Rue Corneille_3.fm

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R U E COR N EILLE
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D U MÊME AU TEU R
chez l e m ê m e é d i te u r
Le Retour de d’Artagnan, 1992.
Rugby blues, 1993, Prix Populiste, Grand Prix de la Littérature
sportive.
Elvis, balade sudiste, 1996.
Spleen en Corrèze, coll. « La Petite Vermillon », 1997.
Les Masques de l’éphémère, 1999, Prix Léautaud.
Le Bonheur à Souillac, coll. « La Petite Vermillon », 2001.
Le Mystère Simenon, coll. « La Petite Vermillon », 2003.
Le Venin de la mélancolie, 2004, Prix du livre politique, Prix des
députés.
che z ro b e rt l a ffo n t
Le Rêveur d’Amériques, 1980.
L’Été anglais, 1983, Prix Roger-Nimier.
À la santé des conquérants, 1984.
L’Ange du désordre : Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, 1985.
L’Irlandaise du Dakar, 1986.
Maisons de famille, 1987, Prix Kléber-Haedens.
Un léger malentendu, 1988.
La Corrèze et le Zambèze, 1990, Prix Jacques-Chardonne.
L’Hôtel de Kaolack, 1991.
Le Jeu et la chandelle, 1994.
Dernier verre au Danton, 1996.
Don Juan, 1998.
chez d ’ au tr e s é d i te u r s
Spleen à Daumesnil, suivi de Le Tour des îles, Le Dilettante, 1985.
Vichy, Champ Vallon, 1986.
Le Bar des Palmistes, Arléa, 1989.
Je me souviens de Paris, peintures d’André Renoux, Flammarion,
1998.
Boulevard des Maréchaux, Le Dilettante, 2000.
En désespoir de causes, Gallimard, 2002.
Incertains désirs, Gallimard, 2003.
Le Dieu de nos pères, Bayard, 2004.
Je nous revois, Gallimard, 2006.
Dictionnaire amoureux de la France, Plon, 2008, Prix MauriceGenevoix, Prix Erwan-Bergot.
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DENIS TILLINAC
R U E C OR NE IL L E
LA TABLE RONDE
14, rue Séguier, Paris 6e
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www.editionslatableronde.fr
© Éditions de La Table Ronde, Paris, 2009.
ISBN 978-2-7103-3098-1.
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Pour Marie-Thérèse Caloni.
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I
Printemps 2008. Odéon. Coup de fil de JeanDavid Levitte, le conseiller diplomatique de
Sarkozy. Il exerçait les mêmes fonctions auprès
de Chirac, je l’ai connu en 1995 et assez vite je
me suis aperçu qu’il sortait du lot. Courtoisie à
l’ancienne, pas l’ombre d’une arrogance, subtil,
feutré, pondéré, sachant tout, ne se piquant de
rien : la classe internationale, comme on dit en
patois sportif. Avant de retrouver son bureau de
la rue de l’Élysée il a été notre ambassadeur à
New York, puis à Washington où il a raccommodé
avec le tact requis des liens distendus par la position de la France sur l’offensive américaine en
Irak.
— Tu es bien assis sur ton siège ?
— Oui, ai-je répondu, un peu étonné.
Levitte manie à l’occasion un humour à la
Wilde ; on l’imagine mal préméditant une farce de
potache.
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— Je sors du bureau du Président. Il souhaite te
nommer ambassadeur près le Saint-Siège.
Si j’étais superstitieux, j’y verrais de la télépathie. Peu de minutes avant cet appel téléphonique,
je relisais les pages des Mémoires d’outre-tombe où
Chateaubriand, ambassadeur à Rome, raconte avec
une fatuité enfantine ses intrigues en vue de faire
élire pape le cardinal Castiglioni, réputé favorable à
la France. Nous sommes en 1829, au dernier acte
de sa carrière politique, juste avant que s’éteignent
les feux du désir amoureux. Hortense Allart en a
fait rougeoyer les dernières braises, elles se consumeront à son retour à Paris. Après, il restera Juliette
Récamier : amours hivernales, sans le désir. Chaque fois que je relis ces pages, j’éprouve le besoin de
tourner à l’envers les aiguilles du temps jusqu’à
l’hiver 1803 où Pauline de Beaumont meurt dans
ses bras. C’était son amante attitrée, mais déjà son
cœur d’artichaut voguait vers une autre sirène. Elle
l’avait rejoint à Rome pour mourir à ses côtés, il fallait feindre de l’aimer encore ; aucun des deux
n’était dupe mais à force de mimer un sentiment
asséché, un miracle l’avait ressuscité ! Chaque fois
que je reviens à Rome, je m’insinue dans la pénombre de Saint-Louis-des-Français où reposent les
restes de Pauline, sous un tombeau conçu par Chateaubriand. À l’époque il n’était qu’un secrétaire de
légation très accessoire, ivre d’ambitions imprécises
mais déjà saturé d’ennui. Il avait publié Génie du
christianisme, Atala et René ; son étoile d’écrivain
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rayonnait dans un ciel zébré d’éclairs par les coups
de force de Bonaparte, qui lui voulait du bien. Lui,
Chateaubriand, voulait étreindre l’Histoire, avec
une majuscule enluminée par ses songeries. Sans le
savoir, il venait d’inventer le romantisme français
en accommodant un rousseauisme de bric et de
broc à la sauce d’un catholicisme où se reflétaient
les tristes extases d’une âme vibrant comme la
corde d’une lyre. Bientôt le consul à vie se décrétera empereur des Français et fera flinguer le duc
d’Enghien dans les douves du château de Vincennes ; alors Chateaubriand endossera le rôle du factieux. Ennemi intime de Napoléon Ier, ça claironne
joliment.
Jusqu’à sa mort il politicaillera entre ses voyages, ses amours et les plages d’écriture. Cette équivoque d’un écrivain qui s’est cru politique, ces égarements d’une conscience qui a gagé sa mélancolie
en petite monnaie d’arrivisme, cette plume qui a
enfanté un moderne grégorien pour peindre le mal
de vivre d’un moi hypertrophié tout en se louant
aux restes avariés du légitimisme — c’est l’histoire
sans majuscule de pas mal d’écrivains français,
majeurs ou mineurs. Du moins ceux qui, de Hugo
à Malraux, ont cru devoir mettre une cause au bout
de leur plume. Après tant d’autres infiniment plus
glorieux, mon petit moi s’est voulu écrivain en chevauchant la même chimère, pour solder le compte
de ce même spleen que René nous a inoculé. À
vingt ans je voulais écrire pour défier le Mal ; en
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gâchant de l’encre j’ai à peine éclairé la lanterne de
mes contradictions. Le Mal, on voit vite de quoi il
retourne, en soi et alentour. Mais l’exorciser en me
vouant à une cause convertible en action, je n’ai pas
pu. La cause de ma génération, c’était Marx additionné de surréalisme. L’« homme nouveau » : très
peu pour moi. Mon romantisme inclinait à sauver
des meubles, pas à les bazarder et pour supplanter
le règne supposé d’une « bourgeoisie » en fin de
course, j’imaginais une chevalerie plutôt qu’un
soviet. Cependant j’ai envié Régis Debray qui crapahutait en Bolivie tandis que je glandais dans une
fac quelconque, le cœur lourd déjà d’un ennui chateaubrianesque. En lisant son Journal d’un petit
bourgeois entre deux feux et quatre murs, écrit en prison, je me reprochais de m’être cloîtré dans la
stricte observance d’un art de vivre bâti sur la quête
poétique, au sens large.
Plus tard, j’ai forcé ma nature en me laissant
embarquer par Deniau dans un soutien à Aoun, sur
place, durant la phase de la guerre civile libanaise
où les druzes de Joumblatt canardaient les maronites. Défendre l’esquif maronite en instance de naufrage dans l’océan de l’Islam me paraissait une
cause valable. Je me revois à Beyrouth, avec Jean
d’Ormesson et Claude Mauriac, moyennement
convaincu de la pertinence de la ligne politique
mais ravi de bivouaquer entre les ruines de la place
des Canons avec les jeunes gars des Forces libanaises commis à notre gardiennage. Jusqu’au jour où
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les milices d’Aoun et de Geagea se sont entretuées ;
ça m’a refroidi. Enfin, pas tout à fait : en 1990, au
moment où l’on m’a proposé de diriger les Éditions
de La Table Ronde, j’allais suivre en Somalie un
ami abouché avec les ennemis de Siyad Barré.
Dégommer un tyran, c’est toujours une bonne
chose. Du moins j’avais envie de m’en persuader.
J’ai hésité et finalement j’ai choisi la littérature,
contre l’aventure. Non sans regret sur le coup, et en
apprenant la chute de Barré je me suis dit que, décidément, l’Histoire ne voulait pas de mes services.
Voilà en substance mon anti-destin : pas doué
du tout pour le manichéisme, rétif aux idées qui
enrégimentent mais néanmoins captif de la mythologie de l’écrivain au corps à corps avec l’Histoire.
Un instinct peut-être paysan m’avertissait cependant qu’à risquer dans l’engagement mes fringales
d’absolu, je noierais mon âme en pure perte. Aragon, Brasillach, Eluard, Rebatet (liste non exhaustive) ont sali la leur dans les bourbiers de l’idéologie, ça m’a vacciné par anticipation. Je n’aurais pas
voulu me trouver dans le cas de Vailland en 1956,
décrochant de son mur le portrait de Staline en
pleurant toutes les larmes de feu son communisme.
Je n’aimerais pas non plus devoir abjurer une inclination de jeunesse pour un Mao, un Castro, un Pol
Pot quelconque, comme pas mal d’intellos de ma
génération. Même si le négoce du reniement est
d’un bon rapport. Méfiance donc. Par temps
calme, la politique, c’est l’ordre mineur de la con13
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tingence. La soupe, disait de Gaulle. Il faut bien
que quelqu’un la cuise, c’est le métier des élus, au
sommet comme à la base. Par temps déchaînés il
faut être à la fois sabreur et visionnaire. Dessiner
des arabesques avec une plume autour de son
« moi » n’y dispose pas. J’aime Chateaubriand dans
ses errances, ses dragues, les récitatifs de son
désenchantement ; quand il se fait courtisan pour
racoler une position ou un honneur, quand il se fait
polémiste pour épater la galerie, il s’amenuise et ça
me navre.
La suggestion de Sarkozy avait tout pour lâcher
mon imagination entre les ruines du Forum et les
labyrinthes du Vatican. Rome… Mon amour pour
cette ville rameute une part essentielle de ma poétique, de mon esthétique, ainsi que mes noces de
jadis, de naguère et de toujours avec la catholicité.
Maritain fut ambassadeur près le Saint-Siège, il y a
une tradition d’écrivains locataires de la villa affrétée par une autre Pauline. À vingt ans, peut-être à
trente, j’aurais accepté la proposition qui m’est
faite et comme Chateaubriand en 1803 j’aurais été
un faux diplomate oublieux de ses servitudes,
déambulant d’église en calle entre les lignes tracées
par mes écrivains de prédilection. Le Prince aurait
fini par me prendre en grippe. Je ne veux rien lui
devoir. Question de principe. La personne de
Sarkozy n’est pas en cause, j’aurais refusé pareillement à Chirac s’il m’avait proposé ce poste, hypothèse d’école.
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Le propos de nommer un homme de lettres n’a
en soi rien d’absurde, c’est presque une habitude
en Amérique latine. Moi, j’aurais échoué, je suis
trop peu « officiel », trop peu « Quai » pour me couler dans un rôle, fût-il secondaire en une époque où
les papes ne se fabriquent plus dans les chancelleries. Malgré tout, le refus m’eût coûté, parce que
c’est Rome, avec le fantôme de René ; et parmi les
« pieux établissements de Rome et Lorette » dont
un ambassadeur près le Saint-Siège a la charge, il y
a Saint-Louis-des-Français. Donc Pauline. Or, je
suis divorcé, circonstance qui en toute hypothèse
excluait mon hébergement dans la villa de la frangine de Napoléon. Pas de dilemme donc, juste un
clin d’œil de l’écrivain sans lequel je ne serais pas le
même.
Du reste j’ai tiré au clair depuis belle lurette le
gros souci de mes tendres années, cette double hantise de manquer l’Histoire et d’en être la dupe.
Hantise propre à l’écrivain français ; il voudrait que
sa vie ressemblât à un roman d’aventure, et qu’un
« idéal » en assaisonnât les péripéties. D’où l’engagement comme posture, la cause comme alibi — et
la plume auréole une imposture, noble à l’occasion.
Pas toujours. Pas longtemps. Napoléon a tendu des
perches à Chateaubriand mais à Sainte-Hélène il
confia à Las Cases qu’il n’avait rien à regretter : au
lieu de le servir, René aurait tenté de le manipuler
pour l’assujettir à ses fantasmagories. Lamartine et
Tocqueville, sur le pavois en février 1848, ont
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effleuré l’Histoire ; dès le mois de juin elle les a
envoyés paître. La Grèce de Byron, l’Arabie de
Lawrence étaient des projections de leur ego et
Malraux en révolutionnaire, en résistant et en
ministre n’a cessé de buriner une statue, magnifique au demeurant : la sienne. J’ai rencontré Greene
au soir de sa vie, il fabulait comme un gosse sur les
maléfices de la CIA ; j’en ai déduit qu’en Afrique
ses agissements pour le compte de l’Intelligence
Service n’avaient pas dû être très efficaces. Le lecteur privilégié de tout écrivain, c’est son double ; si
la plume s’avise de dégainer, elle s’empanachera
comme l’épée de Cyrano sans se soucier d’atteindre
la cible ; seules comptent la beauté du coup, la griserie de la chevauchée.
J’écris cela avec moins d’ironie que d’amertume. Les écrivains que je cite ont compté pour
moi, il m’a fallu du temps pour en finir avec le deuil
de l’action — ce beau mirage qui hisse le plumitif à
l’altitude d’un preux du Moyen Âge : Malraux en
colonel Berger, la photo en noir et blanc a nourri
mes exaltations juvéniles. C’est pourquoi l’ambition de B.H.L. ne me fait pas ricaner. « Je veux être
Chateaubriand, ou rien », notait Hugo dans son
carnet d’écolier. Lévy aurait voulu être Malraux.
Impossible gageure, car l’Histoire ne repasse pas les
plats. Le Sartre vieillissant, juché sur un tonneau à
Boulogne-Billancourt, a sonné le glas d’une
séquence qui débuta avec le Voltaire de l’affaire
Calas. D’où l’impression que Lévy, avec les moyens
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médiatiques du bord, s’évertue pathétiquement à
jouer sur des tréteaux fantoches le rôle obsolète de
l’écrivain engagé. Avec une sincérité indéniable, il
va relancer l’Histoire là où ses majuscules sont
tachées de sang. Mais il n’y trouvera jamais que le
miroir brisé d’une illusion qui fut la mienne, avant
ma conversion forcée à l’autre versant de notre
héritage littéraire, celui de la balade dans les paysages de l’intériorité. C’est Chateaubriand que j’invoque mais Amiel me ressemble bien davantage.
Minuit. Paris ne dort jamais que d’un œil. La
rumeur qui me parvient, on dirait le râle d’un poitrinaire. Souvenirs romains enclenchés par le coup
de fil de Levitte. Je reviendrai à Rome, seul, sans
collier.
Je reviendrai à l’Odéon aussi, cet appendice du
quartier Latin dont je me suis fait un village, au
long de dix-sept années d’une sorte de conjugalité.
Paris en tant qu’épouse n’a plus de charmes pour
moi, je veux la redécouvrir en amoureux volage,
une nuit, deux nuits et puis s’en va. Dans cette
oasis, j’ai exercé le métier d’éditeur pour frayer de
près avec la littérature. Beaucoup de bonheur, le lot
commun de désillusions, le temps qui passe et
maintenant je m’en évade. Envie de peindre sur le
motif ce qui m’a traversé le regard, l’esprit, le cœur.
De la pâte humaine, des idées, des ferveurs, des
voluptés ; par-dessus tout des livres lus, écrits,
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publiés, médités au carrefour de deux mondes —
celui, en perdition, qui m’a incité à gâcher de
l’encre et celui, en gestation, qui m’incite à prendre
le large. Envie d’écrire la chronique d’une dépossession — car à peu près tout ce qui m’importe,
hors les êtres, aura continué de péricliter. Écrire le
ressac de mes sentiments, les éclats d’une conscience tantôt en vadrouille, tantôt lovée dans le
giron de mon village ou à l’ombre des arcades du
théâtre de l’Odéon. Deux capitaineries aussi peu
« modernes » l’une que l’autre.
Écrire en voyeur ce que bricolent les acteurs sur
cette planète où le hasard m’a posé, où il m’a offert
quelques morceaux choisis de la société dite du spectacle. J’aurais préféré vivre en d’autres temps mais
on ne choisit pas ; du reste ça ne sert à rien de croire
qu’on s’est trompé de siècle, aucun n’est le bon pour
qui cherche son ombre en regardant les étoiles.
Écrire en irrégulier : n’être pas du bord de la
moralité admise sur la rive gauche de la Seine vaut
réclusion dans l’enfer des « réacs ». C’est à gauche
qu’il faut installer sa conscience si l’on aspire à la respectabilité. Aucune importance. Réac je suis si l’on
entend le mot à sa lettre : en réaction contre les tendances lourdes de mon époque. Je n’ai pas de dogmatique à opposer aux injonctions de l’air du temps,
rien que des doutes. Ainsi suis-je fait que mon cœur
a toujours eu du mal à battre aux rythmes imposés
par les chefs d’orchestre du goût du jour. Autant le
dire : je ne suis pas branché. Je préfère les idées qui
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émeuvent à celles qui mobilisent, le sourire de
l’humour à la hargne de l’engagisme, les sentiments
qui rafraîchissent à ceux qui culpabilisent. Là où
d’autres croient voir des évidences, et s’y accrochent,
je ne vois que du bleu. Et jamais le même bleu, et
presque jamais sans ces nuages qui chez moi viennent des montagnes, portés par le vent. Aucun
ancrage idéologique, aucune affiliation partisane ou
sectaire. Rien d’autre que la hantise de dériver sur un
radeau de la Méduse vers un océan d’une grisaille
innommable que les dévots appellent la « modernité ». Elle offense, elle récuse, elle vise à l’éradication de ce qui a fait de moi un catholique romain, un
patriote français, un intellectuel occidental. Un écrivain. Ce mot — écrivain — a beau être ringardisé à
l’ère des médias lourds, comme on dit de certaine
artillerie, c’est le seul qui définisse à peu près ma
situation de fait parmi les mortels. En marge et en
sursis. Écrire, donc, pour vider les sacs d’une mélancolie qui ne date pas de la dernière pluie.
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II
Hiver 1995. Cotonou. L’avion présidentiel s’est
posé sur la piste. Moiteur délicieuse. Tapis rouge,
uniformes chamarrés, officiels en tous genres.
Quand retentit La Marseillaise, une émotion me
surprend : la France a une dette en Afrique, je voudrais qu’elle l’honore.
Les chefs d’État des pays francophones réunis
en « sommet » vont acter le principe d’une institution multilatérale, la future OIF (Organisation
internationale de la francophonie). J’accompagne
Chirac et sa suite au titre de « représentant personnel du Président ». Titre ronflant pour une mission
modeste : siéger dans une instance censée réguler le
fonctionnement de la machinerie francophone. J’ai
accepté par pure curiosité et en toute méconnaissance de cause. Aucune rémunération, un bureau
rue La Pérouse où je me suis rarement hasardé car
je n’aime pas beaucoup le quartier de l’Étoile.
Celui de Beaugrenelle où l’on siégeait tous les deux
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mois n’a aucun intérêt, Paris n’est pas douée pour
le gratte-ciel. Ma tâche était imprécise. Je me revois
dans ce grand bureau dont l’immeuble appartient
au Quai d’Orsay, flanqué d’une secrétaire aussi
désoccupée que moi, vestige de l’ère mitterrandienne. Je crois que précédemment elle officiait
avec Grossouvre, ce qui la qualifiait pour seconder
un être périphérique. Les locataires des bureaux
voisins n’avaient pas l’air débordés non plus. Je
lisais les télégrammes des ambassadeurs, ils me
procuraient un relent d’exotisme, sans la poésie des
Cartes postales de Levet que je publiais à l’enseigne
de La Table Ronde, ma maison d’édition.
Car j’étais un citoyen de la rive gauche ; ces
incursions rue La Pérouse tenaient de l’adultère
semi-mondain, je trompais la littérature avec la
diplomatie. Je recevais des gens qui quémandaient
une subvention pour financer un « projet », ou bien
voulaient rencontrer Chirac en personne pour lui
expliquer comment sauver la France. « Proche de
Chirac », lisait-on dans la presse. Du coup on me
tirait la manche pour obtenir une Légion d’honneur, un job pour le fiston, un passe-droit pour le
tonton. Ou pour faire sauter un PV.
« Proche de Chirac », ça m’a collé comme de la
glu. L’intéressé n’a jamais su le nombre de raseurs
et de cinglés qui m’ont harcelé pour approcher le
Prince ou ses fondés de pouvoir, souvent à La Table
Ronde. Quinze siècles de monarchie, plus Napoléon et de Gaulle, ont conspiré à la sacralisation de
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la fonction présidentielle, un faisceau d’adulations
serviles converge vers l’Élysée. Dieu sait pourtant
qu’il ne s’y trame rien de très romanesque, c’est
juste un endroit où des gens sérieux travaillent dans
des bureaux.
« Proche », je l’étais sur le mode affectif et le suis
encore. Si j’appelais Chirac au téléphone, il me prenait gentiment ; si je souhaitais le voir, il me recevait sans préavis. En général c’était pour l’avertir
d’un coup fourré, lui suggérer une nomination ou
lui décrire ce qu’on racontait dans les milieux où
l’on est censé fabriquer l’opinion. Mais quand un
nouveau Président défait ses valises à l’Élysée, une
garde rapprochée s’interpose entre le Prince et le
monde extérieur, y compris les ministres. Verrouillage immédiat des accès. Il en résulte une
claustration que j’ai perçue dès le printemps 1995 :
Villepin à la manœuvre, Pilhan en haut couturier
du frac présidentiel. Personne d’autre n’avait les
coudées assez franches pour orienter l’action de
Chirac et sa mise en musique. Surtout pas un clampin de ma sorte, aucunement « tendance », perçu
comme droitier et corrézien de surcroît. Avant
l’automne, j’étais déniaisé : on me ménagerait
parce que Chirac m’avait à la bonne, mais je ne
serais jamais prié de donner mon avis dans les conclaves où s’apprêtait le chiraquisme nouveau.
« Proche de » : un piège à rats. Pas question
d’être infidèle. Je m’étais démené pour que Chirac
soit élu, de bons copains débutaient leur carrière
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dans son sillage, je n’allais pas jouer les Cassandre.
Donc, motus. Sinon j’aurais écrit qu’il fallait dissoudre pour que Chirac ait cinq ans devant lui, avec
une majorité à sa botte. Ensuite qu’il fallait bâtir un
gouvernement de second tour, et non de premier,
afin d’éteindre les rancœurs consécutives à la
bagarre contre Balladur. J’y avais pris ma modeste
part. Dans ces campagnes de France — les présidentielles — les dagues sortent des fourreaux, il y a
de l’électricité dans l’air, c’est un peu la guerre
civile, moins les carnages. Avec en l’occurrence un
côté derby car la demi-finale (le premier tour)
opposait deux clans de la même famille RPR.
Quand on a rejoué les Atrides, ça laisse du sang sur
les murs, il faut l’éponger avant qu’il coagule. D’où
la nécessité de réintroduire les belligérants dans le
cercle du pouvoir. Surtout Sarkozy, le plus doué de
tous et de loin. Enfin j’étais convaincu qu’un Président doit conforter son aura avec les atours d’une
légende qui lui ressemble. Celle de Mitterrand
s’était tissée au fil de ses deux septennats : le chapeau mou et l’écharpe, le Vieux Morvan à ChâteauChinon, la bergerie à Latché, le pèlerinage à la
roche de Solutré, les livres rares, le voussoiement,
la rumeur sur une vie privée qu’on imaginait peuplée d’égéries. Ces ingrédients dessinaient une
manière de chat énigmatique cheminant à pas
comptés dans un jardin en forme de labyrinthe.
Chirac a arpenté pendant trente ans avec bonheur les départementales corréziennes et s’est acquis
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sur nos arpents des fidélités plus féodales que partisanes. Sa cordialité enjôleuse, sa mobilité, sa jovialité, son physique qui tenait du cow-boy Marlboro
et de Ricky Nelson : avec ce mixte effervescent de
bonapartisme fougueux et de radical-socialisme
bonhomme, il y avait de quoi escamoter l’énarque
pour offrir au peuple français un personnage élyséen en rupture avec ses prédécesseurs. Contemporain et enraciné. Un personnage qui eût imprimé
un style tout neuf, comme il l’avait promis durant
sa belle campagne. Un concours de circonstances
l’avait hissé à l’Élysée, sans adhésion profonde à sa
personne et sans le support d’un programme. Une
seule thématique : la rupture. Elle répondait aux
vœux d’un peuple en proie à la neurasthénie et contaminé par le scepticisme des élites. Scepticisme
rime avec cynisme, et alors le nihilisme n’est plus
loin. Rompre avec cette morosité me paraissait
urgent et salutaire pour ranimer les cœurs vaillants
en lâchant dans le ciel de France, voire de l’Occident, les fusées d’une espérance.
Telle ne fut pas la posture présidentielle. J’ai
croisé Pilhan brièvement, il m’a paru subtil mais
pas adapté au cas Chirac. Du moins à l’idée que je
m’en faisais. Ou que j’avais envie de m’en faire. Je
me méfiais de cette engeance communicante, barbouillée de sociologie, qui depuis vingt ans prolifère
autour des politiques comme le gui sur l’écorce des
chênes. Ça les rassure, mais ça les dénature, les
décervelle et les paralyse. Quelle fut l’influence de
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Rue Corneille_3.fm Page 25 Vendredi, 6. mars 2009 10:50 10
Pilhan dans le silhouettage public d’un Chirac que
j’avais du mal à reconnaître ? Puis l’influence de
Claude Chirac après le décès de Pilhan ? Je n’en
sais rien. J’avais de l’affection pour Claude, je la
créditais d’un solide bon sens politique et peu
m’importait qu’elle ne me prît pas au sérieux. Simplement je voyais comparaître sur la scène historique un Chirac inédit, à la fois plus lointain, plus
conventionnel et plus hésitant que je ne l’aurais
souhaité. Pas la personne de Chirac : jusqu’au bout
il est resté le même, jamais mesquin, s’adressant sur
le même ton à un grand de ce monde et à une
femme de ménage. C’est le Président qui m’a
dérouté ; dès l’automne, il s’était rogné les ailes
pour devenir le communicant de son Premier
ministre. Juppé ramait sur un esquif gouvernemental mal calfeutré, si j’en croyais mes copains de
campagne devenus ministres. Un jour ils admiraient éperdument Juppé ; le lendemain il les exaspérait. Huit femmes virées du gouvernement
comme on congédie une souillon, ça laisse des traces de ressentiment. Si ces femmes étaient nulles
comme on me le laissait entendre, il ne fallait pas
les nommer. Amorcer le virage de la rigueur sans
avoir consenti aux électeurs de Chirac la moindre
rémunération symbolique, ça promettait des frustrations. Mitterrand, lui, avait offert au « peuple de
gauche » l’abolition de la peine de mort avant de
prescrire la rigueur.
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