l'autre côté de la terre? 2) Lieu anthropologique et non-lieu Marc Augé dans son livre « Non Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité », différencie deux types de lieux par rapport à leur identité avec la communauté. Le premier est le lieu anthropologique, lieu qui permet de lire l'organisation sociale d'une communauté à travers des règles, un passé commun et des symboles partagés. L'identité de la communauté y est retranscrite de façon spatiale. Cette lecture est surtout intéressante dans les cultures analysées par les ethnologues, tel que l’a fait par exemple Claude Levi-Strauss lors de son travail sur un village Bororo dans son livre « Triste tropique ». Dans cet exemple particulier, l'ethnologue décrypte la hiérarchie et les coutumes de la tribu à travers la disposition spatiale de son village. L'organisation du lieu assure l'ordre et la stabilité de la société, à condition que l'on s'y reconnaisse. C'est un lieu à la fois identitaire, relationnel et historique, dont le contenu est autant spatial que social. Le lieu anthropologique est identitaire car il forme les identités personnelles et relationnelles en organisant les relations entre usagers. De plus, il est historique car il doit être localisé dans le temps. En effet, la relation entre les individus et un espace n'est vraie qu'à un certain moment. Une ancienne maison, par exemple, perd quelque peu de son importance lorsque l'on déménage autre part. Comme le définit Augé dans le même livre, « le lieu anthropologique est une construction concrète et symbolique de l'espace à laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place » (page 68). Ce lieu est à la fois imprégné d'histoire, repère pour les individus et théâtre des relations quotidiennes entre usagers. Pour qu'un lieu soit anthropologique, il doit essentiellement être propice à la sociabilité. Sa disposition spatiale doit exprimer l'identité de la communauté car il est l'endroit qui la rassemble et l'unit. Un espace public sera très différent en Suisse et en Argentine, par exemple, car les deux cultures sont singulières. Selon Augé, un lieu anthropologique est « géométrique », et est composé de trois éléments. Tout d'abord, la ligne, ou multitude d'itinéraires, d'axes et de chemins tracés par l'homme. C'est l'aspect historique de la définition. Ensuite, l'intersection de ligne, qui représente le carrefour où les hommes se croisent, se rencontrent et se rassemblent, englobant ainsi le côté relationnel du lieu Pour finir, le point d'intersection représente les centres : ce point, de petite ou de grande envergure, peut être religieux ou politique. Il désigne le point de vue identitaire du lieu. Ces trois éléments géographiques sont retrouvés à une très petite échelle – le village – mais aussi à très grande échelle – le pays. De plus, on remarque, avec l'effet de globalisation, que cette échelle continue à grandir, et touche aujourd'hui le monde entier. C'est dans ce contexte d'accroissement des échelles que Marc Augé introduit la notion de « surmodernité ». Selon lui, l'amplification des mouvements constitutifs de la modernité et le développement des instruments de communication changent la nature des relations sociales et donc des lieux où ceux-ci se produisent. La globalisation implique la disparition de la dualité « ici » / « ailleurs », et donc du concept clair de la frontière entre « moi, ma communauté » et « les autres ». On peut ainsi comprendre que si la notion d'« ici » s'agrandit, le sentiment d'appartenance à un lieu spécifique diminue tout comme aussi, en conséquence, le principe de communauté, avec comme implication une perte successive de repères. Cette situation découle, entre autres, du fait que l'on passe de plus en plus souvent et rapidement d'une échelle à l'autre et que la circulation permanente, tout comme la délocalisation fréquente, impliquent la perte des figures familières. La surmodernité induit un monde où l'importance est de construire un sens pour tout, et où l'on a besoin d'une consommation excessive d'images et d'expériences pour créer une histoire personnelle et globale. Pour Marc Augé, la surmodernité est la modernité d'un triple excès. Tout d'abord, elle est celle d’une surabondance événementielle ou d’un excès du temps. Elle se définit, premièrement, par la modification dans la perception du temps et de son usage. Deuxièmement, on y sous-entend la modification de la signification des lieux de mémoires qui deviennent un rappel de « ce que nous ne sommes plus ». Pour finir, cet excès découle aussi de l'accélération de l'histoire. Le deuxième excès est la surabondance spatiale ou excès de l'espace, qui correspond au « rétrécissement de la planète » ou du changement de la perception d'échelle. En effet, à travers les moyens de transports rapides et le développement des moyens de communication, il est facile de voir « en live » ce qu'il se passe à l'étranger et de s'y rendre rapidement. De plus, on assiste à une modification physique du territoire, due à l’expansion des concentrations urbaines et du transfert des populations. Le dernier excès est celui de l'individualisation et, plus spécifiquement, de l'individualisation des références. Si, comme expliqué plus haut, l'identité du territoire est constituée de références communes et collectives, peut-on considérer que le développement des références individuelles aboutit à une perte d'identité commune des lieux ? Selon Augé, « la surmodernité (qui précède simultanément des trois figures de l'excès que sont la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l'individualisation des références) trouve naturellement son expression complète dans les non-lieux » (page 136). Les non-lieux sont des espaces formés uniquement en relation à un certain but : transport, transit, commerce et loisir. On distingue par exemple comme non-lieux les moyens de transport, les supermarchés et les centres commerciaux, les grandes chaînes hôtelières, les aires d'autoroute, les aéroports, les gares, les points de transit, etc... « On voit bien que par non-lieu, nous désignons deux réalités complémentaires mais distinctes des espaces constitués en rapport à certaines fins (transport, transit, commerce, loisir) et le rapport que les individus entretiennent avec ces espaces », continue Augé. Ce sont des espaces interchangeables où l'humain devient anonyme. Ces espaces sont inappropriables car la seule relation possible avec eux est celle de la consommation. Si un lieu anthropologique permet de lire l'organisation sociale d'une communauté, un non-lieu n'a pas de lecture possible, car il est crée dans un but unique et n'a pas besoin de décrire une histoire ou une culture. Personne ne se rend, par exemple, dans un aéroport juste pour 'être' à l'aéroport. Les non-lieux n'existent pas comme lieux individuels et il est difficile d'imaginer une relation avec un espace constamment répété et imité. En effet, afin de créer de l'ordre et du contrôle, ces espaces ont besoin d'être homogènes. Leur structure est toujours la même, afin de pouvoir s'y retrouver et de l'utiliser correctement. Le but principal de l'architecture des non-lieux est de simplifier au maximum l'aspect fonctionnel de l'espace, afin qu'il soit le plus facilement compréhensible. Ces espaces doivent être « lisibles » par ses utilisateurs. Il est intéressant de remarquer que l'organisation d'un aéroport, par exemple, est toujours la même : grand hall où l'on dépose les bagages, douanes et sécurité comme espace de transition qui permet de rentrer dans l'aéroport même, espace où les duty-free et restaurants prennent souvent plus de place que les portes d'embarquement, lieux pourtant essentiel de l'aéroport. Tout y est fait pour que la transition entre lieu de départ de d'arrivée soit la plus légère possible. La seule architecture est en générale utilisée afin de donner une monumentalité au lieu, et une sorte de rivalité entre aéroport naît : qui aura la plus grande portée, qui offrira la meilleure vue sur les avions en train de décoller, quel espace de vente sera le plus grandiose ? La seule façon de distinguer un aéroport d'un autre se trouve dans la décoration, souvent kitsch ou cliché, associée au pays où l'on se trouve : palmiers, fontaines, sols en marbre, etc... On y retrouve aussi, souvent, de gigantesques photos représentant les endroits phares du pays, comme une multiplication de fenêtre fictives. Au final, la structure de l'aéroport sera toujours similaire, le reste est un pastiche, une caricature de la réalité censée stimuler l'imagination des voyageurs. L'architecture sera utilisée comme une façon d'augmenter la consommation : magasins tous les 100m, ventes d'objets souvenirs, distributeurs de boissons, etc... Dans un aéroport, on vend tout et n'importe quoi. Et la distance entre ces espaces de vente est réduite au maximum grâce aux tapis roulants et autres escalators. Le non-lieu est un espace que l’on fréquente mais que l’on ne pratique pas. On n'y entretient pas de relation sociale qui dure. Dans ce contexte, lieu de déficit social, les liens symboliques sont absents. On peut prendre l'exemple d'une aire d'autoroute. On y arrive en voiture, on se gare de préférence au plus près de l'entrée, on entre, on consomme, on ressort, on repart. A aucun moment, l'utilisateur est invité à rester. L'aire d'autoroute est conçue dans un seul but : vendre. Il est dessiné pour être le plus fonctionnel possible, et très peu d'efforts sont mis en oeuvre pour que l'architecture du lieu soit accueillant, invitant ou agréable. Les toilettes, par exemple, sont en général plus grandes que l'espace restaurant... Le non-lieu crée de la contractualité solitaire. Si une interaction n'est pas possible entre usagers, elle est pourtant encouragée entre l'usager et toute forme de texte ou de messages oraux désincarnés. Tout se dit sur des signes, des écrans, des panneaux : les horaires de départs (« rendez vous porte B46 »), les consignes de sécurité (« En cas d'incendie, rendez vous à la sortie de secours la plus proche »), les règles du lieu (« Interdiction de fumer ! »), etc... Toutes ces formes de communication remplacent l'être humain. La surabondance de texte est, au final, plus important que la relation entre les gens. L'architecte, lors du dessin du non-lieu, réfléchira souvent plus à la visibilité d'un écran et à la compréhension écrite d'un panneau qu'il ne pensera aux endroits de rencontre et d'interactions. Ceux-ci sont souvent banalisés, généralisés ou considérés dans une optique purement utilitaire : alignement infini de chaises aux portes d'embarcations, placées assez loin les uns des autres pour ne pas inviter à la discussion, grands couloirs où les gens se croisent sans se voir, caisses automatiques dans les supermarchés où l'on n'a plus besoin de parler pour payer et donc aller plus vite, etc... On peut parler d'architecture de la vitesse, où tout est mis en oeuvre afin d'optimiser le but premier du lieu : déplacement, consommation, etc... Si l'identité personnelle d'un individu s'efface dans le non-lieu, il en gagne une nouvelle, partagée : celle du passager, du client, du conducteur. L'usager perd son identité, mais en obtient une nouvelle, provisoire. La seule identification de la personne se fait à l'entrée et à la sortie du non-lieu. Une fois passé la sécurité de l'aéroport, par exemple, le voyageur n'est plus qu'un numéro de passeport, un numéro de vol, une porte d'embarcation. « L'espace du non-lieu ne crée ni identité singulière ni relation, mais solitude et similitude », confirme Augé (page 30). Il devient alors facile de comprendre l'opposition entre transit et résidence, échangeur et carrefour, passager et voyageur. Dans un non-lieu, tout est mesuré en unité de temps. Ces espaces ne se vivent qu'au présent. Le non-lieu crée des « non-gens » ; des être asociaux fonctionnant seulement par leur capacité à servir un système. 3) Non-lieu : nouveau lieu anthropologique du monde globalisé ? Bien que la définition du non-lieu telle que la présente Marc Augé paraît convaincante à différents niveaux, certains aspects non abordés peuvent remettre en question une partie du raisonnement. Si, par exemple, on peut aisément différencier un lieu anthropologique d'un non-lieu, il est plus compliqué de comprendre la relation qu'ils entretiennent entre eux, et surtout la façon dont on passe de l'un à l'autre. De plus, dans l'explication d'Augé, l'accent est mis sur le rôle de l'utilisateur, mais l'auteur oublie toute une autre partie d'individus qui vivent le non-lieu d'une façon totalement différente : ceux qui y travaillent tous les jours. D'autre part, l’expérience du non-lieu que décrit Augé paraît essentiellement négative. Qu'en est-il de ces autres expériences, constitutives d'une identité personnelle, telles qu'un départ ou un déménagement, une retrouvaille, une rencontre ? Si un lieu est anthropologique parce qu'il crée un lien social, alors un non-lieu peut devenir, à travers ces milliers d'expériences personnelles et individuelles, un lieu anthropologique. Par ailleurs, il est compliqué de réduire l'expérience d'un non-lieu à un vécu collectif. En effet, si pour un voyageur occasionnel, une chambre d’hôtel peut sembler impersonnelle et interchangeable, pour une personne en constant déplacement, cette même chambre d'hôtel sera une façon de lui rappeler son « chez soi ». L'hôtel sera une façon d'être dépaysé pour certains, mais aussi une deuxième maison pour d'autres. En effet, tout dépend de la personne et du moment. Peut-on alors définir tellement précisément une notion de non-lieu si sa perception change d'une personne à une autre, et d'un moment à un autre ? S’il est vrai que le non-lieu est créé dans un but unique, il est aussi utilisé comme une façon d'atteindre quelque chose d'autre. L'aéroport et la gare sont peut-être des lieux de transit et de transports, mais ils sont, aussi, la seule façon de voyager loin rapidement, de rentrer chez soi, de rendre visite à une personne chère,... Au lieu de vivre un sentiment d'anonymat, ces lieux peuvent aussi créer une impression d'attente, d'excitation, d'impatience, etc... Dans un centre commercial, on achète des objets qui vont nous être utile, des cadeaux,... Au supermarché, on réfléchit aux prochains repas entre famille, à la préparation d'un diner entre amis,... Un non-lieu n'existe jamais sous forme pure, il est toujours en connexion avec un lieu anthropologique, et les deux sont interconnectés ! Selon Augé, le non-lieu implique une perte d'identité. Ne serait-il pas plus juste de parler d'une nouvelle identité, globale et collective, à très grande échelle ? L'idée de communauté à petite échelle s'efface peut-être peu à peu vers un nouveau concept, regroupant les habitants à travers le monde, ayant différentes histoires, différentes cultures mais qui se trouvent tous égaux à l'intérieur des non-lieux ? Un supermarché est-il réellement différent en Suisse ou en Chine ? Le contenu diffère peut-être de l'un à l'autre, mais l'architecture du lieu, elle, ne change pas. Le non-lieu ne devrait pas être vu comme un élément négatif, fruit de la surmodernité, mais comme une façon de se retrouver, où que l'on soit, dans un lieu étranger et pourtant familier, dans une nouvelle échelle mondiale. Si le lieu anthropologique est créé par l'identité collective, le non-lieu, lui, crée une identité mondiale. Une identité en plein développement… 4) Bibliographie – – – – – Augé, Marc. « Non-Lieux – introduction à une anthropologie de la surmodernité » Edition Seuil, Avril 1992 Augé, Marc et Colleyn, Jean-Paul. « L'anthropologie » Presses universitaires de France, 2004 Castells, Manuel. « L'ère de l'information, t.II : le pouvoir de l'identité » Edition Fayard, 1999 Guérin-Pace, France et Filippova, Elena. « Ces lieux qui nous habitent – identité des territoires, territoires des identités » Edition l'Aube, 2008 Ibelings, Hans. « Supermodernisme – l'architecture à l'ère de la globalisation ». Nai Publishers, Rotterdam, 2003 5) Sitographie http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_04394216_1994_num_34_129_369701 http://www.cairn.info/revue-l-homme-2008-1-page-7.htm http://www.dkolb.org/sprawlingplaces/generalo/placesto/augonnon.html http://garrulus-consulting.com/blog/2011/08/09/the-airport-as-non-place-an-experience-ofsupermodernity/ http://www.yeahokthen.com/2011/01/losing-public-space-or-constructing.html http://wikipedia.com http://www.espacestemps.net/documents1975.html http://onthemove.autogrill.com/gen/lieux-non-lieux/news/2009-01-26/places-and-non-places-aconversation-with-marc-auge http://eurozone.overblog.org/pages/The_concept_of_place_as_defined_by_Marc_Auge_and_Kazys_Varnelis_amp_Ann e_Friedberg-828541.html http://www.pweb.ens-lsh.fr/omilhaud/auge.doc