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Le Fou du Roi
par Jordi Vidal
Pourquoi la vie quotidienne de nos contemporains leur semble-t-elle si étrangère, trop souvent
vécue par d’autres ? Pourquoi se confond-elle si facilement avec celles des marchandises dont
ils reproduisent le langage comme unique mode de communication ? Langage virtuel pour un
peuple virtuel, et la « maladie brille ».
Tout projet artistique cohérent doit partir de la douleur psychique et de notre ordinaire
impuissance à nous inscrire dans le temps. Incapables de concevoir notre vie dans une
chronologie, ou mieux dans une histoire, nous sommes pris au piège d’un espace clos
indifférencié reproduisant le même instant non vécu. Nos identités s’y défont au nom d’un
chacun pour soi qui est d’abord une lutte contre soi. Incapables de comprendre et même de
voir le monde, nous sommes bien incapables de nommer notre mal.
Dans le milieu spécialisé de l’art contemporain® on aimerait pouvoir justifier une œuvre au
nom de sa seule excellence formelle, ou par la communication qui l’attesterait. Le sujet et le
contenu critique devenus superflus, les spécialistes de ce milieu, comme de bons
gestionnaires, recherchent et valorisent l’œuvre qui contribue à sa propre reconnaissance
médiatique en favorisant la leur. Ils cherchent à rendre l’art contemporain® encore plus
contemporain en le livrant à la publicité.
Il faut être adepte d’une sociologie d’élevage pour définir un champ spécifique à l’art
contemporain®, sinon en termes de publicité, de logo et de commerce. Ce n’est pas un champ
sociologique, mais un milieu spécialisé qui en a fait son monopole : il ne reconnaît et ne
défend qu’un seul modèle de représentation, le sien, et coopte ceux qui s’y soumettent et
contribuent à le maintenir inchangé. Son conformisme se manifeste par sa défense de
l’institution et du marché tels qu’ils sont. Je m’autoriserai donc à tirer sur l’ambulance en
qualifiant ce milieu de conservateur et en admettant que, sous d’autres lustres, il aurait
sereinement défendu l’« art pompier ».
Il arrive parfois que des artistes s’insurgent et, refusant le statu quo, fassent sécession. On
devrait qualifier ces artistes dissidents de l’art contemporain® officiel d’artistes
expérimentaux. Ils sont les héritiers du courant radical de la modernité et réfutent les très
réactionnaires thèses post-modernes : l’art de s’accommoder des restes. Celles qui
entretiennent l’asservissement et favorisent la reconnaissance professionnelle par le marché
institutionnel ou privé.
Une œuvre peut-elle s’attaquer, en y échappant, aux effets de déréalisation du système
médiatique ? La réponse est bien évidemment non, car rien dans ce monde n’échappe au flux
virtuel qui se substitue à nos propres vies. Pour beaucoup, le futur n’étant qu’un mauvais rêve,
le temps n’est plus, soudainement, que l’inversion du temps. Une œuvre peut cependant
dénoncer de tels effets si elle accepte d’être, en toute conscience, le sujet implicite de sa
propre dénonciation. Elle doit donner à voir sa contradiction qui est toujours l’indice d’une
contradiction plus générale, la nôtre. Tout artiste expérimental est confronté au doute : ce
qu’il dénonce ne renforce-t-il pas ce qui est dénoncé. Pour résister, et s’inscrire dans la durée
(le mémorable), il doit faire de cette limite un moment privilégié de sa critique.
On peut affirmer, péremptoirement, qu’il est impossible de combattre l’aliénation avec des
moyens aliénés. Pourtant, nos plus extrêmes combats portent inévitablement la marque de
notre propre aliénation. Nous ne pouvons être mieux que notre temps. D’une part, nous
sommes menacés par un assèchement de la pensée qui relève du puritanisme : rien n’est
suffisamment radical, sinon le silence, et à trop vouloir préserver la vertu de la critique elle
demeure souverainement inemployée. D’autre part, toute œuvre qui s’insurge contre son
époque, et ses formes de représentation, encourt le risque d’une collusion avec le système
qu’elle souhaite accuser et combattre. C’est bien plus une question de langage commun que
de simple récupération. La première attitude est sans danger, mais conduit à
l’appauvrissement puis au dépérissement de la pensée. La seconde, en s’exposant aux lois de
l’économie et à la reconnaissance marchande, reformule les conditions du réel et les
renouvelle au risque de s’y perdre.
Assumer plus ou moins consciemment les enjeux d’une telle contradiction justifie largement
le travail de Yan Duyvendak. Comme le « fou du roi », il ne l’affronte jamais directement, et
sa dénonciation du dispositif médiatique passe exclusivement par la mise en scène de son
propre corps. Cette omniprésence du corps de l’artiste rattache ce travail à la performance
mais tout autant au cirque et au mime. Pourtant, il s’en sépare centralement, car cette
surexposition est d’abord l’expérimentation physique du corps absent. Cette présence du
corps absent est assimilée au flux continu des images. Ce qui reste lorsque le corps réel, le
corps pensant et désirant, est devenu étranger à l’être, avant de se retourner contre lui. Le
corps d’artiste de Yan Duyvendak, sur-représenté, confirme un effacement et un oubli réels :
des simulacres se sont substitués à nos vies. Le corps de l’artiste se confond avec ces
simulacres. Ce corps télévisuel est d’abord une coquille vide. Comme nous, l’artiste est «
possédé » par une puissance étrangère qui l’envahit : dialogue d’un médium avec les images
dont l’enjeu serait notre propre déréalisation. Le tout, avec un humour des plus noir, confirme
la disparition de tout sens logique, à force d’éloignement et d’inversion de la réalité. Ce que
nous voyons est le pire de l’époque, en fait son ordinaire. Mais le dispositif rend le mensonge
évident et la manipulation grossière. Ici, gêne, honte et silence évoquent d’autres types de
renoncements très proches, mais tout aussi lointains. Comme toujours, nous savions, mais
nous ne savions pas. Nous assistons à un étrange glissement temporel sur Terre.
Yan Duyvendak nous donne à contempler le vide, ou plutôt ce qui nous vide de toute identité
et de tout sens critique : le vide du dispositif médiatique. Comme l’enfant du conte
d’Andersen, il déclare que le roi est nu ; et tel Stanley Kubrick, il confirme que nous vivons
les « yeux grands fermés ». Son travail saccage de façon indifférenciée le cinéma logo, tel
Matrix, la télé-réalité, les jeux vidéos, la télé-novela : son traitement ne hiérarchise pas mais
rend évident le nivellement général d’images qui s’équivalent toutes. Duyvendak nous
rappelle que le caractère irréel de nos vies est d’abord le résultat d’une production rationnelle,
le résultat stratégique du dispositif médiatique. S’interrogeant avec honnêteté sur le médium
télévisuel, et l’utilisant avec habileté, il n’obtient d’autre réponse que la confirmation de sa
propre question. Lorsqu’il nous quitte, nous pourrions lui rétorquer qu’en ne répondant jamais
son corps absent est la seule réponse possible. Il n’y a que sa pratique artistique pour faire la
différence, et renouer avec le sens. La poésie du romantisme noir nous avait déjà éclairé sur le
sujet : l’âme ne sera jamais en paix, car à jamais irréconciliée avec elle-même.
Lors d’un de mes passages à Genève Yan Duyvendak m’a fait remarquer que nous parlons
des mêmes choses, lui par le corps et moi par la théorie. Il est attiré par les questions
d’identité, par les masques, et semble se retrouver dans mon goût, en creux, pour
l’autoportrait théorique. Il trouve qu’inventer un Kubrick au réalisme inattaquable, n’est pas
différent de ses inventions corporelles, et qu’il s’agit au final d’une même dénonciation de la
déréalisation, de la perte d’identité, de la falsification et le la confusion entre le réel et le
virtuel..
Yan Duyvendak pose crûment une autre question essentielle, celle de la place de l’artiste
aujourd’hui. Comment, sans tomber, résister au glissement – qui n’est pas que sémantique –
par lequel se vendre équivaut à se rendre ? Duyvendak ne répond pas, mais expérimente ce
périlleux glissement. Il est un témoin de la dépossession de l’être, mais n’échappe pas à sa
propre mise en scène. Où commence et où s’achève la compromission ? Chez lui, et non sans
risque, la contradiction est vécue et exposée comme forme même de l’œuvre. Qu’est-ce qui
est vrai ? Qu’est-ce qui différencie son travail du modèle qu’il condamne ? L’artiste peut-il
être simultanément critique du spectacle et simple spectateur de la critique ? Comme pour tout
créateur conséquent il est nécessairement les deux : son travail est traversé par l’ambiguïté.
Mais sans cette ambiguïté son œuvre n’aurait aucune pertinence.
Pour évaluer les dangers, nous devons en revenir à une forme d’éthique personnelle qui a tout
à voir avec le « pifomètre ». Le point de vue est nécessairement subjectif, mais il ne prend de
l’ampleur, et ne trouve sa vérité relative, que dans un rapport intersubjectif avec l’autre. C’est
cette extension du domaine de la lutte qui incite à penser qu’ une vraie résistance puisse
exister. Du moins, aimerait-on se convaincre qu’elle existe. Car au final, il est difficile de
différencier dans la pratique ce qui découle de la contestation ou d’un simple renouvellement
formel. Il y a dans toute œuvre qui intègre, même à contre cœur, les techniques de l’aliénation
médiatique un risque inhérent au travail même. Le langage utilisé est toujours un langage de
classe spécifique : celui de la communication marchande. Yan Duyvendak est sur cette ligne
de partage. Ligne souvent brisée, telle une frontière virtuelle. C’est la métaphore pour
désigner ceux qu’un système peut briser ou retourner. Peut-on se battre en empruntant, même
détourné, le style de son adversaire ? Peut-on se mettre en scène comme sujet exclusif,
abandonné aux regards des autres, tout en dénonçant la réduction du vécu au virtuel ?
Yan Duyvendak vit dans l’écart, le grand écart. C’est un fou, un corps de fou d’aujourd’hui :
confusion et profusion de personnages, tous habités par notre propre démission, par notre
propre soumission à un ordre dont nous ne contestons plus le bien fondé, puisque tout est fait
pour que nous l’ignorions, tout en lui obéissant. Insoumis, Yan Duyvendak met en scène la
soumission à l’œuvre : notre perte de contact avec la vie tant qu’elle n’est pas
instrumentalisée par le flux des images. Son travail est le compte rendu de ce processus de
destruction à l’œuvre. Comment sont réalisés les scénarios qui nous poussent à ignorer nos
propres vies, à les jouer et à les sur-jouer sans jamais les vivre ; à les subordonner, comme
dans la télé-réalité à des stéréotypes dérisoires ?
Les effets visibles de la déréalisation sont la matière du travail de Yan Duyvendak. Sa
technique irréprochable rend toutes les techniques médiatiques suspectes. Mais elle ne dit
encore rien de plus que son propos, ne produit pas encore de hors champ et n’échappe que
partiellement à la récupération de son statut de « détourneur ». Pourtant, et très
contradictoirement, il condamne sans jamais se placer au-dessus, sans jamais nous imposer
son jugement ni rechercher une autorité extérieure. Il est acteur de son dispositif et il le subit,
comme nous tous, et c’est la limite interne mais le mérite de son travail formel.
Yan Duyvendak est devenu visible dans des espaces dédiés à l’art contemporain® et reste
encore subordonné à ces espaces claustrophobes, tel un spécialiste qui récuserait pourtant sa
propre spécialisation. Mais tout est encore possible, pour lui comme pour nous, si l’on admet
qu’il puisse exister un espace plus vaste, encore inexploré, qui contient l’art contemporain®
mais ne s’y limite pas : hors du champ qui coopte mais façonne en retour. Toute visibilité de
l’œuvre est contradictoire, car plus elle légitime l’artiste plus elle peut rendre suspecte
l’œuvre. Dedans et dehors. Comme tous les artistes expérimentaux, Yan Duyvendak doit faire
sortir l’art contemporain® de sa prison dorée. Il y va de sa survie comme de la nôtre. Il y va
de la pérennité de notre travail, pour qu’il échappe au sort de toutes les marchandises : sitôt
découvert sitôt jeté. Une seule certitude, toujours vigilants, nous serons de plus en plus
nombreux à expérimenter une nouvelle façon de rendre notre invisibilité visible.
Jordi Vidal Novembre 2005
Ecrit pour la publication du DVD compile du travail de Yan Duyvendak, publié suite à sa
résidence dans l’atelier Schönhauser, Berlin (janvier-juin 2005), par le Fonds municipal d’art
contemporain, Genève (Fmac) et le Fonds cantonal d’art contemporain, Genève (FCAC).

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