Hervé This, Equipe INRA de Gastronomie
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Hervé This, Equipe INRA de Gastronomie
Titre : Histoire d’une pièce d’argent Auteur : Hervé This Chapô : Le cuivre n’est pas inutile pour faire les confitures… mais n’est-il pas toxique ? A l’invitation du rédacteur en chef de l’Actualité chimique, ce texte inaugure une série qui montrera les beautés de la chimie dans notre alimentation. Alimentation ? Nous ne sommes pas encore lancés que le mot « alimentation » doit nous arrêter, tout comme nous arrêterait le mot food, en anglais. C’est parce que ces mots conviennent mal que le Groupe français de chimie des aliments et du goût a été créé sous ce nom, sous l’égide de la Société chimique de France : la chimie (je parle ici de la science expérimentale qui porte ce nom, pas des applications de celle-ci) trouve trois fois sa place, entre le commerçant qui nous procure les produits végétaux et animaux, d’une part, et notre organisme, d’autre part. La première fois, c’est dans la connaissance des produits, qui, vus du côté de la cuisine, seront plutôt des ingrédients (du latin ingredi, « entrer dans »). La deuxième fois, c’est lors de la transformation culinaire, qui produit des mets, des plats, plutôt que des aliments. La troisième fois, c’est dans le trajet qui mène de l’assiette à l’estomac. Pour chaque étude, la chimie s’associe à des sciences différentes : la première fois avec l’agronomie, la zoologie, la biologie ; la deuxième avec la physique pour former la gastronomie moléculaire ; la troisième avec la physiologie humaine (physiologie sensorielle, physiologie générale, toxicologie...). Tout cela est bien abstrait, et rien ne vaut l’exemple. Partons, puisque l’époque s’y prête, de l’exemple des confitures. Merveilleuses confitures, sucrées, délices d’adultes, chapardages d’enfants ! La question posée par un collègue chimiste et ami est : une pièce d’argent posée au fond de la bassine en cuivre estelle utile, lors de la réalisation des confitures ? Mise en forme : Puces et numéros Du simple, avant le compliqué Analysons la question au premier ordre. Nous admettrons que les fruits sont des tissus végétaux, composés, comme on le sait, de cellules, lesquelles sont limitées par une membrane cellulaire faite de phospholipides, laquelle est renforcée par une paroi. Au premier ordre, l’intérieur des cellules est fait d’eau. D’eau qui a du goût (nous reviendrons un jour sur ce terme), mais d’eau. La paroi, elle, est un superbe assemblage, composé, Hervé This, Equipe INRA de Gastronomie moléculaire 1 essentiellement, de cellulose, d’hémicelluloses, de « pectines ». Oui, la description est chimiquement très rudimentaire, mais pourquoi entrer dans les détails quand ce n’est pas nécessaire ? A quoi bon savoir que la paroi est composée de trois parties, dont une est la lamelle moyenne, formation la plus externe de chaque cellule, donc commune à deux cellules contiguës, riche en substances pectiques, assurant la cohésion des cellules entre elles ? A quoi bon savoir que la paroi primaire, mince, souple, hydrophile, peu dense et de faible résistance mécanique, élaborée par les jeunes cellules en croissance, est principalement composée d’un réseau lâche de fibres cellulosiques et d’hémicelluloses, enchâssées dans une matrice amorphe d’autres polyosides ? Ou encore que la paroi secondaire, épaisse, compacte, rigide et très résistante, mécaniquement inextensible, est construite par dépôt de cellulose en couches orientées, avec de la lignine incrustée ? Bien sûr, il y a le plaisir de la connaissance, et cette envie rentrée d’encyclopédisme qui est en nous tous, mais il faut aussi considérer qu’entrer dans de telles considérations nous éloigne de notre sujet : la confiture ! La question du cheminement, qui opposait Descartes et Montaigne (la « méthode », c’est le chemin, droit pour Descartes, musardant pour Montaigne), reste évidemment d’actualité, et j’ai beau aimer beaucoup la méthode des Essais, il me faut quand même admettre que les informations précédentes sur la constitution des végétaux sont ici inutiles, voire gênantes. Il s’agit surtout de savoir extraire les composés « pectiques », de faire prendre les confitures et de leur donner une composition qui assure la conservation des gels formés. Pectine : le mot a été lâché plusieurs fois, parce que c’est la clé de la compréhension du phénomène, due au chimiste français Henri Braconnot (Commercy, 29 mai 1780 - Nancy, 15 janvier 1855) qui découvrit en 1825 la molécule qui fait prendre les confitures. Cette fois, l’information est pertinente : ni les hémicelluloses, ni les celluloses ne répondent à la question de la confiture, et seules les pectines sont en cause. Comment font-elles prendre la confiture ? Il faut la connaissance de la constitution chimique de la molécule pour répondre à la question. Les pectines Les pectines sont présentes dans les végétaux à des teneurs qui atteignent une dizaine de grammes par kilogramme de tissu frais. Ce sont des hétéropolyosides à teneur élevée (30-35 %) en résidus d’acide α-D-galacturonique. Plus précisément, les molécules de pectines sont une succession de zones dites lisses et de zones dites hérissées. Les zones lisses (ou chaîne principale non ramifiée) sont constituées d’homogalacturonanes ou de rhamnogalacturonanes. Les homogalacturonanes sont des enchaînements linéaires de résidus Hervé This, Equipe INRA de Gastronomie moléculaire 2 d’acide D-galacturonique (acide 3,4,5,6tétrahydroxy-tetrahydro-pyran-2carboxylique), liés en α-(1→4) en conformation 4C1. Les liaisons entre les résidus d’acide galacturonique sont axialeaxiales, ce qui conduit à donner aux molécules d’homogalacturonanes une conformation hélicoïdale droite, avec un pas de deux ou trois monomères par tour. Précision chimique inutile, encore ? Non, car la gélification de solutions de pectines dépend de leur DM. Nous verrons plus loin que ceux qui voudront utiliser des pectines commerciales pour confectionner des confitures devront ainsi bien distinguer les pectines « hautement méthoxylées » (pectine HM), de DM supérieur à 50 %, des pectines de DM inférieur à 50 %, faiblement méthoxylées (pectine LM), et des acides pectiques ou pectates, quand le DM est inférieur à 5 %. OH COOH O HO La liaison entre galacturonique. deux résidus d’acides OH OH OH COOCH3 O Tous les 80 à 100 résidus, la chaîne homogalacturonique est interrompue par des unités L-rhamnopyranose (6-méthyltétrahydo-pyran-2,3,4,5-tétraol), formant des chaînes rhamnogalacturoniques. Ces chaînes seraient constituées de répétitions du motif dimérique [→4)-α-D-GalA-(1→2)α-L-Rha-(1→]. Selon l’origine de la pectine, la proportion de rhamnose substitué est variable ; elle est de 10 à 50 % pour les pectines de carotte, de 60 % pour les pectines de betterave. D’autre part, les zones dites hérissées sont riches en rhamnogalacturonanes où sont greffées des chaînes latérales composées d’oses neutres (principalement d’arabinose et de galactose) qui s’organisent de façon complexe, avec des degrés de polymérisation et de ramification pouvant être importants. Attardons-nous sur les résidus d’acide galacturonique, qui peuvent être estérifiés par du méthanol : le degré de méthoxylation (DM) est le nombre de groupes estérifiés pour 100 résidus d’acide galacturonique. HO OH OH Acide galacturonique et galacturonique méthoxylé acide OH H3C HO O HO OH OH COOH O AcO OAc OH α-L-rhamnopyranose galacturonique acétylé. et acide Autre précision importante, pour comprendre la prise des confitures : Hervé This, Equipe INRA de Gastronomie moléculaire 3 certaines pectines contiennent une quantité notable d’acide acétique. Les groupes hydroxyle secondaires des résidus d’acide galacturonique peuvent être estérifiés par de l’acide acétique en O-2 ou en O-3. On définit, de même, un degré d’acétylation (DA) comme la proportion de résidus d’acide galacturonique acétylés pour 100 résidus. Les DA sont généralement faibles : de l’ordre de 7 à 13 % pour la carotte, avec une valeur élevée de 30 % dans la betterave. chargées des molécules (plus précisément, les cations divalents forment des ponts entre groupes acide carboxylique de résidus d’acide galacturonique situés sur des parties séparées des molécules). Enfin, la prise Comment les confitures prennent-elles (dans les bons cas) ? Les informations précédentes nous le disent. D’abord, les résidus d’acide galacturonique sont soit sous la forme protonée, neutre, en milieu acide, soit sous une forme carboxylate, négativement chargée, quand le pH est supérieur. Puisque la gélification nécessite l’association de pectines, on comprend que la neutralisation des groupes carboxylate soit utile : d’où l’usage culinaire, empiriquement sain (pour une fois !), qui veut que l’on ajoute du jus de citron dans les confitures afin de les faire prendre. A ce propos, notons que les chimistes habitués aux pH-mètres et autres indicateurs ne devraient pas se fier à leur bouche, pour estimer le pH des fruits : le même vinaigre, de pH égal à 2 ou 3, imbuvable, devient parfaitement agréable quand on lui ajoute une forte quantité de sucre ; l’acidité perçue en bouche n’est pas proportionnelle à l’acidité mesurée par le pH. D’autre part, notons que la gélification dépend du degré de méthoxylation : les gels de pectines hautement méthoxylées se forment par empilement des groupes méthoxyle, à la faveur des interaction hydrophobe et des liaisons hydrogène, tandis que les gels de pectines à faible DM s’établissent en présence de cations divalents ou polyvalents, qui forment des ponts entre les parties négativement Dans les modèles « boîte à œufs », du calcium divalent peut se lier à neuf atomes électronégatifs et assurer ainsi la liaison entre deux chaînes de pectine. D’où l’usage de bassines en cuivre : cet usage est justifié chimiquement… mais malsain : que de ravages a fait le vert-degris, avant que ne s’impose l’acier inoxydable, en cuisine ! A ce propos, il serait souhaitable que nos concitoyens les plus effrayés par la chimie aient connaissance des pratiques culinaires anciennes : dans le temps, les pots en terre (qui se brisaient) ont été avantageusement remplacés par le fer… mais ce dernier rouillait. D’où l’usage du cuivre… qui se vert-de-grisait. D’où l’étamage… qui ne tenait pas à la chaleur et qu’il fallait renouveler. Enfin l’acier inoxydable vint… et la cuisine devint plus facile, grâce aux progrès de la chimie –en l’occurrence la métallurgie. Pourquoi le cuivre est-il alors resté en usage dans les confitures ? Parce que ses ions divalents font merveille, comme le montre la merveilleuse expérience suivante : chauffons une pomme avec du sucre et de l’eau, jusqu’à l’ébullition, puis divisons le mélange en deux parties égales, que l’on répartit dans deux béchers. Dans un des béchers, ajoutons du sulfate de cuivre, et laissons l’autre Hervé This, Equipe INRA de Gastronomie moléculaire 4 préparation nature. Puis chauffons un peu, laissons refroidir, et observons : alors que la préparation nature reste liquide, l’autre, verte (et toxique) est dure et prise ! Oui, décidément, la connaissance de la chimie éclaire bien des mystères culinaires. Progressons : comment nous débarrasser de ces ions cuivre toxiques ? Remplaçons-les par des ions calcium, puisque ceux-ci sont réputés « bons pour nos os ». Comment ? Le chimiste qui sait où s’approvisionner n’aura pas de difficultés à répondre à la question, mais à la maison ? Je propose d’attaquer une coquille d’œuf par du jus de citron ou par du vinaigre : lorsque l’effervescence cesse, la solution est chargée d’ions calcium. La pièce d’argent, dans toute cette histoire ? Je vous laisse deviner la réponse, en fournissant toutefois deux potentiels chimiques standard : celui du couple Cu2+/Cu, égal à +0.34 V, et celui du couple Ag+/Ag, égal à 0,80 V. Bibliographie McNeil, M.; Darvill, A. G.; Fry, S. C.; Albersheim, P. 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