Nez de chien et esprit d`arbre : l`avenir de l`art.
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Nez de chien et esprit d`arbre : l`avenir de l`art.
Paul Di Filippo Nez de chien et esprit d’arbre : l’avenir de l’art. Dans ces « confessions d’un accroc de l’art », le prolifique écrivain et critique de SF Paul di Filippo se livre à une spéculation sur le devenir de l’art. A partir notamment d’œuvres imaginées par des auteurs de SF, il envisage alors le futur de l’art et l’art du futur, grâce notamment à l’élargissement de nos champs perceptifs et de nos facultés mentales assistées par de nouvelles technologies et des transformations génétiques. Confessions d’un accro de l’art Je suis accro aux expériences indirectes. Je consacre une bonne moitié de mon temps à produire ou à consommer des morceaux de réalité simulée en boîte. Malgré la valeur intrinsèque de ma propre vie et la fascination qu’elle me procure, vécue minute après minute dans l’immédiateté du temps présent, je ne me lasse jamais des expériences par procuration, qu’elles concernent des personnes véritables ou imaginaires. Or je n’ai pas à rougir de ma dépendance. Je partage cette affliction avec l’humanité entière. En effet, il s’agit sans doute là d’un trait caractéristique de l’humanité ou de toute espèce dotée de sensibilité : un besoin narcissique/voyeuriste inhérent de créer et de consommer des expériences secondaires qui ne seraient pas directement vécues par celui qui les perçoit. Nous sommes ce que nous sommes parce que nous pouvons devenir l’étranger. Il est peu probable que des individus appartenant aux autres espèces terrestres ressentent cette pulsion de partager les vies extérieures ou intérieures d’autres membres de leur espèce. Malgré leur intelligence et leurs émotions, je serais surpris d’apprendre que des singes, des chiens, des dauphins ou des chats se font part de leurs rêves et de leurs désirs. Seule l’humanité semble faire preuve d’une telle capacité d’empathie qui, d’un extrême à l’autre, consiste soit à échanger de petits comptes-rendus d’activités quotidiennes, soit à se glisser presque entièrement dans la peau de l’autre. www.rosab.net — rosab n° 4 — L’horizon des évènements Les expériences par procuration se présentent sous de nombreuses formes. Plusieurs genres non littéraires – qu’ils relèvent du journalisme, des anecdotes et des essais informels comme celui-ci, des spéculations scientifiques ou philosophiques les plus abstruses – définissent l’une des extrémités du spectre du savoir commun. L’autre extrémité du continuum stimulation/ simulation est occupée par les œuvres d’imagination, dans lesquelles l’impulsion première est la création de réalités alternatives ou interprétées. Roman, poésie, théâtre, peinture, sculpture, musique, danse, cinéma, photographie… Toutes ces activités reconfigurent de façon esthétique les matières et les conditions de l’univers, afin de transmettre au spectateur une impression « gestalt » du caractère unique du cœur, de l’esprit ou de l’âme du créateur. En bref, l’art. Avant même qu’Hollywood existe Au premier abord, cette fascination pour l’expérience indirecte peut s’apparenter à une condition postmoderne caustique et décadente. Nous avons tous entendu ce qu’en disent les alarmistes et les puritains. Eloignés de nos « vraies » vies, soutiennent-ils, nous sommes rendus esclaves de « fausses » sensations, gavés de séduisants récits glamour et factices, où l’éthique, l’utilité et la morale comptent peu, des sucreries pour les yeux et de la malbouffe pour l’esprit. A mon sens, ceci n’a rien à voir avec la réalité. La recherche inconditionnelle et non censurée de l’art et l’importance de cette activité dans le quotidien des hommes – pour la sauvegarde de la raison, la conquête du bonheur (bien que temporaire) et la stimulation de notre forte inventivité pratique – ont été une facette intégrante de notre nature, dès l’instant où nous sommes devenus pleinement humains. Il fut un temps où l’art était sans doute purement oral. Les usages pratiques du langage menèrent bien vite à des manières de raconter plus fantaisistes. Mais les arts plastiques ne tardèrent pas à faire leur apparition, de la peinture rupestre à la sculpture aux rituels exotiques de culte et d’inhumation. Cette pratique généreuse et vitale de l’art, libérée de toute valeur commerciale, remonte sans doute à des millions d’années. Comme le chanta Steely Dan dans « The Caves of Altamira » : « Ils ont entendu l’appel et l’ont inscrit sur le mur, avant même qu’Hollywood existe ». Bien entendu, l’art est de nos jours une grosse industrie. L’« Entertainment » domine l’économie nationale et les exportations des Etats-Unis. Je laisse aux experts de la culture le soin de déterminer si notre scène artistique actuelle joue son rôle en renouvelant et en élargissant nos paysages intérieurs – ou bien en les dévastant. En supposant que l’art, sous une forme ou une autre, continuera à garder son importance dans le futur, je préfère initier un débat pragmatique en me concentrant sur l’incidence des développements technologiques spéculatifs sur la forme et le contenu des arts. Nouveaux emballages, nouveaux consommateurs Il me semble que l’art est aujourd’hui sur le point de se scinder en une multitude de nouvelles formes, grâce à une foule d’inventions potentielles, notamment dans www.rosab.net - rosab n°4 - L’horizon des évènements le domaine du génie biologique. Sans compter les possibilités plus radicales qu’offriront les développements imprévisibles à venir. Ces innovations nécessiteront l’usage d’un dictionnaire des nouveaux termes critiques et créatifs, ainsi qu’un renouvellement des grammaires, syntaxes et outils d’exégèse. D’improbables admirateurs et évènements fleuriront également, transformant l’avenir en un foisonnant pays de merveilles artistiques. Mes spéculations éparpillées seront divisées en trois catégories : nouveaux médias, nouveaux sens et nouvelles consciences. La première catégorie est la plus évidente. Tout comme les anciens médias disparaissent (de cette façon si astucieuse que décrivent Bruce Sterling et Richard Kadrey), les nouveaux ne cessent de naître. Il y a fort à parier que, de nos jours, peu d’artistes produisent de nouvelles images pour les lanternes magiques. Pourtant, le premier artiste virtuel n’a pas encore fait son apparition (surtout parce que la réalité virtuelle est encore perfectible). Dans le futur, de nouveaux médias surgiront avec une certaine régularité – bien que ma définition des médias, ci-dessous, puisse vous surprendre. Les deuxième et troisième catégories semblent plus éloignées du sujet. Mais pensez-y : toute forme d’art passe par nos sens, pour être ensuite appréhendée par nos consciences. Il suffirait sans doute que nos sens s’élargissent et que nos esprits s’altèrent pour que des formes d’art originales apparaissent pour satisfaire nos nouvelles capacités. Voilà donc le domaine qui offre les possibilités les plus étonnantes. Les médias ont toujours été fluctuants, mais les sensoriums et cerveaux humains, depuis des milliers d’années, sont restés statiques. Ceci explique que l’on puisse ressentir une certaine connivence avec nos ancêtres qui, vêtus de peaux de bêtes, projetaient des pigments autour de leurs mains en soufflant dans des roseaux. Mais il se pourrait que les mutations technologiques du futur rendent l’art du passé inaccessible à nos descendants, et vice versa. Il s’agit là d’une triste mais inévitable perspective. Bien entendu, ces trois domaines interagissent et se recoupent. Un nouveau médium peut très bien requérir de nouveaux sens et ceux-ci, à leur tour, demander de nouveaux mécanismes cérébraux. En effet, la coévolution confirmera sans doute les règles dans l’avenir des arts, tout comme elle l’a fait au cours de l’histoire de l’humanité. Dites bonjour à mon œuvre La science-fiction a plus ou moins abordé de nouveaux réceptacles destinés aux éternelles pulsions artistiques et, par conséquent, je citerai ici quelques uns de ces récits. En revanche, les implications artistiques des nouveaux sens et des nouvelles facultés mentales n’ont été que peu, ou pas, pris en compte. La réalité virtuelle est un nouveau médium que presque tout le monde connaît. Perpétuellement en marge de la réification, la RV offre un foisonnement de possibilités. Dans leur forme actuelle, les environnements MUD1 représentent déjà un genre original de co-création consensuelle de lieux imaginaires. Et il est certain que les constructions indépendantes ou collectives de « mondes miroirs » complets, susceptibles de stimuler chacun de nos sens, représentent pour les artistes un terrain fertile. Le terme de « subcréation », inspiré par Tolkien, prend donc un sens nouveau, dès lors que les hackers tentent de créer des univers parallèles uniques de façon toujours plus précise et originale. J’ai essayé de décrire, indirectement, un tel milieu dans mon histoire « Streetlife » (réédité dans Ribofunk), mais l’intégralité du potentiel artistique de la RV reste à découvrir – malgré le travail de Neal Stephenson dans Snow Crash et de Vernor Vinge dans True Names. Dans un domaine technique opposé à la RV, tout en y restant étrangement lié, on trouve des aires de jeu créées de toutes pièces, telles que Disneyland. Des habitacles imaginaires individuels (comme celui de La Brousse de Ray Bradbury) aux environnements à grande échelle, les avenirs potentiels de tels parcs gérés de façon interventionniste restent à définir, malgré le travail étonnant de John Varley sur ce thème dans un livre comme Steel Beach. Les mondes merveilleux high-tech comme le Dream Park de Larry Niven sont susceptibles d’inclure un conditionnement mental temporaire, visant à immerger le client dans leurs reconstitutions historiques. Et qu’en est-il de la réalité non médiatique ? Le climat terrestre sera-t-il un jour contrôlé par l’homme ? Si c’est le cas, nous verrons peut-être fleurir des artistes de la pluie et de la neige, du soleil et des éclairs, de l’aurore 1 Multi-User Dungeon : jeux de rôles en ligne (N.D.T.) et des orages. Si rien d’aussi spectaculaire ne devient possible, peut-être verrons-nous apparaître une forme d’art moindre, telle que J.G. Ballard l’imagine dans Les Sculpteurs de nuages de corail D. Dans les domaines de la robotique et de l’intelligence artificielle, les techniciens laisseront peu à peu place aux artistes, tout comme les prototypes de laboratoire deviennent actuellement des objets de consommation banals. Un groupe tel que Survival Research Laboratories, avec ses performances utilisant des monstres mécaniques destructeurs, montre déjà le chemin d’une créativité cybernétique unique. Des concours annuels tels que les « robot wars », s’ils ne sont pas encore considérés comme de l’art, n’en demeurent pas moins des exercices créatifs. La perspective d’autres genres de tableaux mécaniques – mises en scène et sculptures de robots – est imminente. En plus de leurs applications pratiques, la vie et l’intelligence artificielles pourraient se prêter à l’expression artistique. A la manière des éleveurs ou des phytogénéticiens qui rivalisent aujourd’hui pour créer des spécimens primés lors de prestigieux concours, la vie artificielle et l’IA pourraient se développer sous forme de compétitions ou d’expositions individuelles. L’écologie numérique la plus complexe ou la personnalité de synthèse la plus cotée au test de Turing compteraient sans doute au rang des créations artistiques. Et il est certain que les anciens domaines créatifs de l’époque cités ci-dessus – l’élevage et la phytogénétique – subiront l’influence de l’explosion technologique. Lorsque le génie génétique et le clonage seront devenus des passe-temps d’informa- www.rosab.net - rosab n°4 - L’horizon des évènements ticien, toutes les contraintes de l’élevage de plantes, de bétail ou d’animaux de compagnie seront renversées. Les chimères et merveilles transgéniques abonderont, comme une ménagerie à la Dr Seuss, exprimant les programmes esthétiques de leurs créateurs. Dans ce cas de figure, la chair et le sang ne deviennent qu’un médium comme les autres. Et c’est ici que nous nous avançons en terrain glissant, lorsque les gènes humains font partie des matériaux communs. Alors que le niveau d’intelligence des créatures artificielles augmente, le problème de l’esclavage se pose. On peut imaginer le cas d’un futur vernissage, où la différence entre une artiste et son œuvre sensible serait imperceptible et où les conversations entre mécènes et créations loquaces feraient partie intégrante de l’exposition. Tous ces médias se développeront sans que nous ayons à quitter la planète. Mais toute forme prolétaire de voyage intersidéral ouvrirait de nouvelles perspectives. Une gravité réduite ou zéro modifiera de nombreuses formes d’art anciennes, comme en témoigne Spider Robinson dans sa série Stardance. La terraformation entraînera des choix artistiques, comme l’illustre brillamment Kim Stanley Robinson dans sa saga sur Mars. Et qu’en est-il de la sculpture d’astéroïdes, des anneaux de Saturne, des éruptions solaires ? Le système solaire : une toile ? Pourquoi pas ? Certains artistes ont toujours visé haut. Le peuple de la série de Paul McAuley Confluence, en réarrangeant toutes les étoiles de la galaxie en motifs agréables, visibles de leur monde fabriqué, doit bien représenter la quintessence de l’ambition artistique. Leurs seuls concurrents sont peut-être les immortels de Phil Farmer dans la Saga des Hommes-Dieux, dont les univers réduits sont l’expression des personnages eux-mêmes. Voyez-vous ce que je vois ? Revenons à des perspectives plus proches. Chacun de nos sens se tient prêt à être affiné, avec des conséquences pour tout le monde de l’art. La vue est sans doute notre sens le plus important. Pourtant, nos yeux ne prennent en charge qu’une petite partie du spectre électromagnétique. En augmentant leur réceptivité, on changerait intégralement la palette des arts visuels. Les rayons infrarouges et ultraviolets deviendraient alors des couleurs, mais qu’en est-il des rayons X, des ondes radiophoniques et des rayons cosmiques ? Serait-il possible de créer, pour notre plaisir artistique, des expositions variables permanentes de telles explosions hyper énergétiques. Il n’y a qu’un pas entre les hologrammes et de telles créations. Mais les photons ne sont pas les seuls à transmettre de l’énergie. Qu’en est-il des neutrinos ? Les êtres humains pourraient-ils devenir sensibles à ces particules fantômes ? A quoi ressemblerait une image en neutrinos ? Les premiers humains possédant ce nouveau sens deviendraient-ils fous, comme le veut la tradition, à la manière de L’horrible cas du Docteur X ? Les physiciens émettent l’hypothèse que la pesanteur serait transmise par une particule appelée graviton. Puisqu’il a évolué, le corps humain est, bien entendu, déjà sensible à la gravité. Un sens interne, la proprioception, permet de nous informer sur le statut de notre corps dans le jeu de la gravité. Certains poissons, comme le requin, sont dotés de « lignes latérales », des organes sensoriels qui leur transmettent l’information contenue dans les vibrations de l’eau. Avec une proprioception améliorée ou des lignes latérales modifiées, serions-nous en mesure de détecter plus précisément la gravité, en visualisant les spasmes des étoiles à neutrons en rotation ? La conception de circuits de grands huit deviendrait-elle une forme d’art reconnue ? En serait-il de même pour la disposition de certaines masses dans les combinaisons artistiques ? Et pourquoi ne pas obtenir des résultats similaires grâce à la détection magnétique, capacité que possèdent déjà les oiseaux et les bactéries ? Bien sûr, nous pourrions également étendre nos facultés auditives. Ceci permettrait un développement des symphonies subsoniques et ultrasoniques. Mais le sens le plus apte à être aiguisé reste, pour moi, l’odorat, avec ses connexions directes à nos émotions. Nous pourrions, si nous étions dotés de la sensibilité des narines canines, composer des « opéras » d’odeurs. Malgré la facétie avec laquelle le réalisateur John Waters les emploie dans son expérience Odorama, les films destinés à un public à l’odorat surdéveloppé pourraient très bien être accompagnés de pistes odoriférantes. Les chefs cuisiniers ont leur talent propre, auquel les gourmets répondent en conséquence. Le développement de nos papilles gustatives semble être le moins propice à de nouvelles et étranges formes d’art, bien que de nombreuses personnes y trouveraient une amélioration des plaisirs du quotidien. Nous voici enfin arrivés au toucher : les Chinois cultivaient jadis la manipulation d’objets en jade ciselé et poli dans un but esthétique. Et si notre sens du toucher nous permettait de distinguer chaque molécule, voire chaque atome ? La moindre surface deviendrait une tapisserie sensorielle. La nano fabrication de structures invisibles rendrait possible une sorte d’expérience en ultra Braille, qui comprendrait des objets indistincts recelant une architecture secrète du toucher. De plus, l’hyperarticulation de nos doigts encouragerait un genre d’art gestuel. Le langage des signes contemporain a d’ores et déjà développé ses propres conventions grammaticales et esthétiques. La danse des doigts flexibles de nos descendants serait capable de soutenir une richesse sémantique digne du Polynésien (j’ai également traité de ce sujet, bien que timidement, dans mon histoire « Disturbed Mind », parue dans Ribofunk). L’imagination du séquoia Les Fournisseurs de rêves d’Isaac Asimov fait partie des histoires les plus célèbres sur le sujet de la manipulation des rêves, une forme d’art potentielle, inventée par la science-fiction. Imaginons que l’accès aux rêves – extraire ceux-ci de l’esprit au repos, les modifier, puis les réintégrer – soit perfectionné. Alors, les artisans et guides du rêve – comme le Maître des rêves de Roger Zelazny – se rangeraient sans doute dans la catégorie des artistes (mais on trouverait alors, pour chaque artiste, mille faussaires proposant des rêves de qualité médiocre). www.rosab.net - rosab n°4 - L’horizon des évènements La télépathie – obtenue de façon organique ou technologique – est également un domaine très exploré dans la SF. Les images ou les récits transmis directement d’un esprit à un autre se rapprochent des pratiques plus anciennes du conte et de la peinture, mais simplement exprimées à travers un médium différent. Curieusement, j’envisage plusieurs genres de modifications mentales qui ne semblent pas avoir été examinées dans notre domaine. Le traitement parallèle est un terme à la mode en informatique, mais pourquoi ne pas rendre ce mode de fonctionnement accessible aux êtres humains ? A la manière d’un surhomme à la van Vogt, doté de deux cerveaux, pourrions-nous faire fonctionner en simultané deux ou plusieurs canaux de traitement indépendants, à l’intérieur de nos cerveaux modifiés ? Si c’était le cas, pourquoi ne pas tenter de grouper plusieurs fils narratifs se rejoignant sous la forme d’un spectaculaire frisson ? Un peu comme si nous étions capables d’écouter et d’apprécier plusieurs CD en même temps, qui s’achèveraient tous sur un même immense accord Beatlesque. Penchons-nous sur ce que je nomme « overlay ». Un overlay serait une série de perceptions, de réactions et de pseudo souvenirs encodés à partir du cerveau, que l’on pourrait acheter et installer afin d’améliorer une expérience artistique. Rétroconçus à partir d’une sélection d’individus, les overlays modifieraient votre expérience artistique de façon prédéterminée. En « portant » l’overlay d’une personne de race ou d’ethnie différente, vous appréhenderiez certaines œuvres d’art en vous sentant authentiquement « autre ». Imaginons que vous lisiez Roots d’Alex Haley en utilisant l’overlay d’un ancien esclave. Ou que vous regardiez le Guernica de Picasso à travers l’overlay d’un réfugié de guerre. De tels encodages offriraient l’occasion de vivre des moments véritablement inoubliables dans la peau d’autres individus. Bien entendu, ces « transcriptions » d’expériences de vies « étrangères » deviendraient des œuvres d’art à part entière. Une suite complexe de faux souvenirs – un overlay édité à partir de sujets vivants ou improvisé – serait, par bien des côtés, la plus pure expérience par procuration possible. Cependant, bien qu’il serait sans doute absolument palpitant de s’approprier l’esprit d’une personne de sexe opposé ou d’une toute autre culture, les humains ne seraient pas les seuls à fournir ce genre de transcriptions. Nous pourrions, en fin de compte, nous libérer de la weltanschauung propre à notre espèce et prendre conscience du fonctionnement d’un autre type d’esprit – peut-être est-ce là l’ultime objectif sous-jacent de toute recherche artistique. S’immiscer dans les intellects d’animaux sauvages ou de compagnie – et même dans ceux des arbres, si tant est que l’on puisse recréer un semblant de conscience à partir de leurs fonctionnements univoques – serait une véritable forme de libération. Faire l’expérience d’esprits « étrangers » permettrait sans doute de découvrir de nouvelles émotions. Connaissez-vous le mot allemand « Sehnsucht », ou le « saudade » portugais ? Ces deux termes décrivent une sorte de nostalgie ou de peine mélancolique, à la fois douloureuse et agréable. Le fait que d’autres langues identifient des émotions qui n’ont aucun équivalent en français indique bien qu’il reste encore toute une gamme de sentiments à cataloguer et à évoquer. Que ressent un séquoia au seuil de ses cinq siècles d’existence ? Peut-être pourronsnous un jour y répondre et, si nous n’y parvenons pas sous forme de mots, nous le ferons en cherchant un module d’extension sur les étagères de notre bibliothèque. En tant que consommateur d’art absolu et invétéré, je souhaite être encore de ce monde lorsque ce jour viendra. — Première publication dans Amazing Stories Magazine, Eté 2000. Republié avec l’accord de l’auteur.