Première initiation : la loge noire

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Première initiation : la loge noire
Première initiation : la loge noire
Le bout de la canne ferrée frappait le sol. La vieille dame
claudiquait chaque jour, impavide au bras de son fils sur le trottoir
qui longeait l’immeuble où habitait Pavone. Le garçon qui devait
avoir près de quarante ans était un peu débile, il regardait le monde
d’un air aussi terrible qu’elle. Mais si la mère courbée sur sa canne
était une frêle créature aux cheveux blancs, l’homme était un grand
gaillard ventripotent, qui se mouvait avec une sorte de dandinement.
Parfois ils se grondaient réciproquement mais ils étaient toujours
immuablement attachés l’un à l’autre, bras dessus bras dessous.
Pavone croisait parfois le regard de cette femme qui l’affrontait
comme pour le mettre au défi d’arracher son fils de ses jupes.
⁂
Seul devant la porte de la Loge noire, il toqua. Après un coup de
maillet, une voix annonça :
« Vénérable Commandeur, on a frappé irrégulièrement à la porte
du temple !
— Frère couvreur, tonna une voix caverneuse, voyez qui a frappé
irrégulièrement à la porte du temple ! »
La grande porte à double battant s’entrouvrit, un homme ganté de
noir et ceint d’un tablier de cuir rouge jeta un œil et ordonna :
« Veuillez attendre un moment s’il vous plaît. »
La porte se referma, on entendit des chuchotements, puis un coup
de maillet ; une voix s’exclama :
« Vénérable Commandeur, c’est un profane qui aspire à
contempler les ténèbres !
— Frère couvreur, donnez l’entrée du temple au profane et vous
frère maître des cérémonies, veuillez à le placer entre les colonnes. »
Le bout de la canne ferrée, celle du frère maître des cérémonies,
frappe le sol. La porte s’ouvre largement et je passe de l’autre côté
du miroir, qui sépare le monde profane du monde sacré. Des
personnages assis sur des bancs placés de chaque côté m’observent.
Tout autour des murs court une chaîne de désunion, symbolisée par
une corde à nœuds, chaque nœud formant autant de lacs de haine. En
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face, se tient sur une estrade le Vénérable Commandeur, debout un
maillet en main. Mais une femme nue allongée, sur la croupe de
laquelle il officie, tient lieu de pupitre. Autour de lui, des compas
posés sur des équerres sont accrochés à l’envers sur le mur de
l’Orient. Je commence à me demander ce que je suis venu faire dans
ce barnum pseudo maçonnique au décorum des fameuses « messes
noires ».
Le Commandeur semble pétrifié et se meut par saccade, comme
une statue qui s’animerait avec difficulté. Sa voix terrible
m’apostrophe :
« Monsieur, avez-vous pêché par la chair, par le sang ou de toute
autre façon ? Avez-vous succombé aux multiples tentations de ce
monde, la richesse, la puissance, la célébrité, la chevalerie errante
même, et surtout la création : vous êtes-vous pris pour un
marionnettiste divin créant des personnages de papier ou de pixel ?
Pire encore, avez-vous cru être le servant fou d’un dieu, vous laissant
commander par de pâles idoles ? Prisonnier des addictions, avezvous oublié de laisser les métaux à la porte du temple ?
— Je serais plutôt attiré par les jolies femmes, plutôt jeunes si
possible.
— Vous êtes comme une bête, vous pourriez être condamné aux
enfers, qui vous le savez bien, sont sur terre. Vous y subiriez tous les
paradis artificiels, tous les vices jusqu’aux derniers cercles. Mais
nous allons maintenant vous faire entendre le travail de notre frère
Thot Majuscule. Frère maître des cérémonies veuillez conduire notre
frère au plateau de l’Orateur où il doit dire une planche de
symbolisme au grade d’apprenti. »
Je connaissais depuis peu le dénommé Thot Majuscule, un
nouveau voisin avec lequel j’avais sympathisé et qui m’avait convié
à cette réunion. Sa tête particulière au long nez recourbé, emmanchée
d’un long cou et surmontée de quelques cheveux indisciplinés, lui
donnait un air d’oiseau tombé du nid, une sorte d’ibis éberlué. Après
une phrase rituelle d’introduction, Thot commença sa lecture :
« L’apprenti n’a pas le droit de prendre la parole. Imaginons qu’il
en soit de même dans le monde profane, que le don de la parole
universelle se perde. Les hommes ne trouvent plus les mots. Un
silence étrange recouvre comme un linceul les cités. Mêmes les
acteurs politiques sont contraints d’économiser leur verbe. Les joutes
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s’apaisent, il faut chercher des mots rares et précieux. Le monde s’en
va moins vite, étirant des heures de plus en plus paresseuses de
l’aube au crépuscule. Les amoureux gardent leur force pour se dire
quelques « je t’aime ». Les vieux couples sont enfin sereins, n’étant
plus sommés d’avoir à se dire n’importe quoi pour combler la béance
qui sépare leurs corps. Les enfants apprennent chaque syllabe en les
mâchant longuement, comme on savoure une friandise en bouche
avant de l’avaler.
« En même temps, se perd la faculté d’écrire et de lire, les mots
s’effaçant de la mémoire. Les poètes redeviennent un temps des
personnages importants : il semble en effet que leurs Dits soient
affectés moins rapidement par cette étrange maladie. Ici et là, on
entend les auteurs déclamer des vers. Mais dès lors que les poètes
parlent en prose, ils sont aussi peu loquaces que les hommes
ordinaires. Pourtant, on se comprend à peu près et on découvre avec
étonnement qu’autrefois on parlait beaucoup pour ne rien dire, en
tout cas pas vraiment pour se dire quelque chose. Les mots de
naguère qui avant tout blessaient ou caressaient, laissent place à des
regards, des gestes, des attouchements. Au bout du compte, on
s’entend sans trop de difficulté, même issus de races et de pays
différents.
« Le temps s’étire et au fur et à mesure que les mots
s’évanouissent, on vit à un rythme de plus en plus lent. La parole
devient difficile mais elle s’embellit, l’économie obligeant à la
performance. Les mots prennent de la valeur. Il faut sacrifier à tout
un cérémonial, enrichi de rites multiples, complexes et impossibles à
transgresser avant de prendre la parole ou avant de la donner.
Commander relève d’un art à part entière. La parole devient d’argent,
les hommes cessent de payer des écoutants pour être entendus. Enfin
la parole devient d’or, on en fait une monnaie. De nouvelles religions
apparaissent. Les partisans de la métonymie se font appeler les trente
voiles, ceux de la métaphore les trente maures, ceux enfin de la
métempsychose, les trente morts.
« On s’interroge sur cet étrange sort qui affecte l’humanité
entière. Des diseurs de mauvaises aventures pensent que l’ère des
hommes touche à sa fin, qu’une autre puissance prendra le pouvoir :
« Les chiens parleront, ils nous évoqueront comme des dieux
disparus. »
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« Mais les choses ne se passeront pas ainsi, les animaux ignorant
les hommes et leurs paroles perdues. Les humains sombreront en
décadence, se complaisant de l’aube au crépuscule dans des orgies
silencieuses et haletantes ; on s’accouplera sans trêve, se confondant
les uns dans les autres, anonymes et muets dans une angoissante
quête, croyant peut-être ainsi conjurer l’incommunicabilité des êtres
qui s’épaissit de jour en jour. En perdant le don de la parole et donc
l’outil de leur pouvoir, les hommes oublieront dans le même instant
leur conscience d’être et celle du temps qui passe. Ils redeviendront
bêtes parmi les bêtes et se tairont à jamais avant de disparaître. »
Thot Majuscule interrompit sa lecture quelques instants. Il y eut
un silence. Puis il reprit :
« Quatre chevaux galopaient dans la ville ; c’étaient de lourds
chevaux de traits qui s’étaient emballés à la sortie de la gare. Ils
débouchèrent dans la rue qui descendait légèrement. Un grand portail
s’ouvrait sur une cour, devant la maréchalerie dans laquelle il fallait
les faire rentrer. Les hommes avaient formé la chaîne en se tenant par
la main, leur dérisoire barrière coupait toute la chaussée. Les bêtes
galopaient droit sur eux, mais les hommes ne bougèrent pas. Alors
les chevaux ont ralenti un peu et au dernier moment, dans un grand
fracas de sabots martelant le sol, la tête relevée et les yeux
écarquillés, ils ont galopé presque sur place un court instant, leurs
sabots ferrés ripant sur le bitume. Enfin, ils bifurquèrent pour entrer
vers les écuries.
« Pendant le repas de famille qui suivit, le maréchal ferrant se fit
sermonner par sa femme après qu’elle eut dessiné d’un geste ample
avec la pointe du couteau, une croix sur la miche de pain qu’elle
s’apprêtait à entamer. Elle avait eu peur pour son homme qui s’était
mis “au beau milieu de la chaîne alors que ce n’était même pas ses
bêtes mais celles des paysans, ses clients”. L’homme en question un
peu dur d’oreille, avait comme de coutume le nez penché sur sa
soupe. À vrai dire il en rajoutait un peu dans la surdité pour ne pas
entendre le caquetage des femmes. Il fallait qu’on lui dise :
« Oh, tu écoutes ce qu’on te dit ? » pour qu’enfin il relève la tête,
le sourcil innocent, arborant cet air vaguement ahuri que sait prendre
l’homme après des millénaires de résistance passive face à la parole
des femmes.
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« Il fut un temps où les hommes avaient des terres et des bêtes. Ce
n’était pas une société de consommation comme on dit aujourd’hui,
c’était une société patrimoniale, dans un monde de paysans et
d’artisans, celui une civilisation millénaire qui a commencé à
disparaître, après la deuxième guerre mondiale. On ne savait pas
encore qu’on allait en quelques années, basculer dans une autre
époque. Ce temps naguère, celui des sociétés « patrimoniales », est
devenu le temps jadis en quelques décennies. Et dans le nouvel
univers que nous avons bâti, il n’est plus nécessaire de disposer d’un
patrimoine de production, il faut avoir un « pouvoir » de consommer.
« L’apprenti porte un tablier blanc, celui des maîtres est décoré.
Porter un tablier revient à se mettre dans la peau d’un autre, en
l’occurrence celle d’un animal, généralement un bovin ordinaire. On
ignore trop souvent la grande noblesse des bêtes, même des plus
humbles. Ce tablier de cuir rappelle ceux que portent les forgerons
descendants de Tubalkin, pour se protéger des étincelles du feu.
« Le tablier est d’abord un symbole de protection, qui met à l’abri
les endroits les plus sensibles du corps. On dit souvent qu’il s’agit de
masquer les parties vulgaires, afin de parvenir à une sorte
d’idéalisation de l’être. Curieuse conception de la pureté, qui prétend
qu’on devrait laisser dans son intacte béatitude l’âme détentrice de
l’étincelle divine, au prétexte qu’elle serait emprisonnée dans la
chair. Il s’agit en réalité de protéger ce qui est fragile et précieux et
non point ce qui serait impur.
« La relation sexuelle est, comme dans une loge, une geste du
pouvoir ritualisée et donc innocentée justement parce qu’elle est
ritualisée. Une jeune femme qui rencontre un jeune homme ne peut
pas savoir ce qu’il sera des années plus tard et doit donc tester ses
prétentions de pouvoir sur elle-même en consommant le désir qu’il a
d’elle, ce qui est une plaisante façon de lire l’avenir d’un homme,
mais de la façon la plus intime et la plus exacte qui soit.
« Mais de plus les jeux de ce pouvoir particulier, celui de la
compétence sociale et de sa mise en scène, se perpétuent au-delà des
nécessités de la sélection reproductive parce qu’une relation
amoureuse durable suppose un renoncement réciproque de son
exercice au sein d’un couple. Dans la vie commune, l’acte sexuel
prend en charge les tentations de pouvoir et en les ritualisant, en
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nettoie l’esprit de ceux qui s’aiment qui n’ont plus à s’affronter le
jour tant qu’ils désirent se confronter la nuit.
« Mais quand ce désir s’évanouit, il est bien entendu que la trêve
est terminée, sauf à être devenus comme frère et sœur, dans le refuge
d’un couple ancien et apaisé. Contrairement à ce qu’on en dit depuis
des siècles c’est donc le sexe qui lave les âmes de leurs salissures.
J’ai dit. »
Un grand moment de silence respectueux, suivi d’un morceau de
musique succède à la lecture, avant que le Vénérable Commandeur
ne reprenne la parole :
« Monsieur, le maître des cérémonies va vous raccompagner vers
la sortie. Vous reverrez notre frère Thot Majuscule, qui vous servira
de mentor dans votre recherche. Le monde est contenu en deux
poèmes. Parmi les demoiselles que vous payerez pour aimer,
certaines vous en livreront une lettre ou une strophe. Vous
accomplirez les trois voyages initiatiques, comme simple apprenti,
puis en qualité de compagnon et enfin de maître. Au bout de votre
quête, vous connaîtrez les ressorts du pouvoir, de tous les pouvoirs,
les mystères de la beauté et surtout ce que la beauté signifie. Le
langage des rêves n’aura plus de secret pour vous car vous entendrez
la sémantique des songes. Vous comprendrez dans quel monde nous
vivons désormais, celui d’une société dite de “consommation” et
quelle civilisation nous avons quittée. Mais surtout, vous vous
découvrirez vous-même. Vous devrez pour cela rencontrer des
Marilyn et passer dans les labyrinthes de tous les cercles des enfers,
l’enfer des addictions.
« Pour vous aider dans votre enquête, vous rencontrerez trois
guides. Adieu monsieur, passez votre chemin. »
⁂
Pavone entendit la claudication de la vieille dame s’appuyant sur
sa canne et son grand fils : il était l’heure de partir pour la terre des
femmes. L’apprentissage, au cours de ce premier voyage chaotique,
allait commencer.
C’est ainsi qu’on lui avait bien étrangement confié une enquête
censée concerner une dénommée « Marilyn », qui devait se dérouler
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dans des bars à fille de la principauté de Sexland. On ne lui donna
guère plus de précisions, puisqu’il devrait recevoir des instructions
quand il serait sur place. On l’orienta vers un jeune homme qui se
nommait Barnabé, qui était chargé de l’accompagner pour la
première fois.
Bien qu’étant seul depuis longtemps, Pavone n’était pas très
enthousiaste. Après une unique et décevante expérience quelques
années auparavant dans les rues de Paris, il avait de forts préjugés
contre l’amour tarifé, sans désir ni tendresse et de surcroît minuté.
Mais ce jeune homme lui avait expliqué qu’il connaissait ces
établissements car il avait vécu près de la frontière, que les choses
s’y passent bien différemment que dans la rue et il se définissait
malgré son jeune âge, comme un véritable amateur.
Ils partirent tard, car c’était pour son accompagnateur, un rituel de
la nuit profonde.
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Leda et les signes
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Première dédicace, pour Élise :
Libépoème
L’Anubis est une sorte de un bar de banlieue situé de l’autre côté
de la frontière. Quelques divinités égyptiennes tentent de donner un
air exotique à l’endroit : un œil d’Horus énigmatique orne la porte
d’entrée et une statuette à tête de chacal trône dans le vestibule. Sur
une imitation de Papyrus décoré de quelques hiéroglyphes accroché
au mur, on peut lire un poème fabriqué avec les morceaux de
journaux découpés :
COURRIER
Je n’aime pas les dociles aveugles femmes
Maria, les ailes de l’oiseau
LA FEMME DES
MENAGES
MARGUERITE DONNE-MOI TON CŒUR
CHER(IE)
Moi, Libanais,
chiite et terroriste
Le premier Iroquois de la BRED
Veste de cuir et cheveux longs
En moins Harley et plus Triumph ou Norton. En moins Blue Caps
Le jeune attaché
Le deuxième degré
L’holocauste
L’IMAM SEXOLOGUE
Très beau physique
Cherche jeune femme
douce et tendre,
Écrire au journal
qui transmettra
Passé cette première porte, Pavone s’accouda au comptoir en
compagnie de Barnabé, son jeune guide, avec cette assurance que
donne en pays étranger la certitude d’être inconnu. Les demoiselles
tapies dans la pénombre, perchées sur de hauts tabourets ou debout
contre un mur autour d’une sorte de piste de danse sur laquelle
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personne ne danse jamais, guettent l’arrivée d’une nouvelle proie
masculine annoncée par le grincement des gongs de la porte d’entrée.
La mise en scène est plus discrète que pour les dames qu’on voit sur
les trottoirs, on échappe aux cuissardes et aux maquillages
outranciers. Simplement, quelques-unes portent des chaussures
hautes et des culottes très échancrées qui allongent leurs jambes. Les
yeux s’habituent à cette lumière crépusculaire, on distingue celles qui
parlent interminablement avec des hommes et d’autres qui surveillent
le grand miroir qui longe le mur derrière le comptoir.
Un couple quitta la salle pour franchir une autre porte située au
bout du comptoir ; c’est par là qu’on « monte ». Tout à coup, une
jeune femme entra en scène.
« Regarde celle-là ! s’exclama Barnabé, la pauvre, elle est jeune,
tu l’imagines avec des vieux ? »
La demoiselle alluma une cigarette puis s’inclina pour démêler sa
chevelure d’une main. Les mèches blondes en cascade mouvante
scintillèrent quelques instants dans cet univers qui ne connaît pas le
soleil. Pavone venait d’apprendre la première loi, celle du
commandement de l’œil : à peine la porte franchie, on repère
immédiatement parmi les silhouettes indistinctes celle qu’on
désirera. L’acte est inconscient, il s’agit d’un « regard réflexe » qui
fonctionne comme ces caméras thermiques qui détectent dans la nuit
la chaleur dégagée par les êtres vivants. Ignorant encore cette
capacité singulière, il observait toutes ces dames.
Barnabé voulut visiter un établissement voisin. Moins de monde
s’y pressait. On parle, dans la principauté de Sexland, les deux
langues internationales, l’anglais et l’espagnol. Une marocaine qui
parlait quant à elle un peu français, resta un moment près de Pavone.
Elle était gentille, mais elle ne l’attirait pas. Une jeune beauté noire
s’accrochait depuis un moment à Barnabé qui se décida :
« Je monte avec elle. À tout à l’heure. »
Pavone se retrouva seul, réalisant tout à coup qu’il désirait la
jeune femme blonde qu’ils avaient remarquée. Elle pouvait être
maintenant dans les bras d’un autre, il faudrait alors l’attendre
longtemps et curieusement, il ressentit une pointe de jalousie. Il
franchit à nouveau la porte à l’œil d’Horus et chercha la demoiselle
parmi les ombres errantes. Elle montait la garde devant le juke-box,
métamorphosée en une belle va-t-en-guerre, chaussée de bottes et
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casquée de sa chevelure blonde remontée en chignon. Quand il
l’aborda, Élise inclina la tête et mit la main sur la poitrine, pour se
faire confirmer d’un air interrogateur que c’est bien elle qui était
choisie. Ils franchirent la fameuse porte qui donnait sur un couloir
équipé d’un téléphone mural comme dans un vieux film policier, où
attend la « mamy », une cerbère à laquelle il faut donner la pièce, qui
attribue les chambres et pointe les horaires. Puis la fille s’en alla
chercher son vanity-case, dans lequel se trouve tout un mystère de
flacons et d’accessoires érotiques.
De l’autre côté de la porte de la chambre, joliment baptisée
chambre de Pâline*, miracle, un ange blond se dénude entièrement.
Élise, l’ange en question, invita Pavone à se déshabiller, au lieu de
rester à attendre bêtement et lui indiqua le bidet ; ce genre de toilette
ne l’emballait guère. Mais la demoiselle se pencha au-dessus de lui,
il caressa ses longues jambes, remontant jusqu’entre ses cuisses et
ses fesses et elle se laissa faire docilement, ce qui éveilla son désir.
Enfin sur le lit, il faut éviter la technique qui consiste à coucher
d’autorité l’homme sur le dos, coincé comme une tortue retournée,
pour lui faire des choses prétendument très érotiques qui se ramènent
dans les faits à enfiler un préservatif au client même s’il n’est pas
encore en pleine érection et à pratiquer une fellation avec
l’enthousiasme d’une mécanique. Mais là-bas, on peut toucher les
anges blonds et même les serrer un peu dans les bras. Il effleura ses
beaux seins à la peau blanche comme un ciel d’hiver neigeant*,
ornés d’une aréole rose pâle, frissons d’ombelles*, puis tenta
hardiment d’obtenir un baiser, naturellement sans succès. Il expliqua
tant bien que mal qu’il voulait juste embrasser ses lèvres closes, ce
qui lui fut accordé. Puis la belle le prit dans sa bouche, sans même le
couvrir d’un préservatif. Ils firent l’amour, elle n’en fit pas trop, juste
ce qu’il faut pour qu’on s’imagine qu’elles ont quand même un petit
peu de plaisir.
Élise, toujours nue, s’installa devant le miroir du lavabo, pour se
refaire une beauté. Affalé sur le lit, Pavone contemplait le spectacle.
Elle sentait bien son regard insistant et de temps en temps elle jetait
un œil vers lui dans le reflet du miroir, mais elle n’était pas du tout
gênée, au contraire. Son corps légèrement alourdi, avec un début de
ventre à peine rebondi, se reflétait dans l’encadrement du miroir
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comme dans un tableau un peu ancien. Tout en se coiffant elle essaya
de communiquer malgré les barrières de la langue, prenant des poses
avec une grâce naturelle. Quand elle eut fini de se remaquiller, elle se
contempla et s’exclama en français :
« Et voilà ! »
Au moment de quitter la chambre, Pavone demanda :
« Peux-tu me montrer ton blason ?
— Que dices ? blason ? interroge Élise qui n’avait pas bien
compris le mot français.
— Ton blason, ton écusson
— Ah si, escudo. »
Elle fouilla dans son sac et lui remit un petit bout de papier, sur
lequel était écrit :
“Cheveux dorez, rayans sur le soleil
Si très-luysants, qu’ilz font esblouyr l’œil
Qui les regarde, et les voit coulorez
Non pas d’or fin, mais encor mieulx dorez
De je ne scay quelle couleur divine
Qui luyt en eulx, et qui les illumine
D’une clarté diverse et dyaphane,
Qui n’appartient qu’à ung regard prophane”1
On se quitta devant la porte, sur un dernier effleurement de lèvres.
Élise lança un « ciao ! » sonore et un sourire éclaira son visage pour
la première fois.
De retour dans l’autre établissement, Pavone retrouva Barnabé
qui raconta :
« C’était bien, elle m’a embrassé parce que je suis jeune et toi ?
— Je suis retourné où nous étions et j’ai suivi la fille blonde. Elle
n’a pas accepté de vrais baisers mais elle m’a accordé ses lèvres. »
Ils reprirent la route, pour accomplir au milieu de la nuit, le long
chemin du retour vers le soleil levant.
1
Extrait du “Blason des cheveux” (Jean de Vauzelles)
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⁂
Fraîchement divorcé, Pavone s’employait à liquider le pitoyable
patrimoine des familles modernes, les restes d’une communauté
effectivement réduite, ainsi que le stipulent les contrats de mariages,
à quelques acquêts ; pas de quoi en faire un grand procès, comme
c’est pourtant encore la coutume.
Dans les jours qui suivirent sa première équipée à Sexland,
Pavone crut avoir repris en main mon destin. Il loua une sorte
d’appartement composé d’une chambre et d’un salon flanqué d’une
kitchenette qui tenait dans un placard. C’était une tanière, mais un
petit escalier débouchait sur une terrasse isolée au milieu des toits de
la vieille ville. Il pourrait dormir sous les étoiles et même recevoir
ses enfants. Il couvrit tout un pan de mur d’une collection de têtes,
celles de top model saisies dans la rue sur des affiches publicitaires,
ou de statues de déesses prises dans les musées. Après avoir récupéré
quelques meubles, il posa sur la terrasse un pot garni d’un laurier
rose. Il quitta la maison de son ami et Barnabé qui avait joué son rôle
de guide, ne devrait plus jamais l’accompagner dans une odyssée
désormais solitaire.
Alors, des années durant, il s’en alla vers la frontière sur les bords
archès de la terre, où il écuma les bordels comme des châteaux en
Espagne, jusqu’à ce que résonnent à ses oreilles les tambours de
l’enfer. Cette Histoire de l’œil*, ce fut une Bataille.
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Premier entretien avec Thot Majuscule :
de la consommation du désir
Thot Majuscule avait donné rendez-vous à Pavone au Procope, le
plus vieux café de Paris. L’intéressé se définissait lui-même comme
un homme du passé et considérait les temps présents comme une
époque de décadence. Mais c’était un homme charmant, du genre
haut fonctionnaire honnête et consciencieux. Il avait le tic très à la
mode d’épicer ses propos en saupoudrant des en fait un peu partout.
La multiplication contemporaine des en fait, aussi miraculeuse que
celle des petits pains bibliques, reste un mystère non élucidé. Cette
curieuse insistance sur le fait, devenue coutumière chez les jeunes et
même pathologique chez certains individus en état de grand émoi,
signe probablement l’abandon d’une époque de certitudes
idéologiques. Il cultivait aussi cette coquetterie d’intonation des
hommes de radio ou de télévision, qui appuient exagérément sur une
syllabe, le plus souvent la première, afin donner à l’éventuelle
banalité du propos une importance que son contenu est bien en peine
de lui conférer. Il ne manquait pas non plus à l’occasion de répéter
trois fois la même affirmation sous quelques variantes, afin de
donner, à l’aide de cette sorte de synonymie ternaire, le vernis
professoral, voire même universitaire, tant prisé de nos jours. Le
hasard veut que l’homonyme divin de Thot, celui des Égyptiens,
sorte de Saint esprit exotique perdu au sein de leur Ennéade, fut
également un sage un peu pédant, aussi lent à prendre des décisions
qu’un haut fonctionnaire ordinaire, ce qui agaçait prodigieusement
les autres dieux.
Les deux hommes finissaient de dîner dans le salon Voltaire.
« Vous êtes un homme du passé, s’exclama Pavone en montrant le
célèbre buste du philosophe des lumières, qui trônait juste à côté de
leur table. Pour ma part, je suis content de vivre dans le bon temps
que ce siècle de fer*, ce siècle de consommation.
— Mais en fait, je revendique être un homme du passé ! rétorqua
Thot. Mais comment se passent vos aventures de l’autre côté de la
frontière ?
— C’est une sorte de paradis aux mille vierges. Enfin, quand je
dis vierges, disons plein de jeunes femmes prêtes à consommer.
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— Le paradis n’est jamais loin de l’enfer.
— Oiseau de mauvais augure ! Mais serait-ce vous qui m’envoie
des guides chargés de délivrer d’énigmatiques messages ?
— Ce n’est pas impossible.
— Je n’ai pas compris grand-chose à ce que m’a raconté la
première guide.
— C’est normal, vous n’êtes pas vraiment initié. D’une certaine
façon, vous ne savez ni lire ni écrire. Rassurez-vous, je m’appelle
Thot, maître des paroles, je mets les choses à leur juste place, je les
situe, je mets en perspective.
— Impressionnant ! Mais je propose de marcher un peu, puisque
nous avons pris le dessert, jusqu’au Musée d’Orsay par exemple. Au
fait, pourquoi parle-t-on de consommation dans cette affaire,
pourquoi dit-on d’un mariage qu’il a été consommé ? »
Les deux hommes sortirent du Procope et se dirigèrent vers la
Seine. Tout en marchant à grandes enjambées, Thot agitant ses bras
longs comme des ailes, se lança dans une démonstration un peu
hurluberlue. Il avait d’ailleurs des théories bien à lui sur de
nombreux sujets et il ne manquait pas une occasion de les exposer :
« En toute hypothèse, il n’est pas impossible que le
consommateur et le consommé ne soient pas exactement celui et
celle qu’on imagine. La confusion vient du constat que l’homme est
réputé être actif dans le rapport sexuel. Mais les plus agités ne sont
pas toujours en ce bas monde, ceux qui font l’essentiel des choses.
Quand un rapport est accompli, ces dames sont réputées pouvoir le
répéter immédiatement. Si leur désir est plus ou moins satisfait, il
n’est pas forcément consommé. Les hommes en sont ordinairement
incapables, pour un temps plus ou moins long. Apparemment ce qui
est consommé dans cette histoire, ce qui disparaît dans l’usage qui en
est fait, appartient plus au mâle qu’à la femelle.
— D’où la comparaison avec la mante religieuse qui dévorant son
conjoint, ne fait donc que porter cette consommation jusqu’au bout
de sa logique.
— Le désir naît d’un sentiment, que ce soit un grand amour, ou
une émotion passagère devant la beauté. On peut émettre l’hypothèse
qu’un peu du sentiment qui nourrit le désir, est détruit à chaque usage
qui en est fait dans la consommation sexuelle. Le désir est ainsi
alimenté par un capital de séduction. Selon l’importance de ce
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capital, il se consomme en une nuit, ou mille et une nuit. Et dans ce
domaine comme dans d’autres, la logique patrimoniale était celle de
l’avarice. Celle de la société de consommation est la prodigalité.
— L’amour se détruirait dans l’usage qui en est fait ? Alors, seul
est éternel l’amour platonique qui n’est jamais consommé, ce qui
l’érige pourtant en comble de l’imperfection.
— Et une femme repousse un homme quand elle a consommé
tout le désir qu’il avait d’elle. Il convient de remarquer que les
sociétés du passé vivaient dans une logique dominante de production
et non de consommation. En fait, toute leur moralité consistait à
ralentir cette destruction des sentiments par leur usage sexuel, afin
d’assurer la stabilité des mariages et donc la sauvegarde des
patrimoines retransmis au sein des tribus familiales, de générations
en générations. Les épouses légales dont la sécurité matérielle et
sociale et celles de leurs enfants, dépendaient naguère exclusivement
d’un homme, n’avaient guère d’autre choix que d’être les alliées
objectives des interdits sexuels, comme elles peuvent être actrices de
l’excision. Ce moyen est d’ailleurs le plus barbare mais le plus
radical pour ralentir le processus de consommation : il transforme les
mantes dévoreuses en laborieuses abeilles. Mais nous avons pratiqué
en occident, une sorte d’excision mentale.
— Alors ce n’est pas la femme ni même la sexualité qui a été
libérée. C’est l’acte de consommer qui n’est plus interdit ?
— Eve peut consommer la pomme, ce n’est plus un péché.
Consommer est même devenu l’objet d’une injonction sociale. »
Tout en bavardant, les deux amis entrèrent dans le musée d’Orsay
et Pavone entraîna Thot jusque devant “Le déjeuner sur l’herbe”.
« Je voulais vous parler du regard étrange que ces dames jettent
sur les hommes qui entrent dans leur repaire, un regard de
« Victorine ». Mais, un bon tableau vaut un long discours.
— Qui est cette Victorine ? Une de ces dames que vous rencontrez
là-bas ?
— Non, elle est ici, juste dans votre dos.
— Mais je ne vois là que “Le déjeuner sur l’herbe”.
— La jeune femme qui a posé pour ce tableau de Manet
s’appelait Victorine. Ce qui a fait scandale n’est pas la nudité de son
corps, car la peinture n’a jamais manqué de créatures dévêtues, mais
la nudité de son regard. »
42
Le distrisexe
Tout de même, ces créatures coûtaient cher. Pavone s’approcha
prudemment du distributeur automatique de billets. Ses frasques
mettant à mal ses finances, un suspense éprouvant s’installait au
moment de demander des espèces à ces capricieuses machines. Le
progrès a du bon malgré tout, on échappe à l’œil suspicieux de
l’employé qui autrefois regardait d’inquiétants relevés quand on
voulait retirer de l’argent et réprimait à peine un hoquet d’horreur, en
voyant l’étendue du découvert de l’impudent venu quémander quatre
sous ; béni soit le machinisme, dépourvu d’âme et de jugement !
Ce distribanque, était un peu inhabituel. Un message s’afficha :
“Tapez votre code confidentiel et introduisez votre sexe.” Une très
belle bouche de femme, maquillée à la mode mille neuf cent, c’est-àdire avec un rouge ne dessinant que la partie la plus centrale pour la
lèvre inférieure, était incluse dans l’appareil, à l’endroit où
d’ordinaire on glisse une carte bancaire. Elle était à peine
entrouverte, laissant espérer derrière cette fente de petite espérance
des voluptés inouïes. Pavone quelque peu ému finit par se rappeler
son code d’accès mais au moment où il s’apprêtait à obtempérer, les
lèvres se fermèrent complètement, un panneau lumineux clignota en
affichant : “découvert, découvert !” et une alarme se mit à hululer.
Déjà, des spectateurs se bousculaient, le nez collé contre la vitre du
local où se situait l’appareil, pour voir Pavone mort de honte face au
distrisexe hurlant. La maréchaussée débarqua et un gendarme plus
vrai que nature déclara d’un ton non moins gendarmesque :
« Alors mon gaillard on se permet de tirer alors qu’on est à
découvert ? »
Il se retrouva dans un panier à salade et fut conduit manu militari
devant un distripéché nouvellement installé pour pallier au manque
de vocations. Grâce à Dieu on n’arrête pas le progrès : un écran
tactile proposait une liste de sept péchés capitaux : la luxure, les jeux
de hasard, la plaidoirie, la création romanesque, l’alcool ou les
drogues, le goût du sang et le fin du fin, le fanatisme religieux, le
tout suivi de l’instruction : “Faites votre choix, indiquez le niveau
atteint puis tapez sur la touche validez. N’oubliez pas le ticket de
pénitence, calculée au plus juste.” Comme Pavone restait dans
l’expectative, un clerc apparut sur l’écran vidéo du confessionnal, un
50
peu masqué par une grille en croisillons. Surprise, c’était son
banquier revêtu de vêtements sacerdotaux, dans le rôle de son
confesseur, qui s’exclama :
« Alors mon fils, on tire impudemment sur du découvert ? Et pour
aller aux putes !
— Oui, je m’en vais tirer de nobles garces.
— Culpabilisez-vous au moins copieusement ?
— Pieusement je ne sais pas ; à vrai dire, je culpabilise de ne pas
culpabiliser.
— Vous rendez-vous compte du rapport entre votre découvert
bancaire qui est un trou et la relation anale ?
— S’il y a vraiment un rapport que doit-il en être du trou de la
Sécu alors ?
— Ne vous gaussez pas, un jour les clercs des grandes religions
laïques, qui ont aussi leurs Pharisiens plus sévères et pudibonds que
les nôtres, décideront de punir les clients dans votre genre. En guise
de pénitence, vous me mettrez vos comptes à jour. Depuis le temps
que vous négligez vos affaires, cela va faire une sacrée pénitence ! »
Pavone se réveilla en sursaut. Sur le mur trônait, parmi les divins
portraits, la photo d’une affiche publicitaire représentant une bouche
qui devait être celle d’une danseuse orientale, car la peau du visage
était blanchie et le dessin du rouge à lèvres diminuait la lèvre
inférieure. Sur l’affiche était écrit en grand le mot “DESIR”.
⁂
Réfugié dans sa tanière, Pavone appela Leda au téléphone
quelques jours après, pour arrêter comme convenu, un nouveau
rendez-vous. Il s’était donné comme limite de ne pas payer pour un
après-midi plus de l’équivalent d’une centaine d’euros, soit ce qu’il
consacrait habituellement dans l’établissement, pour deux passes
d’une demi-heure. La créature fit aimablement remarquer que le tarif
habituel était beaucoup plus élevé, mais c’était déjà pour lui un effort
important et cela seul en réalité importait. “I like men pay for me !”
répétait-elle, comme une rengaine. Elle essaya de jouer sur le temps
et non sur l’argent, car tous les paramètres permettaient d’étalonner
la valeur qu’elle voulait conférer à sa petite personne et elle voulut
réduire la durée à deux heures au lieu de trois. Pavone pesta qu’il ne
51
ferait pas tant de kilomètres pour si peu, alors qu’il les avait faits
bien souvent pour deux fois trente minutes. Et il promit que de toute
façon, c’est seulement au cours de la troisième heure qu’elle aurait
l’honneur et l’avantage de recevoir une fessée. L’effrontée éclata de
rire et insista :
« Two hours ! »
On se mit d’accord au bout du compte pour le tarif de deux
passes, sur l’horaire on resta dans le vague, de toute façon, il pensait
bien qu’elle ne le quitterait pas au beau milieu de leurs étreintes.
Leda arriva à l’hôtel Aurus à l’heure convenue. Au moins quand
on paye, elles ne posent pas de lapins et même elles sont ponctuelles.
La porte de la chambre à peine refermée, Pavone troussa sa robe
pour descendre sa petite culotte. Mais pour la première fois, quand il
s’approcha de son sexe, elle se déroba. Il se posa ailleurs, puis essaya
à nouveau et elle le laissa faire. Il retourna l’insoumise face au mur et
abattit sa main sur les jolies fesses avec vigueur :
« I don’t like when it’s so strong ! » protesta Leda.
On s’installa sur le lit et il lui fit l’amour en la gardant sur lui, il
savait qu’elle appréciait cette position, favorable “to call my orgasm”
comme elle disait. Elle se déroba une deuxième fois dans l’aprèsmidi, n’ayant pas envie de céder au moment exact où l’homme
l’approcha. Elle finit par accepter, mais elle n’avait pas très envie et
il ne parvint pas à jouir d’elle. Quand il lui remit la somme
convenue, elle répéta, toujours sur le ton d’une petite fille
désobéissante qui a obtenu la satisfaction d’un caprice :
« I like men pay for me ! »
Pavone ramena la belle à l’Anubis. Dans le parking de
l’établissement, il attendit sans conviction qu’elle lui demande de
repasser dans la soirée, mais son « amie » ne proposa rien et lui non
plus alors qu’il disposait d’une chambre d’hôtel.
52
La diagonale du cordon noir
Deux heures plus tard, Pavone contemplait le dos nu de Loraine,
barré en diagonale par un cordon noir qui tenait par devant comme
un carquois, un petit sac posé sur sa hanche. Bien que de condition
modeste, ce fin cordon surlignait ostensiblement la pâleur de sa peau.
La demoiselle en compagnie d’un jeune homme tentait sa chance à
une machine à sous près de l’entrée. Pavone esquissa en entrant un
mouvement vers le couple et elle le repéra du coin de l’œil. Posté en
bas de l’escalier aux fresques, il commençait à trouver le temps long,
quand, se penchant soudain sur le réceptacle à pièces pour récupérer
ses gains, elle lança un coup d’œil en arrière. Et il faut observer une
femme sans désemparer pour surprendre ces regards fugaces, en
charge d’évaluer une situation en quelques secondes. Pavone perdait
patience à attendre son bon vouloir, mais ce coup d’œil fulgurant,
pourtant masqué par la pénombre, le cloua sur place. Quittant enfin
la machine à sous, le couple se perdit dans la foule. Loraine
réapparut seule peu après, juste sous le croissant de lune doré d’une
des voûtes mauresques. Elle regarda dans sa direction, il lui fit un
signe de tête pour l’inviter à venir, mais elle s’esquiva à nouveau. Il
résista à l’envie d’aller voir ce qu’elle pouvait bien fabriquer et enfin
son attente fut récompensée, la belle le rejoignit et s’appuya au
comptoir à ses côtés, tout en fumant la cigarette qu’elle était donc
allée chercher. Sans mot dire, il caressa son dos dénudé, ce qui la
laissa parfaitement indifférente, n’étant manifestement pas du genre à
se coller contre le client en public. Comme elle s’étonnait de son
silence, il s’obligea à faire un peu de conversation. Alors qu’il
évoquait le goût du sexe qu’il faut bien avoir pour parader dans un
tel établissement, Loraine s’exclama :
« Mais nous avons toutes envie d’en partir !
— Quelque chose vous en empêche ?
— Disons que j’aime beaucoup l’argent. »
Le ton n’était guère convaincu. Que cherchait donc cette jolie fille
en ces lieux ? Pavone appréhendait un peu de l’affronter dans un lit
étant donné ses derniers exploits. Mais il éprouvait un étrange et
impérieux besoin de faire l’amour avec elle. Il se décida :
« Tu m’emmènes avec toi ?
— Où ? là-haut ?
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— Oui, dans une chambre.
— J’ai le droit de finir ma cigarette ?
— Bien sûr, mais les baisers parfumés à la nicotine ce n’est pas
très agréable », fit remarquer Pavone, comme si elle n’avait jamais
précisé qu’elle n’embrassait pas.
« Je sais, mais maintenant que j’ai commencé de fumer, j’assume.
C’est quoi ton parfum ?
— “Cravache” de Robert Piguet.
— “Cravache…” Je ne connais pas. »
La jeune femme aspira encore quelques bouffées plus rapprochées
les unes des autres et finit par éteindre une cigarette partiellement
consumée. Pavone allait faire l’amour à Loraine la magnifique.
Il se retrouva enfin seul face à la belle, dans l’intimité d’une
chambre située hors du monde, loin au-dessus de la foule bruyante et
enfumée qui se pressait dans le bar. Il tenta d’effleurer ses lèvres,
mais elle se déroba. L’autorisation d’embrasser son cou lui fut
néanmoins accordée, il put goûter sa peau fine qui était fondante.
L’espèce de tunique qu’elle portait glissa sur l’épaule, dévoilant son
sein gauche ainsi qu’un collier décoré d’un pendentif représentant un
lion couché. Pavone en profita pour découvrir entièrement sa poitrine
petite, mais jolie. Il dénoua le cordon qui ceignait encore ses reins
pour la dénuder entièrement. Pendant la toilette il caressa ses longues
jambes. Tandis qu’elle se lavait à son tour, il déposa un baiser
signature sur sa nuque en commentant :
« J’en avais envie depuis un moment ; je te regardais là, pendant
que tu jouais à la machine à sous. »
Installé sur le lit, Pavone attendit la belle à genoux. Arrivée sur le
lit, elle esquissa un mouvement pour s’allonger devant lui, comme si
elle imaginait qu’il espérait une fellation. Mais il lui ordonna de
s’agenouiller aussi, face à face, dans la posture favorite. Elle
obtempéra, tout en s’inquiétant de la rondeur de son ventre pourtant
svelte, ainsi que d’autres complexes divers et variés, n’ayant pas
encore appris qu’on est aimé un jour, pour ce qu’on croyait être le
moins beau de soi. Ses lèvres brillantes et ses dents blanches
apprétaient un sourire éclatant. Certaines femmes sont plus attirantes
dans la spontanéité d’un visage sans artifices, d’autres sont
littéralement transfigurées par les fards qui révèlent une beauté
91
secrète. Cette demoiselle rayonnait d’un éclat naturel, pourtant
rehaussé encore par le maquillage. Sa peau parfaite capture la
lumière, ses yeux sombres surmontent un petit nez aquilin. Elle
détacha ses cheveux, ôtant d’un geste vif et sûr le ruban qui les
retenait et secoua la tête pour les démêler.
« C’est ta couleur naturelle ? Les racines de tes cheveux sont plus
sombres, s’étonna Pavone.
— Je les éclaircis un peu.
— Tu es encore plus belle nue qu’habillée ! »
Loraine grimaça une moue sceptique, puis s’allongea sur le drap.
Pavone la caressa entre les cuisses avec des effleurements lents et
doux, mais elle se dérobait constamment, en basculant son bassin
vers le haut, comme si elle attendait autre chose, alors il enfonça
délicatement un doigt dans son sexe qui l’accueillit. Comme il tentait
à nouveau d’approcher ses lèvres, elle l’apostropha :
« On a beau vous dire qu’on ne veut pas être embrassée, vous
essayez tous ! Ma bouche m’appartient !
— Je ne veux pas te la prendre ! »
Lorsqu’il l’effleura d’un baiser entre les cuisses, elle avala son
sexe sans le recouvrir d’un préservatif au préalable. Il enfila ensuite
ledit préservatif, mais son érection flancha un peu. Loraine voulut à
nouveau le prendre dans sa bouche, décidément elle insistait, il la
repoussa et esquissa une nouvelle fois quelques baisers sur son bas
ventre.
Un rapport sexuel se déroule comme un enchaînement
d’événements précipités dont on peut oublier des pans entiers. La
seule situation comparable est celle du vécu d’un accident de la route
qui présente les mêmes difficultés de mémorisation, parfois
différente selon les témoins, comme d’ailleurs pour chaque membre
d’un couple qui s’unit, comme si le coït n’était que la collision de
deux corps étrangers.
Sa puissance restaurée Pavone la pénétra, dans une position
académique, et soudainement, tout le corps de Loraine rayonna
depuis leurs ventres unis. Son sexe de femme enveloppa le sien et il
sentit le toucher étonnant d’une paroi souple, comme si elle était
poussée par une masse liquide et mouvante. Il percevait, avec la
même étrange précision, toutes ses courbes et tous ses volumes. Les
longues jambes se refermèrent sur lui, l’étreignant de leur caresse
soyeuse. Les visages paraissent toujours plus doux en position
92
allongée. La beauté de Loraine maintenant empreinte de sérénité,
était émouvante. Son désir d’en jouir monta très vite, exacerbé par
une indéfinissable réaction de la part de la demoiselle, malgré une
apparente passivité. Il glissa un bras sous son épaule pour l’enlacer,
elle souleva sa tête pour l’aider, son visage se rapprochant un court
instant comme pour un geste tendre, illuminé par la vision fugitive
des mèches blondes passant juste devant ses yeux. Il crut l’entendre
gémir doucement et sa peau devenait chaude et de plus en plus
fondante. Leurs gestes réciproques se répondaient harmonieusement,
mais si la belle éprouvait quelque chose, elle restait extrêmement
discrète. Pourtant, alors qu’il la serrait plus fort dans ses bras, elle
donna un vif coup de rein pour mieux l’accueillir et il jouit d’elle
avec une force qui le submergea. Surpris par l’intensité de la volupté
qu’il venait d’éprouver dans les bras de sa nouvelle amie, pourtant en
apparence si indifférente, il chuchota en guise de boutade :
« Eh bien tu vois, même avec des petits seins et un gros ventre ! »
On lui accorda un sourire.
Ils parlèrent un moment, après l’amour. Pavone fit remarquer que
Lorraine avait choisi, pour entrer dans la vie, une porte exigeante.
Tout ce que faisait la jeune femme était ‘‘du même genre, un peu
excessif” avoua-t-elle. Alors qu’il affirmait à nouveau qu’il faut bien
aimer le sexe pour monter avec des hommes chaque nuit, car il
jugeait à l’aune de Leda, elle répéta que c’était le contraire pour elle
et précisa même :
« Avec mon ami, qui était comme moi, nous avons fait l’amour
peut-être trois fois en quelques mois !
— Eh bien, il était temps que tu reviennes !
— Oui, ils avaient l’air content de mon retour, alors que j’étais
partie sans rien dire. Peut-être apprécient-ils qu’il y ait une Française.
— Peut-être. Tu me montres ton blason s’il te plaît ?
— Les hommes, vous êtes bien tous les mêmes ! » s’exclama
Loraine en lui donnant le blason de la bouche :
“Bouche belle, bouche begnine,
Courtoise, clere, coralline,
Doulce, de myne desirable.
Bouche à tous humains admirable,
93
Bouche, quant premier je te vey,
Je fuz sans mentir tout ravy
sur le doulx plaisir et grand ayse
Que reçoit l’autre qui te baise,
Mais après que tu ouys parler,
Je pensois entendre par l’air
Les dictz de Juno la seconde,
Et de Minerve la faconde.”9
La demoiselle s’installa devant le miroir du lavabo et tout en
s’apprêtant débita un petit discours :
« Il arrive, avec des hommes qui ne payent pas de mine en bas,
qu’il se passe quelque chose en arrivant ici. On ne sait pas pourquoi,
mais on ressent quelque chose. On ne le montre pas, on ne le dit pas.
C’est bon et en plus, on est payée, que demander d’autre ? »
9
Extrait du “Blason de la bouche” (Victor Brodeau)
94
Premier viol :
la chasseresse aux cornes en croissant de lune
La tragédie se noue sur la scène d’une forêt profonde. La Déesse
trône sur une cascade de tissus d’un bleu profond, qui devient blanc,
puis, à l’emplacement où elle est assise, bleu pâle et à rayures
mauves. À sa gauche l’arc Crétois doré est posé avec le gibier qu’elle
vient de chasser. À quelques pas, le carquois plein de flèches est
négligemment abandonné. Un peu plus loin, un chien boit l’eau du
ruisseau et un autre hume l’air, comme s’il sentait une présence
inopportune. Au-delà, on aperçoit des hautes herbes aquatiques, puis
les ramures des arbres de la forêt.
Une Nymphe se tient au pied de la déesse, toute aussi jeune et peu
vêtue, mais un peu plus en chair. Un bandeau bleu en guise de serretête rappelle une sorte de ruban de la même couleur, qui enlace son
avant-bras gauche puis entoure son bras droit. Si ce ruban attachait le
carquois, il s’agit de la belle Anticlée : du côté droit son épaule était
sans agrafe et on voyait le sein nu*. La Nymphe est assise sur les
mêmes tissus que la déesse, du moins en partage-t-elle une petite
part. Elle observe attentivement, avec un sourire rassurant, le pied
que lui tend sa maîtresse comme s’il s’agissait de détecter la
présence d’une épine ou d’une écorchure. Un diadème en croissant
de lune doré s’attache à un ruban rouge à perles dans les cheveux de
la déesse. Elle tient nonchalamment dans ses mains un collier de
perles blanches. Elle a toute la grâce de sa jeunesse, malgré un corps
plus potelé que ne le voudrait les canons de beauté féminine
d’aujourd’hui. Pour autant, sa figure ravissante évoque les belles
marquises du grand siècle. Le peintre a réussi à concentrer dans ce
visage si jeune et si joli, toute la détermination et la cruauté dont peut
être capable Artémis. Le regard est volontaire, le sourire à peine
moqueur, le port de la tête inclinée empreint de fierté. Sa pose est
élégante et nonchalante, l’index tendu de la main gauche semble déjà
menacer les audacieux et les importuns.
Soudain, ce visage se tourne vers moi, la moue des lèvres
s’accentuant jusqu’à un rictus de mépris à l’endroit de ma condition
d’impudent mortel. Un orage tonne au loin, c’est une nuit de quartier
116
de lune. Dans les bois, une biche prend la fuite. Artémis passe de
l’autre côté de la toile et quand elle met pied à terre, une jeune
chasseresse armée d’un arc et portant un carquois plein de traits
d’argent, me transperce d’un regard que jamais je n’ai connu. Une
tunique courte retroussée, couleur safran bordée de rouge et ornée
d’une fleur de pavot, laisse deviner ses hanches étroites et dévoile ses
longues cuisses minces et dures de coureuse des bois.
Soufflant comme celle des vampires, le terrifiant son des paroles
de la déesse, porte loin et longtemps les vibrations pourtant douces
de sa voix de jeune femme. Je n’entends pas le Grec ancien, je crois
reconnaître dans cette voix terrible et enveloppante, les mots disant
qu’elle est Artémis, déesse de la chasse qui préside le collège des
Hiérodules, les prostituées sacrées qui la servent. Et Artémis menace
de me transformer en cerf comme Actéon pour me faire dévorer par
ses propres chiens, si je continue de courir après ses servantes. La
cruelle qui verse ses flèches lève son arc. Je me jette sur le côté, le
trait aigu, sifflant dans l’air, déchire derrière moi la toile devant
laquelle je me tiens et la terrible flèche d’argent reste fichée là,
vibrant encore du choc extraordinaire qui l’a propulsé.
L’orage s’approche ; Le long des sorgues, le chœur des
grenouilles monte jusqu’à devenir insupportable aux oreilles des
hommes. Saisi d’un irrépressible réflexe, je saute sur la divine tueuse
alors qu’elle ajuste un nouveau trait et d’une prise Martiale, je la
couche à terre, roulant sur elle en bloquant sa main qui tendait la
flèche, tout en maintenant son visage au sol de mon bras appuyé sur
son cou. Je m’étonne à peine de la résistance qu’oppose à mon élan
cette frêle créature, mais enfin, elle est déesse immortelle et a
combattu le géant Gration. Une odeur voluptueuse et divine
m’enveloppe, suave au point de me faire lâcher prise. Artémis relève
sa tête ornée d’un croissant et d’étoiles, mais je me ressaisis et je
plaque à nouveau la vierge au sol, son autre bras toujours empêtré
dans son grand arc.
Un aigle tournoie dans le ciel. Devant ma demeure, une meute de
chien, trois aux oreilles coupées, deux bigarrés, un tacheté et sept
lévriers de Sparte, tourne en rond dans la rue. Artémis se débat autant
qu’elle peut, sifflant de colère un souffle qui fait vibrer jusqu’aux
lourdes portes de mon immeuble. Mais je tiens bon et je parviens à
emprisonner ses jambes. Je n’ai jamais violé de femme. Tant qu’à
commencer, autant que ce soit une déesse, chasseresse et farouche de
117
surcroît. J’arrache la tunique courte d’Artémis et enfin je la
contemple dans sa nudité céleste. Tel que sur le soir un nuage se
colore des feux du soleil qui descend sur l’horizon, ou tel que brille
au matin l’incarnat de l’aurore naissante, tel a rougi le teint de Diane
exposé sans voiles aux regards d’un mortel*. J’écarte les cuisses de
la chasseresse désarmée et je la pénètre, moi, simple mortel. Elle
pousse un terrible gémissement qui me contraint à suspendre un
instant mon emprise, un gémissement long et rageur qui fait écho au
cri qu’elle avait poussé, en découvrant que sa compagne Callisto qui
portait les mêmes vêtements qu’elle et lui avait juré de rester vierge,
s’était unie contre son gré à Zeus qui avait pris la forme d’Artémis
elle-même. Les chiens hurlent à la mort devant ma demeure. Pris de
peur, je colle ma bouche sur la sienne et je l’embrasse en étouffant
ses gémissements. Je respire son haleine et j’ai en bouche le goût de
sa langue, connaissant un peu ce que peut être les miraculeuses
saveurs du nectar et de l’Ambroisie, seules nourritures des dieux.
Alors je force la divine Eukleia, à laquelle les jeunes filles dédient
leurs chants et leurs danses et j’emporte d’un coup de rein dix mille
ans de virginité farouche dans le précipice vertigineux du goût d’une
chair ineffable. Le sang divin de la déesse, l’ichor, coula tel qu’il
coule chez les dieux bienheureux, car ils ne mangent pas de pain, et
ne boivent pas de vin couleur de feu, et c’est pourquoi ils n’ont pas
de sang, et sont dits immortels.*
Tout à coup, son corps rayonne depuis nos ventres enlacés. Son
sexe de femme enveloppe le mien et je sens le toucher étonnant
d’une paroi souple, comme pressée par une masse liquide et
mouvante. Je perçois avec la même étrange précision, toutes ses
courbes et tous ses volumes. Les longues jambes se referment sur
moi, m’étreignant de leur caresse. Et comme un nageur mort, je suis
enseveli dans le linceul du corps blanc de la déesse. Artémis ne crie
pas, elle gémit toujours, de la délicieuse et impossible transgression
qu’elle subit, elle l’immortelle et farouche fille de Zeus. Ainsi ai-je
pris la vierge armée d’un arc d’argent, fille de son terrible père.
Soudainement, les chiens se sont tus. Pavone qui rêvait éveillé
cessa de contempler le tableau ornant l’entrée de l’Artémis et
descendit l’escalier aux fresques.
118
Deuxième passe au Psyché :
« N’aimerions-nous que des noms ? »
“Retournez au Psyché, vous y trouverez un étrange humain qui,
en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du
monde, reste immobile comme un hibou, et comme celui-ci, ne voit
un peu clair que dans les ténèbres” avait dit Thot. Pour la troisième
fois, Pavone retourna au Psyché. Il erra à nouveau un long moment
dans l’obscurité absolue, et, toujours un peu par hasard, finit par
apercevoir dans l’obscurité profonde les lettres de néon déchirant la
nuit pour signaler l’établissement. L’entrée avait été décorée de
quelques œuvres d’un peintre qui s’appelle Elstir. Sur l’une des
toiles, il remarqua un certain “petit mur jaune”.
En pénétrant dans l’établissement, il passa à nouveau parmi les
ombres errantes des hommes qui se croisent sans cesse dans un
étrange manège, allant d’une fille nue en uniforme à l’autre, sans
jamais se décider à rester avec l’une d’entre elle. Un homme était
attablé au fond de la salle, tout près des jeunes filles en fleur
chaussées de bottes noires luisantes et seulement vêtues d’une veste
chamarrée d’officier qui montaient la garde près de la frontière.
L’homme était élégamment vêtu comme un dandy à une soirée
mondaine et s’était entouré de deux jeunes femmes, Gilberte et une
certaine Albertine, qu’il semblait garder prisonnière auprès de lui.
Tout ce joli monde se tenait à la table d’un officier en uniforme qu’il
présenta sous le nom de Saint Loup, lui-même encadré d’une sorte
courtisane qui s’appelait Rachel, et d’un jeune violoniste, Charles
Morel.
L’homme se présenta curieusement, en déclarant :
« “Or j’avais rêvé que Monsieur de Charlus avait cent dix ans et
venait de donner une paire de claques à sa propre mère, Madame
Verdurin, parce qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de
violettes.”17
— En vous écoutant, j’entends que Monsieur de Charlus avait
« sans disant » commenta Pavone.
— “Heureusement je trouvais fort à propos dans ma mémoire –
comme il y a toujours toute espèce de choses, les unes dangereuses,
17
“La recherche du temps perdu” (Marcel Proust)
153
les autres salutaires, dans ce fouillis où les souvenirs ne s’éclairent
qu’un à un – je découvris, comme un ouvrier l’objet qui pourra servir
à ce qu’il veut faire, une parole de ma grand-mère.”18
— C’est en quelque sorte une histoire de « chiffonniers de la
nuit », un peu poètes, surréalistes et mîmes à leurs heures. Notre
pensée nocturne obéit à ses règles propres Normalement, il faut bien
que cette pensée-là s’oublie au réveil. Que deviendrions-nous si nous
nous mettions à rêver le jour et à réfléchir la nuit ?
— Nous ne serions plus que “l’étrange humain qui, en attendant
que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste
immobile comme un hibou, et comme celui-ci, ne voit un peu clair
que dans les ténèbres.”19 »
Saint loup se mêla de la conversation à ce moment et commenta :
« Les lois du rêve ne doivent pas empiéter dans un domaine où
leur application serait inutile, mais aussi dangereuse et folle : un
rêveur éveillé, comme un somnambule risque sa vie, ou du moins ses
moyens de vivre, tout le monde n’a pas la fortune de Raymond
Roussel.
— “Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme
dans une bibliothèque immense où il y a des plus vieux livres un
exemplaire que sans doute personne n’ira jamais demander”20, ajouta
Marcel Proust, d’un air las
— Il faut bien voyez-vous, reprit Saint Loup, que les rêves aient à
leur disposition l’immense réservoir de notre mémoire.
— Il faut bien cela pour que revienne dans toute son intégrité, le
Temps retrouvé.
— Oui, car après tout, à quoi peuvent bien servir tous ces
souvenirs certes parfois utiles, mais pour certains si futiles ou
lointains, qu’on se demande pourquoi ils encombrent notre cerveau,
et que d’ailleurs nous croyons parfois avoir oublié, alors que tout est
là, prêt à être remis sous tension une nuit pour devenir l’élément
constituant d’un rêve porteur d’un nouveau message.
— Exactement. Mais il faut ajouter à tout cela que les noms nous
tendent leur piège ; figurez-vous que j’ai pu confondre à la réception
d’un télégramme les prénoms de Gilberte et d’Albertine (pourtant
morte), des prénoms, qui, il est vrai, sont presque des anagrammes,
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“La recherche du temps perdu” (Marcel Proust)
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ceux de Berthe et de Bertine.
— Et moi, ajouta Saint loup, figurez-vous que j’ai aimé deux
êtres aux prénoms inversés, Charles et Rachel.
— N’aimerions-nous que des noms ? »
Sur ces mots, tout ce beau monde se leva, passa la frontière et
s’en alla du côté de Guermantes.
Pavone quitta à son tour l’établissement, pour s’en aller rêver
dans la nuit profonde, du côté du soleil levant.
Septième rêve, rêve d’eau et rêve bestiaire :
les sangsues translucides
L’histoire se passe à l’occasion d’une promenade en barque sur un
charmant petit ruisseau. Devant Pavone solitaire, navigue un vieux
couple. Un homme dans le genre garde champêtre accompagne les
navigateurs sur le bord, les pousse parfois. Tout cela ressemble à la
navigation de centaines de peluches animées et chantantes, dans un
Disneyland d’opérette.
La dame est piquée par une sang sue. On met pied à terre et on
chasse de sa jambe une sorte de gros ver bleuté et transparent. On
s’installe dans une guinguette pour faire un pansement et prévenir la
dame que ce ne sera pas douloureux, mais qu’il y en aurait pour dixhuit à trente-six heures. La sangsue est toujours dans le ruisseau très
grosse, avec une tête renflée, comme un dauphin. On donne à Pavone
un produit censé les tuer, dans une bouteille en plastique. Il en verse
un peu sur la bête, qui vire au rose, signe de mort.
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