la geographie de la societe de l`information : entre abimes
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la geographie de la societe de l`information : entre abimes
Networks and Communication Studies Netcom, Volume 18, N° 1-2 (2004) pp. 11-87 Geography of The Information Society: Between extremes LA GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION : ENTRE ABIMES ET SOMMETS Emmanuel EVENO1 Abstract – "Geography of The Information Society: Between extremes". This article is devoted to an analysis of the scientific areas confronted with the eruption of a "separating object" or, in other terms, an object that is relatively ambiguous to the properties discussed: “Information and Communication Technologies (ICTs)”. Are we being witness to the emergence of Information Society Geography? Is the Information Society an object to be apprehended by geographers and, if so, under what conditions? These are the main questions that the author poses through a look at the long, complex assimilation of these objects into a specific scientific body, that of human geography. Key words : Epistemology. Geography. Information Society. Telecommunications. ICT (Information and Communication Technologies). Résumé – Cet article est consacré à une analyse des champs scientifiques confrontés à l’irruption d’un « objet-frontière », autrement dit un objet relativement ambigu, aux propriétés discutées : les Techniques d’Information et de Communication (TIC). Assiste-t-on à l’émergence d’une « géographie de la société de l’information » ? La société de l’information est-elle un objet qui peut être appréhendé par les géographes, et à quelles conditions ? Quelles seront les conséquences éventuelles sur la réorganisation des champs scientifiques… ? Telles sont les principales questions que l’auteur passées en revue en retraçant l’histoire de la lente et complexe assimilation de ces objets au sein d’un corpus scientifique particulier : celui de la géographie humaine. Mots clés - Epistémologie. Géographie. Société de l’Information. Télécommunications. TIC (Techniques d’Information et de Communication) 1 Maître de conférences HDR en Géographie. Président de la commission Géographie de la Société de l’Information du Comité National Français de Géographie. Responsable scientifique du projet e-atlas. GRESOC (Groupe de Recherches Socio-économiques), EA 80.4, Université Toulouse le Mirail, 5 Allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex. E-mail : [email protected] NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 12 INTRODUCTION : SUR LA GEOGRAPHIE DU CATOBLEPAS 2 Ce qui est ici en question est la façon dont un objet, en l’occurrence, les Tic, apparaît dans le champ académique des sciences sociales puis de la géographie. Il s’agit de reconstituer l’histoire récente de cette dernière discipline, la géographie, dans sa capacité à appréhender et incorporer de nouveaux objets, les TIC. Il s’agit d’examiner les conditions dans lesquelles, face aux enjeux posées par ces objets, elle s’est efforcée de constituer son propre corpus en parallèle avec les autres disciplines des sciences sociales, en concurrence parfois. Nous soutiendrons que, ce faisant, les géographes se sont assez souvent limités à la tentative de récupérer à leur profit le bénéfice d’improbables synthèses entre les apports et les avancées de telle ou telle discipline voisine ou lointaine…d’autant mieux si, dans ce grappillage, ils rencontraient des évocations ou des métaphores spatiales. Dans d’autres cas, également assez courants, les géographes se sont comme engouffrés dans une sorte de discours produit à la périphérie des champs des autres disciplines, voire à la charnière des discours scientifiques et para-scientifiques. Aussi n’est-ce qu’une apparente contradiction si l’on trouve de nombreux géographes à avoir commis des écrits pronostiquant la fin de la géographie par l’abolition des distances. Comme nous le verrons plus loin, nous trouvons de telles argumentations autant dans les écrits de géographes spécialisés sur ces objets que sont les Tic que dans ceux de géographes spécialisés sur d’autres objets. Nous soutiendrons en outre qu’au-delà de leurs aspects contre-productifs pour la géographie, ces attitudes n’avaient pour réel fondement que la faiblesse ou la fragilité épistémologique de la discipline (d’où le choix dévoquer, en titre de cet article, les « abîmes »). Cette géographie, que nous osons appeler la « géographie du Catoblepas » (en référence à l’animal de la mythologie grecque qui se marchait sur la tête), avait selon nous les moyens de « relever le chef » (les « Sommets ») et de produire un discours cohérent, non pas cohérent vis à vis de son histoire, mais cohérent vis-à-vis des objets dont elle est censée se saisir. Autrement dit, la lecture géographique de ces objets était en mesure de beaucoup apporter à la compréhension de ces objets. Si elle ne l’a pas fait, ce n’est évidemment pas parce que les géographes étaient aveugles ou myopes, c’est peutêtre parce que la structuration de leur champ disciplinaire ne les y autorisait que marginalement (et discrètement), c’est peut-être encore parce, avec le postulat de la disparition des distances, le discours géographique risquait d’être recouvert ou mis en difficulté par l’afflux des arguments allant dans ce sens. Face au discours de la modernité proclamée (dont la disparition des distances était un attribut ou une manifestation), le 2 Animal fantastique décrit notamment par Pline l’ancien dans ses Histoires naturelles. Il était censé vivre aux abords du fleuve Sénégal ou en Ethiopie. Sa tête traînait sur le sol car son trop long cou était trop faible pour la porter, de sorte qu’il se marchait parfois sur la tête en avançant. Cette curieuse disposition avait toutefois un avantage car elle évitait que l’on puisse croiser son regard, ce qui eut coûté la mort… 12 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 13 discours géographique risquait fort d’apparaître comme réactionnaire et le géographe porte-parole des nostalgies d’un temps révolu. Il n’y aurait donc eu que des « mauvais coups » à prendre, ce qui pourrait avoir eu pour effet de limiter le nombre de vocations. Notre première ambition, en définitive, consiste à produire une analyse spécifique d’une crise de la géographie, abordée par une question qui est certes marginale mais qui permet de renouveler l’analyse par rapport à la tradition des études ‘internalistes’ des crises de la discipline3. Notre seconde ambition est de contribuer à proposer des pistes de réflexion sur l’évolution et les conditions du renouvellement de la discipline, non pour prêcher à sa conversion vers les études d’objets informationnels ou communicationnels mais pour ne pas se laisser exclure d’un champ de questionnements où son apport pourrait être significatif. Il s’agit sans doute d’une ambition démesurée qui trouve un début d’explication dans la position que nous occupons dans le champ de la géographie et sur laquelle il sera question de tenter de dresser une perspective objective. En tout état de cause, nous avons voulu éviter de tomber dans les pièges, qui consisteraient, pour l’un à redessiner les contours d’un champ scientifique autour d’un objet périphérique (erreur de parallaxe), et pour l’autre de prétendre à une théorisation générale d’objets qui sont, par nature, transdisciplinaires . Le « Sommet Mondial de la Société de l’Information » organisé par l’ONU en deux éditions, une première à Genève en décembre 2003, la seconde à Tunis en 2005, pourrait offrir une opportunité extrêmement intéressante pour les géographes de la « société de l’information », en particulier pour les géographes français. Une bonne part des indicateurs qui permettent de mettre en visibilité cette « société de l’information » repose sur des indicateurs territoriaux (produits pour l’immense majorité d’entre eux aux niveaux des Etats), en outre, ces deux Sommets se dérouleront en pays francophones. Notre troisième ambition consistera à utiliser ces événements pour lancer la production en réseau d’un « Atlas mondial de la société de l’information ». Philippe Vidal, dans ce même numéro de Netcom, indique l’état du projet en date de novembre 2003. Questions de travail Quelle trajectoire a été celle des Tic à l’intérieur du champ scientifique de la géographie et cette incursion a-t-elle laissé des traces sur le périmètre du champ luimême ? Il existe, depuis plusieurs années (en gros depuis le début des années 1980), une spécialité sur les Tic au sein de la géographie. Nous nous sommes surtout concentré à l’analyse de sa composante française. Ce choix se justifie par le fait que celle-ci a été à l’impulsion de cette spécialité, à tel point que l’un des rares géographes états-uniens, Ronald Abler, à avoir abordé ces questions dans les années 1980 pouvait lancer à ses pairs la question suivante « où sont donc passés les géographes américains ? ». 3 Cf. par exemple Rémy Knafou 1997. L’état de la géographie. Autoscopie d’une science. Coll. Mappemonde, Ed. Belin. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 14 Nous avons été lecteur assidu des travaux publiés par les quelques géographes travaillant sur ces questions et nous avons parfois été aussi un acteur de cette histoire4 que l’on pourrait qualifier de «lutte académique » et qui avait pour vocation de revendiquer, pour cette spécialité, une place moins marginale dans la discipline. Ce que nous proposons pourrait sans doute sous certains aspects s’apparenter à une reconstitution des reliefs principaux de cette histoire. Nous assignons à cette reconstitution un rôle bien différent toutefois de la synthèse historique. Nous souhaitons ici argumenter autour des problèmes suivants : - Il n’existe pas en France d’équipe de recherche en « Sciences de l’Homme et de la Société » -SHS- qui soit consacrée à ces questions et il n’y en a jamais eu. Il n’existe aucun poste au CNRS de cette nature, et il n’y en a jamais eu. Il n’existe pas en France au sein de l’univers SHS de poste d’enseignant-chercheur universitaire qui ait été libellé sur un profil conforme à l’exécution de ce type de travaux…. Et il n’y en a jamais eu. - S’il n’existe rien de ce qui précède, il existe cependant une interdiscipline, les sciences de l’information et de la communication, qui cherchent à remplir le vide et se justifie ou cherche précisément à se justifier de ce rôle. Les difficultés que rencontre la 71ème section illustrent bien toutefois notre propos. Elle n’est pas reconnue par le CNRS et nombre d’enseignants-chercheurs qui relèvent de cette section préfèrent se présenter comme sociologues, voire économistes ou politologues plutôt que comme «communicologues » (pour utiliser l’expression québécoise). - Il existe en France de nombreuses et importantes politiques publiques, et depuis longtemps sur ces questions. D’une certaine manière, elles remontent à la fin des années 1960. Il convient de se rappeler que les Tic, dès cette époque, et surtout au début des années 1980, ont représenté pour le Gouvernement français d’énormes ambitions qui se sont traduites très diversement : volonté de créer un Centre international de Communication qui devait trôner au centre de la dalle de Paris-La Défense mais qui ne verra jamais le jour; libération des ondes hertziennes et apparition des radios libres puis privées, des nouvelles chaînes de télévision privée, en commençant par la chaîne cryptée Canal Plus, puis la 5, première formule, ouverture ensuite de canaux hertziens locaux : Télé Mont Blanc, TéléToulouse en 1987. Le programme le plus emblématique de cette époque reste le Plan Câble (1982). Avec les années 1990, ce type de question occupe désormais une position de premier rang : les programmes N.I.I. aux Etats-Unis en 1992; Autoroutes de l’Information en France en 1994 puis Programme d’Action Gouvernemental sur la Société d’Information –PAGSI- en 1997; Société d’information en Europe en 1996; e-Europe en 2000 en sont des manifestations évidentes. – Cette floraison de programmes ambitieux a constitué un appel d’air pour la recherche en SHS. C’est ainsi qu’apparaissent toute une série de travaux relatant les 4 Depuis 1987 en participant à de nombreux colloques puis au travers d’un certain nombre de responsabilités : Président de la Commission de travail « Géographie de la société d’information » du Comité National de Géographie depuis janvier 1998; Secrétaire exécutif de la Commission 9203 (Géographie des réseaux de communication et de télécommunication) de l'Union Géographique Internationale de janvier 1994 à août 1995 (Présidence : Henry Bakis) 14 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 15 expériences de télématiques locales (Vélizy, Greta, Thélem…). Parmi les travaux retraçant ce type d’expérience, citons Victor Scardigli (le sens de la technique, la société digitale…), Josiane Jouët et les « Axiens »... Avec le Plan câble, la tendance se renforce très sensiblement : Josiane Jouët, Patrice Flichy, Thierry Vedel, Jean-Claude Pomonti, Dominique Wolton, Jean-Marie Charon, Jean-Paul Simon, Henry Bakis, Bernard Miège…. sont quelques-uns de ces chercheurs qui s’emparent de la question. La plupart sont des marginaux au sein de leur institution : c’est le cas de Victor Scardigli, de Thierry Vedel ou de Jean-Marie Charon; les autres sont employés… par la Direction Générale des Télécommunications, au sein d’une équipe de recherche sur les usages sociaux du Centre national d’Etudes des Télécommunications à Issy-les-Moulineaux ou sont des personnes qui participent à l’émergence ou au renforcement académique et scientifique d’une science de l’information et de la communication. Si les sciences sociales semblent pusillanimes face à ces nouveaux objets, on observe cependant des comportements différents selon les disciplines. Ainsi, la plupart des chercheurs cités précédemment et qui ont émergé durant ces périodes sont ou se réclament de la sciences de l’information et de la communication, de la sociologie, accessoirement de la socio-économie ou des sciences politiques. Le sociologue, légitimé par le corpus de la sociologie des médias, s’empare des usages sociaux, le socioéconomiste de l’émergence d’une «nouvelle » branche d’activités, le politologue des politiques publiques… que reste-t-il à l’éventuel géographe embarqué dans cette aventure aléatoire ? - Tandis que dans les années 1960, on commençait à débattre5 de l’opportunité d’une incorporation des Tic dans les disciplines des sciences sociales et que l’on commençait à ériger une interdiscipline autour des objets et des phénomènes sociaux d’information et de communication, il est troublant de constater que la géographie n’y a jamais participé. Notre hypothèse est que cette absence systématique des géographes dans les lieux où se tenaient ces débats puis dans les institutions scientifiques où ils prennent corps a peu à peu placé la géographie face à une situation inextricable. Ne pas avoir été convié indique à tout le moins que l’apport de la géographie dans un débat initié par des représentants d’autres disciplines, pouvait être considéré comme sans intérêt. Or, ce même diagnostic peut être reproduit de nos jours à propos de la mise en place du Département SciencesTechniques d’Information et de Communication du CNRS. Tandis que les commissions du Cnrs, composées de sociologues et d’économistes semblent avoir entamé une négociation avec le Département S-TIC, la commission qui regroupe la géographie semble rester en dehors. - Longtemps marginale, la géographie des Tic n’a eu qu’une incidence extrêmement limitée sur l’évolution récente de la discipline géographie et sa visibilité en dehors du champ disciplinaire est restée confidentielle. 5 Nous pensons ici à des débats qui eurent lieu notamment aux Etats-Unis dans les années cinquante et qui se prolongèrent en France dans les années soixante. Il s’agissait en fait de définir le champ de disciplines telles que l’Intelligence Artificielle, les sciences de l’Information et de la Communication….. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 16 A l’intérieur du champ disciplinaire, elle n’a pas été au cœur des débats sur la «nouvelle géographie » et n’y a que faiblement participé. Tandis que s’affirmaient de nouvelles spécialités de la géographie (géographie quantitative, géographie des représentations, géographie des paysages…), la géographie des Tic n’avait guère d’autre statut que celui que les Académies Scientifiques attribuaient jadis aux «cabinets des curiosités », autrement dit, une collection d’objets hétéroclites que l’on était incapable d’incorporer réellement ou franchement dans le champ académique. L’évocation de ces objets n’apparaît guère qu’au travers des biographies de quelques géographes, certes de renom, mais à l’intérieur de ces curricula, ils ne représentent pas plus qu’une incursion en «terrain découvert ». I. LES GEOGRAPHES DES TIC DERRIERE LE MUR 1. Approche à caractère polémologique Le syndrome du «seul contre tous », la jubilation du «désert des Tartares »6 et les dangers du «pays des brumes » 7… Il y a sans doute quelque cruauté voire quelque perversité à dénombrer les études et recherches dont l’entrée en matière consiste à démontrer que tel ou tel objet, voire, plus modestement, telle ou telle façon d’appréhender tel ou tel objet souffre d’une carence surprenante en matière de recherche et que, précisément, cette carence sera ici comblée. Il s’agit assez généralement d’une façon assez immature de caractériser son approche. Une simple incursion dans les volumes de maîtrise, de D.E.A., de thèses, dans les ouvrages récents ou anciens suffirait à établir ce point. Il y a, en matière de pratique de recherche, un tropisme évident à définir implicitement le « sujet cherchant » comme d’autant plus original que l’objet de recherche explicite l’est aussi. Ce constat, qui n’a rien de général, se fonde notamment sur les objets «polémiques » de la recherche et sur les « polémiques de recherche ». Il s’enrichit si l’on prend en compte les pétitions en originalité de la recherche et surtout de ses praticiens. Il devient courant si on en recherche des traces dans la littérature essayiste à laquelle ont beaucoup contribué les chercheurs. Cette entrée en matière n’a pas pour objet de légitimer notre projet ou de justifier notre façon d’avoir été géographe mais de trouver quelques explications logiques. L’histoire d’une recherche n’est jamais pure logique, pure stratégie…. elle n’est évidemment pas linéaire. Nous naviguons entre des idéaux, des compromis, des urgences et des contingences multiples. Nous dirons simplement que, dans l’ensemble des thématiques qui nous préoccupent, l’ensemble de ces postures existe de façon extrêmement évidente. Une thèse («fondatrice » au demeurant) illustre la revendication en originalité avec une telle richesse dans le détail et l’argumentation qu’elle résume à elle seule cette partie 6 Dino Buzzati; Le désert des Tartares; Conan Doyle, rééd. 1989. « Au pays des brumes »; In Les Exploits du Pr. Challenger. Coll. Bouquins, Ed. Robert Laffont. 7 16 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 17 du propos. Il s’agit de la thèse d’Henry Bakis; Télécommunications et organisation de l’espace; Thèse d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines, Paris I, 1983. Il y explique que les géographes ont perçu l’intérêt éminent des télécommunications dans l’espace dès la naissance de la téléphonie moderne, soit vers la fin du XIXème siècle. C’est ainsi qu’il exhume quelques passages des travaux de l’Allemand Friedrich Ratzel, du Français Elisée Reclus ou du britannique Kingsburry. En remontant vers notre époque, il convoque encore une foule d’individus illustres en géographie : Max Derruau, Pierre George, Jacqueline Beaujeu-Garnier…. Ce qu’il extirpe de ces grandes signatures, ce sont, à chaque fois, quelques lignes, rarement plus de quelques paragraphes où, quasiment sur le mode du refrain, se trouve postulée l’importance des phénomènes de communication, tandis que systématiquement, l’exhortation de la discipline à incorporer ces phénomènes dans son corpus tourne à l’échec. Pour en revenir à la construction discursive de la grande majorité des géographes qui se sont intéressés aux télécommunications, dont Henry Bakis, les textes en question ne sont pas l’œuvre d’apprentis chercheurs et il n’est pas question de les considérer comme à mi-parcours de leur initiation. A partir de là, on peut poser deux hypothèses : - soit cette entrée en matière est ici réellement justifiée, elle est en germe dans l’histoire de la discipline, pertinente au regard de quasiment chaque « branche » instituée de la discipline, validée par la citation de géographes ayant autorité et faisant autorité dans le champ (thèse de H. Bakis), - soit c’est l’objet dans le champ académique qui est lui-même immature, ou encore la discipline qui n’est pas organisée de telle manière qu’elle puisse lui faire place. Nous nous trouvons de fait, dans ce cas précis, face à un objet polémique. Fortement valorisé par les acteurs politiques et les médias, l’objet n’en est que plus difficile à saisir et nécessite d’en passer par de nécessaires controverses. L’exercice est difficile pour la géographie, du fait d’une structuration particulière de son champ, de sa position défensive vis-à-vis d’un objet qui a longtemps été réputé a-géographique mais encore du fait de la faible appétence manifestée par les quelques géographes spécialisés en épistémologie. Tout cela a pour conséquence de rejeter l’objet hors du corpus de la discipline en lui attribuant des « qualités » géographiques périphériques ou secondaires, voire en lui attribuant, à l’égard du champ, des qualités que les astronomes reconnaissent à l’antimatière, en assimilant les objets Tic à des objets « anti-géographiques ». « Les moyens de communication moderne effacent les distances » affirmait ainsi Armand Frémont, dès la première page de l’introduction à son ouvrage sur la « France, géographie d’une société » (A. Frémont, 1988), admettant par là que la progression inéluctable de ces objets dans les sociétés avait pour conséquence une « banalisation des lieux » et réduisait à néant tout effort d’une future géographie de la France. Cette série d’hypothèses qui constituent le pendant de la thèse développée par Henry Bakis, constituera le point de vue que nous chercherons à argumenter. Quelques recherches sur la sociologie des sciences permettent de décrypter le sens de cet escamotage de la géographie ou plutôt des dimensions géographiques de l’objet Tic, puisque, la géographie ne s’y intéressant guère, il était prévisible que ces questions soient 18 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) laissées en jachère. Dans un certain nombre de cas, la construction discursive à laquelle nous faisions référence reflète une position particulière dans un champ disciplinaire. De sorte que le discours qui est tenu se présente revêtu par un métadiscours, et que ce métadiscours se présente lui-même comme un réel automatisme, une forme quasi impensée du langage, reproduite par le simple jeu de l’imitation, voire de la revendication. Ce type de manifestation est surtout fréquente dans le cas des discours formulés par des personnes qui sont extérieures ou périphériques vis-à-vis d’un champ et qui cherchent à y pénétrer. En user signifierait vouloir rentrer dans le champ après avoir franchi une dernière étape ou revendiquer une place qui n’aurait pas été d’emblée reconnue à l’intérieur du champ. Elle reflète donc, dans notre première hypothèse, une forme d’initiation à la recherche, le rituel étant accompli quand, dans sa forme, ce type de libellé finit par se poser comme incontestable et n’être plus facilement isolable du reste de la démonstration. Dans la seconde hypothèse, cette posture participe assez couramment au jeu de la dénonciation, de la polémique, du soupçon. Elle cède alors assez facilement à ce que d’aucuns appellent la position du «surplomb ». Le scientifique est au-dessus des objets, à la fois distant et dominateur et de ce fait les voit mieux que quiconque n’est pas scientifique, c’est ce que Jean-Didier Urbain appelle le «syndrome ophtalmique » (J-D. Urbain, 1993). Le scientifique adopte assez complaisamment la toge de Cassandre, y instillant une touche de masochisme en étant celui qui dit le vrai et se délecte de ne pas être cru. Il trouve ainsi une sorte de justification à rester isolé. Dans une version plus positive, le chercheur devient le soldat Drago de l’écrivain italien Dino Buzzati, isolé sur une frontière, en position de sentinelle. Seulement, à la différence de Drago, il peut espérer quant à lui l’irruption des barbares, c’est sa seule légitimité à être ou à rester là. Dès que des objets barbares apparaissent à l’horizon, il a charge de l’annoncer à la civilisation, de les incorporer dans la civilisation ou de les rejeter dans la Barbarie. Nous prendrons ici pour illustrer ce propos le contre-pied d’une expression forgée par Jérôme Monnet qui parlait des OSSI pour « objets sociaux spatialement identifiables » et pour « objets Spatiaux socialement identifiables » en disant que dans la version ici exposée, il s’agit davantage de travailler sur les OSSNEI, N. (E).I pour « non (encore) identifiés ». Dans cette perspective, le premier travail est celui de l’identification des objets en tant qu’objets scientifiques. Dans une version pessimiste, le chercheur se fourvoie, croit identifier un objet qui n’en est pas un et le construit par des conjectures que la méthode scientifique réfute; il a rejoint les damnés de la Science comme par exemple le Docteur Faust ou encore, dans ses errements spiritistes, le personnage du Professeur Challenger créé par Conan Doyle. Il s’éloigne peu à peu de la lumière de la science, la met indûment en question et adhère au spiritisme, à l’occultisme, aux para-sciences. La délimitation entre sciences et nonsciences n’est pas toutefois toujours aisée. Cette limite se trouve établie à la suite d’un combat qui peut prendre diverses formes. D’où l’intérêt par exemple des controverses scientifiques mais aussi des polémiques. John Farley et Gerald L. Geison ont notamment démonté avec minutie le combat scientifique entre Louis Pasteur et Félix Pouchet à propos de la question des «générations spontanées » (Farley et Geison, 1991) et montrent 18 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 19 bien comment une controverse peut avoir pour conséquence un déplacement du champ scientifique lui-même. Il existe une dernière version sur la position du chercheur et qu’il faut explorer pour tâcher d’être exhaustif, celle de l’imposture scientifique. Un ouvrage récent, signé par Allan Sokal et Jean Bricmont a récemment dénoncé les impostures des intellectuels « post-modernes » français (Sokal et Bricmont, 1997) avec une telle violence que la polémique s’est répercuté dans des quotidiens comme « Le Monde » et que la riposte a nécessité non seulement de discuter les arguments exposés par les auteurs de l’attaque mais aussi la position sociale qu’ils occupent dans le champ scientifique. On trouve une tentative de réponse/riposte qui déplace le problème sur cette question des rapports sujets/objets dans l’ouvrage de Marc Richelle (Richelle, 1997) notamment puisqu’il interprète la charge conduite par Alan Sokal comme une attaque contre les sciences humaines, s’expliquant par le fait que Sokal soit lui-même un états-unien de la côte Est et un physicien, donc a priori réticent à l’influence française dans les sciences sociales telle qu’elle s’exprimait dans les Universités de la Côte ouest et a priori défiant vis à vis des sciences sociales en général. D’une certaine façon, cet épisode illustre que le partage entre sciences et non-sciences peut varier selon la position que l’on occupe dans le champ scientifique et que ce partage peut aller même jusqu’à bousculer les limites établies dans le monde académique. Les débats occasionnés et répercutés dans de nombreux médias juste après la soutenance de thèse en Sorbonne de sociologie de l’astrologue Elisabeth Tessier, rappellent opportunément que la communauté scientifique peut s’émouvoir de se trouver confrontée à des objets qu’elle ne reconnaît pas ou dont l’irruption dans son champ nécessite de préciser les critères fondamentaux qui permettent de définir son périmètre. La controverse qui s’installe a alors pour intérêt évident de débattre d’une question fondamentale : la limite entre ce qui est dans le champ et ce qui n’y est pas; elle est le moment privilégié où les personnalités qui sont au centre du champ ou qui cherchent à s’en rapprocher, s’efforcent d’apporter leur contribution, au nom de la défense du champ. Les impostures scientifiques font partie de l’histoire des idées scientifiques, au même titre que les polémiques et les controverses. Elles renvoient à des logiques internes aux groupes, aux champs et leur analyse constitue une tentative de décryptage des rapports de force de même qu’elles livrent, comme l’ont montré Michel Callon et Bruno Latour, de nombreuses clés d’explication sur la «science telle qu’elle se fait ». L’émotion suscitée en Sorbonne et dans la communauté des sociologues autour de cette thèse si peu orthodoxe d’Elisabeth Tessier fut d’importance. Rappelons que la soutenance a provoqué toute une série d’échanges dans la presse et le moins que l’on puisse en dire est que la controverse n’était pas exempte de polémiques. La reconstitution du parcours médiatique et des intitulés d’articles participant de la polémique (et parfois d’une vraie controverse) est assez significative de la façon dont le débat se nourrit, rebondit et s’organise. On peut observer que les signataires ou les quotidiens qui rapportent le propos des signataires mentionnent très systématiquement et très précisément les statuts scientifiques (Professeur, Directeur de recherche…) et académiques (Directeur, représentants de l’association des sociologues de l’enseignement supérieur…). L’essentiel des échanges porte sur la relation entre sociologie et astrologie, NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 20 sur science et non-science mais on peut encore déceler dans ces échanges, des signaux très évidents qui indiquent la position de celui qui s’exprime, au regard de son champ. A la manière de Bruno Latour, on peut faire une lecture sociologique de ce combat pour la sociologie8. Le sociologue légitime porte le fer contre des sociologues certes eux-mêmes légitimes (« quelques universitaires ») mais coupables de frayer avec des interlocuteurs extérieurs au champ (les médias) et avec une aventurière elle aussi extérieure au champ et surtout dangereuse parce qu’elle ne participe pas au projet désintéressé qui consiste à produire de la « connaissance pour la connaissance ». L’aventure est jugée « personnelle ». La position telle qu’explicitée de l’aventurière ôte d’emblée toute validité à son propos et, pour la rejeter en dehors du champ, il n’est pas même nécessaire de lire son travail (l’aventure et l’aventurière sont mises sur le même plan). Nous trouvons-là, à peine codée, l’idée que ce qui fonde la légitimité dans le champ c’est surtout et avant tout la posture que l’on adopte vis-à-vis des systèmes de valeur qui agissent dans le champ. C’est en cela que l’exemple est très « latourien » ou « callonien », il illustre la thèse que dans la structuration et la distribution des signaux qui valent inclusions/exclusions du champ, la « vérité scientifique » n’est pas la valeur fondamentale. Une autre réponse, qui n’a pas été provoquée par l’événement mais qui semble s’imposer à l’analyse de ces confrontations, avait été proposée par Edgar Morin dans son 8 Alain Bourdin, le jeudi 19 avril 2001 (Libération) : « Je n'exclue pas que la thèse d'Elizabeth Teissier, que je n'ai pas lue, comporte des passages présentant de l'intérêt pour la sociologie ou que la soutenance ait donné lieu à des débats utiles, mais j'en doute, et, quoi qu'il en soit, le projet affiché reste radicalement extérieur au débat scientifique ». Le sociologue rejette l’objet (dans le cas présent l’objet est l’astrologie) hors des frontières de son champ … (idem) « Ici, quelques universitaires qui confondent sans doute le frisson médiatique avec les risques intellectuels se font les complices d'une aventure personnelle étrangère au monde de la recherche ». Cette idée que le sujet est plus important encore que l’objet se retrouve dans l’article publié par Alain Touraine « De quoi Elisabeth Teissier est-elle coupable ? » (Le Monde, 22 mai 2001) : « On a reproché sans raison à Mme Teissier de consacrer sa thèse à une fausse science; en fait, elle ne l'a consacrée qu'à elle-même. Aux docteurs en Sorbonne de décider dans quelles conditions on peut écrire une thèse sur soi-même ». Sans que l’on sache s’il a pris la peine de lire le mémoire, Alain Touraine affirme aussi que dans ce travail, il y a confusion entre sujet et objet. Prenant la défense non plus d’Elisabeth Tessier, dont le cas n’intéresse plus, mais de son directeur de thèse, Judith Lazar, dans un article paru dans Le Figaro du 28 mai 2001, (« Faut-il brûler la thèse de l'astrologue Elisabeth Teissier ? Retour sur une chasse aux sorcières ») s’efforce de retourner l’argument en présentant la « posture » de Maffesoli comme étant celle d’un innovateur posté aux frontières de la discipline. : « En réalité, ne serait-il pas plus courageux d'admettre que ce que nos belles âmes visent, ce n'est point l'auteur de la thèse (car quel mal cette dame peut-elle faire à la sociologie ?), mais son directeur, Michel Maffesoli ? En effet, ce professeur a manifesté, à plusieurs reprises, son désaccord avec une discipline alourdie par un académisme un peu vieillot et n'a pas hésité à défendre des sujets originaux afin d'apporter un peu d'air à une sociologie moribonde. Cela ne signifie nullement qu'il est incapable de juger les travaux des autres ». L’auteur oppose l’œuvre scientifique à la lourdeur académique en faisant de ceux qui se sont portés au secours de la discipline envahie par un sujet inacceptable, les «belles âmes », les représentants de la tradition («académisme vieillot ») et en fait les fossoyeurs de cette discipline («sociologie moribonde »). 20 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 21 ambitieux travail sur « La méthode » : « Pourquoi parler de moi ? N’est-il pas décent, normal, sérieux que, lorsqu’il s’agit de science, de connaissance, de pensée, l’auteur s’efface derrière son œuvre, et s’évanouisse dans un discours devenu impersonnel ? Nous devons au contraire savoir que c’est là le triomphe de la comédie. Le sujet qui disparaît de son discours s’installe en fait à la Tour de Contrôle. En feignant de laisser place au soleil copernicien, il reconstitue un système de Ptolémée dont son esprit est le centre » (Morin, 1977). Nous rejoignons Edgar Morin pour, dans nos éventuelles tentatives d’importation d’objets à l’intérieur de notre champ, refuser le considérer le « sujet », le « moi » ou l’« ego » comme totalement extérieurs au débat. Cet épisode et les débats qui s’ensuivent illustrent, selon nous, quelques aspects intéressants de la construction des champs scientifique. Peut-on traiter de façon équivalente un objet sociologique et un phénomène social ? Quelle est la différence entre l’un et l’autre ? On peut adopter deux options : soit on considère, à l’instar de Bruno Latour et Michel Callon, que celui qui est dans le vrai est celui qui finit par l’emporter (autrement dit la vérité est dans la victoire d’un camp sur un autre); soit on admet que les propositions ne sont pas toutes équivalentes dans leur rapport à une vérité et que celle qui doit l’emporter est la vérité scientifique (c’est l’option que l’on adoptera assez spontanément si on se trouve à l’intérieur d’un champ scientifique). Ce débat fort animé rappelle en outre l’existence d’un vieux débat, quasiment oublié ou occulté depuis longtemps, qui opposât avec vigueur science et non-science ou science et para-science quand elle semblait vraiment être en concurrence (ce qui ne nous a pas semblé être le cas à propos de ce fâcheux épisode). Vieux débat puisqu’il semble débuter dès l’époque antique, suivi à l’époque médiévale, par l’opposition entre science et hermétisme puis science et alchimie, qu’il rebondit avec la «nouvelle science » galiléenne puis avec le rationalisme cartésien, la physique Newtonienne jusqu’à l’évolutionnisme darwinien. Cette histoire, si elle n’est pas faite systématiquement d’oppositions frontales se résout par de successives exclusions/inclusions. Ainsi, le périmètre du champ scientifique a-t-il bougé à de nombreuses reprises autour de mouvements tels que le rationalisme, le créationnisme, le positivisme, le marxisme, le systémisme, etc.. Des positions qui ont pu être centrales un temps (telles que le créationnisme jusqu’à Darwin et Pasteur ou encore le positivisme) ont ensuite été marginalisées. Le combat se déplace peu à peu où plutôt les protagonistes changent selon les périodes, mais la nature du combat reste la même sur un point au moins : il s’agit d’un affrontement sur des questions de frontières : frontières entre l’hermétisme et la science, entre la religion et la science, entre l’occultisme et le positivisme… L’histoire de la science est aussi à chercher du côté de cette gestion des périmètres de son champ, ce qui est en partie contradictoire avec le positivisme ou avec des thèses défendues par des auteurs tels qu’Ernest Renan qui voulait faire de la science le système complet d’explication du monde en l’instituant comme « nouvelle religion ». Une thèse récente en histoire des sciences a montré comment la science s’est retranchée sur les «faits » en reléguant dans l’espace de l’indignité scientifique les démarches para-scientifiques qui ne pouvaient quant à elles argumenter qu’à partir de phénomènes exceptionnels, isolés, contingents à de multiples causes indéfinissables… 22 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) C’est ainsi que le mouvement spiritiste qui comptait, à la fin du XIXème siècle un succès tel dans le monde des lettres et des arts qu’il finissait par porter ombrage aux scientifiques, a tout simplement été détruit, ridiculisé, comme anathématisé par la science positiviste puis par le scientisme qui, on le sait, avait fini par s’organiser lui-même comme une Eglise. Cette organisation de la science en champs plus ou moins imperméables les uns vis-àvis des autres correspond de toute évidence à un besoin croissant de spécialisation. Ce qui rend par ailleurs fort délicat l’ensemble des tentatives qui visent, sous couvert d’interdisciplinarité, de transdisciplinarité voire de synthèse scientifique, à remettre en question les frontières entre l’ensemble des différents champs scientifiques. C’est ce qui confère à l’ambitieux travail d’Edgar Morin sur « La méthode » à la fois son originalité et sa marginalité, ce qu’il avait lui-même bien perçu : « … c’est une évidence qui demeure isolée, entourée d’un cordon sanitaire. (…) La grande coupure entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme occulte à la fois la réalité physique des secondes, la réalité sociale des premières. Nous nous heurtons à la toute puissance d’un principe de disjonction (…) » (Morin, 1977). Avec la mise en place du principe de disjonction/spécialisation, vers la deuxième moitié du XIXème siècle, on est dans une période où les acteurs du monde scientifiques changent de statut social, migrant de celui de notables vers celui d’intellectuels, ce qui se manifeste par une prise de distance vis-à-vis du pouvoir politique ou «séculier ». Entre la fin du XIXème siècle, tout se passe comme si la construction d’un monde scientifique se faisait à l’écart de la société et se nourrissait de la défiance vis-à-vis de tout ce qui, émanant de la société mais d’autres groupes socialement valorisés et en partie concurrents, devait être mis à bas. Cette analyse rend partiellement compte de l’évolution du métier et du statut social du géographe qui continue, en la personne de Vidal de La Blache et aux côtés d’Historiens, d’entretenir de nombreuses relations avec le monde politique. Dans la première moitié du XXème siècle, les géographes regagnent et se retranchent eux aussi derrière les clôtures universitaires. Le géographe universitaire a alors définitivement pris le pas sur le géographe aventurier et il se substitue aussi à l’érudit local qui siégeait dans les sociétés savantes. Cette consolidation d’un corps d’universitaires passe par la défense de son identité et de ses attributs. La construction scientifique ne tolère pas la persistance d’un monde qui lui emprunte sans les respecter certaines de ses règles. C’est là la fortune de l’image fameuse du savant cloîtré dans sa «tour d’ivoire », imperméable au monde qui l’entoure, en principe totalement désocialisé. Cette tour d’ivoire est la fois le symbole de l’objectivité scientifique et de son idéal de clôture. Comme le rappelait Edgar Morin, c’est aussi une « Tour de Contrôle ». Les exemples précédents ont pour effet de signaler que la sociologie semblerait mieux se prêter à la controverse que la géographie. Un certain nombre d’articles parus dans la Revue française de Sociologie autour des années 1970/1980 et signés alternativement par Manuel Castells, Pierre Birnbaum et quelques autres grands noms de la sociologie urbaine montrent en tout cas que le débat pouvait être vif et passionné sans se départir jamais de la nécessité de le fonder dans sa forme et son argumentation autour du référentiel scientifique, tout en utilisant aussi une mise à distance (souvent sous forme d’ironie) par le recours à des images, des objets incongrus ou des métaphores 22 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 23 provocantes. Pour la controverse qui a trouvé à se déployer dans la Revue française de Sociologie, le véhicule utilisé est celui du Conte du « Petit chaperon rouge » : « Quand le petit chaperon rouge de la sociologie urbaine rencontre le grand méchant loup de la sociologie marxiste »… La passion manifestée plus tard dans « L’Année sociologique » par Michel Callon pour «la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieux » (Callon, 1986) participe du même décalage qui consiste à prendre sa communauté de référence comme à revers, en usant d’un stratagème qui est un peu celui de l’écriture sympathique, ou du canular fonctionnant à double niveau. Le premier est celui qui renvoie la communauté à sa pusillanimité sur le mode de l’ironie, le second sur le fond de la démonstration qui porte d’autant mieux qu’elle use d’une position marginale pour viser le centre, dans le cas de Michel Callon, des « Eléments pour une sociologie de la traduction ». Ce modus operandi apparaît comme une «marque de fabrique » au sein de l’équipe du Centre de Sociologie de l’Innovation. Michel Callon et Bruno Latour y recourent assez fréquemment. C’est par exemple Bruno Latour qui utilise le personnage de Bande Dessinée « Gaston » créé par Franquin pour montrer ce qu’est un innovateur. Il ne s’agit pas là d’un strict effort de vulgarisation, il s’agit aussi de provocation. On pourrait même admettre que Pierre Bourdieu ait usé de ce stratagème en mettant par exemple au défi sa communauté de référence élargie à l’ensemble des scientifiques de «brûler » l’ouvrage qu’il a consacré à leurs pratiques : Homo Academicus 9. L’ironie, la provocation ou le discours de mise à distance (type Homo Academicus) peuvent être aussi interprétés comme une défiance vis-à-vis du cœur de la discipline et des gens qui y sont situés de sorte que manipuler l’ironie peut être l’indice d’une volonté assumée de marginalisation. Dans les trois cas cités, cette marginalisation est cependant toute relative, elle ne signifie pas que les individus soient isolés mais qu’ils constituent ou qu’ils ont rassemblé autour d’eux un groupe d’un poids suffisamment significatif pour résister aux forces centripètes du champ. La fréquence même de ce genre de distribution des rôles à l’intérieur du champ de la sociologie nous laisse penser par ailleurs que cette discipline est finalement relativement tolérante vis-à-vis des forces centrifuges ou des volontés d’autonomisation manifestées par tel ou tel, sans doute parce que les forces centripètes restent à un niveau acceptable de domination. Or, ce détour par la sociologie est d’un grand intérêt quand on confronte ce type de constat avec ce que l’on peut tirer de l’observation de la géographie. Cette structure de champ ne s’observe pas dans cette discipline mais ce constat ne signifie pas que nous adhérions au jugement formulé par Pierre Bourdieu venu à l’Université de Toulouse-Le Mirail pour asséner une autre provocation : « bête comme un géographe », face à un interlocuteur géographe à qui l’apostrophe n’était nullement adressée. Fort du nombre et de la qualité des controverses qui agitent son propre champ, il arrive parfois que le sociologue considère le géographe comme «épistémologiquement » sans grande importance. Il existe d’ailleurs, au sein de la géographie, ce que nous appellerons la «géographie descriptive », tout un courant pour lequel les efforts épistémologiques à l’intérieur du champ de la discipline sont voués à l’échec ou au ridicule. Un compte rendu 9 Le chapitre 1 qui se déploie sur 42 pages est intitulé : Un « livre à brûler » ?. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 24 rédigé par Numa Broc pour les « Annales de Géographie » et intitulé « Ah que la géographie était belle quand les géographes ne se posaient pas (trop) de questions ! »10 semble illustrer cette tradition. Sans vouloir ici faire l’apologie de la polémique par presse interposée, on a observé que sur un autre sujet fort contesté, à propos duquel la communauté des intellectuels élargie aux moralisateurs est intervenue avec force et constance a été l’épisode « Loft Story », du nom d’une émission dite de «télé-réalité » diffusée par la chaîne généraliste M6 aux heures de grande écoute (prime time). La polémique toutefois n’a pas traversé le monde scientifique qui se retrouve dans sa quasi-unanimité à condamner l’émission. Le seul scientifique (à notre connaissance) à en avoir pris «médiatiquement » la défense, non pas au nom des qualités intrinsèques de l’émission mais en celui de ce qu’elle signifie pour les auditeurs, fut Jean-Claude Kaufman, un sociologue. L’émotion qui a soudé le monde scientifique dans la quasi unanime condamnation de l’émission ne semble pas avoir atteint la géographie. Des géographes avaient-ils quelque légitimité à prendre la parole sur le sujet ? En première analyse, il semblait bien que non. Nous tâcherons de montrer plus loin11 en quoi il conviendrait de ne pas en rester à cette première analyse. Nous précisons ici que ce n’est pas le cas Loana12 qui nous préoccupe mais le sens social de ce type d’émission, l’évolution qui fait qu’une société et les valeurs dominantes qui la traversent amène à mettre à distance, à interpréter dans un sens plutôt que dans un autre, à rejeter ce qu’elle perçoit comme dangereux, délétère ou pervers. Peut-être les géographes n’ont-ils tout simplement pas été intéressés par Loft Story, pourtant, il nous semble que dans le rejet de l’émission par la plupart des intellectuels, il y aussi le rejet de l’« espace transparent », de la «société de visibilité totale », de l’individu «émetteur universel » (en référence à l’individu « communicateur universel » en quoi promettait de nous transformer le téléphone satellitaire). Au bout du compte, ce qui est obscène et pervers, c’est la disparition proclamée ou plutôt mise en scène de l’espace. Il est donc finalement bien curieux que les géographes ne s’y soient pas sentis concernés. « Loft Story » n’est ni un film ou une émission pornographique, ni le support d’une idéologie subversive, ni l’expression d’une culture délinquante. Ce n’est peut-être pas une bonne émission (nous ne l’avons regardé que pendant une vingtaine de minutes en tout, mais nous ne cherchons pas à nous disculper car si nous avions perçu plus tôt les enjeux sous-jacents, nous l’aurions regardé plus assidûment). C’est sans doute du point de vue de la scénarisation et de l’écriture une émission déplorable mais pas forcément beaucoup plus que le « Big Deal » de TF1 ou encore « Qui veut gagner des millions » puis « La chaîne » toujours de TF1 ou l’éphémère « Le Million » (pur plagiat de son homologue de TF1) sur les ondes de M6. Dans tous les cas, il s’agit d’une mise en scène du téléspectateur moyen, celui qu’on appel avec quelques condescendances «M. ou Mme tout le monde », autre façon de parler du public populaire. Ces micro-événements (le jugement péremptoire de Bourdieu sur les géographes et l’absence des géographes de la scène médiatique pendant la « Loft Story ») n’ont certes 10 Les Annales de Géographie, juillet-août 1997, n° 596,. Cf. infra, Article 2. 12 La principale « héroïne » du Loft 11 24 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 25 pas eu les répercussions de la controverse lancée par Allan Sokal puis par Allan Sokal (encore) et Jean Bricmont au sein de la communauté scientifique française, mais elles restent selon nous révélatrices d’une autre structure de champ, signifiée ici par défaut : même à ce point provoqués dans leur intégrité scientifique et intellectuelle, les géographes sont peu capables de répliques car la controverse, dans cette discipline, reste rare. On se rappellera ici celle lancée par les sociologues « durkheimiens » contre les géographes « vidaliens » : « Les durkheimiens considéraient que leur "morphologie sociale" recouvrait le domaine que prétendait traiter la géographie humaine : selon eux, celle-ci aurait dû se contenter d’étudier l’influence du milieu sur l’homme et les sociétés » (Jean-François Staszak, 2001). Tandis que Simiand avait lancé contre les historiens une même controverse13, à la différence des historiens qui trouvèrent avec l’école des Annales puis avec Fernand Braudel des hérauts capables de soutenir le débat et même de mettre leurs concurrents en réelle difficulté, la géographie est restée globalement muette et désarmée. La controverse géographique a certes existé, notamment à l’époque des Sociétés nationales ou royale de géographie, quand il s’agissait de se disputer des découvertes (par exemple à propos des sources du Nil entre Richard Burton et John A. Speke, qui vit le triomphe, au nom du respect des critères scientifiques de celui qui se révéla être dans l’erreur), mais il s’agit là d’une controverse d’une toute autre nature, plus proche d’une «dispute en paternité » et d’une lutte de pouvoir. 2. L’attraction des réseaux La vertu de l’ennemi proche et de l’ami lointain; façon habile et non polémique de définir un «territoire » négociable avec ces amis lointains et non-discutable avec ses rivaux proches. Le chercheur qui a pour projet d’importer dans le champ de sa discipline des objets nouveaux n’est pas toujours assimilable à un innovateur (encore faut-il qu’il réussisse dans son entreprise et qu’elle ait des effets sur la recomposition du champ), c’est en tout cas, la plupart du temps, un marginal. La posture de marginal présente certes quelque intérêt. On lui accorde généralement une plus grande liberté qu’à ceux qui sont intégrés dans un système, il peut d’autant plus facilement mettre ses collègues/concurrents à distance qu’il occupe une posture ou une position peu imitable, il construit sa légitimité ailleurs que dans la confrontation quotidienne et physique et n’est pas facilement attaquable, s’il est habile, il construit perpétuellement sa légitimité en se donnant à voir «ici » comme légitime «ailleurs » et «ailleurs » comme légitime «ici » en espérant être le seul en capacité à relier l’«ici » et l’«ailleurs »14. Mais elle souffre aussi de nombreux inconvénients : faible niveau de reconnaissance dans le champ d’appartenance, difficultés à échanger à l’intérieur de sa discipline, isolement structurel, légitimité restreinte du fait de cet isolement... 13 controverse adressée à Seignobos, Hauser et Mantoux qui consistait à affirmer une suprématie de la sociologie sur l’histoire, cette « science de ce qui n’arrive qu’une fois » 14 en théorie, il n’aurait guère intérêt à mettre ces deux mondes en confrontation directe. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 26 On peut donc se demander pourquoi les marginaux sont-ils des marginaux. Est-ce l’expression d’un choix pleinement assumé ou celle d’une relégation ? « La solitude à laquelle je me suis contraint est le lot du pionnier mais aussi celui de l’égaré » constatait Edgar Morin15. C’est ainsi que, dans le champ de l’enseignement par exemple, les enseignants qui expérimentaient le télé-enseignement, loin d’être perçus par leurs pairs comme des innovateurs, étaient considérés jusqu’à il y a peu comme ayant développé une stratégie de fuite. Ils étaient assimilés à ceux qui ne supportaient plus la relation avec les élèves ou étudiants, voire avec leurs collègues eux-mêmes (les enseignants «dépressifs » ou profondément «caractériels »), voire ceux qui étaient rejetés par le système (les «mauvais »). L’analyse dominante consistait à voir dans ce type de stratégie, se traduisant par l’éloignement vis-à-vis d’un champ, comme l’aveu de l’incapacité à soutenir la comparaison voire la concurrence avec les pairs. L’éloignement d’un champ n’est pas toujours perçu comme une dégradation, en témoignent les «postes à l’étranger» dans des fonctions de direction par exemple, mais pour qu’il n’y ait pas dégradation, il faut qu’il y ait promotion qui, en retour, valorise le champ dont elle est extraite. L’exemple des enseignants partant expérimenter le «télé-enseignement » n’est pas comparable avec notre question de fond, mais il illustre déjà le fait que la fréquentation des Tic, pour les enseignants des sciences sociales en tout cas, ne soit pas assimilée à une promotion. Comme de nombreux philosophes ont eu l’occasion de le dire, la fréquentation trop assidue de l’univers technique, pour des personnes en théorie plutôt tournées vers le monde des idées, peut s’apparenter à la dérogeance des aristocrates qui exerçaient des fonctions incompatibles avec leur statut de noblesse. Comme la noblesse, l’appartenance à un champ des sciences sociales oblige. Assez paradoxalement, cette attitude correspond aussi à une situation de champ dominé, dans le sens qu’utilise Bourdieu. Il se trouve en effet que les Tic ressortissent d’un champ, celui de l’informatique, des télécommunications, des sciences de l’ingénieur qui se trouve très proche du cœur de l’Etat, via les grandes Ecoles telles que l’Ecole Polytechnique, l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, l’Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications… et du versant des «sciences dures ». Si l’on admet avec Pierre Bourdieu que la géographie est dans l’ensemble des sciences humaines ou sociales, l’une de celle qui se trouve être parmi les plus « dominées », on conçoit que dans sa tentative à disputer un objet détenu par des champs aussi distants (en terme de rapport de force) ses chances de succès soient réduites. On remarquera, que de ce point de vue, la capacité à faire lien entre les deux univers distants soit pour telle ou telle personne un avantage certain, ce qui explique en partie les positions particulières occupées dans le champ de la géographie des Tic de deux personnes qui y jouent un rôle éminent : Gabriel Dupuy et Henry Bakis. Le premier est Ingénieur de l'Ecole Centrale de Paris, il est Docteur en Mathématiques et Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines mais encore Directeur des Etudes à l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. Le second a été chercheur au Groupe France Télécom, d’abord au Groupe France Câbles et Radio puis au Centre National d’Etudes 15 Op. Cit., p. 24. 26 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 27 des Télécommunications –C.N.E.T.- pendant dix-neuf ans (de 1976 à 1995) et c’est pendant cette période qu’il a passé une thèse de géographie (soutenue en 1983) puis qu’il a pu influencer le milieu géographique en jouant semble-t-il un rôle décisif dans le financement d’un certain nombre de recherches commandées à des équipes de géographes. Ainsi, dans la restitution de leur travail de recherche, les géographes du « Laboratoire de Recherches Régionales » de l’Université L. Pasteur de Strasbourg signalent très explicitement en note infrapaginale que « Le laboratoire doit à M. H. Bakis l’obtention de ce contrat »16. Au-delà de la qualité intrinsèque des travaux de Gabriel Dupuy comme d’Henry Bakis, cette position qui va du pôle dominant vers le pôle dominé les rend plus légitimes que toute autre personne adoptant un parcours qui s’efforcerait d’aller dans le sens inverse, « du bas vers le haut ». Savoir de quoi on parle, et quand on parle de plusieurs choses, laquelle est la plus importante et induit les autres pourrait être la formule qui résume ce propos. Inconsciemment ou consciemment, la géographie accepterait donc de considérer que, dans les rapports qu’entretiennent les Tic et l’espace, l’objet fondamental soient les Tic et non l’espace. Parce que la géographie se trouve dominée par ces univers scientifiques (au sein desquels existent plusieurs champs scientifiques), elle accepte de transférer ce rapport de force défavorable dans la hiérarchisation des deux objets et se trouve face à une contradiction difficile à réduire. Le caractère particulièrement fragile des travaux portant sur les Tic vient, bien selon, nous de la friction entre différents univers. Peut-être n’est-ce au bout du compte pas si spécifique que cela si on le rapporte à une vision large de l’histoire des objets scientifiques ou de la science en général. Nous observons toutefois que, à ce propos et pour se limiter au champ scientifique de cet objet en France, nous nous trouvons face à quelques singularités qui peuvent être considérées, sous certaines conditions, comme attribuant au champ de l’objet des périmètres qui sont source de conflits, de contradictions. Dès qu’un soldat Drago de la géographie cherche à capturer puis à acclimater dans le champ de la géographie un tel OSS(NE)I17, que se passe-t-il ? Peut-on imaginer qu’un objet ne soit pas un objet saisissable par les sciences sociales et qu’est-ce qu’un tel objet scientifique ? Autrement dit, quels sont les paramètres de son identification en tant qu’objet scientifique ? Selon Pierre Bourdieu, ce sont « les chercheurs ou les recherches dominantes [qui] définissent ce qu’est, à un moment donné du temps, l’ensemble des objets importants, c’est-à-dire l’ensemble des questions qui importent pour les chercheurs, sur lesquelles ils vont concentrer leurs efforts, et qui vont, si je puis dire, « payer », déterminant une concentration des efforts de recherche » (Bourdieu, 1997). A l’instar de Drago, le géographe campé sur sa frontière dispose de quelques bagages : un ensemble de critères qui lui permettent de reconnaître les objets et 16 Laboratoire de Recherches Régionales de l’Université L. Pasteur (Strasbourg I), Année 1985. « Consommation téléphonique et variables géographiques et socio-économiques : étude de leurs relations en Alsace ». Revue Géographique de l’Est, n° spécial Flux et réseaux téléphoniques. Expression des structures régionales en France. Tome XXV, n°1, p. 58 (note infrapaginale 2). 17 Nous utilisons « OSS(NE)I » pour : Objet Socio Spatial (Non Encore) Identifié. 28 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) des méthodes qui lui autorisent l’espoir de les intégrer du bon côté de sa frontière ou de les repousser. Pour Drago, c’est la description type du Tartare, mais pour le géographe ? A l’évidence, le danger qui guette un géographe dans cette situation est de perdre son identité de géographe au profit illusoire d’une identité peu légitime du point de vue académique, que l’on pourrait à la rigueur qualifier d’imposture ou de barbare et qui peut à tout moment lui être reprochée. Dans ce genre de situation, l’une des stratégies possibles pour éviter de tomber dans le piège, consiste à se situer clairement à une ou plusieurs intersections en tentant de remonter vers l’intérieur des champs articulés par leurs frontières communes tout en tirant argument de ces « incursions discrètes » pour préciser son identité d’origine. Autrement dit, il s’agit d’acquérir certaines des « armes » des disciplines concurrentes afin de ne pas être pris en défaut, de pouvoir répondre aux attaques (méthode utilisée par Rome sur le terrain militaire au temps des grandes invasions). En l’espèce, les armes sont à la fois le langage, les concepts courants ou « payants » (pour reprendre le mot de Pierre Bourdieu)… Il est toutefois de coutume de répondre que le périmètre du champ géographique étant de plus en plus ébréché et mal défini, ce danger d’être défini par ses pairs comme « hors champ » n’existerait pas vraiment… façon adroite ou cynique de prétendre que l’épistémologie géographique ne présenterait plus guère d’intérêt ou alors sous la forme indigeste d’une vague scolastique décadente, simplement pour à la fois se rassurer et se reconnaître entre soi, défendre quelques prébendes académiques et repousser la décision de défendre les frontières à plus tard ou à jamais… En fait, il nous apparaît que, sinon le gros des troupes de la géographie, au moins d’importantes cohortes campent depuis longtemps aux frontières, qu’elles constituent une sorte de grande muraille très perméable. Les géographes spécialisés dans les transports se sont déplacés vers des frontières où ils pouvaient dialoguer avec les ingénieurs d’Etat, les économistes, les acteurs publics… Les géographes des représentations ont migré vers les champs des sciences cognitives, de la philosophie, voire de la psychosociologie; ceux de la géographie quantitative vers les mathématiques; ceux de la géographie-sociale vers la sociologie et les statistiques; ceux de la géopolitique vers les sciences politiques… et ceux de la géographie des Tic vers les ingénieurs des télécommunications… et là la rencontre ne s’est pas faite dans de bonnes conditions pour la géographie. Dans tous les cas, les géographes ont essayé de migrer vers des « frontières chaudes ». Ils y ont été attirés par la densité des échanges et des naturalisations possibles. Notre hypothèse est que ces déplacements se sont réalisés au détriment du cœur de la discipline parce que les géographes ont souvent été couronnés de succès dans leurs entreprises. Il s’agirait en quelque sorte d’une victoire à la Pyrrhus. La qualité de l’échange interne à la discipline s’est peu à peu dégradée parce qu’une population significative de ses représentants « faisait carrière » à sa périphérie. La domination de la géographie par la plupart des disciplines auxquelles elle emprunte pourrait s’expliquer par cette structure du champ. Si l’on reprend l’image de la frontière, on perçoit aussitôt que les flux s’organisent généralement dans des rapports de force où le centre joue un rôle essentiel. Qu’il y ait des cohortes massées aux frontières n’est pas a priori un problème, sauf quand il dégarnit par trop le centre ou quand il se fait au 28 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 29 détriment d’un travail nécessairement central d’intégration/naturalisation à l’intérieur du champ et non à l’extérieur, mission attribuée classiquement à l’épistémologie. Or, c’est ce qui nous semble caractériser la situation contemporaine de la géographie humaine et peutêtre de la géographie dans son ensemble. 3. Le paradoxe sujet/objet De la légitimité de la critique contre la géographie du Catoblépas…. Ce qui est en question dans l’exercice auquel nous nous livrons c’est de situer un parcours individuel de chercheur dans un collectif de chercheurs, des institutions de recherche et un collectif de recherche. Il conviendra donc de situer une autobiographie dans un ensemble représentatif d’autres biographies mais l’exercice ne s’arrête pas là puisqu’il a aussi pour but de situer l’ensemble du matériau biographique dans la constitution des institutions de recherche, la construction des collectifs de recherche et la détermination/sélection des objets de recherche. Les principaux éléments du corpus théorique rassemblés pour réaliser cette analyse de parcours s’orientent dans trois directions que nous avons cherchées à articuler : - celle de la sociologie des sciences notamment Bruno Latour et Michel Callon du CSI, (Centre de Sociologie de l’innovation de l’Ecole nationale supérieure des Mines de Paris) et Pierre Bourdieu, au travers de Homo Academicus et du concept de « champ »; - celle que l’on pourrait qualifier de « socio-histoire » ou d’histoire sociologique en ce qu’elle s’intéresse aux matériaux biographiques pour identifier les ruptures, les bifurcations dans des processus de changement. Nous nous sommes ici surtout inspiré de l’approche développée par Frédérick de Coninck et Francis Godard, qui distingue, à partir d’une interrogation sur les dimensions temporelles incluses dans les biographies, trois modèles d’analyse : « Le modèle archéologique est centré autour de la recherche d’un point d’origine pertinent à partir duquel d’autres événements vont se mettre en place. Le modèle centré sur le cheminement va étudier la forme du processus lui-même et, à travers cette forme, les éléments causaux à l’œuvre. Le modèle structurel va s’intéresser aux temporalités qui débordent une biographie particulière et mettre en rapport cette biographie avec ces temporalités » (F. de Coninck et F. Godard, 1989). - celle élaborée par Jacques Lévy, dans un ouvrage qu’il admet lui-même être resté relativement confidentiel : « Egogéographies. Matériaux pour une biographie cognitive ». Si les deux précédentes approches sont fondamentales pour appréhender un champ en construction, le rôle des controverses et des luttes d’influence, elles restent toutefois difficiles à appliquer au sujet qui se prend à un moment donné pour objet. On observera que Pierre Bourdieu ne s’y est prêté que de façon indirecte, en en laissant le soin à d’autres tout en se prêtant au jeu (par exemple dans « La sociologie de Bourdieu » et surtout dans le film de Pierre Carles « La sociologie est un sport de combat ») et tardivement de façon directe, lors de sa dernière leçon au Collège de France. Si Michel Callon aborde le sujet qu’il a été lui-même dans « la domestication des coquilles SaintJacques… », le « je » est à ce point effacé et marginalisé dans l’analyse des rapports qu’entretiennent les différents acteurs (dont les « coquilles Saint-Jacques » elles-mêmes) qu’il est bien évident qu’il ne constitue pas l’objet principal de la démonstration. Michel NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 30 Callon procède plutôt par un aplatissement du sujet et ne le met jamais en exergue. Par contre, même si l’entreprise est présentée par l’auteur comme « modeste », (« je ne veux pas exagérer l’ambition de cet exercice (…) mes compétences en ce domaine sont plutôt celle d’un amateur que d’un professionnel » (J. Lévy, 1995)18, Jacques Lévy fournit quelques pistes intéressantes sur l’approche cognitive appliquée à l’autobiographie et livre quelques jalons intéressants sur les façons de procéder pour répondre à l’interpellation de la Pythie de Delphes. Il en existait sans doute une dernière : celle, « polémologique », de Nicolas Machiavel ou de Karl Von Clausewitz, qui nous aurait permis de prolonger notre comparaison entre l’organisation d’un champ scientifique, la protection de son équilibre et la régulation de sa reproduction avec l’art de la guerre ou de la stratégie militaire ou politique. C’est dans l’implicite de cette référence que notre métaphore des frontières, des objets barbares, nous paraît acquérir un autre statut que celui de la métaphore, elle se veut intégrée au système d’explication. A certains égards d’ailleurs, l’analyse de Nicolas Machiavel sur la conquête du pouvoir et la façon de le conserver, ne nous paraît pas très éloignée de l’approche que Bruno Latour et Michel Callon font subir au monde scientifique, le considérant pour l’essentiel comme un monde régi par des conflits de pouvoirs, des luttes d’influences en récusant la distinction établie par Platon entre la « science véritable » fondée en raison, et la « doxa » ou savoir vulgaire mais éventuellement masqué derrière un langage savant ou pseudo-savant (tel que celui des « Sophistes »). Nous n’avons mobilisé cette quatrième orientation possible que de façon très marginale, précisément parce qu’elle était en partie redondante avec celle de la sociologie des sciences ou de l’innovation et parce qu’elle présentait comme danger de survaloriser, selon nous, la perspective selon laquelle l’organisation des champs scientifiques se résoudrait à de purs rapports de pouvoirs. Or, l’organisation des champs scientifiques ne nous paraît pas devoir subordonner totalement la production scientifique (c’est d’ailleurs pourquoi la description du champ n’occupe que la première partie de notre travail, quand nos deuxième et troisième parties se débarrassent de ces questions pour ne plus s’intéresser qu’à l’objet). Cette recherche d’articulation entre les trois approches mentionnées nous a permis de reconstituer un ensemble que nous espérons cohérent mais elle présente toutefois un grave inconvénient. Nous avons consciemment pris le risque de masquer une part importante du propos de chacun des représentants des trois approches utilisées : leur propre part de subjectivité et les points de désaccord ou d’incompatibilité qui en découlent, non pas les éléments possibles d’une éventuelle controverse entre eux mais les éléments possibles d’une éventuelle polémique (si l’on retient notre distinction entre controverse et polémique). C’est évidemment là tout le risque d’extraire des segments d’une réflexion qui se déploie sur plusieurs ouvrages et dans des contextes de recherche à chaque fois spécifiques. Chercher à se situer soi-même, c’est évidemment chercher à se situer dans un ensemble plus vaste, qui fait référence. Or cette connaissance que l’on 18 Jacques Lévy, 1995. Egogéographies. Matériaux pour une biographie cognitive. Coll. GéoTextes, Ed. L’Harmattan, p. 18. 30 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 31 cherche à conquérir sur soi devrait logiquement s’appliquer aux auteurs des œuvres utilisées. Si cette partie de l’exercice n’est pas abordée ici, c’est parce que ce qui est en question c’est moins l’analyse des parcours que la place des parcours d’un certain nombre de géographes dans la relation construite entre la discipline géographique et les Tic. C’est surtout parce qu’il ne s’agit pas de faire un travail de sociologue sur la géographie des Tic mais d’emprunter à des sociologues des outils conceptuels et théoriques qui permettent de faire une esquisse de cette sociologie. Ce ne sont pas davantage les sociologues qui ont élaboré ces outils conceptuels et théoriques qui nous intéressent ici mais une part de leur sociologie appliquée à notre objet. Ce ne sont donc pas non plus les géographes qui nous ont intéressés mais leur géographie. Or, une façon de la mettre en exergue, consiste à en passer par des analyses biographiques derrière lesquelles ce qui est recherché est la trace laissée dans le champ. Tenter d’objectiver son propre parcours est en fait un exercice assez rare et souvent mal perçu, comme s’il s’agissait de rationaliser ex post l’ensemble de ses travaux, comme s’il ne s’agissait que de se justifier ou se valoriser. Jacques Lévy constatait19 ainsi, que dans toute sa production d’ouvrages, celui qui avait eu le moins de succès était, et de loin, « Egogéographies». A l’instar de Jacques Lévy, ce que nous souhaitons, en entamant cette partie est d’un autre ordre. Il s’agit d’expliquer voire d’extirper notre façon d’avoir été et d’être géographe ou d’être en géographie, par des éléments qui ont jalonné notre histoire professionnelle. Nous nous efforcerons de ne pas laisser dans l’ombre carences et fragilités, non pas pour donner des arguments à d’éventuelles ou inévitables critiques mais pour se livrer à une tentative objective de mise à distance des éléments d’un parcours. Par ailleurs, rapporté à l’exercice de l’HDR, cette tentative d’objectivation a pour ambition de nous permettre d’identifier le poids qu’ont pu avoir les choix que nous avons pu faire afin d’isoler les carences ou les fragilités de la stratégie que nous avons élaborée; condition nécessaire à ce que, dans la poursuite de notre parcours de recherche, nous puissions en tenir compte. II. LE GEOGRAPHE DES TIC EST-IL UN CHASSEUR D’OSS(NE)I 20 ? Le travail présenté dans cette partie est construit sur une analyse de la place occupée par les géographes travaillant sur les Tic dans un certain nombre d’institutions structurantes et d’événements marquants : les revues scientifiques, les événements que constituent les Colloques et Séminaires Il débute par une analyse de ce qui représente le viatique nécessaire à toute carrière de recherche, la thèse de doctorat; 1. Les thèses françaises de géographie 19 20 Echanges informels lors du Festival International de Saint-Dié des Vosges, 6 octobre 2001. Objet Socio Spatial (Non Encore) Identifié NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 32 1. 1 Première du genre : la thèse d’Henry Bakis (1983) A l’époque où Henry Bakis réalise sa thèse (fin des années 1970), le type de recherche auquel elle réfère est marginale, peu reconnue sur le plan académique. Les objets dont elle cherche à se saisir sont typiquement des OSS(NE)I et le géographe qui s’en préoccupe est à la limite du périmètre scientifique du champ académique. C’est à dire qu’il peut aussi bien être oublié sur son poste frontière qu’organiser un déplacement de frontière à son profit. Ce que rapporte Henry Bakis de ses relations avec son Directeur de Thèse est très significatif. Dès le début de son parcours de doctorant, il se trouve totalement isolé, abandonné par son Directeur de Thèse. Bien que Michel Rochefort ait accepté de diriger ce travail, il donne par la suite tous les signes du plus profond désintérêt : « rétrospectivement, je vois que son accueil a été particulièrement décevant : il m’a simplement dit, à propos de mon travail "pourquoi pas ?". Plus décevant encore, son suivi scientifique (…) a été totalement inexistant. Il se contentait de me recevoir une fois par an et toujours à ma demande; il me consacrait un quart d’heure/vingt minutes (…). Il ne m’a jamais critiqué ni mis sur une piste quelconque. Il ne m’a pas incité à participer à un quelconque colloque, ni demandé de faire ne serait-ce qu’une conférence devant d’autres thésards »21. Henry Bakis en conclu encore, rétrospectivement, que Michel Rochefort ne voyait pas en lui un géographe susceptible d’occuper une chaire d’université : « il semble avoir accepté une thèse sans intérêt pour la réflexion géographique, d’un chercheur situé à l’extérieur du monde académique et sans perspective de carrière dans le monde universitaire ». Michel Rochefort serait alors l’archétype du professeur de géographie qui dirige un bataillon de thésards en établissant d’emblée entre eux une hiérarchie dont il donne lecture par toute une série de signaux. Il dirige une thèse à laquelle il ne croit pas quasiment jusqu’à la soutenance mais organise toutefois un Jury prestigieux : Pierre George, Etienne Dalmasso (alors président du Comité National Français de Géographie) et Paul Claval et par ailleurs Le Moigne (dont la notoriété n’était pas moindre dans sa discipline). Un tel Jury se réunit surtout pour promouvoir des carrières … il y a là une ambiguïté assez surprenante, on n’offre généralement pas un tel Jury a quelqu’un que l’on a abandonné dans sa guérite sur son poste frontière. L’art de la composition des Jurys se réalise dans le subtil dosage des intérêts partagés, des jeux de proximité, des échanges de services … mais un Directeur de Thèse n’a jamais intérêt à se trouver en situation de fragilité devant ses pairs. Henry Bakis espère que ce Jury inespéré pouvait signifier une tardive conversion de son Directeur de Thèse à l’intérêt de sa propre recherche. Cette conversion tardive aurait dû placer de fait Michel Rochefort dans une situation difficile vis-à-vis des autres membres du Jury… et le personnage n’est pas susceptible d’avoir commis une telle maladresse… à moins qu’il n’ait su que se pairs ne pouvaient pas lui faire le reproche de sa carence de direction au motif qu’ils eussent agi de même dans les mêmes circonstances et pour les mêmes motifs. On pourrait schématiser ce que cette situation laisse percevoir par la formule encore ambiguë : « c’est intéressant mais est-ce que ça nous concerne en 21 Notes d’entretien. 32 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 33 tant que géographes ? » ou encore « voilà un bel objet mais qu’en fait-on ?». Il nous semble bien en l’occurrence que la question posée reste celle du périmètre du champ académico-scientifique et que l’attitude de Michel Rochefort a pu consisté, in fine, à renvoyer la question vers son corps. Renvoi sans lendemain d’ailleurs car Michel Rochefort n’a plus encadré de thèse sur ce sujet. Après sa thèse, Henry Bakis n’a pas entamé de carrière à l’Université mais au sein du Cnet, plus précisément de l’équipe essentiellement composée de sociologues travaillant sur les usages sociaux des télécommunications. S’il n’avait pas été recruté en 1995 sur un poste de professeur de géographie à l’Université de Montpellier, le constat de son éviction hors du champ académique de cette discipline eut été trop simple à dresser22. - Or, on observe que cette identité professionnelle a durablement structuré sa carrière de chercheur d’un côté et sa carrière académique de l’autre côté. Du côté de la recherche, le nombre très impressionnant de publications (plusieurs QSJ, des publications à la Documentation française), y compris dans des revues scientifiques fortement cotées par le monde scientifique (Annales de Géographie par exemple), n’occulte jamais le fait que la recherche est accomplie depuis le Cnet et non d’une université ou d’un laboratoire associé au Cnrs. Quelques uns de ses travaux sont liées à des études finalisées commandées par le Cnet, mais le simple fait qu’il ait surtout été intensément « productif » pendant l’époque où il était au Cnet a pour conséquence de conférer à sa production scientifique la réputation d’avoir quelques rapports avec de la recherche finalisée. Même si la recherche accomplie au Cnet par Henry Bakis comme par la plupart des sociologues qui y travaillaient a été de grande qualités et souvent novatrice, y compris par rapport aux canons scientifiques, il ne s’agissait pas d’une recherche académique par le simple fait qu’elle était produite hors contrôle des institutions académiques de recherche. Ce stigmate si évident dans la communauté scientifique française s’estompe toutefois au sein de la communauté scientifique internationale et, curieux paradoxe, Henry Bakis apparaît assez tôt plus reconnu au niveau international que national. Un tel parcours n’avait rien d’encourageant pour les géographes éventuellement intéressés par ces questions et susceptibles de déposer des sujets de thèse s’y rapportant. Le dépôt d’un sujet de thèse dépend non seulement des envies manifestées par un candidat au doctorat mais aussi de l’équipe des enseignants susceptibles d’encadrer son travail. Autour des thèses traitant de l’urbaine, on trouve ainsi bien souvent en filigrane l’ombre portée des grandes « écoles » de géographie urbaines, quelques noms de Directeurs de thèses reviennent très souvent ainsi que ceux des grandes équipes de recherche. Les candidats au doctorat ayant suivi les enseignements de tel ou tel professeur, se dirigent assez naturellement vers une thèse portant sur la spécialité de leur futur directeur de thèse. Ce qui explique en partie la grande rareté des sujets portant sur les relations des Tic à l’espace géographique : il y avait fort peu de possibilités, que ce soit en terme de choix d’équipe d’accueil et encore plus de directeur de thèse. 22 Noter cependant sa double élection comme Professeur sur un poste de Sciences de l’Information et de la Communication, la même année, par les Universités de Rennes et du Havre. Cela aurait-il permis un retour ultérieur vers la géographie ? C’est vraisemblable. 34 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) Le manque de thèses sur le sujet a ainsi longtemps constitué l’une des plus grandes fragilités de ce champ en cours de construction. Conscient de ce problème, Henry Bakis publiait en 1996 dans le volume X de Netcom une sorte d’appel : « Pour une recherche de qualité. Quelques conseils destinés aux étudiants préparant (ou souhaitant préparer) une thèse ou un mémoire sous ma direction ». 1. 2 L’évolution des thèses de géographie sur 20 ans L’enquête à laquelle nous nous sommes livré s’étend sur 20 ans (de 1981 à 2001) de mémoires universitaires de géographie (sections 23 et 24 du Conseil National des Universités) enregistrées au fichier central des thèses. L’échantillon reconstitué porte sur 3437 mémoires, sans qu’il soit toujours très facile de distinguer les thèses des autres mémoires (D.E.A et Maîtrise). Le Nombre de thèses ou mémoires de recherche mentionnant dans leur titre une référence à l’étude d’un objet inclus dans l’ensemble constitué par les Tic dans son rapport à l’espace est de 8, ce qui représente 0,23 % de l’ensemble des mémoires référencés. Il est évidemment bien difficile de comparer les effectifs à l’intérieur de chacune des « branches » identifiées. D’autant plus que la base de référence n’indique pas dans laquelle les nouveaux docteurs (au moment de déposer leur notice, ils ont encore cette qualité) ont choisi de s’inscrire. Il faut donc le déduire à partir de l’intitulé et, quand l’interprétation reste floue, en consultant les notices de thèses, dans lesquelles figurent une série hiérarchisée de « mots-clés ». Dans ces cas précis, nous avons conservé le premier mot-clé de la liste. Dans bien des cas, les nouveaux docteurs énoncent plusieurs mots-clés, signalant par là leur désir d’être identifiés à l’intersection de plusieurs branches. Ainsi, pour les thèses d’urbaine et dans une proportion moindre pour la rurale, on trouve de nombreux mémoires articulant par exemple l’urbaine à l’économie, à l’industrielle, au commerce, voire plus rarement à l’environnement et à la climatologie. Pour la rurale, les associations les plus fréquentes sont celles avec le développement, le tourisme. Un gros problème, inhérent à l’information disponible dans cette base tient à l’évidente sous-représentation des thèses portant sur les questions de développement, notamment celles réalisées sur des études de cas dans des « pays en développement ». Ce phénomène tient au fait que l’intitulé n’est généralement pas assez explicite sur ce point, la problématique du développement étant le plus souvent masquée sous des catégories ou des branches plus englobantes, telles que l’urbaine, la rurale, l’économique ou l’industrielle. Il s’agit donc d’un outil assez lourd à manipuler mais d’un usage rendu malaisé par les nombreuses carences constatées. Il ne peut être ici utilisé que pour repérer des grandes masses et les chiffres mentionnés sont donc surtout à caractère indicatifs. 34 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION Branches Urbaine Rurale Géomorphologie Hydrologie Population (démo, santé…) Régionale Cartographie Climatologie Environnement Industrielle Transports Tourisme Aménagement Economie Géo-sociale Commerce Politique Paysage Autre géophysique Culturelle Représentations Développement Biogéographie Ecologie Epistémologie Géo-Histoire ou géographie historique Halieutique Tic 35 Nbre de thèses 721 461 197 145 145 145 129 124 113 109 97 93 88 81 71 67 66 63 60 57 43 31 26 24 23 21 en % du total de la base 21,0 13,4 5,7 4,2 4,2 4,2 3,8 3,6 3,3 3,2 2,8 2,7 2,6 2,4 2,1 1,9 1,9 1,8 1,7 1,7 1,3 0,9 0,8 0,7 0,7 0,6 16 8 0,5 0,2 Non identifiées 328 9,5 Tableau recomposé à partir des données disponibles dans la base SU.DOC Le total excède 100 % dans la mesure où certaines thèses ont été comptées dans plusieurs rubriques. Les thèses portant sur les relations entre espace géographique et Tic sont donc très minoritaires, elles apparaissent en dernier rang et loin derrière celles de la catégorie qui les précède directement. Elles sont en effet deux fois moins nombreuses que l’autre NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 36 branche la moins pourvue, celle traitant d’halieutique. Même si les comparaisons restent délicates pour les raisons évoquées plus haut, on observera que les Tic ont jusqu’à présent bien moins attiré de doctorants que d’autres problématiques qui sont apparues dans les années 1960 et 1970. C’est ainsi que sur la même période, les thèses sur la question des « représentations » sont cinq fois plus nombreuses quand la question « paysagiste » attire huit fois plus. Un autre gros problème de la base des thèses provient du fait qu’elle est très incomplète. Il n’était guère envisageable de la compléter pour l’ensemble des branches identifiées et nous nous sommes donc limités à ce qui est au cœur de notre sujet : les thèses portant sur les Tic. Au premier échantillon, celui référencé dans la base, nous avons pu rajouter cinq thèses « oubliées » ou en tout cas non référencées et touchant spécifiquement aux Tic, celles de : Henry Bakis, Sophie Clairet, Emmanuel Eveno, Pascal Gillon, Daniel Weissberg. Compte tenu de notre position à l’intérieur de ce micro-champ de la géographie des Tic, nous pensons avoir repéré la grande majorité des thèses s’y référant. Nous avons en outre intégré la thèse de Laurent Despin, dont l’intitulé ne livrait aucune indication sur la réalité de ses intérêts vis-à-vis du sujet ainsi que celles d’Alexis Bautzmann et celle d’Anne-Frémont-Vanacore23. La base ainsi recomposée permet d’identifier les mémoires de recherche à partir de 1983 (même si l’on sait que certains travaux ont été réalisés plus tôt, comme la thèse d’Etat de Suzanne Paré sur Géographie et informatique, l’état de la base ne permet pas de remonter plus haut dans le temps). Elle concerne les thèses de 3ème cycle, thèses nouveau régime (n-r), mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches (H.D.R) ou Thèses d’Etat suivantes : NOM, Titre du mémoire Prénom BAKIS Henry Télécommunications et organisation de l’espace LEWON Claude Statut Objet en perspective Thèse d’Etat Organisation de l’espace Flux téléphoniques en Alsace Th 3ème cycle Economie des télécommunication s Année 1983 1985 23 Voir BAKIS H., « Rivalités entre Etats et géopolitique de l’information : compte rendu de la thèse d’ Alexis BAUTZMANN », Netcom, vol. 16 (2002), n° 3-4 pp. 219-223; BAKIS H., « Diffusion d'Internet, PME et Régions normandes : compte rendu de la thèse d’Anne FRÉMONTVANACORE », Netcom, vol. 16 (2002), n° 3-4 pp. 215-218. Voir par ailleurs une thèse de sciences politiques et son compte rendu : BAKIS H., « Développement local, politiques publiques et technologies de l’Information : sur une thèse de sciences politiques: compte rendu de la thèse de Marie-Ange SALICETI », Netcom, vol. 16 (2002), n° 3-4 pp. 224-225- (Note de la rédaction de Netcom) 36 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION MSELLATI, Jean-Charles Un pays à reconnaître. Territoire local et communication BENAKOUC Du téléphone aux nouvelles HE DE technologies : implications MOURA, sociales et spatiales des Tamara réseaux de télécommunications au Brésil PASQUER Contraintes de Olivier développement et nouvelles stratégies d’aménagement montagnard : utilisation des nouveaux moyens de communication : exemple du Beaufortain DUARTELes réseaux de DIAS Leila télécommunication et Christina l'organisation territoriale et urbaine au Brésil EVENO La territorialisation des Emmanuel systèmes d'information et communication et les acteurs de la sphère publique locale : le cas de Toulouse et de sa région WEISSBERG Le système mondial de Daniel l'informatique : acteurs et enjeux BARRAT, Géographie des médias [s.n.] Jacques 37 Communication territoriale 1989 Usages sociospatiaux 1989 Développement local 1990 Thèse n-r Organisation de l’espace 1991 Thèse n-r Collectivités locales 1991 Thèse n-r Industrie de l’informatique 1991 Thèse d’Etat Médias MONTALIEU, Les lieux représentés : Thèse n-r Jean-Pierre géographies médiatique et sociale GILLON Contribution à l’analyse des Thèse n-r Pascal échanges interurbains : modélisation des flux téléphoniques entre les villes françaises CHEVALIER, Projets de villes et politiques Thèse n-r Dominique municipales de communication : le cas de Marseille, Montpellier, Nice 1991 Médias 1994 Réseaux de villes 1997 Communication 1998 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 38 et Toulouse ROCHE Stéphane Enjeux de l'appropriation sociale des technologies de l'information géographique pour l'aménagement territorial DESPIN La refondation territoriale : Laurent concepts et mises en application dans les Pyrénées centrales CLAIRET Représentations de paysages Sophie et renforcement identitaire dans les Régions de l'arc méditerranéen BAUTZMAN Exogéographie politique des Alexis autoroutes de l’information. Globalisation de la communication et mutation du « système-monde » EVENO La Société Urbaine de Emmanuel Communication FREMONTVANACORE Anne GARCIA Denis BERNARD Eric Thèse n-r Aménagement territorial 1999 Thèse n-r Développement local 2000 Thèse n-r Médias, Paysages 2000 Thèse n-r Epistémologie Géo des Tic 2001 HDR Epistémologie Géo des Tic 2001 Diffusion Ntic 2002 Aménagement territorial 2003 Communication. Développement 2003 Le rôle des réseaux et des Thèse n-r territoires dans la diffusion des NTIC dans les PME-PMI. Comparaison Haute- et Basse-Normandie. Désenclavement et Thèse n-r technologies d’information et de communication en moyenne montagne française : l’exemple du Massif Central et de ses bordures Le déploiement des réseaux Thèse n-r électroniques en Afrique francophone. Enjeux et stratégies Le total des thèses soutenues ou en cours en géographie et traitant des Tic, tel qu’il a pu être recomposé, est donc désormais de 17. Un certain nombre d’entres elles traitent en 38 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 39 fait d’un média ou d’une entreprise de communication à distance (Barrat, Clairet), d’autres encore de l’activité de communication d’une organisation ou d’une institution (Chevallier, Mselatti) voire de l’activité de communication de la discipline géographique elle-même (Montalieu, Roche). Le dernier sous-groupe est celui qui est composé par les travaux portant sur l’analyse des Tic dans l’organisation de l’espace, les usages sociospatiaux dans les Tic et le rôle des Collectivités locales dans les processus de diffusion et d’appropriation des Tic dans les territoires (Bakis, Benakouche de Moura, Despins, Duarte Dias, Eveno, Pasquer). Reste un cas à part qui n’a pu être clairement identifié, celui d’Alexis Bautzmann 24 dont le titre semble indiquer (enfin) un souci épistémologique clairement affiché. Dans le voisinage de ces sujets, on peut encore identifier d’autres thèses telles que celles, clairement référencées à la géographie industrielle voire à la géographie économique mais s’intéressant à une activité économique touchant le secteur des Tic. Une thèse comptée dans l’échantillon précédent est en fait à l’interface des deux sujets, il s’agit de celle de Daniel Weissberg. Nom Titre CARROUE, Laurent Les industries informatiques électriques et électroniques en Ile de France. Contribution à l’étude des industries de haute technologie dans une métropole centrale Eléments d’une approche synthétique de la Industrielle localisation industrielle. Une application à l’industrie des semi-conducteurs Le système mondial de l'informatique. Industrielle / Acteurs et enjeux urbaine GENEAU DE LAMARLIER, Isabelle WEISSBERG, Daniel Objet en perspective Industrielle FACHE, Jacques La diffusion des Hautes Technologies en Industrielle France. Un modèle de diffusion des activités à haute technologie LESTRADE, Système d’information et implantation Economie/ Marc spatiale des grandes entreprises système d'informations Année 1988 1991 1992 1996 1998 Le « voisinage » le plus déséquilibré reste toutefois avec les thèses incluant dans leur intitulé une référence aux Tic comme outils ou instruments de la géographie et non comme objet de recherche. Les thèses ayant pour but d’étudier voire d’élaborer un outil intéressant la production de données ou de connaissances géographiques à partir de techniques à base d’informatique sont en fait très nombreuses. On a pu en identifier 106 24 Voir le compte rendu de Bakis H., « Rivalités entre Etats et géopolitique de l’information : compte rendu de la thèse d’ Alexis Bautzmann », Netcom, vol. 16 (2002), n° 3-4 pp. 219-223. (Note de la rédaction de Netcom) NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 40 sur l’ensemble de la base, pour la grande majorité d’entre elles répertoriées à l’intérieur de la rubrique « cartographie ». Elles croissent au détriment des thèses traditionnelles sur la cartographie « manuelle », qui ne représentent plus que 23 dépôts sur les 129 au total. L’ordinateur, les systèmes d’information géographique, la télédétection… s’imposent très massivement dans la panoplie des géographes. Un curiosité, la thèse de Jacques Dorselaer, déposée en 1987 et portant pour intitulé « Les relations entre migrations internes, urbanisation et activités économiques au Mexique, de 1959 à 1980 : utilisation de traitements graphiques de l’information, sans ordinateur* » qui témoigne d’une curieuse défiance de l’ordinateur. Ces thèses consistent le plus souvent à appliquer l’utilisation d’un de ces outils à des objets qui, quant à eux, peuvent être extrêmement diversifiés comme le signalent les exemples sélectionnés ci-dessous : GAGNIER, François SHAMLOU, Gholan L'utilisation de la télédétection à la mise en valeur d’un delta : l’exemple de la Camargue Photogrammétrie et télédétection dans le domaine de l'aménagement du territoire en Iran : problème de l'eau XIA, Deshen Contribution à la mise au point d’un logiciel de traitement d’images de télédétection sur micro-ordinateur BESSON, Conception et réalisation d’un Système Thierry d’Information en Géographie BABY JLe traitement des données spatialisées par François stations géomatiques GUO, Renzhong Du point à la ligne : extraction des linéaments sur une image numérique, applications cartographiques et géographiques [microforme] Atelier national de Reproduction des Thèses DIAKITE, Suivi des unités de paysage dans une région Cheick Hamallah soudano-guinéenne à l'aide des données de télédétection [microforme] Atelier national de Reproduction des Thèses BOURCIER, Télédétection et combinaison d'informations Alban géographiques en mode image : application à l'aménagement de l'estuaire de la Seine [microforme] Atelier national de Reproduction des Thèses DONTREE, Application de systèmes d’informations Suthinee géographiques à l’élaboration d’un schéma directeur : cas de la ville de Chonburi * Télédétection/ aménagement Télédétection/ aménagement 1984 Télédétection 1987 SIG 1990 Géomatique 1991 Image numérique/cart ographie 1991 1985 Paysage/télédét 1993 ection Télédétection 1994 SIG/Urbaine 1994 c’est nous qui soulignons. 40 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 41 (Thaïlande) PEREZ, Jésus Arnaldo L'aménagement du Piémont andin et des Llanos occidentaux au Venezuela : utilisation d'enquêtes sociales et d'images satellitaires ROLLIN Réalisation d’une carte géomorphologique à GUIEYSSE, 1/250 000 (feuille de Rouen) et d’un système Anne d’information géographique associé Extrait sur un total de 106 Aménagement/ 1994 images satellitaires Géomorpholog 1997 ie Les thèses en question mobilisent généralement une grande expertise technique, mais on peut toutefois se demander s’il s’agit bien de recherche géographique ou si l’on se trouve pas plutôt, pour certaines d’entre elles du moins, face à des projets d’ingénierie géographique. Or, le nombre de ce type de travaux est en croissance constante et on peut interpréter cette croissance comme le signe évident de la forte appropriation des techniques à base informatique dans le travail du géographe contemporain. Evoquant l’innovation qu’avait été la Revue Cybergéo et la précocité avec laquelle les géographes s’étaient emparés de l’Internet, au regard d’autres disciplines des sciences sociales, Denise Pumain observait que « La discipline qui a choisi cette forme d’expression ne l’a pas fait par hasard : parmi les sciences sociales, la géographie est une de celles qui ont depuis les années 1960 apprivoisé le plus précocement et développé le plus largement les usages de l’ordinateur, pour la recherche et l’enseignement, ainsi que pour la documentation» 25. De la même façon, il nous semble nous rappeler que le Département de Géographie de l’Université de Toulouse-Le Mirail fut l’un des tous premiers Départements de cette Université à inaugurer des Ateliers d’Informatique et à enseigner la pratique des microordinateurs et des principaux logiciels utiles aux géographes, dès le premier cycle et ceci dès 1986. 2. Les Annuaires de la Géographie Le travail présenté ici repose sur une exploitation systématique des deux annuaires ou répertoires sur les géographes français parus à ce jour, celui de 1992 et celui de 1998. Ils permettent de dégager des profils à partir de l’étude des mots clés déclarés par les individus comme significatifs de leurs recherches en cours. L’édition 1992 Parmi un ensemble très précis et détaillé de mots clés, la part qui revient aux objets « Tic » comprend : 25 Denise Pumain, 2001. « Cybergéo, première revue électronique française en géographie », In Comprendre les usages de l’Internet, s/d E. Guichard, Ed. ENS Rue d’Ulm, Paris, p. 90. 42 Mots clés Communication Informatique Télécommunications Espace réticulé Informatisation Marché informatique Média Réseaux de communication Technologies nouvelles Télématique Information Nouvelles technologies d’information NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) Nbre d’individus 5 3 2 1 1 1 1 1 1 1 Institutions 2 2 1 1 Chaque individu livre toute une série de mots-clés. Le tableau recomposé ci-dessus a été réalisé à partir d’un recensement des individus et des institutions ayant intégré un ou plusieurs des mots clés référant à l’univers des Tic mais chacun d’eux associe à cette spécialité d’autres items dont certains n’ont que fort peu de rapports avec les Tic. Le « centre de gravité » des recherches portant sur les Tic s’organise autour de trois mots-clés principaux : Communication, Informatique et Télécommunications. On peut à partir de là interpréter les autres mots-clés sans rapport apparent avec les Tic mais associés par les individus selon différentes hypothèses : les auteurs cherchent à illustrer leur domaine de recherche, ils adoptent le plan en « entonnoir », qui va du plus général au plus particulier. La liste est donc hiérarchisée et, dans ce cas, on peut admettre que ces mots apparaissent comme des précisions complémentaires à partir d’une identification principale, mais que plus on descend dans l’entonnoir, moins ces mots sont significatifs. Autrement dit, en début de liste, on se retrouverait dans les vastes corpus de recherche tandis qu’en fin on voisinerait avec des terrains de recherche, voire des instruments, des procédures ou des outils de recherche. Ainsi, dans de nombreux cas, les géographes présentent d’abord leurs objets puis leur terrain, qui se trouve être un espace géographique, un terrain d’exercice de leur recherche (par exemple, un chercheur lyonnais évoquera assez naturellement comme mots clés : la France puis la Région Rhône-Alpes, en tout état de cause, le tropisme exercé par le lieu de résidence ou de travail se constate très généralement…). L’hypothèse contradictoire est établie sur le fait que l’on peut admettre qu’en livrant ces éléments de leur identification, les individus se positionnent dans un champ en articulant leur recherche à des champs voisins, afin de consolider leur corpus de référence. C’est ainsi que l’on trouve de nombreuses références à des objets qui constituent par ailleurs des champs scientifiques en dehors de la géographie (par exemple le marketing, l’intelligence artificielle, l’ergonomie…) ou à des branches très fortement constituées de la discipline géographique (Transports, Urbanisme, Organisation de l’espace, Géopolitique). 42 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 43 A la lecture des profils exposés dans les Annuaires, il est évident que ces deux modes de présentation cohabitent chez les individus. Cela rend certes la lecture de ces annuaires assez confuse mais dans l’esprit de notre interrogation, il s’agit là d’un constat fort intéressant. Si l’on spécifie notre premier repérage en tenant compte des statuts professionnels des personnes en cause, on se rend compte que ce noyau qui se constitue autour de l’ensemble formé par communication/télécommunication et ses satellites est bien au cœur du processus d’émergence d’un corpus unifié. Item COMMUNICATION26 : Stéphane Decoutère - Marketing territorial Cynthia Ghorra-Gobin - Ville (62). Modèle culturel (0). Morphologie urbaine(5). Connaissance/action (0). Antoine Godbert27 - Réseaux de la drogue (0). Géopolitique (24) Francis Jauréguiberry 28 - Balkans. Actualité récente Marcel Pouillot - Transports (28). Politique (21). Lieux d’intégration : Intergéo, Reclus. Ce sont des lieux plutôt surprenants. Les « lieux d’intégration » des recherches conduites sur les Tic ont été assimilés ici aux institutions ou aux équipes qui présentent parmi leurs spécialités, l’un ou l’autre des mots clés référant à l’univers des Tic. Item INFORMATIQUE Monique Bourguet - Statistique (3), analyse de données (4) Geneviève Coude-Gaussen - Géomorphologie (54), Environnement, sédimentologie, Poussières, Sols…Microscopie électronique (0), infographie, analyse d’image Daniel Weissberg - Base de données (2); Intelligence artificielle (0); Ergonomie (0); Sciences cognitives (0); productique (0); Télématique (0); Marché informatique (0); Informatisation (0); Géopolitique (24); Réseau de communication (0); Réseaux à valeur ajoutée (0) Lieux d’intégration : inexistants ou incohérents. Dans cet ensemble, on trouve trois profils très distants. Le premier renvoie à un statut dans l’organisation académique de la recherche. La personne étant « ingénieur d’études » évoque des outils et des méthodes de recherche mais en aucune façon des objets de recherche. Son rôle consiste à travailler sur 26 Nom d’auteur : Mots clés (Nombre d’individus par items, items associés). Figure entre parenthèses le nombre total de personnes ayant choisi l’item dans sa liste de mots clés. 27 D’une certaine manière, se présente comme le moins géographe de cette liste puisque très tourné vers les métiers du journalisme. 28 Il n’est pas géographe mais sociologue formé à « l’école tourainienne ». Son voisinage avec la géographie vient de son intérêt marqué pour l’espace et de son appartenance à une équipe interdisciplinaire « dominée » par des géographes : l’IRSAM, dont les domaines de recherche sont l’Observation de l’aménagement et du développement aux échelles locales et micro-régionales. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 44 les statistiques et à produire des analyses de données. La deuxième personne est en fait très éloignée de la recherche sur cet ensemble d’objets. Elle a adopté un type d’écriture qui correspond à la première modalité d’auto-présentation en se situant dans le très vaste ensemble de la recherche en géomorphologie et en environnement pour ensuite décliner vers l’exposition d’outils de laboratoire (microscopie électronique, infographie, analyse d’images). La troisième personne a rédigé un profil qui la classe dans toute une série d’intersections de champs scientifiques qu’elle est quasiment la seule à revendiquer : ergonomie, intelligence artificielle, productique, sciences cognitives. De la même façon ses objets de recherches sont très peu partagés par la communauté des géographes mentionnés dans l’annuaire : marché informatique, réseaux à valeur ajoutée, télématique. Le seul point d’intersection qui permet de la raccrocher à un corpus géographique clairement constitué est la Géopolitique. Cependant, cette personne a très peu produit de recherche sous cette bannière et on peut imaginer qu’il s’agit, au travers de cette mention, de l’expression codée de la volonté de ne pas se retrouver trop isolé sur de nombreuses frontières peu animées. Item TELECOMMUNICATIONS Henry Bakis - Organisation de l’espace (25) Gabriel Dupuy - Urbanisme (41), Réseaux de transports (4), France, Grande-Bretagne, Etats-Unis Lieux d’intégration : GDR Réseaux, Latts. Ce sont là des lieux Puissants d’intégration. Les deux chercheurs participent effectivement au GDR Réseaux, tandis que l’un des deux participe aux deux lieux. L’édition 1998 Plusieurs personnes ont disparu dans l’entre-deux de la réédition : Stéphane Decoutère, Antoine Godbert, Francis Jauréguiberry, Marcel Pouillot, de même que l’item « informatique ». En fait, le nombre de mots clés proposés par les éditeurs de l’annuaire est considérablement restreint par rapport à l’édition précédente, de sorte que « informatique » se retrouve pour l’essentiel dans « Système d’Information Géographique » qui acquiert un poids tout à fait significatif en 1998. A maints égards, l’édition 1998 est plus cohérente, moins confuse que celle de 1992, au détriment de la liberté laissée aux individus dans le choix des mots clés (l’édition 1998 demandait à choisir dans une liste préétablie). L’ambiguïté entre objets de recherche et instruments, méthodes ou outils est fortement atténuée, tandis que subsiste celle entre terrain de recherche et objet de recherche. Assez curieusement d’ailleurs, l’édition de 1998 évoque les terrains avant d’évoquer les objets de recherche. L’univers de la géographie instrumentale, c’est-à-dire celle qui utilise des outils élaborés dans lesquels se retrouvent l’informatique, les bases de données, la télédétection, de même que la production d’objets tels que la CAO, l’infographie… constitue un ensemble devenu important et homogène. 44 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION Mots clés Nombre d’individus par items, items associés CAO, infographie SIG Télédétection 50. 136 102 45 Le seul qui soit à l’intersection entre cet ensemble et celui de la communication est Franck Bodet, géographe professionnel. Item COMMUNICATION Barrat J., Géographie culturelle, Géopolitique, Communication (3° rang), flux culturels, Médias, Internet, Francophonie. Bautzmann A., Monde, pays en développement, Pays industrialisés, Géopolitique, Géographie politique, Territoire, Géographie culturelle, prospective, Communication (9° rang), Géostratégie, Nouvelles technologies de l’information et de la communication (11° rang). Bodet F., Monde, France, Communication (3° rang), CAO, infographie, mise en page, cartographie, formation… Cheneau-Loquay A., Afrique occidentale, Guinée, Guinée-Bissau, Sénégal, Réseau, Territoire, Géopolitique, Communication, Télécommunication, Innovation, Aménagement du territoire, Mondialisation, Technologie de l’information et de la communication, Etat et territoire, Public/Privé. Chesnais M., Europe, Afrique du Nord, Afrique du Nord-Est, Amérique du Nord, Asie du Sud-Est, Réseau, Transport, Télédétection, Système d’information géographique, Analyse spatiale, Communication, Utilisation du sol, Urbanisation Clairet S. Europe du Sud, Italie, Espagne, France. Audiovisuel, Identité, Territoire, Politique régionale, régionalisation, paysage, Télévision, Arc méditerranéen Eveno E., Union européenne, France, Québec, Etats-Unis. Politique urbaine, Communication, Télécommunication, Développement local, pouvoir local, Villes informationnelles, Autoroutes de l’information, Société de l’information, Géographie des techniques, Technologies d’organisation de l’espace, politiques publiques Feyt G., Rhône-Alpes, Aménagement du territoire, SIG, Théorie et géographie quantitative, Développement local, pouvoir local, Analyse spatiale, Communication, Technologie de l’information et de la communication territoriales, systèmes d’information territoriale. Maillard J-C. Localisation, Diffusion, Modèle, modélisation, Réseau, Système spatial, Transport, Communication, Entreprise. Systèmes commerciaux, Réglementations, Echanges, Produits, Denrées, Financement, Diffusion de l’information et des ordres. Peyon J-P, France, France de l’Ouest, Pays de la Loire, Canada, Québec. Néotectonique, Aménagement urbain, urbanisme, Transports urbains, Communication, Agro-alimentaire, Commerce, Politique urbaine, Réseau urbain. Sermet J., Europe du Sud, Espagne, Pyrénées, Cartographie, Géographie historique, Montagne, Frontière, Communication. 46 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) Verlaque C. Monde, Monde arabe, Europe du Sud, France méditerranéenne, Languedoc-Roussillon, Communication, Télécommunications, Géographie de la mer, Littoral, géographie humaine, Politique régionale, régionalisation. Il s’agit d’un renouvellement complet du groupe. On ne trouve aucun « survivant » de l’édition 1996. Item TELECOMMUNICATION (effectif = 12) Bakis H. - Réseaux, Télécommunications, Territoire, Transport, Littoral, Géographie humaine, ville, agglomération urbaine Carroué L.- Pays industrialisés, Europe, France, Allemagne, Europe de l’Ouest, Ile-deFrance, Géographie industrielle, Mondialisation, Système économique, Géopolitique, Télécommunication (dernier rang). Cheneau-Loquay A. - Afrique occidentale, Guinée, Guinée-Bissau, Sénégal, Réseau, Territoire, Géopolitique, Communication, Télécommunication, Innovation, Aménagement du territoire, Mondialisation, Technologie de l’information et de la communication, Etat et territoire, Public/Privé. Cicéri - Pays industrialisés, Analyse spatiale, Interaction spatiale, Localisation, Diffusion, Modèle, Modélisation, Réseau, Réseaux téléphoniques, Flux téléphoniques, Tarifs téléphoniques, Concurrence, Marché pertinent. Dupuy Gabriel - Pays industrialisés, Amérique du Nord, Mexique, Europe de l’Ouest, Ilede-France, Territoire, Territorialité, Télécommunication, Transport, Aménagement urbain, urbanisme, péri-urbanisation, Transport urbain, Rapports ville-campagne Eveno E. - Union européenne, France, Québec, Etats-Unis. Politique urbaine, Communication, Télécommunication, Développement local, pouvoir local, Villes informationnelles, Autoroutes de l’information, Société de l’information, Géographie des techniques, Technologies d’organisation de l’espace, politiques publiques Gillon P. - France, Franche-Comté, Monde, Télécommunications, Modèle, modélisation, Analyse spatiale, Loisirs, Sports Pannetier G. - Union européenne, France, Aménagement rural, développement rural, artisanat, télécommunications, commerce, aménagement du territoire, Poste. Sourbès-Verger I. - Monde, Etats-Unis, Russie, Union européenne, Asie. Géopolitique, Télécommunication, Télédétection, Mondialisation, Géographie politique, Espace circumterrestre, Satellites, organisation politique, Relations internationales, Politiques de défense. Trocque G. - Foncier rural, Centre-ville, Télécommunication, Innovation Verlaque C. - Monde, Monde arabe, Europe du Sud, France méditerranéenne, Languedoc-Roussillon, Communication, Télécommunications, Géographie de la mer, Littoral : Géographie humaine, Politique régionale, régionalisation. Wackermann G. - Afrique noire, Pacifique et îles, Europe, France, Méditerranée et Iles, Civilisation, Géopolitique, Géographie sociale, Télécommunication, Loisir, Tourisme, Service, Transport, Mondialisation, Politique régionale Wolkowitsch M. - France, Centre, Télécommunication (3° rang), tourisme, transport, Migration alternante, Aménagement du territoire. 46 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 47 L’ensemble constitué dans l’édition de 1992 autour du mot clé « informatique » a disparu en totalité. Les deux ensembles constitués autour de « Communication » et « Télécommunication » sont reliés par la répétition d’items tels technologies de l’information et de la communication. Non seulement on trouve plusieurs personnes dans cet espace sécant (6/20) qui se référent à l’un et l’autre champ (ce qui n’existait pas dans l’édition de 1992), mais encore, de nombreux autres thèmes sont présents dans les deux ensembles : Territoires, Mondialisation et Géopolitique notamment. Or, par rapport à 1996, Territoires et Mondialisation sont deux thèmes nouveaux dans les références et les objets de ce sous-groupe de géographes. On observe d’ailleurs qu’ils fonctionnent souvent en auto-référence l’un sur l’autre, citer l’un revient à citer l’autre assez naturellement, ce qui laisse supposer qu’une partie des travaux de recherche se situent dans la tension entre les deux objets. Dans cette perspective, les individus semblent moins incités à établir des articulations entre leurs travaux et les corpus unificateurs que constituent les très vastes ensembles autour des items de la géographie urbaine (122 individus); l’aménagement urbain- urbanisme (117); urbanisation (40); Urbanisme (22); Ville-agglomération urbaine (53); péri-urbanisation (48); politique urbaine (60)29; des transports (71) ou des transports urbains (25); voire de la géopolitique (66). Face aux géographes spécialisés sur ces dernières questions, de même que dans un autre ensemble constitué par la géomorphologie (110); l’environnement (92); les paysages (136); les Représentations et perceptions (99), on reste cependant dans des rapports de force très défavorables pour ces quelques géographes qui doivent trouver leur identité sur des items qui sont encore marqués par l’éclatement et la multipolarité. Le fait que, dans plusieurs présentations, cohabitent des items aussi distants que ceux qui nous intéressent et les questions touchant aux sports, loisirs, tourisme, géographie de la mer, littoral, montagne, foncier rural démontre certes que les individus sont capables de travailler sur des objets très éloignés les uns des autres mais laisse mal augurer d’une possibilité d’émergence d’une identité de groupe. De ces ensembles qui définissent des sous-objets extrêmement diversifiés, deux profils se détachent toutefois assez nettement, ceux de Gabriel Dupuy et d’Henry Bakis. L’un et l’autre sont présents à la même place dans les deux éditions, donc à six ans d’intervalle. L’un et l’autre semblent avoir organisé leur identité autour de télécommunication et territoire et proposent un nombre de mots clés en fait assez limité. Par contre, l’un et l’autre délaissent l’item « communication ». Ils constituent à la fois un noyau et se distancient quelques peu du centre de gravité (constitué plutôt autour de l’association « communication/télécommunication ») qui organise l’espace de référence a minima de ce groupe hétérogène. De la même façon, ils choisissent de se raccrocher plutôt à des corpus constitués (Urbanisme pour l’un, Littoral ou Transport pour l’autre) plutôt qu’à 29 Il n’est évidemment pas possible de faire la somme des références à l’item pour en déduire l’effectif total des chercheurs travaillant sur l’objet ville ou ses satellites, car de nombreuses personnes ont décliné une ou plusieurs choix d’items à l’intérieur de l’ensemble des choix possibles. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 48 des questions relativement polémiques telles que la mondialisation. Ce sont encore deux personnes qui étaient clairement, et ceci dès 1992, en relation avec des lieux d’intégration que constituaient le GDR Réseaux et/ou le LATTS. On ne peut toutefois conclure à partir de ces éléments que ces deux personnes soient les pivots autour desquelles s’organise le champ de cette géographie de la communication et des télécommunications. 3. Les outils de diffusion des savoirs géographiques canaux obligés pour une géographie des Tic en mal d’émergence 3. 1 Les articles parus dans quelques-unes des principales revues de géographie depuis une dizaine d’années L’étude des revues ne se réduit pas à une bibliométrie. Nous l’assimilons, dans notre approche, à une étude des enjeux de pouvoir, de notoriété, de luttes d’influences entre différents courants, différents individus. Les revues sont l’indispensable outil de la promotion des carrières des chercheurs et des enseignants-chercheurs, elles sont donc des canaux obligés pour une « géographie des Tic en mal d’émergence » puisque cette géographie est forcément l’ambition ou le projet de quelques-uns d’entre ces chercheurs et enseignants-chercheurs. Considérée sous cet angle, cette approche s’éloigne donc résolument de l’exercice bibliométrique puisqu’il ne s’agit pas de donner à voir les revues comme un outil neutre et pleinement rationnel, uniquement tourné vers la promotion et la diffusion des savoirs géographiques. Selon Robert Boure « Il faut certainement regretter que le développement récent de la sociologie des sciences n’ait pas encore conduit les spécialistes à s’intéresser aux revues en tant qu’espace à explorer d’un point de vue ethnologique, comme ils ont pu le faire de façon féconde avec les laboratoires »30. Notre souci est toutefois plus modeste. Il ne s’agit pas ici de nous préoccuper des négociations internes et externes à telle ou telle rédaction dans la production de sa revue, mais plutôt de repérer ce en quoi les revues contribuent à organiser le champ de la géographie et évidemment, la place qu’elles accordent ou non à l’ensemble des problématiques relatives aux Tic dans l’espace. Le fait de considérer les revues comme un outil de pouvoir renvoie donc aux enjeux de pouvoir qui s’exprime dans la sélection des articles et dans la relation que les revues de géographie (ou plutôt leur Conseil scientifique, conseil ou comité de rédaction) entretiennent avec l’objet Tic. Selon Pierre Bourdieu (sans qu’il y consacre une analyse spécifique dans L’Homo Academicus mais parce qu’il renvoie vers de nombreux exemples ou de nombreux témoignages s’y référant), les revues participent à la distribution sélective d’un pouvoir scientifique à l’intérieur des champs et produisent à la fois des normes de production scientifiques et des normes comportementales dont les plus connues restent celles de l’hommage, de la référence ou de la révérence, en attente de parrainage ou de cooptation. « Pour les assistants et les maîtres-assistants, ils doivent souvent piétiner un peu avant de 30 Robert Boure, 1996. « Revues et Champs Scientifiques. Le cas des sciences humaines et sociales », In Les Revues d’économie en France (1751-1994), Luc Marco dir., L’Harmattan, Paris, p. 17. 48 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 49 faire passer un article dans une revue (…). A Paris en particulier, on peut les faire piétiner un an ou deux et, quand ils sont en instance d’inscription sur la LAFMA (liste d’aptitude à la fonction de maître-assistant), ça peut être emmerdant »31. Les Revues, à côté d’autres instruments de la « reproduction » sociale des membres de la « Communauté scientifique » participent ainsi pleinement à une sélection des individus et au maintien d’un lien de sujétion entre les patrons qui contrôlent l’accès aux grandes revues et les autres, ceux qui ne sont pas encore, qui ne seront éventuellement jamais patrons mais qui cherchent à faire carrière dans l’enseignement et la recherche et se nourrissent peut-être de cette illusion. On peut suivre Pierre Bourdieu dans sa démonstration/dénonciation, on peut aussi admettre avec Robert Boure que « (…) condescendance, servilité, références obligées, renvois d’ascenseur côtoient volontiers des attitudes dignes de la plus grande estime »32. Par ailleurs, l’évolution démographique qui a permis le renouvellement de la communauté des enseignants-chercheurs à partir des années 1980 a eu tendance, comme le signale Robert Marconis, à estomper pour partie ces liens de sujétion, qu’il assimile à un contrôle de la production de la recherche par un petit groupe de "patrons". Ces pratiques ne disparaîtraient pas mais il conviendrait désormais de les ranger, avec d’autres instruments traditionnels de ce contrôle (la production de thèses), dans le registre des "pesanteurs institutionnelles" : « Sans doute moins contraignantes aujourd’hui, car plus nombreux sont ceux qu’on appelait naguère des "patrons", et plus diverses leurs stratégies, ces "pesanteurs institutionnelles" ne peuvent être ignorées dans une réflexion épistémologique sérieuse fondée sur l’analyse des travaux scientifiques passés et actuels. Et cela d’autant plus qu’elles impriment aussi leur marque à d’autres instruments de diffusion des savoirs géographiques, comme les revues ou les grandes collections d’ouvrage universitaires »33. A côté de la thèse, le nombre de publications dans des revues est un critère qui tend à prendre de plus en plus d’importance dans la préparation d’un Concours de recrutement, spécialement celui de Maître de Conférences. L’écart de plus en plus important entre le nombre de postes mis en concours chaque année et le nombre de candidats a eut pour conséquence directe d’inciter ces candidats à publier de plus en plus. Le niveau minimum requis pour présenter sa candidature étant la thèse, tout ce qui est « en plus » répond à la nécessité d’avoir à se distinguer. Si l’on confondait strictement le nombre de publications et la « productivité » de la recherche, ce serait évidemment une bonne nouvelle, mais les choses ne sont pas si simples. Un bon candidat à ce type de concours sait en principe ce qu’il faut faire pour se distinguer du lot de ses concurrents. Son curriculum vitae désigne assez clairement la stratégie qu’il a mise en œuvre pour parvenir à ses fins. Autrement dit, on peut concevoir que, à côté de l’affaiblissement des grands "patrons" de naguère, l’accroissement de la concurrence pour les postes de Maîtres de Conférences ait paradoxalement renforcé le rôle de régulation que peuvent avoir les principales revues 31 Extrait d’un entretien entre Pierre Bourdieu et un Géographe, cité p. 118 In Homo Academicus, Op. Cit. 32 R. Boure; Ibidem 33 R. Marconis; Op. Cit., p. 40. 50 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) dans le renouvellement du corps des enseignants-chercheurs. C’est peut-être là une explication aux difficultés rencontrées par de nombreuses « revues régionales », une publication dans une telle revue ne comptera jamais autant sur un curriculum vitae qu’une publication dans une « revue nationale à comité de rédaction ». Du coup, même si ces revues régionales peuvent rester utiles quand il s’agit de « faire ses premières armes », elles sont insuffisantes à l’affirmation de la stratégie d’excellence et de distinction évoquée plus haut. Par contrecoup, les enseignants-chercheurs « en poste » et siégeant éventuellement dans les Rédactions de ces revues, sont moins enclins à maintenir ces revues à la fois à un bon niveau et en bonne situation de visibilité car l’outil perd de son attrait pour les meilleurs d’entre leurs étudiants. L’essentiel des revues « qui comptent » dans un curriculum vitae et à propos desquelles existe de fait entre les chercheurs une concurrence dans l’accès qu’ils peuvent en avoir, ou, plus précisément la « ligne éditoriale » et les « objets traditionnellement traitées » dans l’essentiel de ces grandes revues contribuent donc à renouveler les modalités de la régulation du champ. Si l’expression d’un pouvoir de contrôle est désormais moins prégnante dans la direction des thèses et dans la promotion directe des carrières (une trop âpre concurrence ayant considérablement brouillé le jeu), il revient donc aux candidats à se conformer à ces lignes éditoriales et à adopter les « objets » les plus sûrs. Pour ce qui a trait à notre objet, les « Tic », on observera qu’il n’est pas absent des grandes revues, mais qu’il occupe toutefois une position singulière. Plusieurs numéros spéciaux de revues ont publié des articles sur ces objets, mais, en dehors de ces grands « rendez-vous », la place accordée à l’étude de ces Tic reste très marginale, sauf peut-être dans l’une d’entre elles. Par contre, ils sont bien présents, et Internet en tout premier lieu, à l’intérieur de rubriques où elles ne sont plus des objets d’études mais des outils de recherche, de documentation, de décoration. En outre, à la différence de la sociologie notamment, en ce qui concerne la Géographie, l’Histoire, les Lettres, la Philosophie… la tension entre les normes de production scientifique et le souci « pédagogique » (qui consiste en fait à s’adresser au public des lycées par l’intermédiaire des enseignants de Lycées) contribuent fortement à organiser « l’espace » de ces Revues au sein de disciplines restées dans une forte relation de proximité avec l'enseignement secondaire. Or, cette question des Tic est à ce point marginale dans l’enseignement supérieur qu’elle n’existe tout simplement pas ou n’est jamais rapportée à un questionnement géographique dans les cycles de l’enseignement secondaire. Ce simple fait complique donc l’accès à des revues qui ont ce type de profil pour des auteurs travaillant sur l’objet Tic. L’analyse que nous avons réalisée porte sur un ensemble de revues, françaises ou francophones dans leur majorité : • Les Annales de Géographie • L’espace géographique • Mappemonde • Cybergéo • Géographie et Culture 50 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 51 • La Revue Géographique de l’Est • Norois • La Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest • Le Géographe Canadien • Les Cahiers Géographiques du Québec • Le Bulletin de l’AAG Il ne s’agissait pas d’être exhaustif dans cette enquête mais de repérer les temps de débats autour de l’objet « Tic » au sein d’une institution importante du champ géographique en prenant en compte des revues qui pouvaient être considérées comme d’autant significatives que l’une ou l’autre d’entre elles pouvaient être l’un des canaux obligés de toute tentative d’institutionnalisation de l’objet Tic dans la discipline. Nous avons préalablement distingué quatre types de revues : - les Revues nationales françaises ou francophones - «La » Revue dédiée aux Tic, réseaux et territoires : Netcom (Networks and Communication Studies/ Notes Etudes Travaux sur la Communication) - les Revues régionales françaises - Une Revue étrangère (Bulletin de l’AAG) Or, la hiérarchisation implicite qui fonctionne dans cette classification ne convient que très imparfaitement, parce qu’elle repose sur l’idée préétablie qu’elle serait en correspondance avec des niveaux de notoriété ou de scientificité. Par ailleurs, pour répondre aux questions que nous nous posons, cette classification n’est pas d’un grand secours. On a en effet constaté que les géographes qui publient sur les Tic accèdent avec une apparente facilité à des revues internationales ou à des publications internationales mais le problème qui reste posé devient alors celui de la non correspondance entre cette production internationale et la faible audience ou notoriété nationale de ces auteurs au sein de leur discipline. A partir de ce premier tri et des problèmes qu’il posait, nous nous sommes donc interrogé sur la pertinence d’autres modes de classification et avons adopté la distinction établie par William Turner et reprise par Robert Boure entre les « Revues Phares » et les « Revues structurantes ». « Les "revues phares" (…) jouent un rôle déterminant dans la production des connaissances fondamentales, l’organisation et la régulation des disciplines et la gestion des carrières (…). Orientées autant vers le cognitif que le normatif, elles pratiquent une sélection rigoureuse des articles »34 affirme Robert Boure. Parmi les « revues phares » en géographie, on trouve bien évidemment « Les Annales de Géographie », peut-être également « Cybergéo » bien que cette dernière, usant d’un moyen de distribution original, l’Internet, soit dans une position également originale, qui la ramène, sous certains aspects vers la catégorie des « revues structurantes ». 34 R. Boure; Op. Cit.; p. 19. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 52 Les « revues structurantes » quant à elles « se préoccupent surtout de lancer des thématiques, des problématiques et des interrogations nouvelles, tout en participant, à leur niveau, à l’organisation du milieu, bien souvent une sous-discipline ou un champ relativement restreint du savoir » 35. Rapportée à la discipline géographique, il apparaît que cette catégorisation en deux types est incomplète. Elle ne permet pas de rendre compte de toute une série de revues, telles que les revues régionales, qui ne sont pas adossées à une « école de pensée » ou à une sous-discipline, mais qui existent pour répondre à une nécessité : assurer la publication des études géographiques produites localement. Peut-être est-ce là une dimension typique de la géographie que d’avoir besoin de supports clairement identifiés pour assurer la publication d’articles qui aient un sens « local » ou « régional », qui correspondent par ailleurs à une « demande sociale » exprimée localement. Ces revues ont par ailleurs l’utilité de représenter un premier palier, une sorte de « rampe de lancement » en assurant la publication de texte de jeunes chercheurs, pour lesquels l’accès aux Annales est quasiment impossible sinon à en passer par la publication intermédiaire dans des « revues intermédiaires », intermédiaires dans la carrière des personnes qui y publient, intermédiaire entre la production de connaissances et la demande sociale de connaissances (ce à quoi répondait auparavant les « sociétés savantes »). Nous proposons donc, pour compléter la typologie de Turner et pour l’usage exclusif de cette étude (nous ne pensons pas que ce constat appliqué à la géographie puisse rester valable en dehors de cette discipline), d’y ajouter la catégorie des « revues intermédiaires ». A partir de cette typologie, comment considérer des revues telles que L’espace géographique ? A l’origine, il n’est guère contestable qu’elle ait du être classée parmi les « revues structurantes » mais cette évidence est moins nette près de 30 années après son lancement. Si la « revue structurante » est celle qui reste très liée à un groupe d’individus (souvent recrutés dès la « fondation » de la revue ou peu après), si elle apparaît comme l’expression d’une « obédience » particulière, certes bien assise au sein de la discipline mais dans une posture qui permet de la distinguer de la norme en vigueur à chaque époque, il faut donc reconsidérer la distinction « phare/structurante » en fonction des rapports de force qui s’exprime à l’intérieur du champ. Or, la « géographie de Roger Brunet », qui était une géographie en rupture avec la géographie institutionnalisée dans les années 1970, semble s’être elle-même institutionnalisée dans les années 1980/1990. D’autres revues présentent toutefois quelques caractéristiques plus franches qui permettent de les assimiler aux «revues structurantes», il s’agit par exemple de la Revue Hérodote ou de la Revue Espace/Temps, voire de Mappemonde, tandis que Cybergéo semble relever des deux catégories «phare » et « structurante ». Enfin, nous considérerons pour les raisons évoquées plus haut, l’ensemble des revues régionales comme relevant de la catégorie des « revues intermédiaires ». Notre emprunt à cette typologie nous permet de reconsidérer les questions que nous nous posions, celles relatives à la place accordée aux géographes des Tic et à leurs publications. Ces questions pouvaient être précisées pour se décliner en plusieurs sous35 Ibidem 52 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 53 questions : Où les articles et la promotion des carrières des chercheurs avait-elle le plus de chance de trouver écho ? Dans la première ou la seconde catégorie de ces revues ? Et que pouvait-on en déduire ? Publier dans une « revue phare » signifie-t-il se plier à des normes telles qu’elles pourraient par avance éteindre toute possibilité de controverse (une telle revue peut-elle tolérer des controverses)? Publier dans une « revue structurante » signifie-t-il adopter une posture particulière vis à vis de la discipline, est-ce le signe d’une affiliation à telle ou telle obédience ? Les possibilités de publier dans l’une et l’autre de ces types de revues existent-elle ? Nous pouvons ici oser quelques hypothèses. Compte tenu de la posture, de fait impérialiste, des géographes des Tic et des télécommunications, amenés implicitement ou explicitement à contester les bases fondamentales de la géographie classique ou institutionnelle ou, mais c’est à peu près la même chose, à proposer une sorte de « nouvelle géographie » qui n’est pas une redondance avec celle qui a fini par s’institutionnaliser comme telle, plusieurs possibilités s’ouvraient à eux : - euphémiser leurs propos dans les publications qu’ils comptaient soumettre aux « revues phares », en atténuer la charge contestatrice afin de les rendre acceptables; - éviter de s’affilier à telle ou telle obédience qui de toute manière ne pouvait pas les accepter facilement en raison de la singularité de leur propos et donc ne publier dans les « revues structurantes » qu’en imitant leurs modes de fonctionnement, en feignant de viser les mêmes cibles quand ces revues étaient orientées vers des problématiques bien précises, en se justifiant d’une tradition existante sur les objets Tic dans l’histoire de la Revue, en cherchant à apparaître en tant que « groupe d’auteurs » et en proposant donc plutôt des numéros spéciaux; - éviter de tomber dans l’un ou l’autre piège en cherchant une porte de sortie vers un terrain neutre, en dehors de la zone d’influence de la géographie française, donc dans des revues étrangères sinon « internationales » ou dans des revues d’autres disciplines. L’étude à laquelle nous nous sommes livré est trop lacunaire pour nous permettre de tester l’ensemble de ces hypothèses, mais les quelques arguments que nous pouvons formuler permettent toutefois de les valider pour le moment. Il est en effet possible de repérer dans les publications de la plupart des géographes de notre échantillon des arguments qui permettent de montrer qu’ils ont dû à chaque fois arbitrer entre l’ensemble de ces possibilités, à défaut d’en avoir une autre qui soit suffisamment établie. L’autre possibilité, la dernière pourrait-on dire, mais aussi, à bien des égards, la plus intéressante, existe théoriquement dans le « sous-champ » de la géographie des Tic, mais elle n’est guère stabilisée. Cette dernière possibilité consistait à lancer, à l’intérieur du groupe constitué par ces géographes, une « revue structurante » avec pour seule perspective de faire en sorte qu’elle gagne en audience et en influence pour devenir une « revue phare ». Cette revue existe bien, il s’agit de la Revue Netcom, mais nous verrons plus loin* qu’elle est d’autant plus fragile qu’elle souffre de toutes les fragilités inhérentes * Cf infra p. 91 à 94 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 54 à un positionnement par défaut et qu’elle n’occupe aujourd’hui et tout à fait paradoxalement que le rang de « revue intermédiaire », même si elle entretient quelques traits de ressemblance avec les « revues structurantes ». 3. 1. 1. La « Revue Phare » : Les Annales de Géographie. Les Annales sont pour de nombreux géographes, la revue nationale la plus prestigieuse, celle où il est important d’avoir publié. Revue parisienne, créée en 1891 autour du « père fondateur » de la géographie française, elles ramènent bien souvent la discipline vers son histoire, ses fondations et ses « grands ancêtres ». Les « portraits » ou biographies d’anciens géographes, les « histoires » de la géographie voisinent avec des études de cas dont l’objet principal semble longtemps avoir été de livrer des données factuelles. Les rubriques nécrologiques participent pleinement de cette posture. En empruntant à Pierre Bourdieu, on pourrait affirmer que cette Revue fournit, au niveau qui est le sien, l’essentiel de la mission de reproduction du milieu des Géographes. La plupart des numéros publient des études de cas qui n’ont aucun lien entre elles et laisse une grande place à une rubrique extrêmement importante dans l’esprit de la revue, celle des « compte rendus » rédigée avec assiduité par les membres du Directoire de la Revue plus quelques autres géographes « proches » de ce « Directoire ». Comme le rappelle Marie-Claire Robic, l’importance de la « deuxième partie », celle consacrée aux comptes rendus, dans chaque exemplaire de la revue, était présente dès l’origine des Annales : « Si les fondateurs des Annales de Géographie ne créaient pas d’emblée une bibliographie, l’éditorial annonçait tout le sérieux nécessaire à leur entreprise (…). Gage d’une érudition sélective, d’une cumulativité des connaissances, la deuxième partie prévue pour la nouvelle revue s’en rapprochait sans avoir le caractère systématique d’une bibliographie ».36 L’idée selon laquelle chaque article prend place dans le processus d’accumulation des connaissances se trouve d’ailleurs perpétuellement rappelée dans la forme même de la présentation de la revue. Les pages « 1 » n’existent que pour les premières éditions de chaque année; les éditions suivantes poursuivent cette numérotation des pages, jusqu’à la dernière édition de l’année. Le lecteur a donc sans cesse présent à l’esprit le volume correspondant à la somme des connaissances accumulées dans l’année en cours. Par ailleurs, chaque revue rappelle le temps parcouru depuis la fondation en dénombrant les années (100e année, 105e année…). Ce type même de numérotation, induit par le titre même de la revue (les Annales étant par définition un ouvrage rapportant des événements, des connaissances… dans un ordre chronologique et année par année), renvoie à une ligne éditoriale que l’on pourrait qualifier d’encyclopédique voire de stratigraphique pour reprendre l’image proposée par Jean-Louis Tissier en ouverture du numéro du Centenaire : « Ces apports successifs sont ainsi sédimentés et s’offrent, dans une série sans lacune, à une relecture diachronique (…). Les Annales sont l’une des mémoires de 36 M-C. Robic, 1991. « La bibliographie géographique (1891-1991), témoin d’un siècle de géographie : quelques enseignements d’analyses formelles », In Annales de Géographie, N° 561562, numéro du centenaire, p. 521. 54 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 55 notre savoir géographique. »37. Même si les articles à caractère épistémologique existent dans cette revue, la « ligne éditoriale » semble privilégier une orientation empiriste. A priori, cette Revue, enchâssée dans une histoire certes glorieuse, pourrait ne guère se prêter à des innovations fondamentales, n’accorder que fort peu de place à ce qui se situerait en dehors de son souci principal, celui de l’accumulation encyclopédique et surtout rendre ardue sinon impossible une mise en cause systématique ou une contestation de la géographie « institutionnalisée », « traditionnelle » voire « vidalienne » dans la mesure où, dès l’origine, cette revue « est le périodique emblématique de cette école, le centre du cercle d’affinités vidalien »38. Elle a été étudiée systématiquement sur la période 1997-2001 avec quelques incursions dans les périodes plus anciennes jusqu’à 1980. Si 1891 est l’année de fondation de la Revue, elle est aussi celle de la première liaison téléphonique entre Paris et Londres. Ce ne fut pas cependant là une innovation qui trouva écho dans une Revue dont la ligne éditoriale reflétait le souci de consolidation de la géographie régionale de l’école française mais aussi le souci pédagogique et l’orientation coloniale. Il s’agissait de consolider des acquis (l’empire, l’articulation avec le monde de l’Education nationale) plus que de s’interroger sur de possibles innovations. Cette géographie était davantage attirée par la permanence, l’immuable voire l’immobile que par les ruptures. 1980 est l’année où le numéro 496 de novembre/décembre s’ouvre par un article signé par Henry Bakis : « Eléments pour une géographie des télécommunications ». Un numéro, co-dirigé par Gabriel Dupuy et Henry Bakis paraît en 1995, il est entièrement consacré aux « Réseaux de communication »39. Or, entre l’article paru en 1980 et ce numéro spécial, l’évocation de l’objet Tic semble comme relégué dans les oubliettes40. La place accordée au sein de la ligne éditoriale des Annales ramène donc cette géographie des Tic à un rôle marginale, celui d’un épiphénomène. Le « coup de force » de l’article de 1980 n’a pas trouvé d’écho et la simultanéité des « naissances » (entre la « revue » et l’installation du câble téléphonique entre Paris et Londres) n’aura pas été l’occasion d’un destin croisé. 37 Jean-Louis Tissier, 1991. « 1891 : rappels ». Annales de Géographie, N° 561-562, numéro du centenaire, p. 513. 38 J-L. Tissier; Op. Cit. p. 514. 39 Bakis H. et Dupuy G. (dir.); « Réseaux de Communication »; Numéro spécial des Annales de Géographie, n° 585-586, sept/dec. 1995. 40 Outre quelques comptes rendus qui n’ont évidemment pas le statut d’article, on ne trouve qu’un article consacré à la question, celui d’A. Beyer; Morphologie et dynamique des territoires en réseaux. L’évolution spatiale et organisationnelle de la messagerie française; N° 608, juilletaoût 1999. Mais l’article en question aborde la question de la messagerie sur le mode traditionnel de l’analyse d’une activité économique sur un territoire. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 56 3. 1. 2. Les « Revues structurantes » ? : Deux Revues marquées par une volonté d’innovation « L’Espace géographique » et « Mappemonde » On ne trouve aucun travail sur la géographie et les Tic dans les revues telles qu’Espace/Temps ou encore Hérodote, qui rentrent le plus clairement dans la catégorie des « revues structurantes ». Par contre, l’étude de deux revues l’Espace géographique et Mappemonde fournit quelques indications intéressantes. L’Espace géographique, créée en 1972, (étudiée ici sur la période 1987- 2000), est l’une des revues de l’après 1968 qui expriment ce que Robert Marconis présente comme « la volonté de rompre avec certaines traditions géographiques à partir d’une réflexion épistémologique critique et de méthodologies renouvelées »41. A l’intérieur de cette revue, les articles portant sur les Tic sont rares, sur 14 années, on ne trouve que 6 articles, deux signés par Gabriel Dupuy, deux par Roger Brunet lui-même, un par Robert Ferras et un par William B. Beyers et David P. Lindahl : (l’objet est en italiques) Communication. XVI. Dupuy, 175; Communication. 1995. Ferras 44; Informatique. 1993 : Brunet 377; 1996 : Beyers, Lindahl, 315; Télécommunication. 1993 : Dupuy 193, Brunet 377. Mappemonde, a été étudiée sur l’ensemble de la période courant entre 1990 et 2000. Il s’agit d’une revue très différente de la précédente. Si elle jouit d’un grand crédit auprès des géographes, elle ne déborde pas ce public. Elle présente en outre comme particularité de chercher à diffuser dans le corps des enseignants du secondaire (des représentants de ce corps font d’ailleurs partie du Conseil de Rédaction). De la même façon que pour « L’espace géographique », cette revue est très marquée par « l’école » du GIP Reclus et de la « Maison de la Géographie » de Montpellier ainsi que par la personne de Roger Brunet. Dans l’ensemble des numéros étudiés, la référence aux Tic est assez souvent présente : Analyse systématique sur dix années de publications –1990/20002000 (le premier chiffre indique le fascicule, le second la page) BRUNET Roger, Pour en savoir plus grâce à Internet : le patrimoine mondial de l’humanité (avec GAUDIN Cécile); 57/16 CAQUARD Sébastien, Les bonnes adresses d’Internet : les atlas; 57/46 GAUDIN Cécile; Les bonnes adresses d’Internet : parcs naturels; 58/47 MBADINGA Michel; Internet et l’Afrique; 60/44 MOREL Jean-Luc; Télécommunications à Katmandou : une autre ouverture au monde; 60/24 PUJOL Morgan; Petit Internet insulaire, ou mieux connaître la problématique des îles; 60/43 1999 BOCK, Marie S., Le monde d’Internet : les Outres-mers sur Internet (avec Henry Godard); 54/45 GAUDIN Cécile, Pour en savoir plus grâce à Internet : le cheval de Przewalski; 53/6 41 R. Marconis; Op. Cit.; p. 41 56 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 57 GAUDIN Cécile, Les bonnes adresses d’Internet; 53/45 GAUDIN Cécile, Pour en savoir plus grâce à Internet : le barrage des Trois Gorges; 55/5 HUMEAU Jean-Baptiste; La diffusion spatiale des technologies de l’information géographique en France (avec ROCHE Stéphane); 53/20 1998 BARDINET Claude; Le monde d’Internet : Mercator sur Internet (avec LE TOURNEAU François-Michel); 51/46 CHEYLAN Jean-Paul, Le monde d’Internet : des cartes sur le Web; 49/44 CHEYLAN Jean-Paul, Le monde d’Internet : l’Australie; 49/45 DI NOCERA Loïc, Pour en savoir plus sur les zones littorales grâce à Internet; 52/6 GAUDIN Cécile; Pour en savoir plus grâce à Internet : L’Inde; 51/6 : Haïti, SaintDominique; 51/11 : Les plates-formes pétrolières, 51/22 GRASLAND Loïc, Le monde d’Internet : rendez-vous en Cybérie québécoise; 50/45 LAMY Sylvie; Les défis du numérique; 49/4 SILLERE Guerino; Les bonnes adresses d’Internet : « faites vos cartes », 52/45 1997 BROSSIER Patrick; Le monde d’Internet : la géographie sur Internet (avec ECKERT Denis, GRASLAND Loïc, REDJIMI Mounir); 1.41 GRASLAND Loïc, les établissements scolaires français sur Internet (1 fig.) ; Perturbations atmosphériques sur le Web (2 fig.) ; La France et l’accès à Internet (2 fig.) ; Les sites Web des laboratoires de géographie français (1 fig.) ; BRUNET; @ & - L’arrobe et l’esperluette; 3.46 1996 WALLET Jacques, Le temps des paraboles (2 fig.); 1/10 1995, 1994, 1993, 1992, 1991, 1990 Néant De façon très systématique, cet afflux de références aux Tic reste toutefois lié à des aspects documentaires : les rubriques « Le monde d’Internet »; « Pour en savoir plus sur… grâce à Internet »; « Les bonnes adresses d’Internet ». Ces rubriques sont alternativement tenues par Cécile Gaudin (7); Jean-Paul Cheylan (2); Loïc Grasland (2) et avec le concours ponctuel de Roger Brunet; Loïc Di Nocera; Sébastien Caquard, Guérion Sillère; Marie Bock Henry Godard, Claude Bardinet et François-Michel Le Tourneau, Patrick Brossier, Denis Eckert et Mounir Redjimi. En 1996, les rubriques « Internet » n’existaient pas encore tandis que l’on trouvait une rubrique intitulée « Nouvelles brèves », (rubrique généralement tenue par Thérèse Panouillères et Jean-Paul Cheylan). L’année d’apparition de ces rubriques date de 1997. A proprement parler, les articles dont l’objet est Internet, les télécommunications ou les Tic sont très rares : Mbadinga Michel; Internet et l’Afrique; 60/44 Morel Jean-Luc; Télécommunications à Katmandou : une autre ouverture au monde; 60/24 A noter que le premier est un étudiant préparant sa thèse sous la direction de Henry Bakis. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 58 Cette façon d’utiliser la référence à Internet comme pur symbole de la modernité éditoriale n’est pas spécifique à cette revue. On retrouve le même usage dans une autre « revue structurante », clairement inscrite dans l’inter-champ de l’histoire et de la géographie comme de l’inter-champ de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur : la revue « Historiens et Géographes ». 3. 1. 3. Les « Revues régionales », des « revues intermédiaires » : la Revue Géographique des Pays de l’Est, Norois et la RGPSO (Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest) Dans la Revue Norois (étudiée de 1996 à 2 000), on trouve deux articles sur la question, l’un paru en 1997, l’autre en 1999 : • 1997 : Chevalier; J. Le Netplex : Washington D.C. et les industries de l’information • 1999-2, Tome 46, N° 182 : Laufe-Tillerot F.; L’impact des nouveaux services de télécommunication sur l’organisation de l’espace breton. Essai d’une géographie d’Internet. Les Revue Géographique de l’Est (RGE) et Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest (RGPSO) accordent, en temps normal, une place comparable à celle attribuée par Norois, c’est-à-dire totalement marginale. Toutefois, on trouve dans ces collections des numéros spéciaux entièrement consacrés à la question : 1985 (Tome XXV – N°1) et 1997 (n°4/1997) pour RGE; ou en 1991 (Tome 62, n°3, juillet/septembre ) pour la RGPSO qui ne publie pas quant à elle un numéro spécial mais qui accorde une large place à des articles traitant de la question à l’intérieur d’un volume consacré à la Région MidiPyrénées et intitulé « Midi-Pyrénées en crise ? ». Le volume de 1997 de la RGE, dédié aux « Télécommunications rhénanes » est l’occasion de publier des textes des composantes françaises (autour d’Henry Bakis) et allemandes (autour de Karlheinz Hottes et Peter Graef) des géographes parmi les plus assidus et les plus anciens du groupe de travail « Géographie des communications et des réseaux de télécommunications » de l’Union Géographique Internationale (à cette époque le Groupe était présidé par Henry Bakis, qui était alors en cours de deuxième mandat)42. 42 L’avant-propos, signé par K. Hottes exprime ce lien de façon très clair : « Les travaux qui suivent ont été présentés lors de la réunion "Geospace and Cyberspace, contiguous territories, network territories" de la commission "on Networks and Telecommunications" de l’Union Géographique Internationale, tenue à Palma de Majorque le 22 mai 1997 (…) [ils] font le point sur l’évolution des travaux de recherche (…) en privilégiant des aspects d’ordre régional qui concernent principalement les espaces transfrontaliers de l’Allemagne, du Benelux et de la France». K Hottes; « Télécommunications rhénanes »; Revue Géographique de l’Est, n°4/ 1997, p. 253/254. 58 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 59 NETCOM, « repère » de la géographique des Tic ? Le comité scientifique est au premier abord imposant, très cosmopolite (le seul continent absent est l’Océanie)43. Nous avons affirmé plus haut que Netcom était davantage une « revue intermédiaire » qu’une « revue structurante », il nous restait à le démontrer. D’une certaine façon, Netcom est une revue intermédiaire dans le sens où elle est la médiation claire entre les géographes qui travaillent sur la question des Tic et la discipline géographique. De ce point de vue, elle est aussi une « revue » qui produit de la « lisibilité/visibilité » pour les géographes du groupe mais elle n’est pas, et il s’en faut de beaucoup, une « revue phare ». Elle serait plutôt une sorte de « repère » pour les géographes auxquels elle offre une sorte de « repaire ». Nous prenons le risque de cette homophonie pour bien indiquer que l’ambition naturelle de la revue la pousse à devenir une « revue phare », mais qu’elle en est empêchée par le fait de compter dans ses volumes un groupe trop restreint d’individus trop grégaires, de n’être pas suffisamment reconnue par les autres revues et de n’être que peu référencé, y compris au sein de la géographie des Tic qui ne s’inscrit pas directement en référence au groupe qui y publie principalement. Par ailleurs, cette revue nous paraît être une revue internationale par défaut. Même si, lors de ces dernières années, ce groupe tend à se renouveler par l’apport notamment de géographes états-uniens, pendant longtemps, le groupe des auteurs de la revue et les membres du Conseil scientifique de la Revue ont composé une sorte de clan ou de « petite famille » cosmopolite, celle qui évoluait dans l’orbite du groupe ad hoc de l’Union Géographique Internationale. Il s’agit d’une «internationalité » par défaut, qui signe plus l’échec d’une visibilité nationale qu’un palier supérieur dans l’ambition éditoriale. Dans la mesure où la revue est l’expression d’un groupe qui se réunit quasi rituellement chaque année et dont les membres se connaissent bien, on peut constater une sorte d’endogamie entre le groupe et la revue ou la revue et le groupe. Or, cette proximité est une sorte de nécessité qui se trouve être inadaptée à l’expression d’un projet scientifique innovant. Il n’est guère aisé de risquer, pour de vagues motifs « scientifiques », de se brouiller à l’intérieur de cette petite famille cosmopolite, qui vit au rythme de quelques rendez-vous exotiques annuels. L’ensemble des membres est soit dans une posture de pionnier sur son champ (ou à sa périphérie), soit de marginal, mais les qualités « innovatrices » propres à ce type de posture disparaissent quand le destin individuel de ces membres dépend par trop de leur appartenance à la « petite famille ». Celle-ci leur donne sur l’extérieur (l’international restreint à la somme des nationalités des membres du groupe) la lisibilité qui leur est refusée ou parcimonieusement allouée à l’intérieur (dans l’espace national du champ géographique). 43 Nous précisons que ce qui est développé ci-dessous ne doit pas être compris comme une prise de distance, une réserve ou une contestation de ce qu’est cette revue. Nous sommes nousmême membre de son Conseil Scientifique et nous serions mal placé pour nous livrer à ce type de travail. Précisément, ce qui suit est une analyse critique dont nous espérons qu’elle pourra être d’un quelconque profit pour une Revue que nous persistons à considérer comme irremplaçable et indispensable. 60 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) Plusieurs acteurs importants de ce groupe de personnes sont d’ailleurs très clairement en situation d’interface entre le pôle « recherche » et le pôle « académique » dans leur champ scientifico-académique national. Pour reprendre la typologie de Pierre Bourdieu, on pourrait dire qu’ils mobilisent des « espèces de capital » dans l’acquisition de leur forme de pouvoir qui se portent vers les prises de responsabilités politiques au sein de leur université. Christian Verlaque qui, à côté de sa carrière d’enseignant-chercheur, a été viceprésident de l’Université Paul Valéry (Montpellier III) en 1976 puis Recteur de l’Académie de Corse, de 1987 à 1990 est aussi le géographe qui a obtenu en 1981 du Comité National français de Géographie la création d’un groupe de travail sur la géographie des télécommunications puis, de l’Union Géographique Internationale, la création d’un groupe de travail (1984-1988) auquel succédera une Commission (sous l’impulsion conjointe de C. Verlaque et H. Bakis). Aharon Kellerman, est vice-président de l’Université de Haïfa en Israël après avoir été, de 1986 à 1988 le Directeur du Département de géographie de cette même Université. Il est le successeur d’Henry Bakis à la Présidence de la Commission de travail de l’UGI à partir d’Août 2000. Sa prise de fonction correspond à une accentuation de sa présence dans les colonnes de Netcom (alors qu’il n’avait publié que deux fois auparavant, en 1994, volume 3 et en 1989, volume 3, depuis 1999, il a publié également deux fois, mais dans un temps beaucoup plus court de deux années). Joana Maria Segui Pons, ancienne Rectrice de l’Académie de Palma de Majorque et qui fut surtout active au sein de la Commission de l’UGI et dans les colonnes de la revue Netcom au moment où elle était dans cette fonction (6 articles publiés dans Netcom, 3 en 1998, 1 en 1997, 1 en 1996 et 1 en 1995). Kenneth Corey, est Doyen du « College of Social Science » à la « Michigan State University », il est resté très lié à des personnes actuellement membres de la Commission et publiant régulièrement dans Netcom, mais lui-même semble avoir pris quelques distances avec la Commission et la Revue (2 articles publiés dans la revue, le premier en 1989, le second en 1997). Ronald Abler est sans doute, de tous les géographes qui sont en rapport avec le groupe, celui qui dispose de la plus grande part de « l’espèce de capital » académique. Secrétaire-Général et Trésorier de l’U.G.I., et Directeur exécutif de l’American Association of Geographer, il a publié quelques articles dans Netcom et a surtout accueilli en 1992, à Washington D.C., la réunion de travail de la Commission dans le cadre du Congrès de l’UGI. Etc. Netcom est une revue géographique, or, rares sont les Départements de Géographie des Universités françaises à être abonnés à titre payant à la Revue : citons par exemple ceux de Paris I et IV (à travers la Bibliothèque de la Rue St Jacques), de Paris X Nanterre, de l’Université de Franche Conté, de l’Université de Toulouse-Le Mirail, de l’Université d’Avignon, du Havre, etc.. Par ailleurs deux bibliothèques géographiques de Montpellier (département et Maison de la géographie) disposent de collections complètes. 60 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 61 De 1987 (son origine) à 1997, la revue n’était guère qu’un document ronéotypé. Les articles étaient publiés dans l’état où ils étaient reçus par l’éditeur scientifique, faute de disposer d’un secrétariat de rédaction. Elle ne disposait d’aucun budget spécifique et était envoyée gratuitement à un groupe restreint de « correspondants » grâce au parrainage de France Télécom via le CNET où Henry Bakis, le fondateur de la revue, était chercheur. A cette époque, il ne s’agissait pas réellement d’une revue mais d’une collection de papiers à considérer plutôt dans la catégorie de la littérature « grise », autrement dit des articles qui ne sont pas considérés par leurs auteurs comme achevés, mais qui ont pour fonction d’appeler au débat. Il n’y a alors pas de secrétariat de rédaction, encore moins de comité de rédaction. Le volume 1, paru en janvier 1987 se présente comme les pré-actes d’un Colloque organisé par Henry Bakis au Cnet, à Issy-les-Moulineaux. Il s’agit d’un ensemble des « notes-études et travaux » du groupe d’étude « Géographie de la Communication et des Télécommunications » du Comité National Français de Géographie. Ce volume comprend des articles de chercheurs du Cnet ou de la Direction Générale des Télécommunications et de quelques chercheurs tels que l’économiste Alain Rallet ou encore, Gabriel Dupuy. En 1989, Netcom franchit une étape en devenant explicitement à la fois le vecteur des travaux du groupe de travail consacré à la question au CNFG mais aussi celui de son homologue à l’Union Internationale de Géographie. Enfin, en 1997, elle quitte le giron du Cnet (et doit renoncer au financement jusque là accordé) pour rejoindre celui de l’Université de Montpellier III et de l’UMR Espace. A partir de ce moment, la revue se dote d’un Conseil scientifique et adopte une forme plus proche des canons en vigueur dans le monde de l’édition universitaire tout en devenant payante et en étant diffusée par abonnements. En fait, la revue est très étroitement associée à la carrière d’Henry Bakis, elle en est le prolongement. L’analyse des différents volumes permet une approche extrêmement précise des étapes de cette carrière, des alliances nouées à l’intérieur et à l’extérieur de la géographie (plusieurs articles d’économistes en témoignent : Gilles Paché, Alain Rallet…), avec les représentants du « monde professionnel » (en fait de la DGT la plupart du temps), les universitaires français et les universitaires étrangers (surtout présents à partir de la « carrière » universitaire de la revue). Une constante traverse l’ensemble de la collection : le souci de son Directeur-créateur de publier les textes des jeunes chercheurs. La Revue permettra à l’immense majorité des étudiants-chercheurs de publier leurs premiers « papiers » et Henry Bakis ira même jusqu’à proposer la publication à des étudiants de Maîtrise et de D.E.A. Cette position correspond de toute évidence à une éthique de recherche, mais elle contribuera à en brouiller la lecture, dans la mesure où cette politique se fera au détriment de la formalisation des présentations d’articles. Par ailleurs, cette revue se distingue par sa militance. L’essentiel étant de produire, il importera finalement assez peu de tenir une ligne éditoriale. Aucune problématique unificatrice, aucun paradigme, oserait-on dire, ne se dégage de la revue. La Revue est devenue l’expression du groupe du CNFG peu après qu’Henry Bakis en eut pris la présidence; elle a évolué pour devenir également celle du groupe de l’UGI… peu après qu’Henry Bakis en assume la présidence… elle quitte l’environnement NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 62 protecteur du CNET pour se réfugier à l’Université de Montpellier … peu après qu’Henry Bakis eut été recruté au sein de cette Université. Au-delà des jeunes chercheurs, la plupart des géographes qui ont publié sur la question des Tic en France et dans les pays de nombreux membres du groupe UGI a publié dans cette revue, de sorte qu’elle est un témoin extrêmement précieux de l’histoire récente de « cette » géographie dont elle constitue de fait le point de ralliement. Outre qu’elle reflète la carrière d’une personne, Henry Bakis, le lien « organique » entre celui-ci et la Revue se trouve confirmé par le fait que la Revue ne peut exister que parce qu’elle est portée « à bout de bras »44 par son Directeur qui assure l’essentiel de la présence rédactionnelle au travers d’une production considérable et qui se porte sur quasiment tous les fronts. Il est par ailleurs contraint de réaliser lui-même la plupart des tâches nécessaires à la publication de la revue, de la mise en page à son envoi postal. Netcom ne se classe pas aisément toutefois dans notre catégorie des « revues intermédiaires » car son projet ne correspond évidemment en rien à la production d’informations locales, d’intérêt local ou suscitées par une demande sociale locale. Tardivement articulée à un ensemble de formations universitaires, elle n’est pas liée à un territoire particulier, comme en témoigne par ailleurs son orientation délibérément internationale (certains numéros sont entièrement en langue anglaise, notamment parmi les volumes les plus récents). 3. 2 Les « grands » Colloques sur les télécommunications, les Tic ou l’Internet Parmi l’ensemble des rencontres et manifestations scientifiques, nous avons dû opérer des choix, tant le nombre et la diversité de ceux-ci ont crû depuis ces dernières années. Nous avons considéré que ces manifestations pouvaient constituer des marqueurs intéressants dans la mesure où ils sont censés réunir les membres épars d’une communauté organisée autour d’un même intérêt scientifique, dans la mesure aussi où ils constituent des moments particuliers dans les carrières des enseignants-chercheurs et chercheurs (moments de mise en visibilité d’un collectif au-delà de l’équipe ou des équipes organisatrices, moments de socialisation des individus…) Nous avons identifié, dans un premier temps : - les « grands » Colloques d’ambition internationale et interdisciplinaires, ceux dont l’objet était de produire ou de provoquer une réflexion scientifique en sciences sociales à partir d’enjeux contemporains du développement des Tic ou de l’Internet. - les « grands » Colloques de géographie dont les Festivals de Saint-Dié des Vosges - les colloques, séminaires, rencontres de géographie des télécommunications, de la communication, des médias, des Tic (dont Internet). Colloques organisés par H. Bakis pour le CNG, Colloque du GRESOC (juin 1995), séminaire du CIEU-Cnrs de juin 2001; Colloque de Chicago en sept 01; Nous avons donc laissé de côté des Colloques importants mais d’ancrage trop explicitement disciplinaires ou professionnels excluant quasi naturellement des participations de géographes par la nature même des objets en question. 44 Il s’agit de sa propre expression, lors d’échanges sur la question via le courriel 62 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 63 3. 2. 1 Les Colloques sur les Tic non explicitement « géographiques » Les Colloques retenus ont été classés par rubriques et par ordre chronologique décroissant. Nous y avons traqué les traces d’un discours géographique Date et Intitulé Organisateurs lieu 19 au 22 septembre 2001, Montréal 12-14 Juin 2001, Paris 2001 Bogues, globalisme et pluralisme « E-USAGES » sur les Usages et Services dans les Télécommunications 16 et 17 décembre 2000, Paris 8 et 9 décembre 2000, Palais du Luxembourg, Paris Le 8 décembre 2000 à la Maison de l'Europe-Paris Rencontres européennes des contre-cultures digitales La communication entre libéralisme et démocratie LexiPraxi 2000, sur le thème "les langues, les savoirs et l'Internet : vers le plurilinguisme et l'interculturel" Nov/déc. 2000, Journées de l’ENTO sur Bruxelles Collectivités locales et Ntic. 23 et 24 Novembre LA VIE PRIVEE A L'HEURE 2000 à Bordeaux DES MEDIAS 13 au 15 novembre Infoéthique 2000, "Le droit 2000, d'accès universel à l'information au XXIe siècle" 27 au 29 juin 2 000 "e-Europe : la ville numérique pour tous" à ClermontFerrand Exposition et débats sur le thème 4 mai au 4 juin 2000 à la Cité des "Nouvelles technologies et vie privée" sciences et de GRICIS /UQAM, Québec, Canada FRANCE TELECOM R&D – Laboratoire Usages, Créativite, Ergonomie ENST Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications (Paris) IREST Institut de Recherches Economiques et Sociales sur les Télécommunications ADERA Association pour le Développement de l’enseignement et des Recherches auprès des universités, des centres de recherche et des entreprises d’Aquitaine Association Science Technologie Société, Fondation Copernic et la Revue Terminal L'Association des informaticiens de langue française (AILF), avec le soutien de la Délégation générale à la langue française Journées de l’ENTO/Conseil de l’Europe CEM (Univ de Montaigne/Bordeaux 3) et le CERVEL (Institut d'etudes politiques de Bordeaux) avec la participation du CREIS (Centre de coordination pour la Recherche et l'Enseignement en Informatique et Societe) / Universite Paris 6). 3ème Congrès international de l'Unesco sur les défis éthiques, juridiques et sociétaux de la société de l'information Convention MultiMédiaville / AMGVF Cité des sciences et de l’Industrie NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 64 l'industrie 18 et 19 mai 2000, Liège Laboratoire d'études sur les nouvelles technologies de l'information, la communication et les industries culturelles (LENTIC) de l'Université de Liège (Belgique) Le gouvernement électronique, un "Center for Law" de la "Public 18 mai 2000, Administration and Informatization" de challenge pour les politiques, Tilburg (Paysl'université de Tilburg l'administration et la loi Bas) Le 29 mars 2 000, "l'Internet politique" Institut d'études politiques de Strasbourg Strasbourg 3 et 4 décembre 99 "Comprendre les usages ENS salle Dussane, 45 rue d'Ulm 75005 à Paris d'Internet" Paris ICUST, France Télécom, Irest… Du 7 au 9 juin 2° colloque "Penser les usages " 1999, Arcachon sur les usages et les services en télécommunications 27 janvier 1999 à « Villes numériques » Institut d’Economie Urbaine Levallois Perret Ministère de l’Equipement, des Le 26 octobre Séminaire « Réseaux, Société et 1998 à Paris Territoires », impact des réseaux Transports et du Logement numériques sur le champ du Ministère, Les Ateliers de Prospective Technologique Unesco Premier Congrés international 1er-3 octobre sur les aspects éthiques, 1998, Montejuridiques et sociétaux de Carlo l'information numérique 25-28 août 1998, "Computers and Networks in the Congrès de l'IFIP Genève Age of Globalization" 11° Colloque du CREIS CREIS (10-11-12 juin 1998) à Strasbourg Du 27 au 29 mai "Penser les usages" ICUST, ADERA, IREST, IEE, France 1998 à Arcachon Télécom 14 et 15 mai 1998, 2° symposium Franco- GRESEC Grenoble québécois Les téléservices dans la réorganisation des secteurs de l'éducation et de la santé 25 avril 1998 à débats" Surfichés, ne Collectif "Informatique, Libertés et Paris vous en fichez plus... " Citoyenneté" 21janvier 98 Rencontres Villes, « Arc en rêve » centre d’architecture Bordeaux architecture et nouvelles technologies Septembre 97, Rencontre européenne Parthenay III, VECAM Parthenay sur "La démocratie et les réseaux multimédia" Juin 1994, à Colloque «Géographies, GRESOC, Université de Toulouse-le "Quelle administration publique dans la société de l'information ?" 64 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION Toulouse Janvier 1994, Paris Information et Communication » Villes et techniques 65 Mirail Institut d'Histoire Moderne et Contemporaine –IHMC-, Ecole Normale Supérieure /Cité des Sciences et de l'Industrie de La Villette N’ont été finalement retenus que ceux d’entre eux qui offraient une tribune à au moins un des géographes de notre sous-population. Ils n’apparaissent donc par tous dans les tableaux récapitulatifs. 3. 2. 2. Les grandes occasion d’exposition de la géographie en générale : Le Festival International de Géographie. Le Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges a inscrit au programme de sa 12ème édition, pour l’année 2 001, le thème de l’innovation. Le titre en était « Géographie de l’innovation : de l’économique au technologique, du social au culturel ». Dès l’éditorial, signé par le Secrétaire d’Etat à l’Industrie Christian Pierret, par ailleurs Président-Fondateur du Festival, ancien maire et actuel maire-adjoint de SaintDié-des-Vosges, cette association entre géographie et innovation, ou plutôt la question de l’innovation en géographie semble aller de soi : « Comprendre où et pourquoi le changement apparaît et opère est au cœur de la démarche des géographes ». Le FIG est organisé en débats, tables rondes, conférences, cafés géographiques, démonstrations culinaires… Au total, ce sont quatre-vingt une Conférences-débats scientifiques, Tables rondes ou Entretiens géographiques qui se succèdent pendant 4 journées. Dans cet ensemble extrêmement vaste, l’essentiel des débats porte sur les innovations introduites dans l’enseignement de la géographie ou sur la géographie comme discipline innovante ou encore sur la production d’ « outils » innovants : « Quelles géographies de l’Europe enseignées (enseigner) aujourd’hui »; « La géographie 20 ans après », « Les innovations dans l’enseignement de la géographie »; « La réalisation sur support multimédia d’un documentaire géographique pour les élèves de 5ème »; « la géomatique, un atout pour la géographie »; « Atlas papier, atlas multimédia »; « les innovations scientifiques et techniques, facteurs d’évolution de la cartographie »; « la géodésie spatiale, GPS et les nouvelles de la terre »…. Sur ces quatre-vingt une conférences-débats, on trouve assez peu de séances dédiées à l’explication d’un processus innovant dans l’espace et encore moins dédiées à des tentatives d’explication de ce en quoi la géographie est susceptible à produire des éléments de connaissance sur telle ou telle innovation. Le processus de l’innovation est finalement en partie esquivé au profit de la description d’objets dont le caractère innovant n’est pas mis en question. Celles qui sont toutefois les plus visibles portent sur des innovations de type culturel : « géographie de l’innovation culinaire » par exemple, qui est une sorte d’invariant des différentes éditions du FIG, et qui se décline aisément selon les thèmes choisis chaque année (pour le thème « Santé », l’inspiration reste simple : « gastronomie et santé »…) 66 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 3. 2. 3. Les Colloques géographiques sur les Tic La plupart d’entre eux ont été organisés par la Commission de travail ad hoc du Comité national français de géographie ou par son homologue de l’Union Géographique Internationale. Ils sont les leviers de la constitution du groupe, au niveau national dans un premier temps et surtout au niveau international dans le second temps. La population des chercheurs qui a participé à ces événements a été constituée assez tôt, dans les débuts des années 1990 pour la majorité d’entre eux et s’est peu renouvelée jusqu’à ces dernières années. A côté des ces manifestations scientifiques dont les rythmes ont été soutenus, ont également existé un Colloque à Toulouse, organisé par le Gresoc, en 1994 : « Géographies, Information, Communication. Nouvelles techniques, nouvelles pratiques, nouveaux concepts »; un séminaire de rang plus modeste également à Toulouse, cette fois organisé par le CIEU-Cnrs en juin 2001 et les rencontres AGF organisées par Henry Bakis à l’Université de Montpellier. Ce qui distingue les manifestations organisées par Henry Bakis et celles qui ont été organisées autour du GRESOC et du CIEU à l’Université de Toulouse, est le fait que les premières sont surtout orientées sur la géographie et les spécialistes des télécommunications (Ingénieurs, économistes des télécom…), tandis que les secondes apparaissent davantage tournées vers l’objet communication que télécommunication et apparaissent plus ouvertes à des débats avec des sociologues, voire avec les Sciences de l’Information et de la Communication (le Colloque de 1994 à Toulouse succédait d’ailleurs, dans cette même Université, au Congrès annuel de la Société Française des Sciences de l’Information-Communication, SFSIC et plusieurs chercheurs ont pris part aux deux manifestations). 4. Enquête sur la sous-population des géographes spécialisés ou ayant abordé la question des Tic L’enquête en question est fort loin d’être systématique et exhaustive. Le matériau dont elle se nourrit (les biographies détaillées), se trouve être à la fois en circulation relativement intense, sous forme de curriculum vitae, mais cette circulation ne garantit guère qu’il soit aisé de se le procurer et surtout de le présenter dans un ensemble homogène. Le « C.V » en dit souvent trop long sur la personne et n’est pas destiné en principe à être divulgué car il dévoile des stratégies, éventuellement les fragilités d’un parcours… même si l’Internet est en train de modifier les comportements en la matière. Nous avons pu bénéficier de certains de ces matériaux mais l’enquête se poursuivant au-delà de ce travail de présentation et de restitution, l’exploitation sera évidemment amenée à être remaniée dans les mois qui suivront. Elle sera notamment augmentée et enrichie par la confrontation de ces matériaux qui ne concernent ici que quelques géographes français, avec la collecte et l’analyse du même matériau sur des géographes étrangers et travaillant sur les Tic ainsi que sur des chercheurs non géographes mais spécialistes des questions reliant Tic et société. Les matériaux biographiques ont été croisés systématiquement avec les tables récapitulatives des revues (classements par auteurs), ce qui a permis une vérification 66 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 67 minimale. L’étude est restituée sous forme de tableaux dans lesquels figurent les noms des géographes français des Tic ayant pu être identifiés par les différents moyens présentés plus haut, leurs publications dans différentes revues, leurs participations à différents colloques, leurs productions d’ouvrages édités sur la question. Bien que très incomplètes, les grilles ainsi constituées permettent d’identifier ce que l’on appellera des lignes de force. On peut voir ainsi que, en dépit d’un évident éparpillement de cette souspopulation, les stratégies que sous-tendent chacune des trajectoires individuelles dans les différents médias où elles se manifestent, sont relativement bien illustrées. On peut déduire de ces grilles toute une série de conclusions intéressantes. Le graphique ci-dessous présente cette sous-population en fonction de deux critères : la date de la thèse de chacun de ses membres et le fait que le sujet de la thèse portait ou non sur l’objet Tic. Certains membres de notre population ont pu faire plusieurs thèses et toutes les thèses, à l’intérieur de la population, ne sont pas du même type. Certains ont pu enchaîner thèse de 3ème cycle et thèse de doctorat d’Etat, d’autres n’affichent qu’une thèse de 3ème cycle, d’autres enfin, une thèse « nouveau régime ». Les différences entre ces différents types de diplôme sont évidemment importantes mais elles ne sont pas essentielles pour notre enquête. Ce qui nous intéresse ici est le diplôme qui permet d’accéder à un poste d’enseignement et/ou de recherche. Il a donc été nécessaire de scinder cette sous-population en deux sous-groupes : celui des docteurs et celui des doctorants. Pour ces derniers, la date retenue a été celle du dépôt du sujet et de la première inscription en thèse. LES DOCTEURS Dir. Thèse Thèse / Date de Tic soutenance WOLKOWITSCH Non 1957 DUPUY Non 1967 SERMET Non 1969 TROCQUE Non 1969 BARRAT Oui 1970 VERLAQUE Non 1970 WACKERMANN Non 1973 CICERI Non 1974 CHESNAIS Non 1977 CHENEAUNon 1979 LOQUAY BAKIS Rochefort Oui 1983 MAILLARD Non 1983 PEYON Non 1983 GHORRA-GOBIN BeaujeuNon 1985 Garnier FEYT Non 1986 Statut Statut 2 Prof Univ Prof Univ Prof Univ Collège Prof Univ Prof Univ Prof Univ Professionnel Prof Univ D.R. Cnrs Agrégé Dr. Etat Agrégé Prof Univ Prof Univ Prof Univ Prof. IEP Mcf Dr. Etat Agrégé Agrégé Agrégé HDR Dr. Etat Agrégé Agrégé NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 68 GRASLAND CARROUE BENAKOUCHE MSELLATI DUARTE-DIAS PANNETIER PASQUER EVENO WEISSBERG MONTALIEU GILLON ROCHE CHEVALIER LESTRADE CLAIRET DESPIN FREMONTVANACORE VIDAL Ph BAUTZMAN A. GARCIA D. BERNARD E. Dupuy Claval Lefebvre Marconis Roncayolo Le Berre / Bakis Cadène Dézert / Bakis Courtot Berdoulay Brocard Lefebvre / Eveno Ferrier Bakis Bakis / Cheneau Loquay Non Non Oui Oui Oui Oui Oui Oui Oui Oui 1986 1988 1989 1989 1990 1990 1990 1991 1991 1994 Mcf Prof Univ Prof Univ Oui 1997 Oui Oui Oui 1997 1998 1999 Mcf Enseignant vac. Professionnel Oui Oui oui 2000 2000 2002 Post-Doc Post-Doc Oui 2002 Oui Oui Oui 2001 2003 2003 Agrégé Mcf Professionnel Mcf Prof Univ Demandeur emploi Mcf HDR Agrégé Agrégée Professionnel Professionnel La lecture de ce tableau montre que les thèses portant sur la question des Tic sont celles qui sont les plus récentes. Leurs auteurs sont aussi ceux qui disposent du capital scientifique et surtout académique le plus faible (c’est dans ce groupe que l’on compte le moins d’agrégés). S’il ne s’agissait que d’un problème de génération, il tendrait à s’effacer peu à peu et on pourrait s’attendre à ce que la « jeune génération » d’aujourd’hui travaille demain, quand elle sera aux postes de commande, à reproduire vers de nouveaux étudiants ce qui a été leur parcours. Cette vision « arithmétique » serait censée assurer à cette géographie demain la visibilité qu’elle n’a pas aujourd’hui. Mais cette vision arithmétique a peu de chance de se révéler pertinente car de nombreux docteurs ayant travaillé sur ces questions ont quitté l’université. Ils sont désormais engagés dans des vies professionnelles qui les éloignent de l’université ou ont perdu beaucoup de chances d’y être recrutés si tel était toujours leur souhait. Comme le signalait Henry Bakis dès 1992, cette géographie est en grande partie une géographie de géographes « non-statutaires » 68 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 69 (« Si la recherche nationale et internationale a produit des résultats (…) ces résultats, il faut le souligner, sont trop souvent le fait d’enseignants-chercheurs et de chercheurs horsstatuts »45), de sorte qu’on pourrait se demander si cette catégorie de « géographes marginaux » ne ressemble pour partie à la catégorie récemment identifié des « intelloprécaires » 46. LES DOCTORANTS Thèses en cours MBADINGA BEN HASSINE DECOT MAS ANSART LE ROCH BONNET LOKOU VIDAL M HACHE COTE 1ère inscription 1998 1999 1999 1997 1996 1993 2000 2000 2000 2002 2002 Dir. Thèse Bakis Bakis Bakis Bakis Bakis Bakis Bakis Bakis Eveno Eveno Latouche / Eveno Soutenance prévue 2004 Abandon Abandon 2004 2004 2004 2005 2005 Cette liste de doctorants est très certainement incomplète. Elle a été réalisé en corrigeant les manques flagrants constatés à la lecture des 3347 sujets de thèses déposés au fichier central des thèses, par enquêtes directes et recoupements. C’est ainsi que nous avons pu constater que parmi le très petit nombre de directeurs de thèses qui ont déjà encadré des travaux de cette nature, il n’y en avait que fort peu qui avaient persévéré dans cette voie. Certains parce qu’ils sont désormais à la retraite (Michel Rochefort, Paul Claval, Bernard Dézert, Marcel Roncayolo…). Le plus évident reste Henry Bakis. Quant à Raymond Courtot, Vincent Berdoulay, Robert Marconis, Philippe Cadène, Jean-Paul Ferrier, Madeleine Brocard, ils n’ont dirigé qu’un seul travail de cette nature. Un cas un peu à part toutefois, celui d’Alain Lefebvre, qui a encadré notre travail et qui encadre aujourd’hui celui de Philippe Vidal… mais si Alain Lefevre a beaucoup œuvré pour l’affirmation de ce type de géographie… il n’est pas géographe mais socio-économiste et Professeur d’Urbanisme-Aménagement. Un autre cas très particulier sort de notre échantillon, celui de Jacques Barrat. Il est de ceux qui ont réalisé très tôt une thèse sur le sujet et il est aujourd’hui Professeur de Géographie. Toutefois, s’il a dirigé et continue de diriger un grand nombre de travaux de thèses, elles n’ont jamais été des thèses de géographie, mais des thèses de sciences de l’information et de la communication 45 46 H. Bakis; Netcom, vol. 6, n°2, avril 1992, p. 310. Anne et Marine Rambach; Fayard 2002 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 70 (quatorze ont pu être recensées). Ce qui n’est guère étonnant si l’on se rappelle qu’il enseigne pour l’essentiel à l’Institut Français de Presse. Publications sur les 20 dernières années dans les Revues géographiques ANSART BAKIS BARRAT BAUTZMANN BEN HASSINE BENAKOUCHE BERNARD BODET BONNET CARROUE CHENEAU-L. CHESNAIS CHEVALIER CICERI CLAIRET DESPINS DUARTE-DIAS DUPUY EVENO FEYT FREMONTVANACORE GARCIA GHORRA-G. GILLON GRASLAND JAUREGUIBERR Y LE ROCH LESTRADE MAILLARD MAS MBADINGA MONTALIEU MSELLATI Netc Map. B. An.G Gcar . AGF 1 1 46 3 4 1 1 E-G RGE 2 2 CyG RGP SO 1 Acta Nr 1 1 1 2 1 1 1 1 2 1 1 1 1 1 1 1 2 2 1 1 1 1 1 1 1 1 1 3 1 1 1 1 1 1 2 1 1 1 1 70 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION PANNETIER PASQUER PEYON ROCHE SERMET SOURBESTROCQUE VERLAQUE VIDAL m VIDAL ph WACKERMANN WEISSBERG WOLKOWITSCH 1 1 71 1 1 1 1 1 4 1 1 2 1 1 La recherche a été conduite sur l’ensemble des revues géographiques suivantes : REVUES NATIONALES (« PHARES » ET « STRUCTURANTES ») 47 Titre Code Acta Geographica Acta Annales de Géographie An-G Bulletin de l’Association de Géographes Français B.AGF L’espace géographique E-G Mappemonde Map. Cybergéo CyG REVUES REGIONALES (« INTERMEDIAIRES ») 48 Titre Cahiers Nantais Cahiers d’Outre-Mer Hommes et Terres du Nord Méditerranée Norois Revue de Géographie Alpine Revue de Géographie de Lyon –GéoCarrefour Revue de Géographie de l’Est RGPSO / Sud-Ouest européen Travaux de l’Institut de Géographie de Reims (TIGR) 47 Code Nr GCar. RGE RGPSO Deux revues ont été explorées mais ne figurent pas dans ce tableau pour n’avoir jamais publié de texte de notre population sur les objets en question : Hérodote, L’Information Géographique 48 N’apparaissent avec leurs codes tableaux que celles qui ont publié des textes sur la question « géographie des Tic » de notre population. 72 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) Les publications de cette sous-population dans l’ensemble de ces revues ont été mises au regard de leurs publications dans la seule revue spécialisée sur ces question en géographie : Netcom. Les revues sont présentées dans le tableau en fonction du nombre total décroissant des articles publiés sur ces questions par le groupe des géographes. La disproportion très nette entre les différentes colonnes du tableau montre bien à quel point Netcom s’impose comme la revue de référence sur ces sujets. A elle seule, elle a assuré la publication de 79 articles, soit 69 % du total des articles publiés dans l’ensemble de ces revues, ce qui représente la production de 27 auteurs différents. Toutefois, sur ce total de 79 articles, 46 (soit 58 %) ont été rédigés par un seul auteur, Henry Bakis. La production de cet auteur dans l’ensemble des revues représente par ailleurs plus de 46 % du total des articles de l’ensemble de cette sous-population; et Netcom est de loin la première des revues qui publie ses textes : plus de 87 % de ses articles se retrouvent dans cette revue. Dans la mesure où Henry Bakis est le Directeur de la Revue, pour mesurer l’influence de celle-ci et le tropisme qu’elle exerce sur les autres géographes des Tic, il est intéressant de refaire les mêmes calculs en excluant Henry Bakis. Même dans ce cas, Netcom parvient à drainer pratiquement 50 % des articles sur la question. 13 personnes de notre échantillon n’ont publié aucun article sur ces questions dans aucune des revues étudiées sur la période prise en compte (en moyenne 10 ans sur l’ensemble des revues). Ce sont pour la plupart les auteurs les plus âgés ou ayant déposé leur thèse il y a plus de dix ans ou les plus jeunes, ceux qui débutent dans le travail de recherche. 16 auteurs ont publié 100 % de leurs articles sur la question dans la revue Netcom (dans 12 cas, il s’agit d’ailleurs d’un seul article publié). Si on soustrait de notre population les 13 auteurs qui n’ont jamais publié dans Netcom, on n’a plus désormais qu’un total de 33 auteurs. Ce total, rapporté au précédent calcul, montre que près de 50 % de la population d’auteurs d’articles sur les Tic n’a publié que dans Netcom et dans la très grande majorité des cas, une seule fois. A côté de Netcom, mais loin derrière, on trouve un groupe de revues ayant publié quelques articles sur la question : 8 articles publiés dans différents numéros de Mappemonde (dont 3 dans le numéro « Métropoles numériques », juin 2003) ; plusieurs articles publiés dans un seul numéro de GéoCarrefour (2000, pp. 3-78); 4 articles publiés dans différents numéros de l’Espace Géographique. Plusieurs articles ont été publiés dans trois éditions différentes du Bulletin de l’AGF (1993, pp. 1-64, 1998, pp. 235-284 ; 2001, pp. 1-47) qui a, en fait, offert une tribune à Henry Bakis et à ses étudiants en thèse (importante proportion des auteurs recensés dans ces numéros). Les 6 articles publiés par les Annales de géographie ont été rassemblés par Henry Bakis et Gabriel Dupuy. Ils ont puisé largement dans la population des géographes qu’ils ont eux-mêmes identifiée et qui est une sous-catégorie de notre population. Les 5 articles publiés dans le numéro spécial de GéoCarrefour sont d’auteurs plus diversifiés. Ce numéro a d’ailleurs été composé par un géographe de l’Université de Lyon, Bruno Moriset, qui n’a pas été intégré dans notre sous-population de géographes des Tic pour ne pas correspondre aux critères qui ont permis de les identifier (sa thèse ne porte pas sur cette question et il n’a pas choisi pour 72 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 73 items, dans le Répertoire des géographes de 1998, des questions s’y référant), n’en est pas moins un géographe qui travaille désormais de plus en plus sur ces problématiques. Dans la mesure toutefois où il se présentait comme une personne non intégrée dans la culture du groupe de référence, il a fait appel, pour composer sa revue, à des géographes euxmêmes parmi les plus éloignés de la référence à Netcom. La recherche a été conduite sur les revues spécialisées suivantes des domaines de la Communication ou des télécommunications : Netcom, le Bulletin de l’IDATE, l’ex TIS; HERMES; Les Cahiers de Médiologie; Sciences de la Société; Les Annales des Télécommunications, Réseaux Communications Société (GDR Réseaux), les Cahiers de l’IREPP (Institut de Recherche et de Prospective Postale) et la Revue Quaderni. Revues sur Information et Communication, Tic, Télécommunications Netcom IDATE TIS ANSART BAKIS BARRAT BAUTZMANN BENAKOUCHE BEN HASSINE BERNARD BODET BONNET CARROUE CHENEAUCHESNAIS CHEVALIER CICERI CLAIRET DESPINS DUARTE-DIAS DUPUY EVENO FEYT FREMONTVANACORE GARCIA GILLON 1 46 1 2 Sc. Annal. IREPP Réseaux Quader Sté Téléc. Com. Sté ni 1 1 1 2 2 1 1 1 2 1 2 1 1 2 2 1 1 1 2 1 Flux NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 74 GHORRA-GOBIN GRASLAND JAUREGUIBERRY LE ROCH LESTRADE MAILLARD MAS MBADINGA MONTALIEU MSELLATI PANNETIER PASQUER PEYON ROCHE SERMET SOURBESTROCQUE VERLAQUE VIDAL M. VIDAL Ph. WACKERMANN WEISSBERG WOLKOWITSCH 1 1 1 1 1 2 1 1 1 1 4 5 1 1 1 La recherche sur les revues « internationales » n’a livré que fort peu de résultats49 : 49 Note de H. Bakis : « A propos de la diffusion des recherches des géographes des TIC dans les publications internationales, notons : 1) qu’il faudrait aussi tenir compte des ouvrages collectifs ; 2) que ces thématiques ont aussi donné lieu à des publications en espagnol [BAKIS Henry (1991), "Telecomunicaciones espacio y tiempo", in Carmen Gomez Mont (ed.), Nuevas tecnologias de comunicacion, Editorial Trillas, Mexico, pp. 49-60 (traduction d’un article paru in Temps Libre »] ; en italien [BAKIS Henry (1988), "L'informazione e il potere economico", pp. 139-162, in Conti S. (a cura di), Prospettive geografiche del mondo attuale, Lorenzo Milani, Torino] ; et en anglais [pour cette langue, relevons uniquement que l’article des Annales de Géographie (1980) était disponible dès l’année suivante dans la revue en langue anglaise des géographes israéliens, notamment diffusée aux Etats-Unis. Cette publication faisait suite à des conférences données devant les Universités de Tel Aviv, Beer Shéva et Haïfa, dans le cadre plus général d’une mission d’étude pour le CNET (l’un des auditeurs de Haïfa était Aharon Kellerman, qui allait devenir Professeur de Géographie et spécialiste de cette branche de la géographie – il me l’a confié ultérieurement) : H. Bakis (1981) « Elements for a geography of telecommunication », Geographical Research Forum, N°4, December, Beer Sheva, pp. 31-45] ». 74 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION Revue du Géographe Canadien BAKIS EVENO VIDAL Ph. Acta Geographica Sinica 1 ( chinois) 75 Bulletin de l’ UGI 1 (anglais) 1 1 Les conclusions que l’on peut extraire de ces deux précédents tableaux sont évidemment sujettes à caution car notre enquête n’a pas eu le succès que nous escomptions. Il nous a donc fallu nous contenter d’une recherche dans les sommaires des principales revues. Ce que l’on constate cependant c’est une relative absence des géographes des Tic au-delà de la revue géographique consacrées à la question (Netcom). A côté de Netcom, les revues qui paraissent les plus « proches » sont le Bulletin de l’IDATE (Institut de l’Audiovisuel et des Télécommunications en Europe) et la revue Flux. Cette proximité s’explique aisément par le fait que Christian Verlaque ait été un acteur de la création de l’IDATE à l’époque où il était vice-président de l’Université Paul-Valéry de Montpellier et il semble avoir servi à cette époque d’intermédiaire entre la Fondation, sa revue et la communauté des géographes et, dans le cas de Flux, par le fait qu’elle ait été une revue associé au travail réalisé dans le cadre du GDR Réseaux et qui devait aboutir à la production de l’ouvrage collectif « Réseaux Territoriaux. Significations croisées », dirigé par Jean-Marc Offner et Denise Pumain. En sa qualité de directeur de GDR, c’était cette fois là Gabriel Dupuy qui était en position d’intermédiaire. Les publications d’Henry Bakis dans la revue des Annales des Télécommunications comme dans les Cahiers de l’IREPP sont évidemment liées aux fonctions qu’il occupait à ces moments là au CNET. Enfin, trois dernières revues apparaissent en dehors de la zone d’influence de ces géographes : TIS, Sciences de la Société et Quaderni. On posera l’hypothèse que les auteurs qui ont publié dans ces revues sont parmi ceux qui sont le plus attirés par des problématiques sociales, à la différence des autres géographes, dont le choix de publication signale a priori un intérêt plus orienté vers les infrastructures. III. D’UNE GEOGRAPHIE « FRANÇAISE » DES TIC A UNE GEOGRAPHIE URBAINE ET « ANGLOPHONE » DES TIC. La reconstitution que nous avons faîte de la géographie des Tic fait sans doute la part trop belle à la géographie française. Elle se justifie du fait de la place éminente des géographes français dans ce débat. Pendant longtemps, la géographie des Tic a effectivement été dominée et ceci très largement par des représentants de la géographie française. Après qu’ait été créés au sein de l’Union Géographique Internationale un Groupe puis une Commission de travail, la Présidence de cette entité a été attribuée tout d’abord à Christian Verlaque puis, fait rarissime, c’est un autre géographe français qui lui a succédé et ceci pour deux mandats successifs : Henry Bakis. Enfin, si cette Commission 76 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) est aujourd’hui présidée par un géographe israélien, nous maintiendrons que ce géographe se réfère à une géographie qui est la géographie française des Tic. La façon dont il aborde les problèmes, dont il cherche à les embrasser tous, la référence qu’il doit faire à l’histoire de sa discipline suit le même modus operandi que la plupart des travaux d’Henry Bakis. Par ailleurs, avec la publication en 2000 dans Netcom d’un article sous forme de « manifeste » : « Geography of the Information Society », qui constitue en fait un acte « politique » signifiant son installation à la Présidence de la Commission internationale, il s’inscrit dans le « droit fil » d’une tradition française, dont on trouve des manifestations dans les écrits d’Henry Bakis : « Eléments pour une géographie des télécommunication » (Les Annales de Géographie, 1980) mais aussi dans ceux que nous avons commis lors de notre propre installation à la Présidence de la Commission de travail spécialisée sur ces questions au Comité National français de Géographie : « Pour une géographie de la Société d’Information » (paru dans le volume 11 de Netcom, en 1997). La publication des « manifestes » de ce type dans Netcom a pour avantage de signaler à quel point cette revue se retrouve inlassablement à l’épicentre des enjeux scientifiques et académiques sur ces objets mais aussi comment elle a tendance à produire une norme en matière de « revendication scientifique ». Elle demeure à ce jour la seule revue au monde entièrement consacrée à la géographie des Tic. Pendant de très longue année, elle publiera essentiellement en français pour s’orienter, depuis ces dernières années, vers la publication de textes voire de numéros complets en langue anglaise. Dans le glissement de la langue et du schéma de construction français vers un équivalent anglophone, on observe au moins deux changements importants dans les thématiques de la Revue. Ces changements nous paraissent refléter non seulement une remise en cause de l’influence exercée par la géographie française au bénéfice de son homologue anglophone, mais aussi un changement de thématiques, voire une substitution d’objets. La coupure n’est cependant peut-être pas aussi nette que nous l’interprétons, et peut-être eut-il été plus convenable d’écrire « élargissements thématique » plutôt que « changements ». Si nous prenons le risque d’en rester à notre première formulation, c’est parce que nous croyons que ces changements qui opèrent ici sur un mode encore relativement atténué, ne sauraient aller qu’en se renforçant dans les années qui viennent. Au-delà du basculement dans l’influence exercée par telle ou telle tradition géographique nationale, ce phénomène s’explique selon nous par le fait que ces changements soient bien aussi une substitution d’objets. Enfin, si ces changements sont ici appréciés au travers d’une analyse de l’évolution de Netcom, l’influence qu’ils exercent s’étendent bien évidemment très audelà de la ligne éditoriale de la Revue. Ils correspondent à des mouvements de fond dans la restructuration/recomposition des objets de recherche et des pratiques d’enseignement supérieur. Cette conversion de la géographie des Tic s’oriente de plus en plus nettement, sous l’influence des centres de recherches états-uniens et britanniques sur : - une géomatique de l’Internet et des communications à distance; - une recherche focalisée sur le rôle des Tic dans la ville. 76 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 77 1. Emergence d’une « géomatique » d’Internet Le premier changement est la prise en compte des Tic comme outils de représentations géographiques. Il s’agit d’une évolution très nette qui marque la prise de position de géographes détenant un ensemble de savoir-faire cartographiques et qui les transposent de l’espace géographique vers le « Cyberespace ». L’interrogation porte moins sur ce qu’est le « cyberespace » et sur ses relations avec l’espace géographique, que sur les moyens à mettre en œuvre pour le donner à voir et à concevoir dans un plan spatial. Cette recherche est pour l’essentiel une recherche appliquée qui porte une réflexion réellement ambitieuse et innovante sur les outils et les modèles de représentations cartographiques. Parmi les groupes et les centres de ressources les plus avancés sur ces questions (patiemment scrutés pour la Revue Netcom par Mounir Redjimi50), citons le CASA (Centre for Advanced Spatial Analysis) de l’University College of London, avec des chercheurs spécialisés dans ce domaine tels que Martin Dodge et Robin Kitchen 51 notamment; le Center for Social Informatics de l’ Indiana University, avec le travail, entre autre de Adam B. King (Mapping the Unmappable : Visual Representations of the Internet as Social Constructions); les travaux en partie fondateurs du sociologue californien A. Huberman dont l’ambition consistait à « mesurer » le cyberespace; le Sociable Media Research Group du Media Lab (M.I.T., Cambridge, MA) dirigé par Judith Donath; le User Interface Research Group du Xerox Parc de l’University of Maryland… Une excellente mise en perspective de ces nouvelles orientations de recherche a été livrée dans « Fostering Research on the Economic and Social Impacts of Information Technology »52. Notons toutefois que ces préoccupations de recherche sont représentées également en France par toute une partie de la recherche sur la géomatique (même si la part, au sein de la géomatique, consacrée à la représentation des phénomènes de communication par Internet reste extrêmement limitée) comme l’a montré notamment le First International Workshop ont Teleprocessing, qui s’est tenu à Lyon en mai 1999 et dont, signe des temps, le titre était en langue anglaise. 2. Un intérêt tardif mais croissant de la recherche en géographie urbaine vis à vis des Tic Excepté quelques travaux pionniers, la démarche qui consiste à analyser les dynamiques socio-spatiales urbaines des Tic se construit tardivement, en fait, avec les années 80. Si la recherche géographie présente de nombreux traits caractéristiques à cette 50 Mounir Redjimi; « Les géographes et la planète Cyber. Sources sélectionnées et commentées »; Netcom, vol. 12, n°4; Dec. 1998, p. 403-418. 51 Auteurs d’un ouvrage de référence sur la question : Mapping Cyberspace; Routledge; 2001. 52 Steering Committee on Research Opportunities Relating to Economic and Social Impacts of Computing and Communications; Computer Science and Telecommunications Board; Commission on Physical Sciences, Mathematics, and Applications; National Research Council; National Academy Press; Washington, D.C. 1998 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 78 discipline, elle s’insère toutefois dans un ensemble de démarches transciplinaires (sans doute favorisées à la fois par l’importance des commandes publiques de recherche et par la forte valorisation symbolique accordée à ses questions par les milieux scientificoacadémiques), qui apparaissent assez typiques de la recherche anglophone et surtout états-unienne sur ces questions. D'un point de vue général, jusque vers les années 1980 voire 1990, il existait relativement peu de travaux sur la communication et l'information dans la ville. Comme le signalait Pierre Merlin «La trace avait pourtant été fixée par l'ouvrage de Richard L. Meier»53 (A communication theory of urban growth, Cambridge, Mass., M.I.T. Press, 1962). L'approche fondamentalement originale de R.L. Meier ne fit guère école, pas davantage les travaux d'Allan Pred 54 ou de Gunnar Törnqvist55. En fait, l’abandon de ce type d’objet correspond au temps moyen de carrière de toute une génération de chercheurs en géographie. Le retour de ces objets dans la discipline a en fait emprunté trois grandes orientations de recherche qui se croisent d’ailleurs à certains moments : - une approche inscrite dans la poursuite des travaux sur les « Villes internationales » et surtout sur les « Technopôles » (ou « Technopoles »), et développant une réflexion spécifique sur les formes de spatialisation et de territorialisation des activités économiques liées aux Tic, avec des auteurs états-uniens ou canadiens comme Allen J. Scott56, Claude Manzagol 57, Claire Poitras… - des recherches centrées sur les manifestations de la « sur »-modernité urbaine (P. Hall, Bortchie, M. Batty, voire E. Sojah ); - et enfin une articulation entre des recherches régionales et urbaines, (Moss, CURDS) qui est certes a priori plus « traditionnelles » mais qui, en renouvelant très profondément son corpus, n’en reste pas moins extrêmement convaincante; 2. 1. De l’analyse des phénomènes technopolitains à celle de la métropolisation des industries des Tic La recherche sur les dynamiques urbaines/métropolitaines associées aux formes de localisation des activités de l’industrie de haute technologie commence à prendre en compte les phénomènes spécifiquement associés aux Tic comme produits de la haute technologie vers le milieu des années 1990. Les travaux d’Allen J. Scott en constituent un bon exemple. S’étagent en effet différentes productions de recherche depuis son ouvrage sur les Technopoles (1994) jusqu’à une série d’articles parus dans différentes publications 53 Pierre Merlin, « Trente ans de recherche urbaine. Les apports de la géographie », In Les Annales de la recherche urbaine, n° 64, octobre 1994 54 Allan Pred, City-systems in advanced economies, London Hintchinson, 1977 55 Gunnar Törnqvist, Systems of cities and information flows, Lund, C.W.K., Gleerup, 1977. 56 Allen J. Scott; Technopolis : High-Technology Industry and Regional Developent in Southern California, Los Angeles; University of California Press; 1994 57 Claude Manzagol 78 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 79 et rendant compte des transformations en cours à Los Angeles, autour des industries de l’entertainment, des loisirs, de l’audiovisuel et du cinéma et de leur basculement vers l’industrie du multimédia et des « effets numériques ». A.J. Scott s’intéresse principalement aux conséquences de ces processus sur les changements urbains, et son terrain d’analyse privilégié est Los Angeles. Les transformations en cours lisibles dans le cas de cette ville, contribuent fortement à conférer à Los Angeles la valeur d’un modèle de ville, capitale revendiquée d’une « nouvelle géographie », voire d’une éventuelle « société d’information »58. Les recherches de cet auteur se distinguent toutefois de nombre des travaux précédents qui portaient sur les villes internationales voire sur les technopoles et qui s’orientaient notamment vers des analyses sur la recomposition des hiérarchies urbaines. Le statut de Los Angeles étant posé comme particulier, ce qui l’intéresse, ce sont les transformations dans l’aire métropolitaine. Los Angeles se révèle dès lors être la ville où s’effectue la synthèse entre les industries de haute technologie, les Tic et l’industrie du multimédia et des « effets numériques »59. A. J. Scott a notamment travaillé sur les effets spatiaux à l’intérieur des aires intra-métroplitaines de ces synthèses d’activités. Dans ses récents travaux60, il s’est notamment intéressé à la transformation des métiers pour expliquer le dynamisme particulier de la métropole angelinienne61. Les travaux d’un autre géographe nord-américains, Claude Manzagol, de l’Université de Montréal, s’inscrivent quant à eux plus nettement dans la lignée des travaux des géographes des années 1980 sur les deux questions identifiées ici comme ayant amenée cette problématique qui lie « haute technologie » et Tic dans ses logiques de spatialisation urbaine. Deux travaux publiés en rendent compte : « L’évolution de l’espace des hautes technologies aux Etats-Unis : quelques remarques » 62 et, en co-rédaction avec Martin Jourdenais : « La recherche industrielle aux Etats-Unis : l’évolution récente de la localisation »63. 58 « Since the 1980s, the multimedia and digital effects industry has been emerging at an extremely rapid pace in the State of California. Two geographic areas, namely, the Bay Area and southern California region (principally Los Angeles County) contain most of the industry’s establishments. The southern California region is now moving into a position of dominance, not only in the State, but probably in the world at large ». 59 « From Silicon Valley to Hollywood : Growth and Development of the Multimedia industry in California »; Working paper n° 13; UCLA, Lewis Center for Regional Policy Studies; 1995. 60 Cf. notamment : « The craft, fashion, and cultural-products industries of Los Angeles : competitive dynamics and policy dilemmas in a multisectorial image-producing complex »; Annals of the Association of American Geographers, 86 (2), p. 306-323. 61 “The remarkable dynamism of southern California’s multimedia and digital visual effests industry it, of course, closely related to the region’s overwhelming and long-standing importance as a center of the entertainement industry “, « Multimedia and digital visual effects : an emerging local labor market »; Monthly Labor Review; March 1998; p. 30. 62 In Fisher A. et Malézieux J. (eds); Industrie et aménagement; Paris L’Harmattan; 1998; p. 287-306. 63 Paru dans les Cahiers de la Géographie du Québec; Vol. 43, n°119, septembre 1999; p. 251-265. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 80 S’inspirant notamment d’une approche diffusionniste des innovations et reprenant les conclusions des recherches conduites vingt ans plus tôt par E. Malecki, C. Manzagol et M. Jourdenais parviennent à montrer que les modalités de localisation de la R-D, liée évidemment à l’industrie de haute technologie sous bien des aspects, n’a pas contrarié la poursuite du phénomène de métropolisation. Malgré les changements survenus dans l’industrie de haute technologie et le déploiement des Tic, les auteurs observent que la « concentration métropolitaine ne se dément pas (…) le retournement spatial suggéré par les transferts de population et d’activités n’est donc pas manifeste en matière de R-D »64. 2. 2. La sur-modernité urbaine Elle trouve à s’incarner dans un certain nombre de villes, certaines comme Los Angeles (bien présente dans les travaux d’Edward Sojah même si cet auteur ne s’est guère penché sur la composante Tic du moins à notre connaissance), mais aussi dans une production importante orientée soit vers les villes du futur soit vers la généalogie de ce qui est consisté comme l’un des moteurs importants de la ville, sa capacité à produire de l’innovation. Ce qui intéresse généralement ces auteurs, ce l’instant de la rupture, du basculement, le moment où une tendance qui paraissait stable se retourne, l’apparition d’un nouveau moteur d’un changement profond…. Plusieurs ouvrages, dont certains sont collectifs se signalent en effet par cet effort à extraire de la ville d’aujourd’hui les tendances lourdes, de remonter vers leur genèse ou de se projet vers le futur. La part accordée aux Tic dans cette littérature est généralement très abondante. On trouve dans cette « famille » de travaux un certain nombre d’auteurs surtout états-uniens, australiens et britanniques. Les travaux sont généralement riches en études de cas : Sydney, Los Angeles, New York, Londres, Tokyo… en constituent les morceaux de choix. Toute une série d’ouvrages collectifs signalent l’existence d’un milieu de recherche en voie d’homogénéisation (les co-auteurs sont souvent les mêmes d’ouvrages à ouvrages) : - Brotchie J; Batty M.; Hall P. and Newton P. (eds); Cities in the 21st Century; London; Halsted; 1991. - Brotchie J; Hall P. and Newton P. (eds); The Spatial Impact of Technologcal Change; London : Croom Helm; 1997. - Brotchie J; Newton P.; Hall P. and Nijkamp P. (eds); The Future of Urban Form : The Impact of New Technology; London : Croom Helm and Nichols; 1985. Parmi les auteurs importants dans cette tendance, on trouve Peter Hall, successivement avec « Cities of Tomorrow »; « Western Sunrise : The Genesis and Growth of Britain’ Major High Technology Corridor »65; avec Paschal Preston « The Carrier Wave : New Information Technology and the Geography of Innovation, 1846-2003 » 66…. 64 Cl. Manzagol et M. Jourdenais; Op. Cit.; p; 255. London; Allen & Unwin; 1987. 66 London; Unwin; 1988. 65 80 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 81 Les premières lignes de l’article que Michael Batty (Directeur du CASA de l’University College London) consacre à « The Computable City » sont significatives de cette culture spécifique67. 2. 3. L’économie régionale et urbaine des Tic Il s’agit d’une catégorie de travaux qui sont souvent intermédiaires entre les deux précédents. S’ils empruntent à ces deux ensembles, ils s’efforcent aussi d’articuler ces nouvelles problématiques avec les travaux classiques de la géographie économique régionale. Sous ce label, on trouve surtout deux centres très importants et disposant l’un et l’autre d’une très forte notoriété : le Taub Urban Research Center de l’University de New York, et le CURDS de l’University of NewCastle Upon Tyne. Le Taub Urban Research Center, pour tout ce qui concerne l’étude des relations entre télécommunications et villes, est principalement animé par Mitchell L. Moss, qui depuis quelques années, a une très abondante production de travaux de toutes sortes avec Anthony M. Townsend. En fait, les travaux de ce groupe débordent assez largement la catégorie dans laquelle nous le plaçons, il a abordé des sujets d’ordre très diversifié, comme par exemple l’étude du Gouvernement « en ligne » de New York68. Son orientation principale semble cependant être autour d’une « science des lieux » où convergent les usages des Tic et l’urbanité. Sur ces questions, on trouve de nombreux articles co-signés par M. L. Moss et A. M. Townsend : How Telecommunications Is Transforming Urban Spaces69; Manhattan Leads the 'Net Nation. New York City and Information Cities. Hold Lead in Internet Domain Registration70; Spatial Analysis of the Internet in U.S. Cities and States 71, etc. Le CURDS est devenu le partenaire obligé de la plupart des politiques européennes qui croisent les préoccupations relatives à la ville, au développement régional et aux Tic. Plusieurs des membres de cette équipe joue d’ailleurs des rôles éminents auprès de la Commission européenne (comme John Godard par exemple) et certain d’entre eux ont même été jusqu’à quitté l’université pour ouvrir un bureau d’études spécialisé sur ces questions (c’est notamment le cas de Mark Hepworth). La plupart de leurs travaux sont clairement dans le prolongement de la géographie industrielle et de la géographie 67 « By the year 2050, everything around us will be some form of computer. Already, we are seeing a massive convergence of communicatios and computer through various forms of media. Computerized highways are in prospect and smart buildings are almost upon us. As planners we are accus-tomde to using computers to advance our science and art but it would appear that the city itself is turning into a constellation of computer ». 68 Mitchell L. Moss; Courtney Wade; Jennifer Li Wong and Steve Mitra; Municipal Government Online : How NYC Can Become the Internet City; Prepared for the Office of the Public Advocate for New York and the Accountability Project Inc. : Mark Green, Public Advocate; May 1999. 69 Taub Urban Research Center; New York University; March 1998 70 Idem; August 1997. 71 "Technological Futures - Urban Futures". Conference at Durham, England, April 23-25, 1998 NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 82 régionale et sont pas toujours exempts d’une certaine perspective déterministe (comme d’ailleurs certains des travaux relatifs à la sur-modernité urbaine où il est très fréquent de se préoccuper des « impacts » de telle ou telle technologie). 3. Une influence exercée par un fort mouvement d’interdisciplinarité sur ces objets, en provenance des Etats-Unis. L’adoption ou le prolongement de ces objets de recherche vers de nouvelles problématiques a transité par des milieux de recherche assez diversifiés mais qui ont eu pour effet de valider l’objet comme pertinent dans plusieurs champs scientifiques aux Etats-Unis. 3. 1. Recherches-appliquées On trouve ainsi assez tôt un puissant versant de recherche-appliquée, directement relié à des commandes publiques ou privées, financées parfois par de grandes Fondations telles que la Rand Corporation et assez souvent transdisciplinaire. L’une des premières manifestations de ce type de recherche se trouve du côté des études en Mangement/Gestion, qui avaient été fortement inspirées par la sociologie des organisations (notamment les travaux d’Amitaï Etzioni ou d’Alvin W. Gouldner sur ses dimensions théoriques des organisations, mais aussi Herbert A. Simon pour le côté « théories managériale des organisation »). On trouve ainsi de nombreuses recherches dès les années 1960 sur les conditions de l’informatisation des administrations urbaines. Parmi les recherches significatives de cette époque, signalons Edward F.R. Haerle et Raymon J. Mason, avec A Data Processing System for State and Local Governments72; Aia Kaiman Lee, avec Integrated Municipal Information System73 ou encore Kenneth Laudon, dont l’ouvrage : Computer and Bureaucratic Reform74 est d’ailleurs préfacé par Amitaï Etzioni, ou encore celles . D’emblée, ces recherches produisent des conclusions transférables au fonctionnement de ces organisation (c’est surtout le cas des deux premiers auteurs, le troisième aillant surtout livré une sorte de bilan sur la question). Ce sont souvent des documents riches en préconisations. La création dans les années 1970 auprès du Department of Housing and Urban Development, de l’Urban Information Systems Inter-Agency Committee –USACeut pour conséquence directe de donner une forte impulsion à ce type de recherches. Le rôle de l’USAC était effectivement de trouver et de proposer des améliorations à la gouvernance urbaine en jouant, auprès des autorités locales, un rôle de conseil et d’études. Le Comité eut, dans la pratique, à solliciter de nombreuses recherches 72 Edward F.R. Haerle et Raymon J. Mason, avec: A Data Processing System for State and Local Governments; Englewood Cliffs, New Jersey; The Rand Corp. Inc.; Prentice-Hall; 1963. 73 Aia Kaiman Lee, avec Integrated Municipal Information System; Environmental Design & Research Center –EDRC-; 1972. 74 Kenneth C. Laudon; Computers and Bureaucratic Reform. The political functions of Urban Information Systems; John Wiley & Sons; 1974. 82 GEOGRAPHIE DE LA SOCIETE DE L’INFORMATION 83 universitaires. Parmi les représentants de cette tradition, l’un des centres de recherche parmi les plus marquants fut sans doute le CRITO - Centre for Research on Information Technology and Organisations – à l’University of California at Irvine qui parvint, à fédérer un grand nombre de chercheurs de différents horizons (Computer sciences, Management Sciences, Sociology, Communication Sciences…) dont les personnalités les plus connues sont sans doute Kenneth Kraemer, Rob. Kling, John L. Kling, James Danziger, William Dutton (qui travaillait en fait à l’Anemberg School of Communication )75. Plusieurs ouvrages de référence sur ces questions sont à l’actif de cette équipe. Celui qui, selon nous reste le plus significatifs des recherches accomplies vers la fin des années 1970 est sans doute : Computer and Politics. High Technology in American Local Governments 76 (dont la lecture, au début des années 1990, fut pour nous d’une grande importance, au point que nous avons vainement chercher à faire traduire cet ouvrage en français). Le Media Lab du Massachussetts Institut of Technology –M.I.T.- apparaît également assez rapidement comme un lieu où convergent les chercheurs travaillant sur des objets voisins. Autour de personnalités telles que William J. Mitchell se constitue une équipe composé d’Architectes, d’Aménageurs et d’Urbanistes, au sein de la School of Architecture and Planning, dont le travail consiste à transposer dans l’univers urbain les applications innovantes que permettent d’envisager les nouvelles technologies. S’il s’agit bien d’un Centre de Recherche comme en témoignent de nombreux ouvrages importants, il s’agit aussi d’un centre de transfert des technologies vers des applications sociales. D’une certaine manière cette équipe prolonge le travail de celle de Nicholas Negroponte et de Michaël Destourzos, en imaginant les conditions du transfert des technologies dans l’environnement urbain et en introduisant une réflexion sur les nouvelles modalités de conception de cet environnement en lien avec la diffusion des technologies. 3. 2. La recherche en sociologie urbaine Si la recherche appliquée est ici plus rare, elle n’est pas totalement absente puisque l’on trouve dès les années 1970 une équipe de « sociologie appliquée » japonaise, le RITE, à Tokyo, qui travaillait sur les problèmes de la régulation de l'agglomération tokyoïte en relation avec les Tic. Quant au « reste » il rejoint la sociologie urbaine anglophone, regroupant pour l’essentiel des chercheurs et des centres de recherche aux Etats-Unis et au Canada. On trouve toutefois quelques exceptions à cette domination anglophone avec des travaux tel que ceux de l’Italien Stefano Aragona77 et surtout des Suédois Eskil Block et Tibor 75 Une reconstitution plus fouillée de ces questions a été livrée dans le rapport que nous avons remis au PIR-Villes Cnrs en 1995, cf Infra, p. . 76 J. Danziger; W. Dutton; R. King; K. Kraemer; Computer and Politics, High Technology in American Local Governments; New York, Columbia University Press; 1982. 77 Stefano Aragona; La Citta Virtuale. Transformazioni urbane e nuove technologie dell’informazione; Gangemi Editore; 1993. NETCOM, Vol. 18, N° 1-2 (2004) 84 Hottovy78. L’une des sommes les plus importantes reste celle livrée par Manuel Castells dans les trois tomes de « La société en réseaux », qui fait suite à toute une série de travaux plus anciens79. Sur les questions « villes et Tic », Manuel Castells est sans doute l’un des auteurs qui s’impose avec le plus de netteté. On peut encore identifier une autre « école » sociologique issue de la recherche sur les « réseaux sociaux » et autour de M. S. Granovetter aux Etats-Unis. L’une des figures de cette sociologie est sans doute Barry Wellman, Directeur du NetLab de l’University of Toronto. Ses travaux sont d’autant plus intéressants pour les géographes que, dans ses études sur les réseaux sociaux utilisant l’Internet, il constate le poids des relations de proximité, et met souvent en parallèle des notions telles que local/global; proche/distant… notamment dans « Physical Place and Cyber Place : The Rise of Personalized Networking »80; (avec Keith Hampton), « Examining Community in the Digital Neighborhood. Early Results from Canada’s Wired Suburb »81. L’étude très minutieuse qu’ils ont réalisée d’un quartier de Toronto surnommé « NetVille » en raison de son ton de connexion très important, conforte les études que nous avons réalisé sur Parthenay en montrant que les « grands communiquants » sont aussi très souvent les personnes les mieux intégrées socialement, culturellement voire politiquement dans leur micro-société de proximité. En France, même si quelques travaux ont pu être conduits par un certain nombre de chercheurs de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées et du LATTS; tels Gabriel Dupuy, Jean Laterrasse ou Jean-Marc Offner, on n’observe pas de structuration de la recherche en sciences sociales autour de l’objet constitué par la Ville et les Tic, encore moins l’émergence de groupes de recherche spécialisés sur le thème. Il s’agit là, en quelque sorte d’un paradoxe car, du point de vue des politiques publiques notamment, l’intérêt est ancien et soutenu. Au-delà de tel ou tel autre aspect conjoncturel, nous interprétons cette situation comme le résultats d’une difficulté à s’extraire des contraintes spécifiques de la structuration des champs scientifico-académiques. La plupart des chercheurs qui travaillent sur ces objets ont désormais davantage de relations avec leurs homologues étrangers qu’avec d’autres chercheurs français. 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