Le vieillissement par André Gorz, 1964

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Le vieillissement par André Gorz, 1964
Le vieillissement par André Gorz, 1964
Il était descendu à la station Franklin Roosevelt, et il avait croisé sur le quai un panneau
« Rajeunissez vos reins ». Lorsqu’il fut arrivé, 400 mètres plus loin, devant l’immeuble de « La
Flèche », le panneau avait fait du chemin : il se connaissait un âge. Il avait 36 ans.
Cette connaissance lui fut désagréable. Elle mobilisait rétroactivement des tas de petites
pensées instantanées auxquelles il n’avait pas prêté attention et qui, à la lumière de sa découverte,
prenaient une signification : il avait un âge. Il n’en avait pas toujours eu. Longtemps, pendant les
années les plus importantes de sa vie (phrase qui, lui échappant, l’ahurit) il n’avait pas eu d’âge du
tout ; il se recommençait sans cesse, et les années ne comptaient pas : il n’avait pas plus d’âge à 23
ans qu’à 22, et ça n’était pas en passant à 24 ou même à 25 qu'il en prendrait. À présent, ça
changeait : 36 ans était déjà un âge, 37 plus encore : c’était l’âge où (à cause des petites annonces,
déjà, « cherchons homme 30 à 35 ans » ou « homme moins de 35 ans » ou « spécialiste confirmé,
35 ans ») on était censé avoir fait quelque chose qui vous détermine et qui vous trace une fois pour
toutes une voie sur laquelle il n’y a qu’à continuer sur votre lancée. Bref, s’il n’avait rien fait, il
était déjà un raté, et s’il avait fait quelque chose, il faudrait qu’il s’y tienne sous peine d’en
devenir un. De toute manière, son passé allait préétablir son avenir.
Or, ce qui précisément lui était désagréable, c’est qu’il n’avait jamais envisagé ses
activités sous cet angle-là : il n'était pas sûr du tout de vouloir perpétuer le personnage
pseudonyme qui depuis des années se fendait d’articles sur commande et sur mesure ; il était
entré dans ce métier par hasard, facilité et besoin de gagner sa croûte (après deux jours de stage
dans une compagnie d’assurance et faute de trouver des livres à traduire), il n’avait jamais eu
l’intention d’en faire l’activité de sa vie et voilà que ce chemin vicinal qu’il avait pris en
attendant (quoi ? Que sa vie commence pour de bon ?) désignait l’homme qu’il devait devenir.
Sa vie était en train de chavirer et de se retourner contre lui comme l’être qu’il lui faudrait
perpétuer, désormais, jusqu’à sa mort, parce qu’il était ça et rien d’autre et qu’il n’avait plus
guère de chances d’en changer. Et d’ailleurs, même s'il en changeait : l’âge resterait, désormais.
Il avait l'âge où on vieillit : jusqu’à 30 ans, à la rigueur, on accumule un peu au hasard ; passé 30
ans, il faut que l’accumulation rende : c’est la période où l’individu social est censé venir à
maturité ; passé 35 ans, il faut qu’il s’amortisse.
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Ça avait l’air simple, mais ça ne l’était pas du tout. L’âge avait fondu sur lui, il le
rencontrait dehors comme un ensemble d’interdits, de limites, d’obstacles indépassables (il ne
fera plus un apprentissage de mécanicien, il ne sera jamais pilote de ligne) et pourtant l'évidence
demeurait fuyante, l’intuition impossible : il n'y avait d'âge nulle part en lui, pas plus qu’il n’y
avait en lui d’évidence qu’un jour il dût mourir. L’un et l’autre, le vieillissement et le fait qu’il
fût mortel, étaient des réalités à la fois omniprésentes, venant à lui des quatre coins du champ
social, et parfaitement opaques à l'intelligence : scandaleuses. « Pourquoi il faut mourir ? »
« C’est comme ça », avait dit Maria. Il lui en avait voulu, comme chaque fois quelle donnait
cette réponse idiote [...] Les hommes meurent parce qu’ils sont mortels, et ils sont mortels parce
qu’ils meurent, ça ne tenait pas debout et quand il écoutait le bruissement dans ses oreilles de sa
propre présence meublant la nuit universelle, rien n’annonçait que cette présence pût jamais
avoir une fin.
Il était né sans âge, en deçà de l’immortalité et de la mort. Par lui-même, il aurait plutôt
pensé [...] qu’il y a la race des individus nés grands et celle des petits et que les petits, à supposer
(comme on le lui affirmait) qu’ils puissent devenir grands devaient, pour cela, subir une mue
radicale (comme la chenille du papillon ?), si radicale quelle effacerait jusqu’au souvenir du petit
sans commune mesure que fut le grand.
Rien, absolument, en lui, ne lui indiquait qu’il pût grandir et ce processus du
« grandissement » qui évoquait pour lui un mystérieux devenir-Autre, dont l’accomplissement,
peut-être, se manifesterait un jour par une brusque métamorphose, demeurait pour lui du domaine
des « on dit ». « Quand tu seras grand », disait Maria, ou « tu es trop petit pour comprendre » ou
« tu es trop grand maintenant pour porter ces boucles » ou « bientôt tu seras un grand garçon et tu
iras à l'école » ou encore « quand tu seras grand, tu partiras avec une autre femme et tu me laisseras
toute seule ». Ainsi, leurs remarques constantes et entendues l’empoisonnaient de l’idée de sa
relativité et que son statut était provisoire, donc que ce qu’il vivait n’avait pas d’importance et que
seul comptait le grand qu’il serait (« Je le fais pour ton bien, tu me seras reconnaissant quand tu
seras grand »), et cette idée le révoltait car le grand qu’il allait être ne s’annonçait nulle part comme
sa possibilité, c’était un avenir qui lui venait d’eux seulement et leur donnait barre sur lui, lui
conférait d’emblée l’être-Autre opaque et inintelligible du grand potentiellement contenu dans le
petit et auquel on sacrifiait allègrement celui-ci. [Ça allait si loin, cette oppression exercée
quotidiennement sur lui au nom du grand qu'il serait que, révolté et désespéré de n’être jamais
considéré pour lui-même tel qu’il existait présentement, il s'est mis à souhaiter qu’il ne grandirait
jamais et à refuser, tantôt dans la rage et tantôt dans la bouderie, les nourritures qu’on lui présentait
parce qu'« il faut manger pour devenir grand et fort », et à n’accepter sans difficulté que les
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bouillies de semoule et les soupes à la farine rôtie. Il ne voulait devenir ni grand, ni fort, ni
intelligent, ni plus grand et plus fort que le petit voisin qui lui chipait ses jouets, il ne voulait aller ni
à l’école, ni à l’église, ni en excursion, ni devant les gens qui immanquablement lui diraient « quel
âge as-tu ? Ah, mais tu es un grand garçon » et « montre ce que tu sais faire » — parce qu’il était
petit et qu’il voulait être traité en petit et qu'il en avait marre d’être pour eux l’inessentiel par
rapport à un essentiel qui n’avait rien, absolument rien, à voir avec lui.] [...]
Ce que j'entends montrer, c'est que l’âge — tant le nombre d’années que l’idée de
maturation, de vieillissement, de vie et de mort sans laquelle le décompte du nombre des ans
n’aurait pas de sens — nous vient originellement des autres, que nous n’avons pas d’âge pour nousmêmes, mais seulement en tant qu’Autres, par référence tant à la longévité moyenne des individus
de notre société (j’y reviendrai) qu’aux étapes et passages initiatiques à un statut nouveau que la
société institue sur la base de cette longévité moyenne. Avant même qu’il sût compter, d’autres
comptaient les années pour lui [quand il en eut trois, à la vue de trois bougies sur un
incompréhensible gâteau, il avait fait dans ses culottes] en fonction d’un destin préfabriqué qui
voulait qu’il allât à l'école à six ans et se préparât à cette grave épreuve ; et dès qu'il fut entré à
l'école (muet de terreur à l’idée de la métamorphose qui devait le changer de bébé en écolier) il sut
que sa vie, à perte de vue, était tracée et qu'il était enchaîné à une galère qui, par douze épreuves
annuelles successives (douze, deux fois plus d’années qu’il n’avait vécu jusque-là !), devait le
mener au « certificat de maturité » et de là...
Il devait avoir 7 ans quand, un dimanche de printemps, son père l’a emmené (« nous deux
hommes ») pour une promenade en voiture (un taxi gris aux sièges défoncés qui se tramait
bruyamment) afin de lui parler pour la première fois de « la fabrique ». La fabrique, a dit le père,
avait besoin d’un chef jeune, et s’il était sage et avait de bonnes notes, à 18 ans, lorsqu’il aurait
passé ses examens de « maturité », on lui achèterait (« si tout va bien ») une voiture et on ferait de
lui le chef dont la fabrique avait besoin en l'envoyant à l'école supérieure de commerce. Déjà il
n'aimait pas beaucoup le père ; et quand le père s'est mis à développer ses projets, lui il a eu
l'impression qu'on cherchait à le corrompre, que décidément on n'avait aucune affection pour luimême tel qu'il était, mais qu'on voulait, par le bâton et la carotte, lui fabriquer une vie et une identité
Autres, conformes à des considérations et à des exigences parfaitement étrangères à sa personne et
que n’importe qui pourrait (on s'en chargerait à coups de voiture et d'école supérieure de commerce)
satisfaire. Mais lui ne voulait pas être n'importe qui. Il voulait qu’on l’aime pour lui-même et non
en fonction du Fils, du Chef, de 1'Héritier qu’on voulait voir en lui avec une révoltante indifférence
pour lui-même, et alors il s’est enfermé dans un silence offensé et il a dit à son père qu'il préférait
devenir médecin ou explorateur. « Il n'y a rien à faire avec ce garçon, a dit le père en rentrant, il est
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bouché. Il faut lui faire entrer la chose à coups de bâton. » « Allons, Jakob, nous avons tout notre
temps, a dit Maria. Tu verras, il changera. »
Bref, son âge, à l’époque [...] c'était le fait qu’on lui destinait une certaine vie — on, c'est-àdire la famille qui, en l'occurrence, exprimait seulement les exigences de la fabrique, exigences qui,
elles-mêmes, avaient suscité un cycle d'études capable de les satisfaire — et que cette vie,
préfabriquée en fonction d'exigences qui se la subordonnaient comme leur moyen, le désignait
comme l’individu général, d’ailleurs quelconque et Autre, qui aurait à parcourir ses étapes : il avait
franchi celle de l'école primaire depuis un an, il était à trois années de l’entrée dans la secondaire, et
à onze années de l’Université, à quinze ans de la « vie professionnelle », et ensuite il aurait des
enfants, pensait-on, le plus tôt possible, parce que ça donnait beaucoup de soucis à son père qui
s'était marié à 40 ans de devoir attendre jusqu'à l'âge de 65 ans sa relève par son fils. Son âge, en un
mot, était une dimension de son être social, de son être-Autre.
L’âge social, dans son milieu, dominait si exclusivement les préoccupations éducatives qu’il
ne soupçonnait même pas qu’il pût y avoir un âge physiologique : une maturation de l’organisme,
suivie d’un épanouissement, d’une usure, d’un déclin. [...]
Ainsi, il avait le droit et même le devoir de porter un âge social, mais non celui d’assumer
1'âge de son corps [...] Il fut de ceux qui se sont difficilement reconquis sur cette aliénation
première et oppressive de leur vie affective et corporelle.
Tout ça indique déjà clairement que vous ne devenez pas adulte par la vertu de l’âge, ni par
le développement organique. Du reste, « être adulte », qu'est-ce que ça veut dire ? C’était la
question qu’il se posait en commençant cette digression, car depuis deux ans, contre toute attente, il
sent que ça lui est arrivé : la pesanteur de l'âge se glisse en lui ; c’est une aventure complexe. Il y a
cinq ans encore, il ne pensait pas que ça puisse lui arriver jamais. Il n'avait pas eu d’âge jusque-là :
ni vingt, ni trente, ni même, par la suite, trente-cinq. C'étaient des nombres abstraits, bons pour les
questionnaires et qui ne signifiaient rien : il avait à trente-cinq ans, comme à vingt-deux, selon
l’espérance de vie de ce continent, un avenir assez vaste pour qu'aucun de ses projets ne se heurte à
la proximité probable de la mort comme à une limite bornant le champ de ses entreprises. Et puis, à
quelques essoufflements près, dus aux effets de la nicotine, il n'a pas observé non plus une plus
grande résistance de son corps ou de la matière à l'action physique. Un seul fait, à la rigueur,
dénotait un vieillissement organique : le rétrécissement de la durée : ça lui paraissait long, il y a dix
ans de monter cinq étages, de faire cinq cents mètres ou d'aller en métro de Sèvres-Babylone à la
Concorde. [...]
Mais le vieillissement n’est rien de tout cela ; c'est, encore, une métamorphose sociale, assez
fragile, car ce qui la conditionne peut disparaître : la continuité de sa vie depuis quelques années.
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L’essentiel est sans doute là. S’il n’a jamais eu d’âge avant, c’est que sa vie demeurait indéterminée
et informe. Elle ne s’était déposée dans aucune réalité matérielle qu’il pût tenir pour durable. Ce
qu’il avait fait pouvait être défait et ne l’orientait dans aucun sens déterminé. Impondérable à 32 ans
comme à 22, il rêvait sur les colonnes d’offres d’emplois : traducteur à Paris ou en NouvelleCalédonie, professeur en Rhodésie ou en Nouvelle-Zélande, visiteur médical, chimiste, rédacteur
scientifique... Tout était possible et tout se valait : la « profession » était un gagne-pain qui ne
pouvait le fixer ni l’entamer et dont il se dépouillerait chaque soir en retrouvant la seule réalité qu’il
pût tenir pour sienne : celle des constructions secrètes que, sous le cône de lumière découpé dans la
nuit universelle, il échafaudait sur des paquets de feuilles noircies. [...] On a coutume d’appeler
jeunesse cette condition relativement indéterminée, où l'individu, non encore inséré dans la pratique
sociale, considère la société comme une entrave contingente et croit pouvoir construire sa vie contre
elle ou en marge, selon des désirs et des valeurs singuliers dont il ignore encore qu’ils sont (par la
médiation de son éducation et de sa famille) conditionnés par la Société et l'Histoire qu’il récuse.
Mais la jeunesse, comme tout âge, vous vient d’autrui : des adultes et des vieux : de ceux qui,
réalisant qu’ils ne referont pas leur vie, qu’ils ne changeront plus, que les acquis à défendre ou à
accroître les tiennent prisonniers de leur objectivité et de ses exigences inertes, éprouvent le
« sérieux de l'existence » et tiennent pour « jeunes » ceux qui, n’ayant pas encore (ou pas encore au
même degré) d’intérêts à défendre, prétendent qu’une vie, ça doit pouvoir se construire, et non se
subir comme un destin. Ce que prétendant, d’ailleurs, ils font aussitôt l’expérience d’une
impuissance radicale confirmée par d’inopérantes et d’autant plus bruyantes révoltes. [...]
Ça s’appelle le « conflit des générations ». [...] La France (et même l’Europe de l’Ouest)
était un pays de vieux. Et les générations jeunes, très minoritaires, avaient à subir dans l’oppression,
dans l’impuissance, comme un moindre-être, leur manque d'attachement aux tâches, aux exigences,
aux normes que des vieux avaient déposées dans la matière et considéraient comme leur propriété.
[...] Et la jeunesse, après tout, est peut-être essentiellement cela : le fait, pour une génération,
d’apprendre son jeune âge comme un moindre-être, de trouver tous les postes occupés pour
longtemps encore par des vieux et de se savoir impuissante à imposer ses propres projets à
l'orientation congelée que les anciens ont imprimée à l'Histoire. Alors ces projets, vécus comme
irréalisables après un moment de vaine révolte, s’engourdissent en elle. « Vous êtes encore jeunes,
leur dit-on, vous n'avez pas encore mon expérience. Quand vous aurez mon âge, vous verrez... »
Mais ils n’auront jamais cet âge-là : à la différence de la génération précédente qui, elle, a créé en
partie les structures que maintenant elle gère, ils n'ont guère eu l'occasion de créer : ils étaient
voués, dès leur naissance, à être les gestionnaires d'un héritage ; ils furent des jeunes gens appliqués
et tristes, ils se marièrent de bonne heure, ils endossèrent tôt l’uniforme de la respectabilité et de
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l’ambition hiérarchique pour se faire pardonner leur jeunesse [...]
Mais ça peut changer rapidement, vers 1965, comme ça a changé en Algérie, à Cuba, au
Japon bientôt : la courbe démographique, qui préétablit depuis trente-cinq ans que la jeunesse est le
destin que les vieux vous font subir, annonce que demain la vieillesse sera le destin imposé par les
jeunes aux vieux. Cela ne signifie pas nécessairement que la structure sociale doive changer
radicalement de ce fait seul, mais cela signifie un tonus différent pour tous les changements
potentiels et pour la lutte des classes. Mais là n’est pas mon sujet. Je voulais montrer seulement que
la jeunesse, subie comme une oppression particulière [...] peut cesser de se connaître comme telle :
quand, à Cuba, dans certaines nations d’Afrique (demain peut-être en Algérie, au Japon, en Turquie,
au Brésil) les gars de 20 à 30 ans, relativement majoritaires, conquièrent le pouvoir et imposent à la
société leurs projets (quels qu’ils soient, d’ailleurs), ils cessent de se connaître jeunes : ils sont les
agents qui définissent les normes, les perspectives, les tâches, ils sont les dépassants et non plus
dépassés […] La situation se renverse : la « maturité » se connaît comme impuissance et déclin dans
la souveraineté victorieuse de la « jeunesse » qui, elle, ne se connaît pas ; elle est désormais la
transparence de l’action. Et si la vague démographique conserve ou augmente son ampleur, les
dirigeants de 30 ans apprendront leur vieillesse des normes établies par ceux de 25 ans ou moins.
Aussi, tout ce qu’il vient de dire plus haut sur sa jeunesse se trouve relativisé : c’était une
situation d’impondérabilité, de disponibilité, d’irresponsabilité, pour lui, vers 1950. À cette date, en
Europe, être jeune, c’était cela : savoir que les aînés menaient le monde et que, à moins d’épouser
leurs perspectives (et même en les épousant) vous ne comptiez guère. C’était envier à la génération
aînée les chances d’avoir fait la Résistance et d’avoir cru pouvoir refaire le monde, et c’était
connaître que l’on était né trop tard ; c’était bientôt connaître que la génération aînée avait manqué
sa chance et que, là où elle avait échoué, on n’avait pas de chances de réussir ; c’était, ensuite, se
connaître comme une génération pour rien : formé et imprégné par l’idéologie des aînés, on n’avait
pas eu part à leurs victoires provisoires, on n’avait pas de part dans leur faillite ; né trop tard par
rapport à eux, on était né trop tôt par rapport à la génération qui, par la suite, à partir de 1965,
lancerait peut-être des forces nouvelles dans la bagarre ; d’une manière ou d’une autre, c’était
connaître l'état de choses donné comme impossible à modifier par vous ; c'était vous savoir destiné
à un rôle de gestionnaire, non d'inventeur. Il fut jeune parce que les circonstances sociales et
historiques lui enlevaient toute prise sur le donné et, le réduisant à l'impuissance, le provoquaient à
nier en retour un monde qui le niait : c'était à tel point le monde des autres (produit par eux, soutenu
par eux) qu'il ne concevait même pas que leurs problèmes puissent se poser à lui ; il contestait tout à
la fois les données des problèmes, les termes dans lesquels ils étaient posés et les solutions
envisagées ; il les trouvait tout aussi aberrants et inutiles (Pacte Atlantique, guerre de Corée,
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réarmement allemand, maccarthysme, guerre d'Indochine, etc.) que les sempiternels soucis
d'affaires de son père, y voyant avant tout la déformation d’une réalité multivoque et élastique par
les structures mentales et les intérêts sclérosés des générations imbéciles. Aucune action n’était
possible dans leur monde qu'il pût reconnaître pour sienne ou décider de son propre chef (sauf, à la
rigueur, quelques assassinats politiques dont il fourbissait les armes dans ses rêves), aucune
profession ou fonction ne le tentait, tout métier revenait à s’aliéner en quelque Autre préfabriqué par
l’inertie des intérêts et des appareils en place.
Vieillir, c’était donc cela : voir s’organiser une suite d’événements et d’expériences en cette
nébuleuse déjà prise, irrémédiablement, dans une forme imprévue, et que l’on appelle une vie.
Il y a des choses que je ne ferai plus, je ne vivrai plus la fièvre des premières découvertes et
la foi que tout peut être balancé par-dessus bord et recommencé à neuf, l’essentiel (tenter cela, y
vouloir réussir sans être lesté et rendu prudent par de précédentes défaites, sans tenir compte des
conseils de sagesse, sans être marqué directement par ce qu’il y a eu avant) ça n’est plus moi qui le
ferai : se dire tout cela, c’est ça vieillir. Et s’il se le dit, ça n’est pas par quelque reliquat de
masochisme, c’est parce qu'il est dit ainsi par d’autres : ce n’est pas dans sa tête qu’a germé cette
idée de vieillissement, comme un phantasme qu’on peut conjurer, c’est dehors, dans le monde qui
se fait sous ses yeux quelle a pris naissance et c’est dehors qu’elle prend possession de lui comme
une pensée sans sujet qui le pense au niveau de l’être et qu’il se borne à dénoter tant bien que mal
en attendant que d’autres (ce qui ne tardera pas) la formulent contre lui. [...]
Le vieillissement, c'est l’expérience qu’on n'est plus de ceux qui ont tout l'avenir et le temps
pour eux ; c'est le fait que, par rapport à votre vérité, il y aura un après ; et que ce qui vous sépare
de la vérité qui sera vécue après la vôtre, c'est un excédent de conditionnement (le fait que vous
avez déjà trop de souvenirs et trop de références historiques, le fait que les tentatives neuves vous
en rappellent d'anciennes, le fait que vous croyez savoir que « le monde ne s'est pas créé en un
jour » et que ceux qui prétendent le refaire tout de suite « se font des illusions »). Car,
rétroactivement, il vous apparaît maintenant que la jeunesse est un moindre conditionnement et une
moindre détermination de l’avenir par le passé ; une moindre inertie à remuer. [...]
Il y a cinq ans encore, il était le témoin accusateur qui tenait ses aînés pour responsables de
tout et qui, n’ayant eu aucune part à rien, s’innocentait dans la révolte. Aujourd’hui, des gars de dix
ans plus jeunes ont envers lui la même attitude : qu’il y ait eu une part ou non, à leurs yeux, par le
seul fait de son âge, il est responsable du présent et du passé par ce qu’il a fait ou omis de faire ; il
fait partie, objectivement, de ces vieux par la faute desquels on en est là, et si ces vieux, pour lui,
sont les Autres, il ne s’en tirera pas à si bon compte : il est un de ces Autres vieux, quoi qu’il en ait.
Et pas objectivement seulement : par le fait aussi, surtout, qu’il commence à « comprendre » trop
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bien. L’essentiel du vieillissement est peut-être là : À 16 ans, à 20 ans, vous recevez le réel en pleine
gueule, comme un choc. Vous découvrez avec scandale les putréfactions, les nécroses, les servitudes
dans l’âme de vos pères, le Racket mondial du Cartel du Pétrole, la diplomatie bananière de
l’United Fruit, le margoulinage organisé des Lemaire-Audoire, la bêtise de la puissance et les
ignominies des carrières. Il n’y a pas à chercher bien loin : le pourquoi de tout ça, vous vous en
foutez : c’est la monstruosité du fait qui compte et moins vous en saurez sur son histoire, plus, dans
sa nudité, il vous frappe. Vous vous sentez le goût d’étriper les racketeurs, d’aller vous faire tuer au
Guatemala, de dynamiter la planète. Seulement, faut vous dépêcher ; car si vous ne le faites pas tout
de suite, l’habitude vous chloroformera. Vous pouvez garder votre humeur vengeresse cinq ans ou
dix ; quand, après cela, rien n’a changé, quand vous avez ressassé vos révoltes et fait le récit n fois
des scandales, le moment arrive où vous mesurez votre impuissance et répondez au cadet qui rouge
de colère, découvre à son tour le monopole des Messageries Maritimes, les fraudes sur le SMIG ou
la hausse du bifteck pendant que le bœuf s’effondre à la production : « Le gouvernement, que
voulez-vous qu’il y fasse ? Pour y changer quelque chose, faudra d’abord faire la révolution. » Et
par cette réponse, vous vous découvrez vieux : vous savez et vous avez mesuré l’inertie des
structures, des stratifications, des appareils, des pratiques cristallisées, des millions de
quadragénaires et de quinquagénaires nés sur ce fumier et dont les professions et les rapports
sociaux sont gravés dans la matière et soutenus par des objets collectifs dont ils n’ont jamais été
maîtres. Vous savez l’impuissance des individus et la solidité de l’inhumain qui se nourrit de leurs
actes aliénés et les engraisse pour prix de leur consentement à être des cloportes. Vous savez
comment tout cela est devenu, par quels glissements, engrenages, processus on en est arrivé et
demeuré là sans que personne en particulier puisse être tenu pour comptable (quand même tous
doivent l’être), chacun ayant cessé d’agir en tant que soi-même pour régler sa conduite sur les
possibilités qui lui sont désignées en tant qu’Autre. Bref, le monde et l'Histoire, au niveau où vous
êtes parvenus, est rationnel jusque dans son inhumanité et vous pourriez expliquer les
enchaînements et les conditionnements par lesquels un imbécile borné fut amené de fil en aiguille à
se proclamer Massu. Alors vous êtes foutu : voyant ce qui est comme la résultante d'un processus en
cours et venu de loin, vous pouvez encore pousser des gueulantes, mais la conviction n'y est plus ;
vos cris sont des alibis. S’ils convainquent, c'est qu’ils trompent, par la magie du verbe, sur la
tiédeur qui vous gagne. Vous avez déjà vécu trop longtemps pour croire vraiment aux vengeances
purificatrices, à la possibilité de refaire le monde avec des idées ou des sentiments. Vous savez que
chaque individu n’a de prise sur le monde qu’à travers les instruments que le champ social lui
fournit et que ces instruments, quand même il les remanie à son propre usage, dessinent comme un
destin le sens et les limites indépassables de son action. Vous trouvez la jeunesse idéaliste et vous
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vous souvenez : c'est parce que vous non plus, à cet âge, vous ne disposiez d’aucun moyen d’action,
que vous pouviez (à moins de vous soumettre à l'impuissance) contester tout, absolument : c’est-àdire en gratuité pure. Maintenant, vous savez que la contestation est pratique sous peine d’être nulle,
et qu’il faut attendre davantage de la logique des choses que des idées des hommes. On fait ce qu'on
peut. La complicité avec les agents du crime s’est insinuée en vous : après tout, vous gagnez
convenablement votre vie, vous avez, à plus de 35 ans, une carrière, une famille, ou les deux à
défendre, le scandale, pour vous individuellement, n’est plus un obstacle, vous savez qu’on n’en
meurt pas et que dans une certaine mesure on en vit. Alors quoi que vous disiez, vous le dites par un
reste de point d’honneur, en souvenir de votre jeunesse morte, mesurant du même coup votre
encroûtement : ce n’est plus vous qui tirerez les marrons du feu, vous servirez au mieux de caution
et d’encouragement à l’action que, seuls, peuvent mener jusqu’au bout ceux qui, point encore
habitués par le métier et par l’âge au pourrissement ambiant, et victimes désignées du monde que
vous leur léguez, en refusent radicalement les mutilations parce que, justement, ils ne les ont pas
encore subies ni mises à profit.
Vous trouvez là la signification essentielle qu’a aujourd’hui l’« être-jeune » : c’est n’avoir
rien à perdre et n'être pour soi-même qu’indéfinies possibilités à venir ; c’est n’avoir ni propriété,
ni acquis, ni intérêt à défendre — car à supposer qu’on en ait, on est un vieux précoce, héritier
ou successeur au destin préfabriqué par les legs des aïeux — et, en conséquence, n’avoir sur le
monde que le point de vue de ses exigences propres ; c’est n'en avoir encore pas fait assez pour
accepter comme une vérité d’expérience qu’on ne fait jamais ce qu’on veut et qu’on n’a jamais
voulu ce qu’on a fait. Aussi, l'« intégration » ne vous vient pas par je ne sais quelle acceptation
contractuelle de l’ordre établi ou de la fonction sociale qui vous est reconnue : elle vous vient par
l’action. Elle vous vient par le fait que vous n’avez aujourd’hui d’efficacité, de pouvoir, de
réalité objective qu’en acceptant que vos actes, en s’inscrivant dans l’être, en s’articulant avec le
champ social et en étant prédéfinis par lui, vous confèrent, dehors, un être inerte obéissant aux
lois et aux forces de la matière travaillée par d’Autres et vous signifiant comme un Autre parmi
d’Autres. [...]
Être intégré, c’est finalement cela : c’est considérer comme essentiel l’Autre comme quoi
vous avez prise sur les Autres, c’est reprendre dans vos libres conduites les inertes rapports que
vous entretenez, comme chose humaine, avec les autres hommes-choses du champ social. C’est
être désigné, par 1'objectivité de vos actes passés, comme quelqu'un (le Gorz, le Boqueteau) qui
aussitôt nommé, vient à votre rencontre comme un certain Autre à travers le regard de
l’interlocuteur que brouille un souvenir fuyant (« Ah, celui-là »), comme un certain Autre
irrétractable qui va médier de son inertie le dialogue qui allait naître et opacifier à distance la
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réciprocité de deux transparences. (« Je vous connais, vous êtes celui qui... », qui revêtu des
prestiges ou des abominations que signifie pour autrui cette qualité sociale, est aussitôt
appréhendé comme un homme déguisé de pied en cap et mis dans l’impossibilité de dialoguer à
visage découvert avec un prochain tout nu.) Vous direz que c’est ainsi depuis toujours et que les
hommes, jeunes ou vieux, s'affrontent masqués, que ce masque, comme leur habit lui-même, est
la socialisation — c’est-à-dire la transformation par l’activité inerte du champ social en chose
Autre — de vos actes même les plus singuliers, et que sauf entre proches et intimes, ne compte et
n’entre en relation dans les échanges entre individus que « l’individu social », c’est-à-dire cet
Autre que désignent ses actes non pas tels qu’il les produit, mais tels qu’ils furent retenus et
altérés par le champ d’altérité commune (le champ social). [...]
Bref il se trouvait socialisé, voire intégré par son métier [...] de la seule façon dont cette
société peut intégrer un homme : en le transformant en Autre […]. Et le fric, plus encore que le
métier peut-être, ça intègre.
Il en fit l’expérience comme d’une chute : il entrait dans le monde des privilèges, on lui
donnait des droits, les frigos, les vêtements, les taxis, les bagnoles étaient à lui en fait, pour lui
des hommes trimaient dans la saleté et la fatigue, le désignant comme le profiteur de fait de leur
peine. Tout ce qui était (les marchandises, les visas, les pays, les voyages) était là pour lui aussi,
le monde, au lieu d’être l’ubiquité de son exclusion, lui était offert, et il n’avait aucun moyen de
le refuser. Bref, il était signifié par son prix sur une feuille de paie et par son cours sur le marché
professionnel : c'était là ce qu’il était, objectivement, hors de lui-même ; c'était sa valeur sociale,
son intérêt, sa sécurité (dans la mesure où son être avait la permanence du système qui le
déterminait), son droit. [...] Or, être intégré à cette collectivité, c'est (nous autres « clients »,
automobilistes, propriétaires, acheteurs virtuels) être intégré à la civilisation enveloppante, c'est
même la seule manière d’y être intégré. Et la catégorie sociale qui en est le plus radicalement exclue
et qui est donc portée à contester cette civilisation le plus radicalement, qui pose sur elle un regard
extérieur et extériorisant, parce qu’elle ne participe au processus productif ni par son travail, ni par
ses gains ; parce quelle n’a en fait ou en droit aucun revenu, aucune sécurité, aucun titre de
propriété sur les richesses sociales, bien qu’elle ait une tâche sociale (que la société, ici, refuse
d’assumer), c'est la masse diffuse des sans-métier, des sans-salaire, des sans-logement, des sansavenir prévisible, des sans-intérêt, des sans-famille, et particulièrement de ces émigrés de l’intérieur
que sont les étudiants pauvres. Ce sont eux, parce qu’il avait été l'un d’eux, qui lui servaient de
repère ; et aussi parce que les ouvriers avaient été plus riches que lui. Comme ceux-là, il avait vu la
société à l’envers. Le revenu fixe la lui fit voir à l’endroit : une place de consommateur et de
producteur lui y était désormais ménagée ; quoi qu’il en eût, il en était.
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Le vieillissement fut peut-être avant tout cette « intégration » : la production en même temps
que la mutilation de soi-même en tant qu Autre, objet tout à la fois d’orgueil (« je me suis fait ça à
partir de rien et je les ai bien eus ») et de révolte (« ils m’ont réduit à ça, ils m'ont bien eu ») et d'une
résignation honteuse qui dit : « C'est pareil pour ou monde, il faut passer par là à moins de mourir
de faim en contemplant l'Azur ».
Il réalise la part de lâcheté, c'est-à-dire de choix, qu'implique l'affirmation de cette évidence.
Car il est vrai que la persévérance dans son métier est aussi confortable. D'abord parce que, en
maîtrisant les trucs, vous êtes formellement votre maître : vous vous faites par vous-même, en
intériorisant ses consignes, l'Autre que, tout au long de votre apprentissage, la tyrannie de vos chefs
vous enseignait à imiter. Vous n'avez plus à obéir à leurs ordres ; vous les avez installés en vous,
aucune voix étrangère ne vous dicte plus vos conduites, vous êtes dressé : l'autocensure a remplacé
la censure, l’altérité requise de vous est devenue habitude, et quand vous ouvrez la bouche ou
actionnez votre machine à écrire, la parole de l'Autre naît de vous sans effort. Vous n'êtes plus
opprimé : vous vous opprimez vous-même. Et en un sens, vous gagnez au change : vous étant
suffisamment mutilé pour vous conduire en Autre avec aisance, vous faites l’économie d'épuisantes
révoltes. [...] Il y a donc cette aisance dans la contrainte devenue familière et comme intime, et il y a
autre chose encore : « votre avenir est assuré ». Ici, votre travail répond à une demande solvable,
vous vous êtes adapté à la production marchande pour laquelle, ici, il y a un marché, vous avez une
cote et comme un cours en bourse. Rédacteur (ou ingénieur, ou vendeur, ou traducteur...)
« confirmé » : vos capacités ne sont plus en doute, vous avez déjà fait la preuve que vous, individu
singulier, toujours un peu inquiétant et imprévisible, pouviez, en dépit de votre singularité et de
« Dieu sait » quelles exigences subversives, produire ces objets cosmétiqués factices qui, en nos
sociétés de consommation conformisantes, doivent soigneusement cacher sous leur vernis sans
bavure, la sueur, la fatigue, la saleté du travail, les aspérités, les résistances, les usures de la matière
[...] Confirmé : la preuve est faite que, qui que vous soyez (ça ne regarde que vous, mieux vaut que
nul ne le sache) vous savez être le personnage fonctionnel que la Machinerie demande — être, c'està-dire produire l’acte requis sans effort visible comme une conséquence de votre « nature », avec
l’aisance du rouage huilé. [...] Sachant que vous avez, dans votre métier, une cote, une réputation
établie, une valeur en capital (ce qui n’exclut point que cette valeur, en l'occurrence, soit fragile : sa
réputation, comme celle des putains, des acteurs, des créateurs de mode, est due à la rencontre
hasardeuse de ses capacités propres avec les normes impersonnelles d'une mode capricieuse) une
carrière s'ouvre à vous : le passé répond du futur, et comme le commerçant, le médecin, l'industriel,
l'architecte établis, vous passerez les années qui vous restent à gérer votre fonds ou votre capital
d'expérience, votre intérêt. Le passé saisit l'avenir, les actes faits pétrifient la liberté qui les fit et lui
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promettent, pour prix de sa subordination à l'être, une sécurité rentière. [...] C'est en fonction du
passé qu’on apprécie vos actes et par lui qu’on les valorise. Et vous vous trouvez dès lors dans cette
position abjecte d’avoir, par votre acquis et parce que vous êtes en place, des droits, des préséances,
des privilèges : parce que votre nom est connu et votre signature vendable (et aussi parce que votre
ancienneté dans la profession vous vaut des créanciers, des fidélités, des solidarités d’âge), votre
produit, à qualité égale et même à qualité moindre, aura la priorité sur celui des travailleurs plus
jeunes. Et parce qu’insensiblement votre statue se dresse et que, vivant, vous sentez déjà la
naphtaline, le baume, l’honneur, l’urine du vieillard et du cadavre en quoi tout, désormais vous
transforme, vous rendant « à vous-même pareil », vous vous mettez à rêver aux grandes
catastrophes qui (révolutions, guerres, crises, morts de vos proches, longue maladie à la rigueur)
couvriraient votre passé de décombres et vous rendraient à vous-mêmes, à la liberté fraîche des
origines, à nouveau jeune, c’est-à-dire pauvre et ras. [...]
Le nouveau désormais sera produit sur la base de l’ancien ; le constitué imposera au
constituant ses structures. Le champ d’action est défini, et définit ses tâches. Mieux vaut maintenant
s’y tenir. Il faut continuer ou décider que rien n’a de sens. « Ceci est ton champ ; tu n’en auras pas
d’autre. » L’évidence du vieillissement est là. Il n’était fait ni pour ce métier ni pour aucun autre, ni
pour devenir cet homme, ni aucun des autres possibles. Il aurait aimé être aussi et tout à la fois
agronome, géologue, médecin, monteur de ligne à haute tension, pêcheur, navigateur au long cours
(tous métiers itinérants). [...]
C'est au commencement seulement (d'une vie, d'une entreprise, d’un couple...) que les fins
déterminent les moyens à inventer, que le projet façonne le monde à l’image d’un but qui est
absence. À mesure que vous avancez, les moyens forgés perpétuent dans l’inertie de leur matière la
finalité première (et souvent déjà morte) de vos actes passés : au début vous étiez maître souverain
faisant surgir le néant d’une œuvre à faire là où il n’y avait que chaos de matériaux bruts, vous
contraigniez la matière à imiter l’homme. Ensuite, vos fins coulées dans l’agencement de l’inerte
vous regardent d’un œil de pierre et, concourant par inertie vers le but projeté, la matière vous
impose vos fins comme sa propre loi et détermine l’homme, réduit à l’imiter. [...] vos actes
antérieurs préfigurent ceux qui doivent suivre. Votre liberté passée vient à votre rencontre, dehors,
avec la nécessité d’un destin. Vous devenez le serviteur de l’agent souverain que vous fûtes.
Le résultat est à ce prix. Il faut accepter d'être fini : d’être ici et nulle part ailleurs, de faire
ça et pas autre chose, maintenant et pas jamais ou toujours ; ici seulement, ça seulement, maintenant
seulement — d’avoir cette vie seulement.
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