La psychiatrie est Charlie
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La psychiatrie est Charlie
Mot du Directeur La psychiatrie est Charlie pas moins un symbole important de nos valeurs démocratiques et je dirais universitaires. Nous savons en effet que, parallèlement à la rigueur de la pensée, de l'enseignement, il nous faut des espaces d'autocritique, d'autodérision pour nous situer en marge des dogmes et des certitudes sclérosantes. On a toujours prétendu être sorti de l'obscurantisme médiéval et plus récemment au Québec de la période de la Grande Noirceur, mais les événements contre Charlie nous montrent que cette évolution est toujours fragile et menacée. La psychiatrie comme toute la médecine, a besoin en effet d'être critiquée, moquée, remise en question et on s'aperçoit qu'à maintes reprises dans son histoire des moments de subversion et de prise de risque ont été nécessaires. Elsa Cayat, psychiatre et psychanalyste de 54 ans, a été assassinée dans les locaux de «Charlie Hebdo» avant hier. Mariée, fumeuse, « marrante », sensible, elle avait une fille de 20 ans. Aux 2 semaines, elle publiait la chronique «Divan» dans les pages du journal satirique. Notre discipline, la psychiatrie, est fondamentalement basée sur l'ouverture d'esprit et la liberté d'expression. Dans notre pratique, nous faisons confiance à la parole de l'autre, à la libération de son expression et du contenu de sa pensée, à la locution totale de ce qui peut être dit et de ce qui est indicible, de ce qui est conscient ou inconscient, de ce qui est esthétique et de ce qui est épouvantable, de ce qui est du convenable et du blasphématoire, de ce qui est de la politesse et du caca ou de la marde. Comme un bon nombre d'entre vous, j'ai été atterré par la tuerie contre un journal, une salle de rédaction, des caricaturistes, des penseurs satiriques, une psychiatre. C'est comme une petite page de mon adolescence qui venait de se faire déchirer. Ces journalistes qui aimaient flirter avec le testing du «cadre» n'en étaient Je me souviens avoir été censuré pour les parties d'un article qu'on m'avait invité à écrire sur la psychose dans une revue canadienne renommée par ce que j'y affichais, entre autres, un tableau d'une quarantaine de personnages célèbres qui avaient prétendu avoir entendu des voix. L'article en question consistait en gros à faire part que la psychose est en continuum avec le normal. Finalement, j'ai pu publier ce tableau dans le volume la Psychiatrie en Question en hommage au Professeur Grunberg, sorte de Festschrift des psychiatres de l'Institut Universitaire dans un chapitre intitulé : Is it normal to be psychotic ? (2009, PUM, page 189200). À la suite de l'article de la revue et de ce chapitre de livre, je fus invité à donner plusieurs conférences dans différents milieux hospitaliers de la province. Une fois, à la fin de l’une de mes présentations dans un des hôpitaux, quelqu'un est venu me trouver en me disant qu'il serait peut-être plus prudent que je retire le nom du Prophète Mahomet de ma liste de personnages. À mon retour, au volant de ma voiture après cette conférence je me suis senti bizarre… Quand on est enseignant, chercheur, ou clinicien dans un travail avec un cadre déontologique, éthique et scientifique, on trouve toujours un équilibre entre nos pics de créativité et ce cadre pour l'expression de nos idées, de nos opinions ou de nos résultats. On a développé au département de psychiatrie universitaire un esprit critique et autocritique. La dérision et l'autodérision sont possibles et considérées comme une source d'avancement. Il suffit d'assister à nos présentations lors du party de Noël ou celui de la Graduation pour voir à quel point émergent ces pointes de créativité lorsque les limites du «cadre» passent de continues à pointillées. Une université a pour mission de développer un esprit critique, une indépendance d’esprit, une autonomie intellectuelle et nous sommes en psychiatrie parfois ceux qui sont les plus autorisés dans notre monde médical à exprimer des choses non recevables. Récemment aux Impatients, on a sorti un ouvrage, un recueil de bandes dessinée sous l’initiative du docteur Jean Bernard Trudeau, du collège des médecins : Un moment d’impatience. Je l’ai offerte à chacun des membres de l’Exécutif de notre département. Les dessins des illustrateurs ont aidé notre cause des Impatients comme ceux de Charlie aidaient la cause de la liberté d’expression, de la suprématie du crayon sur le fusil rayé. Le jour même où la tuerie contre Charlie a eu lieu, je rencontrais dans mon bureau un jeune psychiatre que j'avais invité pour lui proposer le poste d'artiste psychiatre en résidence pour la prochaine période comme on le fait chaque année. Synchronicité jungienne ou prémonition, cette position de cette année-là était sensée être celle de l’art de l’humour. Notre jeune collègue aura probablement la responsabilité de montrer encore une fois que l'humour est aussi un rempart contre la connerie. Quand je suis dans mon bureau à la Fac, j’ai sur mon mur la photo de notre groupe du département sur les marches du Pavillon RogerGaudry: on y porte un nez rouge comme des clowns. Ce nez rouge, c’est un petit clin d’œil à tous ces caricaturistes incluant notre collègue psychiatre qui sont tombés sous les balles de ces 2 cons. La connerie ce n’est pas une maladie. Face à elle, on ressent de l’impuissance alors qu’on ne se décourage jamais devant la souffrance de nos patients. Ainsi, je reprendrais bien volontiers cette phrase du Dr Patrick Pelloux, le médecin urgentologue, lui aussi collaborateur à Charlie Hebdo, effondré par la mort de ses copains décimés par ces barbares : « On ne peut pas dire que ce sont des fous, car ce serait insulter les fous ». À ces barbares, je n’ai donc rien à offrir. Je ne peux même pas leur lire un morceau des Versets Sataniques de Salman Rushdie car ce combat a déjà été gagné. Peut-être par contre, pourrais-je leur proposer deux autres vers du poète Guillaume Apollinaire tiré de sa Chanson du Mal Aimé qui me viennent naturellement à l’esprit quand je pense à eux: « Ta mère fit un pet foireux et tu naquis de sa colique ». Ma dernière pensée, dans ce premier mot du directeur en 2015, ira vers tous mes amis, médecins et chercheurs, mes collègues, mes étudiants, mes assistants de recherche d’origine musulmane chez qui il est tellement facile de distinguer leur riche présence dans notre société de ce mal qui nous afflige et nous insulte aujourd’hui et qui n’a rien à voir avec leur beauté humaine. À nous tous, je nous souhaite une belle année 2015 et nos prochaines correspondances seront, je l’espère d’une autre nature.