Le poulet version NV - Jean

Transcription

Le poulet version NV - Jean
Jean-Philippe Querton
Le Poulet aux
Olives
Polar gastronomique
Editions Chloé des Lys
Barry, 2006
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Du même auteur :
- « Le Poulet aux Olives », Polar Gastronomique, Première
Edition, Editions Chloé des Lys, Barry, 2004
- « Voulez-vous de mes Nouvelles ? » Recueil de courts récits,
Publié à compte d’auteur, 2005
- « Pronunciamiento », Roman Noir, Editions Azimuts, Soignies, Septembre 2005.
- « Mortelle Praline », Second tome des aventures de Marcel
Quinchon, Détective, En quête d’éditeur.
- « Enquête sur une cuisine au-dessus de tout soupçon. 100 recettes de
cuisine hainuyère », A paraître aux Editions de la Province du
Hainaut.
- « Plaidoyer pour une immersion totale dans la Chimay Bleue »,
Récit d’un suicide, En quête d’éditeur.
- « Le développement du sentiment du haine », Roman Noir, En
quête d’éditeur.
Avertissement.
Le roman que vous tenez entre les mains est une version
revue et corrigée du texte original du « Poulet aux Olives »
paru en 2004 aux éditions « Chloé des Lys ».
Ce fut un succès étonnant malgré le nombre important de
coquilles, de fautes grammaticales et orthographiques qui
émaillaient le texte. De nombreux lecteurs se sont pris de
sympathie pour Marcel Quinchon et ont apprécié ce « Polar
Gastronomique » malgré toutes ses imperfections. Deux
années ont passé et nombreux sont ceux qui souhaitent
acquérir un exemplaire du « Poulet aux Olives ». Plutôt que
d’en rééditer la première version, j’ai préféré retravailler le
manuscrit et y apporter des corrections qui n’affecteront en
rien le ton, l’humeur et l’humour du récit. Je me suis également garanti la collaboration d’un lecteur aguerri aux subtilités de la langue française qui m’a aidé à dépolluer ce livre
de ses lacunes, que soit ici remercié Pierre Degeneffe qui
ne limite pas le champ de ses compétences au Blues et à
l’organisation de festivals, mais qui est capable de débusquer les traquenards de notre belle langue française avec un
art digne des meilleurs grammairiens. Mes remerciements
vont également à l’équipe des éditions « Chloé des Lys »
pour la confiance qu’ils m’ont accordée en étant les premiers à accepter de me publier et qui, deux ans après la
première édition du « Poulet aux Olives », ont souscrit à
l’idée de retravailler sur une nouvelle maquette de l’ouvrage.
Sachez que le bonheur d’un auteur est de se savoir lu et que
j’ai été attentif à toutes les réactions récoltées au fil des rencontres avec les lecteurs. Parmi celles-ci, il en est une qui
m’a interpellée ; l’usage excessif, voire abusif, de mots peu
couramment utilisés dans le langage courant. Certains trou-
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vaient plaisant d’aller à la recherche du sens de ces vocables
inconnus, soit en tentant d’en deviner le sens dans le
contexte de la phrase, soit en plongeant dans un bon vieux
dictionnaire comme on en trouve dans tous les foyers. Personnellement, une lecture agrémentée de nouveaux termes
me remplit d’allégresse et ajoute un bonheur supplémentaire aux joies simples d’être plongé dans un ouvrage passionnant.
Oui, je le concède, les mots me fascinent, je les aime, je les
cajole et lorsque mon lexique s’enrichit d’une perle supplémentaire, j’aime en faire usage, ce n’est pas par pédanterie,
juste le désir de partager une passion, comme on le ferait
d’une tranche de foie gras, d’un plateau d’huîtres ou d’une
omelette aux girolles.
Pour ceux que l’usage intempestif de mots inconnus rebuterait, et constatant qu’à l’occasion, il m’arrive aussi de commettre des néologismes, je me suis demandé s’il ne serait pas
judicieux de proposer un petit lexique de définitions à la fin
du livre, de manière à ce qu’ils persistent dans leur lecture.
Chacun demeurant, bien entendu, totalement libre de s’y
référer ou non.
Voilà ! Il est temps de vous laisser partir à la rencontre de
Marcel Quinchon.
Que ces heures de lecture vous soient bienfaisantes, tel est
mon vœu le plus cher.
Jean-Philippe Querton
16 septembre 2006
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Hommage à Philippe Brognon.
C’est une rencontre inattendue … quelques dessins, quelques photos de portes derrière lesquelles se cachent les secrets, les mystères, le
destin de chacun.
Un après-midi consacré à de multiples expositions dans le cadre
« d’Ecaussinnes, Cité d’art », des dizaines d’artistes, des centaines
d’œuvres exposées à la vue de tous, et ces photos de portes qui resurgissent à tous moments dans mon esprit, obsédantes !
J’ai voulu connaître celui qui voyait le beau, là où les autres
n’aperçoivent que banales huisseries, chambranles, embrasements et
encoignures devant lesquels l’on passe et repasse sans plus y faire attention.
J’ai découvert un homme cachant ses passions derrière une circonspecte timidité, une réserve prudente.
Parfois aussi une excessive modestie. En une heure il m’a montré ses
dessins, ses photos, celles de son fils, Martin, dont il parle si bien …
nous avions déjà un point commun.
Il a parcouru mon texte, écouté mon projet, m’a remis quelques jours
plus tard des maquettes et là, j’ai compris.
Philippe Brognon fait partie de cette catégorie d’humains à la sensibilité artistique si forte qu’ils comprennent très vite ce qui se cache
derrière les mots.
Un maître du non verbal.
Ce fut une rencontre capitale, elle a décuplé mon désir de me battre
pour que ce roman soit un succès.
Qu’il soit ici remercié de son talent !
Sans lui ce livre ne serait pas ce qu’il est !
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« Réfléchir sur les mots qui conduisent notre
vie permet de mieux sentir le monde et notre destin. »
Dictionnaire des mots obsolètes, Larousse
« Il faut écrire dans l’ivresse et se relire dans la sobriété. »
Pierre Magnan
« A la fin de ma vie, j’aimerais avoir employé tous les
mots du dictionnaire ! »
Georges Perec
« Etonnant, non ? »
Pierre Desproges
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I
« La guinguette à deux sous »
Il n’éprouvait guère de honte à commencer sa journée de
travail à deux heures moins le quart.
Treize heures quarante-cinq, plus exactement.
C’était devenu une habitude.
Une mauvaise habitude !
En vérité, ce n’était le cas que lorsque les affaires étaient
calmes, c’est-à-dire souvent !
Parfois, il enviait ces travailleurs qui s’en vont au petit
matin, alors que le soleil et tous nos compatriotes dorment
encore. Ceux-là profitent de ces heures qui n’appartiennent
qu’à eux pour s’acquitter des laborieuses contraintes quotidiennes et en finir avec cette fastidieuse obligation.
Mais lui était libre, et cela n’avait pas de prix.
Travailler ou pas.
Manger ou se contraindre à la diète.
Chateaubriand ou nouilles au beurre.
Payer son loyer ou attendre le commandement
d’huissier.
Il avait choisi le métier de détective privé.
C’était le prix à payer pour s’assurer la liberté !
Les circonstances de son existence en avaient décidé ainsi.
Non point qu’il se sentît l’âme d’un redresseur de torts,
encore moins celle du défenseur de la veuve et de
l’orphelin, non ! Les raisons essentielles de ce choix rési-
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daient plus dans sa volonté farouche d’indépendance et
d’autonomie.
Il ne supportait pas devoir rendre des comptes, il abhorrait(*) la hiérarchie et entretenait avec talent l’image d’un
privé un peu marginal ... certains n’hésitant pas à aller jusqu’à affirmer : original !
Ce profil non-conformiste de notre personnage ne
l’empêchait pas d’entretenir certaines habitudes, certains
rituels, son côté vieux garçon, peut-être.
Invariablement, chaque matin se déroulait selon le même
protocole : la lecture des pages sportives de « La Dernière
Heure » et de « La Nouvelle Gazette » - pour une approche
plus régionale de l’actualité - accompagnée d’un plein thermos de café noir, sept ou huit cigarettes, la première étant la
plus pénible. Il n’ignorait pas les risques que cette satanée
habitude représentait pour sa santé, mais il prétendait, téméraire, que lui au moins, possédait cet avantage sur le reste
de l’univers de connaître bien avant le légiste les causes de
son décès. Ensuite, tremper dans un bain tiède, le temps
nécessaire pour terminer le livre entamé la veille et Marcel
Quinchon se sentait enfin présentable.
Prêt à affronter la terre entière, gonflé à bloc, le justicier
pouvait entrer en action.
Vers midi, il poussait la porte « de l’Auberge des Touristes », son point de chute favori où soit dit en passant, on ne
rencontrait que des autochtones. Paradoxalement,
l’établissement n’accueillait que les gens du village.
Les indigènes, les vrais ; n’en déplaise à Jean-Marie !
Le moment du premier pastis.
(*)
Les mots en italiques renvoient à un lexique en fin
d’ouvrage.
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Un Ricard, sinon rien, tel était son surnom. Et de préférence sans glaçon. Le Ricard, pas le surnom.
A ce stade, bien peu avancé du récit, le lecteur pourrait
croire que la vie de Marcel Quinchon s’égrainait selon un
rythme immuable, selon un ordonnancement préétabli, à
l’image de celle d’un vieux célibataire aigri par les manques
sexuels ou affectifs. Il est peut-être utile de préciser au lecteur intrigué - et qu’il soit, ici, et une fois pour toute, remercié pour la bienveillante attention qu’il réserve à cet ouvrage
- qu’à deux heures moins le quart, c’est dans un univers
abracadabrantesque que notre héros allait évoluer : intrigues, filatures, meurtres, passions et jalousies, rebondissements inattendus émailleraient bientôt cette aventure, qui,
bien que peu palpitante pour l’instant, risque de vous couper le souffle dans quelques pages.
Ceci étant posé, il faut préciser, qu’invariablement, notre
héros se contentait, à cette heure indue de la journée, de
deux (doubles) Ricard, avant de se sentir apte à entamer les
hostilités.
A deux heures, il avait rendez-vous avec Madame Constant !
Eugénie Constant avait contacté le détective pour qu’il
lui apporte les preuves réelles et tangibles de l’infidélité de
son époux.
Une affaire banale en quelque sorte.
Depuis presque bientôt trente ans, Eugénie et Benjamin
Constant exploitaient la plus grande quincaillerie de la région. Sa cliente souffrait d’une flopée de maladies qui, si
elles faisaient les affaires de l’industrie pharmaceutique, n’en
contraignait pas moins Madame Constant à un régime alimentaire drastique, quasiment monastique. Elle était persuadée que cette privation de nourriture allait de pair avec
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l’abstinence totale quant aux autres plaisirs de l’existence.
Eugénie boycottait donc le devoir conjugal, au même titre
que les repas quotidiens.
Cela durait maintenant depuis six mois !
La chose eût été somme toute sans intérêt, si ce n’est
que ces restrictions n’amélioraient en rien son état de santé,
mais bien plus grave, il lui semblait que son mari lui,
se portait de mieux en mieux.
Si physiquement, il ne rajeunissait pas, il faisait montre
d’un moral sensationnel.
Elle l’entendait compter les clous en chantonnant, siffloter en servant les clients, les accueillir par des : « Comment
allez-vous ? Quelle belle journée, n’est ce pas ? » Même s’il
pleuvait à seaux !
Elle l’avait surpris, conseillant à un habitué d’aller acheter la scie sauteuse dont il avait besoin dans une grande
surface plutôt que dans son propre magasin, parce qu’elles y
étaient en super promotion.
- J’ai besoin de quelques jours pour vous livrer les informations nécessaires vous permettant de prendre position
sur la vraisemblance ou non de vos soupçons à propos
d’une hypothétique vie extraconjugale dans le chef de monsieur Constant. Auparavant, il serait bon de préciser quelques modalités relatives à l’organisation de mon travail, de
façon à entamer mes investigations de la manière la plus
sereine possible.
C’était plus fort que lui. Plus une affaire s’annonçait ennuyeuse, plus il fallait qu’il se donne une impression de
prestige en truffant son discours de termes techniques. S’il
s’était laissé aller, il lui aurait parlé de balistique, lui aurait
suggéré de faire appel à un « profileur », ou encore l’aurait
entretenu des progrès que la police scientifique avait faits
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grâce à la génétique et aux tests ADN, mais il préféra réserver son ironie pour des proies plus difficiles.
- Nous avons l’habitude de traiter les cas d’adultère ou,
comme dans le cas présent, de suspicion d’adultère. Pourtant, chaque situation est différente et requiert de notre
part, la mise en place d’une procédure complexe, discrète,
rapide et efficace, bref, en un mot, onéreuse.
L’utilisation du « nous » de majesté le faisait jubiler ! Sa
manière de combattre l’amer constat de la médiocrité de sa
mission.
Le débat était lancé, car il fallait bien parler argent et
Quinchon sentait que sur ce terrain-là, il aurait affaire à une
redoutable négociatrice.
Sa tactique était celle dite « du brocanteur ». Placer la
barre très haut, en montrant qu’on a déjà fait un effort … et
puis, laisser venir l’adversaire.
- Mes honoraires sont de cent cinquante euros par jour,
plus les frais.
Il la laissa digérer l’information, le temps peut-être
qu’elle convertisse le montant en anciens francs.
- Evidemment sur le chapitre des frais, on navigue en
pleine incertitude ! Imaginez qu’en filant votre mari je me
retrouve dans l’obligation de sauter dans un TGV pour
Paris, de passer trois jours à Pigalle et ses boîtes de nuit
pour vous rendre compte précisément de la nature des loisirs de monsieur Constant, cela vous coûtera plus cher – et
à lui aussi d’ailleurs – que s’il passe gentiment ses soirées à
vaquer à de plus innocentes occupations. Ce ne sont ici que
pures hypothèses qui me permettent de vous expliquer, en
recourant à la métaphore, la notion fondamentale dans notre métier de « note de frais ».
Elle imaginait mal son Benjamin dans les bars de Pigalle.
- D’accord, Monsieur Quinchon, lui dit-elle sur un ton
étonnement calme. Je suis consciente d’être victime de
l’arnaque du siècle, mais comme c’est avec son argent - elle
insista sur le « son » - que je vous règlerai, il n’y a aucun
problème.
Elle se leva, se dirigea en boitillant légèrement vers la
pièce voisine. Celle-ci ressemblait à un bureau et le détective
crut reconnaître le cliquetis de la combinaison d’un vieux
coffre-fort.
- Monsieur Quinchon, voici mille euros. J’imagine que si
votre talent est à la hauteur de votre réputation, une semaine vous suffira pour boucler cette triste histoire. Sept
jours à cent cinquante euros, ça fait environ … ce que je
vous donne maintenant, les comptes sont bons, n’en parlons plus.
Espèce de vieille chouette, canaille au régime, bouffeuse
de navets bouillis, radine à la noix …l’arnaque du siècle
disait-elle…
- Au contraire, parlons-en ! Je crois que nous ne nous
sommes pas réellement compris. Je redoute le malentendu
qui ne pourrait que nuire à nos excellentes relations. Sept
jours à cent cinquante euros font mille cinquante euros et je
crois avoir pris le temps de vous expliquer cette notion capitale de frais. J’espère donc que lorsque je vous apporterai
les preuves que vos doutes sont réellement fondés, photos à
l’appui, détails des rencontres et dépenses consenties ou si
je parviens à vous démontrer que vous n’auriez jamais dû
perdre confiance en votre mari, vous me règlerez les éventuels reliquats !
Son silence l’inclina à penser qu’elle abdiquait.
Il venait peut-être de gagner le plus dur combat dans ce
dossier.
Grossière erreur !
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Dans une affaire d’une telle banalité, Quinchon était persuadé que la première victoire se gagne au moment de la
négociation des émoluments. Un privé, fût-il riche de nombreuses années d’expérience, a besoin de motivations. Les
cinq billets jaunes de deux cents euros que la vieille Constant venait de déposer entre le verre de cognac et le paquet
de Rothmans, il les considérait comme une marque de respect à l’égard de son talent
Plus les tâches que lui confiait sa clientèle relevaient
d’une lassante routine, plus il était intransigeant, et même
exigeant, voire désagréable dans la négociation de ses rémunérations. Il aurait accepté de bosser gratuitement pour
la Ligue des Droits de l’Homme si elle lui avait demandé
d’apporter les preuves de la collaboration du groupe « Total
Fina Elf » au maintien de la dictature en Birmanie, mais ne
pouvait faire autrement que de soutirer le plus possible à
une quincaillière fortunée et acariâtre le mandatant pour
s’assurer des bonnes mœurs de son époux.
- Madame, avant de commencer cette enquête, qui ne
risque de ne pas s’avérer aussi simple qu’il n’y paraît – leçon
numéro huit du Manuel élémentaire d’apprentissage au métier de détective : donner au client le sentiment que rien
n’est facile dans une affaire –, il faudrait que vous me fournissiez quelques informations sur votre mari, sur la manière
dont Monsieur Constant gère son emploi du temps.
Elle semblait désespérée … mais sa tristesse avait quelque chose de faussement pathétique. Etait-elle en colère ?
Se sentait-elle humiliée ? Scandalisée par le fait que son
époux puisse se vautrer dans le stupre et la luxure pendant
qu’elle menait un combat sans concession contre
l’implacable développement de la maladie ?
Quelque chose sonnait faux dans le discours de la quincaillière. Il ne savait pas quoi exactement.
Il se resservit une généreuse lampée d’alcool, alluma une
cigarette et se cala sur sa chaise pour l’écouter narrer son
histoire.
- Mon mari, Benjamin Constant, est né à Rebecq il y a
cinquante-huit ans. A dix-huit ans, son père qui souffrait de
gros problèmes de santé l’oblige à mettre un terme à ses
études pour reprendre la quincaillerie familiale. Il ne m’en a
jamais beaucoup parlé, mais je crois que ce n’était pas sa
vocation, il aurait préféré enseigner le français, la Littérature
en particulier ou faire carrière dans le journalisme. Je suis
convaincue qu’il aurait pu devenir un très bon romancier.
Mais à l’époque, on ne discutait pas les décisions paternelles. Ma mère était servante chez les Constant et moi, je venais l’aider de temps à autre. C’est comme ça que j’ai connu
Benjamin. Ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’un coup de
foudre. Je vous avouerais même, que je ne l’aimais pas particulièrement, c’était un grand jeune homme, maladroit, mal
dans sa peau, qui rougissait chaque fois que je lui adressais
la parole. A l’époque il était déjà passionné par les livres. Je
crois qu’il passait des nuits entières à lire. En 1963, ma mère
est tombée malade, le cancer des voies respiratoires, lui ditelle observant le cendrier qui commençait à se remplir de
mégots, et avant de mourir, elle m’a expliqué que si je voulais que mon avenir soit assuré, matériellement, surtout, je
devrais essayer de séduire Benjamin et l’épouser. Elle pensait qu’il était trop timide et qu’il ne trouverait jamais de
femme, elle était même persuadée qu’il préfèrerait rester
seul sa vie entière et que c’était idiot de gaspiller un aussi
beau parti.
Elle interrompit son récit, agacée par la mine distraite du
détective.
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Quinchon n’était pas vraiment attentif au récit. Il s’était
demandé pourquoi elle remontait à des évènements aussi
lointains et son esprit vaquait à établir les priorités des
créanciers à rembourser avec le pactole qu’il venait de ramasser.
- A combien se monte mon découvert bancaire ...
- Vous ne m’écoutez pas ?
Il sursauta
- Si, si ... continuez je vous prie.
Elle se racla la gorge, le regard fixé sur la bouteille.
- Ma mère me parlait souvent de l’héritage de Grégoire,
le grand-père. Je me rappelle qu’elle évoquait cet homme
avec mépris, mais elle prétendait aussi qu’il possédait une
des plus grosses fortunes de la région, et que tout cela reviendrait un jour à Benjamin. Quand Maman mourut, je me
mis à réfléchir et en arrivai à la conclusion qu’elle
avait raison. Le père de Benjamin m’a proposé de travailler
comme vendeuse au magasin, c’est comme cela que j’ai
appris le métier. C’est lui qui m’a formée d’ailleurs. Un
jour, je suis arrivée avec un livre sous le bras, je crois qu’il a
commencé à me regarder autrement à partir de ce momentlà. Je lui ai demandé s’il l’avait lu et ce qu’il en pensait. Je me
souviens encore du titre de l’ouvrage : « Que justice soit
faite ! » C’était un roman criminel - on ne disait pas encore
roman policier ou polar comme aujourd’hui - de Pol Lorin,
un auteur belge qui publiait ses œuvres dans la collection
« Le Jury », dirigée par Stanislas André Steeman. Sincèrement, j’avais aimé ce livre. Je peux même vous réciter de
mémoire les premières lignes … « Je suis un auteur méconnu. Et un assassin. D’aucuns me disent fou, mais à
moins de ranger la lucidité parmi les causes prédisposantes et la passion d’écrire parmi les monomanies, je récuse
cette accusation ».
Il y eut un nouveau temps mort dans le monologue.
- Superbe, non ? Je trouvais cette phrase extraordinaire.
En fait, je n’en ai jamais véritablement compris le sens. J’y
ai beaucoup réfléchi, pourtant. Parfois j’ai pensé que cet
homme voulait dire que le fait d’écrire l’éloignait de son
besoin de tuer. Ce qui m’a véritablement inquiétée, c’est
quand j’ai imaginé que les personnes passionnées par la
lecture de ce genre d’ouvrage cherchaient peut-être aussi à
se guérir de cette pulsion assassine … et Benjamin a toujours été fasciné par … enfin, j’ai souvent eu très peur…
L’histoire commençait à passionner Quinchon.
Elle continua.
- Ce jour-là, Benjamin m’a emmené dans son antre. Pas
pour les raisons que vous imaginez ! Sa chambre ressemblait à une bibliothèque. Il possédait tous les livres de la
collection « Le Jury », il m’en prêta quelques-uns, se fendant
à chaque fois d’un commentaire brillant sur l’auteur. Je n’en
lus aucun, et je les lui rendais quelques jours plus tard, prétendant que je les avais trouvés formidables. Je ne me souviens plus très bien dans quelles circonstances il m’a demandé ma main, je pense que c’est suite à une discussion
assez orageuse avec son père. J’entends encore Benjamin :
« Si vous acceptiez d’être mon épouse, Eugénie, nous pourrions nous marier au printemps ! ». Il était théâtral, un peu
pathétique ... en tout cas, pas très convaincu. Enfin ...
Elle soupira.
- Cela m’apparaissait plus comme une décision déjà entérinée que comme une demande, mais me souvenant des
paroles de ma mère - et de l’héritage du grand-père ajouta
Quinchon, pour lui-même - j’acceptai et je l’épousai en avril
1965.
La quincaillière commençait à souffrir. Les rides
s’accentuaient sur son visage.
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- Sans lui demander son avis, son père lui offrit ce magasin à Nivelles, quand nous sommes revenus des trois jours à
La Panne, trois jours qui faisaient office de voyage de noces, nous n’avions plus qu’à nous installer dans cette maison, qui n’a pas beaucoup changé depuis. Ses livres avaient
disparu, le vieux avait tout brûlé. Son père lui avait affirmé
que désormais, puisqu’il était à son compte et qui plus est,
jeune marié, il avait mieux à faire qu’à lire « toutes ces idioties ... Ce jour-là, j’ai cru qu’il allait l’étrangler, il était pâle à
faire peur, je le vois encore serrer les poings et tenter de
contenir sa rage, je ne sais pas comment il a fait pour se
contenir … je pense qu’il est parti pleurer, hurler sa haine
seul dans la campagne … en tout cas, je ne le vis pas de
toute la nuit, et lorsqu’il revint, au petit matin, il était livide
mais son visage semblait serein, détendu. Il m’a dit : « Eugénie, maintenant, il nous faut travailler ! ».
Le silence.
Elle était calmée. Elle pensait à son mari, plus comme à
une victime, que comme à l’homme qu’elle accusait, il y a
quelques minutes, d’avoir commis le péché d’adultère.
Elle se tut.
Quinchon attendait une suite éventuelle en se disant que
les « Trois jours de La Panne » lui faisaient plus penser à
une course cycliste qu’à un voyage de noces … mais cela
n’avait pas d’importance.
De suite, il n’y en eut pas, parce que depuis avril 65, depuis plus de trente-sept ans, rien n’avait plus changé dans la
vie de ce couple.
Pas de progéniture, pas le moindre enfant, même unique,
à pourrir ou à gâter, pas de gâteau d’anniversaire, pas de
vacances, pas de fêtes, pas la moindre fantaisie ! … Par
contre, il y eut des tonnes de clous de tous formats, des
centaines de milliers de vis et de chevilles, des centaines de
serrures, de clefs de tous modèles, de boîtes aux lettres, de
casseroles, de marteaux, de haches, de scies égoïnes, de
tournevis Parker ou autres, de rabots, des kilomètres de
tuyaux en cuivre, en laiton, en plastic, des tondeuses à gazon, à essence ou électrique, des barbecues et le charbon de
bois qui l’accompagne, des hectolitres de peinture blanche,
noire ou verte, des milliers de bouteilles de térébenthine, de
pinceaux et de brosses. Il y eut des milliers d’heures passées
dans cette quincaillerie et des millions gagnés …
Pour qui ? Pourquoi ?
Il n’était pas facile pour Quinchon de reprendre la
conversation avec la vieille Constant, tant celle-ci avait l’air
rêveuse, perdue dans ses pensées.
L’œil fixé au loin sur le triste constat de ces années de
routine.
Etait-elle en train de réécrire sa vie comme elle l’aurait
rêvée ?
Cela expliquait la pile de romans de la collection « Harlequin » qui traînaient près de son divan et l’on pouvait imaginer avec quel mépris, son mari devait considérer de telles
lectures.
- Madame Constant ? Madame Constant, insista Quinchon comme pour la faire sortir de sa torpeur.
- Oui … excusez-moi, mais revenir sur toute cette époque me trouble.
- J’aimerais que vous me donniez des éléments plus
concrets sur la vie actuelle de votre mari. Par exemple, estce qu’il s’absente souvent ? Plus souvent qu’avant ? Que
vous donne-t-il comme motifs pour se justifier ? Avez-vous
déjà pensé à relever l’index kilométrique de sa voiture pour
vérifier ses déplacements ?
- Si vous pensez que j’ai l’esprit assez torturé pour penser à l’espionner de cette manière, c’est que vous me
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connaissez bien mal … Ce que je peux vous dire, c’est
qu’avant, il ne quittait la maison en soirée, qu’une fois par
semaine. Avec d’autres quincailliers de la région, ils ont
fondé une coopérative d’achat, le principe c’est qu’ils regroupent leurs commandes chez les fournisseurs, ce qui leur
permet d’obtenir des taux d’escompte plus avantageux. Les
réunions se tiennent le lundi soir chez un collègue
d’Ecaussinnes. Parfois, elles ne durent pas longtemps, mais
je sais que certains prétextent à leurs épouses que ces entrevues s’éternisent, ce qui leur donne l’occasion d’aller boire
un verre entre copains, mais ce n’est franchement pas le
genre de Benjamin ! Il ne boit jamais !
Elle affirmait cela avec orgueil.
- C’est absolument tout. Il ne sort jamais. Il passe ses
soirées dans son bureau, au milieu de ses livres. Il lit, il
classe, il feuillette, il prend des notes, il fait des recherches
dans des encyclopédies, il découpe des articles de presse
qu’il collationne dans de grandes chemises en carton, il écrit
énormément aussi … Je vous répète que, jamais, sauf pour
la coopérative, il ne s’absente le soir... Mais ... depuis quelque temps, il s’est affilié au groupe des anciens élèves du
Collège Sainte-Gertrude, à l’association des commerçants
Nivellois, au comité des fêtes de « je ne sais où » … Trois
ou quatre soirées par semaine lui sont nécessaires pour honorer de sa présence tous ces groupes qui ont très bien vécu
sans lui pendant des années.
Elle devenait amère, retrouvant son visage soupçonneux.
- Ne trouvez-vous pas, Monsieur Quinchon, qu’une telle
attitude ou plutôt qu’un tel revirement dans ses habitudes
puisse légitimement éveiller en moi une certaine méfiance ?
Sans répondre à sa question, qui ne demandait de toute
façon pas de réponse, Quinchon lui demanda :
- Pourrais-je voir ce bureau où votre mari passe ses soirées lorsqu’il n’est pas de sortie ?
- Bien sûr, suivez-moi.
Le détective fut pris d’un vertige en se levant, l’effet du
cognac, sans doute. Il suivit sa cliente, le parquet craquant
bruyamment à chaque pas.
La pièce dégageait une odeur musquée de sous-bois, elle
sentait le vieux papier humide en première phase de putréfaction. De ces parfums qui hantent les boutiques des vieux
libraires.
Il est de ces endroits abandonnés où l’humidité envahissante provoque un décollement des papiers peints et qui
dégagent pareilles senteurs. Ici, nulle trace d’humidité, mais
cette impression olfactive tenace provenait de ces vieux
livres ayant séjourné plusieurs décennies sous des toitures
percées, et qui se mettent à sécher tranquillement. De façon
à les ramener à une existence plus normale, à leur rendre
leur raison d’être.
En allumant l’abominable lustre aux mille gouttelettes de
cristal, la pièce prit une allure plus sinistre, mais cet éclairage
nouveau facilita l’analyse sommaire que Quinchon voulait
faire des ouvrages qui peuplaient les étagères.
A première vue, la passion de Constant pour la littérature, se circonscrivait à un seul genre bien particulier : de
Steeman à Manchette, de Max Servais à Boileau avec ou
sans Narcejac, de André Héléna à Léo Malet, de Jonquet à
Maurice Leblanc, il y en avait pour tous les amateurs de
« Série Noire ». L’œuvre de Simenon prenait à elle seule,
deux étagères complètes, c’est-à-dire qu’il y avait plus
d’ouvrages que le romancier liégeois n’en avait écrit durant
toute son existence. Tout simplement, de nombreux exemplaires se retrouvaient dans sept ou huit éditions différentes.
Certaines très anciennes.
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Sur le bureau, au centre de la pièce, les livres de comptes du magasin, les extraits bancaires, les facturiers d’entrée
et de sorties, le registre d’inventaire, les bons de commande
occupaient l’essentiel de la place. Sur la gauche du sousmain, deux livres du même auteur : Emile Gaboriau. Ce
nom rappela quelque chose à Quinchon. On verrait plus
tard.
Sans savoir si la visite de cette partie de la maison allait
lui apporter des renseignements sur la manière dont il allait
aborder son enquête, il estima qu’il était temps de prendre
congé.
- Deux dernières questions avant de vous laisser : où se
trouve votre mari aujourd’hui ?
- A Redu, au village du livre, il est parti faire le plein
comme il dit, il y va souvent le lundi, quand la quincaillerie
est fermée …
- La deuxième : savez-vous s’il a des projets pour demain
soir ?
Je ne sais pas, sûrement qu’il sortira … en général il part
vers huit heures … mais j’ignore où il va !
Le détective s’en alla, se faisant la réflexion que les bouquinistes de Redu sont toujours fermés le lundi, sauf les
lundis fériés et jusqu’à preuve du contraire, nous n’étions
pas un jour férié parce que dans ce cas-là, il n’aurait pas
travaillé sauf pour la cause birmane.
En arrivant près de sa voiture, il se rendit compte qu’il
avait oublié ses cigarettes sur la table de la salle à manger. Il
fit demi-tour pour les récupérer. Ce qu’il aperçut à travers
les rideaux de la maison, ne lui donna pas envie d’affronter
une nouvelle fois la vieille Constant.
Elle terminait, à même le goulot, la bouteille de cognac
qu’elle avait déniché pour lui.
C’est sur ces considérations et ces interrogations que
Marcel Quinchon estima que sa journée de travail pouvait
se terminer.
Il chercha un bar où il pourrait soigner sa migraine, saleté de cognac, par deux ou trois (doubles) Ricard sans glaçon, puis il chercherait un restaurant chinois ouvert où
quelques nems et un riz sauté aux langoustines lui caleraient
l’estomac pour la nuit, et peut-être, s’il en avait le courage et
l’envie, il irait voir une fille … mais tout cela ne nous regarde pas.
Lui aussi a droit à une vie privée…
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24
II
« Le chat »
Benjamin Constant gara la vieille Mercedes 190 diesel
dans le garage.
Il fallait rentrer. C’était l’heure et Eugénie l’attendait.
Il la détestait, ce qui en soi n’était pas dramatique, mais il
commençait à s’inquiéter du sentiment de peur qu’elle lui
inspirait depuis quelque temps.
Il espérait qu’elle ait déjà mangé, mieux même, qu’elle
fût déjà couchée, de façon à éviter son regard et ses reproches silencieux.
Mais elle attendait toujours son retour et le moment de
se glisser dans les draps devenait pour Benjamin un supplice, tant l’idée de sa chair, l’image de son corps et l’odeur
de sa vieillesse lui donnaient la nausée.
Pourquoi n’acceptait-elle pas de faire chambre à part ?
S’attendait-elle, de sa part, à un retour en force de la tendresse et de la passion ?
Inimaginable, après autant d’années de haine et de mépris !
Il se réconforta en pensant aux petites merveilles qu’il
avait dénichées et dont il avait pris soin de gommer les prix
que les marchands inscrivaient toujours, scrupuleusement,
au crayon.
Ce n’était pas à Redu que ses pérégrinations l’avaient
mené, mais dans la région liégeoise où il avait appris qu’une
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vente publique était organisée par un bouquiniste renommé
pour sa connaissance de la Littérature Belge en général et
policière, en particulier.
Il avait profité de ce périple pour aller en repérage du côté de Spa, c’est pour cela qu’il avait menti à Eugénie.
De toute façon, le mensonge était devenu pour lui une
espèce de seconde nature, et il se moquait éperdument que
sa femme suspecte ou non la véracité de ses propos,.
Elle traînait dans un fauteuil, un de ses stupides bouquins en main. Elle était vêtue d’une horrible robe de nuit
rose et d’un peignoir usé jusqu’à la corde. Ses cheveux d’un
jaune terreux pendaient sur ses épaules, sa poitrine
s’effondrait lamentablement et son regard était vitreux. Elle
eût été plus belle morte qu’ainsi fagotée.
Il s’étonna de ce qu’une odeur de tabac froid et d’alcool
règne dans la salle à manger, mais il s’abstint de la questionner à ce sujet.
- Bonsoir, lança-t-il, de la même manière qu’il aurait pu
dire : « T’es pas encore morte, vieille peau… »
Il faut que je me domine, se dit-il, que je gère ma haine,
que j’assume mes rancœurs.
- Bonsoir Benjamin. Tu es en retard. Ta journée ne s’est
pas bien passée ?
- Si, très bien, mais fatigante, très fatigante … et toi ?
Il n’attendit même pas la réponse, car celle-ci ressemblerait à un répertoire de gémissements, à un catalogue de
plaintes diverses, voire à un état des lieux de ses malheurs et
douleurs diverses.
Désireux d’échapper à cet inventaire mensonger digne
d’Argan dans le « Malade Imaginaire » et s’imaginant mal
dans le rôle du docteur Diafoirus, Benjamin crut piquant de
lui signaler, sur le ton de la plus parfaite obséquiosité :
26
- J’avais pensé te rapporter une tartelette aux framboises
et à la crème. Tu sais qu’avec les livres et l’espace, les framboises sont aussi une des spécialités de Redu … mais dans
la voiture, j’ai senti, comme une petite fringale et …
- Tu l’as mangée.
- Oui, avoua t-il, feignant la honte !
- Tu as bien fait. Ce n’est pas conseillé pour mon cholestérol.
Constant jubilait. Il savait qu’elle devait souffrir. Quelques mois auparavant, elle se serait délectée de cette petite
gourmandise. Il était convaincu qu’elle devait être occupée à
saliver, ce qui allait augmenter son acidité et réveiller les
nombreux ulcères qui fleurissaient, comme géranium au
balcon, dans les méandres tortueux de son système digestif
atrabilaire.
- As-tu déjà pris ton repas ?
- Oui, j’ai grignoté deux ou trois biscottes et un peu de
bouillon, mais pour toi, il reste du poulet aux olives, veux-tu
que je te le réchauffe ?
Du poulet aux olives !
Cette recette que Madame Constant, lorsqu’elle le daignait, autrefois, réussissait d’une manière prodigieuse.
Elle détaillait en morceaux une volaille fermière, qu’elle
faisait revenir à l’huile d’olive, puis dans une cocotte, où ail
et échalotes avaient blondi quelques minutes, elle faisait
mijoter le poulet dans un coulis de tomates, additionné d’un
trait de vinaigre de vin, d’un autre trait de vinaigre balsamique, d’olives noires de Sardaigne dénoyautées et émincées,
d’un bouquet de thym, de romarin, d’estragon, deux feuilles
de laurier et … une bonne heure de cuisson au four.
C’était un régal qu’ils dégustaient, accompagné de pâtes
fraîches, de parmesan râpé et de quelques feuilles de basilic,
coupées à la dernière minute et qui embaumaient la maison
de fragrances méditerranéennes.
Cette cuisine se conjuguait, désormais à l’imparfait.
Ayant allégé la recette, pour cause diététique, il n’avait
plus droit qu’à deux cuisses d’une quelconque volaille de
supermarché, soldée pour cause de date de péremption
imminente, cuites dans un fond de concentré de tomates
industriel, dans lequel baignaient une dizaine d’olives qu’elle
ne prenait même plus la peine d’émincer.
Autrefois, au temps où ils donnaient encore l’apparence
d’un certain bonheur, elle lui concoctait ce poulet aux olives
comme un cadeau, elle savait qu’il adorait cela. Aujourd’hui,
l’ignoble « fristouillis », l’infâme tambouille qui stagnait dans
la marmite était bien l’illustration de ce que leur couple
était devenu : une relation gâchée, pourrie par les années de
rancune.
- Merci, répondit-il, je n’ai pas très faim. Je vais dans
mon bureau ranger les livres. Après, j’irai me coucher.
Il aimait s’asseoir dans son vieux fauteuil de travail, allumer un cigare, c’était le seul endroit où il pouvait se laisser
aller à ce vice, et contempler ses bouquins.
Se lever, se diriger vers la bibliothèque, observer, chercher, puis se saisir d’un ouvrage et le parcourir, le manipuler. Vérifier la date à laquelle il l’avait acheté, se souvenir du
moment où il l’avait lu et se rappeler des notes qu’il avait
rédigées dans ses « carnets de lecture », se remémorer les
émotions et les réflexions que l’ouvrage lui avait inspirées,
refaire quelques annotations sur l’évolution biographique de
l’auteur … un travail passionnant, une mission qu’il s’était
assignée, il y a des années et qui fut interrompue par la volonté de son père de le voir épouser la fille de la servante.
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28
Par cette décision, le despote avait écrit à l’avance tous
les épisodes de son existence, tracé sa ligne de vie, n’y laissant aucune place pour ses inclinations, ses émois, son
amour des belles enquêtes, des crimes sordides ou méticuleusement et scientifiquement prémédités, malheureusement, toujours résolus par des détectives de génie ou des
policiers de grande classe.
Croyant qu’il était mûr pour assumer le statut d’adulte,
un jour d’avril 65, « il » avait brûlé tous ses livres.
Benjamin, en avait pleuré de rage, mais n’avait montré sa
colère à personne.
Seule, Eugénie savait, pensait-il.
Assis à son bureau, déballant ses nouvelles acquisitions,
il eut l’impression qu’un climat étrange régnait dans la pièce.
Il ne humait plus cette odeur poussiéreuse des vieux manuscrits, trop longtemps restés dans des greniers humides,
et dont les pages, en séchant deviennent cassantes, comme
fragilisées par le temps.
Il pressentait qu’un étranger s’était aventuré dans son
espace privé … impression confirmée par les effluves de
tabac froid qu’il se souvenait avoir remarquées en pénétrant
chez lui.
Quelqu’un était venu, il en était convaincu, mais il n’en
parlerait pas à sa femme, ne lui poserait aucune question et
jouerait la comédie de la parfaite ignorance.
Combien de romans n’avait-il pas lus, où la femme reçoit
de mystérieux visiteurs pour échafauder des plans meurtriers diaboliques à l’encontre de son mari, lequel, le plus
souvent, feint de n’avoir le moindre soupçon de manière à
éventer le complot et triompher du mal symbolisé par la
dame jalouse, lubrique et vénale ?
- Du calme, Benjamin ! lui glissa une voix intérieure, ton
scénario est nul. Tu te construis des séries noires de seconde zone, indignes de toi.
Indignes de ce que tu as déjà prouvé !
Ses délires s’estompèrent lorsqu’il prit conscience que sa
main caressait la couverture rugueuse d’un fort bel ouvrage : l’édition de 1931, parue chez « Fayard » de « PietrLe-Letton », c’est-à-dire, rien de moins que la plus ancienne
publication connue et certifiée du premier « Maigret ».
Il ne connaissait pas la valeur marchande - quel horrible
terme - du bouquin, il l’ignorait et s’en moquait, mais tenir
cette relique entre les mains lui procurait des sensations
particulières.
Il avait l’impression de se retrouver dans le bureau du
fameux commissaire, au 36, Quai des Orfèvres, humant
l’odeur du tabac de Maigret, l’entendant faire grincer son
siège pour se lever et se diriger lentement vers le vieux
poêle à charbon pour le tisonner, observant le garçon de la
Brasserie Dauphine frapper à la porte pour livrer les bières
et les sandwichs jambon beurre … toutes ces ambiances
simenoniennes dans lesquelles il s’était complu dès
l’enfance.
Son objectif était maintenant de mettre la main sur les
quatre introuvables dans lesquels apparaît Maigret et que
Simenon avait écrit en 1929 sous les pseudonymes de
Christian Brulls et Georges Sim. Cela faisait des années que
« Train de Nuit », « La Jeune Fille aux perles », « La Femme
Rousse » et « La Maison de l’Inquiétude » hantaient ses
nuits de bibliophile.
Il savait qu’il les trouverait, ou plutôt, qu’il les retrouverait, parce que ces livres, il les avait possédés … autrefois.
Mais quelqu’un les avait brûlés.
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Finalement, Benjamin était heureux dans cet univers où
chaque livre évoquait des souvenirs
Il lui semblait connaître l’appartement du Boulevard Richard Lenoir comme sa poche, y sentir le fumet de la brandade de morue ou de la blanquette mitonnée par Madame
Maigret, avoir en bouche le goût du vieux marc avalé après
le repas, avoir parcouru en long et en large tous les ports de
pêche de la côte Normande, ces milliers de lieux où le
commissaire avait été amené à rencontrer des suspects et à
apprendre à découvrir la personnalité des victimes.
Dans cet univers complètement imaginaire, Benjamin
Constant se sentait véritablement heureux !
Ni Eugénie ni personne ne pourrait lui enlever ce bonheur. Sous peine de mort !
31
III
« Chemin sans issue »
Le réveil d’un privé, fidèle à l’imagerie populaire qui veut
qu’ils présentent tous un penchant certain pour les nuits aux
vapeurs éthyliques, n’est pas un spectacle d’une grande qualité esthétique.
Ce matin n’échappait pas à la tradition.
Marcel Quinchon avait rêvé toute la nuit de la bibliothèque de Benjamin Constant.
Il est clair que le quincaillier était un spécialiste, passionné comme lui par la littérature et qui depuis plus de quarante ans ne lisait que des « Romans Policiers. »
Toute passion exacerbée devient inévitablement, à un
certain moment, pathologique.
Quinchon se demandait comment cette pathologie pouvait se traduire dans le comportement de l’individu.
Est-ce que le malade adoptait ce que Freud appelait « le
mécanisme de défense d’identification. » ? Il se prend pour
le Héros ou s’identifie à une catégorie de héros qu’il affectionne, se met à s’habiller comme Nestor Burma, à jouer du
violon et prendre de la morphine comme Sherlock Holmes,
fumer la pipe comme Maigret, brûler les livres comme Pepe
Carvalho, parler sans arrêt de sa femme comme Columbo,
porter le chapeau boule comme Hercule Poirot, ne penser
qu’à ce que la bonne lui prépare à manger comme le Commissaire Montalbano ?
32
Si chacun des symptômes intervient seul, indépendamment des autres, l’apparence du sujet peut encore demeurer
normale. Par contre, là où il faut analyser le cas avec une
prudente circonspection, c’est lors de l’apparition simultanée de ces comportements, tant le risque de voir naître une
personnalité complexe est important.
On parlera, dans ce cas, du syndrome d’identification
aux « Héros ».
Attention, danger !
Quinchon sentit poindre l’avant-garde d’une migraine.
C’était inévitable chaque fois que ses pensées marivaudaient
avec les théories freudiennes.
Il repensait aux ouvrages qu’il avait vus sur le bureau de
Constant.
« L’Affaire Lerouge » d’Emile Gaboriau. Pourquoi ces livres se trouvaient-ils sur le bureau, et non pas sur les
rayonnages muraux ?
Il se mit à fouiller parmi ses propres bouquins, se souvenant subitement qu’il possédait lui-même des ouvrages de
cet auteur. Tout en réfléchissant, il se rappelait vaguement
que certains théoriciens du Roman Noir le considéraient
comme un précurseur du genre.
Ayant adopté un système de rangement fondé sur le précepte : « si quelqu’un met de l’ordre dans mon désordre, ce
sera le bordel et forcément, je ne retrouverai plus jamais
rien », il mit assez rapidement la main sur « Monsieur Lecoq » de ce cher Emile, ainsi que sur une vieille anthologie
qui lui fournirait sûrement des informations sur cet auteur.
« Il revient à Poe d’avoir imposé un modèle et à Gaboriau de
l’avoir étendu au roman policier dont il est le créateur avec un roman
judiciaire : L’Affaire Lerouge publié dans « Le Pays » en 1863.
Dans cet ouvrage Gaboriau emprunte à Edgar Allan Poe une scène
de « Double assassinat dans la rue morgue », le constat du crime de la
veuve Lerouge. Il reprend l’idée de l’émulation entre la police instituée
représentée par son chef Gevrol assisté de son jeune assistant
l’inspecteur Lecoq et le dilettante éclairé, le père Tabaret, dit Tirauclair, marginalisé comme Dupin, mais plus par l’âge que par la situation sociale. C’est l’amateur qui résout l’énigme après que la police eut
arrêté un suspect innocent et c’est la société civile qui vient suppléer la
défection de l’Etat. »
Finalement, tout cela confirmait bien les vagues souvenirs qu’il gardait de cet auteur. En manipulant le vieil exemplaire de « Monsieur Lecoq », il se rendit compte qu’il
n’avait jamais été lu plus loin que la cinquantième page.
Plusieurs fois, persuadé de pouvoir faire preuve
d’opiniâtreté, il avait tenté, en vain, de se replonger dans
cette lecture. Il s’en voulait de ne pas pouvoir être à même
d’accrocher à cette littérature du 19ème siècle que les philologues décrivaient comme si riche, si brillante, si travaillée. Il
avait essayé de lire Balzac et Dostoïevski, y prenant des
moments de plaisir indubitable, mais au bout de quelques
chapitres, la lenteur de la narration finissait par le lasser et il
abandonnait… lâchement, un peu honteux de se rabattre
aussi vite sur un Polar à dix balles. Il avait du mal avec ces
phrases à rallonge, ces descriptions qui n’en finissent pas,
ces digressions de plusieurs centaines de pages qui font
perdre le fil de l’histoire au lecteur impatient, en cela, Gaboriau était bien un écrivain de son siècle. Les plumitifs de
cette époque, pour vivre de leur art se devaient de publier
leurs écrits sous forme de feuilletons dans la presse quotidienne. Il fallait donc faire durer, s’éterniser, allonger pour
tenir les lecteurs en haleine, la manipulation des consommateurs ne date donc pas d’hier, mais bien d’avant-hier.
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34
GABORIAU, Emile (1835 – 1873)
Cette nécessité purement mercantile dans laquelle se
trouvaient les romanciers d’alors engendra des romans fastidieux – qui est-ce qui lit encore Proust à l’heure actuelle ?
– œuvres que l’on ne connaît plus que par les résumés,
parfois à la limite de la vulgarisation, qu’en font la télévision, le cinéma ou pire encore les comédies musicales.
Etait-ce en lisant Gaboriau que Quinchon connaîtrait
mieux Benjamin Constant ? Qu’il cernerait la personnalité
de cet homme ?
En tout cas, à partir de ce soir, il n’allait plus le lâcher
d’une semelle !
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IV
« Ceux de la soif »
Il planquerait devant le magasin à partir de 20 heures,
dans l’espoir que Constant soit de sortie.
Ces inhabituelles méditations matutinales l’avaient mis en
retard pour l’apéritif, chose qui, systématiquement, provoquait de l’inquiétude chez ses compagnons de comptoir. Ne
voulant pas qu’une rumeur circule dans toute la ville annonçant son décès inopiné, il se fit un devoir d’aller leur
donner la preuve de sa résurrection au royaume des adeptes
de la beuverie du midi, faisant une entrée tonitruante dans
le troquet.
- Je ne savais pas qu’on était passé à l’heure d’hiver cette
nuit !
Le plus prompt à la réaction dans cette joyeuse petite
troupe à l’humour décalé fut Raymond, le croque-mort.
- Moi, j’ai craint un instant que tu me fasses une infidélité en faisant appel à un collègue !
Yvon, l’ancien boucher qui avait élu domicile dans
l’établissement et qui portait sur son visage, la souffrance et
les regrets de ces jours de gloire où ses exploits sexuels et
« bituriques » faisaient la une des ragots de bistrot, avait une
autre explication. Il tentait de justifier cette arrivée tardive
de Quinchon par une éventuelle difficulté à s’extraire des
entrailles, haut lieu des délices du corps féminin, d’une
compagne de nuit, rémunérée ou non, comparant par son
langage hautement poétique, l’acte sexuel humain aux copulations canines, dont tout le monde sait qu’elles se termi36
nent parfois dramatiquement, lorsque les partenaires sont
dans l’incapacité de se séparer.
Cette farce, mille fois répétée à tous les retardataires, faisait toujours son petit effet sur l’assemblée qui après un
éclat de rire collectif émaillé de : « Sacré Yvon, va … », ou
« On ne le changera jamais ! » ou mieux encore :
- C’est sûr que ça t’est arrivé souvent, à toi, hein, Yvon !
A quoi, il répondait invariablement :
- Moi, j’ai toujours pu me retirer à temps, et souvent en
vitesse, quand le mari rappliquait…
Et cela relançait la rigolade !
Bref, rien de nouveau dans son bistrot préféré … mais
Quinchon n’avait qu’une envie, les voyant volubiles, leur
soutirer un maximum d’informations.
Pour faire parler tout le monde, il fallait s’adresser à Gilles, l’homme des bois. Ce grand gaillard au look de forestier
avait la voix si grave, une véritable tessiture de basse-taille,
qu’il lui était impossible de se montrer discret au moment
d’interpeller le patron du troquet pour réitérer la tournée.
Son assurance et la manière péremptoire avec laquelle il
était capable d’asséner des vérités et malheureusement pour
lui, aussi parfois des contrevérités, lui avaient attiré la sympathie de ses équipiers de comptoir, lesquels, malicieusement, prenaient un terrible plaisir à le contredire, guettant
avec impatience le moment de l’explosion de colère, seul
objectif de ce petit jeu bien innocent.
Après avoir offert une « générale », technique idéale pour
s’assurer l’estime collective et surtout se donner le droit
d’orienter la conversation vers d’autres sujets, Quinchon
improvisa.
- Gilles, je crois que je vais devoir acheter une nouvelle
tondeuse à gazon. J’ai vu qu’il y en avait en promotion chez
Constant, tu crois que c’est intéressant ?
Le détective n’en avait cure de ces machines réservées
aux jardiniers du dimanche, mais son but était de les entendre parler du quincaillier.
- Ouais ! , répondit-il, de sa voix caverneuse, mais le ton
franchement dubitatif. Avant j’achetais pas mal de « matos »
chez lui, mais le Constant se fait vieux, et pour le service
après vente… c’est pas génial … et puis, il s’en fout de sa
boutique, il est plein aux as comme c’est pas permis.
- Qu’est ce que tu en sais ? rétorqua le croque-mort. Il
roule avec la même voiture depuis une dizaine d’années et il
porte toujours les mêmes costumes …
- Ben, justement, il est tellement radin.
- Radin ? Tu sais qu’il a mis une publicité à 200 euros
dans la brochure du comité des commerçants. On n’en revenait pas, avant, pas un franc, rien depuis des années….
En fait, il y a combien de temps qu’il est installé Rue des
Géants ?
Yvon, qui s’était tu jusque là, précisa :
- Quand j’ai ouvert la boucherie en 75, je crois que ça
faisait bien une dizaine d’années qu’il était là. Tu comptes,
ça fait plus de trente-cinq ans.
Quinchon n’apprenait pas grand-chose de ces considérations anecdotiques, il voulait les faire parler du couple de
commerçants, de leur vie privée, leurs vices, leurs manies,
leurs tics…
Il lui vint une idée.
- Et la femme de Constant, Yvon, vous n’avez jamais essayé de…
- T’es fou. Cette femme a toujours eu l’air aussi intéressée par les hommes que moi par la philosophie. Un véritable iceberg et pas très jolie en plus.
Roger, le patron du bistrot, qui lui aussi, avait quelques
heures de vol dans la vie sociale de la cité intervint.
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- Cet homme-là, pour moi, il doit être malheureux ! Je ne
sais pas dire pourquoi, mais on dirait qu’il a connu des drames dans sa vie. Je le vois passer tous les jours pour aller
chez le libraire, en face, il y reste longtemps et en sort avec
un paquet de journaux et de revues. Parfois, il hésite, regarde à gauche et à droite comme si on le surveillait, puis se
décide et vient boire un café. Il ne dit rien, il lit et répond
juste aux bonjours qu’on lui adresse, il est bien obligé, il est
quand même commerçant !
Quinchon risqua :
- Il ne parle jamais à personne ?
- Non. Par contre, ce dont je me souviens et c’est bizarre, c’est parce qu’on parle de lui que j’y repense, c’est
qu’un jour, il y a bien trois, quatre ans, je l’ai rencontré dans
un restaurant à Bruxelles. Avec Martine, on avait une envie
de homard. Je suppose que vous connaissez « Le Rugbyman », c’est un restaurant de la place Sainte Catherine, à
Bruxelles, spécialisé dans les fruits de mer. Eh bien, il était
là. Je l’ai vu comme je vous vois et lui n’a même pas fait
semblant de se cacher, parce qu’en fait, il n’était pas avec sa
femme … il m’a souri, gentiment comme pour me faire
comprendre : « Tu ne m’as pas vu, Roger, tu ne diras rien. »
- Et tu n’en as jamais parlé à personne ? s’étonna Yvon.
- Surtout pas à toi, vieux saligaud ! Vous êtes les premiers.
Quinchon tenait enfin une information. La tournée générale était partiellement amortie, mais il voulait en savoir
un peu plus.
- La personne qui mangeait avec lui, c’était donc une
femme ?
Yvon le regarda comme s’il considérait que la question
frisait la stupidité, mais c’est lui qui allait être le plus stupéfait par la réponse du bistrotier.
- Oui, mais pas une jeune, plutôt une personne de son
âge ... mais une dame très « classe » ! Beaucoup de charme.
Il y a des gens sur qui on dirait que le temps n’a pas pu
exercer ses ravages. En tout cas, ils ne ressemblaient pas à
des amants mais plus à des copains. Ils rigolaient de sa maladresse avec le homard. Il ne devait pas avoir l’habitude
d’en manger. Je pense que c’est la seule et unique fois où j’ai
eu l’impression d’apercevoir ce bonhomme vraiment heureux.
L’assemblée avait l’air sous le choc des révélations de
Roger sur l’existence d’une vie parallèle du quincaillier.
Les laissant à leurs supputations, le détective paya sa
note et, assez satisfait de ce qu’il venait d’apprendre, prit la
direction de son bureau.
Il se mit à pleuvoir.
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V
« Crime impuni »
Rebecq, 17 mai 1965.
« C’est dans un profond recueillement ainsi qu’une profonde et sincère
tristesse qu’une grande partie de nos concitoyens ont conduit à sa dernière demeure Monsieur Arnould Constant, trop tôt enlevé à l’affection
des siens et dont la disparition a été annoncée à la plus grande stupéfaction de tous ceux qui ont pu apprécier, des années durant, le dévouement et le dynamisme dont il fit preuve, tant au niveau de ses
affaires, que dans le développement économique de notre petite cité.
Malgré une maladie handicapante qu’il assuma avec beaucoup de
dignité, Monsieur Arnould Constant prit en charge la responsabilité
administrative de la commune durant les tristes évènements de 40-45,
palliant ainsi l’absence de nos élus, partis au Front ou retenus dans les
camps de travail allemand. Après la guerre, bien que candidat, il ne
fut pas élu au conseil communal, mais il n’eut de cesse de participer
aux activités du Parti Catholique, notamment comme trésorier des
Œuvres de saint Vincent de Paul apportant aide et soutien aux indigents de la commune.
Plusieurs personnalités du Parti ont d’ailleurs relevé de leur présence
les funérailles célébrées par l’Abbé Macq, curé du village.
La douleur de la famille, à laquelle nous nous associons, était d’autant
plus cruelle qu’il y a un mois à peine, c’est dans cette église que toute la
famille s’était réunie pour célébrer les noces de Monsieur Benjamin
Constant, fils du défunt, avec Mademoiselle Eugénie Brancart. La
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dignité du fils Constant, malgré l’absence de la jeune épouse, bouleversée par ce drame, fut appréciée par la nombreuse assemblée.
Par ailleurs, et pour couper court aux rumeurs suspicieuses qui ont
couru dans la région, le Commissaire Laviolette, chef de la police locale
nous a confirmé qu’il n’y avait plus aucune enquête en cours au sujet
de la mort de Monsieur Arnould Constant, le permis d’inhumer ayant
été délivré par le médecin légiste concluant à une mort par rupture
d’anévrisme.
Ces derniers temps, certains de nos concitoyens affirmaient que Monsieur Arnould Constant s’était ouvert à eux d’une menace qui planerait sur lui et que sa disparition inopinée eût pu paraître, par conséquent, suspecte.
Nous pensons qu’à l’heure actuelle, ces propos ne peuvent que porter
atteinte à la sérénité d’une famille durement éprouvée à qui nous renouvelons nos plus sincères condoléances. »
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Le détective privé Marcel Quinchon n’avait jamais cru
bon de s’offrir les services, jugés trop onéreux, d’une collaboratrice. Ses collègues avaient pourtant souvent tenté de
lui démontrer à quel point l’aide d’une secrétaire polyvalente pouvait s’avérer précieuse dans l’organisation du travail : accueil des clients, permanence téléphonique, gestion
de l’agenda, prise de rendez-vous, mise à jour de
l’échéancier des factures, prise en charge de l’assistance
psychologique lors des moments de déprime, que ceux-ci
soient dus à des problèmes d’ordre professionnels ou privés, premiers soins lors des agressions physiques, nettoyage
et entretien des locaux …
Il préférait assumer les contraintes ménagères lui-même
et régler ses problèmes affectifs, selon leur degré de gravité,
par de plus ou moins longues séances solitaires de dépravation éthylique. Quinchon se disait que le cafard est soluble
dans l’alcool, au même titre que l’huissier de justice dans la
soude caustique.
Il était conscient également que la présence quasipermanente d’une assistante qui se sentirait obligée de régler sa vie, de prendre soin de sa santé et de le materner le
ferait sombrer dans une existence morne et sans histoire.
Régulièrement, il lui arrivait de chavirer dans des crises
d’hygiénisme pendant lesquelles il se mettait à frotter, à
récurer, à laver, à ranger, à trier, à classer avec une espèce de
frénésie qu’il analysait par introspection comme hautement
pathologique.
Le QG du privé était installé au troisième étage d’un petit immeuble vieillot de la Rue de Mons, à deux pas de la
Grand Place de Nivelles. Un studio de soixante mètres carrés, y compris les sanitaires, qui lui servait plus de point de
chute et d’espace de méditation, que de véritable lieu de
travail, tant il était inhabituel qu’il y reçoive des clients.
Au rez-de-chaussée, une plaque de cuivre annonçait à
tous ceux qui voulaient le savoir, ainsi qu’aux autres, la présence en ce lieu du : « Détective Agréé Marcel Quinchon,
Troisième étage », s’en suivait son numéro de téléphone, et
technologies nouvelles obligent, celui du portable que les
mœurs contemporaines l’avaient contraint à acquérir, bien
que sa manipulation le plongeât au plus profond d’un gouffre de perplexité.
Il avait la chance - en était-ce bien une ? - de partager le
palier avec un dentiste LSD passablement sexagénaire dont
les patients étaient aussi nombreux que ses propres clients.
Le spécialiste en molaires périmées et en canines déchaussées avait dû mener une assez belle carrière, vu la taille de la
limousine dans laquelle il se déplaçait, et bien que ses heures
de gloire fussent derrière lui, il portait encore avec élégance
une coiffure poivre et sel qui charmait les dernières rombières lui faisant l’honneur d’ouvrir béantes leurs orifices buccaux reliftés en maintes occasions.
De l’époque pas très lointaine où il vivait dans un état
permanent d’endettement, Marcel Quinchon avait conservé
l’appréhension du moment de l’inventaire de la boîte aux
lettres. Il lui arrivait d’avoir des bouffées d’angoisse, rien
qu’à la vue d’un brave facteur inoffensif. Des réflexions du
genre : « Qu’est-ce qui va encore me tomber dessus au-
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44
VI
« Le passager clandestin »
jourd’hui ? » l’avait parfois amené à adopter des attitudes
assez lâches de type « autruchiennes », comme ne pas ouvrir le
courrier et postposer au surlendemain le payement de ce
qu’il aurait dû régler trois mois plus tôt.
Il était sorti de cette spirale mais il en conservait les séquelles traumatisantes au moment d’affronter la livraison
quotidienne de la poste.
Au-dessus des lettres, déposées par ce messager de malheur, se trouvait une enveloppe non timbrée dans laquelle
un correspondant anonyme avait glissé une photocopie
d’un article de presse datant de 1965. Le papier était jauni et
le caractère rappelait l’époque glorieuse où les imprimeurs
composaient encore les textes avec de minuscules moules
de plomb.
Quinchon lut cet entrefilet une première fois dans le hall
de l’immeuble, une seconde fois dans l’ascenseur, puis calmement installé à son bureau. Il tenta de comprendre.
Si quelqu’un voulait relancer les recherches sur la mort
d’Arnould Constant et reprendre une enquête vieille de 37
ans qui avait assez rapidement conclu à une mort naturelle,
il n’aurait pas fait mieux. Les questions se bousculaient dans
l’esprit du détective.
Pourquoi Eugénie Constant ne lui avait-elle pas parlé du
décès troublant de son beau-père, un mois après ses noces ?
Pourquoi était-elle absente aux funérailles ?
Qui, depuis autant d’années, se taisait, conservant cet articulet d’une feuille régionale comme ultime moyen de faire
resurgir du néant un dossier oublié de tous ?
Et surtout, qui avait déposé cette enveloppe dans sa
boîte ?
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La veille, il avait rencontré Eugénie Constant qui lui demandait, simplement un rapport sur les activités vespérales de
son époux.
Point !
Et rien d’autre.
Aujourd’hui, il se retrouvait avec une suspicion de meurtre sur les bras.
Qui plus est, un meurtre ayant dépassé la date de péremption. A moins que dans ce cas l’on ne parle de prescription !
Ça allait l’obliger à revoir ses tarifs.
Il lui restait deux heures avant d’entamer la filature de
Constant, histoire de voir où le menaient ses mystérieuses
pérégrinations.
Agir ou mourir.
Plutôt agir.
Il alluma une cigarette, feuilleta l’annuaire puis décrocha
le téléphone.
- Bonjour Madame, Lionel Leturcq à l’appareil. Je suis
historien et je travaille pour le Centre Universitaire de Recherche sur l’Histoire des Médias. Je fais une étude sur la
presse régionale et locale d’après-guerre et on m’a signalé
qu’à Rebecq, dans les années soixante, il y avait encore un
journal de ce type qui paraissait régulièrement. Je cherche
quelqu’un qui pourrait me donner des informations sur
cette publication, l’éditeur, l’imprimeur, des collaborateurs
… en fait … je vous avoue que je ne connais même pas le
nom de ce périodique.
Il avait parlé d’une traite, sans respirer, il mentait mal.
Souvent, mais mal !
Son interlocutrice, une secrétaire de l’Administration
Communale semblait hésiter avant de répondre, il avait
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pourtant adopté, lui semblait-il, le ton académique d’un
chercheur patenté.
- En effet, Monsieur … Excusez-moi, je n’ai pas bien
saisi votre nom ...
- Leturcq, Lionel Leturcq.
- Monsieur Leturcq, jusqu’au début des années septante,
chaque semaine tous les habitants du village recevaient
« Les Echos d’Arenberg », un petit journal d’informations
locales, mais dont la vocation était principalement publicitaire.
- « Les Echos d’Arenberg » dites-vous. Vous souvenezvous qui en était le directeur ? S’il y a des archives ?
- Le directeur, l’imprimeur, le rédacteur en chef et le
chroniqueur étaient la même et unique personne … Monsieur Alphonse Constant.
- Constant, dites-vous, se dit Quinchon qui comprenait
de moins en moins. Ce monsieur est décédé depuis longtemps, je suppose …
L’embarras de la secrétaire semblait de plus en plus palpable.
- Oui … Enfin, non. En réalité, il est mort la semaine
dernière … et depuis, vous êtes la deuxième personne à me
demander des informations sur « Les Echos d’Arenberg »
… c’est pour ça que lorsque vous m’avez posé la première
question, j’étais troublée … mais en fait c’est le hasard …
enfin j’imagine.
- Tout à fait. Tout à fait, Madame. Cette personne qui
vous a téléphoné s’est-elle présentée ? Peut-être s’agit-il
d’un de mes collègues, car nous sommes plusieurs à mener
cette étude en parallèle.
- Elle s’est présentée, mais je n’ai pas retenu son nom.
C’était une dame, à la voix assez jeune qui voulait connaître
le moyen de consulter les archives des « Echos ». Je lui ai
passé monsieur Delplancq qui travaille au service compétent et qui est également bibliothécaire. Monsieur Delplancq est en quelque sorte l’historien du village et c’est vers
lui que j’oriente les personnes qui nous téléphonent pour
obtenir des renseignements sur le passé du village ou des
gens qui travaillent sur la généalogie de leurs familles …
Quinchon se demandait s’il était sur une piste ou s’il perdait son temps, mais son intuition l’incitait à imaginer que
les lumières de ce Delplancq allaient pouvoir l’aider à découvrir l’histoire de cette famille Constant. S’agissait-il
d’une ténébreuse saga ? Y avait-il des cadavres dans les placards ?
- Donc, ces archives existent, madame, si votre correspondante a pu les consulter ?
- Je ne saurais pas vous répondre. J’ignore si tout a été
conservé, mais comme monsieur Constant publiait des informations communales, nous avons gardé un certain nombre d’exemplaires. Le problème, c’est qu’il y a quelques
années, il y a eu un conflit entre le Bourgmestre et le journal, le Conseil Communal n’a plus voulu voter de budget
pour que « Les Echos » publie ces communiqués
- Un conflit, dites-vous ?
- Je ne peux pas vous en dire plus. Voulez-vous les coordonnées de Monsieur Delplancq ?
-Pourrais-je lui parler ?
- Non, à cette heure ci – il est vrai qu’il était presque dixhuit heures – il n’est plus dans son bureau, moi-même, je
m’apprêtais à…
- Excusez-moi, je ne m’étais pas rendu compte qu’il était
si tard.
La consciencieuse mais ponctuelle fonctionnaire communale communiqua à Quinchon le numéro de téléphone
de l’historien amateur. Sans oublier de préciser, un peu nar-
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quoise, qu’à ce moment de la journée, il ne serait sûrement
pas chez lui, mais à la Maison du Peuple pour sa partie de
belote quotidienne.
Deux heures encore avant son premier rendez-vous avec
Benjamin Constant. Mais Benjamin ne le savait pas !
- La Police de Rebecq. Bonjour.
- Oui, Bonjour Monsieur, André Jansenne du Ministère
de l’Intérieur. Je travaille au service d’Histoire de la Criminalité Rurale, en abrégé HCR, un tout nouveau service créé
par Monsieur le Ministre. Nous menons une étude sur
l’évolution de la délinquance dans les villages du Brabant
Wallon de 1960 à nos jours…
- Un instant, c’est le planton, ici, je vous passe le commissaire …
Quinchon patientait se farcissant « Les Quatre Saisons »
de Vivaldi quand une voix déterminée intervint
- Commissaire Limbourg, j’écoute !
Il répéta son petit laïus d’introduction et poursuivit :
- Voilà… et l’hypothèse que nous cherchons à vérifier
sur base de vos statistiques, est que en quarante ans, on a
constaté un double phénomène : une diminution de ce
qu’on appelle la grande criminalité, meurtres ou tentatives
de meurtres, passible des Assisses et une augmentation de la
petite délinquance : vols, agressions, bagarres, rixes, querelles de voisinage … Le but de cette recherche, ajouta Quinchon très persuasif, est d’adapter la formation des agents
aspirants à réagir à ce type de situation.
- C’est passionnant, affirma le Commissaire d’un ton
vraiment très peu convaincu, se demandant ce que ces rats
de bureau de Bruxelles allaient bien encore pondre, eux qui
ne descendaient jamais sur le terrain. Mais, les tribunaux ou
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vous, au ministère vous devriez posséder ce type de statistiques.
- Concernant les affaires jugées, bien sûr, mais pour les
dossiers qui ne sont pas allés plus loin que le procès-verbal
dressé par les agents et classé sans suite dans les commissariats, nous n’avons évidement aucune information. Il est
bien connu, qu’auparavant beaucoup d’affaires se réglaient
dans le village, sans recourir à la justice.
- Vous ne voudriez quand même pas que je relise tous
les procès-verbaux d’audition de ces quarante dernières
années ? s’impatienta le commissaire.
- Non, mais moi, je peux envoyer un collaborateur du
ministère pour le faire, s’avança Quinchon, avec votre accord bien entendu !
Il pensait que, sur ce coup-là, s’il gagnait, c’est qu’il était
vraiment très, très fort.
- Ecoutez, lui répondit le Commissaire Limbourg, passablement irrité par une telle demande émanant d’un
« fouille-merde » ministériel, envoyez-moi une demande
officielle et avec l’accord de mes supérieurs, j’y réserverai la
meilleure suite possible.
Cette façon de répondre signifiait « va te faire voir, mon
coco ! »
- Parfait, je vais faire comme ça… mais juste une dernière question : dans la commune dont vous dirigez la police, de combien de meurtres ou tentative de meurtres avezvous le souvenir…comme ça, juste de mémoire ?
- Je ne vois pas pourquoi je ne devrais pas répondre à
cette question, mais je peux vous affirmer que depuis 1981,
date à laquelle j’ai succédé au Commissaire Laviolette, nous
n’avons eu à connaître aucune affaire de ce genre.
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- C’est déjà une donnée très importante pour notre
étude. Et avant 81, vous étiez peut-être déjà policier à Rebecq ?
- Non, monsieur !
- Excusez-moi, mais un de vos plus anciens agents,
éventuellement à la retraite aujourd’hui a peut-être le souvenir de quelque chose …
- Nous allons devoir mettre un terme à cet entretien,
Monsieur Jansenne, ou Monsieur X … éventuellement, vos
questions deviennent trop ciblées à mon goût et je subodore que vous fouinez dans de vieilles histoires pour je ne
sais quelles raisons. Au revoir Monsieur !
Fâché de s’être fait avoir le chef de la police de Rebecq !
Quinchon était certain qu’en ce moment même, Limbourg formait le numéro du ministère de l’Intérieur cherchant les coordonnées d’un improbable « Service d’histoire
de la criminalité rurale ».
Il pouvait chercher longtemps ! Par contre, s’il vérifiait
d’où venait l’appel reçu, la licence de Quinchon risquait
d’avoir chaud.
Le plus décevant, c’est qu’il n’avait rien appris.
Pour avancer, il lui fallait en priorité rencontrer ce bon
vieux Delplancq, lui qui représentait la mémoire de cette
petite cité tranquille aurait sûrement des tas de choses à lui
apprendre.
Une cité qui protégeait peut-être des assassins !
Il faudrait ensuite essayer de retrouver la trace du Commissaire Laviolette, s’il vivait toujours, retourner voir cette
chère Madame Constant à la mémoire si sélective, essayer
de découvrir à qui appartenait la voix féminine si jeune qui
voulait consulter les archives des « Echos d’Arenberg »,
mais avant tout suivre le dernier survivant de la dynastie
Constant.
Un programme véritablement chargé, pour une affaire,
au départ, aussi insignifiante.
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VII
« Une vie comme neuve »
Il était près de vingt heures et il ne se souvenait pas avoir
avalé quoi que ce soit depuis le matin. A part l’apéro. Quinchon était en conflit avec lui-même. Tiraillé entre la décision de prendre en chasse ce bonhomme qu’il avait hâte de
connaître et le désir de s’offrir un « mezzé » au « Greco » et
finir la journée dans ses pantoufles – en fait de très vieilles
espadrilles – en se replongeant dans le « Léviathan » de Paul
Auster. Cela faisait plus d’un an qu’il en avait commencé la
lecture et il avait dévoré au moins deux cents livres depuis,
mais celui-là, il s’était juré, d’en arriver à bout, par respect
pour l’auteur.
Allez comprendre !
Le volet du magasin était baissé. Quinchon gara la Golf
exactement, six maisons plus loin, devant un bistrot préconisant la dégustation de la « Leffe » à la pression. Il lui semblait que l’endroit lui conviendrait pour patienter bien
mieux que l’intérieur glacé de la voiture. La pluie venait de
cesser et subitement un froid glacial avait envahi la ville.
Il pénétra dans le caboulot et dénombra six hommes affalés sur les tabourets encerclant un bar où trônait de maîtresse façon une patronne cachant mal ses cinquante ans
sous un attifement d’adolescente mal conseillée. Débardeur
rouge à bretelle unique par-dessus un soutien-gorge noir
difficilement escamotable, pantalon ultramoulant convenant
idéalement à une jeune fille de dix-huit ans sachant résister
aux attaques agressives des calories pernicieuses dissimulées
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à tous les coins de table, mais pas à une femme de plus de
cinquante kilos. Les six consommateurs semblaient peiner à
contenir leur désir de lui sauter dessus pour exprimer sans
ménagement leur plus profond sentiment amoureux, c’est
peu dire de ce qu’ils avaient à affronter dans le lit conjugal,
de retour au domicile familial.
Quinchon ne supportait pas ces hommes qui, s’adressant
à une femme, parlent à leur poitrine au lieu de la regarder
dans les yeux. Il appelait ça la double lâcheté masculine.
Cette patronne de bistrot était franchement déplaisante à
regarder, il la plaignait et même s’il était bien conscient que
cela n’allait pas œuvrer à son embellissement, en priant pour
qu’elle ne lui sourie point, il lui commanda une Chimay
Bleue, divin nectar, n’osant ajouter, bien qu’il en crevât
d’envie : « Et que ça saute ! »
Il aurait dû, car à peine fut-il servi, qu’il aperçut Benjamin Constant sortir la vieille Mercedes du garage. Il avait
horreur de vider son verre d’un seul trait, fidèle à sa réputation d’hédoniste, préférant savourer qu’ingurgiter, donnant
ainsi au breuvage le temps de diffuser ses bienfaits dans
tout le corps au lieu d’estourbir le buveur. Quinchon prit le
temps de déglutir deux gorgées, tranquille, puis hésita, se
ravisa et, négligeant ses principes termina le verre, qui en
aurait bien appelé un autre, mais il ne pouvait pas se permettre de laisser filer sa proie sous prétexte d’une soif invétérée. Comme le dit le dicton, cela n’aurait pas été sérieux,
donc s’abstenir.
- Nom de Dieu ! Ce n’est pas vrai que je vais le perdre !
pestait-il.
Mais Constant n’avait jamais été un roi de la vitesse, et
inconscient des risques qu’il prenait en roulant si lentement,
il fut bien vite rattrapé par le détective qui enfreignait toutes
les règles de la discrétion dans la filature en démarrant aussi
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rapidement qu’un pilote professionnel après un ravitaillement aux stands.
Même dans le noir, il était facile de suivre Constant dont
la voiture ne possédait plus qu’un seul et unique stop arrière. Il quittait la ville et prenait la direction de Waterloo,
respectant avec une rigueur paranoïaque les consignes de
limitation de vitesse. Après quelques minutes de route, le
clignotant droit, qui lui, fonctionnait à un rythme particulièrement rapide, comme atteint de tachycardie, indiqua au détective l’intention de Constant de se garer. Il stoppa devant
une villa cossue, mais pas très récente, vu son architecture,
et, au moment où Quinchon le dépassa, il klaxonna à deux
reprises. L’espace d’une seconde, le privé se crut découvert.
Non, le quincaillier ne voulait pas se moquer de lui, il
s’agissait simplement d’un signal avertissant une personne à
l’intérieur de la maison de sa présence.
Observant la scène une vingtaine de mètres plus loin, il
remarqua que Constant n’avait pas quitté son véhicule, que
les lumières, dans la villa s’éteignirent instantanément et
qu’une personne, en l’occurrence une dame, fermait consciencieusement la porte de la demeure. Il nota l’adresse :
174 Chaussée de Waterloo ; avec ça, il pourrait retrouver le
nom de la mystérieuse inconnue grâce aux services des renseignements téléphoniques.
Evidement, si elle n’avait pas le téléphone, il devrait envisager une autre solution.
Constant redémarra de suite, et passa aux côtés de la
Golf sans se douter de rien. Après avoir laissé passer quelques voitures, Quinchon reprit sa filature, un travail vraiment facile, trop facile et il n’aimait pas ça.
Il était grand temps que l’antithèse de Fangio quittât la
grand’ route car en moins de cinq minutes, s’était formé, à
sa suite, un petit convoi d’une vingtaine de voitures qui
rendait la présence du détective encore plus discrète, lui qui
jouait le rôle du cinquième wagon. Quinchon entendit vingt
conducteurs soupirer d’aise quand le clignotant gauche,
moins souffrant que son homologue de droite, informa le
convoi de l’intention du conducteur de faire une halte à
Lillois.
Il se dirigea vers la gare. Une petite place composée de
six maisons, d’un café et d’un restaurant. Constant semblait
chercher un endroit où il pourrait stationner, sans devoir
accomplir une infinité de manœuvres complexes et dangereuses. Son ombre ne pouvait en faire autant et il alla se
garer discrètement dans la rue voisine. Bizarrement, il n’y
avait pas « d’Hôtel de la Gare » sur la place, ce qui permit à
Quinchon de négliger l’hypothèse du couple qui va
s’envoyer en l’air pendant que le détective fait le pied de
grue, chose des plus désagréables pour un flic amateur
comme lui, et pas tellement gâté à ce sujet.
C’était bien ce qu’il avait pensé.
Il les aperçut tous deux pousser la porte du restaurant.
L’établissement arborait une dénomination poétique et
accueillante : «Le Plaisir Gourmand». L’endroit parfait pour
un repas en amoureux, à condition que tous les Nivellois
fréquentant la quincaillerie ne s’y donnent pas rendez-vous.
Quinchon avait faim lui aussi et l’endroit lui semblait
tout à fait sympathique. De plus, il possédait le pécule
qu’Eugénie lui avait remis la veille et c’était une jolie façon
de l’entamer, d’autant plus qu’elle serait dans l’obligation de
lui rembourser ses dépenses, ce repas au restaurant émargeant par la logique même au poste des « frais d’enquête ».
L’idée lui réjouissait l’esprit et il se mit à saliver tout en
se demandant s’il ne prenait pas un risque.
Tant pis !
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Il n’avait aucune volonté. Toute sa vie, il avait toujours
fonctionné avec comme motivation, la satisfaction instantanée de ses désirs. Adepte invétéré d’Epicure ! Ça lui avait
coûté très cher, il était tout à fait lucide à ce sujet là, mais il
ne savait pas combattre ses pulsions, surtout celles qui se
manifestaient dans le territoire abdominal.
D’un autre côté, ce repas lui permettrait d’obtenir des informations sur la nature de la relation entre les deux gastronomes et sur la personnalité de la dame.
Il s’avoua vaincu dans ce combat entre sa bonne conscience et sa goinfrerie.
La première impression, celle que l’on ressent quand on
pénètre dans un restaurant est principalement olfactive.
Une odeur de feu de bois peut mettre en appétit celui qui
dans son inconscient possède une réminiscence de tartines
rôties à la braise ou de saucisses grillées sur un lit de thym et
de romarin. Si ce souvenir est lié à un moment agréable de
l’existence, ces senteurs seront forcément associées à une
certaine idée du bonheur, préfigurant ainsi un déferlement
d’instants féeriques.
En pénétrant dans le restaurant, il avait totalement réglé
ses problèmes de conscience, et se préparait à vivre une
excellente soirée, tant du point de vue de son enquête,
qu’au niveau du plaisir des sens.
Le « faux couple » était en train d’établir le planning des
festivités gustatives et ils levèrent à peine la tête au moment
de l’entrée de Quinchon, concentrés qu’ils étaient sur la
lecture du menu, prélude importantissime au judicieux déroulement d’un repas digne de ce nom.
Il fut accueilli par une dame charmante qui avait bien
l’âge pour être considérée comme la maîtresse des lieux et
dont les rondeurs attestaient qu’elle n’avait pas fait du com-
bat contre le cholestérol et ses conséquences son principal
cheval de bataille.
Elle lança, d’un ton plus sincèrement jovial que commercial :
- Bonjour Monsieur, vous êtes seul ?
- Croyez bien que je le regrette, Madame, mais je pense
que je suis capable de manger pour quatre …
L’éclat de rire que la patronne ne put contenir ne fit
qu’attirer l’attention des rares clients, ce qui était exactement l’effet inverse de celui escompté. D’un autre côté, en
gagnant sa sympathie, il se garantissait un service de qualité
et peut-être quelques confidences de fin de repas. Qui sait ?
On lui suggéra une table dans un coin de la salle, préalablement dressée pour deux, mais dont elle fit disparaître en
quelques secondes les couverts prévus pour l’absente.
Tout en déplaçant avec souplesse cette masse corporelle
frisant la surcharge pondérale, elle lui présenta la carte en lui
suggérant l’apéritif maison. Sans doute ignorait-elle, qu’une
coutume solidement établie dans son biorythme personnel
prévoyait immanquablement à l’aube d’un gueuleton, le
traditionnel « Campari glace ».
Elle s’en accommoda et lui remit le menu, non sans insister avec conviction sur « Les suggestions de Venaison »,
ce qui en clair signifiait que le gibier était à l’ordre du jour
en cette période de chasse.
D’où il était installé, il pouvait observer à loisir les deux
objets de sa curiosité, et les entendit débattre du choix vers
lequel ils allaient s’orienter. La patronne avait su se montrer
convaincante puisqu’ils semblaient véritablement tentés par
les plats de saison.
Quinchon se dit qu’ils n’avaient pas vraiment le comportement d’amants empressés de se retrouver et ne maîtrisant
plus les élans de tendresse. Au contraire, on aurait dit un
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vieux couple, amoureux en silence, accomplissant des gestes
mille fois répétés, s’exprimant par des sourires ou des murmures.
Il fut tiré de sa rêverie.
- Monsieur aurait-il fait son choix ?
- Excusez-moi Madame, pas encore. Tout cela me semble tellement appétissant ajouta-t-il, comme s’il devait se
justifier.
Il se sentait vraiment détendu dans cet endroit,
l’ambiance feutrée, la douce chaleur contrastant avec la
froidure du dehors, le fond musical jazzy, les petites lampes
allumées à chaque table, et au loin, le bruit d’un fouet, battant vivement dans un poêlon de cuivre ce qui allait devenir
une sauce béarnaise ou un sabayon. Il en oubliait presque
que c’était par obligation professionnelle qu’il se retrouvait
en ces lieux et qu’il risquait fort à son retour, d’avoir des
démêlés avec la police de Rebecq en la personne de son
chef, à qui il avait voulu soutirer abusivement des informations.
Faire son choix, car elle allait revenir !
Plonger dans la carte !
S’y immerger, s’en imprégner pour tenter de connaître
celui qui l’avait conçue, sa personnalité, deviner, rien qu’à
l’intitulé d’un plat, celui qu’il prenait le plus de plaisir à préparer. Après une première lecture, Quinchon était en mesure de brosser un portrait succinct du chef.
De sa façon d’accommoder le foie gras, il devinait une
personne encline à une certaine jovialité, mais son carré
d’agneau trahissait une certaine rigueur du personnage,
voire une forme d’intolérance remarquable au fait qu’il ne
put concevoir un autre appoint de cuisson que « rosé », ce
en quoi il n’avait pas tort. La profusion de termes tels que
« salmigondis », « méli-mélo », « composition de … » trahis-
sait une prédisposition au plaisir d’un certain désordre, que
ce soit dans son existence, dans sa vie privée, comme dans
la vie sociale … une espèce d’adepte des préceptes libertaires, contradictoirement doté d’une personnalité autoritaire.
Quant au prix annoncé pour « Le chausson de Truffes
du Périgord », il dénotait clairement une propension à la
démesure de la part du cuistot. Que le saumon fût cuit à
l’unilatérale aurait pu mettre en évidence une tendance à
assumer difficilement la contradiction, mais Quinchon estima qu’il était en train de sombrer dans l’analyse de type
astrologique, c’est-à-dire confondant l’élémentaire avec
l’alimentaire. Pourtant l’homme devait être entier, comme
son rognon et son homard.
«Faisons fi des demi-mesures ! » devait également faire
partie des adages qui gouvernaient son comportement.
Il n’eut pas le temps de supputer plus avant et d’affiner
son expertise que la copie conforme d’un d’Artagnan sur le
retour surgit des cuisines en hurlant :
- Madame Sevrin, nous sommes à court de Cognac à
l’office et le perdreau souhaiterait que je le flambasse.
On aurait dit une réplique mille fois répétée par deux acteurs complices.
Le bonhomme, dans son apparat de cuisinier, dégageait
un charisme indubitable, on devinait un être passionné en
qui on pouvait placer sa confiance aveuglément.
De sa voix grave, éraillée par quelques milliers de cigarettes, il salua chaque client, les appelant tous de leurs noms et
commettant même un :
- Comment vont monsieur et madame Constant ? à la
grande surprise de Quinchon !
Comme l’aurait dit Simenon, il était le seul « inconnu
dans la maison » et cela lui valut un commentaire personnalisé du patron.
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- Monsieur, bonjour. Puis-je me permettre de prendre
votre commande ?
- Bien sûr ! Comme entrée, je suis tenté par « Le Croustillant de Pieds de Cochon à la Coriandre » Qu’en pensezvous ?
- C’est une excellente idée. Ce plat est une création de la
maison. Après avoir cuit et nettoyé les pieds de cochon,
nous en faisons un chausson en feuille de brik, les amateurs
de ce que les pseudo gastronomes appellent un « bas morceau » se régalent en général de ce plat.
- Cela me semble parfait. Pour suivre, le « Ris de veau à
la moutarde et au miel » me semblerait assez judicieux. Cela
fait une éternité, me semble-t-il que je n’en ai plus vu dans
les menus.
- La dioxine, Monsieur ! La vache folle ! C’est à cause
d’elle qu’on ne trouve plus ce produit dans les restaurants.
Encore maintenant les gens se méfient.
Quand il parlait dans la salle, il monopolisait l’attention.
Tout le monde l’écoutait comme le prêtre au moment du
sermon, le détenteur de la bonne parole. Le sage parmi les
sages
- Très bien Monsieur, on vous met tout ça en route. Je
vais demander à mon épouse de vous apporter la carte des
vins !
Quinchon était ravi qu’il ne lui ait pas suggéré de consulter le « Livre de Cave », tant il trouvait ce terme stupide,
évoquant l’idée de punition. Si tu n’es pas sage, tu iras lire
ton livre à la cave !
Il opta pour un Madiran. Il adorait ces vins du sud-ouest,
superbement charpentés, riches en tannins, âpres en bouche
et qui prenaient une ampleur démoniaque sur des plats forts
en caractère.
Quinchon se demandait s’il n’eût pas été préférable
d’opter pour « Le Magret de Canard au Sirop de Liège »
quand il constata que les « faux Constant » dégustaient leurs
assortiments de terrines de gibier avec un air béat qui faisait
plaisir à observer. Il est vrai que les menus décrits par la
véritable Madame Constant étaient à l’opposé des petites
merveilles que concoctait Sevrin.
Il partagea rapidement l’allégresse générale, tant ce qu’il
dégusta lui sembla délicieux. Succulence des plats, explosion
de saveurs, le détective flottait sur un nuage de béatitude
proche de l’orgasme stomacal. Les pieds de porc s’avérèrent
magiques, une merveille de sapidité, un contraste de textures
différentes, de parfums envoûtants par leur dosage et leur
subtilité. Les ris, découpés en petits dés, légèrement panés
et habilement sautés au beurre baignaient dans une sauce à
l’onctuosité parfaite, preuve d’une grande maîtrise de l’art
devenu rare de la sauce émulsionnée. Aux joies gustatives,
l’artiste officiant aux fourneaux ajoutait celles du plaisir
visuel, embellissant l’assiette d’une palette colorée de légumes croquants et de pommes de terres rougeâtres dénommées vitelottes.
Les Constant, eux, s’épanouissaient sur une « Gigue de
Chevreuil aux Champignons Sauvages » et Quinchon se
disait qu’il aurait volontiers partagé avec eux ces momentslà. Dans une communion des sens !
La bouteille de Saint Julien, Château Lagrange aidant –
millésime impossible à deviner à cette distance –, les propos
échangés à l’autre table devenaient de plus en plus audibles.
Ils parlaient de livres ! Ils citaient des noms d’auteurs que
Quinchon avait aperçus dans la bibliothèque du quincaillier.
Elle s’enthousiasmait pour les Américains : Chandler, Elroy,
Chester Himes, Max Allan Collins, Stuart Kaminsky, Bill
Pronzini et lui rétorquait avec les Français, Daeninckx, Léo
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Malet, Jonquet, Oppel, Pelot, Pennac, Manchette, Pouy,
Siniac … Ils étaient adorables. Deux adolescents de près de
soixante ans en train de se chamailler sur leurs émotions
littéraires respectives.
Le détective avait prévu de quitter l’établissement le dernier dans l’espoir que les patrons du restaurant puissent lui
fournir des informations sur ces deux clients qu’ils semblaient si bien connaître.
Le vieux couple s’offrit, l’un, une montagne de profiteroles à la glace au lait d’amande, l’autre, des sorbets aux fruits
exotiques avant de conclure sur deux tisanes à la mélisse.
S’en allant bras dessus, ils transpiraient le bien-être, la sérénité. Benjamin Constant ne méritait pas l’épouse vers laquelle il s’en retournait. L’idée de la retrouver devait être un
véritable cauchemar. Quinchon s’avoua qu’il les avait pris
en sympathie. L’euphorie du gueuleton, sans doute.
Une fois seul et avant de solliciter l’addition, il se laissa
tenter, capricieux par un « Marc de Gewurztraminer », et
retrouva assis à sa table, le d’Artagnan des fourneaux à qui il
offrit un digestif dans l’espoir de lui délier la langue. Il
s’aperçut bien vite que le petit verre d’alcool n’était pas nécessaire tant le bougre était volubile.
- Monsieur Sevrin, honnêtement, ce fut un repas royal,
inoubliable !
-Je vous remercie, Monsieur … Monsieur ?
- Jansenne.
- Monsieur Jansenne. Je pense que c’est la première fois
que vous nous faites l’honneur de la maison.
- En effet, mais il y longtemps que j’avais prévu de venir
découvrir votre talent, mentit-il. On m’a tellement vanté
votre cuisine.
- Vous habitez la région ?
- Oui. En fait, j’habite Rebecq et d’ailleurs, je me demande si les deux personnes qui mangeaient à cette table,
ne seraient pas de la même région que moi, re-mentit-il,
amorçant ainsi le déballage d’informations qu’il espérait
obtenir.
- Monsieur et Madame Constant ? Ah non, pas du tout.
Ce sont de purs Nivellois, que je sache. N’est ce pas, Moumoune.
Moumoune, c’était Madame Sevrin. Elle virevoltait telle
une danseuse étoile de table en table pour les débarrasser le
plus rapidement possible et pouvoir enfin s’installer avec
son mari et ce charmant monsieur.
Enfin, c’est ainsi qu’il espérait qu’elle le conçut.
- On les appelle Monsieur et Madame, mais tout le
monde sait très bien qu’ils ne sont pas mari et femme. Nous
les aimons bien, ils sont si gentils, ils ont l’air d’être dans un
autre monde, ils ne parlent jamais que de livres, de policiers,
de détectives privés, de polars, de thrillers, comme ils disent. C’est bizarre à leur âge, vous ne trouvez pas, s’inquiéta
la dénommée Moumoune ?
- Et ils habitent Nivelles, dites-vous. C’est étrange, mais
dans mon village, il y a un homme qui lui ressemble de manière assez troublante.
- J’en suis certain ! affirma le cuisinier. Lui, il tient une
quincaillerie, et elle s’occupe d’une drôle de petite boutique,
où elle vend des livres d’occasion, Rue de Bruxelles, derrière
le Palais de Justice.
C’était donc ça. Il avait affaire à deux passionnés de
vieux bouquins qui partageaient leur amour commun dans
la plus grande des puretés charnelles. Rien qu’un partage
complètement licite d’intérêts culturels et linguistiques
communs.
Rien de mal, après tout !
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Cette découverte allait coûter une bonne centaine
d’euros à Eugénie et Quinchon n’en tirait aucune honte.
Après tout, il avait passé une excellente soirée !
Il se sentait tellement serein que ni l’idée d’aller chercher
un succédané de tendresse monnayée ni celle de boire
l’ultime ne lui vint à l’esprit.
Il pensait au recueil de nouvelles policières italiennes
qu’il avait acheté quelques jours auparavant et qu’il avait
envie de lire, subitement, comme un désir fulgurant.
Retrouver ce bon vieux Andréa Camilleri devenait une
urgence.
Cet auteur sicilien attribuait tant de défauts à son héros
que cela le rassurait.
Quinchon détestait au plus haut des points l’idée, le
concept éculé de perfection !
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VIII
« Pedigree »
Le mercredi était souvent jour de grande affluence au
magasin. Constant n’avait jamais vraiment compris les raisons de ce phénomène. De temps en temps, Eugénie acceptait de le seconder, mais elle passait le plus clair de son
temps à deviser avec les clients des mérites comparés de tel
ou tel traitement contre le diabète, l’hypertension, la diarrhée, ce qui finalement ralentissait plus le travail, qu’il ne le
faisait avancer.
Ce matin, il avait prétexté un nombre important de rappels de factures à envoyer, pour rester seul dans son bureau.
- S’il y a un problème au magasin, appelle-moi, lui avait-il
dit.
Dans le courrier, il avait trouvé la photocopie d’une
coupure de presse, vieille de près de quarante ans. Il se souvenait de cet article paru dans « Les Echos d’Arenberg »
après les funérailles de son père. Mais qui voulait faire resurgir du néant cette vieille histoire ?
Il s’agissait d’un article rédigé à l’époque par Alphonse
Constant, le patron des « Echos », un cousin de son père.
Les deux hommes ne s’entendaient pas, mais finalement,
avec qui s’entendait-il, son père ? Pas grand monde !
Personne, pas même avec son fils !
En pensant à ce père, Benjamin revoyait l’image de cet
homme qui voulait faire payer à tout le monde cette maladie
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honteuse dont il souffrait. Arnould Constant était atteint
d’incontinence urinaire.
Incapable de maîtriser sa vessie !
Quand il était enfant, sa mère étendait à la fenêtre de sa
chambre, bien à la vue de tous les passants, les draps de lit
souillés par les urines du petit. Elle était persuadée qu’en
l’humiliant de cette façon, il apprendrait à se contrôler.
Malheureusement, le seul effet de cette thérapie barbare fut
que l’enfant ne dormit plus. Il tentait de rester éveillé, allait
dix fois aux toilettes, essayait de se battre contre lui-même,
puis, épuisé, finissait par s’endormir, incapable de répondre
aux signaux de détresse que son corps lui lançait lorsque sa
vessie était pleine. A l’école, sa vie était un enfer. Régulièrement, le maître l’interpellait
- Monsieur Constant, ne serait-il pas temps d’aller aux
toilettes, de façon à éviter une nouvelle catastrophe ?
Et sous les ricanements de ses congénères, il s’exécutait.
Adolescent, la haine prit le pas sur la honte. Il se mit à
détester tout le monde et à mettre au service de son combat
contre l’infamie tout ce que ses moyens intellectuels lui
permettaient d’utiliser. Sa spécialité était de commettre des
méfaits et s’arranger pour que d’autres fussent accusés à sa
place. Sa jubilation était totale quand l’innocent subissait
l’injuste châtiment. Dans cette région de son corps où
d’habitude il ne se contrôlait pas, dans le bas de son ventre,
il sentait alors un immense et étrange plaisir physique.
La souffrance des autres le faisait bander !
Benjamin avait appris tout cela, bribes par bribes, de la
bouche des gens du village, et pas de son père lui-même. Il
ne parlait jamais de son passé, ni de son enfance.
Deux fois dans sa vie, il avait eu l’occasion de dialoguer
avec lui.
Bien que la notion de dialogue impliquât qu’il faille,
normalement du moins, deux personnes.
La première fois, Benjamin venait d’atteindre 18 ans et
terminait son année de rhétorique au Collège Saint-Vincent
de Soignies. Il avait sué sur l’algèbre et la trigonométrie
pour obtenir la moyenne, mais avait obtenu le « Premier
Prix de Français ». Il n’en était pas peu fier.
Heureux, quoique déçu que personne de sa famille n’eût
pu apprécier les applaudissements nourris qui lui furent
adressés lors de la cérémonie, son père ne se rendant jamais
à ce genre de manifestation, de crainte d’un accident de
vessie, il revint à la maison, la tête pleine de rêves et
d’ambitions universitaires.
Benjamin avait l’intention de lui faire part de ses projets.
Des heures entières, avec Claire, ils avaient imaginé cette vie
nouvelle, faite de liberté, d’autonomie et d’aventures.
S’inscrire en Philologie Romane à l’ULB, et proposer sa
collaboration à quelques journaux bruxellois comme pigiste,
de manière à financer ses études. Il était sûr que cela marcherait, que son père trouverait l’idée excellente, dans la
mesure où ça ne lui coûterait pas trop cher. Il se voyait déjà
critique littéraire ou théâtral au « Soir » ou à la « Libre ». Il
passerait ses journées dans les amphithéâtres à étudier la
littérature, puis, le soir, il écumerait les salles de spectacle et
les cafés à la mode où les acteurs se rendaient après avoir
quitté la scène. Il les interviewerait et passerait ses nuits à
rédiger ses articles.
Il ferait partie de l’élite intellectuelle de la capitale !
Un jour, une jeune et prometteuse actrice tomberait
éperdument amoureuse de lui, pour la forme, il lui résisterait quelques temps, puis succomberait et offrirait son pucelage à cette « Chimène ».
Mais ses rêves s’envolèrent bien vite !
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Son père l’attendait, et il n’eut jamais le temps de lui
transmettre l’enthousiasme de ses projets.
Assis derrière son bureau, Arnould Constant trônait
comme le maître du destin de son fils.
Benjamin l’entendait encore :
- Fils, je suis fier de toi ! A ton âge, je travaillais déjà depuis de nombreuses années et je pense qu’il est temps pour
toi de rembourser ton père de toutes ces années perdues sur
les bancs du Collège. J’ai préparé avec le notaire Toussaint
un document que voici. Ce n’est pas un testament, c’est une
donation : la quincaillerie est à toi, mais la maison reste à
moi. A partir d’aujourd’hui, tu es seul maître à bord dans le
magasin, tu es le patron. J’espère que tu es conscient de ta
chance ? Toutes ces années passées à trimer dans cette boutique, c’est pour toi que je l’ai fait.
- Mais …
- Ne me remercie pas, tu sais que j’ai horreur des effusions. Maintenant, fils, au travail. Tu sais que je suis là, si tu
as besoin de moi.
Benjamin était resté muet de rage, abasourdi. Toute cette
vie à laquelle il aspirait s’écroulait.
Il s’était tu ! Des centaines de fois, il s’en était voulu de
cette lâcheté.
Pourquoi n’avait-il pas fui ? Pourquoi n’avait-il pas eu le
courage de prendre son balluchon et disparaître de la vie de
ce tyran ? Non, il était resté là, tétanisé par ce père dont
jamais personne n’osait contrarier le discours. Pourquoi cet
homme, constamment souillé par sa propre urine était-il si
fort ? Et pourquoi lui, si jeune, si beau, si passionné, n’avaitil pas trouvé la force de hurler son désaccord ?
Pendant des nuits il avait ruminé sa vengeance, cherchant dans les livres le crime parfait, le meilleur moyen de
se débarrasser de cet homme. Mais à son plus grand désap-
pointement, les auteurs faisaient toujours triompher la police ou la justice – les romans véhiculant encore à cette époque les valeurs de la prédominance du bien sur le mal.
Il préféra donc la quincaillerie à la prison à vie pour parricide.
Trois années passèrent sans que la révolte de Benjamin
n’éclatât au grand jour.
Il aurait dû, comme tous les jeunes gens de l’époque effectuer son service militaire et il ignorait s’il s’agirait d’une
planche de salut, ou d’un enfer pire encore. Quand le policier de quartier vint déposer un papier du Ministère de la
Défense à son intention, il ne comprit pas son sourire narquois.
- T’as de la chance, Benjamin, lui dit-il. Tu ne dois pas y
aller. Pendant que les autres ramperont dans la boue, tu
resteras bien au chaud dans ta boutique, sacré veinard !
Il ne comprenait pas pourquoi il y échappait.
En réalité, son père avait invoqué son handicap et expliqué que son fils était, en tant que propriétaire du magasin,
soutien de famille.
Par ces motifs, il se voyait, non pas réformé, mais dispensé.
Magnifique et machiavélique manœuvre du père Constant, qui sous couvert de générosité paternelle à l’égard de
son fils, n’avait fait que se garantir sa présence et son
contrôle permanent.
Un jour de janvier 1965, les inventaires annuels venaient
d’être clôturés, Benjamin fut de nouveau appelé dans le
bureau de son père.
Pour la seconde fois, celui-ci avait décidé de modifier la
destinée de son fils et voulait lui communiquer ses décisions.
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Il n’était pas encore venu à l’esprit de Benjamin que dans
quelques mois, il serait majeur et pourrait librement donner
à sa vie l’orientation qu’il aurait souhaitée. Son père, en fin
spéculateur, conscient qu’à vingt-et-un ans, il pourrait le
laisser tomber, avait pris les devants. Il contrôlait tout, prévoyait tout, anticipait tout, régentait tout.
« Big brother » avant la lettre !
- Fils, je crois que tu es mûr pour le grand saut.
Il craignait le pire, et ce fut pire que ce qu’il craignait.
Une condamnation à perpétuité !
-Comme tu le sais sûrement, l’avenir du commerce est
dans les villes, tu verras que dans quelques années, il n’y
aura plus de magasin dans les petits villages comme le nôtre
(l’avenir, malheureusement, lui donna raison) et je vais
t’offrir comme cadeau de mariage, une superbe quincaillerie
à Nivelles.
- Mais, Père, je ne compte pas me marier, je ne connais
aucune fille et …
- Laisse-moi t’expliquer. Ce magasin à Nivelles représente un chiffre d’affaire au moins trois fois supérieur à
celui-ci. Seul, tu ne peux t’en sortir et ça te coûterait bien
trop cher d’engager une vendeuse, surtout qu’il faut en
trouver une qui soit honnête. Eugénie travaille ici depuis
quelques temps, mais nous devons la payer pour son travail.
Si elle était ta femme, elle travaillerait gratuitement.
Diabolique ! Mon père est diabolique, se disait-il.
- Mais Père, je ... je n’ai aucune envie de l’épouser !
- Il faut bien que tu te maries un jour. Tu ne sors jamais,
tu passes tes soirées et tes nuits dans ta chambre à « je ne
sais quoi faire », puisque tu n’es pas capable de te trouver
une femme, je m’en occupe moi-même. Elle n’est pas vilaine cette petite. Et puis, dis-toi que si tu épouses ta servante, elle restera ta servante avant d’être ta femme. Et ça,
ça n’a pas de prix. D’autant que tu lui apportes tout : la situation, le nom, l’argent, tu offres tout cela à une gamine
qui n’a aucun avenir. Ce sera toi le maître.
Mais Benjamin n’en avait rien à faire de devenir le maître. Il n’y avait que son propre destin qu’il aurait voulu maîtriser.
La seule manière de devenir enfin libre était de marquer
son accord aux propositions de son père. Mineur émancipé
par le mariage, propriétaire de son affaire, uni pour le meilleur et surtout pour le pire avec la bonne, il pourrait enfin
gérer l’orientation de son existence comme bon lui semblerait. Il fallait donc faire vite.
- Bien Père. Nous ferons comme vous l’avez décidé.
J’imagine que vous avez déjà tout organisé.
Feignant d’ignorer la pointe de sarcasme dans la réplique
de son fils, Arnould Constant, surpris du manque de résistance de celui-ci, rétorqua :
- Non fils, tout n’est pas prévu. Il me manque l’accord
d’Eugénie.
- Excusez-moi, Père, je pensais que vous lui aviez déjà
demandé sa main à ma place.
- Ne sois pas cynique, Benjamin, c’était une des premières fois qu’il l’appelait par son prénom, si elle est d’accord,
nous vous fiancerons rapidement et le temps de rédiger
tous les documents avec le notaire et de publier les bans,
nous pourrions fixer la date des noces pour le printemps, en
avril par exemple.
Tous ces évènements revenaient à la mémoire de Benjamin à cause de cet article des « Echos ». Sa glorieuse demande en mariage, les fiançailles bâclées, le mariage en
grandes pompes à l’église, les beaux menus calligraphiés
célébrant à toutes les sauces l’amour d’Eugénie et Benjamin,
le banquet concocté par l’inusable Madame Alice et son
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éternel velouté de cerfeuil, le champagne et le bourgogne
coulant à flot pour le plus grand plaisir des vieux oncles
qu’on ne voit qu’aux vœux de nouvel an ou aux enterrements, sauf quand c’est eux qu’on met en bière, les réflexions grivoises sur la beauté de la cuisse de la mariée à
qui l’heureux gagnant de l’enchère peut ôter la jarretière,
insoutenable spectacle, le bal que les jeunes époux doivent
ouvrir, le baiser qu’ils devaient échanger … pour terminer
par le regard égrillard de ces hommes à moitié dépoitraillés
se divertissant de la maladresse certaine des deux tourtereaux se retrouvant seuls, devant la séculaire obligation de
consommer le mariage.
Le plus odieux fut le cousin Alphonse, l’homme des
« Echos » qui lui avait parlé de son enfance, de son père, de
sa mère.
Etait-il ivre ?
Benjamin en avait la nausée.
Il avait joué le rôle principal dans une comédie écrite, réalisée et mise en scène par son père, n’ayant même pas été
consulté dans le choix des décors et des costumes.
Eugénie avait, elle aussi, interprété son rôle à la perfection. Etait-elle véritablement heureuse ou faisait-elle semblant ? N’avait-elle pas comme toutes les jeunes filles, rêvé
d’un véritable mariage d’amour ?
L’aimait-elle ?
Le soir des noces, Arnould Constant avait réservé une
chambre dans un hôtel, près de la gare centrale de Bruxelles. Le lendemain, ils partaient pour une semaine à la côte
belge. Semaine qui fut ramenée à trois jours, en raison des
diarrhées continues et persistantes qui frappèrent Eugénie,
conséquences, d’après elle, de l’ingestion de moules insuffisamment fraîches. Tout était déjà payé, tout était programmé. Le jeune marié avait même reçu une formation accélé-
rée pour faire d’Eugénie une femme, une vraie, ignorant
qu’elle en fut déjà une.
Quelques jours avant ce simulacre de mariage, Arnould
avait posé une question à son fils.
- Dis-moi, gamin, il détestait qu’on l’interpelle de cette
façon, as-tu déjà connu une femme ? Je veux dire intimement ?
En clair, il voulait savoir s’il était toujours vierge. Mais
bien sûr qu’il l’était, et il n’y voyait d’ailleurs aucun inconvénient. Evidemment qu’il aurait voulu le rester jusqu’au jour
où il déciderait de ne plus l’être. De quoi voulait-il encore se
mêler celui-là ?
- Je pense, fils, que pour que ta première nuit avec ta
femme se passe bien, il faudrait que tu … enfin que tu aies
déjà un peu d’expérience. Ce soir, nous allons monter à
Bruxelles et nous choisirons une fille, d’accord ? Elle
t’expliquera beaucoup de choses que moi, je n’arriverais pas
à t’apprendre. Ne t’inquiète pas, je payerai. Et surtout pas
un mot de tout ça à ta fiancée.
Cette soirée fut un cauchemar. Ce fut son père qui désigna l’initiatrice. Il pensait préférable de recourir aux services
précieux d’une professionnelle expérimentée, c’est-à-dire,
d’un certain âge. Alors que lui, aurait préféré une jeune fille
encore timide et un peu maladroite, rougissant de la gaucherie de son élève plutôt que s’en moquant. Arnould expliqua
à la « dame » ce qu’il attendait d’elle, et il la vit éclater de
rire, réclamer un supplément au tarif normal et puis, chercher des yeux son jeune élève. Impossible de donner un âge
à cette femme, tant le maquillage dissimulait ses traits et
sans doute, aussi ses rides. Elle le prit par la main et
l’emmena dans une chambre où régnait une odeur étrange,
comme un mélange de tabac froid, de parfum bon marché
et d’eau de javel.
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- Alors, mon poussin, on se marie bientôt et on a besoin
de conseils ! T’as bien fait de venir me voir. Je vais te montrer des trucs que tu n’as même jamais imaginés dans ta
petite tête de puceau.
En lui disant cela, elle avait enlevé le peu de vêtements
qu’elle portait, pour se retrouver en culotte et en soutien
gorge. Des vergetures parcouraient ses cuisses et la jupe,
une fois ôtée, provoqua le relâchement de quelques livres
de cellulites peu appétissantes. Le ventre de la professionnelle subissait dramatiquement le phénomène d’attraction
universelle, dissimulant partiellement à la vue du client une
abondante toison pubienne.
- Montre un peu voir si je t’excite comme ça ?
Elle lui malaxa les organes génitaux au travers de son
pantalon, l’œil perplexe.
Force lui fut de constater que la nudité de la prostituée
provoquait l’exact effet inverse. Benjamin aurait voulu disparaître tant il avait honte de cette situation.
- C’est bizarre, ça ! Les débutants, en général ça bande
avant de commencer. Allez mon petit bonhomme on va
enlever ce pantalon et vérifier tout ça.
Elle allait plus vite pour le faire que pour le dire.
- La règle d’or, mon pinson, c’est l’hygiène ! Avant toute
chose on se lave la bistouquette. Après, on est tranquille et
on peut s’envoyer en l’air.
Quand elle se mit à la tâche de lessiveuse d’organes génitaux, il ne put réprimer un cri de douleur.
- Mais vous me faites mal !
- Ça c’est pas normal, mon chéri. Y’a comme un problème et je crois qu’avant de t’envoyer en l’air avec tante
Yvonne, il faudra aller voir un toubib.
Benjamin venait de découvrir qu’il souffrait d’un phimosis, en d’autres termes, d’une incapacité à décalotter l’objet
de la convoitise de la putain. Elle lui expliqua, avec la patience d’une institutrice proche de la retraite qu’il faudrait
pratiquer une légère intervention chirurgicale avant de pouvoir découvrir les plaisirs de l’accouplement sans souffrances inutiles.
Et là, cette femme devint admirable de compassion.
Elle consola Benjamin qui pleurait de douleur et surtout
de honte. Tendrement, elle essaya de l’aider à découvrir son
gland douloureux, mais n’y arrivant pas, elle le soigna, lui
mit de la pommade et tenta de le calmer. Sa tête plongée
entre ses seins, les larmes coulaient dans la rainure de ses
deux énormes globes laiteux. Elle lui caressait la chevelure,
comme une mère l’eut fait avec son fils désemparé et elle lui
parla. Longtemps, elle lui expliqua comme l’amour devait
être simple, lui démontra que s’il respectait sa femme, il
trouverait rapidement le chemin du plaisir partagé, que rien
n’est affaire de technique, mais plutôt de tendresse. Plus il
l’écoutait, plus il sentait son désir à son égard augmenter et
plus ça lui faisait mal. Ce jour-là, il se promit qu’il reviendrait la voir et lui ferait l’amour comme jamais aucun de ses
clients ne l’avait fait, pour son plaisir à elle, rien que pour
elle.
Il ne tint jamais sa promesse.
Personne ne sut jamais rien de cet épisode cruel de sa
vie, il suivit ses conseils, alla voir un médecin, qui pratiqua
l’opération bénigne et lui recommanda d’attendre deux semaines avant de se lancer dans l’aventure de la sexualité.
Par prudence et délicatesse, il expliqua à Eugénie le mal
qui l’accablait et l’incapacité physiologique dans laquelle il se
trouvait de la rendre « heureuse » au soir de leurs noces.
Cela se passait la veille du jour tant attendu. Elle l’avait
écouté, l’avait regardé et lui avait dit tendrement :
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- Ce n’est pas grave, Benjamin, nous aurons toute la vie
pour cela …
Emu de sa délicatesse, il lui avait serré la main très fort
en essayant de lui transmettre un message. Il aurait voulu
avoir le courage de lui dire : « Ce sera très dur Eugénie, très,
très dur car je ne t’aime pas et ne sais si je t’aimerai un
jour. »
Mais avait-elle saisi sa pensée ?
Qui voulait faire resurgir de cette tombe où, enfin, il ne
faisait plus de mal à personne, le fantôme d’Arnould Constant ?
Benjamin était persuadé que quelqu’un avait assassiné
son père. Il savait aussi que pour la plupart des gens, il était
coupable !
Les dernières semaines de son existence, Arnould parlait
sans cesse d’une menace qui planait sur lui, il évoquait des
personnes qui lui voulaient du mal, il disait qu’on lui envoyait des lettres anonymes vengeresses, il avait peur.
Il était mort dans la terreur et peu de monde l’avait pleuré.
Il était mort « à la satisfaction générale » avait murmuré
certains villageois. Certains l’avaient même soupçonné, lui
Benjamin, le bon fils qui n’avait jamais mis en question les
décisions paternelles.
En aurait-il été capable ?
Il devait bien l’avouer, cette disparition avait sonné
l’Angélus de sa libération. La démobilisation de vingt-et-un
ans d’esclavage.
Finalement, avec le recul, Benjamin se disait que chacun
vivait avec la certitude que tout le monde était convaincu
que la mort d’Arnould Constant n’était pas naturelle, mais
que personne, ni la justice, ni la police n’avait jugé pertinent
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de chercher le coupable. L’assassin, s’il y en avait un, avait
fait œuvre de salubrité publique, et lui faire un procès eût
été gaspiller l’argent et le temps des contribuables.
Triste et douloureux constat pour un fils.
Mais, cet article vieux de trente-sept ans, pourquoi le ressortir aujourd’hui ?
Qui avait intérêt à recommencer l’enquête ?
Il y avait donc un responsable, un coupable et quelqu’un
voulait aujourd’hui le démasquer, le faire payer.
Il y avait donc aussi une personne qui avait souffert de la
disparition du tyran. Qui ? Forcément, une personne jeune
à l’époque. La tête lui tournait de tant de souvenirs évoqués,
de tant de douleurs ressassées, de tant de questions irrésolues, de ces années de doute.
Et si c’était Eugénie qui …
C’est à ce moment qu’il perdit connaissance.
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Toutes les séquelles des agapes de la veille disparurent
après le second (double) Ricard et la douzième Rothmans.
Il faisait froid, mais le ciel était d’un bleu intense. Il aimait
ce temps fait de contrastes ; cette fraîcheur qui pique le
visage et le soleil qui donne au paysage légèrement brumeux
une lumière éclatante.
Il pénétra dans son bureau vers 13 heures 45.
Sur sa table de travail, la coupure de presse, trônait toujours sur le sommet d’une pile de courrier à classer. Eventuellement à ouvrir avant de classer. Il nota dans son esprit
qu’il serait peut-être temps de revoir sa position et de réfléchir à l’opportunité d’engager une collaboratrice, au moins à
temps partiel. Bénévole de préférence ou une stagiaire en
criminologie, gratuite !
La veille, il s’était endormi avec la satisfaction du devoir
accompli. L’affaire était classée. Benjamin Constant rencontrait une femme en cachette, mais en tout bien, tout
honneur, comme on le dit dans les veilles familles catholiques. Pas de quoi en faire un fromage, il rendrait compte à
Eugénie de sa découverte, tenterait de se faire rembourser
le repas et bonsoir !
Au réveil, le souvenir de cette coupure de presse avait
modifié sa décision. L’intuition que derrière cette légère
infidélité se cachaient de bien plus graves secrets le poussa à
fouiner dans le passé de cette famille aux relations particulièrement tendues.
Par où commencer ?
S’organiser. Planifier. A chaque affaire où les évènements se précipitaient, c’était toujours le même dilemme :
tellement de choses à faire, il fallait fixer les priorités.
Appeler Delplancq ?
Consulter les archives des « Echos » ?
Contacter la vieille Constant pour essayer de comprendre les raisons de son amnésie ?
Faire une recherche sur la mystérieuse libraire qui accompagne Benjamin à ses gueuletons ?
Non, tout cela, il le ferait en temps utile, mais il n’avait
qu’une obsession : retrouver, s’il vivait encore, le commissaire Laviolette et l’agent qui avait découvert le cadavre
d’Arnould Constant ce jour de mai 1965, ainsi que tous les
témoins survivants de ce décès.
A cette heure-ci, il y avait fort à parier qu’il puisse mettre
la main sur l’ancien bâtonnier du Palais de Justice de Nivelles dans son point de chute favori : l’Excelsior. Il y passait le
plus clair de son temps depuis le suicide de sa femme, et,
avec un peu de chance, il lui resterait peut-être encore assez
de lucidité pour lui répondre.
- Maître Dumont ?
Le vieil homme était plongé dans ses pensées, absent du
monde des vivants.
Il sursauta.
- Oui … ah, c’est toi, Marcel. Comment vas-tu ?
J’imagine que tu as besoin de mes services si tu viens me
voir. Ce n’est quand même pas pour assister au naufrage de
la magistrature que tu t’es déplacé. Y’a d’autres spectacles
plus agréables.
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IX
« En cas de malheur »
L’homme sombrait, de toute évidence et, malgré que ce
ne soit pas un service à lui rendre, Quinchon lui proposa :
- Je peux vous offrir quelque chose ?
- Si c’est le prix que tu payes pour que je te donne des
renseignements, j’accepte le marché … mais je ne te garantis rien, je suis au bord du précipice et sois certain que je
vais bientôt tomber, un pas et, plouf ! Ce pas, c’est peut-être
le verre de trop que tu vas m’offrir, et alors, tout le reste de
ton existence tu devras assumer ! Tu seras celui qui a payé
son dernier verre au Bâtonnier Dumont, cet ex-ténor du
barreau, ce spécialiste de la jurisprudence, passionné par le
Droit et la Justice, et qui n’a pas vu, que près de lui, à ses
côtés, une femme souffrait. Une souffrance insupportable
qui l’a conduite à choisir le trépas, alors que deux semaines
plus tard son mari, raccrochait définitivement sa toge, pour
jouir enfin d’une paisible mise à la retraite bien méritée. Tu
te rends compte, Quinchon ? A quinze jours de la pension,
elle s’est pendue, c’est dire qu’elle redoutait de vieillir avec
moi … je veux bien un Scotch.
Il y avait peu de chose à dire à cet homme en bout de
course. Qu’ajouter à un tel discours ?
- C’est vrai que je suis venu faire appel à votre mémoire,
Maître…
- N’oublie pas le Scotch ! Un Gordon, tempéré si possible, et si le patron veut bien. Paraît que parfois je commence à plaider tout seul, alors, ils me mettent dehors …
quand j’embête les autres clients … demande aussi une portion de fromage, j’ai plus rien mangé depuis … depuis quelque temps. Quel jour sommes-nous ?
- Mercredi, Maître Dumont.
- Ah ! Mercredi. Le jour des divorces au Palais. Les
consentements mutuels, les divorces pour cause déterminée, les droits de garde, les fixations de pensions alimentai-
res, quelle affaire ! Qu’est-ce qu’on se marrait ! On arrangeait tout à l’avance aux réunions du « Rotary » le lundi soir,
puis on faisait semblant de défendre le client, au Palais,
c’était le bon temps …
Le bon temps ! Quinchon se fit la réflexion que les gens
qui parlent ainsi sont déjà morts, mais qu’ils ne le savent
pas !
- Garçon ! Garçon ! Un Scotch, un … café, non un Ricard, double si possible et une portion de fromage.
- Sur un divorce bien mené, on prenait facilement cinquante mille, en général en noir. Une fois j’ai défendu un
inspecteur des contributions, cocu notoire dont la femme
…
- Maître Dumont, vous me l’avez déjà racontée cent fois
l’histoire de l’agent du fisc dont la femme se faisait sauter
par les contribuables victimes de redressements carabinés
… moi, ce que je voudrais vous demander, c’est si vous
vous souvenez du Commissaire Laviolette, l’ancien chef de
la police de Rebecq ?
- Pourquoi ? Il est mort ? Il est cocu, lui aussi ?
- Je n’en sais rien.
- A mon avis, il devait être cocu. Sa femme était une superbe créature, et lui, une véritable crapule.
- D’après ce que je sais, il est resté à Rebecq jusqu’en 81,
date à laquelle un certain Limbourg lui a succédé. Vous en
souvenez-vous ?
- De Limbourg, oh que oui ! Lui c’est le contraire. C’est
sa femme qui doit porter les cornes …
- Mais je m’en fous, Monsieur Dumont. Je ne fais pas
une enquête de moralité. Je voudrais juste savoir si vous
pouvez me dire où je peux trouver Laviolette.
Quinchon, une fois de plus avait l’impression de perdre
son temps, et l’argent d’Eugénie en même temps.
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L’ancien magistrat décati boudait. Vexé de
l’emportement du détective, il salait abondamment les fromages et buvait sa bière tranquillement.
- Quinchon, tu m’emmerdes ! Tu m’as toujours emmerdé. Je n’ai jamais su saquer les privés, tu le sais pertinemment bien. Il faut laisser le travail de flic aux flics et pas aux
amateurs dans ton genre.
Excellente réaction !
C’était très bon, car avant de rentrer dans une phase de
réponses aux questions, Dumont passait toujours par une
période d’agressivité qui avait sur lui une fonction dégrisante.
Dumont avala une bonne lampée de bière noire, se frotta la bouche du revers de la manche et fixa Quinchon droit
dans les yeux.
- Ton Laviolette, mon vieux il a été viré de la police.
Proprement. Avec tous les honneurs. Il couvrait toutes les
magouilles de la région. Un vrai ripoux ! Fin des années
septante, un rapport est sorti à son sujet. On a constaté qu’il
maîtrisait un joli réseau de prostitution et qu’il avait même
quelques intérêts personnels dans des boxons de Quenast !
Il arrosait d’une main et récoltait de l’autre. Personne n’a
jamais compris pourquoi il n’était pas tombé plus tôt. Il
devait bénéficier de solides protections.
- Pensez-vous qu’il aurait pu couvrir un meurtre ?
- Le genre de chose qui ne l’aurait dérangé le moins du
monde … à condition qu’il y ait intérêt. Tu cherches quoi,
au fait ?
- Je ne sais pas. Quelqu’un veut me manipuler et me forcer à rouvrir le dossier de la mort d’un quincaillier en 65. Le
décès était suspect, mais Laviolette a classé sans suite.
- S’il y a eu meurtre en 65, la justice ne sait plus rien faire
a l’heure d’aujourd’hui.
- La justice, ce n’est pas mon problème. Si un client me
paye pour avoir des informations, je cherche et, si je trouve,
je les lui communique. Après, il en fait ce qu’il veut.
- Et qui t’a demandé des informations sur ce soi-disant
assassinat ?
- Personne !
- Alors là, je ne comprends rien.
- Moi non plus … enfin, c’est trop long à expliquer. Dites-moi, savez-vous ce qu’est devenu Laviolette après sa
mise au rancard prématurée ?
- Il a disparu. Envolé, l’animal.
- Et personne n’a jamais eu de nouvelles ?
- Si.
- Qui ?
- Moi !
- Comment, vous ? Mais alors dites-moi …
- Un scotch.
- Garçon, un scotch, s’il vous plaît … et un Ricard.
- Un double ?
- Oui, un double.
Il en aurait volontiers commandé un triple, tant son informateur l’exaspérait, mais la journée ne faisait que commencer et il fallait rester calme. Zen de préférence.
- Alors ?
- C’est tout à fait par hasard qu’un client, un petit truand
minable dont je me suis occupé, m’a un jour raconté qu’en
cavale, il avait rencontré Laviolette. Il l’avait même hébergé
quelques jours dans sa maison. Si j’ai bien compris, son
bizness, c’était la planque pour les malfrats désireux de se
faire oublier. Il n’est pas nécessaire de préciser que les services rendus n’étaient pas désintéressés. Mais de qualité : faux
papiers, armes, déguisements, fausses moustaches et limou-
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sines en ordre d’assurance fournie dans le forfait. Un vrai
professionnel.
L’ancien Magistrat parlait lui-même comme un vieux
truand. On se serait cru dans un roman de Léo Malet.
- Et le point de chute de l’ex-commissaire ? On peut savoir où il se situe ou bien… cela implique un petit supplément ?
- Saint-Gilles-Croix-de-Vie, ça te dit quelque chose ?
- Non.
- C’est en Vendée. Trente kilomètres au nord des Sables
d’Olonne.
- Pour l’adresse et le numéro de téléphone, je suis désolé,
mais je ne peux pas t’aider.
- Vous m’avez beaucoup aidé, affirma Quinchon ; et
beaucoup énervé aussi, pensa-t-il.
L’évocation de ces souvenirs avait mis le magistrat retraité de bonne humeur.
Le détective l’abandonna à ses cogitations, conscient que
dans quelques bières, l’homme replongerait de nouveau
dans les idées noires.
Les services des renseignements téléphoniques internationaux répertoriaient trois Laviolette dans la commune de
Saint-Gilles-Croix-de-vie.
Il se demandait comment Eugénie accepterait de rembourser des communications avec la Vendée dans le cadre
de la mission si simple, qu’elle lui avait confié. Mais ces
considérations bassement économiques ne feraient pas
avancer son travail.
- Allô ! Oui, bonjour, je vous appelle de Belgique. Je suis
un ancien collègue de travail du Commissaire Laviolette,
serait-il possible … Comment ? Votre mari n’a jamais tra-
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vaillé dans la police ? Comment dites-vous ? D’ailleurs il a
horreur de flics … Mais, excusez-moi, j’ai dû me tromper.
Deuxième tentative.
- Bonjour Madame. Serait-il possible de parler au Commissaire Laviolette ? … Non, ce n’est pas possible … Il est
absent ?
Cette fois-ci, il était tombé sur le bon numéro.
- S’il n’est pas absent, pourriez vous me dire pourquoi il
ne peut pas me parler ? … Il est mort. Alors, évidemment.
Je suis désolé. Vous savez, je suis un ami de Belgique et de
passage dans la région, j’aurais souhaité le saluer… Je peux
venir, dites-vous ? Mais, s’il est mort ? … Il est mort hier !
Mes condoléances, Madame. Et de quoi … Assassiné…
Comment ? Vous ne pouvez pas m’en dire plus au téléphone ? L’enterrement a lieu samedi. Très bien, Madame.
Excusez-moi pour le dérangement.
Cela faisait deux morts depuis qu’un énigmatique correspondant anonyme lui avait fait parvenir une étrange coupure de presse. Deux témoins de l’affaire, Alphonse Constant et, maintenant, le Commissaire Laviolette. Quelqu’un
voulait s’amuser. Mais qui ? Il fallait qu’il voie Delplancq
avant qu’il ne soit trop tard. Subitement, il se sentit submergé par la conviction qu’un drame se préparait, que ces deux
disparitions annonçaient le début d’un carnage, et qu’on ne
l’avait pas innocemment lancé dans cette affaire. Une
course contre la montre ou plutôt contre la mort venait-elle
de commencer ?
Il avait obtenu assez facilement un rendez-vous avec le
vieil historien qui, manifestement, devait aimer parler du
passé de son village. Quinchon avait ressorti le prétexte
d’une étude sur les journaux locaux dans les années soixante
et Delplancq lui avait promis qu’il serait disposé à le voir
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dès 18 heures dans son lieu de détente favori, à savoir La
Maison du Peuple de Rebecq.
Cela laissait le temps à Quinchon d’envisager avec un enthousiasme certain l’apéritif quotidien et les retrouvailles
avec les fidèles compagnons de bistrot.
En pénétrant dans l’Auberge des Touristes, il sentit immédiatement qu’il se passait quelque chose. Raymond, le
croque-mort n’était pas là, ce qui signifiait qu’il était au boulot et Roger, le patron était pâle, ce qui dénotait par rapport
à la traditionnelle couleur jaunâtre, voire cirrhosée que son
visage affichait à l’habitude. Yvon, le comique, lui, semblait
plongé dans la méditation.
- Y a un problème ? Qu’est-ce qui se passe, demanda
Quinchon à la cantonade.
Roger, qui lui préparait déjà son Ricard, et qui savait que
son droit de patron de bistrot lui laissait le privilège
d’annoncer, en personne, les évènements qui émaillent la
vie de la petite ville si calme en général laissa passer un
moment de silence. C’était sa façon de ménager le suspense,
comme dans certains jeux télévisés qui se proposent de
rendre les participants millionnaires.
- Raymond n’est pas là, signala le subtil détective. Y a un
mort ?
- Si ce n’était qu’un mort, ce ne serait rien, marmonna
Yvon.
- Un meurtre, dit Roger.
- Un meurtre ? Répéta Quinchon. Bon t’accouches ?
- C’est marrant, enfin c’est étrange, se reprit le cabaretier,
parce qu’on parlait d’eux hier.
En portant son verre à la bouche, il essayait de se souvenir de ce dont ils avaient discuté la veille et il manqua de
s’étrangler en se souvenant qu’il avait tenté, avec une réus-
site certaine, de leurs tirer les vers du nez à propos des
quincailliers …
- Constant ? Constant a été assassiné ?
- Sa femme, asséna Yvon.
Eugénie Constant était morte !
Sa cliente !
L’affaire était terminée pour lui. Il avait pris mille euros,
travaillé deux jours, fait un excellent gueuleton, donné quelques coups de téléphone, assisté à la débâcle d’un magistrat
alcoolique, admiré la bibliothèque d’un futur veuf passionné
de Littérature Policière …et risqué de se faire un ennemi
personnel en la personne du commissaire Limbourg.
Plongé dans cette réflexion, il n’avait pas vu arriver le second pastis et se mit à le boire quand il fut réveillé par la
voix d’Yvon.
- Dis donc Marcel, c’est quand même toi qui nous a interrogé sur les Constant, hier. Tu ne serais pas au courant
de quelque chose, par hasard ?
Subtil, le boucher. Trop subtil et surtout, s’il commençait
à claironner dans tout Nivelles que le détective pourrait
savoir « des choses », il ne faudrait pas vingt-quatre heures
pour que les gendarmes ou plutôt la Police Fédérale remonte jusqu’à lui.
Et cela, il n’y tenait absolument pas.
- Le hasard, Yvon … rien que le hasard.
Le rictus du comique troupier prouvait d’une éclatante
façon qu’il n’en croyait pas un mot, pas une syllabe … et
cela était très gênant.
Il était capable, vu l’art avec lequel il maniait le sousentendu, de mettre toute la police à ses trousses.
Quinchon se sentait piégé. Il avait l’impression, en
comptabilisant les morts suspectes, que cette histoire prenait une tournure qui risquait de lui coûter une quantité
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phénoménale d’ennuis. Son cerveau ne fonctionnait pas
assez vite à son goût, et comme chaque fois, en pareil cas, il
essayait, mentalement de traduire ses angoisses en questions. Il prit alors conscience qu’il n’avait pas encore posé
celle que toute personne aurait dû exprimer dans de telles
circonstances. Et cela risquait de lui faire endosser le rôle
peu enviable de suspect.
Il demanda donc :
- Comment cela s’est-il passé ?
A peine eut-il terminé sa phrase, qu’il regrettait déjà de
ne pas avoir préalablement demandé « quand » cela c’était
déroulé. Il fallait qu’il se maîtrise, qu’il se rende compte
qu’Yvon l’analysait, l’observait et enregistrait, mots pour
mots, tout ce qu’il disait. La moindre expression malheureuse pouvait le conduire à une déduction arbitraire qui
transformerait le privé en héros de la plus grande erreur
judiciaire de tous les temps.
- Il paraît qu’on a découvert le cadavre, un peu avant
midi …
A cette heure-là, Quinchon était chez lui, seul, sans témoin, sans alibi …
- Un client est entré dans le magasin, a attendu, parce
que personne n’arrivait et puis a découvert le corps de la
quincaillière, étendu derrière le comptoir…
Pendant que Roger parlait, et donnait également la
preuve qu’il ne savait pas grand’ chose de l’affaire, Quinchon sentait sur lui le regard d’Yvon.
- Je crois qu’on n’en sait pas plus pour l’instant, dut se
résoudre à admettre le patron, comme à regret.
Le cerveau de Quinchon fonctionnait à plus de dix mille
tours minute. Pratiquement au point de rupture.
Quelqu’un, sachant qu’Eugénie Constant l’avait engagé
pour surveiller son mari, l’avait mis sur la piste d’une his-
toire vieille de trente-sept ans et, depuis, trois personnes
concernées par ces évènements mouraient. Il ne savait rien
des causes de la mort d’Alphonse Constant. Par contre Laviolette et Eugénie Constant se faisaient occire à deux jours
d’intervalle. Les activités, peu licites, de l’ex-commissaire
pourraient expliquer le meurtre, mais pouvaient aussi
n’avoir rien à voir. Le crâne, tellement en ébullition, qu’il en
attrapait des douleurs, Quinchon lâcha, sans s’en rendre
compte :
- Delplancq !
Quelqu’un anticipait ses pensées et ses gestes. N’avait-il
pas prévu, après l’apéro, de prendre contact avec Eugénie
pour l’interroger sur son absence aux funérailles de son
beau-père ?
Et si ce « quelqu’un » savait qu’il attendait avec impatience l’heure où il pourrait, enfin, discuter avec Delplancq,
un des derniers survivants de l’époque du décès d’Arnould
Constant, il y avait gros à parier que c’était lui qui risquait
de devenir la prochaine victime.
Il y avait un téléphone dans les toilettes du café.
- L’administration Communale de Rebecq, Bonjour.
- Bonjour Mademoiselle, pourriez-vous, s’il vous plaît,
me passer le bureau de Monsieur Delplancq, demanda
Quinchon avec une impatience qu’il souffrait à contenir.
- Je crois que cela ne va pas être possible, lui répondit
l’opératrice, on vient de l’emmener à l’hôpital.
Il était au bord de la défaillance et ne put que dire péniblement :
- Mais, je lui ai parlé ce matin et nous avions rendezvous à 18 heures !
- Je suis désolé, mais Monsieur Delplancq s’est senti mal
après le dîner et le médecin l’a fait hospitaliser. Le docteur
Damblon semblait soupçonner un empoisonnement …
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- Vous ne savez pas où on l’a conduit, demanda un
Quinchon qui pestait contre sa lenteur de réaction.
- Sûrement à la clinique de Tubize.
- Merci, Mademoiselle.
Quinchon était furieux, et cela se remarquait. Il traversa
le bistrot sans qu’aucune personne ne lui adresse un mot.
Roger mettrait les consommations sur son compte, ce
n’était pas un problème et quant à ce qu’Yvon pouvait imaginer, il s’en moquait. Grâce à la colère, il était redevenu
serein et avait décidé qu’il faisait de cette histoire, une affaire personnelle. Il s’en voulait de ne pas s’en être rendu
compte plus tôt, mais il n’était pas trop tard pour tenter
d’éviter le massacre. Il savait aussi que, plus il en apprendrait sur les raisons de la mort d’Arnould Constant en 65,
plus il serait dans la ligne de mire d’un prédateur inconnu
qui avait décidé d’un grand nettoyage un peu trop systématique aux yeux du détective.
En moins de vingt minutes, il se retrouva dans le hall
d’entrée de la clinique du parc à Tubize.
L’accès aux services des urgences était, comme un peu
partout, strictement réservé aux personnes concernées,
Quinchon adopta le pas de quelqu’un de complètement
concerné et pénétra dans l’aile de l’hôpital comme s’il y
venait tous les jours. La présence de deux véhicules de police ne l’avait pas particulièrement intrigué, et celle des deux
flics, assis dans ce qui semblait être une salle d’attente, ne lui
paraissait pas suspecte, dans la mesure où il savait que lors
d’une hospitalisation, consécutive à un accident de la route,
par exemple, une enquête était immédiatement ouverte et
les personnes impliquées, interrogées, dans la mesure du
possible.
L’homme qui assurait la permanence à l’accueil était
noir. Ce qui en soi n’était pas un problème pour lui qui,
avait toujours développé une allergie tenace aux théories
fascisantes des Le Pen et « con-sorts ». Il sortait de la lecture du dernier « Daeninckx » dont l’intrigue se déroulait
dans les milieux intellectuels de la droite extrême, ces penseurs qui se qualifient de négationnistes, et cela n’avait
qu’accentué son angoisse contre la dangerosité de la peste
brune qui semblait resurgir un peu partout en Europe.
Mais cela ne donnait pas pour autant à ce black le droit
d’être mal élevé ou malotru, ce qu’il était à n’en pas douter,
à moins que les conditions de travail dans le monde médical
ne fussent à ce point pénibles pour excuser le manque flagrant de savoir-vivre dont faisait preuve ce garçon. Sans
doute eût-il été mieux à sa place à l’entrée d’une discothèque, qu’à l’accueil du service des urgences d’un hôpital.
A la question que Quinchon lui posa de savoir si on
avait bien admis un certain Delplancq cet après-midi,
l’espèce de gorille eut cette réponse qui mériterait d’être
mise en bonne place dans tous les traités de politesse à
l’usage des hôtes et hôtesses d’accueil :
- C’est possible. Pourquoi ?
Quinchon se dit qu’il fallait éviter de lui répondre sur le
même ton sous peine de risquer un conflit racial qui tournerait de toute façon à son désavantage. Il savait également,
d’expérience, que dire à un blanc malotru qu’il est malotru
est une réflexion sensée, mais dire à un noir ou un arabe
mal élevé qu’il est « passablement énervé et que ce serait
peut-être pas plus mal qu’il se calme » est une réaction teintée de racisme.
- Parce que c’est un ami à moi et que je voudrais de ses
nouvelles, répondit Quinchon, avec un calme à la limite de
la provocation. Il aurait tout aussi bien pu dire qu’il venait le
chercher pour aller faire un bowling que le charmant jeune
homme n’en eût pas été plus étonné.
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- Normalement, on ne peut donner des informations sur
les patients admis en urgence qu’à la proche famille … mais
… attendez, Delplancq, vous avez dit, je regarde, on a eu
tellement d’admissions aujourd’hui … ça y est, Delplancq
… attendez, j’arrive.
Où allait-il ? Prendre son quart d’heure comme à Cora ?
En heure de table comme dans les administrations, où le
préposé doit toujours s’absenter quand on a besoin de lui ?
Du tout. Le sympathique garçon de couleur, dont la
taille, contrairement aux idées reçues, culminait, une fois en
station debout au mètre soixante, se dirigeait vers les deux
agents de la maréchaussée en « stand-by » sur les banquettes
réservées aux proches angoissés, ceux-ci ayant été rejoints
entre-temps par un collègue qui n’avait pas la chance de ses
deux acolytes de jouir du prestige de l’uniforme.
Quinchon les vit de loin tenir conciliabule, le noir monopolisant le temps de parole et le désignant du doigt tout
en s’exprimant. Il aurait préféré que ce soit un médecin qui
lui donne des informations sur l’état de santé de Delplancq
et le fait que ce soient des flics qui s’en chargeassent n’avait
rien de bien rassurant.
En un éclair cauchemardesque, il se vit menotté, emmené au poste, accusé de tentative d’assassinat, jugé par un
tribunal expéditif où le noir serait son avocat et Yvon la
partie civile, Dumont, totalement ivre, présiderait un procès
où il serait condamné à mort et guillotiné sur la Grand
Place de Nivelles, sous les rires et les quolibets d’une foule
vengeresse.
Le seul des trois qui n’était pas déguisé s’adressa à Quinchon sur un ton presque affable, pour un flic en tout cas :
- Bonjour Monsieur, Commissaire Limbourg de la police
de Rebecq, lui dit-il sans lui mettre sous le nez, comme dans
les films, la preuve irréfutable de son appartenance à la
« grande maison ». Vous êtes, avez-vous dit, un ami de Gabriel Delplancq.
Le commissaire Limbourg !
Celui à qui il avait tenté d’extorquer la veille des informations en se faisant passer pour une éminence du ministère !
Si, comme Quinchon en était persuadé, le limier avait
prit la peine de vérifier l’origine de l’appel qui avait eu le
don de l’agacer, c’en serait fini de la tranquillité au moment
où on l’obligerait à décliner son identité.
- Je ne suis pas véritablement, c’est-à-dire, au sens où on
l’entend en règle générale, un ami de Monsieur Delplancq.
En fait, nous devions nous rencontrer en fin d’après-midi et
quand j’ai appris qu’il lui était arrivé un problème de santé,
je me suis inquiété …
- Comment avez-vous su qu’on avait voulu tuer Delplancq ?
- J’ignorais qu’on ait voulu l’assassiner ! Vous me
l’apprenez. Je l’ai appelé à son bureau pour savoir s’il n’était
pas possible d’avancer l’heure de notre rencontre, et c’est
comme cela que l’on m’a informé qu’on venait de
l’emmener ici … Mais, comment a-t-on voulu … et pourquoi ?
- De quel sujet si important vouliez-vous vous entretenir
avec lui ?
- D’important … non de rien d’important, improvisa le
privé, je mène des recherches généalogiques et j’aurais voulu consulter certaines archives communales …
- Pourrais-je voir vos papiers, Monsieur ?
Quinchon sentait qu’il jouait mal la comédie du préretraité qui utilise ses loisirs à la recherche de ses aïeux, et ce
Limbourg, son petit doigt ou plutôt son flair, lui disait que
cela ne servait à rien de se moquer de lui.
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- Quinchon Marcel, domicilié à Nivelles, lut-il. Le problème de ces nouvelles pièces d’identité, Monsieur Quinchon, c’est qu’elles ne nous informent pas sur la profession
de leurs détenteurs. Un métier, ça en dit parfois bien long
sur la personnalité de quelqu’un. Alors, laissez-moi deviner :
généalogiste ? Non, je vous verrais mieux dans un ministère, celui de l’intérieur, par exemple, dans un service que
vous auriez inventé de toutes pièces. Le service d’Histoire
de la Criminalité Rurale. Vous connaissez ?
Le bougre était plus fort encore qu’il ne l’avait imaginé.
Quinchon sentait qu’il allait lui faire payer comptant le fait
d’avoir essayé de le rouler dans la farine.
- Ok ! C’est bon, vous avez raison. Je suis détective privé
assermenté et je vous avoue que je me retrouve embarqué
dans une histoire qui me dépasse complètement, non pas en
termes de compétence, mais dans son déroulement. Que les
choses soient claires, je n’ai aucune raison de vouloir la
mort de Delplancq, au contraire, mais si je vous dis que
lundi une dame m’engage pour suivre son mari et lui rendre
compte des activités nocturnes de celui-ci, et que, depuis, en
moins de quarante-huit heures, je me suis retrouvé avec une
mort suspecte vieille de trente-sept ans, sur les bras, un
autre décès inexpliqué plus récent celui là, puisque datant de
la semaine dernière, deux assassinats bien réels ceux-là, un
hier et un autre aujourd’hui et pour couronner le tout, une
tentative de meurtre pour laquelle nous nous retrouvons
dans cette clinique, j’imagine que vous ne me croirez pas ?
- Vous imaginez assez bien….
Le commissaire n’eut pas l’opportunité de mener plus
avant sa réflexion, qu’un médecin l’interpellait, la mine de
circonstance du porteur de mauvaises nouvelles.
Tout le monde avait compris !
Delplancq était mort. Et Quinchon ne savait même pas à
quoi il ressemblait. Alphonse et Arnould Constant, non
plus, il n’aurait pas pu mettre un visage sur leurs noms. Laviolette était aussi un des personnages virtuels de ce cauchemar dans lequel il ne voulait pas interpréter le moindre
rôle, une aventure à laquelle il était mêlé par la seule volonté
d’Eugénie Constant, la seule victime d’un complot qu’il
avait eu l’occasion de rencontrer en chair et en os.
- Quand nous avons admis Monsieur Delplancq, nous
avons directement diagnostiqué un empoisonnement, expliqua le toubib. Le problème, pour nous, était de détecter
le type de substance ingérée par le malade, de façon à pouvoir adapter le traitement. On pourrait croire qu’il suffit de
pratiquer un lavage d’estomac pour sauver un patient intoxiqué, mais malheureusement, dans le cas présent ce
n’était pas la solution. Si nous avions su, dès l’admission
qu’il avait absorbé une dose assez puissante de strychnine,
nous l’aurions mis en ventilation, parce que c’est au niveau
de la respiration que ce poison frappe sa victime, en fait, il
est mort d’asphyxie.
- Docteur, j’imagine que vous ou le légiste allez nous
remettre un rapport circonstancié, mais n’ayant plus en
mémoire toutes les données des cours de toxicologie que
j’ai suivis durant mes études, pourriez-vous me dire si la
victime a pris volontairement cette substance, auquel cas,
nous pourrions conclure au suicide, ou si, au contraire on a
voulu sciemment l’empoisonner ? Dans ce cas, pourrait-on
imaginer qu’une seule dose massive aurait pu être avalée par
Gabriel Delplancq dans une boisson ou un repas qu’il aurait
pris aujourd’hui ou est-ce une drogue qui par petites doses,
régulièrement avalées à son insu aurait provoqué la mort,
un peu comme l’arsenic ?
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Cette mort par intoxication donnait à Quinchon
l’impression de se retrouver dans un roman de Simenon.
Combien de fois Maigret n’avait-il pas eu besoin des lumières éclairées de son meilleur ami, le Docteur Paul, pour
l’aider à comprendre le mode opératoire de différentes
substances ? Parmi elles, souvent revenait cette fameuse
strychnine qui devait fasciner le romancier liégeois dans la
mesure où, au départ, ce produit était thérapeutique et reconnu, à faible dose, comme puisement curatif au niveau du
système digestif. Le souvenir des romans de Simenon avait
amené le détective à penser à Benjamin Constant et à sa
bibliothèque. Il revoyait tous les ouvrages rangés sur les
étagères … cette pensée le troublait. Et si Constant …
- Il ne m’est pas possible de vous répondre, commissaire. La seule certitude scientifique est que la dose mortelle
est de 20 à 30 milligrammes pour un adulte. Même si on
imagine que ce poison a un goût puissamment déplaisant, il
me semble aisé de le faire ingérer à une personne à qui on
proposerait, et c’est juste un exemple, un café, tout en lui
précisant qu’il est un peu fort. Dans ce cas, la personne
avalant la boisson ne s’étonnera pas de son amertume excessive.
L’urgentiste consulta sa montre.
- Maintenant, vous m’excuserez, mais dans ce service, il
y a tout le temps du boulot, ce n’est pas tout à fait comme
dans le feuilleton, mais presque… je vous tiendrai au courant des résultats de l’autopsie
Le fait que cette discussion, à chaud après l’annonce du
décès de Delplancq, ait eu lieu en sa présence avait rassuré
Quinchon sur le degré de culpabilité dont il pensait jouir
aux yeux de Limbourg. Mais cela ne lui avait pas enlevé la
conviction qu’ils ne seraient pas amis de sitôt. Le commis-
saire devait sûrement être profondément rancunier à l’égard
de ceux qui prenaient le risque de se moquer de lui.
Ils restaient là, tous les quatre, attendant que l’un d’eux
décide de la suite à réserver aux évènements sous l’œil amusé du préposé à l’accueil, dont la pupille légèrement dilatée,
semblait indiquer que le coquin préférait oublier les tracas
quotidiens du travail par un petit pétard que par un grand
Ricard.
Chacun ses goûts, se dit Quinchon.
- Maintenant, monsieur le « Détective Privé Assermenté », il me semblerait utile que nous ayons un entretien assez
sérieux, parce que je vous avoue que le rapport entre le canular téléphonique dont vous avez voulu me rendre victime, hier et votre présence en ces lieux pendant qu’un
honnête citoyen de ma circonscription, fonctionnaire communal de son état, passe de vie à trépas dans des circonstances douteuses, ce rapport, je ne le cerne pas bien.
Quinchon aurait voulu lui répondre que lui non plus, ne
cernait pas bien cette affaire, mais il ne souhaitait pas vraiment contrarier cet éminent commissaire à la gouaille si
affûtée.
- Vous allez donc me suivre, monsieur Quinchon. Nous
allons avoir une discussion qui, j’en suis convaincu, sera
extrêmement constructive, et mon bureau me semble être le
lieu le mieux approprié à cet échange.
- Monsieur le Commissaire, vous vous doutez bien que
moi aussi, je n’aspire qu’à bénéficier de vos lumières dans
cette affaire, mais si je puis me permettre une suggestion …
- Pensez-vous être en position de pouvoir me suggérer
quoique ce soit ?
- J’en suis convaincu, et suis même disposé à en faire le
pari avec vous, mais j’ignore si vous êtes joueur.
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- J’avoue préférer la rationalité des faits et leur vérification que le côté aléatoire du jeu. C’est sans doute cela qui
différencie les méthodes scientifiques de la police officielle
à la prétendue méthode instinctive, pour ne pas dire instinctuelle que préconisent les privés dans votre genre qui n’ont
de comptes à rendre à personne, donc aucune déontologie,
ni aucune hiérarchie à respecter.
- Sans vouloir interrompre votre élan oratoire sur la propreté de la police que vous appelez « officielle », son talent,
ses vertus, son efficacité et ses résultats, si je vous proposais
de faire les frais d’un petit coup de téléphone à votre homologue Nivellois pour lui poser des questions sur un crime
qui s’est déroulé, il y a … je dirais moins de deux heures
dans une quincaillerie tenue par un couple originaire de
Rebecq … crime dont la victime a fait appel à mes services,
il y a deux jours … et qui m’a mené jusqu’à feu, Monsieur
Delplancq … et …
Pendant qu’il l’écoutait parler, Limbourg tapait rageusement sur son portable, se demandant s’il se trouvait piégé
par une « caméra cachée », si ce petit comique continuait à
se moquer de lui ou si vraiment, il était sérieux.
- … Et qui pourrait, éventuellement aussi être lié à la
disparition suspecte de votre prédécesseur, hier … comment, vous ne savez pas que le commissaire Laviolette a,
lui aussi, été assassiné ?
Le visage de Limbourg, de légèrement bordeaux, était
passé à un teint franchement violacé. Les pommettes, surtout, traduisaient une intense émotion, manifestement mal
assumée dans le chef de l’éminence grise du corps de police
rebecquois. Une abondante sudation perlant sur le haut de
son visage attestait également de son émoi.
- Laviolette est mort ? Ce n’est pas possible !
- Pourquoi, Commissaire ? Laviolette était-il immortel ?
Le retour du ton sarcastique prouvait que, dans ce bras
de fer, Quinchon reprenait le dessus, et cela lui donnait soif
et envie de fumer, même, et surtout dans cet hôpital où,
chaque année, mouraient du cancer du poumon des dizaines de fumeurs invétérés. C’était sa façon à lui de se
convaincre qu’il n’avait pas peur de la mort, ce qui était
absolument faux. !
En plus, il avait faim et le souvenir de cette ripaille gourmande le fit saliver. A peine honteux de ne penser qu’à son
estomac face à cette multiplication subite de trépas non
programmé.
Le commissaire s’énervait. Dans sa lutte sans compromis
contre son portable, le Nokia l’emportait pour l’instant, car
Limbourg n’arrivait pas à obtenir la communication avec
Nivelles.
- Quinchon, qu’est-ce que vous me racontez ? C’est quoi
cette histoire de meurtre à Nivelles ?
- Voilà, patron, j’ai le commissariat en ligne, affirma l’un
des deux agents. C’était le plus jeune, donc le plus apte à
dompter l’irascible engin. Son sourire trahissait une évidente satisfaction.
- Laffont ? Limbourg de Rebecq à l’appareil …
Que de liberté avec la géographie se dit le privé, qui
n’arrivait pas arracher son regard du faciès ébahi et congestionné, voire un peu ridicule – risquons le terme – du plus
gradé de ses trois interlocuteurs.
- Vous n’avez pas le temps de me parler parce que vous
avez un meurtre sur les bras ? Attendez, figurez-vous que
moi aussi, j’en ai un, ça vous l’ignoriez, lança-t-il, assez
content de son effet. Savez-vous que j’ai en face de moi une
personne qui me semble affirmer que ces deux affaires sont
liées … un détective … c’est lui aussi qui vient de
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m’apprendre que Laviolette a été assassiné hier … vous ne
le saviez pas non plus ?
Quinchon jubilait discrètement.
- D’après ce témoin, votre cadavre, le mien et celui de
mon prédécesseur … auraient un rapport… mais bien évidement qu’il faudrait qu’on en parle ! Nous arrivons !
Le privé détestait devoir travailler en collaboration avec
la police. Mais il ne voyait que ce moyen pour éviter que les
soupçons ne retombent sur lui.
L’obsession de l’erreur judiciaire !
Il décida de n’évoquer avec ces policiers que les choses
constatées, les éléments objectifs et garderait pour lui ses
analyses, ses réflexions, ses questionnements.
Il ne parlerait pas de ses intuitions, terme banni du vocabulaire de la police moderne.
Il les laisserait errer dans leur quête de la vérité par
l’analyse des faits, tandis que lui s’en irait sonder les âmes et
leurs passés. Il se pencherait sur ces souvenirs profondément enfouis dans le subconscient et qui s’expriment au
travers de paroles, que la psychanalyse freudienne appelle
des lapsus, ou ces gestes involontaires, incontrôlés, par
exemple ces meurtres commis par certains sous l’emprise
d’une force dite irrésistible.
Sans le savoir, Marcel Quinchon faisait là de la psychologie à cinq centimes le kilo.
101
X
« Le fond de la bouteille »
Il ignorait s’il était resté étourdi quelques minutes ou s’il
émergeait d’un profond coma. Il savait qu’il n’avait pas
dormi et que le cri terrifiant ne provenait pas d’un cauchemar.
Benjamin Constant prit conscience qu’il était toujours en
vie. Il en conçut une évidente satisfaction.
Il s’agissait d’un privilège assez exceptionnel en ces
temps houleux où la mort oeuvrait avec frénésie.
Il apprit donc sans étonnement que son épouse venait de
succomber suite à une hémorragie consécutive à un coup de
couteau au niveau de la carotide et constata que ce spectacle, bien que peu plaisant au regard, ne provoquait pas chez
lui, comme le narrent certains auteurs, l’irrépressible émergence d’un vomissement spontané. Au contraire, il ressentait le besoin de boire un grand verre d’eau, fraîche et claire
comme celle qui jaillit de la source.
Un besoin subit de pureté.
Dans le regard des personnes qui l’entouraient, Benjamin
prit conscience qu’il n’adoptait pas l’attitude de circonstance. Mais il n’avait aucune envie de pleurer la mort
d’Eugénie. Etait-ce digne de son statut de s’apitoyer sur le
décès de la bonne ? Les autres ne risquaient-il pas
d’interpréter cette expression de souffrance comme l’aveu
de ses relations, bien que rares, mais, malgré tout intimes
avec cette femme, réduite à l’état de cadavre par la volonté
d’une personne inconnue, mais qu’il aurait bien aimé re102
mercier ? D’une certaine façon, il n’était pas vraiment étonné qu’on ait tué sa femme. Lui-même en avait souvent eu
envie, mais, malgré toutes les recherches qu’il avait menées,
il n’avait jamais trouvé la meilleure façon de s’en débarrasser, sans crainte de terminer ses jours derrière les barreaux
d’une cellule, forcément trop restreinte pour accueillir tous
ses livres.
Malgré son obsédante quête du crime parfait !
Il ne connaissait pas toutes ces personnes autour de lui,
mais trouvait très délicates les attentions qu’elles lui portaient. Il décryptait un véritable sentiment de compassion
dans leurs visages mais ne comprenait rien à leurs propos.
Des mots étranges flottaient dans son environnement
sonore, des termes dont il était coutumier tant il s’en gavait
dans ses lectures, des expressions vaguement perçues
comme « assassinat », « meurtrier », « homicide », « médecin
légiste », « analyse toxicologique », « emploi du temps »,
« alibi », « suspect » … résonnaient dans sa tête comme s’il
était plongé en plein roman noir.
- Messieurs, pourriez-vous m’expliquer les raisons de ce
remue-ménage dans ma maison ? interrogea Constant, manifestement agacé par cet envahissement de gendarmes avec
ou sans képi, de photographes et d’hommes aux regards
graves, voire soupçonneux à son égard ?
Il entendit un gros bonhomme, dont les lunettes glissaient sans cesse sur le nez marmonner quelque chose du
genre :
- Soit, il est très fort soit, il est devenu complètement
fou.
- Monsieur Constant, intervint une des personnes qui
observait le pauvre Benjamin et qui ressemblait à un animateur de télévision sur le déclin, nous venons de découvrir
votre épouse, Eugénie Constant, assassinée … Pourriez-
vous nous raconter comment s’est déroulé cette matinée …
mes collègues me disent que lorsqu’ils sont arrivés, vous
aviez perdu connaissance … avez-vous le souvenir d’avoir
été agressé ?
- Je ne sais qui vous êtes, Monsieur, mais je peux vous
dire que j’ai passé la matinée avec mon père. Comme
d’habitude, c’était un véritable cauchemar, il a été infernal !
Discrètement, Quinchon sollicita l’accord des commissaires Limbourg et Laffont pour interroger Constant.
Puisque le pauvre était en plein délire, Quinchon pensa
que cela pouvait être une solution de se rendre complice de
ses divagations pour tenter de percer quelques éléments de
tous ces mystères, même si la méthode n’obtiendrait sûrement pas la bénédiction des défenseurs des « Nouvelles
Technologies Policières »
- Monsieur Constant, demanda le détective sur un ton
extrêmement calme, vous nous dites que vous avez passé
un moment avec votre père ce matin. Comment est-il venu
vous voir ?
- Je ne sais pas. Il était là, dans ce fauteuil, il avait l’air
très fatigué. Il voulait me parler de choses importantes. Il
m’a dit qu’il savait pourquoi Eugénie avait été tuée, que
c’était de ma faute, qu’il y avait eu beaucoup de morts et
qu’il y en aurait encore. Avant de disparaître, il a eu cette
phrase que je ne suis pas sûr d’avoir vraiment saisie, il a dit :
« Tout cela ne serait pas arrivé si ta mère … ». Je ne sais
pas ce qu’il voulait dire à propos de ma mère, il ne m’en a
jamais parlé…
L’assemblée était médusée par les propos de Constant.
Entendre cet homme de près de soixante ans évoquer les
souvenirs de sa petite enfance était lamentablement pathétique.
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L’homme semblait hypnotisé par Quinchon. Le regard
vide, il ne cessait de fixer son interlocuteur avec une fascination inquiétante.
- Quand vous étiez petit, Benjamin, - peut-être le fait de
l’appeler par son prénom faciliterait la résurgence des réminiscences infantiles - votre père n’a jamais évoqué votre
maman ?
- On m’a dit qu’elle était morte à ma naissance, c’est tout
ce que je sais …
- Ce matin votre père, Arnould Constant, a-t-il parlé de
sa propre mort ?
- Ça suffit, Quinchon, hurla Limbourg. Vous rendezvous compte de l’ineptie de votre question ?
- Laissez-le faire, rétorqua le commissaire Laffont, des
personnes en plein délire, voire des malades mentaux peuvent parfois avoir des visions ou pressentir des choses qui
peuvent nous aider considérablement dans notre investigation. Continuez, Monsieur Constant.
- Non, il ne m’a pas parlé de sa mort.
- Et vous, qu’en pensez-vous ?
- Toute ma vie, j’ai été persuadé que quelqu’un l’avait
tué, en pourrissant son existence, en le harcelant pour des
questions d’argent, des questions de terrains, de maisons …
et aussi pour ce qu’il a fait pendant la guerre …
- Que voulez-vous dire ?
- Les juifs. Les youpins comme il disait, il les détestait …
Il paraît qu’il aurait dénoncé des familles à la gestapo … et
que …
On sentait qu’il devenait de plus en plus pénible pour
Constant de s’exprimer.
- Et que…
- Je vous écoute, Monsieur Constant, vous pouvez tout
nous dire. Cela nous aidera sans doute à mettre la main sur
le meurtrier de votre épouse.
- Je me moque que vous l’arrêtiez, celui-là ! Laissez-le
tranquille ! Qu’on le décore ! Qu’on lui élève un monument,
je veux bien payer.
- D’accord, excusez-moi ! Vous parliez de la guerre …
- Oui, il y a des gens qui sous-entendent qu’il aurait dénoncé certaines familles qui n’étaient pas juives, pour qu’on
les déporte et qu’on les extermine. Avec le notaire, ils
s’arrangeaient pour ne pas trouver d’héritier et racheter les
biens. Je n’ai jamais su si c’était vrai, mais je l’en crois capable.
- Monsieur Constant, puis-je me permettre de vous poser une question directe, un peu crue sans doute ?
- Oui.
Tout le monde se regardait dans le public passionné par
cet interrogatoire d’un genre très particulier. Certains
avaient l’air de désapprouver, mais personne ne s’y opposait
verbalement.
- D’après vous, qui est responsable de la mort de votre
père ?
- ….
- En vous écoutant, on comprend que tout le monde
avait intérêt à ce qu’il disparaisse, mais de là à passer à l’acte.
Constant ne regardait plus Quinchon de la même façon.
Ce regard obnubilé avait cédé le pas à une attitude belliqueuse, haineuse. L’effet hypnotique semblait s’évaporer.
- Je comprends que toutes ces émotions vous aient bouleversé, et je ne voudrais pas abuser du courage dont vous
faites preuve en répondant à mes questions, mais la police
va reprendre cette affaire en main et j’ignore si nous aurons
encore l’occasion de nous parler, alors, juste la dernière, la
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toute dernière question, et je ne vous en voudrais pas de ne
pas y répondre : Vous souvenez-vous de la raison pour laquelle votre épouse n’était pas présente aux funérailles de
votre père ?
La phrase provoqua un électrochoc chez Constant.
Comme s’il sortait d’une profonde torpeur, d’un long sommeil.
- Comment savez-vous cela ?
- J’ai reçu ceci, lui dit-il, en lui tendant la photocopie de
l’article des Echos d’Arenberg.
Dédaignant le papier, l’ayant parfaitement reconnu, le
quincaillier répondit :
- J’ignore, aujourd’hui encore, les raisons de son absence
à l’enterrement. La seule chose que je puisse vous affirmer,
et après, je souhaiterais que vous me laissiez tranquille, c’est
qu’elle savait quelque chose, qu’elle détenait un secret et
qu’elle se sentait responsable de la disparition de mon père.
Il était parfaitement clair que Benjamin Constant ne répondrait plus à aucune question. Il s’était renfermé sur luimême, comme un fœtus, la tête sur les coudes et les coudes
sur les genoux, il ressemblait à un enfant puni, le regard
dans le vide, perdu dans d’insondables pensées.
Un médecin s’était approché de lui pour l’examiner et
soigner cet hématome qui bleuissait son arcade sourcilière,
il lui parlait doucement, semblant craindre une réaction
agressive de rejet de la part du patient à peine sorti d’une
étrange crise de délire.
Les spécialistes de la police scientifique avaient terminé
leur travail, et autorisé les services de la morgue à emmener
le corps d’Eugénie.
L’accès au magasin était toutefois toujours interdit, ce
que d’immenses balises menaçantes indiquaient clairement.
Le commissaire Laffont semblait prendre les choses en
main. Il avait envoyé quelques agents faire une enquête de
proximité, c’est-à-dire s’informer auprès des voisins pour
savoir s’ils avaient remarqué des choses spéciales, la présence d’une personne suspecte, des cris, des bruits inhabituels … tout pouvait avoir une importance, il ne fallait rien
négliger.
L’incontournable routine.
Ceux qui avaient assisté à la scène des divagations de
Benjamin étaient partis. Il n’était plus que cinq dans la
pièce : le médecin, les deux commissaires Limbourg et Laffont, Quinchon et bien sûr, Constant.
C’est à ce moment-là qu’il se passa quelque chose de très
étrange.
La sonnerie du téléphone retentit et fit sursauter la petite
assemblée réunie dans le salon à l’exception de Constant qui
restait amorphe. C’était une sonnerie comme on n’en entend plus de nos jours. Un bruit strident et puissant, relayé,
en écho dans les autres pièces de la demeure, par d’autres
sonnettes murales. La hauteur des plafonds accroissait en
écho l’effet assourdissant du vacarme.
Personne ne semblait réagir.
Laffont demanda au vieil homme s’il ne souhaitait pas
répondre.
- Excusez-moi, bafouilla-t-il, je n’avais pas entendu.
Etait-ce possible ou se moquait-il, une fois de plus ?
- Allô !
Ce fut sa seule et ultime parole.
La personne au bout du fil dut parler environ trente secondes.
Au fur et à mesure que se déroulait la communication, le
visage de Constant se décomposa à une vitesse vertigineuse.
Les convulsions qui enlaidissaient sa figure étaient celles
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d’une douleur atroce, celles de quelqu’un à qui on annonce
la plus effroyable des nouvelles.
La terreur, la panique, enlevaient à la vie un homme apparemment en bonne santé mentale, si ce n’est durant les
dernières minutes de son existence. Petit à petit, il
s’affaissait. Sa tête lui était rentrée dans les épaules, son dos
s’était, progressivement recourbé, ses jambes semblaient ne
plus pouvoir supporter le poids de son corps, puis il
s’effondra, tentant une dernière fois d’amortir le choc de la
rencontre de son corps avec le carrelage. Pour éviter la douleur ou tout simplement, pour partir discrètement, à l’image
de toute son existence. Il semblait vouloir dire quelque
chose, ses lèvres remuaient, mais aucun son ne sortait de sa
bouche tordue par l’angoisse.
Constant mourait !
Les quatre témoins de la scène eurent chacun une réaction différente : fort logiquement, le médecin se précipita
vers le corps de Constant, le commissaire Laffont attrapa le
cornet de téléphone, dans l’espoir de découvrir d’où venait
ce mystérieux appel, Limbourg empoigna son portable pour
appeler une ambulance et Quinchon se dirigea vers le buffet
dans lequel, Eugénie dissimulait la bouteille de cognac, dans
l’espoir d’y mettre la main sur un remontant dont il avait un
urgent besoin.
Là résidait toute la différence entre les policiers consciencieux, pensant, avant tout au devoir, et les privés, centrés sur leurs propres besoins de se remettre de leurs émotions – c’était la première fois qu’il vivait la mort en direct –
et qui, avant de se précipiter sur le travail, recherchent l’état
de bien-être au fond d’une bouteille de mauvaise gnôle.
En observant les trois gaillards s’agiter, il refaisait le
compte des morts. En une semaine, il en dénombrait cinq.
A l’exception de celle de l’oncle Constant au sujet de la-
quelle il ne possédait aucune information, il s’agissait de
morts violentes, mais très différentes les unes des autres.
Les tueurs en série, ceux qui commettent des ravages, recourent en général à des procédés identiques ou du moins
quasiment similaires. Admettant ignorer la façon dont Laviolette avait été liquidé, il fallait quand même bien reconnaître que le processus génocidaire avait fameusement accéléré ce matin : un empoisonnement, un crime de type crapuleux par égorgement et pour Benjamin … ce qu’on pourrait appeler un meurtre par harcèlement téléphonique.
Le téléphone comme arme du crime, étrange affaire !
Le flegme de Quinchon tranchait furieusement avec les
comportements hyperkinétiques des trois autres.
Sachant qu’il ne plaiderait pas sa cause de cette manière
et n’améliorerait pas son coefficient de crédibilité auprès
des représentants de la police officielle, il ne put s’empêcher
de leur proposer de partager avec lui le pèkèt tiède qui lui
réchauffait le moral.
- Vous pensez que c’est le moment, s’écria le chef de la
brigade de Rebecq qui, manifestement, conservait la dent
dure contre celui qui, la veille, l’avait juste un peu taquiné,
pour obtenir des informations en se faisant passer pour un
membre d’un cabinet ministériel.
- En ce qui me concerne, ce n’est pas de refus, se permit
le médecin.
Cette réflexion remplit le cœur de Quinchon d’allégresse,
enfin un complice pour l’alcool de grain, se disait-il, lui qui
aurait tellement souhaité que les quatre hommes se retrouvent autour de la table, pour échanger leurs considérations
respectives sur l’événement qu’ils venaient de vivre. Ce n’est
quand même pas tous les jours qu’autant de personnes réunies dans un même lieu, assistent, en direct à un assassinat
sans meurtrier présent, et que parmi les témoins se trouvent
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deux flics. Quinchon estimait que l’évènement valait bien
que l’on trinque, même si la gnôle était infecte.
- Il est bel et bien mort, dit le médecin, qui jusqu’au
bout, à la différence des trois autres, avait encore cru, en
bon adepte d’Hippocrate et de son célèbre serment, que
temps qu’il y a encore un souffle de vie, il fallait se battre.
Pendant quelques instants, après qu’il ne se soit écroulé, il y
avait encore un léger souffle, j’ai le sentiment qu’il voulait
me transmettre un ultime message … mais je n’ai pas bien
entendu … c’était vraiment très peu intelligible … ça ressemblait à « Horace » ou quelque chose comme ça …
- Horace ?
- Horace, sale race, rapace … je ne sais pas. C’était juste
un souffle, je vous dis.
- Ça ne nous aide pas énormément, intervint Laffont qui
tentait d’obtenir des services téléphoniques des informations sur le lieu d’où provenait le coup de fil mortel.
- C’était un poète latin souligna Limbourg …
- Une tragédie de Corneille, ajouta le médecin …
- Il y beaucoup de gens qui appellent leur chien comme
ça ou leur cheval …
En exprimant cette réflexion peu constructive, lui vint
l’idée de fouiller dans le passé de la famille « Constant »
pour voir si un de ses aïeux n’avait pas pu porter cet original patronyme, tant il était convaincu que c’était dans le
passé, peut-être même dans le passé lointain de cette tribu,
qu’il fallait rechercher la clé de l’énigme.
Il y avait un quart d’heure à peine que Benjamin avait
rendu son dernier souffle et tous les hommes qui avaient
quitté les lieux pour les constats d’usage concernant la mort
d’Eugénie étaient de retour.
La maison et le magasin furent de nouveau envahis
d’une foule de spécialistes, travaillant comme des fourmis,
se frôlant, s’évitant sans prendre le temps de s’excuser. Un
véritable balai, mais que tous reconnaissaient n’avoir jamais
dû répéter deux fois au même endroit en aussi peu de
temps.
A ces professionnels de la recherche d’indices étaient
venus s’ajouter d’autres éminences informées par on ne sait
quel tam-tam du double décès. Le Procureur du Roi, les
autorités communales et, histoire de rendre la situation plus
confuse encore, la presse.
Le toubib, que le genièvre avait rendu quelque peu guilleret, bien que le terme soit excessif, informait son collègue
légiste de ce qui s’était passé.
Les compères commissaires, eux rendaient des comptes
à leurs supérieurs, qui ne comprenaient rien au fait qu’un
meurtre puisse être commis en leur présence et qu’on n’ait
pas intercepté le coupable.
Profitant du brouhaha et prétextant qu’il était responsable de la présence d’un nouveau cadavre dans la maison, à
savoir la bouteille du petit remontant, le détective s’éclipsa
discrètement.
Il avait besoin de respirer l’air de la rue et profiter du répit que lui laissait la situation, car beaucoup de gens auraient
sûrement des tas de questions à lui poser.
La première chose qu’il voulait faire était d’aller fouiner
chez une bouquiniste qui aurait peut-être des choses à dire à
propos d’Horace !
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XI
« Strip-tease »
C’était une toute petite boutique avec une seule vitrine,
située dans une rue semi-piétonnière, derrière le Palais de
Justice de Nivelles, exactement comme le lui avait précisé
l’artiste du Plaisir Gourmand.
Deux ou trois brocanteurs qui préféraient s’afficher
comme antiquaires pour justifier leurs tarifs prohibitifs côtoyaient quelques petites brasseries sympathiques, annonçant les suggestions du jour joliment calligraphiées à la craie
sur d’anciens tableaux d’école recyclés. La lecture distraite
de ces panonceaux stimula l’appétit de Quinchon, il se serait
volontiers offert un Petit Salé aux Lentilles ou un Onglet à
l’Echalote, mais il avait une autre mission.
Coincée entre deux commerces, la petite librairie. Un bâtiment d’une autre époque.
En poussant la porte, il actionna la mise en route d’une
panoplie de clochettes avertissant la patronne de l’intrusion
d’un client. Il fut frappé par la ressemblance de la première
pièce de la boutique avec la bibliothèque de Constant. Il y
retrouvait presque les mêmes livres, classés de façon quasiment identique. L’odeur des livres embaumait l’espace. Il
avait déjà entamé sa fouille qu’une petite dame arriva, trottinant dans de vieilles pantoufles roses à pompon qui tranchaient avec le reste de ses vêtements. C’était bien la personne qui avait partagé un des derniers repas du quincaillier
mais l’accoutrement, lui, était à ce point différent qu’on
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aurait pu imaginer qu’il s’agissait d’une autre personne ; un
vieux « jean » délavé, dissimulé partiellement par une longue
chemise sans col, souillée par des traces de peinture, et un
foulard dans le style de ceux que les mineurs portaient autour du cou, noué négligemment sur les cheveux.
Une dégaine d’artiste !
Beaucoup de charme.
- Bonjour Monsieur, je vous laisse fouiner ou vous cherchez quelque chose de précis.
Elle n’avait pas reconnu le détective.
- Bonjour Madame. Auriez-vous quelque chose sur Horace ?
Il était conscient que la question était mal formulée, mais
il n’avait pas eu le temps de préparer l’accroche. Elle avait
frémi. De manière imperceptible, mais il était convaincu
qu’elle avait frémi à l’évocation de ce nom.
- Franchement, hésita-t-elle, ce n’est pas ma spécialité. Je
vends surtout des romans policiers ... et, vous savez, les
poètes latins n’en ont pas écrit beaucoup.
Elle ne manquait pas d’humour.
- A votre connaissance, il n’existerait pas un roman policier dont le titre serait « Horace » ou qui évoquerait ce personnage ? Ou une variante du genre « La mort d’Horace »
ou « L’assassin d’Horace » ?
Elle réfléchit, affichant les stigmates de son questionnement.
- Non, je ne vois pas…franchement !
En réalité, ses pensées étaient ailleurs.
Elle observait Quinchon d’un regard curieux.
- Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ?
- Absolument. Je vais vous aider. Hier soir, vous avez
mangé un assortiment de mousses et de pâtés de gibier,
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suivie d’une gigue de chevreuil aux champignons sauvages,
le tout arrosé d’un Saint Julien, château Lagrange …
- Mais oui, vous, vous êtes le monsieur solitaire qui voulait manger pour quatre, c’est bien cela ? C’est amusant,
comme le monde est petit. Enfin, Lillois n’est quand même
pas si éloigné de Nivelles …
La coïncidence l’amusait. Elle ne savait évidemment pas
que c’était sans doute grâce à elle que Constant avait vécu
ses derniers moments d’intense bonheur.
- Donc, Horace n’évoque rien pour vous ?
- A priori, non, mais il faudrait faire des recherches, reprendre les catalogues… mais pourquoi cherchez-vous un
polar dont le titre serait celui de ce poète mort il y a plus de
deux mille ans ?
Il ne savait pas comment elle allait réagir et il détestait se
faire le messager des mauvaises nouvelles, mais il devait
économiser son temps de liberté pour engranger un maximum d’informations et donc, jouer cartes sur table avec
cette petite femme tout à fait charmante pour qui il ressentait subitement un élan de sympathie d’origine irrationnelle.
- Madame, je voudrais vous parler en tête-à-tête. En fait,
je ne suis pas ici par hasard, et si nous avons mangé, hier,
dans le même restaurant, ce n’est pas complètement dû au
hasard non plus.
- Vous m’intriguez, Monsieur, dit-elle en donnant un
tour de clé à la porte de la boutique. Suivez-moi !
Ils traversèrent une seconde, une troisième, puis une
quatrième pièce, de plus en plus étroites, jonchées de milliers de livres, avant d’aboutir dans un petit salon ou deux
canapés garnis de coussins et de tissus patchwork entouraient une table en rotin qu’elle débarrassa des innombrables revues qui l’encombraient.
- Asseyez-vous.
- Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je fume ?
- Je vous en prie, mais, expliquez-moi les raisons de votre visite, demanda-t-elle, impatiente.
- Il y a moins d’une heure, Benjamin Constant est tombé
subitement mort, sous mes yeux, et dans un ultime souffle,
il a parlé d’Horace.
Sa réaction fut d’une prodigieuse dignité. Elle était sincèrement bouleversée, mais il n’y eut ni cri, ni manifestations
hystériques ou dépressives, juste deux larmes pudiques qui
coulèrent de son œil gauche et qu’elle essuya rapidement du
revers de la chemise.
Cette dame transpirait la classe. Quinchon se disait que
si elle était toujours en vie, cela signifiait qu’elle n’était pas
concernée directement par cette histoire. Ses jours n’étaient
pas en danger, cela le rassura.
Il lui raconta tout, n’omettant que les détails les plus sinistres de l’aventure dans laquelle il était plongé depuis
moins de quarante-huit heures.
Il lui fallut deux cafetières de pur arabica et presque un
paquet complet de Rothmans pour arriver au terme de son
récit. Elle ne l’interrompit que pour lui resservir du café et
lui emprunter de temps à autre une cigarette. Elle vivait la
narration que lui faisait Quinchon avec passion, comme s’il
s’agissait d’un roman à suspense, elle qui en était si friande.
A certains moments, son visage manifestait la surprise, à
d’autres, la crainte. Parfois, elle opinait, comme si elle avait
prévu le rebondissement suivant, elle était vraiment « bon
public ».
- Voilà, je vous ai tout dit. Je ne sais pratiquement rien
du passé, ni même du présent de la famille Constant, puisque, chaque fois que je devais rencontrer un témoin, celui-ci
s’est transformé en cadavre. C’est dire combien j’ai craint,
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en venant vous trouver, que vous ayez subi un sort identique.
Cette dernière réflexion eut le don d’étonner la fidèle
auditrice.
- Je ne vois pas en quoi ma vie aurait été en danger, je ne
suis en rien mêlée au passé de Benjamin. Enfin ...
- En fait, Madame, j’ignore tout de vos relations avec lui,
mais hier, je vous observais tous les deux, vous aviez l’air de
si bien vous connaître, comme deux vieux complices, et ...
je me suis dit que vous pourriez sûrement m’apprendre
beaucoup de choses sur les relations entre Benjamin et sa
femme, entre Benjamin et son père, son passé. J’ai pensé
que vous pourriez me parler des rapports étroits qui existaient entre Benjamin et les livres, l’origine de cette passion,
le mystère de ses voyages à Redu, les jours où tous les bouquinistes sont en congé …
Pendant qu’ils devisaient, la nuit était tombée. Quinchon
prit conscience de n’avoir rien mangé de la journée, et ce
pénible constat lui tiraillait le ventre, ajouté au brûlant qu’il
ressentait au niveau de l’estomac, conséquence d’un excès
de cafés noirs absorbés, cela en devenait presque douloureux.
- J’ignore si les informations dont je dispose feront avancer vos investigations.
- Peu importe ! Tout ce que vous pouvez me dire sur
Monsieur Constant m’intéresse, Madame … Madame … en
fait, je ne connais même pas votre nom.
- Je m’appelle Claire Lejeune, veuve du Baron de Mévius, grande et vieille famille aristocratique bruxelloise, avec
qui, cela dit, je n’entretiens plus que des relations très occasionnelles. Je connais Benjamin Constant depuis une quarantaine d’années, nous fréquentions les mêmes écoles. Lui,
au Collège Saint Vincent de Soignies et moi, son équivalent
réservé aux filles, l’Institut Sainte-Claire. Nous avons fait
connaissance lorsque le professeur d’art dramatique s’est
mis dans l’idée de monter une pièce de théâtre pour laquelle
il fallait bien rassembler garçons et filles, ce qui pour nous
représentait un événement qui nous excitait considérablement. Je me souviens de la première fois où nous nous
sommes adressés la parole. Nous attendions l’heure de la
répétition, et, alors que tous les garçons étaient réunis et
faisaient des commentaires sur l’arrivée des filles, lui restait
à l’écart, assis à même le sol, plongé dans la lecture d’un
livre qui semblait le passionner. J’ai tout de suite été interpellée par cette espèce de dédain vis-à-vis de nous, et
comme je n’ai pas pu m’en empêcher, je suis allée lui demander le titre de l’ouvrage. Encore maintenant, j’ai toujours la même réaction. C’est comme si, quand j’aperçois un
lecteur, je me disais : « Montre-moi ce que tu lis, je comprendrai mieux qui tu es ! ».
Elle fit une pause dans son récit, alluma une cigarette et
but une gorgée de café tiède.
- Benjamin, je l’ai senti effarouché par ma présence et
surtout par ma question. Sans rien dire, il m’a tendu
l’ouvrage. C’était « L’infaillible Silas Lord » de Stanislas André Steeman. C’est à ce moment-là que je l’ai impressionné
en lui avouant que moi aussi, je l’avais lu.
- Pardon, me dit-il, l’air complètement ahuri, vous lisez
des romans policiers ? Dans son esprit, il semblait incongru
qu’une respectable jeune fille de l’Institut Sainte-Claire
puisse s’adonner à de telles lectures, nous qui étions gavées
en classe des classiques de la littérature jusqu’à en être dégoûtées.
- Vos parents ne vous interdisent pas de lire ce genre de
livres ? me demanda-t-il.
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- J’ai bien dû lui avouer que ce n’était pas vraiment apprécié dans ma famille, bien qu’une fois, mon père m’en
emprunta un et reconnut que, si c’était quand même moins
bien que Pagnol ou Giono, qui constituaient ses seules références, c’était quand même mieux qu’Arthur Masson ou
cette espèce d’hurluberlu qui venait de mourir, du nom de
Boris Vian. Nous avons parlé de nos lectures, et évidemment de ce « Silas Lord » qui pour lui, révolutionnait le
genre. Il évoquait avec éloquence ce héros qui est à la fois
l’enquêteur et l’instigateur des intrigues qu’il tentait de résoudre, trouvant le procédé diabolique de la part de l’auteur.
Je lui conseillai de lire « Le meurtre de Roger Ackroyd »
d’Agatha Christie, lui promettant d’autres surprises au niveau de l’élaboration de l’intrigue et surtout de sa résolution
... Nous devînmes ce jour-là, inséparables, ayant trouvé une
passion commune. Cela dura presque un an.
- En fait, vous étiez ... sa petite amie ?
- Pas dans le sens où on l’entend à l’heure actuelle, répondit-elle sèchement. Nous étions amis, au sens premier
du terme. A la fin de l’année, nous nous sommes donné
rendez-vous pour la rentrée académique de l’Université
Libre de Bruxelles, tous deux nous voulions nous inscrire
en Philologie Romane, espérant après quelques années
d’étude, nous spécialiser dans la littérature contemporaine.
Notre objectif était de faire entrer le Roman Policier à
l’Université, comme domaine à part entière, et susceptible
d’être considéré comme une matière digne de recherches et
de réflexions. L’histoire a démontré que nous étions des
précurseurs et des années après, nous en avons bien ri !
Quand on pense que maintenant sont organisés des séminaires de « Para-littérature » où les plus grandes sommités
en matière d’analyse textuelle, de sémiologie, de sémantique ou
de stylistique dissertent des journées entières sur des œuvres
que nos parents n’aimaient pas que nous lisions. Benjamin
et moi étions convaincus de la richesse des bouquins que
nous dévorions, de l’intérêt que cela pouvait représenter
d’en conseiller la lecture à tous, au-delà du simple plaisir
primaire qui consiste à tenter de résoudre l’énigme plus vite
que le héros, l’enquêteur. Il avait une théorie amusante à ce
sujet. Il comparait le roman policier et ses règles à la théologie. Il avait constaté que la plupart des personnages centraux de ces livres, c’est-à-dire ceux qui sont mandatés par
une autorité quelconque, Etat, clients, supérieurs hiérarchiques pour découvrir le « mauvais », celui qui a commis un
forfait et doit pour cela être puni, sont dans la majorité des
cas des célibataires, tout comme les prêtres. Il pensait que le
consommateur, le lecteur de « policiers » établissait avec le
héros un rapport identique à celui que l’on entretient avec
les curés, les représentants de l’Eglise et donc d’une certaine
morale. Nous avions, à-propos de ces sujets, des débats
passionnants. Mais il n’est jamais arrivé à convaincre son
père du bien-fondé de ses projets, et si, au début, nous
avons continué à correspondre, surtout pour échanger des
impressions sur nos découvertes littéraires, les circonstances
de la vie nous ont séparés pendant des années.
Elle se tut.
- Croyez-vous que cela soit bien utile de remuer tout ce
passé ?
- Sincèrement, j’en suis convaincu, répondit Quinchon.
Je vous en prie, poursuivez.
- J’ai terminé ma licence en présentant un mémoire sur la
littérature policière belge, je lui en ai même envoyé un
exemplaire, j’ai passé mon agrégation pour pouvoir devenir
enseignante, et épousé un jeune et brillant étudiant de Solvay, le Baron de Mévius, qui m’a fait trois enfants pour lesquels j’ai abandonné mon métier. Il est vrai que mon salaire
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était inférieur à ceux réunis de la cuisinière et de la nurse
que mon mari avait engagées. Le Baron a eu la bonne idée
de mourir jeune, dans un accident de chasse et de me laisser
assez d’argent pour vivre bicentenaire sans connaître le
moindre tracas financier. Mes trois enfants mariés, casés,
bardés de diplômes leurs donnant accès à de brillantes situations et à l’abri de l’infortune, je suis venue, il y a trois ans
m’installer ici, parce que je savais que je revenais vers Benjamin et qu’en ouvrant cette boutique, il serait bien obligé
de venir me rendre visite, si sa passion était demeurée intacte, ce dont je ne doutais pas un instant. J’ai expliqué à
mes enfants qu’il me semblait avoir accompli tous mes devoirs de mère, acceptant durant des années, dans le silence,
tous les sacrifices inhérents au statut de veuve, repoussant
les assauts des prétendants intéressés par mon argent pour
ne pas compromettre leur équilibre, et leur demandant
l’autorisation de me retirer de cette vie de famille qui commençait à m’étouffer. Je leur ai demandé le droit de vivre, à
ma manière, sans jugement de leur part. Je crois qu’ils ont
compris et nous nous entendons merveilleusement bien.
Mon fils aîné vit au Chili, où une très importante compagnie pétrolière lui assure de très beaux revenus tandis que
son épouse travaille pour « Médecins Sans Frontières » et
s’occupe de leurs deux enfants. Ma fille passe sa vie à faire
la fortune des gens les plus riches de l’univers et est, paraîtil une grosse tête de la finance mondiale, c’est un domaine,
où je vous l’avoue, je n’y entends rien. Quant au cadet, il est
parti vivre à New York, où, d’après lui, il est plus facile
d’assumer son homosexualité qu’à Bruxelles. Il est propriétaire d’une galerie d’art contemporain et la vie semble lui
sourire, aussi bien financièrement qu’affectivement.
L’évocation de ses trois enfants illumina son visage.
- L’autre jour, au téléphone, il m’a promis qu’à son prochain saut dans la vieille Europe, il me présenterait son
« boy-friend ». Voilà ! J’ai repris cette boutique à prix d’or, à
un jeune passionné qui préférait acheter des livres et
n’arrivait pas à les vendre tant il y tenait, un adorable doux
rêveur qui a sans doute, déjà tout dépensé le peu qu’il lui
restait d’argent après avoir remboursé ses dettes.
- Et vous avez retrouvé votre vieil ami Benjamin.
- Oui ! Je le voyais souvent passer dans la rue, jetant un
regard méprisant sur la vitrine que mon prédécesseur ne
garnissait que de livres de poésie. Il ignorait sans doute qu’il
y avait eu un changement de propriétaire, alors, j’ai débaptisé le magasin pour l’appeler « L’univers du Roman Noir » et
je n’ai placé, en devanture que de très vieux ouvrages que
nous nous étions échangés durant notre année de lecture
commune. Tous les jours, je le guettais et lorsqu’il s’est immobilisé, comme tétanisé devant cet étalage, je n’ai pas pu
contenir un immense éclat de rire. Son expression éberluée
était d’un comique et d’un tragique merveilleux. Il m’a aperçue et est entré dans la boutique. Il n’avait pas changé, toujours aussi timide et mal dans sa peau en face d’une femme.
Comme il y a quarante ans ! J’aurais payé très cher pour
qu’il me serre dans ses bras. Il m’a juste dit : « Claire, tu es
revenue ! » Et il s’est mis à pleurer comme un enfant et j’ai
partagé ses larmes.
Claire de Mévius, membre de l’aristocratie par le mariage, roturière devenue Baronne, semblait réellement bouleversée par cette évocation.
- J’imagine que vous allez me demander si j’étais sa maîtresse et je vais être franche avec vous. Pendant des années,
je n’ai pas connu le moindre émoi sexuel, et je m’y suis habituée. Une fois, une seule fois, Benjamin et moi nous sommes retrouvés dans la situation de deux amants, et ce fut si
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ridicule, si lamentable ces deux vieux corps maladroits et
pudiques tentant de simuler l’acte d’amour, que nous avons
décidé d’en rester là. De toute notre existence, ce fut
l’unique tentative charnelle que nous eûmes, et pour préserver notre amitié, nous n’avons plus jamais tenté de la renouveler.
- Parlait-il parfois de sa femme, de son couple, de son
travail, de son magasin, de sa vie privée ?
- Nous avions décidé que notre relation devait être gaie.
Basée sur nos passions communes, cela excluait d’office que
je lui parle de mes enfants et que lui me raconte ses déboires avec Eugénie. Lorsqu’un jour, j’ai évoqué mon défunt
mari, il est devenu blême ... J’étais bien consciente qu’il
n’était pas heureux, mais je ne voulais pas jouer auprès de
lui le rôle de « psy ». Si nous avions passé le temps de nos
retrouvailles à nous lamenter sur le peu de bonheur que
nous a apporté la vie, et surtout sur les causes qui ont fait
que nous nous sommes, tous deux, retrouvés dans des existences que nous n’avions pas choisies volontairement, nous
n’aurions fait qu’attiser des regrets et des remords … peutêtre même, des désirs de vengeance … mais nous ne pouvions revenir en arrière. Nous ne voulions pas cultiver la
nostalgie de ce qu’aurait pu être notre existence si nous
avions pu avoir recours à notre libre-arbitre dans le choix
de nos destinées respectives. Nous profitions de la joie de
partager de temps à autre des moments ensemble.
- Il n’évoquait donc jamais, non plus son enfance, son
père, la mort de celui-ci, par exemple ?
- Vous pensez donc sincèrement que pour comprendre
tous ces morts de maintenant, il faut remonter dans le passé ?
- Je crois en tout cas, que c’est dans cette direction que
quelqu’un veut me pousser. Mais la plupart des personnes
qui auraient pu me décrire le climat qui régnait dans la famille « Constant » en 65, sont mortes depuis quelques jours,
je dirais même, depuis quelques heures.
- Et si vous refusiez de vous laisser manipuler par cette
personne qui veut peut-être détourner les soupçons vers le
passé, pour éviter que vous ne sondiez le présent ?
L’idée n’était pas complètement stupide et il fallait bien
admettre qu’elle ne pouvait qu’émaner d’une très attentive
lectrice d’aventures policières.
- Avez-vous, Monsieur Quinchon encore d’autres questions à me poser ?
- Je ne voudrais pas abuser de votre temps, Madame ou
dois-je vous appeler Baronne, mais pour une fois, et cela
sans humour noir déplacé, que je tiens un témoin vivant
capable de me parler de Benjamin, je n’ose pas prendre le
risque de le perdre.
- Bien, donc, vous ne me lâchez plus. Alors appelez-moi
Claire, rien ne me ferait plus plaisir. Vous savez de quoi j’ai
envie ?
- Non !
- De me soûler ! De me flinguer l’esprit ... Vous allez
immanquablement penser que cette Baronne est cinglée et
qu’elle ne paraît pas affectée par la mort de son meilleur
ami, et vous vous tromperez sur toute la ligne. Je ressens
une infinie, une épouvantable tristesse, Benjamin était mon
seul ami, et je ne vois qu’une seule façon d’effacer de ma
mémoire, rien que pour cette nuit, l’image de son visage de
vieil enfant affligé, c’est de boire. Vous me trouvez stupide ? Vous pensez que ça ressemble à un scénario de film
américain de seconde zone, où la vieille maîtresse, se sentant abandonnée veut noyer son chagrin dans l’alcool en
compagnie du ténébreux détective aux beaux yeux si fati-
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gués ? De toute manière je me moque de ce que vous pensez, venez !
Quinchon ne se souvenait pas qu’on l’ait complimenté
sur la beauté de ses yeux, ni d’ailleurs sur la beauté d’une
quelconque partie de son anatomie et il trouvait cela assez
plaisant.
Elle l’emmena à Bruxelles, où sa carte « American Express » semblait lui ouvrir toutes les portes et lui permettre
de réaliser ses moindres désirs. A chaque endroit visité, on
lui donnait du « Madame la Baronne » à l’emporte-pièce,
elle qui affirmait ne plus avoir fréquenté ces lieux de fête
depuis des années. Ils mangèrent des blinis et du caviar,
copieusement arrosés de Vodka, dans un restaurant russe
où un groupe de musiciens tziganes donnaient à l’ambiance
un côté typiquement survolté, qui ravissait Claire et donnait
la migraine à Quinchon, bien qu’il affirmât posséder
l’intégrale en CD des disques des Chœurs de l’Armée
Rouge. Ils digérèrent ce copieux début de soirée dans une
rhumerie très fréquentée par le beau linge bruxellois, et
terminèrent, au champagne, dans un cabaret où la morale
autorisait, mais à titre exceptionnel, aux femmes d’échanger
leurs conjoints contre les partenaires de leurs meilleures
amies, de façon à établir un comparatif objectif de leurs
compétences sexuelles respectives.
La suite de la nuit resta assez trouble dans la mémoire de
Quinchon, peu aguerri à ce type de compétition. Il se souvenait juste que la Baronne résistait magistralement à ces
excès, et que par moments, elle observait cet étalage de libertinage d’un regard étrange. Vaguement lubrique !
Le lendemain matin, il se réveilla dans un lit qui n’était
pas le sien, complètement dévêtu, au côté d’une dame légèrement plus âgée que lui, et qui, bien que nue et endormie,
dégageait une grande noblesse.
Le répondeur téléphonique était saturé de messages virulents du Commissaire Laffont, l’enjoignant de prendre le
plus rapidement possible contact avec lui, le menaçant de
toutes les foudres de l’enfer s’il ne se manifestait pas au plus
vite, l’accusant de désertion après le décès de Benjamin
Constant et certifiant que cette fuite inclinait certaines personnes à le placer en tête du peloton des suspects.
Bref, son échappée avait été très mal ressentie par les autorités et cela ne l’étonnait pas vraiment.
Un pli judiciaire, non affranchi, mais doté de toutes les
garanties d’origine certifiée, le mettait en demeure de se
présenter chez le juge d’instruction Compère au Tribunal de
Nivelles, ce matin même, sous peine de se voir emmené
sous la contrainte par des agents de la force publique et
risquer des ennuis pour «obstruction à l’enquête » et « recel
d’informations ».
Il avait un succès fou et une migraine carabinée, les deux
n’étant pas incompatibles.
Que tout ce que la ville compte comme pandores soient
à sa recherche ne lui semblait pas un motif suffisant pour
négliger les règles les plus élémentaires de l’hygiène corporelle et mentale.
Pendant que le percolateur gargouillait bruyamment, il se
fit couler un bain très chaud. Heureusement, et cela malgré
l’absence d’une collaboratrice, il conservait toujours une
petite réserve de vêtements propres au bureau, pour les
occasions où les circonstances professionnelles le plaçaient
dans l’impossibilité d’un retour au bercail normalement
programmé.
Le temps des ablutions correspondait souvent avec le
temps de la réflexion.
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Remettre les idées dans l’ordre en se concentrant sur le
principal et négliger l’accessoire qui risque d’interférer sur la
mise en place du processus concret de recherche de la vérité.
Sa réflexion commençait mal, parce que cette phrase ne
veut absolument rien dire … ou plutôt si, elle signifie que
les évènements de cette dernière nuit, et particulièrement, le
fait de coucher avec un témoin ne devait pas occulter le rôle
de cette personne dans l’affaire.
Donc, ne plus penser à Claire de Mévius en terme de
nouvelle amante mais en tant que … en tant que quoi ?
Une suspecte ?
Ridicule !
Il n’arrivait pas à s’ôter de la mémoire, l’image du corps
de la Baronne, encore très belle pour une quasi-sexagénaire,
sa poitrine de jeune fille, à peine abîmée par le poids des
années, et sûrement pas par les caresses de l’amour, la
courbe de son dos tout en régularité et en finesse, les petites
rides aux coins des paupières qui donnaient à ses yeux un
sourire qui enluminait son visage, même dans le sommeil.
Plongé dans ses rêveries comme dans un bain de jouvence, il prit conscience, totalement stupéfait, que les souvenirs du corps de Claire provoquaient chez lui une modification physiologique que les médecins appellent « érection »
et les psychologues « expression du désir ».
Intérieurement, il la remercia. Il y avait bien longtemps
que des pensées attendries à l’égard d’une personne ne lui
avaient suscité un tel émoi.
La disparition de cette augmentation momentanée du
volume et de la dureté de sa verge fut immédiate lorsque,
dans son esprit se dessina le visage du commissaire Limbourg. L’homme qui voyait en lui le suspect numéro un
dans l’affaire de l’assassinat de Delplancq.
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Trois « Sédergine » et autant de cafés serrés redonnèrent
à Marcel Quinchon une apparence plus proche de celle d’un
homme normal. Encore, eût-il fallu longuement débattre du
concept de « normalité » chez l’être humain, mais cela aurait
impliqué une augmentation massive du traitement contre la
gueule de bois.
En dévalant les escaliers de l’immeuble, il croisa trois policiers, manifestement chargés de réquisitionner son auguste
personne.
- Pardon Monsieur, lui demanda le plus grand des trois,
pourriez-vous nous indiquer où se trouve le bureau du détective Quinchon ?
Feignant la douleur, et se tenant la mâchoire, il répondit :
- En face du cabinet dentaire, je pense, troisième étage,
aïe !
Prenant à peine le temps de le remercier et malgré un
sourire de compassion, les trois justiciers s’élancèrent dans
une course d’une grande souplesse, vers l’étage susmentionné.
Avant de se rendre à la Justice, il avait deux ou trois petites choses à vérifier.
L’enceinte du Collège n’avait pas beaucoup changé, si ce
n’est que, jouxtant les anciens bâtiments, avaient été érigés
des blocs modernes donnant à l’ensemble une allure anachronique qui ne semblait pas contrarier les centaines
d’étudiants fréquentant avec plus ou moins d’enthousiasme
l’établissement scolaire.
Un peu à l’écart de ce tapage, se tenait une aile où vivaient d’anciens professeurs admis à la pension et qui terminaient dans la sérénité une existence tout entière consacrée à l’étude et à l’éducation.
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Ces vieux prêtres, dont certains, et en général les moins
sympathiques, portaient encore la soutane, se faisaient en
général une fête de la visite impromptue d’un de leurs anciens potaches.
L’abbé Davin lui avait enseigné ou du moins avait tenté
de lui inculquer quelques notions de Français, d’Histoire et
même de Religion lors de sa première année d’Humanité.
Le vieil ecclésiastique devait friser les quatre-vingts ans,
mais conservait la mémoire intacte de ses anciennes ouailles.
- Marcel Quinchon, quelle joie de te revoir. Si je me souviens bien, je t’ai eu en sixième vers les années septantedeux, septante-trois, c’est bien cela ?
Il avait tout à fait raison. Sans doute devait-il passer ses
longues soirées monotones à relire les palmarès de toutes
ses années d’enseignement.
- Très bon élève, si ma mémoire ne me trompe pas.
Sans vouloir le contredire, Quinchon pensa que la mémoire, comme souvent, avait tendance à enjoliver le passé,
et cela ne le gênait pas. Et puis, finalement, il n’était pas si
mauvais. Il en connaissait pas mal qui terminaient moins
bien classés et qui étaient devenus médecins, avocats et
même, notaires. Mais ceux-là n’avaient eu qu’à suivre les
traces paternelles … un peu comme Benjamin, à la différence près que, lui, c’était sous la contrainte qu’il avait dû
emboîter le pas de son paternel.
- Monsieur l’Abbé, ma question va sûrement vous surprendre, mais je voudrais que vous me parliez d’Horace.
- En effet, c’est surprenant. Tu as retrouvé le goût des
classiques ? Il arrive souvent qu’à un certain âge, on
éprouve le désir de se replonger dans la littérature des siècles passés, mais remonter jusqu’à Horace, toi qui n’as jamais fait de Latin, c’est assez exceptionnel. Mais, veux-tu
que je te parle d’Horace, le poète ou de la tragédie de Pierre
Corneille du même nom.
- Des deux !
- Horace, le poète est né, si mes souvenirs sont exacts,
en 65 avant Jésus-Christ. On le connaît pour son « Art Poétique » et divers textes appelés à l’époque odes ou épodes.
C’était un militant du bien vivre et du bonheur simple dans
l’existence, il est vrai que son meilleur ami était fortuné, et
passionné par ses œuvres Il lui permettait de vivre une vie
dénuée de toute contrainte matérielle et de toute forme de
carriérisme et d’ambition : cet ami s’appelait Mécène. Le
boulot d’Horace, si je puis dire, consistait surtout à magnifier la culture romaine et décrire les exploits des « grands
conquérants de l’empire ». On dirait maintenant que c’était
l’attaché de presse ou le porte-parole du pouvoir. Il y a une
citation célèbre d’Horace dont j’essaie de me rappeler …
« Il faut avoir le cœur léger pour goûter aux bucoliques accessoires qui permettent d’accéder au bonheur » Joli, n’estce pas ?
En effet, mais pour instructif que cela fût, Quinchon se
devait d’admettre que ça ne l’avançait pas énormément.
- Et la tragédie de Corneille ?
- Ça c’est beaucoup plus récent puisque au début du
17ème siècle, Corneille s’inspirant de Tite-Live écrit cette
pièce dont le thème principal est le conflit entre le patriotisme passionné et ses débordements et les sentiments
comme l’amour, la passion … Horace est un patriote forcené et sa sœur, elle, aime un de ses opposants. La tragédie
atteint son point culminant au moment où il tue sa sœur et
est acquitté de ce forfait par les tribunaux, la morale étant
donc que la défense des intérêts de sa nation prévaut sur les
sentiments amoureux d’une jeune fille, même s’il s’agit de sa
propre sœur. J’avoue que c’est un peu vite résumé, et quel-
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que peu vulgarisé, mais tu me prends au dépourvu, et si tu
veux plus de détails, il faudrait que je me replonge dans mes
livres, ce qui ne me dérangerait nullement.
En écoutant le récit du vieux professeur, Quinchon fut
surpris par l’apparition d’une espèce de certitude irrationnelle que c’était dans cet Horace-là, celui de Corneille qu’il
fallait chercher.
- Je ne crois pas que ce sera utile, mais si vous possédiez
un exemplaire de la tragédie, je serais ravi que vous me le
prêtiez.
Il quitta le vieux prêtre, après avoir évoqué avec lui les
aléas du temps qui passe et diverses considérations sur le
futur, qui pour certains se résume à des pronostics sur le
sursis que la mort voudra bien laisser à la vie.
Son ouvrage sous le bras, Quinchon quitta le Collège
d’un pas empressé, comme il le faisait à l’époque où il y était
encore étudiant, l’esprit excité par deux questions.
Quelle était cette pièce que les élèves rhétoriciens de
Saint-Vincent devaient monter et qui avait permis à Claire
et Benjamin de faire connaissance ? Et si c’était Horace ?
Il ne lui semblait pas bien ardu d’obtenir une réponse à
cette interrogation, bien que ses rapports avec le témoin
eussent considérablement évolué depuis la veille. Par
contre, l’autre vérification poserait plus de difficultés, car
elle l’obligerait à remuer un sujet sur lequel, cinquante ans
après, les témoins sont rares et peu bavards. La question
était : quelle attitude Arnould Constant, lui qui n’avait pas
été mobilisé pendant la guerre et était resté au pays pour
s’occuper des affaires de la commune, comme il avait pu le
lire dans l’article des « Echos », quelle attitude, donc, avaitil adopté à l’égard de l’ennemi ? Résistance ou collaboration ? Jean Moulin ou Léon Degrelle ?
Le fameux thème du patriotisme chez Corneille, si c’était
cela, l’ultime secret que Benjamin Constant avait voulu livrer dans son dernier souffle ?
Dans cette histoire, se disait un Quinchon ragaillardi par
ses intuitions, la vérité devait forcément se trouver dans les
livres.
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132
XII
« Le confessionnal »
De trois, l’effectif des policiers lancés à la recherche du
détective était passé à une bonne dizaine d’agents et, malgré
ce déploiement des forces de l’ordre, un dispositif digne de
l’ennemi public numéro un, Quinchon demeurait introuvable à la grande colère du Juge Compère, pestant contre
l’incompétence des hommes du Commissaire Laffont.
Pourtant, convaincu qu’il ne pourrait longtemps encore
se soustraire à un interrogatoire en bonne et due forme au
Palais de Justice, Marcel ne se cachait pas. Il mangeait une
salade aux lardons et au fromage de chèvre, tranquillement
installé sur les banquettes de velours bordeaux du « Café
des Arts ». Pour unique précaution, il avait juste pris la
peine de s’affubler d’une casquette et d’une paire de lunettes
solaires, peu adaptée aux conditions météorologiques.
Une fois son repas terminé, son intention était de se
rendre à Rebecq, flâner dans le village et les bistrots, et tenter de lier connaissance avec les anciens, leur offrir des verres et les écouter parler du passé.
Il se disait aussi qu’il devrait téléphoner à Claire, pour
différentes raisons et une bien particulière relative à une
pièce de théâtre, mais cela ne pressait pas. Il était certain de
la réponse.
En dégustant un petit noir bien serré et l’incontournable
cognac, il avait emprunté un journal mis gracieusement à la
disposition de la clientèle, et souriait de la manière dont les
journalistes talentueux pouvaient, avec un minimum
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d’informations objectives, composer un article en recourrant à d’innombrables supputations et l’usage intensif du
conditionnel.
Le titre, déjà, donnait le ton :
« MEURTRE A LA QUINCAILLERIE »
Agitation sans précédent, Rue des Géants, ce mercredi midi, où
l’on a découvert le corps sans vie de Madame Eugénie Constant,
l’exploitante bien connue de la quincaillerie. Il semblerait qu’elle soit
décédée suite à une agression d’une violence inouïe, la gorge tranchée
par un instrument contondant. La police de Nivelles, rapidement
alertée est descendue sur les lieux et le Commissaire Laffont, aidé par
son collègue de Rebecq, s’est refusé à tout commentaire.
Quinchon se demandait s’il était vraiment nécessaire que
Laffont se fasse aider pour se refuser à faire des commentaires, ou si le plumitif stagiaire allait se faire recaler en seconde session. La suite n’était pas triste non plus.
Alors que la police scientifique terminait à peine ses investigations,
le mari de la victime, Benjamin Constant, s’est écroulé, terrassé probablement par la douleur, sous le regard de la police, du docteur Legrand
et d’une quatrième personne dont l’identité ne nous a pas été communiquée. Cette personne aurait profité de l’agitation générale pour prendre la fuite, ce qui d’après les informations dont nous disposons la
rendrait fortement suspecte aux yeux du Juge d’instruction Compère
chargé de l’affaire. Cet individu serait activement recherché par les
forces de l’ordre…
S’en suivait un chapelet de non-informations, une litanie
de poncifs sur « …notre petite cité d’habitude si calme et se croyant
134
à l’abri de ce type de délinquance… », de clichés traditionnels sur
« cette famille de commerçants honorablement connue » …
Durant la lecture de cet article, Quinchon s’était senti
observé par un jeune homme installé un peu plus loin, près
des journaux justement, et qui fuyait son regard, chaque fois
que le détective essayait de le croiser pour saisir les raisons
de cette curiosité.
L’aurait-on déjà reconnu ?
Impossible puisque aucune description du « suspect »
n’apparaissait dans le journal.
Sans doute, le moment était-il venu de laisser ce garçon à
ses doutes et à son chocolat chaud, avant qu’il ne trouve le
courage de l’aborder. Trop tard.
- Monsieur … monsieur, excusez-moi de vous importuner …
- Désolé, jeune homme, mais je suis assez pressé. Garçon l’addition, s’il vous plaît !
- Juste une question. Vous lisiez l’article sur le meurtre
de la quincaillerie, je crois. Excusez-moi, encore …ditesmoi ... vous en pensez quoi ?
- Du meurtre, je n’en pense rien. Je connaissais ces gens
de vue, comme tout le monde à Nivelles, j’imagine.
- Non, pas du meurtre … de l’article.
- De l’article, reprit Quinchon en écho, ne comprenant
pas trop où il voulait en venir. Rien de spécial … Pourquoi
me demandez-vous ça ?
- Ben … parce que c’est moi qui l’ai rédigé, et … enfin
… c’est mon premier papier … dans un grand quotidien, je
veux dire.
Cet aveu, exprimé avec timidité par le jeune garçon eut le
don de rassurer le détective. Il ne l’avait donc pas reconnu
et c’était bien ainsi. Pourtant, une idée commençait à germer dans son esprit.
- Sincèrement, j’ai trouvé votre article … comment dire
… convenable, sans plus. Je pense que vous faites trop
abondamment usage de stéréotypes dans les idées et dans le
choix des expressions … mais …ce n’est pas mal.
- Je vous remercie, Monsieur … cela confirme assez bien
les commentaires du rédacteur en chef … qui …enfin, merci, vous m’aviez dit que vous étiez pressé.
- Je le suis un peu moins, maintenant. Est-ce que, à mon
tour, je peux vous entretenir d’une affaire de la plus haute
importance … et qui pourrait donner à votre carrière, un
élan … je dirais … un élan décisif, voire, fracassant ?
Le journaliste, visiblement intrigué prit place à la table de
Quinchon et attendit, religieusement silencieux, le scoop
que cet inconnu allait lui offrir.
- Dites-moi, jeune homme, comment vous appelezvous ?
- Chanterelle, Pierre Chanterelle … c’est un peu ridicule
comme nom, vous ne trouvez pas ?
- Du tout. Cela aurait pu être pire. J’adore les champignons. Pierre Bolet ou Trompettes-des-morts eût été encore bien plus désagréable à trimbaler une vie durant…
- En effet, avoua-t-il, apparemment détendu par la tentative humoristique de cet homme qui lui avait semblé plutôt
bourru au premier contact.
- Vous êtes journaliste depuis peu, j’imagine ?
- Officiellement, je ne le suis pas encore. Je suis en dernière année d’étude et, pour le moment, je termine un stage
avec le correspondant du « Soir » en Brabant Wallon.
- Bien ! Une question : que me diriez-vous si je vous disais que je connais la fameuse « quatrième personne » dont
vous parlez dans l’article … et qui, si je vous la présentais,
aurait, à coup sûr, énormément de révélations à vous faire ?
Dans le but de les publier, bien entendu.
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- Ce serait … merveilleux … formidable … sensationnel !
Le jeune plumitif en perdait déjà son vocabulaire !
- Attendez ! Ne vous emballez pas. Il y aurait des conditions. Ne pas livrer vos sources, même si le Juge
d’instruction vous menace, et surtout, rapporter fidèlement,
sans jouer au romancier, ce qui vous sera raconté.
- J’accepte toutes les conditions que vous voulez. Vous
rendez-vous compte ? Avec cette info, je peux faire la une.
Oui Monsieur, je vous suis jusqu’au bout du monde, si vous
le désirez.
Quinchon l’avait dans sa poche. Il allait pouvoir utiliser
la presse, ce qui lui ferait gagner un temps considérable
dans son enquête. Ça allait rendre fou de rage ses amis
commissaires qui allaient sûrement se faire malmener par le
Juge Compère.
- Suivez-moi, mais nous n’irons pas aussi loin, n’ayez
crainte !
Dans la voiture qui les conduisait à Rebecq, il lui avoua
qui était le « quatrième homme », ce qui ne sembla pas surprendre le jeune Chanterelle. Il lui raconta comment
s’étaient déroulés exactement les évènements de la veille à la
quincaillerie, ainsi que les circonstances qui l’avaient amené
là, à savoir la mort de Delplancq et les soupçons de Limbourg à son égard.
- Maintenant, voilà comment nous allons procéder. Je
vous donne des informations au compte-gouttes, parce que
je veux être absolument certain de votre discrétion à mon
égard. S’ils m’arrêtent, je suis foutu et vous perdez un informateur de première qualité.
Chanterelle opina.
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- Nous allons à Rebecq parce que je suis intimement
convaincu que la mort des « Constant » est liée à une très
vieille histoire. Le père de Constant, lui-même, est mort en
65 dans des circonstances assez étranges. Pour le moment,
mon intention est d’aller à la rencontre des gens, surtout les
vieux de ce village, et essayer de les faire parler, mais
j’ignore complètement ce que ça va donner.
Le jeune Chanterelle était plongé dans la méditation, tentant de mesurer l’ampleur de la situation, il réfléchissait à la
manière dont réagiraient son patron et surtout ses collègues,
logiquement plus anciens dans le métier et qui ne verraient
peut-être pas d’un bon œil ce gamin débouler avec des révélations aussi explosives.
Tant pis ! Le hasard avait mis ce détective sur sa route, et
il fallait en profiter, c’était peut-être la chance de sa vie.
Le petit village semblait calme et paisible en ce début
d’après-midi. Sans doute s’agissait-il d’une cité-dortoir qui
voit ses habitants émigrer le matin vers des lieux de sacrifice
et de supplice pour leur offrir huit heures de dur et pénible
travail, et revenir le soir, éreintés et fourbus.
Quelques cafés sur la Grand-Place, pour la plupart déserts, proposaient les spécialités brassicoles locales, ainsi
que les traditionnelles bières belges.
Les commerces, peu nombreux, ne donnaient pas en regard de leurs façades, l’impression d’être des plus florissants, tranchant ainsi avec l’assez bon goût avec lequel la
majorité des maisons d’habitation avaient été rénovées.
- Notre première visite est réservée à une charmante personne des services administratifs, si vous n’y voyez pas
d’inconvénient, Monsieur Chanterelle.
Bien que ne l’ayant jamais rencontrée, il s’avéra que
l’impression positive laissée par la jeune femme à Quinchon
lors de leur bref entretien téléphonique, fut confirmée par la
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sublime réalité des faits. La jeune femme était charmante,
un sourire intimidé inondant son visage angélique de son
rayonnement. Chanterelle, lui aussi, semblait s’empourprer
dans la contemplation de cette petite fée, à la douceur
contagieuse et bienvenue dans ce monde de brutes.
- Bonjour Mademoiselle, je ne sais si vous conservez encore en mémoire le souvenir d’un appel téléphonique que je
vous ai adressé il y a deux jours, pour le compte du Centre
Universitaire de Recherche sur l’Histoire des Médias …
- Absolument. Je m’en souviens. Malheureusement …
- Je suis au courant, ce pauvre Monsieur Delplancq est
décédé.
- C’est épouvantable, il paraît qu’on l’a empoisonné. Un
homme si gentil, c’est complètement incompréhensible.
Ahurissant !
- Y aurait-il un de ses collègues qui puisse me donner accès aux archives des « Echos d’Arenberg » dont il était, je
pense, le conservateur ?
- Monsieur Delplancq n’avait pas ce qu’on peut réellement appeler de collègues. Il travaillait seul et quand il aurait été admis à la retraite, ce que d’ailleurs il ne souhaitait
pas, il ne devait pas être remplacé.
- Vous pensez que je peux voir son bureau ?
- Il a été mis sous scellés par la police, mais les archives
qui vous intéressent sont à la bibliothèque communale qui
ouvre à 17 heures. Tout le monde y a accès.
- Monsieur Delplancq était-il marié ?
- Non, il vivait avec sa sœur, elle aussi restée célibataire
et qui consacrait sa vie à s’occuper de son frère. Ils étaient
orphelins depuis la fin de la guerre, je pense, et Justine, qui
était déjà majeure quand ses parents sont décédés, a élevé
son petit frère comme l’aurait fait une vraie mère.
- J’imagine qu’elle doit être bouleversée.
- Je ne sais pas si elle s’en remettra. Ils s’entendaient si
bien tous les deux. Ils partageaient la même passion pour
l’histoire. Ils ont créé un cercle d’histoire locale qui devait
publier prochainement un livre sur la vie pendant
l’occupation dans notre région.
- Vous pensez que je pourrais la rencontrer ?
- Pourquoi pas ? Elle habite à deux pas, Rue du Moulin,
le numéro un. Une vieille maison qui ressemble à un petit
château, au milieu d’un grand parc rempli de fleurs. Vous ne
pouvez pas la manquer.
- Une question encore. Lorsque je vous ai appelée, vous
m’avez dit qu’une autre personne souhaitait également
consulter les archives, n’est-ce pas ?
- C’est exact.
- Cette personne est-elle venue ?
- Oui.
- Quand ?
- Hier matin, elle avait rendez-vous avec Monsieur Delplancq.
- Hier matin ? Ce serait donc une des dernières personnes à l’avoir vu vivant ?
- Probablement, mais …
- La police vous a-t-elle interrogée ?
- Bien sûr, mais …
- Vous leur avez parlé de cette personne ?
- Non, je n’y ai pas pensé …
Pour la troisième fois, Quinchon allait l’interrompre et il
sentait que son excitation subite risquait d’être interprétée
comme une expression de reproches à l’encontre de la
jeune secrétaire, qu’il pressentait au bord des larmes.
- Pourriez-vous me décrire cette personne ?
- Une jeune femme très bien habillée, tailleur noir, bas
résille et talons hauts, le genre secrétaire de direction haut
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de gamme ou avocate. Trente, trente-cinq ans, très sûre
d’elle, même un peu méprisante, grande … des lunettes, je
crois. Une coiffure sévère. Sûrement de très longs cheveux
noirs, tirés en arrière, en chignon, menton carré et maquillage discret, efficace, un point de beauté sur la droite du nez
… quelqu’un de très décidé !
Le détective se fit la réflexion qu’il n’y avait pas mieux
qu’une femme pour en décrire une autre ! Le portrait était
riche de détails qui auraient sûrement échappé à un interlocuteur masculin.
- Elle ne vous a pas donné son nom, par hasard ?
- Si ! Je l’ai même noté quelque part.
C’était trop beau, trop facile. Si cette femme était
l’empoisonneuse, elle n’aurait pas laissé son nom, à tout le
moins pas sa véritable identité, et, inversement si, elle avait
communiqué ses coordonnées exactes, cela signifiait que sa
démarche n’était en rien digne de suspicion.
Raisonnement logique fondé sur le théorème bien connu
de « la contraposition de l’implication », qui prétend que « si
p implique q, « non-q » implique « non-p ». Concrètement,
si « p » est la proposition « ne pas donner son identité » et
« q », la proposition « être coupable », cela revient à dire :
« Si je ne donne pas mon identité, alors je suis coupable », et
par contraposition, « si je ne suis pas coupable, alors, je
donne mon identité ». Ce subtil raisonnement lui avait valu,
vingt ans plutôt, l’extraordinaire, et surtout inattendue note
de 14/20 à un examen de « Logique », où, pourtant il partait
battu d’avance. En hommage au Professeur Lowenthal, il
avait décidé que toute sa vie durant, il aurait recours à ce
mécanisme de la pensée, quand le besoin s’en ressentirait.
Le temps du raisonnement ne fut pas suffisant pour que
la jeune et toujours aussi charmante fonctionnaire communale ne retrouve les coordonnées de l’élégante visiteuse.
- Où est-ce que j’ai mis cet agenda, pestait-elle ?
Le jeune journaliste, qui s’était jusque-là, complu dans un
mutisme total intervînt judicieusement.
- Ne serait-ce pas le gros cahier bleu, à votre gauche ?
Il avait raison, le bougre, mais les informations apportées par le carnet en question restaient, malheureusement
trop laconiques : « Mercredi 9/11, RV Delpl. Mme Defoing, 9h-9h30 ».
- Mademoiselle, dit Quinchon, vous êtes bénie entre toutes les secrétaires d’Administration Communale, et votre
gentillesse, fruit des entrailles de Madame votre mère, mérite que je vous offre, ce qu’il y a de plus beau au monde :
mon amitié et ce baiser pudique sur le front, preuve de ma
capacité à gérer mes débordements affectifs, malgré le désir
singulier que j’éprouve à vous demander votre main, attitude que je l’imagine, vous considéreriez comme absolument extravagante de ma part.
Ils quittèrent la jeune femme, désemparée par une telle
déclaration.
- Je me demande, signala Chanterelle, si vous n’y êtes pas
allé un peu fort, monsieur Quinchon ?
- Un peu fort, mais vous êtes complètement idiot, mon
petit. Tout ce cinéma, c’est pour vous que je l’ai fait. C’est
vous qui l’intimidiez, et je ne comprends pas comment vous
n’avez pas pensé à lui demander son numéro de téléphone,
son adresse, le nom de son éventuel fiancé, ses horaires, son
parfum préféré et la meilleure façon de lui proposer le mariage ! Cette fille est une perle, une déesse de délicatesse, la
perfection incarnée, il faudrait la déguster comme une praline, la laisser fondre lentement et l’aimer absolument, je
vous le dis, cette jeune fille est la réincarnation de ce
qu’Eros, le Dieu de l’amour, n’a jamais eu la chance de croiser dans sa mythique existence : le couronnement de l’idéal
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féminin. Tout en elle est harmonie, la douceur de sa voix
avec le rythme de son débit de parole, la tendresse de son
regard avec la blancheur de sa gorge – j’entends par gorge le
haut de sa poitrine – le vert de ses yeux avec la rousseur de
sa crinière, la politesse de ses propos avec la bienséance de
ses pensées … elle est complètement … idéale. Et je veux
que vous lui fassiez parvenir sans délai, une gerbe de fleurs,
de votre part pour la remercier d’être.
- D’être quoi, demanda Chanterelle, assez démonté par
le lyrisme avec lequel le détective évoquait la jeune secrétaire ?
- D’être ! Tout simplement d’exister ! Lorsque la vie, et
son cortège de rencontres d’une affligeante banalité, vous
offre la chance de croiser pareille icône de la féminité, il ne
faut pas hésiter, et encore moins réfléchir, il faut l’inviter à
découvrir la matérialité de l’amour. Vous ne me suivez déjà
plus ? Alors que vous étiez prêt à aller jusqu’au bout du
monde. Je veux que vous l’aimiez, ce n’est pas compliqué, le
dernier des imbéciles est capable de traverser l’Atlantique en
pédalo pour un baiser d’une jeune fille comme celle-là.
Vous ne la trouvez pas …adorable ? Dans le sens où, il est
inconcevable qu’on ne puisse faire autrement que de
l’aimer ?
- Elle est tout à fait charmante, mais …
- Il n’y a pas de « mais » ! Je suis incapable d’imaginer
que vous ne l’aimiez point et il serait invraisemblable que ce
sentiment ne fût pas réciproque.
Quinchon se sentait l’âme jubilatoire. Il percevait en lui,
le besoin d’excès, d’emportement. Il aimait, voilà, il devait
se l’avouer, il aimait Claire, malgré ses mensonges, il voulait
que les autres partagent ce bonheur, et aiment, comme lui
dans la démesure, dans la déraison.
Ils traversaient la place du petit village et le journaliste
peinait à le suivre, aussi bien dans sa course que dans ses
raisonnements.
- Voilà comment nous allons procéder, expliqua Quinchon, dont la motivation semblait surmultipliée, une fois
que vous serez un peu calmé – ce qui faisait preuve d’une
mauvaise foi éhontée, puisque le moins calme des deux,
c’était bien lui – nous irons rendre visite à Madame Justine
Delplancq, avant cela, vous allez faire une déclaration
d’amour à cette demoiselle de la commune.
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La fleuriste semblait fanée par l’usure du temps et
l’acharnement de l’administration fiscale.
- Madame, auriez-vous des freesias ?
- Certainement, Monsieur.
- Faites-m’en donc un bouquet … avec tout ce qu’il
reste.
Pendant que la commerçante s’exécutait, intriguée par le
ton péremptoire de ce client décidé, Quinchon demanda à
Chanterelle d’improviser sur une petite carte quelques mots,
non équivoques sur ces sentiments à l’égard de la jeune
fonctionnaire lui laissant la liberté de rimailler selon
l’inspiration, mais avec l’obligation de terminer par : « si ce
bouquet vous convainc de mon désir de vous revoir, appelez-moi au … »
- Vous êtes sûr que je dois écrire cela …
- Vous êtes sûr de vouloir faire la une du « Soir » ?
Le bouquet était splendide. Très cher aussi.
- Vous pourriez le livrer en face, à l’administration
communale ? A la jeune fille qui accueille les visiteurs ?
Il sentait qu’il gérait mal son enthousiasme, qu’il agissait
dans la frénésie et l’empressement.
L’enquête avançait, et, qui plus est, il possédait une longueur d’avance sur la police, ce qui, outre la satisfaction
personnelle ne lui rapportait rien. Il le savait, ce besoin de
foncer n’était guidé que par une seule raison : retrouver
Claire vite, vite, vite.
- Allô ! Claire, c’est Marcel. Deux questions. La pièce
que vous avez interprétée au Collège, c’était bien « Horace » ? … Je m’en doutais. La deuxième … Oui … c’est
vrai, vous espériez que je vous appelle ?
Marcel Quinchon était heureux, elle était libre ce soir.
145
XIII
« La neige était sale »
La petite dame était anéantie.
Subissant avec indifférence, comme si plus rien ne
l’intéressait dans l’existence, les assauts d’arguments du détective pour lui accorder quelques minutes de son temps,
elle avait fini par accepter de les recevoir.
- Vous ne pouvez imaginer, Messieurs, à quel point la vie
m’apparaît comme complètement injuste. Gabriel avait à
peine soixante-trois ans, et voilà qu’il est parti, sans prévenir ; moi, je vais en avoir quatre-vingt-cinq, et je suis toujours là, comme une vieille emmerdeuse. Et en plus, ils ne
veulent pas me le rendre, parce qu’ils doivent faire des analyses, paraît-il.
- Madame, je partage votre peine, bien que je n’aie jamais
eu l’occasion de rencontrer votre frère, mais je veux que
vous sachiez que l’assassinat de Monsieur Delplancq fait
peut-être partie d’une grande machination liée à la mort
d’Arnould Constant en 65. J’avais rendez-vous avec votre
frère, hier après-midi, et il devait également rencontrer au
matin une dame, assez mystérieuse, qui s’intéressait à des
événements de cette époque aussi. Malheureusement, nous
ne connaissons pas l’identité de cette personne, et la police
n’est, d’après mes informations, pas encore au courant de
cette visite, laquelle, vous l’admettrez, est assez troublante
par rapport aux causes et à l’heure du décès.
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Elle était insensible aux propos de Quinchon, comme si
tout cela ne l’intéressait plus.
- D’autre part, j’ai appris que vous alliez publier prochainement un ouvrage sur la vie à Rebecq pendant la seconde
guerre mondiale, je ne me trompe pas ?
- Pas du tout, mais comment savez-vous cela ?
- C’est la jeune fille à l’accueil à la commune qui nous l’a
appris.
- Sacré Gabriel, il aimait bien la petite Cécile, c’est vrai
qu’elle est si gentille, et comme elle s’intéressait à beaucoup
de choses … C’est une fille très intelligente, vous savez !
Mon frère passait tous les jours lui raconter ses dernières
recherches dans les archives ou des anecdotes sur le passé
du village. C’est sans doute comme ça qu’il a dû lui raconter
que nous préparions une publication sur cette période. Gabriel m’a un jour confié qu’il s’étonnait qu’une fille de cet
âge se passionne à ce point pour le passé d’un village dont
elle n’était pas native.
- J’imagine que, si vous évoquez la guerre 40-45, il vous
est impossible de ne pas parler de la « collaboration » …
- Evidemment ! Et c’est pour ça que nous voulions bien
réfléchir avant de le publier. Je vous avoue que je n’étais pas
très enthousiaste à l’idée de risquer des ennuis avec certaines familles du village dont les parents ou les grandsparents furent de notoires collaborateurs. Gabriel, lui, se
moquait de cela. Il voulait juste attendre l’heure de la retraite, vu que, comme fonctionnaire communal, il risquait
d’impliquer certains de ses anciens employeurs, qui, parfois,
ont encore des descendants dans les sphères dirigeantes de
la Commune.
- La famille « Constant », fait-elle partie de cette catégorie que vous désignez sous le vocable non équivoque de
« notoires collaborateurs » ?
- Cette famille, c’est un cas assez particulier. Il y a la
branche « Alphonse », celui qui s’occupait du journal local,
chef du réseau local de la résistance. On l’a enterré la semaine dernière, ce pauvre Alphonse.
-Pourquoi « ce pauvre Alphonse » ?
- Parce que Gabriel et moi estimions qu’on n’avait pas
assez souligné le comportement exemplaire qu’il avait eu
pendant la guerre. Il a caché des familles juives, organisé des
réseaux pour que certains militaires des forces alliées puissent rejoindre leurs troupes. Plusieurs fois, il a risqué sa vie
en organisant des sabotages contre l’institution gestapiste
… tout cela pour ne mériter la plus infime reconnaissance
officielle, à cause de l’autre branche de la famille, du côté du
quincaillier ! Là, nous basculons dans l’horreur !
- Dans l’horreur ?
- Autant l’attitude d’Alphonse a été héroïque, autant celle
de son cousin Arnould fut haïssable. Ce type était abject au
point de profiter de la détresse de certaines personnes pour
s’enrichir. Son magasin, ses propriétés, ses terrains et même
certaines grosses fermes de la région, il les a acquis pendant
la guerre, profitant de la faiblesse et des vices du Notaire
Toussaint.
Si Alphonse n’avait pas porté le même nom qu’Arnould,
il est évident qu’il aurait pu faire carrière dans la politique et
aller très loin. Malheureusement … on a toujours associé le
nom de Constant aux « saloperies », excusez-moi pour
l’expression, d’Arnould, plus qu’aux mérites de son cousin
germain. Nous pouvons prouver – mais à quoi cela servirait-il aujourd’hui – qu’Arnould Constant est responsable de
la mort de sa sœur. En 1944, en septembre, je pense, il prévient les nazis qu’elle cache du matériel de propagande de la
résistance, ainsi que des armes, dans la fermette qu’elle occupe dans les campagnes environnantes. Mariette, qui ve-
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nait d’apprendre un mois plutôt la mort de son mari au
front, tout en mettant au monde son fils, est emmenée par
la gestapo, torturée, violée selon certains témoins, et fusillée
alors qu’elle est à l’agonie. On dira que l’enfant, le bébé, à
l’époque aurait été laissé pour mort également, d’après les
registres de l’état civil. Or c’est faux, et la situation de Gabriel, lui permettant facilement l’accès aux registres officiels,
nous permet d’affirmer qu’à l’époque, Arnould Constant
qui « soi-disant exerçait des responsabilités à la Commune »
aurait maquillé les registres, d’une façon assez grossière,
même. Ce bébé, c’est Benjamin Constant ! C’est le seul
moyen qu’a trouvé Arnould pour se donner bonne conscience de ses lâches complots : faire de son neveu le fils
qu’il aurait été bien incapable de concevoir biologiquement.
Si dans son ensemble, cette affaire restait nébuleuse,
Quinchon ne pouvait s’empêcher de penser que certains
pans du mystère étaient en train de s’éclaircir.
- Croyez-vous que Benjamin était au courant de ses véritables origines ?
- Je crois que oui, mais il essayait d’oublier, d’assumer,
mais il est faible Benjamin.
La pauvre vieille avait fait usage de l’indicatif présent,
elle ignorait donc qu’elle aurait pu parler de lui au passé.
- Pensez-vous que ce soit lui qui soit responsable de la
mort de son père ?
- Non, je ne crois pas. Dans le village, tout le monde
avait une théorie sur ce crime.
- La mort d’Arnould n’est pas considérée par la Justice
comme un crime ! Je crois même, qu’à l’époque, il n’y a pas
eu d’enquête.
- Monsieur Quinchon, les loups ne se mangent pas entre
eux. Laviolette a couvert l’assassin. Trop content de la mort
de celui-ci, emportant dans sa tombe les secrets avec lesquels il le tenait, comme il tenait tout le monde.
-Expliquez-vous !
- Quand je prétends qu’il tenait tout le monde, cela signifie qu’Arnould Constant était un homme diabolique qui
avait dressé pendant la guerre un inventaire exhaustif de
toutes les activités de ses concitoyens. Il faudrait pouvoir se
replonger dans l’époque et son climat, pour bien comprendre que, à un moment ou un autre, tout le monde a eu besoin de « baisser sa culotte » devant l’envahisseur : pour
manger, pour obtenir des papiers officiels, pour les services
d’un médecin, d’une infirmière, pour inscrire un enfant à
l’école, pour envoyer des colis au Front … Comme Arnould Constant jouait souvent, vu ses bonnes relations,
l’intermédiaire entre les nazis et les personnes ayant besoin
d’un petit service, parfois dérisoire, il a tenu, au jour le jour,
une comptabilité des services rendus, et des années durant,
bien après que la guerre fut terminée, il a menacé et fait
chanter tous ceux qui avaient un jour ou l’autre fait appel à
ses services. Il a retourné une situation, où il était « le plus
pourri », pour manipuler tous les autres dans son unique
intérêt. Moralité : une quantité invraisemblable d’ennemis,
tous, ayant une ou plusieurs bonnes raisons de se débarrasser de lui. Ouvrir une enquête officielle lors de sa mort aurait entraîné un déballage de linge sale que personne ne
souhaitait.
Au moment où Quinchon se disait que pour la première
fois dans l’histoire judiciaire belge, on pouvait conclure une
affaire de meurtre par « une responsabilité collective, oeuvrant pour la salubrité publique », la sonnerie du portable de
Chanterelle se mit à entonner, heureux hasard ou humour
décalé, la mélodie de la marche nuptiale.
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L’embarras du jeune homme était palpable et la profusion d’excuses, superfétatoire.
Il s’éclipsa pour répondre à l’appel.
- Mademoiselle Delplancq, vos parents sont également
décédés durant la guerre…
- Oui, mais les éclats d’obus, nous ne pouvons nous
permettre d’en rendre Arnould Constant responsable. Ils
sont morts de la plus idiote des façons : papa et maman
exploitaient une petite ferme, et un jour à l’époque des labours, le cheval de trait n’a pas remarqué qu’il allait piétiner
une de ces saletés de bombe … Elle a explosé déchiquetant
mon père et le cheval, qui dans un dernier sursaut d’énergie
a adressé à ma mère qui se précipitait une ruade fatale. Ce
genre de drame ne vous donne même pas le droit d’avoir
votre nom sur le monument aux morts de la commune au
titre de victime de guerre …
- Le livre, vous allez le publier ?
- Quand j’ai appris que Gabriel était parti, j’ai voulu
mourir et tout abandonner. Votre visite et vos questions, et
surtout l’idée que quelqu’un ait voulu l’empêcher de parler
va, je crois, me donner le courage d’aller jusqu’au bout.
Après tout, qu’est-ce que j’ai à perdre à mon âge ?
- Faites-le, parce qu’après vous, il n’y aura plus personne
pour conserver le souvenir et la mémoire de ce passé, finalement assez récent. Et ajoutez-y un chapitre, celui où vous
parlerez de la dernière victime de la guerre : votre frère.
Cette conversation laissait à Quinchon une impression
de gravité. Il lui semblait être allé à l’essentiel de ce que
l’âme humaine peut receler de plus vil, de plus bas :
l’exploitation à des fins d’enrichissement personnel de la
souffrance humaine.
Il n’était pas conscient qu’il y avait encore bien pire en
matière de cupidité !
Se régénérer l’esprit et le moral lui semblait de première
urgence et de multiples solutions se présentaient à lui pour
ce faire : Taquiner la candeur de la jeunesse rougissante en
la personne de son nouvel acolyte, fondre sur Nivelles et y
retrouver sa bien-aimée pour récolter quelques informations
précises sur leurs ébats de la veille, ou encore pénétrer dans
le premier estaminet, pour se laisser aller à son vice anisé.
Dans l’impossibilité de donner ses faveurs à l’une de ces
options, il prit la décision de ne pas faire de choix, mais de
commencer par l’impératif apéritif.
Sur le seuil de la maison, il se vit offrir par Justine Delplancq un exemplaire du manuscrit que le frère et la sœur
avaient l’intention de publier, se rappelant par la même occasion qu’il devait incessamment s’attaquer à « Horace »,
tragédie évoquant un frère préférant assassiner sa sœur plutôt que de la laisser « courtiser » l’ennemi.
Dans le jardin, sur un petit banc à l’ombre d’un vieux tilleul, arbre reconnu pour les vertus apaisantes de ses décoctions, se trouvait le journaliste, plongé dans la rédaction de
son article, sur un ordinateur qui semblait tenir comme par
miracle sur ses genoux.
- Vous venez, je vous offre l’apéritif.
Il ne fut pas simple pour Quinchon d’expliquer à
l’aimable bistrotier qui avait déjà dû faire honneur à la qualité des produits qu’il vendait, les conditions dans lesquelles il
eût aimé qu’on lui serve son pastis.
- L’article doit être rentré pour quelle heure ?
- Si je faisais le compte-rendu d’un match de foot, on me
laisserait jusque 22 heures, mais nous n’avons pas les mêmes délais. Pour que le chef puisse le lire avant de le passer,
il doit le recevoir avant … il regarda l’horloge « Jupiler » audessus du bar, dans une demi-heure.
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- Téléphonez-lui pour lui signaler que vous avez un
scoop, il prendra patience.
- Le problème, c’est que je suis pressé … j’ai une invitation pour ce soir …
- Le coup de téléphone, tout à l’heure ?
- Oui.
- Cécile ?
- Cécile !
- Qu’est-ce que vous dites de l’effet des freesias ?
- Extraordinaire !
- Allez-y, mon vieux, mais terminez votre papier. Et n’en
faites pas trop, je parle de l’article, ménagez un peu
d’intrigue pour les autres jours, nous ne sommes pas au
bout de nos peines.
Le gamin était parti, notant qu’ils feraient le point, ensemble, le lendemain vers dix heures au Café des Arts.
Pour sa part, avant de retourner près de Claire, il lui
semblait utile de négocier son impunité, du moins momentanément.
n’en disconviens pas. Donc, voilà ce que je vous propose :
vous faites paraître dans la presse de demain un démenti sur
les soupçons à l’égard de la « quatrième personne présente
lors du décès de Constant », vous intimez l’ordre à vos
agents de cesser de me poursuivre, vous me laissez tranquille pendant quarante-huit heures et vous vous débrouillez pour savoir où en est l’enquête sur l’assassinat de Laviolette, quitte à faire envoyer une commission rogatoire, et
dans deux jours je suis dans votre bureau et je vous explique tout de « A » jusqu’à « Z ». De ce que je vous dirai, vous
ferez ce que bon vous semble, mais moi, j’aurai ma conscience en paix…Votre silence m’incline à penser que vous
êtes d’accord. Merci.
Il avait joué serré et n’était pas trop certain de pouvoir
crier victoire.
Il était temps de demander à Claire quel rôle elle avait interprété dans « Horace », une tragédie de Corneille qui ne
semblait pas être passée de mode.
- Commissaire Laffont ? Quinchon à l’appareil… Comment ? Où je suis ? Mais vous ne pensez quand même pas
que je vais vous le dire, alors que la presse me présente
comme un suspect et que vous n’avez rien fait pour démentir. Oui, c’est ça … calmez-vous, les injures n’ont jamais
rien arrangé… maintenant, vous m’écoutez ou je balance
aux journaux comment un commissaire de police a couvert
un meurtre à Rebecq en 65 … si vous ne me croyez pas,
demandez à Limbourg, il fait très mal semblant de ne pas
savoir … j’imagine que vous ne souhaitez pas que votre
corporation soit salie, même par une très vieille histoire …
oui, on trouve toujours preneur dans les journaux pour ce
genre d’histoire … Du chantage ? Je fais du chantage ? Je
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XIV
« Le suspect »
Et si elle ne l’aimait pas ?
Et s’il s’était avéré un lamentable amant ?
Et si …
Quinchon avait appris, d’un survol plus que sommaire
de « L’Introduction à Horace » que lui avait prêté l’Abbé
Davin que le poète latin … « fonde sa morale sur le juste
milieu en toute chose ».
Exemple qu’il se devrait d’adopter dans ses méditations.
Allaient-ils rejouer la poignante histoire d’Harold et
Maud ?
Cette douloureuse chronique d’un amour que le temps
devait, par essence, anéantir dans la mort ?
Bien que caduque, il relativisait spontanément cette pensée teintée de pessimisme en se disant que la différence
d’âge était franchement plus conséquente dans le roman
anglais que dans son histoire à lui, seize petites années le
séparaient de Claire. Seize « Noël », seize anniversaires,
seize fêtes nationales … elle était à l’aube de sa vie de
femme, qu’il nageait encore dans le liquide amniotique. Il
entrait à la maternelle, qu’elle fréquentait les auditoires de
l’Université. Elle était mère alors qu’il jouait toujours aux
billes dans la cour de récréation.
Mais que lui importait ! Il nageait à grandes brasses dans
une espèce de béatitude corporelle et d’un bien-être qu’il ne
se souvenait pas d’avoir connu.
Ces réflexions étaient assombries par le doute, cet inévitable mouvement de balancier qui, à l’exaltation oppose la
perplexité.
Et si, comme lui, elle ne gardait aucun souvenir de cette
nuit ?
Et s’ils s’étaient retrouvés dans le même lit parce
qu’incapables, vu leur état d’ivresse extrême, de trouver un
autre endroit pour cuver leur ébriété ?
Sur la porte de la boutique, un petit message personnalisé l’informait qu’elle l’attendait impatiemment chez elle, s’il
se souvenait de l’adresse.
Son amnésie l’angoissait. Il avait dormi dans cette maison, la nuit passée, et il y pénétrait comme si c’était la première fois de sa vie.
Tout respirait le bon goût de la Baronne, bien que
l’essentiel du mobilier relève du style « fermier ». Grande
table en bois, chaises et bancs rustiques, armoires séculaires
en chêne massif le tout assorti d’une grande cheminée dans
laquelle crépitait une immense flambée réconfortante.
Elle vint à lui avec un sourire charmeur.
Alors, Monsieur le séducteur de vieilles dames, où en
êtes-vous de vos sombres investigations ?
- J’avoue, Madame, n’être pas mécontent de ce que j’ai
découvert aujourd’hui, à l’instar de certaines de vos menteries, par exemple.
- Quelle menterie ? Un oubli, une méprise bien involontaire de ma part. Mais dites-moi, Monsieur le détective privé, avant de subir les sévices d’un interrogatoire, puis-je me
permettre trois questions ?
- Je vous en prie.
- La première : me permettez-vous de vous embrasser ?
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La seconde est double aimez-vous les huîtres et êtes-vous
libre ce soir ?
La troisième concerne nos rapports ; les … évènements de
cette nuit ne s’étant pas déclinés sur le ton du vouvoiement,
n’admettrions-nous pas de manière définitive le tutoiement,
plus conforme au type de relations que j’escompte bien
entretenir avec... toi.
- Les réponses à toutes les questions sont identiques,
surtout pour les huîtres. Par contre, je dois faire l’aveu
d’une lacune de ma mémoire …Je ne me souviens pas exactement de ce qui s’est passé cette nuit, je veux dire dans les
détails…
- On s’en moque des détails. Globalement, c’était … très
bien ! J’ai l’impression d’avoir rajeuni de … quarante ans.
- Donc nous pouvons peler ce petit œuf, régler ce petit
contentieux qui nous oppose à propos d’une pièce de théâtre.
- J’ai un peu honte de parler de cela, non pas vis-à-vis de
toi, mais par rapport à la mémoire de Benjamin. Il est mort
hier, mon meilleur ami est mort hier, et je me sens dans un
état de ravissement complet. Ne trouves-tu pas cela complètement égoïste ?
- Sans doute ! Scandaleux, même ricana Quinchon !
- J’ai lu quelque part qu’une situation brutale de deuil
entraîne souvent un désir fulgurant d’amour physique,
comme pour se prouver que l’on est encore en vie. Une
espèce de phénomène cathartique par lequel le vivant veut
prouver qu’il peut triompher de la mort.
- Ceci explique cela.
- Arrête de te moquer. Je sais qu’il n’y a que ton enquête
qui importe, mais je n’ai pas la conviction que ce que je vais
t’apprendre te fera avancer dans tes investigations.
- Depuis hier, tout ce qui concerne « Horace »
m’interpelle, donc, je t’écoute.
- Bon ! C’est vrai que nous montions cette tragédie de
Corneille dont je pense, tu connais le thème.
- Oui, la primauté des sentiments patriotiques sur les
sentiments amoureux qui ne sont que faiblesse ou « galanterie factice ».
- Voilà ! Théoriquement, je devais interpréter le rôle de
Camille, la sœur d’Horace le jeune, qui est assassinée par
son frère parce qu’elle lui reproche d’avoir tué un ennemi
dont elle s’était éprise. Benjamin, lui n’avait qu’un petit rôle,
quasiment de la figuration, ce qui lui convenait bien parce
qu’il ne se sentait pas particulièrement à l’aise sur les planches. Le jour de la « générale », au moment où je devais me
faire assassiner, Benjamin a fait une espèce de crise
d’hystérie, hurlant dans la salle : « Non, ne le laissez pas
faire, il ne peut pas la tuer… on ne peut pas tuer sa propre
sœur… » Il fallut l’intervention de plusieurs personnes et
d’un médecin pour le calmer. C’était épouvantable, nous
pensions vraiment qu’il devenait complètement fou. Il
n’assista pas à la représentation et fut dispensé du cours
d’Art Dramatique. Bien sûr, nous avons continué à nous
rencontrer pour discourir sur les mérites comparés de tel ou
tel auteur et … la seule fois où j’ai tenté de lui demander ce
qui s’était passé dans sa tête ce jour-là, il m’a regardée, l’œil
méchant et le teint livide, comme quelqu’un sortant d’un
cauchemar et qui ne sait s’il est dans le réel ou le virtuel, il
m’a dit : « Je ne peux rien te dire, Claire. C’est un secret, un
abominable secret, qu’il me faut tenir. Jusqu’à la mort, sous
peine d’être condamné aux enfers éternels. Ne me pose plus
jamais de questions là-dessus, je t’en supplie »
- Tu n’as jamais percé le mystère, lui demanda Quinchon.
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- Non ! Je préférais le laisser seul, ces moments-là, tellement je le trouvais inquiétant, capable de tout. Un autre
homme, en fait.
- Il aura fallu que je déboule dans l’histoire de ta vie pour
t’expliquer ce secret, de fait très lourd à porter pour un enfant ou un jeune homme, car j’ignore où et comment il a
appris cette histoire.
Il lui raconta l’entrevue avec Justine Delplancq,
l’ignominie d’Arnould Constant et son attitude pendant la
guerre, pour terminer par l’épisode où il se rend responsable de la mort de sa propre sœur.
- Son père n’était pas son père, et … il le savait ! Il a
accepté la tyrannie de cet homme jusqu’à consentir à un
mariage dont il ne voulait pas. C’est totalement horrible !
Elle était terrorisée par ce récit, retraçant mentalement
les innombrables moments qu’elle avait passés avec cet
homme, ignorant cette blessure, cette plaie profonde et
indélébile.
- Voilà, dit Quinchon, Horace m’a permis de découvrir
le secret de Benjamin, mais je compte l’approfondir parce
qu’il y a encore beaucoup de choses à apprendre de lui.
Bien des disparitions demeurent inexpliquées et j’espère
qu’Horace va nous aider à les comprendre.
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XV
« Les gens d’en face »
Ce vendredi contrastait avec les derniers jours par le
calme qui régnait dans le commissariat. A la fébrilité, succédait une certaine morosité depuis que le chef avait donné
l’ordre d’interrompre les recherches concernant le détective
privé dont un vague portrait-robot ornait les différentes
valves des locaux.
Fidèle à son habitude, le commissaire Laffont était arrivé
à 9 heures, royalement sapé dans son costume beige « Armani » arborant chemise blanche et cravate marron comme
d’autres porteraient t-shirt et pantalon de toile. Aucun de
ses collègues ou plutôt, aucun de ses subalternes ne l’avait
jamais croisé autrement que vêtu avec élégance. Lui-même
ne supportait pas l’image que donnaient les films ou les
séries télévisées contemporains, décrivant des flics négligés
aussi bien au niveau vestimentaire, qu’au niveau hygiénique : barbe de trois ou quatre jours, chemise béante sur un
polo vantant un quelconque club de basket américain,
chaussures de sport, sans doute pour courir plus vite après
les voleurs, et un air constamment épuisé, par des jours
entiers de travail, sans vacances ni repos. La réalité, d’après
Laffont était bien différente au niveau des cadences de travail, depuis que les syndicats s’en étaient mêlés. Parfois, il se
demandait s’il n’aurait pas fallu demander aux truands leurs
plannings d’activité pour s’en inspirer lors de la confection
des horaires du service de police.
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Traditionnellement, sa première halte se faisait auprès du
planton. Il y prenait des informations sur les évènements de
la nuit.
- Rien de spécial chef, deux ou trois affaires de roulage,
une bagarre à la cité, querelle de ménage, semble-t-il, et les
rondes à la nouvelle station autoroutière, comme chaque
nuit. Là-bas, on a retrouvé deux voitures volées, un dealer,
un peu shooté qui récupère en cellule, une vieille pute de
Charleroi qui tapinait près des routiers, un gamin hollandais
que ses parents ont oublié sur le parking, mais, avant
d’arriver à Paris, ils s’en sont rendu compte et viennent
chercher le marmot, le gérant a aussi signalé des vols dans
leur magasin et six grivèleries. Bref, une nuit calme.
Laffont pestait régulièrement contre ce grand groupe pétrolier français qui, lorsqu’il ne polluait pas les côtes de
l’Atlantique, ouvrait de nouveaux points de vente autoroutiers qui attiraient tout ce que la région comptait comme
petites frappes, trafiquants minables, alcoolos en panne de
breuvages, SDF à la recherche d’un abri, mendiants en
Mercedes, touristes français se demandant s’il fallait passer
par Antwerpen pour aller à Anvers … bref tous les paumés
de la terre. Depuis l’ouverture de cette station, il aurait dû
augmenter ses effectifs pour faire face au surplus de travail.
- Il y a un fax urgent pour vous, je l’ai mis sur votre bureau, ainsi que le reste du courrier.
Une convocation chez le Juge d’Instruction Compère,
pour … « faire le point dans l’affaire Constant suite à la
parution dans la presse de ce matin d’un article aux sources
non précisées… et un autre émanant de la police disculpant le quatrième homme qui, la veille, était encore fortement soupçonné… »
Laffont s’y attendait et redoutait cette entrevue à laquelle
pas mal de monde était invité. Il allait devoir justifier
l’initiative qu’il avait prise – sous l’emprise, il est vrai, d’un
épouvantable chantage – de laisser à Quinchon carte blanche pendant quarante-huit heures. Quant à l’autre article
dont faisait mention la convocation, il ne voyait pas de quoi
il s’agissait.
Parmi les innombrables compétences de l’inspecteur
Santini, celui-ci se devait d’éplucher la presse tous les matins pour y collationner les articles en rapport avec les dossiers traités, et uniquement ceux-là, ce qui ne l’empêchait
pas de s’attarder longuement sur les résultats sportifs et le
tiercé.
- Santini, quelque chose sur l’affaire Constant dans les
journaux ?
- Justement, j’avais l’intention de vous en parler, chef, il y
a un article qui met en rapport la mort des quincailliers et
celle d’un historien de Rebecq qui se serait fait empoisonner. Le journaliste parle d’une machination, voire même
d’un complot visant à éliminer des personnes impliquées
dans un crime commis en 65. Le gars a l’air d’être vachement bien informé et en plus l’article est très accrocheur
parce que, non seulement, c’est rédigé comme un roman,
mais en plus, il promet pour demain de sensationnelles révélations sur l’affaire.
- Appelez-moi Neveu !
Norbert Neveu était correspondant du plus grand quotidien belge francophone pour la région de Nivelles depuis
l’époque de Gutenberg. Rien ne paraissait dans « Le Soir »,
concernant la région sans son aval et sa bénédiction, à tout
le moins, sa signature, même s’il s’agissait d’un communiqué de presse, suffisamment bien pondu pour qu’il ne
s’épuise pas à y apporter la moindre correction.
Neveu n’y comprenait rien, ce n’était pas lui qui avait
écrit l’article et la rédaction ne lui avait donné aucune expli-
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cation, le papier de la veille avait été pondu par un stagiaire,
pas très doué d’après lui, mais par contre, très pistonné.
C’est ce qu’affirmaient les rumeurs. Lui s’était contenté de
transmettre le communiqué officiel de la police, sans plus.
- Téléphone pour vous Commissaire !
- Laffont, j’écoute.
- Bonjour, Monsieur le Commissaire, j’espère que vous
allez bien ?
- Quinchon ! Qu’est-ce que vous me voulez encore ?
Vous n’imaginez pas la quantité d’emmerdements que je
rencontre à cause de vous.
- Je voulais vous remercier pour le communiqué dans la
presse …
- Ouais ! A propos de presse, c’est vous qui êtes derrière
cet article du « Soir » de ce matin ? Je suis convoqué chez
Compère dans … dans un quart d’heure, et je ne sais pas ce
que je vais pouvoir dire ?
- Dites-lui la vérité !
- C’est hors de question, depuis des années, nous essayons de redonner à l’opinion publique une image positive
de la police, et si on ressort l’affaire Laviolette, les médias
vont nous flinguer.
- Vous saviez que c’était un « ripoux » ?
- Mais tout le monde le savait, Laviolette était le fils naturel d’un ministre bien connu dans les années cinquante,
qui lui-même entretenait des relations privilégiées avec le
« Palais Royal », alors …
- D’accord. Expliquez cela au Juge d’Instruction. A propos, j’envoie quelqu’un demain à Saint-Gilles-Croix-De-Vie,
pour les funérailles de Laviolette, voulez-vous un compterendu d’ambiance et une liste des personnes présentes ?
Moi, je reste convaincu que sa mort est liée aux autres
meurtres, et je vous le prouverai.
- Vous me proposez cela … sérieusement ?
- Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, mais je ne vous
offre pas mes informations gracieusement.
- Vous savez pertinemment bien que le budget dont
je dispose pour les informateurs ne suffirait pas à couvrir
les frais de séjour de votre collaborateur, il est bien connu
que les détectives ont un train de vie qui n’est en rien comparable à celui des flics, des vrais.
- Je ne vous demande pas d’argent. J’ai besoin d’un service et d’une information … et ne tergiversez pas, vous
allez être en retard chez le Juge et il n’aime pas ça du tout, le
vieux Compère.
Laffont commençait à envier les privés qui peuvent, au
contraire des membres la Police Officielle, s’accorder certains accès de raillerie, et pourquoi pas, de méchanceté à
l’égard des magistrats, des supérieurs voire des victimes. Et
s’il remettait sa démission pour ouvrir lui aussi une agence ?
Avec son expérience et ses références, il pourrait sûrement
se faire une belle clientèle, bien bourgeoise, bien friquée.
Mais, il perdrait son ancienneté et son droit à la pension. Il
faudrait y réfléchir. Une autre fois. Ou sans doute jamais.
- Je vous écoute, Quinchon.
- Pour l’information, ce n’est pas compliqué. Avez-vous
pu localiser l’appel que Benjamin Constant a reçu et qui lui
a été fatal ?
- Et le service ?
- Répondez-moi auparavant. Vous allez être en retard.
- Vous êtes vraiment un sacré manipulateur. Bon, l’appel
provenait d’une cabine publique.
- Je m’en doutais !
- J’ai répondu à votre question, il me semble.
- Laffont, ne vous moquez pas de moi. Cette cabine,
vous l’avez localisée ?
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- Place de la Gare, à Tubize.
- Merci. Par contre, pour le service, c’est un peu plus délicat. Je voulais vous demander de prévenir vos hommes
que si on vous signale dans les jours prochains, une tentative de cambriolage à la quincaillerie Constant, il n’est pas
nécessaire d’envoyer une armée d’agents, ce sera moi.
- Comment ? Vous devenez fou, Quinchon ? Vous me
demandez de couvrir un cambriolage.
- Vous savez, certains de vos collègues ont bien couvert
des assassinats, alors, une petite effraction de rien du tout
… Bon, soyons sérieux. Je ne veux rien cambrioler, ni
même perquisitionner, j’ai juste besoin de visiter une pièce :
celle qui lui servait de bureau et surtout de bibliothèque. Et
ne vous affolez pas, je remettrai tout en ordre.
- Quinchon, vous allez me faire sauter, je le sens. Vous
serez personnellement responsable de ma mutation dans les
tréfonds de l’Ardenne belge, là où mes supérieurs me caseront pour l’éternité après cette bavure, cet abus de pouvoir,
cet …
Le pauvre Laffont en perdait son vocabulaire. Sa légendaire volubilité s’en retrouvait altérée, lui d’habitude si prolixe en bavardages inutiles, surtout dans les situations qui
requièrent le maniement de la diplomatie et du verbe creux.
Il devait écumer de rage de se sentir tenu d’accepter les
conditions du détective, uniquement pour couvrir les « magouilles » d’un collègue encore tiède, qui ne prendrait sûrement pas un aller simple pour le paradis, depuis son repaire
vendéen, tout fils de ministre qu’il fût.
- Vous m’avez demandé quarante-huit heures et la liberté
d’action, j’ai accepté, vous m’avez demandé de communiquer à la presse votre innocence, je l’ai fait, vous me demandez un renseignement, je vous le donne, maintenant,
pour le cambriolage, je passerai le message à mes hommes
… mais maintenant ... – subitement, le ton monta de plusieurs décibels – foutez-moi la paix. L’ultimatum se termine demain soir ! Vous avez compris, hurlait-il, demain
soir. Si vous ne m’apportez pas le ou les coupables, je lance
toute la police belge à vos trousses et Interpol, s’il le faut,
avec mention « Individu très dangereux, abattre sans sommation ». Je vous jure que je n’hésiterai pas un seul instant.
- Vous êtes trop bon… Merci et tous mes respects à
Monsieur le Juge Compère.
A dix heures, lui aussi avait rendez-vous.
Il était impatient de retrouver le petit Chanterelle, premièrement pour le féliciter de la qualité de l’article.
L’apprenti journaliste était réellement arrivé à trouver le ton
approprié pour décrire les circonstances des trois meurtres,
laissant planer une part suffisante de mystère sur la suite à
réserver à l’histoire, ce qui comblerait le responsable des
ventes du canard.
Secondement, pour en savoir plus sur la mise en place,
volontairement provoquée par Quinchon, de relations plus
suivies – voire plus intimes, ce qui rentrait aussi dans ses
plans – avec la jeune et innocente Cécile.
Tiercement, pour constater sa réaction quand il lui dirait
qu’il l’envoie en mission en Vendée afin d’assister à un enterrement. Pour agrémenter son voyage, il se verrait attribuer un convoyeur exceptionnel en la personne de l’exbâtonnier Dumont, qui avait promis à Quinchon deux jours
de cure, sans la moindre goutte d’alcool – serment
d’ivrogne- dans le but d’aller rendre visite à son vieil ami
Dubosc, magistrat au Tribunal de Première Instance des
Sables d’Olonne, très au fait des mouvements migratoires
de la pègre régionale. Celui-ci lui avait promis toutes les
informations utiles sur les cinq dernières années d’existence
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de Laviolette, ses relations, ses affaires, ses magouilles …
un curriculum exhaustif à défaut d’être objectif.
Chanterelle donnait l’impression d’avoir mûri depuis la
veille, du moins, d’avoir gagné en sûreté, en maîtrise de soi,
malgré la présence de l’habituel chocolat chaud.
- Alors, Pierre, vous semblez faire montre d’une évidente
autosatisfaction ?
- Je crois que l’article a fait l’effet d’une bombe, mais je
me suis fait un ennemi : Neveu est furieux ! Il m’a dit que
c’était la première fois qu’un stagiaire ne lui soumettait pas
sa copie avant de l’envoyer à la rédaction, que c’était honteux … mais au journal, ils sont contents, et si demain, je
peux encore leur balancer des infos exclusives, à part la
mort du Pape ou d’Eddy Merckx ou même des deux, rien
ne s’opposerait à ce que je puisse faire la « une ».
- Parfait. Et … si tu estimes que je ne suis pas concerné,
tu n’es pas obligé de me répondre … comment cela se
passe-t-il avec Cécile ?
- Elle est formidable. Sous des dehors très réservés, c’est
une jeune femme passionnée, quand elle se met à parler de
choses qui l’intéressent, elle devient complètement autre.
Nous avons rencontré une jeune fille timide, rougissant
devant les hommes, vous avez, vous-même, avoué demeurer impressionné devant cette réserve de sa part, en fait
quand je l’ai rencontrée, hier soir, elle m’a posé des tas de
questions sur vous, ce que vous cherchiez, la manière dont
s’est déroulée la rencontre avec Madame Delplancq …
- Je parie que tu lui as raconté notre rencontre, l’enquête,
Constant père et fils …
- Je vais être honnête avec vous, j’ai eu un moment le
sentiment qu’elle essayait de me tirer les vers du nez, mais je
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crois que c’est cette espèce de curiosité endémique chez elle
qui provoque cette exaltation.
- Tu as passé la nuit chez elle ?
- Non, répondit Chanterelle, jouant maladroitement la
comédie du jeune homme offusqué.
- Sorry ! Alors c’est elle qui a passé la nuit chez toi ?
- C’est bon. Mais qu’est-ce que ça peut vous faire ?
- Plaisir ! Cela me fait plaisir que vous ayez passé la nuit
ensemble. Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien.
- Quelque chose m’échappe.
- Ne t’inquiète pas. Je suppose que maintenant, tu veux
ta ration quotidienne d’informations pour le grand feuilleton de l’hiver ?
- J’aimerais bien.
- Désolé, le prochain chapitre, avant de le rédiger, tu vas
le vivre. Tu pars en Vendée quand ta valise sera prête.
Quinchon lui expliqua ce qu’il attendait. Il lui décrivit le
bâtonnier Dumont, ses vices, ses qualités et son réseau de
relations là-bas. L’importance des informations que Dubosc pourrait leur donner. Il lui parla en long et en large de
Laviolette, son implication dans le silence autour de la mort
d’Arnould Constant, sa conception du rôle de policier et le
mystère de sa mort. L’importance de sa mission lui sautait
aux yeux, la promiscuité avec un magistrat dépressif et alcoolique n’apportant qu’un supplément d’exotisme à sa
mission.
- Mais, cela veut dire qu’il n’y aura pas d’article demain ?
- T’inquiète, il est déjà fait. Tu lis. Tu es d’accord. Tu signes et tu transmets.
Chanterelle, stupéfait que si jeune dans le métier, il se
permettait déjà de bénéficier des services d’un nègre, manifestait des signes de satisfaction à la lecture du texte.
- C’est formidable. C’est vous qui avez écrit cela ?
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- Disons que moi, j’ai donné les idées, et que grâce à la
collaboration d’une personne que je te présenterai plus tard,
si tu es sage, nous avons imaginé l’article.
- Vous pensez que les lecteurs vont saisir la théorie de
l’explication du meurtre des Constant en rapport avec la
collaboration avec les Allemands que son père pratiquait en
40-45 ?
- J’ai prévu quelque chose pour ceux qui ne comprendraient pas ou qui simuleraient l’incompréhension. Regarde.
Quinchon lui mit sous le nez une affiche et un communiqué de presse, avec prière d’insérer, annonçant une
« Conférence-débat », pour ce dimanche à 15 heures, Salle
Communale de Rebecq, sur le thème :
- Je ne suis pas sûr de bien comprendre, avoua un Chanterelle un peu dépité.
Ce n’est pas non plus ce que je te demande.
Le jeune homme oscillait entre l’enthousiasme pour sa
mission qui correspondait si bien avec son côté « aventurier » longtemps refoulé par les angoisses envahissantes
d’une mère surprotectrice dont il peinait à se défaire et la
crainte de faire faux bond à la belle Cécile qu’il devait rencontrer ce soir même pour aller plus avant dans leur découverte mutuelle.
- J’ai l’impression, à voir ta mine déconfite, qu’il y a
quelque chose qui t’ennuie. Tu devais la voir aujourd’hui ?
- Oui.
- Emmène-la avec toi.
- Elle travaille.
- Téléphone-lui, elle saura peut-être trouver un arrangement.
- Vous pensez ?
- J’en sais rien, lui dit Quinchon qui s’agaçait de ces tergiversations. Si tu n’essayes pas, tu ne le sauras jamais.
- J’arrive, je vais lui passer un coup de téléphone.
Quinchon souriait de sa précipitation maladroite. Jeune
cheval fou, malhabile avec les femmes comme avec ses
propres sentiments, il allait, sans réfléchir, mais aveuglé par
l’ambition et l’hypothèse du succès et de la reconnaissance,
foncer dans le piège, tête baissée, pour démontrer à celle
qu’il aimait qu’elle avait bien raison de l’aimer, lui
l’aventurier des temps modernes.
Il arrivait en courant, haletant d’émotion.
- Elle nous accompagne, elle est enchantée, sauf quand
je lui ai annoncé que Monsieur Dumont venait avec nous.
- Parfait. Maintenant, dépêchez-vous, le bâtonnier vous
attend vers 11 heures, vous prendrez sa voiture, vous verrez, vous ne serez pas déçu. Il y a quand même huit cents
kilomètres et l’enterrement a lieu demain à 10 heures. En
plus, je compte sur vous pour « couvrir » la conférence de
dimanche. Pour une fois, j’allume mon portable, il faut que
nous restions en contact permanent. Vous avez des questions Chanterelle ?
169
170
Le retour de l’extrême droite ?
Parallèle historique avec la collaboration pendant la
guerre 40- 45.
Conférence-débat animée par
Justine Delplancq
Historienne
- Pour l’argent, on fait comment ?
- C’est réglé, c’est Dumont qui finance.
- Vous êtes un fabuleux organisateur événementiel, il me
semble.
- Quand je suis pressé par le temps, j’ai les neurones qui
fonctionnent vite. Maintenant, filez et soyez prudent.
Au fond de lui-même, il avait deux ou trois petits scrupules à envoyer le gamin au casse-pipe. D’autant plus que
ce n’était pas son idée, mais celle de Claire, au moment
d’attaquer la seconde douzaine d’huîtres. Etait-ce la
consommation intensive de polars qui lui donnait autant
d’inventivité ou simplement un feeling personnel, indépendant de ses lectures ? Il ne la connaissait pas encore assez
pour en juger.
Il se sentait bien. Il était temps de s’offrir un sympathique (double) Ricard.
Sous une pluie froide et déplaisante, il prit la direction de
l’Auberge des Touristes, méditant sur la toile d’araignée
qu’il venait de tisser et les chances qu’elle avait de lui permettre de découvrir les coupables.
171
XVI
« L’évadé »
L’ambiance était toujours plus coquine lorsque Roger se
faisait remplacer aux commandes de l’établissement par son
épouse, Martine. Martine bénéficiait d’une générosité mammaire à la limite de l’insensé ; elle faisait partie de ces femmes dont il est utopique de préciser la couleur des yeux,
tant le regard de ses interlocuteurs est attiré vers l’opulence
prodigieuse de son buste.
Quinchon s’attendait à une chaude réception de la part
de ses congénères et son appréhension n’en fut que décuplée par la présence de la patronne, involontaire stimulatrice
de la verve de ses clients.
- Alors, Marcel, finie la cavale ?
Celle-là, viendrait du croque-mort, Raymond, généralement, le plus prompt sur la victime.
Il y aurait aussi :
- Ils se sont décidés à te relâcher ?
Production humoristique de bas niveau, provenant de
personnes peu ou mal informées par les évènements. Le
garde forestier, par exemple.
Et puis il y aurait Yvon. Lui, il attendait toujours que les
autres se plantent pour lâcher la phrase assassine, celle que
personne ne comprendrait, sauf la personne concernée. Il
donnait l’impression de tout savoir, se trompait rarement,
tout en se gardant bien de citer ses sources. Rien que sa
172
façon de sourire en observant son interlocuteur en disait
long sur ses pensées.
- Alors, Marcel, il paraît que tu vas transformer la quincaillerie en boutique de vieux livres ?
Qu’est-ce qu’il racontait ? Savait-il déjà qu’il entretenait
quelque amitié particulière avec Claire ?
Et puis, quelle importance !
Mieux valait lui répondre sur le même ton :
- Si c’était le cas, je ne sais pas si je t’aurais comme client,
faudrait déjà que t’apprennes à lire ... ailleurs que dans les
pensées des autres.
Il n’était pas mécontent de sa réplique, mais savait qu’il
n’aurait jamais le dernier mot.
- Le latin, je le lis encore bien. Tu en auras dans ta boutique des livres en latin ?
Quinchon renonçait, il avait envie de lui dire d’aller se
faire … voir.
Le Ricard lui semblait bon, il n’y avait qu’ici qu’on le servait aussi bien lui semblait-il.
La patronne trépignait d’intervenir dans cette joute.
- Tu sais qu’on a eu la visite de la police ...ils cherchaient
à savoir si on n’avait pas remarqué des clients inhabituels
ces derniers temps, des personnes qui auraient guetté la
quincaillerie et les allées et venues autour du magasin. Ils
nous ont aussi posé des questions sur toi, manifestement, ils
savaient que tu es un habitué, en tout cas à l’heure de
l’apéro.
- Et ... et qu’est-ce que tu leur a répondu ?
- Ben … la vérité. A l’heure du crime, tu n’étais pas ici
… enfin, pas encore. T’es arrivé juste après, je crois.
C’était indubitablement exact. Il se souvenait encore de
la tête qu’ils faisaient tous en lui annonçant le crime de la
quincaillerie.
- Ce qu’on trouve bizarre, intervint Yvon, c’est qu’ils te
suspectent, puis, tu disparais ... après, tu ressuscites pire que
Jésus ... pendant ce temps, les flics n’ont toujours pas trouvé le coupable ... alors que toi, tu te balades gentiment
comme si de rien n’était … excuse-moi, mais c’est louche
non ?
- Je ne vois pas ce qu’il y a louche à ça, les flics sont
idiots, tu le sais toi Yvon, toi qui les connais si bien.
Quinchon fulminait. Pourquoi devait-il se justifier aux
yeux de ces pochards trop curieux.
Il prit son souffle.
- En fait, écoutez bien les amis, je vais vous dire toute la
vérité, rien que la vérité, je le jure. Lundi, la « Constant » me
demande de passer chez elle pour que je surveille son mari
qu’elle soupçonne d’infidélité à son égard ... notez qu’on
pourrait comprendre le bonhomme ... soit ... elle me donne
une avance sur mes honoraires, mais pas assez à mon goût.
Bref ! J’accepte quand même de commencer la filature et
mercredi, je retourne la voir pour lui communiquer les résultats de mon travail, et lui demander de l’argent, vous
savez tous, ici que je suis très dépensier, elle refuse, le ton
monte, sur le comptoir du magasin, il y a un présentoir avec
des couteaux de cuisine, je m’emporte et je lui tranche la
gorge. Erreur fatale, dans ma précipitation, j’ai oublié
d’emporter la caisse, pour détourner les enquêteurs vers la
théorie d’un crime crapuleux perpétré dans le but de voler.
Je file chez moi, je me lave, je me change, je brûle mes vêtements, vous ne pouvez pas savoir comme ça accroche les
taches de sang, et puis, je prends mon air le plus naturel
possible et je viens prendre, comme d’habitude, mon petit
apéro avec mes chers copains qui m’apprennent la nouvelle.
Je feins de tomber des nues, ce qui me rappelle que ce jourlà, je n’ai pas payé mes dettes, tu me le rappelleras, Martine,
173
174
s’il te plaît ... je fonce à Rebecq voir une personne qui m’a
donné rendez-vous, et qui, comble de l’impolitesse en profite pour se faire empoisonner avant que je n’arrive, on veut
m’arrêter une première fois, mais je m’en sors grâce à une
pirouette dont j’ai le secret, je me retrouve chez Constant
avec la police, et le second mal élevé de la journée en profite pour mourir sous mes yeux, mais la police n’a pas remarqué que je lui ai envoyé une fléchette maya empoisonnée au curare, comme j’en ai toujours sur moi. Je profite de
la cohue, je file à l’Anglaise, on lance toute la police à mes
trousses, mais j’ai un atout en poche, sachant que le commissaire et le procureur organisent des partouzes au Palais
de Justice avec des jeunes enfants, je dis à Laffont que j’ai
des preuves des leurs déviances et même des photos, et
pour éviter le scandale, ils me relâchent et publient un
communiqué de presse m’innocentant, ils me donnent
100.000 euros pour que je me taise, je négocie et en obtiens
le double qu’ils vont verser sur un compte secret en Suisse.
Vous connaissez toute l’histoire, maintenant, mes amis.
Martine, veux-tu bien faire le compte de l’assassin, sans
oublier les arriérés ?
Ils étaient tous estomaqués par la tirade de Quinchon,
certains le regardaient bizarrement, découvrant pour la première fois de leur existence un meurtrier, en chair et en os,
passant publiquement aux aveux. Un grand moment dans
l’histoire du troquet.
- Douze euros, les voilà ! Sur ce, Messieurs, Dames, je
vous quitte et ne reviendrai partager avec vous cet agréable
moment qu’est l’apéritif, que lorsque certains d’entre vous
cesseront de jouer aux « flicaillons » et arrêteront de voir
des assassins partout. Bon vent !
La porte de l’établissement trembla près de deux heures,
tant la colère du privé était grande.
- Ils ne sont pas futés dans la police, marmonnait-il, mais
dans les bistrots, c’est pire, se dit-il, tentant de se calmer les
nerfs sur une canette qui n’avait rien à faire là.
Malheureusement dans tout consommateur, installé à un
coin de bar, il y a un policier qui sommeille, comme dans
toutes les buvettes sportives, il y des sélectionneurs de
l’équipe nationale qui ont « la » solution à ce problème fondamental qu’est le choix du back gauche, puisque c’est par
là que passent les attaques les plus dangereuses de l’équipe
adverse.
Plus il avançait dans la vie, confronté à ce qui se fait de
mieux comme de pire au niveau de la race humaine, plus il
détestait les gens emplis de certitudes. Ces personnes
convaincues de détenir « La Vérité », ces défenseurs dogmatiques du « J’ai raison parce que je suis persuadé de ne
pas avoir tort », incapables d’imaginer qu’un interlocuteur
puisse avoir une conception différente, haussant si nécessaire le ton pour mieux encore marteler leurs convictions,
ces champions de la légitimité monopolisant « l’évidence
qui devrait sauter aux yeux » devant leur argumentaire, et
qui seront sans doute des générateurs d’intolérance, souvent synonyme de danger.
A ces faiseurs de morale, dont le taux de concentration
est souvent très élevé dans les bistrots …aux heures chaudes de la nuit, il préférait les personnalités empreintes de
nuance et de doute.
Quinchon pensait que la meilleure façon d’évoluer passait par la versatilité des jugements, l’inconstance des pensées, la précarité des certitudes et la variabilité des humeurs.
Il râla quelques minutes, puis haussa les épaules.
- Je suis trop con ... pourquoi est-ce que je suis entré
dans leur jeu ...
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Cette méditation, bien que brève mais intense sur les
dangers qui guettent la démocratie et le principe de liberté
qui en est le fondement, avait fait un bien fou au moral et à
l’état d’esprit de Quinchon. Finalement, que ses camarades
de bistrot pensent qu’il ait une responsabilité dans ces
meurtres, relevait de son incapacité à appréhender leur humour. Il faudrait qu’il pense à aller s’excuser pour son emportement, et vérifier si la façade ne s’était pas lézardée.
Plus tard.
Ce midi, il avait prévu un briefing avec Claire pour
qu’elle lui rende compte de sa mission à Rebecq. Elle devait
convaincre Justine Delplancq de tenir cette conférence,
dimanche. Quinchon pensait que cette rencontre entre tous
les acteurs de la tragédie, lors de cette réunion, permettrait
une confrontation décisive où passé et présent se mélangeraient pour dégager une certaine forme de vérité.
Le point de ralliement avait été fixé Place de
l’Haubergeon dans un charmant petit restaurant dénommé
« Le Champenois ».
Tout dans cet établissement respirait la fraîcheur et la
jeunesse : de la décoration à la sympathie conviviale des
jeunes patrons, de la discrétion des bouquets de fleurs des
champs à l’enthousiasme du chef lorsqu’il déclinait son menu du jour.
Optant logiquement pour l’espace réservé aux fumeurs,
il noya son impatience à retrouver Claire dans un « Campari
glace » et dans la lecture du drame cornélien. Cette lecture
d’Horace l’agaçait, tant le dramaturge semblait jouer à complexifier le déroulement de ce que lui, lecteur de Polar, appelait l’intrigue.
Finalement, s’il comprenait bien, Horace et deux de ses
frères avaient été désignés par Rome pour défendre la Patrie
177
contre les Curiaces, qui eux, devaient défendre Albe, leur
cité, ennemie mortelle de Rome. Camille, sœur d’Horace,
tente de s’opposer à ce combat qui va voir les six hommes
se battre jusqu’au dernier survivant, désignant la Cité victorieuse. Le combat débute, et rapidement on annonce la
mort des deux frères d’Horace, alors que lui-même est en
fuite. Mais le fourbe a feint de fuir et tend un piège aux
Curiaces pour les défier individuellement, évitant ainsi un
combat déséquilibré. Cela marche à merveille, il les tue tous,
rentre à Rome en grand triomphateur, ce qui ne l’empêche
pas de recevoir un solide savon de Camille qui estime que
c’est pas des manières, vu qu’en plus, elle était amoureuse
d’un des Curiaces. Entre-temps, la petite peste le dénonce.
Fort énervé, il la tue, ça lui apprendra à engueuler les Héros
de son genre et lui se retrouve avec un procès sur le dos.
Grâce aux talents oratoires de son paternel, il n’est pas
condamné pour ce fratricide insupportable, il doit juste
passer sous le joug, ce qui ne lui plaît pas, parce que, devant
les copains, c’est humiliant. Enfin ça vaut mieux que les
galères à perpétuité.
Finalement, il s’en sort avec tous les honneurs, comme
sauveur de la Patrie, il a droit à une « standing ovation » de
tous les romains en délire, dans le genre concert de Patrick
Bruel, où tout le monde crierait : « Horaaaaaaaaaace ».
Quinchon pensait avoir assez bien perçu l’esprit de la
tragédie, il avait surtout découvert l’origine du mot « cornélien ». Ce type n’est vraiment pas simple à suivre dans sa
logique, se disait-il.
Il se promit de relire le texte en remplaçant les Horaces
par les résistants et les Curiaces par les collabos… ou
l’inverse.
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Claire apparut et la tragédie disparut. Elle était essoufflée
et voulut immédiatement faire son rapport.
- Elle est d’accord. Elle pense que ce ne sera pas facile,
elle redoute que cela ne réveille de vieilles passions et ne
provoque des règlements de compte, surtout que certains
ruminent leur vengeance depuis près de soixante ans.
- Certains ruminent peut-être, mais par contre, certains
sont passés à l’action… mais allons à l’essentiel, avez-vous
faim, Baronne ?
- Je suis affamée.
- Excellente nouvelle que voilà. La carte nous propose
bien des choses susceptibles de satisfaire les estomacs les
plus exigeants. Personnellement, je serais tenté de faire
confiance au chef qui, manifestement, se sent des inspirations périgourdines : « La salade tiède aux gésiers de canard
confits, pignons de pin et copeaux de foie gras » éveille en
moi des réminiscences gustatives liées à mon passé de cuistot.
- Ah bon ! Tu as aussi été cuistot.
- Disons que j’ai essayé. J’ai toujours aimé cuisiner, mais
je trouvais détestable de demander de l’argent aux personnes qui me faisaient l’honneur de ma table. Mon comptable,
à qui, par parenthèse, je dois toujours de l’argent, qu’il soit
béni ici, d’avoir abandonné toutes vaines poursuites, ne
partageait pas mon avis, ni le contrôleur de la TVA et encore moins celui des contributions.
- Mon cher Marcel, tu découvres aujourd’hui que la poésie de l’âme et la générosité du cœur ne font pas bon ménage avec les rigueurs de la gestion financière et les contingences du calcul de la marge bénéficiaire. Ta naïveté te perdra.
- T’inquiète, elle m’a déjà perdu, et le cas me semble désespéré.
- Je commencerai donc par … « Le foie gras de canard
poêlé et sa compote de figues fraîches » et ensuite … « Le
filet de chevreuil aux champignons des bois »
- Tu as déjà mangé le même plat mardi, au « Plaisir
Gourmand ».
- C’était dans une autre vie, Marcel, je ne m’en souviens
plus.
- Pardon. En ce qui me concerne, je serais tenté par le
« Cassoulet Maison », mais comme la journée est loin d’être
terminée, je choisirai plutôt « Le magret de canard à la gelée
de sureau », rosé le magret.
- Le chevreuil aussi.
- Pour le vin, je fais confiance à votre sommelier, à
condition que nous restions dans la région du Sud – Ouest.
Le jeune patron semblait ravi de cette commande et du
crédit que lui laissaient ces deux clients dans le choix du vin.
Il allait pouvoir leur faire plaisir. C’est le plus agréable côté
du métier.
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- Où en sommes-nous ? demanda Claire qui s’était un
peu approprié l’enquête.
- On avance, mais les prochaines heures vont être décisives. J’ai obtenu la liberté totale jusqu’à demain soir. Si je
n’apporte pas à Laffont toutes les explications sur les disparitions de Delplancq, d’Eugénie et Benjamin dans ce délai,
Compère va m’inculper pour obstruction à l’enquête. Malheureusement, le « grand déballage » n’est fixé qu’à dimanche après-midi. D’un autre côté, il y a beaucoup à attendre
du voyage de Chanterelle et de ses comparses en Vendée. Si
les choses se déroulent comme je l’imagine, nous aurons
beaucoup progressé. J’attends également des informations
suite à l’appel lancé dans l’article qui paraît demain dans
« Le Soir ». En espérant qu’on ne perdra pas trop de temps
en vérifications avec des appels « bidon », si les témoins que
j’attends se manifestent, on peut faire un pas de géant. Cet
après-midi, j’ai quelques petites choses à aller vérifier à Rebecq et ce soir je me consacre à la visite de la bibliothèque
de Benjamin, tu ne veux toujours pas m’accompagner ?
- Je ne m’en sens pas capable.
- Je peux te comprendre … le foie gras est bon ?
- Un délice, il fond dans la bouche comme …
- … Une praline.
- Si tu veux.
- Alors, Mon Général, satisfait du rapport ?
- J’ai peur de ce qui va sortir de tout cela.
- Dans deux jours, ce sera terminé.
- Peut-être ! Ou alors tu te retrouves en prison.
- Tu vas un peu vite, être inculpé ne signifie pas être arrêté. Moi qui te croyais une férue de romans policiers, tu
m’étonnes.
- Il y a une fameuse différence entre la fiction et la réalité.
- Et ici, tu as l’impression d’être dans laquelle de ces
deux situations ?
- J’ai l’impression de me retrouver en pleine fiction.
Comme si je ne m’appartenais pas et qu’un autre décide de
tout ! C’est véritablement étrange comme sentiment. Imagine que quelqu’un, quelque part est en train de décider de
ton sort, qu’il décrète de ce que tu manges, de ce que tu
penses, du moment ou tu vas faire l’amour, avec qui, comment, où et même, si ce sera bien ou pas. C’est affolant
non ?
- Pourtant c’est bien ça. Notre réalité est la fiction des
autres. De l’auteur, mais aussi de la subjectivité des lecteurs.
Chacun t’imaginera différemment. Que savent-ils de toi ?
Que tu es Baronne, la soixantaine, que tu n’as pas eu, jus-
qu’à présent, une vie amoureuse passionnante, que tu as
trois enfants et une petite boutique et que tu adores la littérature policière, que tu habites une villa au mobilier de style
« fermier », avec un grand feu ouvert, que tu aimes les huîtres et que tu as encore de beaux seins.
- De beaux seins ?
- Oui, tu vois que tu ne dois pas te plaindre, tu as de
beaux seins, tu es très riche et, si j’en crois ce que tu m’as
dit hier soir, tu as l’impression de rajeunir grâce à l’amour
d’un homme de seize ans ton cadet. Ce n’est pas si mal la
fiction !
- Le chevreuil non plus n’est pas si mal. J’ignore si je l’ai
choisi en état de totale autodétermination, mais je le trouve
véritablement exquis.
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182
Le mot « exquis » sonnait dans la bouche aristocrate de
Claire comme une Gymnopédie d’Eric Satie dans la douceur d’un soir de rêverie.
XVII
« La vieille »
Sur la route de Rebecq, qu’il connaissait maintenant par
cœur, Quinchon pensait au périple vendéen auquel il avait
contraint ce trio cocasse. Il avait du mal à les imaginer vivre
en étroite promiscuité toutes ces heures que durerait le
voyage. Entre Pierre et son enthousiasme juvénile et le Bâtonnier Dumont, ses désillusions existentielles et son inextinguible soif, cela ressemblait un peu à la mise en situation
du contraste type. La virée en bagnole de la thèse avec son
pote l’antithèse. A charge de Cécile d’en faire la synthèse.
Le temps étant compté, Quinchon ne résista pas à la tentation de les appeler.
- Salut Pierre. Ça se passe bien ?
- Sur la route, c’est impeccable, on vient de passer Paris
et on se dirige vers Le Mans. Faut dire qu’avec cette voiture,
ce n’est pas facile de respecter les limitations de vitesse.
- L’ambiance est bonne dans la voiture ? Dumont est
sage ?
- Euh … ça va…
Manifestement, il avait envie de dire quelque chose, mais
pas devant les autres.
- J’ai compris, réponds-moi par oui ou par non. C’est
Dumont qui …
- Non.
- Cécile, alors ?
- Oui.
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- Quoi, le courant ne passe pas avec le Bâtonnier ?
- Oui. C’est exact.
- Tu regrettes de l’avoir emmenée ?
- Non.
- Tu l’aimes toujours ?
- Je ne sais pas.
- Ce n’est plus la douce et délicate petite secrétaire que
nous avions rencontrée ? Son comportement a changé ?
- Vous avez tout compris.
C’était exactement ce que Quinchon avait prévu.
- Elle semble nerveuse ?
- C’est le moins que l’on puisse dire.
- Tu lui as demandé pourquoi ?
- Oui.
- Tu n’as pas eu de réponse ?
- Non !
- Tu n’as aucune idée ?
- Aucune.
- Est-ce que tu as l’impression qu’elle essaye de ralentir
le voyage ?
- Oui. C’est pour ça que …
- … Que l’ambiance est lourde dans la voiture ?
- Tout à fait !
- Vous a-t-elle déjà souvent obligé à vous arrêter ?
- Absolument.
- Pour téléphoner ?
- Je crois.
- Ecoute-moi bien, je vais te dire quelque chose
d’important. Je pense qu’elle détient beaucoup plus
d’informations qu’on ne l’imagine dans cette histoire, mais
pour une raison que j’ignore, elle est tenue au silence. En
fait, elle a peur. Essaye de garder ton calme et sois le plus
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amoureux et compréhensif possible, même si cela t’est pénible. Pense à ta carrière.
- Message reçu !
- As-tu l’impression que cette conversation l’agace ? Elle
a dû remarquer que nous parlions en langage codé ?
- Affirmatif.
- Passe-moi Dumont.
- Allô !
- Maître Dumont, vous allez bien, Quinchon à l’appareil.
- Je ne vais pas trop mal, outre le fait que je me déshydrate, je me sens comme un ministre qui redescend dans sa
circonscription dans sa Jaguar, si ce n’est que les tourtereaux ont un penchant pour la mesquine chamaillerie …
tout va bien.
- Vous avez prévenu Dubosc de votre arrivée ?
- Bien sûr et, par ailleurs, j’ai fait preuve d’une judicieuse
initiative puisqu’il m’a informé qu’il ne serait pas aux « Sables » ce soir, mais dans sa résidence de Noirmoutier. Il y
passe tous les week-ends et c’est là-bas qu’il compte nous
recevoir. J’espère que nous arriverons avant la marée, pour
pouvoir emprunter le grau en voiture. Dans le cas contraire,
nous serions contraints de prendre le bateau, ce qui nous
fera perdre du temps. Je dois vous dire, mon cher Quinchon que l’idée de ce périple n’est pas faite pour me déplaire. Revoir ce vieil ami me ravit et partager avec lui un
plateau de fruits de mer me donne envie de demander au
chauffeur d’accélérer.
- Dumont ?
- Oui.
- Maintenant, soyez prudent dans vos réponses. Comment à t-elle réagi à ce changement de programme ?
- Il m’est difficile de répondre à cette question.
- C’est juste, excusez-moi. A-t-elle sursauté quand vous
avez signalé que le lieu de rendez-vous était modifié ?
- Il me semble.
- Bien, très bien. Si les choses se passent comme je
l’imagine, elle va bientôt trouver un prétexte pour s’arrêter.
Ne lui offrez pas cette opportunité, exigez vous-même cet
arrêt. Cela la mettra en confiance. Mais que l’un de vous
deux la surveille pour voir si elle va téléphoner, puis rappelez-moi pour me donner les coordonnées exactes de la station où vous avez fait halte.
- Message reçu.
- Passez-moi Cécile.
L’appareil grésilla et Quinchon entendit le bâtonnier
marmonner : « Je pense que notre ami détective souhaite
vous parler, mademoiselle »
Le ton de la jeune fille était sec.
- Allô !
- Bonjour, Cécile, comment allez-vous ?
- Ça va, sauf que je suis toujours un peu malade en voiture et ... je crois que j’embête un peu ces messieurs.
- Ah bon ! Ils ont l’air de dire tous les deux que cela se
passe plutôt bien. Vous n’avez pas eu trop de difficultés
pour vous absenter du travail ?
- Non, de toute façon, j’avais encore quelques jours de
congé.
- J’espère que Monsieur Dubosc vous réservera un bon
accueil et que nous pourrons ainsi avancer dans cette pénible affaire.
- Moi aussi.
Cécile était manifestement beaucoup moins affable que
lorsqu’elle les avait reçus dans son petit bureau de
l’Administration Communale de Rebecq. Quinchon la sen-
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tait crispée, sentiment apparemment partagé par ses deux
complices d’escapade.
- Bonne route, Cécile, et à plus tard.
Il n’eut pas la possibilité d’entendre sa réponse. Elle avait
déjà raccroché le portable.
Les services administratifs semblaient baigner dans un
climat de morosité, lié, de toute évidence, plus à la disparition de Delplancq, qu’à l’absence de Cécile.
- Bonjour Monsieur, la jeune fille qui est ici d’habitude
est absente ?
- Comme vous pouvez le constater ! C’est pour quoi ?
- Je suis passé la semaine dernière dans le cadre d’une recherche généalogique que je suis en train de mener et elle
m’avait promis de tenir à ma disposition des informations.
Il était convenu que je passe cet après-midi. Elle devait voir
une personne qui travaille ici, pour me laisser accéder aux
archives de l’état civil … un certain … Delplace, je pense.
- Delplancq !
- Oui, c’est cela même.
- Il est mort.
- Pardon ?
- Il est mort, mercredi.
- Zut alors.
- Je ne le vous fais pas dire.
- Et la demoiselle ?
- Malade ! Elle était là ce matin, mais comme elle était
souffrante, elle a demandé son après-midi pour aller voir le
médecin. Je pense aussi qu’elle est bouleversée par le décès
de notre collègue.
- Je comprends. Mais tout cela est fort gênant. Est-il
possible de récupérer un dossier que j’ai laissé ici ? C’est un
dossier au nom de Defoing, avec « g ». Je l’ai confié à la
demoiselle qui devait le transmettre à Monsieur Delplancq,
pour qu’il vérifie si les archives de la commune mentionnent l’existence d’éventuels aïeux ou des ancêtres du même
patronyme.
- Je vais voir dans son bureau si je peux mettre la main
sur ce dossier.
- Vous êtes fort aimable.
Ou bien, le remplaçant l’ignorait ou Cécile avait menti en
affirmant que la police avait placé le bureau sous scellés. Il
ne faudrait pas longtemps pour vérifier laquelle de ces deux
hypothèses s’avérait exacte.
- J’ai trouvé ce dossier, je suppose que c’est le vôtre puisqu’il est au nom d’Elisabeth Defoing, notaire à Saintes.
C’est votre femme, j’imagine.
- Oui, j’utilise ses fardes pour classer mes documents,
c’est plus facile, improvisa Quinchon. En tout cas, c’est
vraiment très gentil. La jeune fille, vous ne savez pas quand
je pourrai la revoir ? Lundi, sans doute ?
- Je l’ignore.
- Vous n’auriez pas ses coordonnées ? Son téléphone ou
son adresse ?
- Je ne pense pas avoir le droit de vous donner ces informations …
- Ce n’est pas très important. Elle m’avait dit, comme ça
dans la conversation qu’elle avait des chiots à donner … et
comme le mien est mort, la semaine dernière …
- Evidement, si c’est pour un chien … attendez.
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Le métier de détective, bien souvent, implique un certain
talent dans l’art de faire l’andouille. Il en était conscient et
nullement gêné.
Et l’aimable employé de noter l’adresse de la belle Cécile.
Quinchon se devait de garder le triomphe modeste, tant
l’innocence du jeune vacataire l’avait assisté.
La belle mentait donc !
Le dossier, maintenant, que contenait-il ?
Sous le bel en-tête luxueusement conçu pour souligner la
crédibilité et l’importance de l’étude notariale Defoing, apparaissait écrit à la main, un gros titre : « SUCCESSION A.
CONSTANT ref 10.11.02/3467/41 ». Quinchon ressentait
comme une intense jouissance à voir se confirmer ses intuitions. Il tenterait plus tard par introspection ou sous hypnose ou mieux encore, en état d’ébriété, d’analyser la genèse
de ses pressentiments.
La farde contenait une quantité impressionnante de photocopies d’actes de naissance, de certificats de décès, de
documents bancaires, d’actes notariés attestant la propriété
de tel immeuble, de telle parcelle de terre, des extraits cadastraux, des copies d’articles de presse, de faire-part de
mariage – dont celui d’Eugénie et Benjamin – et des notes
manuscrites, pour la plupart fort anciennes, vu l’élégance de
la calligraphie. Ce dossier contenait toute la vie d’Alphonse
Constant, tout ce qu’il avait tenté de rassembler comme
preuves pour éviter que son patrimoine ne tombe entre les
mains des descendants de collaborateurs. Il devait avoir la
rancune tenace, le cher Alphonse pour en vouloir à ce
point, des années plus tard, à des membres de sa famille,
dont les actuels survivants n’étaient en rien responsables
des méfaits de leurs aïeux.
Justine Delplancq pourrait sûrement l’aider à voir clair
dans ces archives.
- C’est vous ?
- Je crains d’abuser.
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- Ne craignez pas ! Votre visite, hier, et celle de votre
amie ce matin m’ont redonné l’énergie du combat. Madame
Lejeune – délicieuse délicatesse de la part de Claire de ne
pas s’être présentée comme la Baronne de Mévius, chose
que cette charmante « pasionaria » révolutionnaire n’eût
point apprécié – s’est vraiment montrée convaincante quant
à la nécessité d’organiser cette conférence. Qui plus est, j’ai
trouvé d’une très délicate attention son invitation à déjeuner, tous les trois, dimanche midi, juste avant le débat.
- Je rapporte ceci du bureau de votre frère, lui dit-il en
déposant le dossier notarial sur la table de la vieille salle à
manger. Je pense que vous pourriez m’aider à y voir clair.
- Le dossier Defoing !
- Vous le connaissez ?
- Bien sur. Maître Defoing est chargé de la succession
d’Alphonse Constant et elle a demandé à Gabriel de lui
fournir la généalogie de la famille, tâche dont il s’est acquitté avec zèle, dans la mesure où il n’avait pas le choix, puisqu’en tant qu’archiviste, c’est à lui qu’incombait ce genre de
responsabilité. Il se fait qu’Alphonse avait rédigé un testament en faveur d’une fondation internationale qui, aujourd’hui encore, fait la chasse aux criminels de guerre,
qu’ils soient nazis ou membres du Gouvernement de Vichy.
Sa dernière volonté, lui qui n’était pas dans le besoin, mais
n’avait pas de descendant, était que son argent permette de
financer ce combat auquel il a contribué toute sa vie durant : faire payer les responsables et leurs complices de leurs
méfaits.
- Et ce testament ?
- D’après ce qu’aurait expliqué le notaire à Gabriel, quelqu’un y aurait fait opposition, par le biais d’un gros cabinet
d’avocats bruxellois, ce qui explique les recherches de Ma-
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dame Defoing dans la mesure où ce pauvre Alphonse
n’avait pas d’héritier direct.
Pourquoi fallait-il que ce soit ce moment-là que choisisse
Chanterelle pour l’appeler ?
- Excusez-moi, le téléphone…
Il décrocha.
- Oui, je vous entends assez mal. Vous approchez
d’Angers … oui, je vous reçois mieux … je vous écoute
Pierre …
- Nous avons fait une halte dans une station-service, un
peu après votre appel, mais Cécile n’a pas téléphoné. Elle
est restée un bon quart d’heure aux toilettes, c’est tout.
- Elle a un portable ?
- Evidemment.
- Ça va, j’ai compris ! Continuez et surtout soyez prudent. Si vous avez l’impression d’être suivi, appelez-moi.
N’hésitez pas.
Pendant cette brève communication, Justine avait commencé à éplucher le dossier que Quinchon lui avait apporté.
- Il y a dans cette farde tous les documents attestant de la
naissance, de l’existence et du décès des membres de la tribu Constant. Pour y voir clair, il serait utile de remettre de
l’ordre dans un premier temps en différenciant les descendants de la « branche Alphonse » de ceux de la « branche
Arnould ». Nous allons faire deux tas, puis nous les classerons chronologiquement.
Ce travail leur prit une bonne heure. Avec des moments
de doute pour la vieille dame. Cela se remarquait à la manière de déplacer ses lunettes, du bout de son nez, au sommet de son crâne en passant par la dégustation des extrémités des branches, signe d’une profonde réflexion. Tout dans
ses gestes prouvait la rigueur avec laquelle elle voulait
s’acquitter de la besogne qui lui était confiée.
- Regardez, Monsieur Quinchon ! La pile de gauche
concerne la branche Constant, côté « Alphonse ». Ceci est le
certificat d’acte de naissance de son frère aîné, Jacques, né
en 1910 à Rebecq. Vous verrez que tous les autres sont
également nés à Rebecq. Ce document est le même pour le
second fils de la famille, Léopold, né, lui, en 1913. Le troisième enfant de la famille sera baptisé sous le nom de Maurice, comme vous le constatez, il est né en 1915, mais malheureusement, mort la même année. Ceci nous informe sur
la naissance d’Alphonse, le 15 mai 1919.
- De fait, le document le plus récent parmi toute cette
paperasse est le certificat de décès d’Alphonse. C’est le seul
à ne pas être manuscrit.
- Ne trouvez-vous pas que la vie d’un homme se résume
à bien peu de chose ! C’est juste l’espace de temps passé
entre ce papier-ci et celui-là. Administrativement parlant,
une existence, c’est assez dérisoire.
- Donc, Alphonse avait trois frères, dont un est mort en
bas âge.
- En effet, voici la copie de l’acte de décès de Jacques :
« Ce 2 janvier 1942, nous Maurice Legrand, Officier de
l’Etat Civil, informons la population, que l’Etat Major des
Forces Militaires Belges déplore la mort au combat des soldats dont les noms suivent … »
- Cela suffisait à l’époque pour justifier un décès ?
- Il semblerait que oui. L’administration de l’époque ne
disposait pas des moyens informatiques actuels. Quand
l’information parvenait des premières lignes que tel ou tel
soldat avait péri au combat, on ne se posait pas la question
de savoir si cela était vrai. J’imagine que les familles assumaient leur douleur sans remettre en question la véracité de
la nouvelle. Mais qu’il y ait eu des erreurs est tout à fait imaginable, si c’est cela que vous pensez.
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- Je ne pense rien, je m’étonne de la facilité avec laquelle
l’annonce de la mort d’un soldat pouvait être transmise aux
familles et à l’administration.
- Regardez ceci, alors. C’est pire encore. Ce papier tient
lieu d’acte de décès de Léopold.
Le document en question émanait de la Kommandantur
et annonçait que suite aux actes de sabotages perpétrés par
la résistance contre les forces allemandes, dix-neuf otages
allaient être passés par les armes sur la place de l’église de
Tubize, le samedi 14 avril 1942. S’en suivait une liste de
personnes, parmi laquelle figurait le nom de Léopold Constant. L’histoire a retenu ce massacre et reconnu Léopold
Constant comme martyr, mort pour la Patrie. En quelques
mois, Alphonse avait perdu ses deux frères. Ce qui avait dû
raviver plus encore sa volonté de combattre l’ennemi et de
s’engager dans des actes de Résistance comme l’avait déjà
souligné Justine Delplancq lors de leur précédente entrevue.
- Si vous me suivez toujours, je vais vous expliquer les
liens entre la branche, que j’ai envie de qualifier de « blanche » des « Constant », celle d’Alphonse, avec la branche « noire », celle d’Arnould.
Quinchon alluma une cigarette sans en demander
l’autorisation à la vieille historienne. Elle ne parut s’en formaliser
- Voici la copie de l’acte de naissance de Victor Constant, remarquez la merveilleuse calligraphie de l’époque. En
général la fonction d’officier d’état civil était confiée à
l’instituteur du village, c’est pour cela que l’on retrouve des
documents d’une telle esthétique. Il est né le 30 avril 1860,
et ce document-ci atteste de son décès en 1917, notez la
date et le lieu : Moscou, le 18 octobre 1917. Pour la section
locale du Parti Communiste, Victor Constant était – je dois
dire « était » parce que, malheureusement, cette section a
disparu – un véritable héros. Il est un des seuls citoyens
wallons, lecteur passionné de Trotski et de Lénine, militant
collectiviste de la première heure, à avoir rejoint les forces
populaires révolutionnaires russes pour combattre le gouvernement impérialiste des tsars. Ce personnage hors du
commun, dont la veuve a entretenu jusqu’à sa mort, un
culte passionné, a eu deux fils : Ernest, le père d’Alphonse
et Grégoire, le père d’Arnould. Voilà qui explique comment
ces deux-là sont cousins germains.
- Si je vous suis bien, cette famille cultive l’excès en tous
points. Soit, on est militant d’extrême- gauche marxisteléniniste, résistant héroïque ou, à l’inverse, on est proche du
fascisme et des théories du national-socialisme et collaborateurs des nazis. Entre les deux, on ne trouve rien. Vous ne
pensez pas que cette famille mériterait une profonde et minutieuse analyse génétique ?
- J’ignore si l’analyse chromosomique ou les tests ADN
permettent de déterminer une propension à l’extrémisme
politique, comme elle pourrait le faire pour déterminer la
tendance au diabète ou à l’hémophilie, mais vous avez
complètement raison, quand vous affirmez que dans cette
dynastie de Constant, il y en eût peu, à ma connaissance, qui
ont mené une petite existence tranquille sans débordement
et sans excès … sauf peut-être Benjamin.
- Et encore, ajouta Quinchon, nous n’en savons rien !
Son décès ainsi que celui de son épouse n’ont rien de banal.
- En effet, mais revenons à la généalogie de cette famille.
Au-dessus, Victor (1860-1917) qui aura deux fils : Ernest
(1887-1943), lui-même, le père d’Alphonse… dont je vous
ai déjà parlé, c’est eux que j’appelle la « branche blanche »,
et Grégoire (1890- 1983), qui génèrera la « branche noire ».
L’aîné, c’est Arnould, qui est né en 1917, puis viennent,
Norbert en 18, Fernand en 20 et Mariette en 1922. Vous
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connaissez les circonstances de la mort d’Arnould en 65 et
de Mariette en 44, victime de l’infâme dénonciation de son
frère.
- Quinchon se fit la réflexion qu’il eût été préférable de
prendre des notes, tant cette succéssion de dates était fastidieuse.
- Fernand et Norbert seront abattus en pleine rue à
Braine-le-Comte par un commando emmené par des résistants écaussinnois, cela se passe en hiver 43, et bien
qu’aucune preuve formelle n’existe, il semblerait que ce soit
Alphonse Constant qui ait commandité l’exécution de ses
deux cousins. Ces deux-là n’étaient pas nets, non plus : Fernand avait été nommé chef d’école par le pouvoir allemand
et, à ce titre, engageait les instituteurs, veillant bien sûr à ce
qu’ils fassent partie du mouvement rexiste, tandis que Norbert était, lui, un des hauts responsables de la propagande
nazie. Un véritable censeur qui veillait au contenu doctrinaire des publications régionales. C’est à son instigation,
que « Les Echos » ont dû cesser de paraître pendant plusieurs années. Ils étaient, tous les deux, militants du mouvement de Degrelle, et ne craignaient pas de s’afficher
comme tels. Ce qui a valu à Arnould de survivre à tous ses
méfaits, c’est qu’il exerçait une collaboration plus sournoise,
plus souterraine, son handicap d’incontinence le contraignant à adopter une existence plus sédentaire. Ce document-ci atteste du décès de Madame Mélanie Constant, née
Detournay le 22 février 1930. Il s’agit de leur mère. On ne
stipule pas les causes de la mort, mais nous savons qu’elle
laisse un veuf, Grégoire et quatre enfants, la plus petite,
Mariette n’ayant que huit ans à l’époque.
Justine se passionnait vraiment pour ce travail de recherche ; compulser les archives que son frère avait patiemment
collationnées pendant des heures pour remettre à Maître
Defoing un dossier complet, exhaustif et détaillé sur les
ramifications de la famille Constant. Il avait dû s’en remémorer des souvenirs en récoltant toutes ces informations,
en devant scrupuleusement respecter l’objectivité des dates,
et sans pouvoir apporter son commentaire personnel sur les
causes dramatiques des décès, généralement dus à des vengeances ou à des faits de guerre. Aucun, jusqu’à présent –
excepté Alphonse – n’était mort, tranquillement, l’âme
sereine, dans son lit. Encore, pouvait-on douter de la sérénité de la conscience de celui-ci à l’heure de son trépas.
- Nous voyons sur cette copie de ban de mariage que
l’on annonce, pour le 16 janvier 1936, la promesse d’union
entre Mademoiselle Charlotte Lefevre et Monsieur Grégoire Constant, veuf de Madame Mélanie Constant, née
Detournay. Ceci est un acte notarié, faisant acte de contrat
de mariage, dont je vous passe les détails mais qui détaille
les biens apportés respectivement dans la communauté par
les deux époux. C’est très intéressant, d’ailleurs, vous remarquerez que Gabriel a souligné ce passage. C’est éloquent !
- Expliquez-moi, dit Quinchon, parce que moi, je n’y entends rien à l’argot juridique, encore moins quand il a septante ans.
- En gros, cet acte nous dit que les époux mettent tous
leurs biens en commun, ce qui est rare quand les apports
sont déséquilibrés, vous êtes d’accord ?
- Vous voulez dire que, dans un contrat de mariage, si un
des deux époux est très riche, et l’autre très pauvre, on prévoit en général une séparation des biens pour que chacun
reste en l’état, riche ou pauvre, malgré le mariage.
- Exactement ! Lisez : Charlotte Lefèvre apporte à la
communauté cinquante pour cent du capital de la brasserie
du même nom, les moulins d’Arenberg qui étaient une des
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plus grosse meunerie de l’époque, des terres dont les références cadastrales sont claires, à savoir que c’est là que se
trouvent aujourd’hui encore les plus grosses carrières
d’extraction de pierre bleue de la région, quelques fermes,
des maisons, dont une avenue Louise à Bruxelles, et j’en
passe. De son côté, l’apport de Grégoire se limite à quelques hectares de terres de culture, la maison familiale et la
fermette qu’habitera plus tard Mariette.
- Donc, par le mariage en 1936, Grégoire Constant se retrouve subitement, à la tête d’une très grosse fortune, dont
il ne pourrait profiter qu’une fois son épouse décédée !
- Ou déclarée incapable ! Elle est internée en 39. Regardez ce document, il émane du Docteur Junger, chef du service de psychiatrie de l’Hôpital Sainte Elisabeth à Bruxelles.
Il atteste de l’état de démence de madame Lefèvre, épouse
« Constant », et de la nécessité de lui faire subir des soins
adaptés. Tandis que ce jugement du tribunal de Mons déclare cette même personne dans l’incapacité de gérer ses
affaires et attribue cette capacité à « Monsieur Grégoire
Constant, qui s’en acquittera en bon père de famille … »
- Par contre, le couple donnera le jour à une petite fille
en 38, dénommée Marie.
- Il n’y a plus grand’ chose dans le dossier, s’inquiéta
Quinchon, qui aurait souhaité remonter vers des époques
plus récentes de l’histoire.
- L’acte de Naissance de Benjamin. Comme je vous
l’avais dit, on voit qu’il a été grossièrement falsifié par Arnould, pour s’en arroger la paternité. Une copie du carnet
de mariage de Benjamin et Eugénie, le certificat de décès
d’Arnould, une photocopie d’un article des « Echos » et une
feuille nécrologique d’un journal, daté du 16 novembre
1983, où Gabriel a entouré au feutre rouge l’annonce de la
perte cruelle et irréparable de Grégoire Constant, mort à 93
ans « dans la foi, la prière et l’espérance de la résurrection ».
- Amen ! ne put s’empêcher d’ajouter Quinchon.
Il soupira.
- Très bien ! Tout cela nous permet de mesurer l’ampleur
des vicissitudes et des tourments de cette triste famille pendant la première moitié du vingtième siècle, mais cela nous
éclaire peu sur ce qui aurait pu justifier les meurtres de ces
jours derniers, étant entendu que pour moi,
l’empoisonnement de votre frère est lié au fait qu’il travaillait sur ce dossier et qu’il avait découvert ou était sur le
point de découvrir un élément neuf que quelqu’un avait
tout intérêt à occulter. Je pense, Mademoiselle Delplancq, et
vous voudrez bien m’excuser de le faire à haute voix, qu’il
faut se poser, comme dans les romans policiers dits de déduction, la question de savoir à qui profite le crime ? Autre
chose est la présence de cet article qui fut rédigé en son
temps par Alphonse, après les funérailles de son cousin.
Mardi, on a déposé dans mon courrier la même coupure de
presse, que Benjamin a formellement reconnue quand je la
lui ai présentée quelques minutes avant qu’il ne s’effondre.
Or, à ce moment de ce qu’on ne pouvait pas encore réellement appeler une enquête, j’étais simplement chargé de
surveiller Benjamin, lors de ses « virées » nocturnes et d’en
rendre compte à Eugénie qui le soupçonnait d’infidélité.
Banale et triste histoire sans intérêt dont j’avais accepté de
m’occuper pour des raisons purement alimentaires. Je suis
de plus en plus convaincu que c’est elle qui a mis ce papier
dans ma boîte, pour que cette mission prenne tout de suite
une ampleur qu’elle redoutait et dont elle n’aurait pas osé
m’entretenir. Je pense qu’elle crevait de trouille, si vous me
permettez cette expression châtiée.
Quinchon prit congé de la vieille dame.
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S’il avait été moins plongé dans ses méditations, peutêtre aurait-il remarqué l’étrange rictus qui enlaidissait le visage de l’historienne.
Pendant ce temps, les passagers de la Jaguar en route
vers les bucoliques paysages vendéens ne donnaient pas de
nouvelles. Cela signifiait-il que tout se déroulait merveilleusement bien ?
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XVIII
« On ne tue pas les pauvres types ! »
Parmi les tâches urgentes qui l’attendaient, proximité
géographique et prix des produits pétroliers obligent, c’est
vers l’étude de Maître Defoing, Notaire à Saintes, que cette
insoutenable aventure emmena notre héros tiraillé par un
désir violent de Pastis.
Une insupportable question le taraudait : fallait-il,
s’agissant d’une femme, parler d’un notaire ou d’une notairesse. Outre cela, il avait surtout l’intention de décrocher
quelques informations relatives à l’affaire
Mais on n’entre pas en l’étude comme en religion, surtout un vendredi à 16 heures trente.
A observer les bâtiments qui abritaient l’étude notariale
et le parc automobile qui l’entourait, le plus néophyte des
aspirants receveur des contributions eût été en mesure
d’affirmer que l’impôt sur les personnes physiques – en
abrégé IPP – aurait pu se permettre ici un contrôle amusant, histoire de vérifier le taux d’amortissement appliqué
lors de la déclaration fiscale, sur l’indispensable option
« climatisation » de la béhème cabriolet série spéciale.
Bien conscient que ces mesquines considérations assumées par son « moi freudien » sont typiques de l’individu
sous tension en état de décompression, Quinchon s’attaqua
à la première épreuve que représentait ce « Fort Boyard »,
l’épreuve ultime étant la confrontation avec le notaire.
Première étape, l’accueil : réussite totale, en trois minutes, il se retrouve chez le clerc. Epreuve plus compliquée,
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exigeant plus de doigté …je ne doute pas de vos compétences mais je souhaiterais vraiment rencontrer Maître Defoing
… non, je n’ai pas rendez-vous … non je ne suis pas de la
police … oui, je me préoccupe de la succession « Constant »
… vous dites qu’un … comment … plusieurs … meurtres
auraient pu être commis … dans le cadre de ce dossier …
tout à fait, cela dépasse mes compétences … vous vouliez
rencontrer Maître Defoing … je n’avais pas compris … estce que c’est possible ?… mais bien sûr !
Globalement, Quinchon avait bien réussi le test du clerc.
Restait l’épreuve du Notaire. Réputée difficile, ardue même.
Disons décisive.
Parcourant le dédale de couloirs qui conduisaient du bureau du subalterne, seconde étape du chemin de croix, au
bureau de Me Defoing, ultime station du périple, correspondant à la crucifixion de Jésus, Quinchon admirait les
superbes (copies d’) œuvres d’art contemporain qui agrémentaient ses déambulations, redoutant de découvrir au
côté de quel genre de Barrabas moderne, il aurait à débattre
de la meilleure façon de rester digne dans le trépas, fût-ce
dans la mise à mort publique. En un mot, il se sentait aussi
détendu que le taureau avant l’intervention fatale des picadors. Son envie d’alcool toujours bien présente n’arrangeait
rien.
Sans doute était-ce la fatigue ou une crise existentielle de
confiance en soi, ou la farouche certitude de se faire mettre
en boîte par la verve jargonnante de ces éminents représentants de la caste des professions libérales, capables
d’idiotifier un prix Nobel de chimie, toujours est-il que,
toute honte bue, Quinchon se devait d’avouer qu’il n’en
menait pas large.
Heureusement que la route était longue – et allongeons
la jambe, la jambe car la route est longue – car cela lui per-
mit d’élaborer un plan d’attaque, imparable, et largement
inspiré de sa pratique de la « commedia dell’arte », mieux
connue à notre époque sous l’appellation de « ligue
d’improvisation ».
Son désir le plus profond était qu’elle ressemblât à
Thierry Lhermitte dans « Le Zèbre », le seul notaire qui l’ait
fait sourire, à défaut de rire.
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Elle ne ressemblait à rien !
En tout cas à personne. Autrement dit, elle était unique
en son genre.
Elle ne correspondait pas à la description qu’en avait
faite Cécile et encore moins à l’iconographie populaire qui
attribue à certaines professions des clichés de comportement, de façon d’être ou de s’exprimer qui résistent souvent
mal à la confrontation directe, sincère et sans enjeu.
L’apparence sévère et décidée évoquée par la jeune fille
apparaissait aux yeux de Quinchon comme un symptôme
de compétence et de cohérence de jugement et de réflexion.
Ses cheveux, tirés en arrière pour former un chignon, dégageant ainsi un front, manifestement peu populaire aux yeux
de certains. Par contre, une fois libérés ils donnaient un air
de relative juvénilité insouciante à cette femme qui accueillit
le détective avec un sourire d’une amabilité inquiétante.
- Bonjour, Maître.
- Bonjour, Monsieur.
- Marcel Quinchon. Je crois qu’on a dû vous informer
des raisons pour lesquelles je souhaite vous rencontrer.
- J’avoue ne pas tout comprendre. Mon clerc me parle
d’assassinats dans le cadre de la succession d’Alphonse
Constant …
- C’est cela … mais je ne pourrais pas continuer cet entretien avant d’avoir obtenu une réponse à une interrogation qui va tourner à l’obsession si cela continue.
- Je vous écoute, avoua-t-elle, intriguée.
- Que doit-on dire, s’agissant d’une femme exerçant votre fonction : un notaire, une notaire ou une notairesse ?
- Ne me dites pas …
Elle éclata à ce moment d’un rire tonitruant, presque viril qui permit au détective de découvrir sans honte l’intimité
de la rieuse : bouche, langue, dents, caries, bridge, amygdales, et début de larynx n’avaient plus de secret pour lui,
ayant pu apprécier en prime les effluves étonnants de son
haleine au parfum de chèvrefeuille et de clou de girofle mélangés. Quinchon avait acquis l’absolue certitude que cette
femme s’était empiffrée le midi d’un curry d’agneau légèrement parfumé à la coriandre.
Peinant à retrouver le sérieux inhérent à sa fonction, la
jeune femme, une fois son souffle retrouvé, eut cette phrase
ahurissante :
- Ne me dites pas que vous êtes venu me voir pour …
- Ce n’est pas la principale raison de ma visite, mais c’en
est une.
- Vous êtes étonnant, Monsieur Quinchon. Je pense
n’avoir jamais autant ri dans l’exercice de mes très sérieuses
fonctions. Je vais vous répondre, et j’imagine, mettre un
terme à cette torture lexicale : une notairesse est la femme
d’un notaire. Parlant d’une personne exerçant ce métier,
homme ou femme on parlera d’un notaire. C’est ainsi ! Sachez que je le déplore.
- Je vous remercie, nous allons pouvoir en arriver aux
raisons de ma visite. Savez-vous que Monsieur Delplancq
est mort ?
- Je l’ignorais, je l’ai rencontré mercredi matin, pensant
qu’il aurait terminé la recherche que je lui avais confiée.
- Il est décédé quelques heures après. Empoisonné.
- C’est … c’est un meurtre ?
- Je le crains, et qui plus est, vous seriez une des dernières personnes à l’avoir vu vivant. Comment vous est-il apparu ?
- Comme la première fois, il me donnait l’image d’un
vieil homme dynamique, à l’esprit vif et clairvoyant.
- Comme vous le savez, je ne suis « que » détective, et
nullement mandaté officiellement, donc, vous êtes en droit
de ne pas me répondre.
- Mais que fait la police ?
- C’est une question que des générations de brigands et
d’honnêtes gens se posent depuis des années. Je suis
convaincu qu’elle ignore tout de votre visite à la commune
de Rebecq, mercredi matin.
- C’est incroyable !
- Le terme est faible. J’en déduis donc, que vous acceptez de m’aider ?
- Dans la mesure du possible.
- Ce qui veut dire, si cela reste légal.
- Exactement. Nous sommes tenus par un devoir de réserve, j’imagine que vous en êtes conscient.
- Absolument. Donc, c’est dans le cadre de la succession
d’Alphonse Constant, que vous sollicitez Gabriel Delplancq, pour qu’il établisse une généalogie de la famille.
- Oui.
- Pourquoi ?
- Monsieur Quinchon, je dois rester très prudente. Il y a
beaucoup d’intérêts contradictoires dans ce dossier.
- Je comprends. Etant assez coutumier de cette pratique,
et pour que vous ne deviez pas dévoiler trop de secrets, je
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204
vais, si vous le permettez, formuler des hypothèses et vous
me direz si je me fourvoie ou si j’approche de la vérité.
- C’est assez ludique comme approche de
l’interrogatoire, mais disons que j’accepte de jouer le jeu, me
réservant le droit de veto.
- Nous sommes d’accord. Bien. L’héritage de Constant,
qui est assez conséquent est convoité par le légataire testamentaire et des personnes revendiquant des droits au titre
de descendants légaux.
- Exact, j’ajouterais que l’importance de la succession est
plus conséquente encore que vous ne l’imaginez.
- Suffisamment démesurée pour y trouver le mobile de
trois ou quatre meurtres ?
- J’aime assez comme vous estimez au titre de quantité
négligeable la différence entre trois ou quatre meurtres,
mais je me dois de vous avouer que je ne suis pas assez
compétente en psychologie criminelle pour déterminer le
montant à partir duquel un crime peut trouver son mobile.
- Alphonse Constant a rédigé un testament en faveur
d’une association qui combat les criminels de guerre et par
extension ceux qui se sont enrichis par la collaboration et le
crime durant la seconde guerre mondiale.
- Exact !
- Or, une ou des personnes contestent la valeur légale de
ce document et estiment que leur lien de parenté avec le
défunt, leur donne le droit de revendiquer le pactole.
- Toujours exact !
- Mais vous ne connaissez pas ces personnes, d’où votre
idée de recourir aux services d’un spécialiste, Gabriel Delplancq.
- Sans faute.
- La mort l’empêchera d’arriver au terme de son étude. A
ce stade de la réflexion, une chose me tracasse, le seul
Constant connu, au moment du décès, c’était Benjamin.
- Oui, et j’ai pris contact avec lui, la semaine dernière. Il
m’a affirmé ne rien revendiquer sur l’héritage, estimant être
suffisamment nanti pour finir ses jours tranquillement et a
insisté sur le fait qu’il ne voulait plus entendre parler des
« Constant » et de leur folie.
- Il a utilisé ce terme ?
- Absolument ! Ça m’a vraiment frappé.
- Donc, il ne s’intéresse pas à l’argent de son oncle, ce
qui n’est peut-être pas le cas de sa femme ?
- Je l’ignore.
- Quels sont les arguments des avocats qui contestent la
validité du testament ?
- L’absence de raison sociale et de statut de ce qu’ils appellent une « prétendue association ». Pour eux, il s’agit
d’une forme de don détourné à des personnes physiques,
plutôt qu’à une organisation légalement constituée.
- C’est plaidable ?
- Ça tient la route, mais c’est parti pour des années de
procès.
- Que comptez-vous faire ?
- Moi, en tant que notaire, je ne peux intervenir que
comme témoin et rassembler les données objectives. Pour
le reste, en attendant qu’une décision officielle me signifie la
destination des fonds et des biens, il m’appartient de les
gérer, voire de les faire fructifier.
- Avez-vous une idée de la personne à qui vous allez
vous adresser pour terminer la recherche de Delplancq ?
- Oui !
- A qui ?
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- A vous bien entendu ! Je pense que vous êtes le mieux
habilité pour le faire, vu votre connaissance de l’histoire de
cette famille. Finalement, il suffit de savoir comment a évolué la généalogie des Constant à partir de Marie, dont nous
savons juste qu’elle est née en 1938. Si elle est toujours en
vie, elle n’aurait que soixante-quatre ans et éventuellement
des enfants qui seraient les arrières petits-neveux ou nièces
du défunt.
- Evidement, cela semble facile. Mais ce que vous ne savez pas c’est que je suis en liberté conditionnelle jusqu’à
demain soir.
Cette considération n’eut pas l’air d’émouvoir le notaire
qui s’attendait à ce que Quinchon aborde la question des
honoraires, légitimement dus pour cette mission.
- Si vous souhaitez un défraiement pour cette recherche,
je peux l’imputer aux frais de gestion du dossier, ce serait
donc les héritiers qui vous payeraient.
- La proposition est alléchante, mais j’imagine que vous
avez besoin de factures …officielles ?
- Normalement, oui !
- Normalement ?
- Je veux dire qu’avec un peu d’imagination, il y a toujours moyen de trouver une solution.
La franchise de la dame lui plaisait, surtout en matière
d’argent au noir, domaine dans lequel il excellait.
Durant quelques secondes un silence se fit, les deux interlocuteurs s’observant, un petit sourire éloquent au coin
des lèvres, comme s’ils étaient plongés dans un songe commun, complice.
La chose arrive régulièrement chez les vieux couples, tellement habitués à vivre en osmose, qu’ils entament au
même instant une phrase quasiment identique, ne se différenciant que par la syntaxe.
Les deux, parfaitement en chœur :
- Je pensais que …
- Excusez-moi, je vous en prie.
- Non, je vous écoute.
- Après vous, Madame.
- Je pensais que nous devrions nous revoir. J’ai plusieurs
affaires délicates, disons, un peu « limites », dans lesquelles
l’intervention d’une personne non officielle pourrait
m’aider.
- Je prendrais un double plaisir à vous revoir et à travailler pour vous, surtout, sur des dossiers sensibles. A propos,
avez-vous déjà lu Corneille ?
- Oui, en humanités, j’ai dû étudier « Le Cid », mais
pourquoi me demandez-vous ça ? Décidément, vous excellez dans l’art de la question déroutante !
- Tout d’abord, parce que si j’aime étonner en début de
conversation, j’apprécie aussi de surprendre lorsque celle-ci
arrive à son terme, laissant ainsi planer un doute, qui ne
rend que plus intense le désir de me revoir … plus sérieusement, j’aurais voulu savoir si vous connaissiez Horace. Ce
nom ne vous dit rien ?
- Vraiment pas !
- Ce n’est pas grave.
Après être tombé amoureux d’une Baronne, le voilà qui
succombait aux charmes d’un notaire.
Pour Quinchon, cette aventure prenait vraiment une
tournure inattendue, allant à l’encontre des théories certifiant qu’un détective, surtout au travail, se concentre sur
son objectif, négligeant ses pulsions affectives intempestives.
Il était écrit que Marcel aimait à faire autrement que les autres.
207
208
Imprévisible Quinchon qui pouvait enfin satisfaire sa
soif dans un sordide cabaret où la serveuse largement quinquagénaire l’observait en se passant la langue sur les lèvres.
Il n’alla pas plus avant dans l’analyse de la signification de
ce message et prit la poudre d’escampette avant de se faire
violer.
Maigret, perpétuellement disponible pour accueillir son
commissaire de mari, qu’il fût affamé, malade, de mauvaise
humeur, désireux d’aller au restaurant puis au cinéma, alors
que le repas est prêt. Non, une femme pareille ne pouvait
exister que dans les schémas de pensée misogynes et phallocrates de Simenon.
- Nous sommes à Nantes, je pense qu’il doit nous rester
une bonne centaine de kilomètres avant Noirmoutier. Je
peux vous affirmer que plus nous approchons de
l’Atlantique, plus le ciel s’embellit. Malheureusement, nous
ne serons pas arrivés avant la tombée de la nuit.
- Rien de spécial à signaler, Chanterelle ?
- R.A.S, chef. Ils dorment tous les deux.
- Tu me rappelles, dès que vous arrivez.
- Maître Defoing ?
- Décidément, vous ne pouvez plus vous passer de moi,
lui dit-elle, sur un ton franchement plus enjoué que celui de
Claire.
- Dans le dossier de la « succession Constant », vous serait-il possible de me faxer une copie du faire-part de décès
de Grégoire Constant ?
- Si cela vous peut vous aider, et se trouve dans le cadre
du travail pour lequel vous êtes mandaté par notre étude, je
n’y vois pas d’inconvénient.
Ce type de réponse signifiait à l’évidence qu’elle n’était
pas seule dans son bureau. Il lui donna le numéro de son
ami Maurice, le libraire, qui avait l’habitude de recevoir des
courriers venus d’on ne sait où et destinés à quiconque.
Il appela Claire.
- Comment vas-tu ?
- Bien, j’ai eu une charmante visite de la police.
- Que voulaient-ils ?
- Ils ont appris, j’ignore comment, que j’ai passé la soirée
de mardi avec Benjamin. Ils voulaient savoir comment il
était, s’il manifestait des signes d’inquiétude, de quoi nous
avions parlé, une enquête de pure routine, m’ont-ils affirmé.
- On t’a posé des questions à mon sujet ?
- Non. On se voit ?
- Aujourd’hui, ça me semble compromis.
- Tant pis.
- Je t’embrasse.
Elle ne lui rendit pas cette délicate attention. Pas facile,
le statut de maîtresse de détective, sans doute était-ce pour
cela que les auteurs condamnaient leurs héros au célibat. Et
Claire ne devait sûrement pas se sentir l’âme d’une Madame
Si le notaire était diligent, le document serait arrivé à Nivelles avant lui.
Il constata qu’il lui restait vingt-quatre heures avant de
répondre à l’ultimatum de Laffont.
Dans quelques heures, il connaîtrait l’identité de
l’assassin de Laviolette.
Il savait qui avait empoisonné Delplancq, mais n’avait
pas la moindre idée sur la façon de le prouver.
Il ignorait qui était le responsable de la mort d’Eugénie
et de celle de Benjamin. Mais, il était convaincu que la vérité
se cachait dans la bibliothèque du quincaillier.
209
210
XIX
« Cécile est morte »
« Il a plu au Seigneur de rappeler à lui l’âme
de son fidèle serviteur »
Nous vous annonçons avec une infinie tristesse le décès de
Monsieur
GREGOIRE CONSTANT
Veuf en premières noces de Mme Mélanie Detournay
Veuf en secondes noces de Mme Charlotte Lefevre
Né à Rebecq le 3 juin 1890 et décédé, à Spa le 16 novembre
1983
Les funérailles seront célébrées à Spa, en l’Eglise Saint
Jean, le mardi 20 novembre 1983.
Vous en font part :
Madame Marie Constant,
sa fille
Monsieur Jean Marie Ladrière,
son beau-fils
Monsieur Benjamin Constant,
son petit-fils
Et Madame Eugénie Constant
Mademoiselle Marie Cécile Ladrière, sa petite-fille
Le personnel du home « L’âge Heureux »
Le docteur Pierre Duray,
son médecin dévoué
211
Il semblait que la partie inférieure du document, celle qui
mentionne les adresses des néo-orphelins, ait été découpée.
Quinchon, loin de se décourager, opta pour la recherche
d’informations du côté des hospices spadois.
- « L’Age Heureux », bonjour.
Quel nom sordide pour un mouroir, se dit Quinchon.
- Bonjour, je voudrais parler à un responsable de la direction, si cela est possible ?
- Pour une question relative à un nouveau pensionnaire,
un membre de votre famille à placer, je peux vous faire
parvenir nos tarifs et nos conditions par courrier, si vous le
souhaitez. Si par contre, c’est relatif à un problème de facturation, je vous passe la comptabilité ou …
- Non, il s’agit d’informations urgentes que je souhaite
obtenir sur un ancien pensionnaire.
- Je vois … cette personne est décédée récemment ?
- En 83.
- Alors, je vous mets en rapport avec notre ancienne directrice, ne quittez pas.
Pourquoi fallait-il que « Les Quatre Saisons » de Vivaldi
vienne gâcher les moments d’attente téléphonique, si propices à la réflexion ? Pourquoi cette croisade contre le silence,
alors qu’il est le plus agréable des bruits à écouter ou à entendre, selon les auteurs.
- Germaine de Brabandere, bonjour, affirma une voix
chantante et prétentieuse, que puis-je pour vous ?
- Mes hommages, Madame, Xavier de Bulls, premier
clerc en l’étude de Maître Defoing à l’appareil, je me permets de vous déranger pour une affaire de la première importance. Nous sommes mandatés pour l’exécution testamentaire de Monsieur Alphonse Constant, celui-ci ne lais-
212
sant que peu d’héritiers, nous sommes à la recherche des
membres de sa famille en vie. Or, il appert que vous avez
accueilli son oncle jusqu’en 83, et nous sommes à la recherche de sa fille, Marie, et de ses éventuels descendants.
- Quelle histoire ! Et surtout, quelle bonne nouvelle pour
Marie, elle va hériter ! Est-ce bien cela que je puis comprendre ?
- Il ne m’appartient pas de vous répondre. Vous savez,
nous sommes tenus à une certaine confidentialité dans ce
genre de situation.
- Evidemment, je comprends. Donc, vous souhaiteriez
que je vous communique les coordonnées de Marie ?
- Sans vouloir abuser !
- Un instant…. Voilà, elle habite à Spa, Rue de la Régence au 9.
- Vous ne pouvez imaginer, Madame de Brabandere, à
quel point je vous suis reconnaissant.
Il raccrocha précipitamment, pour n’avoir pas à répondre à la salve de questions que la distinguée directrice ne
manquerait pas de lui adresser, savourant avec une cruauté
non feinte le flot de curiosité non assouvie qui allait envahir
l’éminente directrice, suite à cette brève mais intense
conversation.
- Marie Constant ?
- En personne !
- Je vous appelle pour vous apprendre le décès de votre
neveu, Benjamin Constant.
- C’est une excellente nouvelle, mais je suis au courant, je
lis les journaux, savez-vous. Et puis, je crois vous avoir suffisamment dit de ne pas m’appeler ici !
Le sens légendaire de l’improvisation de Quinchon était
mis à mal par cette réaction relativement imprévue.
213
- Bien sûr, mais nous devions nous voir, une fois le boulot accompli.
- Pardon ?
- Je vous rappelle que nous devions nous voir, hurla-t-il.
- Mais, vous n’êtes pas … mais qui êtes-vous ?
- Quinchon ?
- Oui.
- Dumont à l’appareil. Il nous arrive une catastrophe.
Allons donc ! Que leur était-il arrivé ? Le moteur de la
Jaguar avait-il explosé ? Avaient-ils découvert un cadavre
dans le coffre ? Une flambée subite des prix pétroliers ?
Une marée noire sur l’Atlantique rendant Noirmoutier inaccessible et les huîtres immangeables ? Un attentat pâtissier à
l’encontre du Bâtonnier ?
Rien de tout cela !
- Cécile a disparu, balbutia un Dumont un peu confus.
- Qu’est-ce que vous dites, s’étrangla Quinchon qui
s’attendait à tout, sauf à cela ?
- Je vous dis qu’elle a dis - pa - ru ! Nous avons effectué
un arrêt pour nous dégourdir les jambes et faire le plein,
lorsque nous sommes revenus à la voiture, elle s’était volatilisée. On a cru qu’elle aussi prenait un peu l’air, mais au
bout d’une demi-heure, nous avons dû nous rendre à
l’évidence …
- Finalement, ça ne m’étonne qu’à moitié.
- Ah bon ! Ne me dites pas que cela, aussi, vous l’aviez
prévu ?
- Disons que cela met un peu de piment dans votre expédition. J’imagine que le gamin doit être perturbé ?
- Vous allez en juger par vous-même, je vous le passe.
- M’sieur Quinchon, c’est horrible …
214
- Calmez-vous Chanterelle, continuez votre route
comme si de rien n’était, vous verrez que vous la retrouverez rapidement.
- Mais il faut prévenir la police, organiser des battues …
je ne sais pas moi, il faut faire quelque chose …
- Il n’en est pas question, je crois qu’elle a de bonnes raisons de vouloir prendre un autre chemin, je ne vais pas
vous dire que je m’y attendais, mais, c’était dans le domaine
du plausible, en ce qui me concerne.
- Je ne comprends rien à ce vaudeville.
- N’essayer pas de comprendre. Je vous demande de me
faire confiance. Pensez aux scoops que vous allez ramener,
à votre carrière. Repassez-moi Dumont.
- Oui.
- Je pense qu’il a le sentiment d’être mené en bateau, notre petit journaliste, dit le détective. Je crois qu’il serait bon
qu’à l’approche des côtes, vous l’ameniez progressivement à
comprendre notre plan.
- En effet, je partage assez votre sentiment. A plus tard,
cher ami.
215
XX
« Les inconnus dans la maison »
A l’évidence, Benjamin Constant n’avait pas appliqué à
lui-même les préceptes qu’il défendait auprès des autres, ses
clients, concernant l’inviolabilité des maisons particulières,
lui permettant de développer ses ventes dans le domaine
des serrures et clés afférentes, loquets, loqueteaux, cadenas,
dispositifs de fermeture et de sûreté, sans négliger, technologies nouvelles obligent, les ingénieux systèmes d’alarme
munis ou non, d’une liaison directe avec le commissariat le
plus proche.
Ce fut donc un jeu d’enfant, pour Quinchon, pourtant
peu compétent en matière de cambriole et de fric-frac, de
forcer l’entrée chez les « Constant ». Il est vrai que peu de
portes résistent à un pied-de-biche et tant pis pour le chambranle et les boiseries qui agonisèrent dans un râle sec et
bruyant, comme un grand « craaaac ».
L’ambiance de la demeure était glauque, d’un sinistre
qu’accentuait encore le dessin à la craie, sur le sol représentant les pourtours du corps d’Eugénie, entouré de coulées
de sang coagulé. Un millier de gouttelettes pourpres avaient
giclé quasiment à hauteur du plafond, dessinant ainsi une
fresque sinistre que n’auraient pas renié certains artistes
férus d’Art moderne.
Le détective se fit la réflexion que la personne qui avait
porté le coup de couteau fatal à Eugénie, avait sûrement dû
être drôlement arrosée, ce qui n’avait sûrement pas facilité
216
sa fuite. Pourtant, manifestement, personne n’avait signalé
le passage dans la rue d’un individu maculé d’hémoglobine,
mercredi midi.
Qui peut se permettre de se déplacer en public, ainsi
« maquillé » ? Un boucher ? Demander à Yvon s’il avait un
alibi, pensa-t-il en souriant au plaisir qu’il prendrait à lui
retourner sa blague de l’autre jour. Un peintre, envisagea-til, se remémorant les vêtements tachés que portait Claire,
lorsqu’il fit sa connaissance, moins d’une heure après la
mort de Benjamin. Le problème est que le tablier portait
également des salissures à dominante verdâtre.
Dans la pièce d’à-côté, le téléphone pendait toujours,
comme pour rappeler l’endroit où Constant s’était effondré.
Peut-être le cordon aurait-il encore fait un lugubre mouvement de balancier si nous étions dans un film d’Alfred Hitchcock ? Désolé pour les amateurs du genre, l’auteur, qui
vous prie de l’en excuser, n’a pas la prétention de se comparer au Maître !
Sans s’en rendre véritablement compte, il raccrocha le
combiné, pensant sans doute remettre un peu d’ordre dans
la maison.
Rien n’avait bougé, la bouteille de Genièvre trônait toujours au milieu de la table, entourée de quelques verres sales.
Seule l’odeur était différente. Il avait l’impression qu’une
vieille soupe était occupée à surir dans la cuisine. Cette
puanteur âcre provenait d’une casserole bleue, dont le couvercle, une fois ôté, permit à Quinchon de découvrir les
restes d’un poulet aux olives. Un repas qui aurait dû, une
fois réchauffé, servir de pitance au couple le jour de leur
mort, et qui à sa façon, portait le deuil en se laissant moisir,
seul, triste et abandonné.
Pauvre poulet aux olives ... qu’es-tu donc devenu ?
Il laissa le poulet à sa sinistre fermentation, et se dirigea
vers le buffet pour y continuer l’inventaire commencé en ce
début de semaine.
Lui-même, avec la complicité du médecin, était responsable de la tragique disparition du genièvre, il avait également contribué à celle du cognac, mais là, c’est Eugénie qui
s’en fit le bourreau. Tant qu’à être un acteur actif de
l’holocauste du bar des « Constant », autant continuer.
Il écarta les bouteilles en première ligne. Il n’y avait là
que liqueurs sucrées et autres liquides sirupeux qui lui rappelaient les corvées du Nouvel An et les galettes mollasses,
imposées par des vieilles tantes moustachues, qui ne se rendaient pas compte que le métabolisme et ses limites
n’avaient pas encore assimilé la dinde au foie gras de la
veille et son cortège d’excès vineux.
Cette chasse au trésor se termina pour le mieux : derrière
tous les pièges tendus par ces fourbes flacons, il était là !
Pas depuis hier, ni avant-hier, depuis toujours, sans doute
devait-il l’attendre et aujourd’hui verrait sa mise à mort.
L’apéritif anisé qui pourrait réchauffer le moral du détective
était si bien dissimulé qu’il datait sûrement de l’époque héroïque de la prohibition.
Sur le bureau, les documents avaient changé de place. Sur le
sous-main élimé par des années de frottement, se tenait un
dossier intitulé d’après les indications : Rappel de facture.
Ce devait être une des dernières préoccupations du quincaillier, se dit Quinchon.
Le premier feuillet indiquait en titre :
217
218
« Le respect des règles de Fossa, la mort du Roman
Policier ! »
Dans un style brillant, truffé d’exemples démontrant une
grande maîtrise de la question, recourant à un vocabulaire
digne d’un érudit, Constant y analysait une à une les six
règles édictées par ce spécialiste dans un ouvrage qui, pour
beaucoup fait office de référence : « Histoire et technique
du roman policier »
« A vouloir que la construction du roman policier se fasse selon une
mécanique immuable, définie et dogmatique », écrivait Constant,
« on le contraint à prendre ses distances, à se dissocier d’autres formes
littéraires comme la science-fiction, le roman psychologique ou social, la
poésie ou le thriller. On le restreint à un scénario qui perpétuellement
doit suivre un algorithme qui prévoirait que dans l’ordre apparaissent :
- un cas qui constitue un mystère, en apparence inexplicable
- une personne considérée à tort comme coupable
- une observation minutieuse des faits, une méthode rigoureuse
triomphant des conclusions hâtives grâce au raisonnement
- une solution imprévue qui concorde avec les faits
- un cas, qui, s’il est extraordinaire est d’autant plus facile à résoudre (l’inverse est-il vrai ?)
- une solution qui s’impose parce que l’on a éliminé toutes les impossibilités, l’incroyable du début s’imposant comme la juste solution.
Voilà résumé, en quelques lignes le roman policier, et maintenant,
au travail, Messieurs les auteurs.
La méthode dite « hypothético-déductive » adoptée, il faudra également se conformer aux canons en vigueur pour la description de
l’enquêteur, faire sombrer le coupable dans les archétypes traditionnels
du « mauvais », tel que l’opinion publique l’imagine – surtout ne pas
choquer le lecteur – et décrire l’environnement dans lequel se déroule
l’intrigue selon des schémas du style : « la campagne était verte » ou
« la ville bruyante et polluée… »
L’éloquence et la verve de Constant étaient indubitables,
mais son argumentaire tombait, lui aussi, à certains moments dans la mauvaise foi et le dogmatisme.
Son article atteignait son paroxysme dans son ultime
conclusion :
« Ne peut-on imaginer qu’un jour un auteur écrive un roman, LE
ROMAN où le héros, celui qui triomphe, soit l’assassin, donnant
ainsi un coup fatal à ceux qui veulent figer dans un moule immuable
ce genre merveilleux et passionnant qu’est le Roman Policier, et du
même coup démontrer que, comme c’est souvent le cas dans la réalité, le
Mal l’emporte souvent sur le Bien ! »
219
220
A la suite de cet article, se trouvaient quelques lettres
adressées à Constant et provenant toutes d’institutions aux
noms ronflants : « Centre d’Etude en Littérature de
l’Université de Grenoble, Bruxelles ou Genève », qui toutes
se concluaient en félicitant l’auteur pour la qualité de son
travail, l’abondante documentation et la brillante maîtrise du
sujet, mais devaient, malheureusement renoncer à le publier
« du fait du caractère hautement polémique de son contenu ».
D’autres chemises comprenaient des articles et des dossiers similaires, bourrés de feuilles manuscrites de la main
de Benjamin et de copies d’articles provenant de revues ou
de journaux, généralement des « Rubriques Littéraires ».
Dans le fond d’un tiroir, Quinchon mit la main sur une
vieille farde, remplie d’extraits de presse, séparés par des
intercalaires. Il ne s’agissait que d’affaires de meurtres, dont
les plus anciennes dataient des années soixante, certaines
revenaient même à la mémoire du détective. Sur un certain
nombre d’entre eux, quelqu’un, et fort probablement Constant lui-même, avait dessiné une espèce de « V » rouge, entouré d’un cercle noir.
A l’analyse, il apparaissait que ce symbole cabalistique
était systématiquement présent sur la première page des
dossiers concernant des affaires criminelles non résolues, en
tout, une quinzaine. Le plus petit d’entre eux ne comportait
que deux documents : un article des « Echos » sur les funérailles d’Arnould Constant et une lettre manuscrite.
De ton côté, je t’implore la prudence avec E., qui, j’en suis
convaincu n’est pas aussi naïve que tu l’imagines.
Bien à toi, ton cousin,
Alphonse Constant
Rebecq, 27 mai 65
Mon cher Benjamin,
Une fois de plus, je tiens à m’excuser pour les désagréments
que t’ont causés mes propos le jour de tes noces. Sincèrement, je
pensais que tu savais, comme tout le monde ici, qu’Arnould n’était
pas ton vrai père, et que tu connaissais les circonstances de ta naissance. Me sentant responsable, je me dois de t’aider, car je dois
avouer que je comprends ta colère … même, si, jamais, je n’ai imaginé que ta haine te pousserait à de telles extrémités.
Je crois pouvoir affirmer aujourd’hui que notre soulagement
peut être entier.
Le plus compliqué ne fut pas, comme nous le pensions, de se
garantir le silence de L. Pour lui, seul l’argent compte, et ses exigences pour me remettre les lettres que tu avais envoyées à ton père,
de façon à ce que je puisse les brûler, furent dans les limites du
budget que nous avions fixé.
Par contre, le médecin s’est fait prier, invoquant de vagues
principes déontologiques dont le non-respect dans le passé lui a valu
quelques démêlés avec l’Ordre. La garantie que je lui ai donnée de
l’introduire à « la loge » a eu raison de ses scrupules. Il a donc rédigé une contre-expertise concluant au décès naturel, argumentant
qu’en tant que médecin traitant du patient, il était prévisible qu’un
malaise fût fatal et infirmant ainsi la thèse du Docteur J. dont les
doutes auraient pu nous créer quelques embêtements.
Concernant les ragots dans le village, je pense que cela passera avec le temps.
221
P.S. Sans doute, est-ce superflu de te le signaler, mais je souhaiterais que tu te débarrasses de cette lettre.
Marcel Quinchon tenait entre les mains la preuve formelle de la culpabilité de Benjamin Constant dans le meurtre de son père qui en réalité n’était « que » son oncle. Mais
cela restait un meurtre.
Un horrible doute était en train de naître dans l’esprit du
détective.
Parcourant les dossiers, il en trouva un qui lui apporta
une certitude : Benjamin Constant était un monstre !
Son obsession du crime parfait n’était pas que littéraire.
Il était passé à l’acte !
222
L’ambiance était pesante dans la Jaguar qui continuait à
filer bon train vers les jolies côtes vendéennes. Dumont
semblait somnoler et Chanterelle conduisait d’une façon de
plus en plus nerveuse, s’irritant pour des broutilles, adressant moult appels de phares aux véhicules trop lents à son
goût, râlant, vitupérant ces Français qui roulent comme des
fous, ces Britanniques qui feraient mieux de rester de l’autre
côté du « channel » et ces Allemands qui nous ont déjà envahis en quarante, et qui recommencent, comme si on
n’avait pas déjà assez donné.
C’est extraordinaire comme la conduite automobile
transforme les plus doux agneaux en loups stupides et
agressifs.
- Je ne comprends pas pourquoi nous n’avons même pas
tenté de retrouver Cécile.
- De quoi avez-vous peur, Pierre ?
- Cette disparition n’est quand même pas normale.
- Y a-t-il quelque chose de normal dans cette histoire ?
Rien, absolument rien. Savez-vous que nous sommes en
route pour aller rencontrer quelqu’un qui n’existe pas ?
- Comment ? Et ce Dubosc qui va nous révéler la vie et
l’œuvre de Laviolette ?
- C’est une pure vue de l’esprit ! Il n’a jamais existé que
dans l’imagination tortueuse et fertile de ce cher Quinchon.
- Mais où allons-nous, alors ?
- Noirmoutier, ce sera pour un autre jour. Nous allons à
Saint-Gilles-croix-de-vie, sympathique cité balnéaire où
nous attend le Commissaire qui s’est occupé de l’enquête
sur la mort de Laviolette.
- Mais, je n’arrive pas à comprendre les raisons pour lesquelles vous nous avez menti à Cécile et moi.
- Réfléchissez !
- Je ne fais que ça. J’en attrape mal au crâne !
- Si vous connaissiez Quinchon depuis aussi longtemps
que moi, vous sauriez que c’est un redoutable manipulateur,
et je pèse mes mots. En fait, je ne sais pas bien ce qu’il
pense, mais il se dit troublé par la petite …
- Ça, je l’ai remarqué. Si vous saviez le prix que lui a coûté le bouquet qu’il lui a fait parvenir.
- Je n’utilise pas le terme « troublé » dans ce sens.
- Ah bon !
- Il pense qu’elle sait des choses au sujet de ces meurtres,
mais qu’elle ne peut ou ne veut pas en parler.
- Comment ? Il croit que Cécile est mêlée à toutes ces
histoires ?
- Oui. De près ou de loin, selon ses termes. Certaines de
ses déclarations seraient légèrement contradictoires. Notez
que j’utilise le conditionnel à dessein,.
- Admettons, mais ce voyage ?
- Si je raisonne comme Quinchon, je pense qu’il s’est
fixé trois objectifs : primo, éloigner Cécile ; deusio, lui tendre un piège ; tertio, ramener des informations sur Laviolette et sa troublante disparition « ad vitam aeternam ».
- Un piège ?
- Lui faire croire qu’un soi-disant Dubosc va nous apprendre des tas de choses, le voilà le piège. C’est pour cela
qu’elle s’est volatilisée, votre dulcinée, elle est sûrement en
route vers Noirmoutier, à la recherche de notre miraculeux
223
224
XXI
« Faubourg »
informateur sorti du chapeau de l’apprenti magicien Quinchon.
- Pour découvrir les informations avant nous ou pour …
- … Pour le supprimer, osez le dire.
- C’est dingue !
- Ne vous énervez pas, mon petit, je vous rappelle que
ce ne sont que supputations morbides d’un privé en mal de
gloire et qui, dans sa carrière, a commis des bourdes monumentales qui ont fait hurler de rire tous les Tribunaux de
Belgique, au point qu’elles sont entrées dans la légende du
bonhomme.
- Vous ne l’aimez pas ?
- Il est ... irritant par certains côtés, mais par ces mêmes
côtés, il se montre parfois attendrissant. Ce qui m’agace
chez lui, c’est une certaine forme de naïveté que j’estime
peu compatible avec la fonction qu’il s’est attribuée. Il fait
siennes les théories de Jean-Jacques Rousseau quand celui-ci
affirme que l’homme est foncièrement bon, et que c’est
l’éducation et l’environnement qui le pervertissent. Par corollaire, il cherche toujours des excuses à tout le monde,
conteste la Justice et les peines qu’elle se doit de faire subir
aux délinquants et aux criminels, et bien évidemment, milite
avec ardeur contre la peine de mort. Quinchon est un féroce ennemi de la violence physique, mais il peut devenir
diabolique et terrifiant quand il décide de plaider la cause de
quelqu’un ou, le cas contraire, quand il veut démolir un
adversaire. Mais sa violence n’est jamais que verbale. Il
considère comme une qualité de toujours dire aux gens ce
qu’il pense, mais s’il est conséquent avec lui-même, il doit
admettre que cela lui a déjà joué de mauvais tours.
- Bien. Je prends à gauche, ici.
- Oui, dans une heure, nous pourrons prendre une
bonne douche à l’Hôtel du Vivier. J’y ai réservé de quoi
nous loger et surtout, nous nourrir, mais la patronne m’a
demandé de ne pas arriver au milieu de la nuit, alors si vous
aimez les fruits de mer, je vous autorise tous les excès de
vitesse que vous voulez. D’autant plus que je meurs de soif !
225
226
L’idée que Cécile puisse être mêlée à cette triste aventure
commençait à devenir acceptable à l’esprit de Chanterelle
qui, pour d’autres raisons que Quinchon, avait lui aussi
trouvé des choses étranges dans le comportement de la
jeune fille. Mais ça, c’était son secret.
XXII
« Peine de mort »
Cette découverte avait redoublé sa soif ! Il s’en retournait vers la cuisine en quête d’eau fraîche, décidé à braver
les émanations du poulet et ses miasmes pestilentiels, sans
vraiment se rendre compte qu’il parlait tout seul.
Il se crut victime d’un arrêt cardiaque quand il entendit :
- Alors, Quinchon, comment se déroulent les fouilles ?
Il en lâcha son verre d’effroi, celui-ci se brisa sur le carrelage dans un fracas surmultiplié par la quiétude de la soirée
et le silence régnant dans la grande maison.
- Laffont ! Mais vous êtes malade !
- J’ai vu de la lumière, alors je me suis permis d’entrer,
dit-il, manifestement satisfait par l’effet provoqué par son
arrivée.
- Je ne m’habituerai jamais à l’humour policier, affirma
Quinchon, en se servant de l’eau à même le robinet.
- Si vous m’offrez l’apéritif, je suis partant.
- La même chose, lui demanda-t-il, brandissant la bouteille ?
- La même chose.
- Alors un pastis millésimé pour le commissaire, un !
Quinchon avala son verre d’un trait et grimaça de douleur. En réalité, la mixture était infecte, mais son corps réclamait de l’alcool.
- Avez-vous déjà eu l’occasion de visiter le bureau de
Constant ? demanda le détective.
- J’y ai jeté un coup d’œil, sans plus.
227
- Impressionnant, non ?
- Quoi ?
- Les livres !
- Oh moi, vous savez les livres …
- Vous ne lisez jamais de romans policiers, commissaire ?
- Rarement. Vous savez, quand on est dedans toute la
journée … et puis, je n’aime pas l’image que les romanciers
donnent des flics, des espèces de surhommes qui trouvent
toujours la solution à tout, sans difficultés, des gars capables
de travailler quarante-huit heures d’affilée sans sourciller,
des « superman » de la Justice qui n’ont pas grand-chose à
voir avec nous, les vrais policiers, qui travaillons dans la
réalité.
- Personnellement, je trouve cette bibliothèque impressionnante. Tout y est consacré au « Roman Policier ». Regardez : des études sur les auteurs de romans noirs, des
biographies, des livres de médecine légale, des traités de
droit, des manuels de psychologie, de psychiatrie, de criminologie …
- C’est vrai que cela démontre l’ampleur de la passion de
Constant pour ce genre littéraire.
- Regardez ici les dossiers qu’il réalisait. Dans cet article,
il vilipende un spécialiste qui a cru bon d’établir des règles
pour la rédaction des polars. Lisez sa conclusion, elle vaut la
peine !
Laffont s’exécuta, plissant le front à mesure qu’il avançait dans la découverte des théories de Constant.
- En effet. Ce type était un peu malade …
- Vous, Commissaire, quand vous lisez un de ces livres,
comme les centaines qui garnissent le mur, là, à quel type de
dénouement vous attendez-vous ?
- Je vous ai dit que je n’en lisais jamais ...
- Essayez d’imaginer.
228
- En général, on souhaite que le criminel ou le malfrat
soit démasqué. Un jeu s’installe entre l’auteur et le lecteur
pour découvrir le criminel, comme le chat et la souris …
- C’est aussi ce que je pense, et c’est ainsi que la majorité
des gens conçoivent la chose. Sauf peut être Constant ! Je
crois que passer sa vie entière entre ses quatre murs, à lire, à
relire, à commenter, à rédiger, à méditer n’est pas une chose
normale. La passion, je pense, doit avoir des limites.
Laffont écoutait le détective avec un certain respect, sentant que la conviction avec laquelle il s’exprimait, laissait
augurer qu’il avait découvert quelque chose.
- En dehors des livres, cette boulimie pour les faits divers, source d’inspiration pour les romanciers me porte à
croire qu’il y a chez Constant un rapport obsessionnel avec
la mort violente. Jetez un coup d’œil sur ces dossiers.
Le policier commença à éplucher les documents, et tout
en resservant les verres, Quinchon l’observait, attendant
qu’il arrive à celui concernant la mort d’Arnould Constant.
- Qui est ce L. ? Et ce Docteur J ? E . je suppose que
c’est Eugénie.
- Franchement, Commissaire, vous ne devinez pas qui
aurait pu rendre à Alphonse Constant des lettres compromettantes ?
- Laviolette !
- Tout juste ! Autre chose, avez-vous noté ces « V » rouges cerclés de noir sur certains documents ?
- Oui.
- Que vous inspire le fait que ce symbole orne les coupures de presse relatives à des affaires classées, des assassinats
pour lesquels on n’a jamais retrouvé le ou les coupables ?
- J’ai peur de comprendre.
- Il doit y avoir dans cette maison, au grenier, à la cave,
dans une cache quelconque, tous les agendas avec l’emploi
du temps détaillé de Constant, et cela vous permettra de
faire des recoupages avec les dates de ces crimes. Je suis
convaincu qu’il aurait voulu qu’on sache après sa mort, ce
qu’il a été capable de faire, à la différence de tous ces auteurs. En cherchant, vous trouverez et vous pourrez rouvrir
tous ces dossiers, malgré la prescription, j’en suis sûr !
- C’est complètement dingue !
- Je peux ajouter quelque chose ?
- Je vous en prie.
- Il y a ceci qui m’a fait comprendre tout le reste : cet article relate la mort du Baron de Mévius en 1982, dans ce qui
fut conclu par les spécialistes comme étant un accident de
chasse. Avant d’en arriver là, les enquêteurs ont suivi
d’autres pistes, parce qu’il lui était déjà arrivé des choses
étranges à ce Baron. Plusieurs fois, il avait échappé à
d’étranges accidents durant les dernières années de sa vie,
accidents qui auraient pu lui être fatals. Pendant des semaines, les limiers ont interrogé les autres participants à la partie de chasse, ils ont organisé des reconstitutions, mais en
vain.
- Très bien, et alors ?
- Le Baron de Mévius était le mari de la seule femme que
Constant ait aimé de toute son existence, Claire Lejeune que
vos services ont interrogée pas plus tard qu’hier.
- Quinchon, vous me coupez le souffle.
- Respirez Commissaire, respirez ! Moi, c’est Constant
qui me l’a coupé. Je vais vous laisser méditer à tout cela,
mais je crois que mon travail mérite bien un petit service de
votre part ?
- Dites toujours.
- Je voudrais que vous preniez contact avec la police de
Spa, et que vous leur demandiez des informations sur Marie
Constant, domiciliée Rue de la Régence, au 9. Tout ce qu’il
229
230
y a moyen de savoir : famille, mari, enfant, situation financière, état de fortune, casier judiciaire, le cas échéant, relations, amis, amants, voisins … tout ce qu’il est possible
d’obtenir. Appelez-moi quand vous voulez, le plus tôt sera
le mieux. Merci.
Il devait sûrement exister des sites sur les associations
qui pourchassent les anciens criminels de guerre.
Sûrement !
Une fois dehors, il prit conscience que la tête lui tournait.
Etait-ce les nombreux pastis frelatés qu’il avait avalés,
presque sans s’en rendre compte ou toutes ces horreurs
apparaissant au grand jour, des années après.
Qu’est-ce que cela apportera aux familles des victimes de
savoir que le responsable de la mort atroce d’un de leur
proche était un paisible quincaillier devenu fou par overdose de romans policiers ?
Ne plus se poser de questions.
Essayer, du moins.
Il lui semblait difficile d’aller rejoindre Claire.
L’envie d’un assortiment de hors d’œuvre grecs lui trottait en tête depuis quelques jours. Des calamars frits, du
tarama, des feuilles de vigne, des gambas grillées, de la feta,
des piments, de la salade à l’huile d’olive … le tout arrosé
d’un pichet de vin de résine, à cette heure où les musiciens
devaient avoir fini leur travail. Cela lui semblait une honnête
façon de fuir, tout en restant concentré.
Et puis, de faire disparaître cette épouvantable odeur tenace de poulet aux olives putréfié qui lui collait aux narines,
comme le parfum de la mort.
Après, avec ce qui lui resterait de courage, il irait dans un
nouveau « cyber café » se faire expliquer les mécanismes du
surf sur internet.
231
232
XXIII
« Le port des brumes »
L’hôtel du Vivier était une charmante demeure, tout en
longueur, fraîchement repeinte de blanc et abondamment
fleurie.
Craignant, en cette période non estivale, d’y trouver une
ambiance tristounette et morose et redoutant, surtout que
les cuisines n’y fussent déjà fermées, c’est avec soulagement
que Dumont aperçut dès son arrivée, la salle du restaurant,
où une vingtaine de convives plus souriants les uns que les
autres terminaient, pour certains, un appétissant Carrelet au
beurre noir, pour d’autre une Marmite du pêcheur et pour
la majorité, de splendides plateaux se dégarnissant progressivement de leurs fruits de mer et de leurs crustacés.
Malgré l’heure indue, Chanterelle apprécia l’accueil chaleureux de la patronne, mais s’étonna de devoir faire chambre commune avec le Bâtonnier.
- Désolé, Monsieur, mais c’est la dernière qui nous reste.
Heureusement que les lits sont jumeaux, marmonna le
journaliste qui aurait souhaité un peu d’intimité, après cette
journée de totale promiscuité. Il ne se posa même pas la
question de savoir comment ils auraient dormi si Cécile
était restée avec eux, comme s’il l’avait déjà oubliée, évacuée
de son esprit.
- J’espère que vous passerez assez rapidement à table,
parce que nous avons déjà un peu de retard sur les horaires
habituels.
233
- Le temps d’une douche et d’une petite beauté, et vous
pouvez nous servir le plus gargantuesque des plateaux de
fruits de mer. Comme cela, la commande sera déjà passée.
- Le commissaire a demandé qu’on le prévienne dès votre arrivée.
- Faites, je vous en prie, et dressez pour trois, il mangera
avec nous. C’est une bonne fourchette, votre commissaire ?
- Pour ça, oui, vous verrez !
Pendant que Dumont sifflotait sous la douche, Pierre
Chanterelle tentait de consigner quelques notes sur sa journée et les évènements qui l’avaient émaillée. Une chose le
tracassait particulièrement, quels étaient les indices ou les
certitudes qui avaient fait porter les soupçons de Quinchon
sur Cécile ? Qu’avait-il trouvé d’étrange dans le comportement de cette jeune fille, dont il avait vanté le charme avec
éloquence, qui puisse la rendre suspecte à ses yeux alors
qu’il ne l’avait rencontrée que quelques minutes.
- Jeune homme, à vous le tour, je vous attends dans la
salle du restaurant.
Dumont, pimpant comme s’il se rendait à une réception
dans la haute – mais d’où sortait-il ce smoking – provoqua
l’effet qu’il souhaitait en entrant dans la pièce au centre de
laquelle trônait un immense vivier rempli de homards,
contemplant, l’air triste, ceux qui allaient les condamner à
mort par ébouillantage.
Il commanda un whisky pur malt, pour l’esprit et une
bouteille de Gros-plant du Pays Nantais, pour la soif, bien
décidé à donner un solide coup de canif à l’engagement
qu’il avait pris à l’égard du détective.
Il se laissait porter par le bien-être, se rendant compte
qu’il y avait une vie dans le veuvage et le célibat. Il avait
envie de jouir de cet instant, de le déguster savoureusement
234
et longuement. Rien que son sourire en faisait déjà profiter
les autres.
Pierre fit son apparition, très élégant lui aussi dans une
tenue plus sportive, la douche lui avait revivifié le corps et
l’esprit. L’ombre d’un sourire embellissait son visage si
grave à l’habitude.
- Vous m’excuserez, mon cher Pierre, mais je n’ai pas
pris la peine de vous demander si vous étiez friand des produits de la mer ?
- J’ai eu la chance d’être élevé par des parents qui m’ont
appris à tout apprécier et surtout à n’avoir, ni en gastronomie ni dans quelque domaine que ce soit, le moindre a priori. Pour moi, l’huître est le symbole du réveillon et le homard, celui des grandes réceptions de mariage.
- Nous allons donc faire un repas de fête.
Le plateau, garni de coquillages et de crustacés était une
pure merveille pour l’œil, rien n’y manquait : homards, tourteaux, moules, crevettes bigorneaux, praires et palourdes,
huîtres plates et creuses, langoustines.
Les yeux de Dumont pétillaient comme ceux d’un enfant
devant les cadeaux sous le sapin de Noël.
Il étalait méthodiquement sur la tranche de pain de seigle
une généreuse couche de beurre à la fleur de sel de Guérande, prodiguant au jeune homme ses conseils avertis :
- Avec l’huître, point trop de poivre ni de citron, comme
ont tendance à le faire certains béotiens qui se prétendent
amateurs. Pour apprécier sa saveur iodée, dégustez la nature !
A propos, saviez-vous que l’huître est un animal étrange
qui est mâle de septembre à mai et femelle le reste de
l’année. Nous dégustons donc des sujets mâles.
Dumont était intarissable sur le sujet de l’érotisme des
mollusques et des crustacés. Il avoua avoir appris beaucoup
235
à la lecture d’un livre de Jean Pierre Otte : « La vie sexuelle
d’un plateau de fruits de mer » où l’auteur, naturaliste réputé, s’est amusé à observer des heures durant, les ébats de ces
petites bébêtes, bien obligées, vu les attributs particuliers
dont la nature les a pourvus, de se plier à une gymnastique
parfois périlleuse, pour avoir le droit d’accéder aux délices
de la reproduction. Le passage sur l’amour chez la crevette y
était aussi savoureux que sa dégustation.
Le Commissaire Dubois et la troisième bouteille de
Gros-plant arrivèrent conjointement, le pinard n’avait qu’un
goulot d’avance sur la ligne d’arrivée.
Dumont fut ravi de constater que le bonhomme devait
sûrement être un épicurien de première classe, vu les rotondités de son anatomie et le regard envieux qu’il adressait au
homard et à ses copains. N’imaginant pas que le troisième
couvert puisse être destiné à quelqu’un d’autre que lui, il prit
place, réglant assez vite les formalités de présentation.
- Messieurs, je suis ravi de faire votre connaissance et je
tire un coup de chapeau à la police belge, qui nous a permis
grâce à ses informations de mettre la main sur l’assassin de
monsieur Laviolette.
Ce fut le moment que choisit Dumont pour adresser un
discret, mais explicite coup de pied dans la cheville de
Chanterelle.
- Il y a un peu plus d’une heure que mes hommes m’ont
téléphoné pour me signaler que le barrage filtrant que nous
avons installé à l’entrée de Noirmoutier, nous a permis
d’intercepter un suspect en possession d’une arme qui a été
répertoriée comme ayant appartenu à Laviolette.
- Il était seul … osa Dumont, espérant profondément
que la réponse fut affirmative.
236
- Oui. Le moins que l’on puisse dire, est qu’il n’est pas
loquace. Mais nous allons le faire parler, baragouina t-il
dans un grand « slurp » pareil à ceux que font « ces gens-là »
quand ils boivent leur soupe dans une chanson de Jacques
Brel. D’après ces papiers, c’est un Belge, mais d’origine asiatique qui répond au nom de Tran Ladrière, né à Hanoi le 1er
janvier 1971, et domicilié à Liège. C’est tout ce que nous
savons, mais le trouver en possession de cette arme me
porte à croire que nous avançons dans cette affaire.
Chanterelle avait eu du mal de contenir son émoi : Ladrière … comme Cécile.
Il avait peur de comprendre.
Il se sentait horrifié par ce que son imagination lui transmettait comme images de meurtres et de méfaits concoctés
dans l’esprit de celle qu’il avait aimée et qu’il aimait encore.
Il décida qu’il n’accepterait jamais cette idée, qu’il s’en
sentait incapable.
237
XXIV
« La boule noire »
A minuit, Quinchon n’avait toujours rien compris au
fonctionnement d’internet et à ses subtilités. Google et
compagnie lui donnait le tournis.
Préférant l’ignorance au fait de demander de l’assistance,
surtout à cette troupe de gamins qui se seraient fait un plaisir de « brancher le vieux », il destina l’occupation des quelques heures que la nuit devait encore concéder au jour à un
sommeil que le commun des mortels qualifierait de réparateur.
Il se réjouissait de retrouver cette demeure qu’il avait
quittée, lui semblait-il depuis une éternité. De reprendre
pied dans les marques et les jalons qui font qu’une maison
est sienne, par son climat, son odeur, son désordre et ses
fuites dans la toiture.
Depuis plusieurs années, il louait quelques pièces dans
une ancienne fermette, à l’orée du bois de la Houssière. Le
jeune couple qui en avait décidé l’acquisition avait mal calculé le montant des mensualités auxquelles il aurait à faire
face avant que la banque ne se fâche. Ils avaient donc vu
d’un œil intéressé que le bonhomme, point trop regardant
sur le confort, vienne partager leur domaine moyennant une
juste, et surtout, appréciable rétribution.
Le principal atout de ce port d’attache était le silence de
son environnement, source de méditation et de réflexion,
préalables, elles-mêmes, à des siestes mémorables.
238
Le nombre d’inconvénients, par contre, aurait pu faire
l’objet d’un mémoire en Architecture et Urbanisme, tant
l’endroit devenait inaccessible et invivable lorsque les caprices de la météorologie imposaient des hivers rigoureux,
faisant ressembler l’endroit au pire des goulags sibériens.
Il était occupé à relancer à grands coups de briquettes de
pétrole le petit poêle à bois ardennais qui constituait son
unique source de chaleur, le budget « chauffage central » des
propriétaires ayant été consacré à deux semaines de vacances en formule « all-in », à Djerba, lorsque son portable se
mit à entonner l’Internationale.
Il y avait donc encore, à cette heure avancée de la nuit,
des personnes que l’affaire Constant empêchait de dormir.
- Quinchon ? Laffont, à l’appareil. J’ai des renseignements pour vous, concernant cette Marie Constant. Vous
avez un fax ?
- Désolé, le seul luxe qui agrémente ma modeste demeure est un four micro-onde quinquagénaire et un rasoir
électrique que je n’utilise jamais.
- Tant pis, alors notez ! Madame Marie Constant est née
le 17 août 1938 à Tubize. Elle habite Spa depuis la fin de la
guerre. Elle épouse en 1963 Monsieur Jean Marie Ladrière,
dont elle fait la connaissance à l’Université de Liège où il
enseigne l’Histoire Contemporaine, jusqu’à sa mort en 99.
Ce Ladrière est fiché comme faisant partie de différents
mouvements proches de l’extrême droite et est connu pour
avoir lui-même sabordé une carrière académique qui aurait
pu être brillante s’il ne s’était fait le chantre des théories
révisionnistes et négationnistes. J’ai obtenu de la police de
Liège, une pile de rapports le concernant et, notamment des
interrogatoires qu’il a subis dans le cadre, tenez-vous bien,
de l’affaire des « tueries du Brabant Wallon ». Il se fait qu’il
était assez proche de toute une série de gens qui ont été
suspectés dans cette histoire. Aux élections législatives
d’octobre 85, il est même candidat à Liège sur la liste du
Parti des Forces Nouvelles, un parti proche de certaines
milices privées néo-nazies comme le Westland New Post
qui a été dissoute après avoir vu ses dirigeants condamnés
pour participation à des attentats, incitation à la haine raciale, port d’armes prohibées, j’en passe et de pires encore.
- Pas vraiment un enfant de chœur, ce Ladrière !
- Mais il va vite se calmer. A partir de 86, plus aucune
trace de son nom dans les manifestations et les activités de
ces groupuscules.
- Sa femme, Marie Constant, partage ses opinions ?
- Aucune idée, elle n’apparaît nulle part. Par contre, sa
fille, oui.
- Sa fille ?
- Le couple a deux enfants : en 74, ils adoptent un petit
vietnamien, une victime du Communisme, bien sûr, qui
s’appelle Tran. En 79 naît une fille répondant au nom de
Marie-Cécile. C’est de celle-ci dont je voulais vous parler.
Elle a été interpellée par les gendarmes pour la première
fois en 94, elle a donc quinze ans et participe à des ratonnades dans certaines cités de la banlieue liégeoise à forte
concentration de population maghrébine. Certains rapports
la décrivent même comme un leader et une des plus virulentes idéologues de ce groupe qui s’est baptisé « The Degrelle’s Band », c’est tout dire. A l’époque où elle est mineure, elle est ramenée chez ses parents, après chaque interpellation, mais depuis 97, plus aucune arrestation, plus
aucun signe de vie non plus. Il y a deux ans, elle a été soupçonnée d’avoir organisé le sabotage d’une conférence qu’un
membre de l’OLP devait donner à Liège, mais la police n’a
pas pu le prouver.
239
240
- Rien d’autre la concernant ?
- Rien de spécial, brillante étudiante, en histoire, comme
son père. D’après l’Université, elle est toujours inscrite
comme étudiante, en dernière année, mais uniquement pour
rédiger son mémoire, et continuer une autre licence qu’elle
a entamée plus récemment, en criminologie.
- Vous connaissez le sujet du mémoire ?
- Attendez, j’ai vu cela quelque part … Voilà : « Observation, analyse et comparaison des réseaux de collaboration
et de résistance durant l’occupation, l’exemple du village de
Rebecq, en Brabant Wallon »
- Je commence à comprendre pas mal de choses. A propos de son frère, Tran, avez-vous des informations ?
- Celui-là, c’est autre chose. Dans le genre petit délinquant minable, on ne fait pas mieux. Une kyrielle de
condamnations pour des petits trafics, des petits braquages
foireux, des histoires de came, il vit à Liège, et est répertorié
sans profession.
- Excellent travail, Commissaire. Et vous de votre côté,
vous êtes toujours chez Constant ?
- Figurez-vous que je me suis offert le luxe de réveiller le
juge Compère pour lui faire part de mes … enfin de vos
découvertes …
- Je préfère que vous vous attribuiez la paternité de tout
cela, ne soyez pas gêné, nous les détectives, avons
l’habitude de rester dans l’ombre et de laisser à la police
officielle le plaisir de jouir de l’encensement médiatique. A
propos, comment a réagi ce cher juge ?
- Je l’attends !
- Vous ne traînez pas, dites donc !
- Chanterelle, je ne vous réveille pas ?
- Désolé, mais j’essaye de vous appeler depuis tantôt. J’ai
appris des choses incroyables.
- Moi aussi, mais je vous écoute.
- La police locale croit avoir mis la main sur le meurtrier
de Laviolette. Il s’agirait d’un Belge s’appelant Tran Ladrière.
- Le frère de Cécile !
- Vous le saviez ?
- Je viens d’apprendre son existence il y a quelques minutes.
- C’est épouvantable !
- Que fait Dumont ?
- Il cuve et ronfle tellement fort que je crois que personne n’est capable de dormir dans cet hôtel.
- J’ai absolument besoin que Cécile soit présente dimanche après-midi à la conférence de Madame Delplancq, alors,
écoutez-moi, voilà ce que vous allez faire …
Il dormirait plus tard, il lui fallait des nouvelles de la
Vendée.
241
242
XXV
« Les trois crimes de mes amis »
Dérogeant aux horaires de travail et à la réglementation
en vigueur dans la convention collective des détectives privés, Quinchon se leva aux aurores, en ce splendide samedi
matin d’automne, décidé à tout mettre en œuvre pour clore
ce dossier avant la fin du week-end. Il reporta à un autre
jour le bonheur de prendre un petit déjeuner solitaire agrémenté du spectacle de la brume matinale occupée à se lever,
laissant apparaître les champs et les prés légèrement piquetés de traces blanches de givre, sous un soleil qui ne donne
qu’en cette saison une si belle lumière de carte postale.
Ce matin devait paraître dans « Le Soir » la seconde partie de l’article de Pierre Chanterelle. Aux premières révélations venaient maintenant s’ajouter des informations sur le
père d’une des victimes, lui aussi décédé dans des circonstances étranges : Arnould Constant.
Le texte, qui avait été brillamment rédigé par Claire, invitait différents témoins de cette époque à se manifester auprès d’un numéro de téléphone qui était également celui de
la Baronne. Quinchon s’attendait aussi à des témoignages
sur Benjamin Constant et ses mystérieuses allées et venues
dont les objectifs n’étaient pas toujours de satisfaire sa passion de bibliophile patenté. Il espérait surtout découvrir les
coordonnées de cette association qui traque les criminels de
guerre et qui devait hériter de la totalité du gigantesque patrimoine d’Alphonse Constant.
243
Claire était ravissante dans son petit déshabillé de nuit
échancré à la limite de l’indécence.
- Comment va mon petit détective ?
- Il va bien et il partagerait volontiers ce petit-déjeuner
auquel tu me sembles prête à t’attaquer.
- Ça fait dix fois que je me rassois, mais chaque fois le
téléphone sonne. Impossible de boire une tasse de café
chaud.
-Pour avoir la paix, voilà ce qu’il faut faire : décrocher
cet appareil. Les correspondants, s’ils ont des choses importantes à nous communiquer rappelleront plus tard. Nous
déjeunons tranquillement, pendant que tu m’expliques le
contenu des premiers appels.
- En réalité, je crois qu’il n’y a rien de bien intéressant à
tirer de tout cela. Voici la liste.
- En effet, mais ce Monsieur Goldstein, tu ne notes pas
la raison de son appel …
- Il s’agit d’un Rabbin, un type qui avait l’air excité et
exalté à ce point que je ne comprenais pas un mot de son
discours amphigourique …
- Amphi … quoi ?
- Amphigourique ! Un joli mot, non ? C’est un discours
incompréhensible, des galimatias, un charabia de français et
d’hébreu, où il était question de la persécution des juifs, de
multinationales de la vengeance, de maffias pratiquant le
racket sur les entreprises pour financer la chasse aux nazis
d’hier et d’aujourd’hui …
- Mais c’est passionnant, ça !
- Tu peux le rappeler. Mais, bonne chance, branche le
décodeur.
- Et cet appel de l’hôpital de Tubize ?
- Je pense que ça, c’est plus important, parce que la fille
me semblait terriblement embarrassée et ne voulait parler
244
qu’à toi, je crois que c’est en rapport avec la mort de Delplancq … tu peux l’atteindre à ce numéro.
- Ne pourrions-nous pas laisser ce téléphone à son triste
et inutile sort pendant quelques instants supplémentaires,
chère baronne ? Je brûle de vous prouver mes sentiments
les plus profonds.
- Marcel, tu en as une de façon de dire que tu as envie de
baiser !
Le désir de Quinchon se consuma dans la seconde
même.
- Dans ce cas, ma chère, ce sera pour une autre fois, je
n’avais nulle intention de vous baiser ! Je convoitais de vous
faire l’amour, et si pour vous la nuance est faible, pour moi
la différence est évidente.
Surpris par cette colère et cette déception qu’il n’arrivait
pas à s’expliquer, il sortit, raccrochant au passage le téléphone qui se mit au même moment à sonner. Puisque
c’était sa fonction, qu’il persiste !
- Adieu, Baronne, dit-il haut et fort, dans le même temps
où il s’avouait intérieurement « je suis incapable de vous
baiser, je vous aime trop ! »
Les côtes vendéennes bénéficiaient, à quelques nuances
près, de conditions climatiques bien agréables.
Laviolette allait parcourir les quelques centaines de mètres qui séparaient la maison mortuaire du cimetière sous un
ciel digne des funérailles de Gérard Philipe à Ramatuelle,
d’un bleu limpide. Mais aussi dans une indifférence générale
qui ne faisait qu’accentuer le côté lugubre de la cérémonie.
Pour des raisons relativement inexplicables, vu le degré
d’anticléricalisme du défunt, le cortège fit une brève halte
dans l’église de Saint-Gilles, ce qui permit à Chanterelle et à
245
Dumont d’observer à loisir les personnes qui s’associaient
au deuil en suivant le cortège funèbre.
Cécile ou plutôt, Marie-Cécile n’était pas là, contrairement à ce qu’avait prévu Quinchon.
Dans les rangs réservés à la famille, se trouvait une
femme d’un certain âge, accompagnée d’une autre plus
jeune.
- Détrompez-vous, murmura le Commissaire Dubois,
qui venait d’arriver, essoufflé comme s’il venait de parcourir
un marathon, la compagne de Laviolette, c’est la plus jeune,
l’autre, c’est sa mère. Deux maquerelles bien connues de
nos services.
C’est à la sortie de l’église que Pierre Chanterelle
l’aperçut, elle observait le minable cortège depuis un café, à
quelques mètres de là.
Ils n’avaient pas parlé à Dubois de la présence de la sœur
et de la complice de Tran, Leur mission était de la ramener,
de gré ou de force en Belgique. Que cela relève de la plus
parfaite illégalité n’était qu’un détail.
Elle ne fit même pas mine de s’enfuir, tant elle semblait
désemparée ; au contraire, on aurait dit que la présence de
Pierre la rassurait.
La jeune femme était épuisée, elle d’habitude si pimpante, semblait chiffonnée par la fatigue et la tension nerveuse.
Son jeune amant ne savait que lui dire. Il s’assit, commanda deux « expressos » et attendit qu’elle parle. Son regard semblait obnubilé par le cortège funèbre.
- Tran a été arrêté.
- Je m’en doutais.
-Ils ne savent pas que tu es là, ils ignorent même ton
existence et par conséquent, tu es libre, si tu veux …
- Que va-t-il lui arriver ?
246
- Je n’en sais rien. Il refuse de parler, mais ce système de
défense risque de ne pas fonctionner indéfiniment.
- Je dois absolument appeler ma mère, mais mon portable ne fonctionne plus et je n’ai plus d’argent.
- Il faut que tu rentres avec nous !
- Je sais.
- Comptes-tu encore t’enfuir ?
- Non.
- Alors, voici les clefs de notre chambre à l’hôtel du Vivier, c’est près du port, va te laver et te reposer, téléphone à
qui tu veux, nous sommes de retour dans une bonne heure.
Si tu disparais de nouveau, nous serons obligés d’informer
la police de ta présence en France et de …
- Ça va, j’ai compris, tu peux me faire confiance !
- Excuse-moi, mais cette confiance, tu l’as déjà trahie …
alors, comprends mes doutes.
- Ne t’inquiète pas, pour moi, tout est terminé. Echec et
mat !
- Si tu arrives à toucher ta mère, je crois que ce serait
bien qu’elle vienne demain à Rebecq, pour la conférence.
En tout cas, monsieur Quinchon a l’air d’y tenir.
- Quinchon, qu’est-ce que c’est que cette conférence que
vous organisez dans ma commune demain après-midi ?
Etes-vous sûr d’avoir obtenu toutes les autorisations ? Ne
craignez-vous pas de troubler l’ordre public ?
- L’ordre public peut bien être troublé, si c’est pour faire
éclater la vérité !
- C’est très bien de parler comme une encyclopédie, mais
de quelle vérité s’agit-il ? Chacun possède sa propre vérité,
prétendent certains philosophes.
- Entre la vérité, en tant que concept faisant l’objet de
réflexions philosophiques, et celle qui consiste à démontrer
247
de façon scientifique et rationnelle la culpabilité de responsables de plusieurs meurtres, il y a une marge, et je ne crains
pas de la franchir. Maintenant, il faudrait peut être que vous
cessiez de réagir d’une façon mesquine chaque fois que je
vous adresse la parole, sous prétexte que j’ai voulu abuser
d’une identité pour vous extorquer des informations, vous
avez vraiment la rancune tenace, vous.
- Bon ! Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Justement, c’est à propos de cette conférence, je voudrais que vous y soyez présent, ainsi que quelques-uns uns
de vos agents, de préférence et si possible, en civil et prêts à
procéder à une ou plusieurs arrestations.
- Ah bon ! Vous croyez vraiment que …
- J’en suis convaincu ! Depuis quelques jours je secoue
un sacré tas de fumier, je ravive de vieilles rancunes, je rappelle des souvenirs d’anciennes combines qui ont amené à
ce qu’aujourd’hui, des gens, pour la plupart de la même
famille, s’entretuent. Et je pense que le carnage n’est pas fini
si on n’agit pas rapidement. Voilà pourquoi cette conférence qui n’est pour moi que le prétexte à une confrontation générale doit avoir lieu demain… quant à savoir ce qui
va réellement en sortir …
- Bien, je ferai le nécessaire.
- Je vous remercie.
- Dites …
- Oui.
- Je … enfin, je ne devrais peut être pas vous le dire,
mais …
- Je vous écoute Limbourg.
- Bon. Quelque chose me perturbe dans le rapport toxicologique final des médecins.
- Vous parlez de Delplancq ?
248
- Oui, vous souvenez-vous que le médecin nous a expliqué que le décès était dû à l’absorption de strychnine ?
- Tout à fait !
- Dans le rapport complémentaire, post mortem, ils signalent également la présence d’une autre substance toxique
qui l’aurait amené inéluctablement à mourir, mais beaucoup
plus lentement. Il s’agit d’un médicament accélérant le processus de coagulation, fréquemment absorbé par les personnes cardiaques, et dont les analyses ont révélé la présence dans une proportion anormalement élevée. C’est
d’autant plus étrange, que son médecin traitant a certifié
n’avoir jamais prescrit tel type de remède à son patient, qui
d’après lui n’a jamais souffert de problème de cœur.
- Lorsque vous dites que cette substance aurait pu le tuer
lentement,qu’est-ce que cela signifie exactement ?
- J’ai posé la même question au toubib et il m’a répondu
que cela dépendait de l’état de santé du patient, mais en tout
cas au maximum dans les deux ou trois mois.
- Vous en concluez quoi ?
- La même chose que vous, je présume !
- C'est-à-dire ?
- Qu’au moins deux personnes souhaitaient la mort de
Gabriel Delplancq ! Non seulement, elles la souhaitaient,
mais elles étaient passées à l’action ... C’est terrifiant !
- Bien vu Limbourg ! Etonnant non ?
Delplancq vivait avec sa sœur, travaillait à la commune,
fréquentait le même bistrot tous les jours, autant de lieux et
de personnes croisées qui auraient pu, chaque jour
l’empoisonner dans la plus grande discrétion.
Cette découverte, pour intéressante qu’elle soit, n’en
contrariait pas moins le cheminement de la réflexion du
détective.
Découvrir un coupable n’est pas toujours chose aisée,
mais quand deux personnes, sans se concerter, s’acharnent
sur une même victime, cela n’en devient que plus complexe
encore.
249
250
XXVI
« Le fils »
Tous les samedis matins, le petit Ludovic s’adonnait à
une de ses passions : la pratique du football. Evoluant au
poste d’ailier droit dans l’équipe des « préminimes » de Saintes, il était aujourd’hui doublement motivé. Tout d’abord le
déplacement à Enghien représentait toujours un derby pour
lequel l’entraîneur leur donnait des consignes rigoureuses,
mais en plus, sa maman était venue assister au match, chose
rare. Il était décidé à se défoncer pour elle et aussi, mais un
peu moins, pour le coach.
L’ambiance était survoltée. Les petits joueurs en jaune et
bleu venaient de marquer et les lignés noir et blanc semblaient en concevoir un certain dépit.
Sur le bord du terrain, une charmante jeune dame manifestait sa joie avec une volubilité telle qu’on en rencontre
peu dans les études notariales.
- Bravo Ludo ! Vous avez vu ? C’est mon fils qui a marqué. Bien joué mon bonhomme ! Vas-y ! Ce n’est pas fini !
Lorsqu’elle se rendit compte de la présence de Quinchon
à ses côtés et changea aussi vite d’attitude.
- Mais qu’est-ce que vous faites là, vous ? Votre fils joue
à Enghien ?
- Non, pas du tout, mais comme je trouvais cette matinée délicieuse, j’ai eu envie de prendre l’air et ajouter à ce
beau soleil d’automne, le plus agréable de ses rayons, votre
regard.
251
Moins sûre d’elle qu’en l’étude, elle se mit à rougir.
Quinchon trouvait cette réaction délicieuse et troublante à
la fois. Son charmant compliment avait fait mouche.
- Il se débrouille vraiment pas mal, votre Ludo. Un peu
personnel peut être ?
- Personnel ! Personnel, mon Ludo, mais qu’est ce qui
vous permet …
- Je plaisantais.
- Excusez-moi, quand je viens le voir, je ne suis plus
moi-même. J’en arrive à me trouver des côtés un peu « hooligan », c’est bizarre, non ?
- Non, je pense que c’est une réaction normale chez les
parents, du moment que cela reste correct, je trouve même
ça plutôt bien.
- Merde !
- Pardon ?
- Excusez-moi, mais nous venons d’encaisser. Allez Ludo ! Ne te décourage pas mon grand ! Vous savez, à cet âgelà, ils fonctionnent beaucoup au moral, parfois, ils se découragent et …
- C’est la mi-temps, je peux vous offrir un café à la buvette ?
- D’accord, mais en vitesse parce qu’en général, ils
n’arrêtent pas très longtemps. Mais dites-moi, vous n’êtes
quand même pas venu jusqu’ici pour voir mon fils jouer au
foot ?
- Je dois vous avouer, au risque de vous décevoir, que
non. Je voulais vous demander si vous étiez libre demain
après-midi.
Pour la seconde fois, en dix minutes, il était parvenu à la
faire rougir.
Qu’imaginait-elle ?
- Demain après-midi …je ne sais pas …
252
- Je souhaiterais que vous assistiez à une conférence à
Rebecq sur le thème …
- Je suis au courant, dit-elle, avec une très légère et pratiquement imperceptible déception dans la voix, j’ai lu
l’information dans le journal et je comptais être présente.
- Pensez-vous que des représentants de ce cabinet
d’avocats qui s’opposent à la légitimité du testament de
Constant puissent être présents également ?
- Attendez, la seconde mi-temps recommence. Il faut
que j’y aille. Vous restez avec moi, les « préminimes », ne
jouent que vingt-cinq minutes … vous êtes peut être pressé ?
- Pas du tout, et puis j’ai tellement envie d’assister à la
victoire de Ludo.
- C’est vrai ? Vous êtes adorable.
Ce fut une mi-temps passionnante, les deux équipes se
livraient un duel épique, digne de la joute opposant le Brésil
et la Belgique à la coupe du monde, malheureusement,
l’équipe de Ludo jouait le rôle des petits belges, et lui, à
merveille celui de Marc Wilmots. Capitaine courageux, emmenant ses troupes, à grands coups de gueule, à l’abordage
de l’invincible adversaire. Digne dans le combat, et plus
encore dans la défaite, Ludo était admirable, et sa mère,
bouleversante.
Mais le Brésil était vraiment trop fort !
- A mon tour de vous offrir un verre pendant que Ludo
prend sa douche. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
- Je boirais volontiers une Chimay Bleue.
- C’est une excellente idée, moi aussi.
Cette femme était vraiment surprenante à tout point de
vue.
- Pour reprendre notre conversation, là où nous l’avions
laissée, avant cette héroïque seconde mi-temps, pourriez-
vous faire en sorte que je puisse inviter un représentant de
ce cabinet d’avocats à la conférence ?
- Désolé ! Vous communiquer leurs coordonnées serait
une manière d’outrepasser mes droits, et je ne veux pas
d’ennuis …mais …
- Mais ?
- Il peut arriver, qu’accidentellement, un document
tombe d’un dossier, ce n’est pas chose courante, mais
l’infaillibilité n’existe pas dans notre domaine …
Tout en parlant, elle griffonnait quelque chose sur un
sous bock, puis elle reprit la parole, haussant la voix pour
que trente personnes au moins l’entendent.
- Je suis désolée Monsieur Quinchon, mais c’est un renseignement que je ne peux absolument pas vous communiquer !
- C’est entendu, Maître, je n’insisterai donc pas.
Tout en empochant le carton, le détective constata que
plusieurs personnes avaient remarqué l’altercation, et pourrait, le cas échéant, en témoigner.
- Dites-moi, j’aimerais vous poser une question : quand il
s’agit d’une femme qui soutient son club favori, parle t-on
d’une « supportrice », d’une « supporteresse », d’une « supporteuse », ou y a-t-il encore là, quelque subtilité de langage
qui m’échappe ?
- C’est une véritable obsession chez vous, le genre des
mots !
- Absolument ! Je n’aime pas que notre langue française
soit sous la coupe du genre masculin, et je milite activement
pour la féminisation du langage.
- C’est, assurément, une noble cause, ajouta-t-elle, le ton
franchement narquois, mais j’avoue mon ignorance quant à
cette question. Mais pourquoi, faut-il toujours, qu’entre
253
254
nous, les discussions débouchent sur des considérations
linguistiques ?
- Voilà un bien curieux mystère qui me force à faire aveu
de ma totale incompétence.
- A propos, savez-vous que je suis occupée à lire
l’Horace de Corneille. C’est incroyable comme cela pourrait
encore être d’actualité.
- Et quel rôle aimeriez-vous interpréter dans cette pièce,
celui de Sabine, celui de Camille ?
- Aucun ! S’il me fallait jouer la comédie, ce ne serait ni
dans une tragédie, et encore moins dans un vaudeville. Par
contre dans le récit d’une tranche de vie dont vous seriez
l’auteur j’accepterais éventuellement, non pas le rôle principal, car je ne m’en sens pas capable, mais un rôle, pas trop
secondaire, une incursion furtive, une prestation en « guest
star » … Voilà Ludo, il faut que je m’en aille.
Quinchon avait le souffle coupé par cette dernière tirade
du notaire. Il les regardait s’éloigner et entendit le petit Ludo interpeller sa maman :
- C’est qui le Monsieur ?
- C’est un drôle de bonhomme, mon chéri.
- Mais, c’est qui ?
- Un mélange de « Starsky et Hutch », du Père Noël et de
« l’inspecteur Gadget », tu vois ?
- Non, maman, je ne vois pas du tout, et en plus j’ai horreur que tu te moques de moi.
Ils partaient, tous les deux, main dans la main, riant très
fort et Quinchon avait envie de les rattraper, de courir après
eux, pour partager ce bonheur si simple.
Rien que quelques instants.
Il se posa subitement la question de savoir à quoi devait
ressembler le père de ce petit footballeur.
Le portable, qu’il avait mis au chômage pendant cette
rencontre, le suppliait de rappeler Claire.
Ce qu’il fit, embêté par le souvenir de son départ tonitruant. Toujours une histoire de mots.
- Je suis vraiment désolée pour tout à l’heure, Marcel.
- Moi aussi.
- Je ne te savais pas si pudibond.
- Moi non plus !
- Bon, je vois que tu n’es pas très loquace, alors, je
t’explique pourquoi j’ai insisté pour te parler. Un journaliste
a réagi à l’article du « Soir ». Lui-même, travaille sur un sujet
qui pourrait t’intéresser, et il prépare un dossier pour un
grand hebdomadaire sur « le business des associations poursuivant les criminels de guerre ». Il prétend être en mesure
de faire des révélations fracassantes, mais il manque de
preuves, c’est pour cela qu’il veut te rencontrer de toute
urgence et il s’est montré très excité quand je lui ai parlé de
la vraie raison pour laquelle nous organisons cette conférence, demain, à Rebecq.
- Ne parle quand même pas trop au téléphone, on ne
connaît jamais avec certitude l’identité de la personne à qui
l’on s’adresse, ajouta Quinchon qui en savait quelque chose.
- D’accord, mais le type était tellement excité que je suis
convaincue que ça vaut la peine de le rencontrer. Il s’appelle
Philippe Bizot et il n’habite pas très loin. Il t’attend chez lui,
si tu veux le rencontrer, c’est à Ecaussinnes, sur la place du
château fort. Il m’a juste dit que vers une heure, il mangerait
un morceau dans un restaurant appelé « Le Relais de la
Ronce », presque en face de chez lui.
- Appelle-le, je peux être là dans une demi-heure et dislui que je mangerai avec lui, s’il n’y voit pas d’inconvénient.
255
256
XXVII
« Dimanche »
Pour la première fois depuis longtemps, il avait pu profiter des bienfaits d’une grasse matinée. Il se sentait léger,
l’esprit égayé par des rêves où se côtoyaient différentes
femmes qu’il apprenait à aimer. Ce dimanche matin, Quinchon avait une envie de foie gras ! Désir hautement symbolique alliant la douceur, la tendresse et les joies gustatives. A
défaut, il se grilla deux tartines et les plafonna d’un reste
douteux de pâté crème. Le café était légèrement amer et sa
première cigarette ne lui arracha que quelques quintes anecdotiques. Jamais il n’aurait pu imaginer être en mesure de se
sentir aussi détendu à quelques heures du dénouement
d’une affaire d’une telle gravité. Pourtant il baignait toujours
dans une douce incertitude à propos des coupables de certains de ces meurtres.
Il avait la conviction qu’en rassemblant tous les protagonistes cet après-midi, la vérité éclaterait d’elle-même. Spontanément !
Une immense implosion qui allait faire des dégâts !
La veille, après avoir passé deux heures très enrichissantes avec le journaliste « free lance », Philippe Bizot, il avait
donné une bonne dizaine de coups de téléphone.
Dans l’ordre, il avait appelé Chanterelle, pour s’assurer
que le voyage du retour se passait bien et avoir des nouvelles d’une Cécile qui se retranchait, d’après Dumont, dans un
« mutisme éloquent ». Ensuite l’infirmière angoissée de
l’Hôpital de Tubize lui avait expliqué ce qu’elle n’avait pas
257
voulu dire à Claire. Puis il eut un entretien assez embrouillé
avec Monsieur Goldstein, alors qu’avec Justine Delplancq,
ce fut bien plus clair, mais la vieille historienne semblait fort
énervée par la perspective du débat du lendemain. Quant au
médecin de Gabriel Delplancq, il fut plus difficile à atteindre, mais assura Quinchon de sa présence à la conférence.
Le détective ne put joindre le cabinet d’avocats dont les
coordonnées transmises clandestinement par Maître Defoing, ne semblaient pas correspondre à celles d’une association juridique, mais à une société de gardiennage et de
sécurité spécialisée dans les transports de fonds. Bizarre !
Il n’y eut que Laffont qu’il ne dut pas appeler.
Celui-ci lui avait laissé un message pour l’informer
qu’étant donné la quantité de travail que lui donnait la
fouille des archives de Benjamin Constant, la réouverture de
certains dossiers criminels et la recherche de l’emploi du
temps du quincaillier ces dernières années, il fallait reporter
leur rendez-vous à dimanche soir, après la conférence, où
bien sûr, il garantissait sa présence, ainsi que celle du Juge
d’Instruction Compère.
Le détective téléphona ensuite aux services de transport
en commun du Brabant Wallon, à un des ses anciens amis
qui avait travaillé une vingtaine d’années auparavant
au « Drapeau Rouge », l’ancien organe officiel du Parti
Communiste Belge, aujourd’hui disparu, et s’était permis de
déranger l’ancien recteur de l’Université de Liège dans ses
activités de jardinage pour s’entendre confirmer tout le mal
qu’il pensait d’un certain Jean-Marie Ladrière et du tort que
celui-ci avait causé à la noble institution universitaire. Le
dernier appel fut réservé à la police de Spa qui lui confirma
l’interpellation de Marie Constant.
Ce fut une après-midi qui lui coûta une fortune en télécommunication, mais qui lui permit de distribuer les rôles
258
aux personnages qui allaient interpréter le dernier acte
d’ « Horace », version 2002.
Joli casting !
Vers 11 heures, il crut entendre qu’on frappait à sa porte.
Sa voisine, mais aussi sa propriétaire voulait l’inviter à prendre l’apéritif dominical, preuve que, dans nos campagnes, se
maintiennent encore de sympathiques et respectueuses traditions à l’égard du « jour du seigneur » qu’apprécient
même, à leur juste valeur, les anticléricaux purs et durs, les
plus virulents militants agnostiques bouffeurs de curés et
autres pourfendeurs de bondieuseries.
Au début de leur co-habitation, c’était devenu un rite
immuable. Il n’était plus nécessaire qu’ils viennent le chercher. Chaque dimanche, à la même heure, il débarquait,
apportant souvent lui-même, soit une bouteille de vin blanc
d’Alsace préalablement rafraîchie ou un ratafia de rhubarbe
hautement laxatif déniché sur un quelconque marché artisanal. Malheureusement, cette habitude avait progressivement
disparu depuis que le couple avait pris goût à la pratique du
golf, le dimanche matin, le laissant seul face aux breuvages
originaux qu’il avait dénichés, mais dont il ne pouvait plus
partager la découverte et la dégustation.
Quinchon n’avait jamais remarqué que la jeune femme
était aussi belle, et sans doute était-ce parce qu’aujourd’hui
son visage s’enluminait d’un sourire tellement resplendissant qu’il eût fait sombrer dans le plus profond des délires –
artistiques, évidemment - Léonard de Vinci en personne.
Avoir la Joconde comme propriétaire était un privilège
que lui seul, Marcel Quinchon possédait. Voilà la pensée qui
lui chatouillait l’esprit de malice, lorsqu’il dut avouer :
259
- J’accepte votre invitation de bonne grâce, mais mon
cellier est vide, au contraire de ma soif qui, elle, est démesurée !
Il souhaitait surtout faire disparaître l’impression désagréable que le pâté lui laissait en bouche.
- Ce n’est pas grave, Monsieur Quinchon, nous avons
tout ce qu’il faut, lui avoua la douce Chloé.
- Voilà une invite qui me fait chaud au cœur mon cher
William, avoua Quinchon, lui aussi tout sourire à l’idée de
croiser le verre avec son étrange locataire.
- Moi aussi. Il est vrai que ces derniers temps, nous
avons un peu perdu l’habitude de nous voir le dimanche.
- Vous avez arrêté le golf ?
- Pour l’instant, nous avons mieux à faire, lui dit-il, lançant à son épouse un regard complice.
Il semblait manifeste que le couple avait une nouvelle à
lui annoncer et prenait plaisir à laisser planer un suspense
insoutenable.
William savait comment il aimait son « Ricard » et cela,
c’était la preuve d’une grande qualité de convivialité de la
part de son voisin.
- Mes amis, je sens que vous avez quelque chose à me
dire, et au risque de paraître grossier, je dois vous avouer
qu’à midi, j’ai un rendez-vous avec une baronne et une historienne pour un déjeuner que je ne peux manquer sous
aucun prétexte. Alors, si vous devez m’informer que vous
souhaitez augmenter le loyer ou que vous avez envie
d’agrandir votre maison et par conséquent m’expulser, allez-y sans crainte, je me sens d’humeur à assumer avec le
sourire la plus désastreuse des nouvelles.
- Il ne s’agit pas de cela du tout, Monsieur Quinchon,
nous voulions partager avec vous une bonne nouvelle, c’est
exact, mais il s’agit de tout autre chose, affirma La Joconde,
260
en tapotant un petit ventre tout plat, qui suggérait au moins
subtil des interlocuteurs l’imminence de rondeurs préfigurant la maternité.
- Excusez-moi, je vous félicite Chloé … et vous aussi,
William !
Il les serra tous les deux dans ses bras et les embrassa en
se demandant pourquoi la nouvelle de la grossesse de sa
voisine l’émouvait à ce point.
Il baignait dans le glauque et le sordide depuis quelques
jours, dénombrant les cadavres, débusquant les supercheries
et les mensonges, manipulant les acteurs d’une farce sinistre
et ce souffle d’optimisme que représente la vie qui se prépare émouvait considérablement le détective incapable de
s’en cacher.
- C’est pour quand ? C’est un garçon ? Vous devez vous
reposer, Chloé, ne restez pas debout, je vous en prie. Voulez-vous un coup de main pour aménager la chambre, William ? Il faudra que vous changiez de voiture, la vôtre est
trop petite pour embarquer un couffin, non ? Qui va s’en
occuper quand vous reprendrez le travail ?
- Monsieur Quinchon, calmez-vous, nous avons encore
le temps.
- Oui, c’est vrai, je m’emporte.
- Accepteriez-vous d’être le parrain du bébé ?
- Pardon ?
Il ne s’attendait pas du tout à une telle demande, mais il
ressentit une jubilation intérieure intense, en revoyant
l’image du petit Ludo serrer la main de sa maman en quittant le stade de foot.
Il se fit la promesse d’acheter une paire de chaussures de
football à ce futur bambin.
261
- Oui, j’accepte avec plaisir. Je ne sais pas pourquoi, mais
j’accepte avec grand bonheur. Mais, dites-moi, en quoi
consiste exactement la fonction de parrain ?
L’esprit rempli de cris et de sourires d’enfants, il s’en alla
jubilant, vers sa destinée, pourchasser les fautifs et faire en
sorte que justice soit rendue contre tous ces complices des
grands génocides de l’histoire ancienne et les responsables
de ces crimes récents.
Dans le parc qui ceinture la bâtisse de Justine Delplancq,
sous un tilleul, toujours en train de se déplumer dans
l’indifférence générale, automne oblige, Claire l’attendait.
Elle d’habitude si équanime, semblait manifester une impatience qui tranchait étonnamment avec l’espèce d’euphorie
dans laquelle semblait baigner Marcel Quinchon.
- C’est bien ici que nous avions fixé le rendez-vous ?
- Mais oui, pourquoi ?
- Cela fait dix minutes que je sonne vainement à la porte.
On dirait qu’il n’y a personne dans cette maison.
- Allons voir derrière !
Il y avait, en effet, un accès direct à la cuisine et une petite porte, au bas d’un escalier, semblait permettre d’accéder
à un entresol aménagé en lingerie.
Ce fut un jeu d’enfant pour le détective, multirécidiviste
en la matière, de briser la vitre et de faire tourner la clé demeurée, fort imprudemment dans la serrure.
- Fais le tour du rez-de-chaussée, je vais voir à l’étage.
Pas âme qui vive !
Personne ! La maison, parfaitement en ordre, était vide
de toute présence humaine.
Pour Quinchon, une seule conclusion s’imposait : il fallait annuler la réservation au restaurant.
262
Une dame de quatre-vingts ans ne peut se volatiliser sans
explication. Soit, on l’a enlevée, et les voisins ont sûrement
dû remarquer quelque chose. Par contre, si elle est partie de
son plein gré, elle n’a pu faire autrement que de faire appel à
une aide extérieure.
Tout en tentant de stimuler ses neurones, à l’habitude si
amorphes en cette journée dominicale, il appuya sur le bouton de rappel du dernier numéro composé, sur le combiné
téléphonique.
- Les Taxis Roland, à votre service !
Banco, se dit Quinchon !
- Monsieur, je suis le neveu d’une vieille dame de Rebecq, nommée Delplancq, qui aurait fait appel récemment à
vos services. Nous sommes inquiets, dans la mesure où
nous devions l’emmener ce midi au restaurant, et elle n’est
pas là. Voyez-vous, comme elle perd un peu la boule, certains jours, nous craignons qu’elle ne se soit perdue.
- En effet, Monsieur, je me souviens que, hier, vers 17
heures, nous avons reçu un appel de Rebecq.
- Vous est-il possible de me dire pour quelle destination ?
- Attendez … je dois consulter les fiches … il semblerait
qu’on l’ait déposée à Mons, mais le chauffeur ne précise pas
à quelle adresse. Si vous le souhaitez, je peux vous mettre
assez rapidement en liaison avec lui.
- Ce serait une excellente idée, je vous en remercie.
Chez les « Taxis Roland », on avait, manifestement une
préférence pour « Queen » et la voix homophile de Freddy
Mercury, plutôt que pour les considérations météorologiques de Vivaldi sur les rythmes saisonniers. Il se demandait
ce qui, finalement était le plus agréable, quand une voix
jeune et joviale vint interrompre ses méditations.
263
- Bonjour, Monsieur. Le patron vient de m’expliquer,
c’est bien moi qui ai embarqué votre tante, hier.
- Vous l’avez déposée à Mons, pourriez-vous me dire où,
exactement ?
- A la gare. Elle embarquait dans le « Thalys » pour Paris,
vers six heures et demie, si mes souvenirs sont bons.
- Paris ? Comment était-elle ? Enervée ? Impatiente ? ou,
au contraire, sereine et détendue ?
- Franchement, elle avait l’air toute guillerette, toute
contente d’aller retrouver ses amis en Espagne.
- En Espagne, maintenant !
- A Barcelone, m’a-t-elle prétendu.
- C’est incroyable, Monsieur, ma tante n’a jamais eu
d’amis ibères.
- Mais peut-être en avait-elle à Barcelone, des amis …
comme vous dites ?
- D’accord ! Etait-elle chargée de nombreux bagages ?
- Elle trinquebalait deux valises, je dirais, normales et un
sac de voyage particulièrement lourd dans lequel, m’a-t-elle
expliqué, elle transportait des livres et des documents relatifs à un bouquin qu’elle voulait écrire ou qu’elle avait
commencé à rédiger, je ne sais plus exactement. En tout
cas, je peux vous affirmer que ça faisait son poids, puisque
je l’ai transporté jusqu’au quai de la gare, ce sacré sac.
- Je vous remercie beaucoup, Monsieur. Il n’y a rien
d’autre qui vous aurait frappé dans le comportement de …
ma tante.
- Si. Elle m’a demandé où j’habitais et quand je lui ai appris que j’habitais avec ma copine à Quenast, elle m’a répondu : « C’est tout près de Rebecq, ça. Si vous avez le
temps, allez donc y faire un tour demain vers trois heures, à
la Salle Communale, il va y avoir de l’ambiance, une sacrée
264
ambiance ». Vous savez ce qu’il y a cette après-midi à Rebecq, vous ?
- Oui !
Oh que oui, qu’il savait !
C’est à ce moment qu’il eut cette phrase qui allait rester
dans la mémoire collective des lecteurs des plus grands
chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine et qui rendrait ivres de jalousie les plus grands critiques littéraires,
Frédéric Beigbeder en tête :
- Ma chère Claire, je pense que nous sommes dans le caca !
Ils se mirent à fouiller la maison de haut en bas, y compris les endroits les plus incongrus.
- Son sac d’archives était peut-être lourd, mais il est impensable qu’elle ait emporté autant d’années de recherches.
Il doit donc encore demeurer des documents, il faut les
trouver avant la police.
Claire commença par le grenier et Marcel par les caves.
Elle ne trouva que vieux chapeaux et vieilles nippes qui
firent son ravissement, et, lui, trouva dans la chaudière des
morceaux de tissus et des papiers à moitié calcinés qui firent
son enchantement.
- Regardez Marcel, comme l’on savait se vêtir autrefois ! Comme ces dentelles sont belles, ça doit représenter
des heures de travail. Il y en a des malles entières. Etonnant
non ?
- Et moi, ma chère, puisque le vouvoiement est de rigueur, admirez cette robe à moitié carbonisée, et dites-moi,
si vous ne la trouvez pas éloquente. Et ces dossiers dont les
premiers feuillets ont brûlé, mais dont le centre est intact,
regardez … l’en-tête : « Association pour la Vengeance des
265
Victimes de Guerre, A.S.B.L. » ... et maintenant, lisez
l’adresse …
- Mais c’est …
- Oui, c’est ici, le siège de cette association et la présidente n’est autre que …
- Justine Delplancq !
- Le secrétaire est Alphonse Constant. Il a donc légué sa
fortune à cette association, c’est-à-dire à Justine.
- C’est pour cela qu’elle a disparu ?
- Je le pense, Claire.
- Et cette robe ?
- Je vous expliquerai plus tard. Maintenant, nous devons
filer à la Salle Communale, et trouver le moyen de retenir
tout le monde. Ne parlez surtout à personne de sa fuite en
Espagne.
Il n’était pas encore quinze heures et un nombre incalculable de véhicules encombraient déjà la place du village.
Parmi ceux-ci, la presse monopolisait, à elle seule une
bonne partie des emplacements normalement réservés aux
riverains.
Il se demanda si le chauffeur de taxi allait assister à la
fiesta. Le détective savait qu’il allait se faire alpaguer par les
médias, la police et … il n’avait aucune envie de donner,
maintenant une conférence de presse. Il fallait trouver un
moyen de modifier, provisoirement le programme de la
conférence.
L’absence de Chanterelle et compagnie l’inquiétait également. Parmi la badaudaille, il aperçut Bizot, et cela lui donna une idée.
- Monsieur Bizot, puis-je vous entretenir une minute ?
- Evidemment. Dites-moi, c’est un véritable succès, il y a
un monde fou !
266
- Le problème, c’est que la principale intéressée a disparu. Alors, vous allez me sauver la mise et improviser une
petite demi-heure de conférence sur la situation de
l’extrême droite en Belgique à l’heure actuelle. Vous m’avez
donné la preuve hier que vos connaissances en cette matière
étaient largement suffisantes.
- Vous me prenez un peu au dépourvu, mais je suis
d’accord.
- Deuxièmement, avez-vous déjà entendu parler de « Association pour la Vengeance des Victimes de Guerre » ?
- Jamais !
- Vous êtes absolument certain de connaître toutes les
associations belges luttant pour la dénonciation et la
condamnation des criminels de guerre et autres collaborateurs ?
- Les associations officielles, oui. Mais comme je vous
l’ai expliqué, certaines sont bidons ou pire encore, sont des
paravents pour dissimuler d’autres activités.
- Pas toujours nécessairement très légales. Je commence
à comprendre le charabia de Goldstein.
La salle était comble, mais la scène était vide.
Il était quinze heures et Justine Delplancq devait être
quelque part dans les environs de Barcelone.
Au quatrième rang, Quinchon aperçut avec soulagement
Cécile, coincée entre Dumont et Chanterelle.
Le Bâtonnier était tout sourire, la secrétaire semblait crispée et le jeune journaliste, concentré dans la lecture de son
article.
Claire et Maître Defoing étaient presque l’une à côté de
l’autre. Elles étaient belles toutes les deux. Il décida de ne
pas choisir. Pas maintenant !
Laffont et Compère avaient l’air ahuri des gens qui ont
veillé toute la nuit.
D’autres personnes, par contre semblaient s’agiter et
s’impatientaient.
Certains cherchaient du regard l’oratrice et s’inquiétaient
de son absence.
Il décida de laisser la tension s’installer, d’en faire son alliée.
A l’entrée de la salle, le Commissaire Limbourg l’appelait
d’un geste de la main, qui traduisait aussi une certaine forme
d’agacement.
- Qu’attendez-vous pour commencer, vous ne sentez pas
comme l’ambiance s’électrise ?
- J’attends Marie Constant.
- Elle est dans la pièce d’à côté, sous bonne surveillance.
- Que dit-elle ?
- Elle n’a pas desserré les dents une seconde.
- Ne vous tracassez pas, mais faites attention aux comportements étranges dans la salle. Nous commençons dans
un quart d’heure, je veux qu’à ce moment, toutes les issues
soient bloquées, que plus personne ne puisse quitter la salle,
entendu.
Limbourg n’appréciait pas recevoir d’ordres, mais n’eut
pas l’occasion de le signaler à Quinchon, qui était déjà parti
chercher Cécile.
- Venez avec moi, Cécile, je voudrais vous parler quelques instants.
Cette confrontation avec sa mère était un jeu de « pile
ou face » auquel il hésitait encore à prendre part, mais il
était trop tard pour reculer.
Dans la petite pièce surchauffée, les deux agents sursautèrent à l’apparition du détective. Marie Constant qui fumait
cigarette sur cigarette, fut étonnée de découvrir sa fille, dont
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le charme et la fraîcheur s’érodaient suite aux évènements
des derniers jours.
- Maman ! Que fais-tu là ? s’écria-t-elle en se précipitant
dans ses bras, alors qu’un flot de larmes rendait inintelligibles ses propos émus.
L’accueil de la mère à cette manifestation de tendresse
apparut bien froid à Quinchon qui eut tôt fait de prendre la
dame en antipathie.
- Messieurs, veuillez nous laisser, si vous le voulez bien.
Mais ne vous éloignez pas et demandez au Commissaire
Limbourg de bien vouloir venir nous rejoindre.
Les deux femmes étaient assises, face à face, et plus Cécile sombrait dans le désespoir, plus la vieille se raidissait,
comme insupportée par la sensiblerie de sa fille.
- Oui Quinchon ? Vous m’avez demandé ?
- Je souhaiterais interroger ces deux personnes, mais je
pense qu’il serait utile, et surtout plus officiel que vous assistiez à notre conversation.
- Quelle conversation, s’insurgea la plus âgée des deux
femmes ? Je n’ai absolument rien à dire !
- Maman …
- Tais-toi, espèce d’idiote !
Le climat étant posé, l’affaire s’engageait plutôt mal, et le
regard que Limbourg adressa au détective aurait pu vouloir
signifier :
- Bonne chance mon vieux !
- Madame Constant, puisqu’il semble que vous n’ayez
rien à nous dire, je vais, moi, vous expliquer comment je
vois les choses. Libre à vous de m’interrompre, si dans mon
récit, vous pensez qu’il y a lieu de corriger certains détails.
Comme tous les orateurs qui se lancent dans un long soliloque, Quinchon se racla la gorge, et prit quelques généreuses bouffées d’air, appelées inspirations – comme la langue
française est amusante – avant de se lancer dans une narration, dont les auditeurs ne devaient à aucun moment imaginer qu’elle était en majeure partie, constituée
d’improvisation et, plus grave encore, d’approximations.
- Madame Constant, depuis une semaine, je mène une
enquête sur votre famille et son passé. J’y ai découvert des
choses bien étranges, et surtout un nombre anormalement
élevé de morts inexpliquées, et une propension au mensonge, qui m’ont permis de conclure à un complot familial,
dont vous êtes, à mon humble avis, l’instigatrice !
Elle eut une première réaction, un bref mouvement de
recul, qui traduisait son objection à une telle affirmation,
mais elle demeura coite.
- Vous savez que votre fils Tran a été arrêté à Noirmoutier, et inculpé pour l’assassinat du Commissaire Laviolette.
Il est en aveu, à l’heure qu’il est. Ce crime est le premier
d’une série que vous avez imaginé pour vous approprier
l’héritage d’Alphonse Constant. Pour supprimer un témoin
qui était disposé, moyennant finances, à avouer qu’il avait
couvert l’assassinat de votre demi-frère, Arnould, par son
pseudo fils, Benjamin. Votre fille, ici présente, qui cache
bien ses sympathies fascisantes, sous des dehors de « Sainte
Nitouche », elle, empoisonne le vieux Delplancq, dont elle a
pu, grâce à son charme, soutirer des confidences. Comment
ce vieil homme aurait-il pu imaginer qu’elle est une descendante de la famille « Constant » ? Mais pourquoi le supprimer? Quel rapport avec l’héritage de votre oncle Alphonse ?
Tout simplement, parce que les avocats que vous avez engagés pour contester le testament ont découvert que derrière ce légataire tombé du ciel, sous la forme d’une association pourchassant les criminels de guerre se cachent le frère
et la sœur Delplancq. Avec la complicité d’Alphonse, ils ont
fondé cette association bidon, parce que celui-ci ne voulait
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pas que sa famille bénéficie d’un seul centime de cet héritage.
- Et Eugénie, vous allez sans doute affirmer que c’est
moi qui l’ai supprimée ? Ou que j’ai engagé un tueur à
gage ?
- Pourquoi pas ?
- Vous délirez, Monsieur. Puisque vous voulez que je
corrige les lacunes de votre discours, je vais le faire, et ce
sera rapide. La seule chose qui soit vraie, et croyez bien que
je le regrette, c’est que mon idiot de fils est bien capable,
pour un peu d’argent, de commettre un crime. Je vous signale que je n’ai plus vu mon fils depuis près de dix ans, les
seules nouvelles que je reçois de lui, c’est en lisant les faits
divers que je les obtiens … et je m’en passerais volontiers.
Quant à ma fille … ou plutôt la fille de mon mari … sachez
que je n’ai jamais partagé ses convictions politiques ! La
guerre, Monsieur, la guerre a fait éclater cette famille en
deux camps radicalement opposés et c’est la cause de bien
des malheurs. J’étais, avec Benjamin, la seule à vouloir oublier tout cela, mais les idéologies nazies sont revenues dans
ma famille à cause de mon mari, qui fut aveuglé malgré sa
grande intelligence, par des théoriciens extrémistes, dont il
n’a pas compris assez vite qu’ils en voulaient plus à son
argent, qu’à son savoir. Je regrette monsieur, je me rends
compte que j’aurais pu jouer le rôle de la coupable idéale,
mais pour cela, il vous faudra trouver une autre version.
- Alors, pourquoi m’avez-vous dit au téléphone, l’autre
jour que vous étiez au courant de la mort de Benjamin et
que c’était une bonne nouvelle ?
- C’était donc vous ! Parce que cet homme était encore
plus fou et dangereux que sa femme.
- Expliquez-vous !
- Vous connaissez l’histoire de sa naissance ?
- Oui.
- Lui, jusqu’à son mariage, en ignorait tout, même si certains affirment qu’il se doutait de quelque chose. C’est Alphonse qui, sans doute un peu éméché, le jour des noces,
lui en a parlé. Ce jour-là, Benjamin est devenu fou. Quelques jours plus tard, il tuait son père, et personne n’a rien
dit, savez-vous pourquoi ?
- Vous allez me le dire !
- Parce que son père, Arnould était une véritable ordure
qui faisait chanter tout le monde, et qu’il ne restait pas une
personne au village pour le regretter ; Benjamin, tout le
monde le plaignait .Si vous saviez comment son prétendu
père le traitait, vous comprendriez. C’est pour cette raison
que la loi du silence s’est imposée, personne n’a voulu le
dénoncer.
- Pensez-vous que ce crime parfait, puisque impuni aurait pu lui donner le goût de recommencer ?
- Recommencer quoi ?
- A tuer !
- Je ne sais pas. Je ne comprends pas ce que vous voulez
dire !
- Quand vous affirmez que Benjamin était encore plus
fou qu’Eugénie, cela signifie clairement que vous la considériez comme folle ?
Marie Constant, devenue loquace, n’eut pas le temps
d’ouvrir sa bouche, que le Commissaire Laffont faisait une
irruption fracassante dans la pièce.
- Quinchon, les gens s’énervent, certains veulent s’en aller. Où se trouve Justine Delplancq ?
- A Barcelone ! Attendez, nous allons commencer sans
elle.
Sans prendre le temps de mesurer la portée de ses actes,
ni de ses propos, Quinchon, d’un bond athlétique se re-
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trouva sur le podium et empoigna le micro destiné aux orateurs.
- Mesdames, Messieurs, je vous en prie, un peu de calme.
Pour des raisons indépendantes de notre volonté, Mademoiselle Delplancq aura sans doute un peu de retard. Je
vous propose donc d’écouter dans un premier temps le bref
exposé introductif que nous a préparé monsieur Philippe
Bizot. Monsieur Bizot est journaliste. Il est considéré
comme un spécialiste des questions qui touchent à la résurgence des groupuscules néo-nazis. Nous enchaînerons ensuite avec le reste du programme. Je vous remercie.
Un brouhaha de mécontentement s’éleva de la salle.
Quinchon crut entendre une réflexion étrange du style :
« Elle est déjà partie avec le magot, la vieille ! »
Il se fit la réflexion qu’il était en train de poursuivre une
vérité que tous les habitants du village connaissaient avant
lui. Cela le découragea.
Dans la pièce, les deux femmes se tournaient à présent le
dos. Un étrange sourire amer barrait le visage de la mère,
tandis que la fille lui lançait des regards haineux.
Elles avaient dû s’échanger des propos doux-amers en
son absence.
Quinchon avait soif et envie de se débarrasser du commissaire quelques instants.
- Limbourg, pourriez-vous nous trouver quelque chose à
boire ?
Une fois de plus, il contint son désir d’exprimer qu’il
n’était pas là pour faire le loufiat, mais accepta la corvée de
mauvaise grâce.
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Ce que vous trouverez de plus fort, exigea Quinchon.
273
- Pour moi aussi, rétorqua Marie Constant, dont le
tremblement des lèvres et la brillance des pupilles trahissaient un manque évident.
- Et pour vous, Mademoiselle ?
Il eut droit pour toute réponse à un haussement
d’épaules indiquant son profond mépris à l’égard de ces
deux alcooliques.
- Dois-je vous appeler Cécile ou Marie-Cécile, demandat-il à la jeune fille ? Peut-être préférez-vous que j’utilise votre nom de guerre, celui que vous portez dans les commandos organisés par les « Degrelle’s Band » ?
- Comment savez-vous cela ?
- Peu importe, je veux que vous compreniez qu’il est
temps d’arrêter de me considérer comme un idiot, et que
vous preniez conscience que je suis mieux informé que
vous ne le pensez. Alors, dites-moi, qui vous a donné l’idée
de la strychnine pour liquider Delplancq ? Pourquoi
m’avez-vous affirmé que son bureau était sous scellés, alors
que c’était faux ? Pourquoi mentir sans arrêt ? Votre frère
est foutu. Vous allez être inculpée de meurtre avec préméditation sur la personne de Gabriel Constant … et vous
continuez à vouloir protéger quelqu’un. Vous ne trouvez
pas cela un peu idiot ?
- Qu’est-ce que ça peut vous faire, hurla-t-elle ?
- Ça me fait que je veux connaître la vérité et que si vous
ne m’expliquez pas qui est la tête pensante de ce massacre,
je ne vous donnerai pas l’information qui pourrait vous
permettre d’échapper à une très lourde peine … et je vous
assure que je ne bluffe pas. Tant que le commissaire n’est
pas là, j’ai encore la possibilité de vous aider et je vous assure que ça me dégoûte comme me dégoûtent tous les jeunes de votre âge fascinés par les théories néo-nazies, alors,
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si vous voulez sauver votre tête, vous avez jusqu’au moment où cette porte va s’ouvrir …
Il y eut un silence de quelques secondes qui parut une
éternité.
- Allez, parle, tête de mule, dit sa mère, foutu pour foutu !
- … C’est … C’est Eugénie.
- Très bien, vous m’expliquerez cela après, mais comme
j’entends le bruit des bouteilles, je vous informe que vous
n’êtes pas la seule à avoir voulu empoisonner Delplancq.
On a trouvé d’autres substances toxiques dans son corps.
Avec un bon avocat, et beaucoup d’argent, ça donne des
perspectives différentes pour le procès que vous allez devoir subir… mais sincèrement j’espère que vous ne serez
pas acquittée.
- Maintenant expliquez-moi comment Eugénie a pu être
la victime d’un complot qu’elle avait, elle-même, mis au
point ?
275
XXVIII
« La tête d’un homme »
Dans la salle, l’ambiance était semblable à celle d’un auditoire de la Sorbonne en mai 68. Bizot en avait terminé de
son exposé, que d’aucuns considéraient comme exagérément tendancieux, et d’autres scandaleusement subjectifs.
Les mots doux et noms d’oiseaux tropicaux volaient en tous
sens, donnant à cet ersatz de débat une apparence de pugilat verbal, dont les protagonistes ne sortiraient qu’encore
plus survoltés.
Il ne vit qu’une seule personne sourire dans ce cahot,
madame le notaire. Sacré moral, celle-là !
Il fallait sauver le pauvre Bizot du lynchage, et tenter de
calmer cette foule qui semblait confondre tribune politique
et gradins d’un stade de foot.
- Mesdames, Messieurs, entama pour la seconde fois le
détective, je pense qu’il est temps de vous dire toute la vérité sur les raisons de l’absence de Justine Delplancq.
Les trois secondes qu’il prit pour énoncer cette phrase
suffirent à faire revenir dans la salle un calme empreint de
suspense et d’angoisse.
- Je suis en mesure de vous dire qu’elle a pris hier la décision de fuir, de crainte de se voir, aujourd’hui, accusée de
meurtre sur la personne d’Eugénie Constant, assassinée en
son domicile nivellois, ce mercredi.
276
La sérénité de la salle disparut, d’un seul coup ! Chacun y
allant de son commentaire, certains incrédules, d’autres
opinant, comme s’ils s’y attendaient.
- Excusez-moi, mais je n’ai pas terminé. En ce qui me
concerne, je vais transmettre à la police toutes les informations dont je dispose concernant les morts du commissaire
Laviolette, de Gabriel Delplancq, d’Eugénie et de Benjamin
Constant. Elle procèdera aux arrestations qui s’imposent et
aux recherches nécessaires, si elle estime que les preuves
que je leur apporte sont valables. Ensuite, elle communiquera à la presse les informations qu’elle voudra bien livrer.
Je souhaiterais que les personnes ici présentes ayant des
témoignages à faire sur la famille « Constant », et son comportement durant la seconde guerre mondiale, sur une prétendue « Association pour la Vengeance des Crimes de
Guerre » qui a son siège, ici, à Rebecq … et sur tout autre
domaine en rapport avec cette affaire, de se rendre spontanément à la police pour y faire enregistrer leurs dépositions.
Je vous remercie.
Ce fut comme à la télévision, quand le Premier Ministre
veut rejoindre ses pénates et que fatigué par des heures de
négociations, il se fait happer par une meute furieuse de
journalistes avides d’en savoir plus.
Quinchon avait retenu de ces images qu’il était de bon
ton de réagir par cette phrase explicite :
- Je n’ai pas d’autres déclarations à faire pour l’instant.
Malheureusement, pour que les reporters comprennent,
il fallait répéter cette formule une bonne vingtaine de fois.
Quelques minutes plus tard, il se retrouva assis en face
du gratin de la police et de la magistrature régionale, comme
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s’ils attendaient que le détective leur donne un cours de
criminologie.
Le Juge Compère prit la parole.
- Nous devons admettre, Messieurs, que, pour une fois,
il insista fortement sur ce terme, non pas pour accentuer la
belgitude de l’ouvrage mais pour convaincre son auditoire
de la très relative crédibilité qu’il accordait à cette corporation, nous pouvons nous féliciter du résultat d’une enquête
menée par un « privé ». Je vous demanderais donc, Monsieur Quinchon, de nous éclairer sur ce que vous avez découvert.
- Avec plaisir, Monsieur le Juge, mais je serais ravi qu’un
de vos collaborateurs aille me chercher à boire. Le Commissaire Limbourg, par exemple connaît parfaitement mes
goûts et est parfaitement conscient que les longs discours
me déshydratent. Cela étant posé, je pense que vous savez
tous dans quelles circonstances j’ai été amené à m’occuper
de cette affaire. Il est clair qu’Eugénie Constant a cru pouvoir me manipuler en excitant ma curiosité avec un article
de presse relatant les funérailles de son beau-père. Son seul
but était que je découvre la culpabilité de son mari, pour
pouvoir s’en débarrasser. Parce que, s’il est vrai que Benjamin Constant n’était pas intéressé par l’héritage d’Alphonse,
bien trop occupé, lui, à mettre au point d’une façon obsessionnelle ses crimes parfaits, ce n’était pas le cas de sa
femme. J’ai appris, il y a quelques instants qu’Eugénie Constant a été, toute sa jeunesse, la proie de la lubricité des
Constant. Aussi bien Alphonse, que Grégoire, qu’Arnould,
ce répugnant incontinent, se sont toujours amusés à profiter de cette gamine, sans père et dont la mère était réduite
au silence par les odieux chantages que tous exerçaient à
son égard. Dans les années cinquante et soixante, on ne
parlait pas encore de pédophilie. On pratiquait la loi du
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silence, et de toute façon, si elle avait voulu se plaindre, elle
aurait dû s’adresser au Commissaire Laviolette qui, lui, a
essayé par tous les moyens d’enrôler la petite Eugénie dans
ses bordels … pas mal l’ambiance à Rebecq dans ces années-là, n’est-ce pas ?
Il observa son auditoire. Des regards s’étaient baissés,
comme si certains portaient des responsabilités dans cet
immonde déballage de vérités.
- L’idée d’Eugénie est donc de se venger et d’accaparer
l’héritage, qui logiquement doit revenir aux derniers survivants de la famille, : elle et son mari, et de l’autre côté Marie
Constant et ses descendants. Lorsqu’elle apprend que le
vieil Alphonse a monté de toutes pièces une prétendue association à laquelle il lègue sa fortune, elle n’hésite pas à
engager, non pas une armée d’avocats, mais une espèce de
gang officiel spécialisé dans les procédures d’intimidation
pour récupérer des créances ou obtenir des informations.
Avec la complicité de ses neveux, Tran et Marie-Cécile, elle
organise les deux assassinats.
Quinchon avala une lampée de bière brune et alluma une
cigarette, se moquant de la désapprobation générale.
- Tran s’occupe de Laviolette, et c’est par pure vengeance vis-à-vis de son passé et pour brouiller les pistes
qu’elle envoie ce voyou s’acquitter de sa sombre tâche. Le
plan pour éliminer Delplancq est plus diabolique. Il faut que
Cécile se fasse engager à la commune, devenir l’amie et la
confidente de l’archiviste et l’éliminer en douce. Le poison
sera discret et efficace. Mais nous apprenons que deux personnes s’acharnent à faire disparaître Gabriel Delplancq !
Qui est l’autre ? Avez-vous une idée, Messieurs ?
Des crânes remuaient parmi l’assemblée suspendue aux
propos de Quinchon. Des mouvements d’ignorance.
- Pas d’idée ?
- Au fait, Quinchon, au fait, exigea le juge d’instruction.
- Il s’agit de la même personne qui a assassiné Eugénie :
Justine Delplancq en personne.
- Vous accusez Justine d’avoir tué son propre frère,
s’inquiéta Limbourg qui ne se contentait plus de jouer les
garçons de café ?
- Absolument !
- Pouvez-vous le prouver ?
- Dans un sac qui se trouve dans un lieu que je vous indiquerai un peu plus tard, se trouvent les preuves de la
culpabilité de Justine Delplancq dans les meurtres de son
frère et dans celui d’Eugénie Constant. Ces preuves, je les ai
trouvées dans sa chaudière. Ni elle ni son frère ne devait
prendre de médicaments pour le cœur, information confirmée par leur médecin traitant. Expliquez-moi alors pourquoi on retrouve dans cette chaudière des restes à moitié
calcinés d’emballage de ce remède, dont les médecins ont
décelé la présence dans le sang du cadavre de Gabriel ?
Certains visages manifestaient de la perplexité.
- Au même endroit, j’ai mis la main sur une robe, également presque entièrement carbonisée, dont il vous sera
facile de déterminer qu’elle appartenait à Justine. Cette robe
est maculée de traces de sang. Je suis sûr que ce sera un jeu
d’enfant pour la police scientifique de prouver qu’il s’agit
de celui d’Eugénie Constant.
- Et le mobile, Monsieur Quinchon ?
- Le mobile, mais ça me semble évident : l’héritage
d’Alphonse Constant. Toutes deux ne le convoitaient-elles
pas ?
- Pourquoi éliminer Gabriel dans le chef de la jeune Cécile ?
- Parce qu’Eugénie pensait que c’était lui, l’instigateur du
détournement de l’héritage, or, c’était sa sœur.
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- Et pourquoi l’éliminer dans le chef de Justine ?
Le juge d’instruction voyait décidément des chefs partout !
- Parce que la mort inéluctable d’Alphonse, vu le délabrement de son état de santé, se rapprochant, Gabriel
voyait d’un mauvais œil le complot diabolique perpétré par
Justine.
- Ce ne sont que suppositions, Monsieur Quinchon.
- Il n’y a rien de ce que je vous ai affirmé jusqu’à présent
que je ne puisse étayer de preuves. Néanmoins, je vous répète ce que je vous ai dit tout à l’heure, vous ferez ce que
vous voulez de ma déclaration, j’estime, quant à moi, que
mon boulot dans cette affaire sera terminé dès que j’aurai
franchi cette porte.
Laffont, se tenait en réserve de ce débat et son élégance
ne semblait pas altérée par les derniers évènements de la
journée, lui qui avait passé la nuit dans le bureau de Benjamin Constant à comprendre comment une dizaine de meurtres étaient restés impunis depuis autant d’années.
Manifestement, il souhaitait intervenir.
- Monsieur Quinchon, puis-je vous demander le droit de
tenter de faire une synthèse de vos révélations, au stade
actuel ?
- Je vous en prie assura le détective, son verre de Chimay
à la main.
- D’après vous, Benjamin Constant est responsable de la
mort de son père, ainsi que de celle du mari de son amie
d’adolescence, la baronne de Mévius, et d’une bonne série
d’autres meurtres.
- Je pense vous avoir fourni les outils nécessaires pour le
prouver.
- Si j’ai bien compris, nos collègues français pensent
avoir procédé à l’arrestation du meurtrier de Laviolette ?
- Absolument !
- Monsieur Gabriel Delplancq aurait été conjointement
empoisonné par sa sœur et Mademoiselle Marie-Cécile Ladrière, arrière-petite-nièce d’Alphonse Constant.
- J’affirme que toutes deux ont voulu sa mort, mais suis
incapable de désigner la responsable.
- D’accord. La responsable du meurtre d’Eugénie Constant est, d’après vous, Justine Delplancq. En êtes-vous
convaincu ?
- Les certitudes, c’est à la police de les apporter. Je sais
que le jour où Eugénie est passée de vie à trépas, Justine
n’était pas chez elle. Je sais aussi qu’elle a pris le bus pour
Nivelles, et je pense que les restes de cette robe pourront
aussi parler. Que vous faut-il de plus ? Des aveux ?
- Evidemment, ce serait l’idéal. Le problème, c’est qu’il
n’y a aucune trace de la présence de cette personne sur le
vol de ce matin entre l’aéroport Charles de Gaule et Barcelone.
- Elle a très bien pu mentir au chauffeur de taxi !
- Exact. Nous continuons à procéder à toutes les vérifications d’usage, n’ayez crainte.
- Vous savez, si mes explications ne vous conviennent
pas, je ne m’en formaliserai pas le moins du monde.
- Et la mort de Benjamin Constant, vous l’expliquez
comment ?
- Par un choc affectif fatal.
- C'est-à-dire ?
- Au moment de son admission au service des soins intensifs de l’Hôpital de Tubize, Delplancq a repris connaissance quelques instants. L’infirmière qui était occupée à lui
prodiguer les premiers soins a recueilli ses derniers mots. Il
la suppliait de téléphoner à la quincaillerie « Constant »,
pour les mettre en garde contre les intentions de sa sœur.
Nous étions présents, messieurs, au moment où Benjamin a
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reçu cet appel. Il est mort sous nos yeux, apprenant
l’identité de la meurtrière de sa femme, par l’intermédiaire
d’une brave infirmière, qui n’était que la messagère d’une
autre victime. Je crois que personne n’a tué Benjamin, c’est
l’émotion qui l’a achevé, et surtout le fait de prendre conscience dans un dernier souffle que ce scénario du « crime
parfait », il n’y ait jamais pensé lui-même. Cette jeune
femme était présente tout à l’heure. Elle est totalement disposée à témoigner.
Il en avait terminé de ses explications et il attendait de
son auditoire le droit de pouvoir se détendre, de partir, où
bon lui semble … mais il lui semblait qu’ils n’étaient pas
convaincus, que quelque chose clochait.
Que pouvait-il ajouter de plus ?
- Messieurs, je vais vous laisser à vos recherches, à vos
interrogatoires, à vos auditions … j’imagine que vous n’avez
plus besoin de moi ?
- Qu’allez-vous dire à la presse ?
- Moi ? Rien ! Je n’ai rien à leur dire. Ce n’est pas moi
qu’ils attendent, mais vous, Monsieur le Juge, vous Messieurs les Commissaires … car c’est vous qui avez débrouillé cette triste histoire, moi, je ne suis qu’un témoin, parmi
d’autres … et à ce titre, et surtout, pour le prix de ma liberté, soyez assuré que je saurai me taire. Maintenant, vous
m’excuserez, mais il y a un bébé qui m’attend !
faire régner l’ordre, de priver le citoyen de son droit élémentaire à la liberté.
Finalement, cette liberté, n’était-ce pas sa seule et unique
richesse ?
Et comment l’homme libre allait-il réagir devant ces
deux femmes qui l’attendaient ?
Il y avait Sabine, sœur des Curiaces et Camille, sœur des
Horaces.
Quinchon décida que la comédie n’avait que trop duré et
que la tragédie était terminée.
L’homme libre, par essence n’a pas à choisir, se dit-il.
Il vit dans le ventre de ces femmes leur étrange pouvoir
de fertilité et ce droit à donner la vie lui sembla bien plus
grand que celui de pouvoir imposer la mort.
Fût-ce à une crapule !
Il ne comprenait pas qu’une femme puisse être fasciste.
L’homme libre embrassa les deux femmes, leur expliqua
combien grande était sa soif et les emmena toutes deux,
comme deux cadeaux.
Il pensait à un autre petit Ludo qui poussait dans le ventre de sa voisine.
Il était heureux !
Etonnant, non ?
Il quitta cette assemblée, soulagé.
Victime de sa paranoïa habituelle, il avait cru, l’ombre
d’un instant, que les policiers allaient le retenir, prétextant
une complicité de sa part ou une dissimulation de preuves
ou un quelconque argument … Il était si facile pour ces
gens, dûment et officiellement mandatés par l’Etat pour
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« J’enrage ! »
Epilogue
Quelques jours après les funérailles de ceux que la presse
avait appelés un peu caricaturalement « Le couple diabolique » à savoir Eugénie et Benjamin Constant, le notaire
Scutenaire crut bon d’extraire de son coffre une grosse enveloppe de papier kraft que le quincaillier lui avait remis
quelques mois auparavant, lui demandant de ne l’ouvrir
qu’après son décès.
Il ne s’agissait pas de dispositions testamentaires mais
d’un paquet de coupures de presse et de feuillets rédigés de
la main de Constant.
Chaque page décrivait minutieusement comment il avait
élaboré les meurtres dont il s’était rendu coupable depuis
quarante ans.
L’assassin s’y attribuait des mentions : des « très bien »,
« peut mieux faire » ou encore « diaboliquement parfait ».
Benjamin Constant, dans sa folie, dans son délire, avait
mis au point un système docimologique pour évaluer la qualité
de ses crimes.
Effrayant !
Scutenaire, dégoûté par un tel inventaire sordide, se préparait à remettre tous ces documents dans l’enveloppe pour
les confier à la police, lorsque son attention fut retenue par
un document dont l’écriture semblait fébrile, hachée.
Une feuille jaunâtre, arrachée d’un cahier, pas de date.
Les ultimes aveux du quincaillier.
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« J’avais tout prévu ! Je me réjouissais de l’égorger, de le voir souffrir, de croiser son regard horrifié par ce parricide au moment du trépas, de lui crier ma haine, de cracher sur son cadavre. Il n’y aurait pas
de témoin et tout le monde serait soulagé de savoir mon pseudo père
enfin mort. Lorsque je suis arrivé, déterminé à en finir, quelqu’un
avait accompli mon œuvre, mon rêve, le seul acte qui pouvait me libérer
enfin de mes cauchemars. Même cela Eugénie me l’a volé !
Il me restera juste, et cela jusqu’à mon dernier souffle, le droit de
m’approprier ce geste car pour tout le monde je serai le seul coupable ! »
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I
II
III
IV
V
VI
La guinguette à deux sous
Le Chat
Chemin sans issue
Ceux de la soif
Crime impuni
Le passager clandestin
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35
39
44
46
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
Une vie comme neuve
Pedigree
En cas de malheur
Le fond de la bouteille
Strip-tease
Le confessionnal
La neige était sale
Le suspect
Les gens d’en face
L’évadé
La vieille
On ne tue pas les pauvres types
Cécile est morte
Les inconnus dans la maison
Faubourg
Peine de mort
Le port des brumes
La boule noire
Les 3 crimes de mes amis
Le fils
Dimanche
La tête d’un homme
Epilogue
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69
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116
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OUVRAGES DE GEORGES SIMENON CITES
« La Guinguette à deux sous », Fayard, 1931
« Le chat », Presses de la Cité, 1967
« Chemin sans issue », Gallimard, 1938
« Ceux de la soif », Gallimard, 1938
« Crime impuni », Presses de la cité, 1954
« Le Passager Clandestin », La Jeune Parque, 1947
« Une vie comme neuve », Presses de la Cité, 1955
« Pedigree », Presses de la Cité, 1948
« En Cas de malheur », Presses de la Cité, 1956
« Le Fond de la Bouteille », Presses de la Cité, 1949
« Strip-tease », Presses de la Cité, 1958
« Le Confessionnal », Presses de la cité, 1966
« La Neige était sale », Presses de la Cité, 1948
« Le Suspect », Gallimard, 1938
« Les Gens d’en face », Fayard, 1933
« L’évadé », Gallimard, 1936
« La vieille », Presses de la Cité, 1959
« On ne tue pas les pauvres types », Nouvelle parue dans
« Maigret et l’Inspecteur Malgracieux », Presses de la Cité,
1947
« Cécile est morte », Gallimard, 1942
« Les Inconnus dans la Maison », Gallimard, 1940
« Faubourg », Gallimard, 1937
« Peine de Mort », Nouvelle parue dans « Les Nouvelles
Enquêtes de Maigret », Gallimard, 1944
« Le Port des Brumes », Fayard, 1932
« La Boule noire », Presses de la Cité, 1955
« Les trois crimes de mes amis », Gallimard, 1938
288
« Le Fils », Presses de la Cité, 1957
« Dimanche », Presses de la Cité, 1959
« La Tête d’un Homme », Fayard, 1931
Sources : « L’Univers de Simenon », Presses de la Cité,
1983.
AUTRES OUVRAGES CITES
« Que Justice soit faite », Pol Lorin, Collection « Le Jury »,
Editions A. Beirnaert, 1944
« Le meurtre de Roger Ackroyd », Agatha Christie, Dodd
Mead et Company Inc, 1926, Librairie des Champs Elysées,
1927
« La Vie sexuelle d’un Plateau de Fruits de mer », JeanPierre OTTE, Editions Julliard, 1995
Petit Lexique sans prétention de mots rares, souvent jolis et parfois inventés.
Abhorrer : Détester, haïr, éprouver de l’horreur.
Acariâtre : D’une humeur fâcheuse, aigre.
Atrabilaire : Anciennement, qui a rapport avec l’atrabile ou
bile noire, responsable de l’hypocondrie. Aujourd’hui utilisé
dans le sens de « mauvaise humeur », mélancolie.
« Autruchienne » : Mot inventé. Vient de l’expression « faire
l’autruche », se cacher la tête pour ne pas voir la réalité.
Badaudaille : Assemblée, attroupement de badauds.
Badinage : Propos légers, superficiels.
« Bituriques » : Un mot inventé, venant de « biture ». Prendre
une biture : s’enivrer, se saouler. Le mot « biture » existe
vraiment, il désigne le câble qui relie le bateau à la bitte
d’amarrage.
Cathartique : Vient de catharsis. En psychanalyse, phénomène de libération fulgurante d’affects refoulés dans
l’inconscient.
Docimologique : La docimologie est la science qui étudie la
manière d’attribuer des points lors d’un examen.
Equanime : D’une humeur égale, flegmatique.
Estourbir : Assommer.
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Fragrance : Odeur agréable.
Obséquiosité : Caractère de ce qui est obséquieux, de ce qui
est d’une politesse exagérée.
« Fristouillis » : Ce mot n’existe pas. Je l’ai inventé à partir
d’un terme utilisé par ma mère qui nous « fristouillait » souvent de délicieux repas. Préparer rapidement un plat, cuire
des aliments.
Guest star : Prestation d’un acteur renommé dans un film
d’auteur peu connu.
Hédoniste : Adepte de l’hédonisme, doctrine selon laquelle la
recherche du plaisir doit être le but de l’existence.
Hypocondrie : Inquiétude permanente concernant l’état de
santé.
« Lutinage » : Ce mot n’existe pas. Je l’ai inventé à partir du
verbe lutiner : faire des galanteries auprès des femmes.
Marivauder : Faire du badinage superficiel. Utilisé ici dans le
sens où Quinchon fait de la psychanalyse à bon marché.
Reliquat : Ce qui reste dû.
Sapidité : Caractère de ce qui a de la saveur.
Sémantique : En linguistique, analyse du langage sous le point
de vue du sens. La sémantique se pose par exemple la question de savoir ce qui, dans un mot donné, lui donne un sens
communément admis par tous.
Sémiologie : En linguistique, science qui analyse la circulation
des signes et leur sens dans la pensée, la logique et la communication.
Soliloque : Discours, généralement avec soi-même.
Stylistique : Etude du style, des particularités de certaines
langues, de certains langages.
Tachycardie : Accélération du rythme cardiaque.
Matutinal : Qui a rapport au matin.
Vespéral : Relatif au soir.
Miasme : Odeur déplaisante provenant de substances organiques en décomposition.
Monomanie : Délire caractérisé par une préoccupation unique. Aliénation mentale où une seule idée absorbe toutes les
facultés de l’intelligence.
Néologisme : Mot nouveau, mot inventé.
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