La société des risques, Ulrich Beck

Transcription

La société des risques, Ulrich Beck
Ce qu'il y a de frappant (...) c'est l'étrange mélange entre nature et société, dans le cadre duquel le danger passe outre tout ce qui pourrait lui opposer une résistance. C'est d'abord la figure hybride du "nuage radioactif", cette instance de la civilisation transformée en puissance naturelle dans laquelle histoire et météorologie se fondent en une unité tout aussi paradoxale que surpuissante. Le monde entier relié par les réseaux électroniques a les yeux fixés sur lui. "L'espoir qui subsiste" en un vent favorable donne alors mieux que ne le feraient bien des discours toute la mesure de la détresse d'un monde extrêmement civilisé qui a installé à ses frontières des barbelés et des murs, des forces militaires et la police. Un mouvement "non favorable" de ce même vent, un peu de pluie -­‐ quelle malchance ! -­‐ et l'impuissance s'installe, on est incapable de protéger la société de la nature contaminée, incapable de cantonner le danger radioactif dans l'autre de l'environnement. Cette expérience, qui un instant a fait voler en éclats, ce qui faisait nos vies jusqu'alors, reflète l'impuissance du système industriel mondial face à la "nature" industriellement intégrée et contaminée. L'opposition entre nature et société est une construction du XIXe siècle qui servait un double objectif : elle permettait de dominer et d'ignorer la nature. En cette fin de XXe siècle, la nature est soumise et exploitée, et elle qui était un phénomène externe s'est transformée en phénomène interne, elle qui était du donné est devenue du construit. Au cours de sa mutation industrialo-­‐technique et de son intégration au marché mondial, la nature a été transportée à l'intérieur du système industriel. Elle est alors devenue une donnée incontournable de la vie dans le système industriel (...) Nous sommes livrés quasiment sans défense aux menaces industrielles de cette seconde nature intégrée au système industriel. Les dangers deviennent les passagers aveugles de la consommation normale. Ils se déplacent avec le vent et l'eau, sont présents en tout et en chacun, et pénètrent avec ce qu'il y a de plus vital -­‐ l'air que l'on respire, la nourriture, les vêtements, l'aménagement de nos lieux d'habitation -­‐, toutes les zones protégées du monde moderne, si bien contrôlées d'ordinaire. Les risques sont "des produits parasites" que l'on ingurgite, que l'on inhale, en même temps que quelque chose d'autre. Ils sont les passagers clandestins de la consommation normale. Ils sont véhiculés par le vent et par l'eau. Ils peuvent être présents n'importe où et sont assimilés avec les denrées dont notre survie dépend -­‐ l'air que l'on respire, l'alimentation, les vêtements, l'habitat, etc. -­‐ autant d'espaces de protections soumis à des contrôles stricts dans le monde moderne. (...) A bien des égards, cette situation rappelle le destin médiéval de l'assignation à un état. Il existe désormais une sorte de destin de l'être menacé, propre à la civilisation développée, donné à la naissance, auquel on ne peut échapper par quelque action que ce soit, à la petite différence près que nous sommes tous également confrontés à ce destin. Dans la civilisation développée dont l'avènement devait abolir les places assignées, permettre aux hommes d'opérer des choix, de se libérer des contraintes de la nature, on voit donc apparaître une nouvelle assignation au danger, une assignation globale, mondiale, en face de laquelle il devient quasiment impossible d'opérer des choix individuels, puisque les substances polluantes et toxiques sont devenues indissociables de la nature, mêlées aux actes élémentaires de la vie dans le monde industriel. (...) Mais peut-­‐on pour la seule raison qu'il n'y a pas d'échappatoire, renoncer à la distance critique, se réfugier dans l'inévitable avec ironie, cynisme, indifférence ou jubilation ? Ulrich Beck, La société des risques, Sur la voie d'une autre modernité, 1986 traduit de l'allemand en 2001 par Laure Bernardi pour les éditions Flammarion