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Gloria Grahame et Nicholas Ray L T/ 24 Cinéphilie l’ex-amante brune de Dix), Laurel doit essayer de comprendre cet homme, en faire la cible d’une enquête permanente. (Comme chez la deuxième Mrs de Winter, les soupçons de Laurel trouvent une traduction visuelle intense dans la scène où elle s’agite dans son lit pendant que des voix énumèrent des choses effroyables sur le passé de son amant.) Comme l’écrit Joanna Russ, critique et auteur de romans de science-fiction, sur les craintes des héroïnes du roman gothique : « En un sens, les romans gothiques expriment une sorte de paranoïa légitime : il est vrai que les gens manigancent contre vous ; on ne peut pas faire confiance à son mari (ou son amant ou son fiancé) ; les motifs des gens sont toujours retors et complexes, et seule la vigilance la plus extrême peut vous permettre d’arracher votre bonheur aux griffes de la destruction 7. » Comme dans le roman gothique, où l’héroïne découvre que le lieu privilégié où elle rencontre son amant est lui-même plein de mystères (le manoir de Rebecca, avec ses couloirs sombres, ses pièces fermées à clé), le danger qui plane sur Laurel prend la forme d’un lieu de vie devenu menaçant : la fenêtre à travers laquelle Dix épie, furieux ; les portes qu’il claque et défonce ; l’escalier où ils s’amusent souvent et par lequel il s’échappe à la fin du film après avoir failli l’étrangler. Comme dans le cas de l’héroïne du gothique, la plupart des soupçons de Laurel se manifestent sous la forme d’une angoisse réactive et d’une interrogation, non d’un effort actif pour agir conformément à ses doutes. Comme le dit Russ : « La souffrance de l’héroïne est l’action principale de l’histoire parce que c’est la seule action dont elle est capable » 8 – la souffrance passive de Laurel est même amplifiée par le fait que ses soupçons sur Dix lui font prendre des somnifères qui la rendent somnolente. Face à une femme qui l’aime de moins en moins, Dix devient de plus en plus possessif : il veut connaître tous les faits et gestes de Laurel et prendre toutes les décisions à sa place. Il semblerait que cette domination fictionnelle ait eu un équivalent dans la vie réelle. Comme le relate Edwin Schallert dans le Los Angeles Times du 4 décembre 1949 : Le Violent Il est si rare que le mari-cinéaste et l’épouse-star travaillent ensemble à Hollywood que Gloria Grahame a dû signer un contrat spécial, dans lequel elle promettait d’être bien sage, avec le producteur Robert Lord, lorsqu’elle fut choisie pour être la partenaire d’Humphrey Bogart dans « Behind the Mask », d’abord intitulé « In a Lonely Place », que son époux Nicholas Ray devait réaliser pour la Columbia. À cause de ce pacte (…), ou parce qu’ils s’entendent bien [!], il n’y a pas encore eu de cataclysme au sein du couple Ray ni sur les plateaux. « Le contrat stipulait surtout que j’obéisse à mon mari », a déclaré Mlle Grahame. J’ai cru détecter un soupçon d’amertume quand elle prononça le mot « obéir », mais elle me lança un sourire pour me désarmer… elle m’avoua avoir obéi au contrat à la virgule près. D’après Vincent Curcio dans sa biographie de Gloria Grahame, Suicide Blonde, Ray avait obtenu pour Grahame un prêt de la RKO (lui-même en avait déjà reçu un) en échange d’un droit de regard sur toutes les activités professionnelles de celle-ci, de neuf heures à dix-huit heures, six jours sur sept 9 . La violence et la domination du mâle moderne ainsi que la difficulté d’aimer dans le monde contemporain, mis en avant dans Le Violent, trouvèrent ainsi des échos étranges dans la fabrication du film. (Même le nom du meurtrier, Henry Kesler, est celui du producteur associé du film – une blague douteuse.) Que l’art imite la vie ou l’inverse, les coulisses du film semblent avoir été le théâtre des mêmes tensions entre les sexes dans les années quarante que celles qui caractérisent l’intrigue. Le scénariste Dix Steele emprunte ses traits à Humphrey Bogart et à Nicholas Ray : le personnage, Steele, habite d’ailleurs dans le premier appartement que Ray avait occupé en arrivant à Los Angeles. Ray et Bogart eurent tous deux des vies pleines de passion et de violence, ainsi que des relations chaotiques, amères et violentes avec les femmes. Les réminiscences quelque peu misogynes que Ray coucha sur le papier à la fin de sa vie en donnent une petite idée : Bogart et moi avions en commun une certaine expérience, mais il y avait forcément autre chose. Nous avions tous les deux épousé des femmes plus jeunes, lui Bacall, moi Grahame, qui avaient à peu près le même âge et étaient tombées enceintes à peu près au même moment. (…) Toutes deux étaient des actrices talentueuses qui avaient peur des mêmes rides, celles de la vingtaine. Toutes les deux étaient des séductrices nées, mais Gloria était de loin la plus entreprenante. Chacune 25 L T/ Cinéphilie l’était à sa façon, mais celle de Bacall était élégante, et elle était la plus intelligente des deux. Grahame savait mieux intriguer et s’y adonnait de façon plus vulgaire. Un événement curieux – qui aurait presque pu être un coup publicitaire (mais n’en fut pas un) – eut lieu à peine un mois avant le début du tournage du Violent : Bogart fut inculpé pour des actes de violence commis en public à l’El Morocco Club, à New York, qui ressemblaient à s’y méprendre aux accès de colère de Dix au restaurant Paul’s (le film contient même une allusion à l’El Morocco). Comme le raconte le magazine Variety du 28 septembre 1949 : « D’après les premiers témoignages, la vedette a repoussé une fille qui voulait caresser une paire de pandas en peluche que l’acteur et un ami, Billy Seeman, avaient installés à leur table, vers trois heures trente du matin. La fille, un ravissant mannequin, s’est étalée par terre de tout son long et la direction de l’El Morocco a ordonné à Bogart de ne plus jamais remettre les pieds dans le club ». (Bogart avait déjà été interdit de 26 Nicholas Ray dirige Bogart et Grahame Le Violent séjour au Stork Club, également mentionné dans le film 10 .) La plainte contre Bogart fut finalement retirée et, vu le contexte – la réputation d’Hollywood était déjà ternie par les bouffonneries de « mauvais garçons » tels que Robert Mitchum et Robert Walker –, la machine publicitaire mit tout en œuvre pour que l’affaire ne s’ébruite pas 11 . Lauren Bacall, racontant cet incident dans son autobiographie, Lauren Bacall By Myself, affirme que Bogart était incapable d’un acte violent. Mais il est significatif qu’elle termine par une allusion admirative à son désir d’exercer un contrôle sur les femmes : Bogart accueillit la décision [de retirer la plainte] avec joie. (…) Bogie n’eut jamais de vrais ennuis, parce que ses provocations étaient toujours innocentes. Il n’aimait pas faire du mal. C’est pour cela que tout le monde le voyait comme un héros. C’était toujours avec lui qu’on s’amusait le plus. (…) Bogie évoquait en plaisantant un de ses rêves – avoir une femme assez petite pour la mettre dans sa poche. Il l’emmènerait avec lui, lui ferait la conversation, la laisserait grimper sur la paume de sa main ou danser sur la table, et si elle se laissait trop aller – hop ! dans la poche. Et quand il le voudrait, elle pourrait retrouver une taille normale 12 . À suivre les diverses étapes de la fabrication du Violent, on voit à nouveau se dessiner différentes figures de la relation amoureuse. De même que le film semble en présenter une figure particulière tirée d’une typologie plus large (allant de la glorification de la passion dans L’Empire des sens à l’idée gothique selon laquelle la passion serait une anomalie), de même les différentes étapes de sa fabrication, de l’idée contenue dans le roman à sa réalisation cinématographique, semblent passer en revue une série de représentations possibles de l’amour violent. Le film fut très librement inspiré d’un roman écrit en 1947 par Dorothy B. Hughes, écrivain spécialisée dans l’intrigue policière 13 . Le titre venait d’une pièce écrite en 1903 par J. M. Synge, In the Shadow of the Glen, l’histoire d’une femme vivant isolée en Irlande dans un coin de montagne perdu qui décide de ne plus se soumettre à son mari violent. Hugues cite en exergue de son roman une phrase de Synge sur notre besoin désespéré de communiquer avec les autres par-delà 27