Le cinéma de David Cronenberg

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Le cinéma de David Cronenberg
Le cinéma de David Cronenberg
La sortie en juillet 1996 du nouveau film de David Cronenberg, Crash, a relancé un semblant de
débat qui revient périodiquement sur le devant de la scène journalistique lors de chaque
manifestation jugée " excessive " du sexe et de la violence, ces tartes à la crème d'un certain
discours " critique ". Je ne mets le mot " excessive " entre guillemets ni parce qu'il s'agit d'une
citation, ni parce que je souhaite garder mes distances vis-à-vis du discours dominant dans ce
domaine. Je tiens plutôt à souligner ce qui est central chez Cronenberg : un " excès " de sens
qui ne se laisse pas réduire à une quelconque exploitation sordide du sexe et de la violence
mais qui relève d'une autre problématique que je tâcherai d'expliciter ici(1). Celle-ci insiste
dans des films aussi différents que The Dead Zone (1983) et M. Butterfly (1993), The Fly (La
Mouche, 1986) et Dead Ringers (Faux-Semblants, 1988). Il est permis de se demander si elle
n'est pas devenue dans Crash explicite jusqu'au point où il est d'ores et déjà impossible de
parler des films de Cronenberg d'une façon déplacée. Le refoulé, ayant déclenché chez les
critiques l'angoisse et sa corrélation, le rejet indigné et hystérique, s'affiche à l'écran à l'état
pur. Pire : d'une façon sobre récusant tout souci de sensation et d'exploitation. Le même
phénomène s'est produit il y a vingt ans avec L'Empire des Sens (Nagisa Oshima, 1976) : les
partisans de la censure évoquaient l'ennui profond que le film aurait inspiré aux spectateurs
pour étayer leurs appels à la répression. Cette problématique tourne autour des liens intimes
entre le sexe et la mort, que celle-ci soit réelle, souhaitée ou fantasmée. Comme l'a écrit
Charles Tesson :
La monstruosité n'est pas le fruit d'une tare héréditaire que l'on finit par accepter mais, au
contraire, on la secrète soi-même, lente excroissance longuement couvée et fortement
désirée(2).
Sur le cinéma de Cronenberg nous disposons d'un ouvrage fort utile, bien qu'assez inégal, rédigé par
des critiques canadiens soucieux de combler le vide (surtout au Canada, pays d'origine du cinéaste)
en matière d'analyses sensées et fouillées. Une version française de ce livre est sortie en 1990 et
comprend, d'une part, une longue étude de William Beard qui aborde les films par ordre chronologique
; d'autre part plusieurs études consacrées à divers aspects de l'oeuvre du cinéaste ou à tel ou tel
film(3). Les contributeurs proposent une lecture intelligente et positive de tous les films de Cronenberg
jusqu'à Dead Ringers (4) . Une seule voix dissidente et négative se lève ; nous y reviendrons. Se
dégage de cet ensemble stimulant et assez convaincant le souci de placer les films dans un contexte
social précis, d'en faire une lecture politique et psychologique à travers les thèmes et la mise en
scène. En mettant l'accent sur une certaine évolution intellectuelle, les articles cherchent à faire de
Cronenberg l'auteur à part entière de ses films. Il me semble souhaitable et nécessaire de situer le
débat ailleurs afin de donner une autre signification aux dimensions politique et psychique des films.
Je dirais que les films de Cronenberg se dressent contre une certaine idée du progrès et de la science
qui voudrait que ceux-ci soient synonymes de bonheur. Il est de bon ton de nos jours de prétendre
que quiconque remet en question le progrès et la science est réactionnaire. Toujours est-il qu'il faut
bien cerner la question en se demandant de quel progrès et de quelle science il s'agit. Dans Rabid
(Rage, 1977) la chirurgie esthétique censée venir en aide aux gens est conçue par le médecin dans
l'optique du succès, dont les synonymes sont " carrière " et " argent ". Les expériences des frères
jumeaux de Dead Ringers sont destinées à permettre aux deux hommes de refouler leurs névroses et
d'assurer le contrôle masculin du corps et du désir féminins. Dans The Fly Seth Brundle donne forme
(littéralement) à la volonté mégalomane de triompher de la mort. Tous ces scientifiques sont la digne
progéniture du " scientifique fou" des années 30 (Frankenstein, Moreau, etc.) jusqu'au Dr. Folamour
de Kubrick (1963), et n'ont rien de très progressiste. Dans Scanners (1980) et Videodrome (1982) de
grandes entreprises capitalistes privées encouragent la recherche scientifique pour mieux contrôler le
marché et les esprits.
William Beard (HI, 105) évoque la " sobriété déshumanisante et aliénante" des immeubles dans
Scanners et l' "univers de perfection déshumanisé, douillet, froidement attrayant " de The Parasite
Murders (Frissons, 1974). A propos de ce dernier film il ajoute : Sur leur île " éloignée du bruit et de la
circulation de la ville " (comme dit en voix-off le message publicitaire qui ouvre le film), les tours
Starliners sont la citadelle de l'ordre cartésien du XXe. siècle. Conçues selon une architecture
fonctionnelle et rectangulaire, décorées à la fine pointe de l'élégance et du bon goût, elles constituent
un véritable microcosme des valeurs urbaines contemporaines dans une société qui s'embourgeoise.
Toutes les aspérités ont été aplanies, toutes les sensations homogénéisées dans une atmosphère de
froideur propre et désinvolte. Pour reprendre les termes qui s'appliquent à la vision de Cronenberg,
c'est le refus parfait du corps, de l'instinct, de l'inconscient, de la mort " (HI, 74).
Bien qu'il n'aille pas plus loin dans ses réflexions, Beard a mis le doigt sur un aspect crucial de ces
films. Les tours dans Parasite Murders constituent un exemple précoce d'un post-modernisme ahistorique et donc conservateur : tout contexte social, tout sens du passé est chassé de la vie des
gens qui existent donc dans une espèce de huis-clos éternellement présent. Ainsi le film préfigure-t-il
l'idéologie récente de " la fin de l'histoire " où l'on ne doit plus parler de " rapports de classe ". Ceux-ci
n'existent plus depuis la chute de l'Union Soviétique, comme si un certain Karl Marx (1818-1883) n'en
avait jamais parlé. La vie dans les tours (d'ivoire ?) fait penser à certaines positions théoriques de la
critique contemporaine qui excluent tout ce qui ne relève pas du texte, ce qui revient à éliminer du
langage toute trace idéologique et symbolique. Dans notre société tout, y compris les images que
nous livrent la télévision et la publicité, est conçu pour être consommé sans qu'on se pose des
questions sur les conditions ayant donné lieu à ces objets, ces images : "il convient de noter que
Cronenberg se démarque de plusieurs écoles américaines de pensée en psychologie et en sociologie
qui définissent comme critère de la normalité, l'adaptation de l'individu au groupe ou au monde
extérieur..." (HI, 141).
Cette mise en garde salutaire contre l'utilisation à des fins répressives de la psychologie et de la
psychanalyse dans notre société (surtout en Angleterre et sur le continent nord-américain) connaît des
variantes ambiguès dans l'ouvrage cité. Prenons, par exemple, le mot " instinct " dans la première
citation. Ici, comme ailleurs, tout laisse penser qu'il suffit de donner libre cours aux instincts pour
retrouver le vrai visage humain. Or c'est précisément contre cette idéologie que le cinéma de
Cronenberg s'insurge en insistant, non sur les instincts qui relèvent du domaine animalier, mais sur le
désir qui est l'apanage des seuls êtres humains et relève de l'inconscient. Dire que " le film
d'horreur...a besoin de la folie comme élément principal " (HI, 110) ne veut strictement rien dire, à
moins que " folie " ne désigne l'inconscient. Dans ce contexte il convient d'opérer un déplacement et,
au lieu de mettre l'accent sur le contenu des films, d'adopter une méthode critique susceptible
d'analyser les effets que créent chez les spectateurs les situations mises en scène. Evoquer " le
chaos et l'horreur cauchemardesques que vivent les télépathes quand les frontières entre l'intérieur et
l'extérieur sont abolies et que le moi s'ouvre comme une noix " (HI, 106 : il s'agit de Scanners) ne
saurait nous satisfaire, à moins d'y voir la trace du Réel, ce noyau dur du sujet humain inaccessible à
la symbolisation consciente sauf par les effets inconscients qu'il crée chez tout sujet. Ce Réel, c'est la
mort où l'être humain puise sa vérité. Le cinéma d'épouvante en général et le cinéma de David
Cronenberg en particulier permettent à cette vérité insoutenable de se manifester dans la pulsion de
mort, d'où l'angoisse et le recours aux cauchemars dans ce genre cinématographique. Ce qui nous
ramène à notre point de départ (5) .
Et, surtout, à la " voix dissidente " dont il a été question : celle du militant " gay " Robin Wood qui
considère Cronenberg comme un réactionnaire dégoûté par la sexualité en général et la sexualité
féminine en particulier. Wood fustige The Parasite Murders et force est de constater que le film est
ambigu sur cette question (6) . Mais l'ambiguïté provient essentiellement de l'incapacité de
Cronenberg d'adopter une positions cohérente vis-à-vis des des discours sociaux sur la sexualité, ce
qui compromet le film. Je dirais que Wood est tombé dans le même piège que ceux qui vantent
l'instinct sans se douter un instant que ce terme n'a aucun sens dans le domaine de la sexualité
humaine. En parlant de la libération sexuelle dans ce contexte, sans prendre des précautions
terminologiques, on risque de préconiser le chaos.
Essayons d'y voir plus clair avant de pousser plus loin. En termes freudiens la réalisation immédiate et
sans entraves du désir relève des processus inconscients du ça, apanage du stade infantile préoedipien où l'enfant ignore tout de ce que Lacan appelle " l'Ordre Symbolique " : la différence sexuelle,
le langage, la culture, la mort. Exiger la libération totale de la sexualité, comme le fait le psychiatre
dans The Brood (Chromosome 3, 1979), reviendrait à dresser les gens les uns contre les autres dans
une frénésie compétitive. Ceci est le message du fort intéressant scénario du film Forbidden Planet
(PlanèteInterdite) , Fred McLeod Wilcox, 1956) où les Krulls s'autodétruisent à partir du moment où ils
apprennent à matérialiser leurs désirs. N'ayant pas lu Freud, ces malheureux n'ont pas compris que le
désir n'a rien à voir avec le simple voeu : dire " je voudrais une belle maison/voiture/robe " relève
d'une logique consciente et rationnelle ; dire " je veux que mon père disparaisse afin que je puisse
vivre seul auprès de maman " relève d'un interdit refoulé et donc inconscient. C'est la leçon que nous
apprenent les morts-vivants dans d'innombrables films d'épouvante : ils reviennent, tels des parents,
punir les vivants (= les enfants) d'avoir désiré leur mort. C'est la loi du surmoi qui châtie le moi en
raison de ses désirs coupables (= le Ca), la loi du " père sévère " selon Lacan. Comme par hasard,
une famille joue un rôle central dans Night of the Living Dead (La Nuit des Morts-Vivants, George A.
Romero, 1968).
Dresser l'équation instinct = libération sexualle revient donc à régresser au stade infantile et
narcissique où l'on exige la satisfaction immédiate de ses désirs sans se soucier d'autrui. On en
trouve la manifestation quotidienne dans l'idéologie néolibérale de la réussite par l'argent : l'élimination
des concurrents et la survie individuelle. Ainsi est mise au centre de la vie la pulsion de mort. Une
critique américaine a dit, à juste titre, que le plus terrifiant dans The Parasite Murders est la ferveur
avec laquelle les personnages se plaisent à se contaminer les uns les autres, en évoquant une
Américaine qui, atteinte de l'herpès, s'est acharnée à contaminer le plus grand nombre d'hommes
possible (7) . Cette mentalité mortifère trouve un équivalent dans le domaine de la plus grande
tragédie internationale moderne, le SIDA, où un steward, se sachant condamné, a multiplié les
contacts sexuels pour propager la maladie. Face à une mort inéluctable qui intervient d'une façon
prématurée, la victime ne peut s'y soumettre qu'en compagnie d'autres êtres humaines qui, une fois
contaminés, deviennent " ses semblables, ses frères ". Ceci introduit dans une existence "
déshumanisée " et " aliénante " une dimension humaine permettant d'y retrouver l'identité perdue, tout
en faisant subir à autrui une fin non-naturelle. En fait, l'identité désirée a été laminée par un système
économique qui fétichise l'objet dont le sujet n'est désormais que l'annexe à jeter après usage.
Dans ce contexte la fin de The Fly revêt une signification particulière. D'aucuns ont pris le film pour
une allégorie du SIDA. Au lieu de réduire un film aussi complexe à un tract moralisateur, partons plutôt
de ce qui nous est montré et raconté. L'héroine est enceinte de Brundle sans qu'elle sache à quoi
pourrait ressembler l'enfant. Elle a peur et veut avorter. Brundle veut que l'enfant naisse : il veut que
sa vie ait un sens - et une suite. Il ne peut accepter l'inévitable que s'il arrive à entraîner sa compagne
dans la déchéance et assurer la vie à - quoi ? Après l'échec de sa tentative de créer un nouvel être il
demande à la femme de le tuer, surmontant ainsi cette pulsion mortifère en se soumettant à ce qui est
inéluctable pour tout être humain. En d'autres termes : au moment de s'être transformé en mouche à
part entière, il reste un sujet et permet à ce qu'il y a de humain en lui - symbolisé par son regard, qui
insiste du début à la fin du film - de prendre le dessus. La mort est ainsi mise au centre - littéralement du film, d'où le caractère insoutenable de la dernière séquence de The Fly. Comme l'a noté très
justement Vicente Sanchez-Biosca, " c'est le sujet et non le corps qui souffre " (8) .
Et Crash dans tout ça ? Ce film, sans doute le plus dense et le plus achevé de Cronenberg avec Dead
Ringers, nous fournit un exemple magistral de la théorie du désir élaboré par Jacques Lacan. Vers le
début du film l'épouse du personnage principal, James Ballard, vient lui rendre visite à l'hôpital à la
suite de son accident. Elle lui apprend qu'il se trouve dans la salle réservée aux victimes d'accidents
d'avion et affirme souhaiter être victime d'un accident semblable afin de pouvoir occuper le lit voisin.
Puisque nous l'avons déjà vue en train de se frotter le sein contre l'aile d'un petit avion avant d'être
prise par derrière par un homme, le moins qu'on puisse dire est que cette remarque inattendue et
déplacée devrait nous mettre la puce à l'oreille. C'est la dernière séquence qui nous en livre toute la
signification. Ballard provoque un accident de la route dont son épouse est la victime, vérifie qu'elle se
porte bien avant de la prendre par derrière, puis il lui dit que cela marchera mieux la prochaine fois. Il
n'a fait que répondre à son désir à elle, désir inconscient qui a pris forme dans un discours qui a fait le
tour des événements du film avant d'arriver à sa destination et de faire comprendre à l'un et à l'autre
la vérité qui les unit. Cette vérité est la pulsion de mort.
C'est bien le " message " de ce film extraordinaire, le mot étant entendu dans le sens d'un désir
intersubjectif qui circule et dont les divers acteurs ressentent et subissent les effets. Puisque tout part
d'une remarque, il convient d'insister sur la dimension symbolique de ce désir et de la façon dont il se
manifeste. Les liens entre le sexe, la mort, les voitures et les avions sont clairs : le film existe pour les
mettre en scène et les expliciter. On peut craindre qu'il ne le fasse tellement bien que les spectateurs
le rejettent ; dans ce cas l'éventuel échec commercial de Crash sera à la hauteur de sa réussite.
Un des personnages centraux du film, Vaughan, est obsédé par les accidents et les voitures, allant
jusqu'à mettre en scène pour des spectateurs des accidents ayant entraîné la mort de personnes
célèbres (James Dean, Jayne Mansfield). Il cherche à vivre des expériences de plus en plus intenses
et participe lui-même aux accidents qu'il recrée afin de se frotter à une réalité " interdite ", tout comme
la femme de Ballard se frotte contre l'avion. Cette volonté d'aller toujours plus loin n'est pas sans
rappeler le domaine sportif : courir plus vite, soulever des poids plus lourds, que dans le passé. Par
ailleurs, Vaughan estime que la technologie moderne serait en train de modifier le corps humain, d'où
un élément du film relevant de l'actualité : le dopage systématique d'athlètes de haut niveau. Dans
une certaine mesure la réalité a déjà rattrapé ce monde futur fantasmé par Vaughan : corps féminins
qui ressemblent à des corps masculins. Et peut-on dire que les gens qui pratiquent le saut à
l'élastique sont moins malades que Ballard et Vaughan ?
Que ce dernier cherche à mourir dans un accident est clair : d'ailleurs son désir se concrétise. C'est là
où Crash s'aventure sur un terrain très dangereux pour le cinéaste, à savoir : effectuer un lien entre
tourner un film ou aller au cinéma et la pulsion de mort. Car Vaughan, qui met en scène des accidents
devant des spectateurs, aime filmer les victimes d'accidents réels et en contempler les photos après.
Crash est la version moderne de Peeping Tom (Le Voyeur, Michael Powell, 1960) dont le personnage
central filme ses victimes féminines au moment de les tuer et regarde les résultats chez lui par la
suite. Cronenberg renforce le lien entre les divers thèmes évoqués ici en filmant la mise en scène de
l'accident qui a coûté la vie à James Dean en 1955 d'une façon qui rappelle la séquence dans Rebel
Without a Cause (La Fureur de Vivre, Nicholas Ray, 1955 : titre prémonitoire par excellence...) où le
personnage campé par Dean est obligé de participer à une course d'automobiles. Conçue par un
étudiant qui voit en Dean un rival social et sexuel, cette course est destinée à montrer aux camarades
du jeune homme - qui remplissent le rôle de spectateurs - que le plus courageux est celui qui attend la
dernière minute avant de se jeter de sa voiture qui se dirige à toute allure vers l'abîme.
Cette séquence célèbre du film de Ray préfigure ce qui est à l'oeuvre dans le film de Cronenberg :
une expérience extrême vécue par l'individu à titre personnel. Mais, comme nous l'avons déjà
constaté, ce désir n'est point individuel : il est d'entrée de jeu social, culturel et profondément
idéologique. Nous retrouvons donc dans Crash ce que nous avons repéré dans d'autres films du
cinéaste. Dans une société marchande vouée au culte de l'argent et du succès par l'intermédiaire
d'une concurrence frénétique, la réussite des uns passe par l'échec des autres. Et si l'on prend la
survie (économique) au pied de la lettre, il est permis d'en conclure que l'échec entraîne la mort, dans
la mesure où il faut éliminer les faibles afin de continuer (9) . La guerre économique - formule
révélatrice - et l'idéologie de la concurrence qu'elle engendre mettent donc la mort au centre du
monde par le truchement de l'apologie de l'agressivité dans tous les domaines humains.
D'où la dimension profondément dérangeante du rôle du cinéma dans Crash (comme par hasard,
Ballard tourne des spots publicitaires - et on connaît la complicité entre sport et publicité). Quel est le
rôle de la pulsion de mort, projetée sur les participants actifs, chez un spectateur qui assiste à une
course d'automobiles ? Ou qui souhaite que l'on retire le filet destiné à protéger les acrobates dans un
cirque ? Le fait même de poser ce genre de questions met en évidence une chose qu'on préfère taire,
la dimension du désir dans l'acte de regarder. A un moment donné Ballard ajuste le rétroviseur de sa
voiture afin de pouvoir assister aux ébats de Vaughan et de son épouse sur la banquette arrière.
Ballard est un voyeur et nous regardons avec lui. Cette complicité malsaine - et Crash est
délibérément malsain - et intersubjective n'est pas sans évoquer, d'une part le contenu de plus en plus
scabreux et sexiste de la publicité contemporaine, d'autre part le voyeurisme spectatoriel mis en
scène dans Peeping Tom (10) .
La dimension malsaine de Crash est sans doute la plus troublante dans le comportement de Ballard
par rapport à certains personnages du film. Citons, par exemple, la séquence où il fait l'amour avec
Vaughan : Ballard ne peut rien faire qui n'ait pas une voiture comme cadre, y compris une épave, ce
qui souligne l'existence de la pulsion de mort. Revient ici le thème de la bisexualité, déjà insistante
dans Videodrome, Dead Ringers et M. Butterfly. S'il est possible - mais insuffisant - de concevoir cette
bisexualité en termes purement physiologiques dans Videodrome, il n'en est plus question dans les
trois films ultérieurs, détail susceptible de provoquer des réactions de rejet. Ballard n'étant pas
homosexuel, Cronenberg effectue un glissement " scandaleux " dans la mesure où il oblige les
spectateurs à adopter une autre position subjective vis-à-vis de ses personnages, ce qui interdit à
ceux-là toute position stable et rassurante.
Est également présentée comme hautement malsaine la fascination qu'exercent sur Ballard les
victimes d'accidents, notamment la jeune femme campée par Rosanna Arquette qui ne peut marcher
qu'à l'aide de lourdes prothèses enserrant ses jambes (11) . Elle fonctionne comme signifiant
condensatoire de tous les thèmes du film. Lorsque Ballard fait l'amour avec elle dans une voiture, ce
n'est pas la femme qui l'intéresse, mais les éléments divers de son corps morcelé qu'il fétichise afin de
se reconstituer une identité imaginaire à travers des objets : ses vêtements, les prothèses. Celles-ci
sont en acier et sont la simple extension du monde moderne de la voiture et de l'avion. En tant que
telle la femme est plutôt un objet servant à remplacer un être humain, tout en en gardant la forme. On
pense au Robocop, au Terminator. S'il est exact de dire que les rapports sexuels sont toujours teintés
de fantasmes, Crash a le mérite de montrer jusqu'à quel point l'intersubjectivité est médiatisée par une
technologie mortifère. Ce qui n'a pas de quoi plaire à tous les spectateurs.
Reynold Humphries
1. Petit détail non insignifiant: il n'existe dans Crash aucune scène que l'on puisse appeler "violente",
contrairement à ce que l'on trouve chez Scorsese et Tarantino, ou dans True Romance et Natural
Born Killers. Manifestement c'est la dimension sexuelle et les implications de celle-ci qui suscitent des
controverses à propos de Crash.
2. Cahiers du Cinéma 306, décembre 1979, p.58. La "monstruosité", bien entendu, est tout autant
psychique que physique chez Cronenberg.
3. L'horreur intérieure: les films de David Cronenberg. Dossier réuni par Piers Handling et Pierre
Véronneau. Paris: Les éditions du Cerf.
4. Je n'ai pas vu les premiers films du Cronenberg, Stereo (1969) et Crimes of the Future (1970), ni
Fast Company (1978) dont le sujet est les courses d'automobiles...
5. Je viens d'évoquer "le cinéma d'épouvante", bien qu'il soit évident que Cronenberg n'a pas tourné
que des films faisant partie de ce genre. Toujours est-il qu'il aime filmer l'horreur absolue, que ce soit
dans The Fly ou Crash. Malgré le contenu fantastique de la plupart de ses films, Cronenberg est un
cinéaste rigoureusement réaliste et, de ce point de vue, ressemble beaucoup à Bunuel.
6 - Voir mon article "Un désir si funeste: sexualité et représentation chez David Cronenberg". Cycnos,
Université de Nice, Vol.13, no.1, 1996, pp.35-41. Numéro spécial Expressions et Représentations de
la Sexualité dans le Cinéma Américain Contemporain, sous la direction d'André Muraire.
7. Mary B. Campbell: "Biological Alchemy and the Films of David Cronenberg". Planks of Reason.
Essays on the Horror Film. edited by Barry Keith Grant. New Jersey and London: The Scarecrow
Press, 1984, pp.307-320.
8. La métamorphose dans le cinéma moderne: de l'animisme à la chute du corps (The Fly, D.
Cronenberg, 1986). Crises de la représentation dans le cinéma américain. La Licorne, Université de
Poitiers, textes réunis et présentés par Gilles Menegaldo, 1996, pp.193-204.
9.Selon la formule d'un ancien patron du CNPF, "il faut être fortiche".
10. Film dont l'accueil critique britannique en 1960 fournit un bel exemple d'hystérie collective. Par
ailleurs, une publicité financée par la Mairie de Paris en 1996 pour inciter les jeunes de moins de 25
ans à aller au cinéma pendant le mois d'août ressemble, d'une manière racoleuse et obscéne, à la
publicité en faveur des préservatifs dans le cadre de la lutte contre le SIDA. La Mairie de Paris
exploite (dans tous les sens du terme) la sexualité et le désir des jeunes pour faire de l'auto-publicité.
11. Point de contact supplémentaire avec Peeping Tom dont le héros est fasciné par des femmes
défigurées.
©tausendaugen/1996

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