Arts de faire de Michel de Certeau

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Arts de faire de Michel de Certeau
Revue de lecture de L’invention du quotidien,
tome 1 : Arts de faire de Michel de Certeau∗
Sofian Audry†
12 décembre 2011
L’invention du quotidien : Arts de faire est le premier de deux volumes
d’une recherche dirigée par Michel de Certeau. Cette recherche se questionne
sur les « opérations des usagers » soi-disants passifs, modestement désignés
sous le nom de consommateurs dans les études scientifiques. De Certeau
cherche avec cette recherche à comprendre ce qui a été occulté par ces études,
soit les opérations et les modèles d’action des usagers. Ces derniers, entendil révéler, sont certainement dominés mais pas nécessairement passifs car le
« quotidien s’invente avec mille façons de braconner. » [de Certeau et al., 1990,
p. XXXVI].
Première partie : Une culture très ordinaire
Dans la première partie de son essai, l’auteur se penche sur le cas de
l’homme ordinaire, ce « héros anonyme » qui précède les textes écrits par les
∗
Travail remis à Bart Simon dans le cadre du cours SOCI625, Université Concordia,
Montréal
†
Candidat au Ph. D., Humanities, Université Concordia, Montréal (#6912680)
1
sociologues et les anthropologues (pp. 11-12). Cet anti-héros « coincé dans le
sort commun » (p. 14) est à la fois « chacun » et « personne ». La tâche pour
de Certeau est de montrer comment l’ordinaire s’introduit au sein des techniques et possède ainsi le potentiel de restructurer la production du discours
dominant. La première étape consiste pour lui à ramener les pratiques et
langues scientifiques à la vie quotidienne (p. 19). La modernité est organisée
autour d’un clivage entre la science qui, en se dotant de lieux propres hors de
la théologie, a défini en même temps son « reste » qui est devenu la culture (p.
19). À ce clivage correspond une coupure entre le langage scientifique et la
langue « ordinaire ». En réponse à cette division, de Certeau fait appel à
la philosophie du langage ordinaire de Ludwig Wittgenstein. Au coeur de
cette dernière se retrouve en effet une critique de l’expert avec, comme corollaire, une critique du philosophe comme expert. Pour Wittgenstein, tout
discours métaphysique repose sur des symboles qui n’existent finalement que
par l’usage qu’on en fait au sein du discours lui-même. Aucun discours ne
peut ainsi prétendre « sortir » du monde de l’ordinaire pour l’observer et lui
donner un sens. (p. 23-25).
La philosophie de Wittgenstein possède plusieurs points communs avec
la théorie des « speech acts » de J. L. Austin. De Certeau s’intéresse à cette
dernière car elle se concentre sur les usages plutôt que sur le discours. (p.
39). Par oppositions aux approches traditionnelles qui analysent les contes,
légendes et mythes populaires en cherchant à les isoler de leur contexte historique et processuel, la théorie des « speech acts » les considère plutôt comme
des « répertoires de schémas d’action » (p. 42). Ainsi, ces récits populaires
racontent non pas des vérités, mais décrivent, à la manière de récits de parties
d’échecs, de bons coups pouvant être joués (p. 43).
De Certeau introduit ici le perruquage comme exemple moderne par ex2
cellence d’un tel « bon coup ». Alors que la modernité a séparé le monde
du travail de celui des loisirs, le travailleur qui « fait la perruque » homogénise les deux, détournant ainsi la structure dominante (p. 50). Dans le
même ordre d’idée, de Certeau remets en cause la prétendue passivité des
consommateurs à travers une critique de la télévision unidirectionnelle, dont
les usagers ne feraient qu’absorber bêtement les images. Il pose la question :
qu’est-ce que les spectateurs font avec les images ? (p. 52) Il ne faut pas
chercher la réponse dans la production totalisante des représentations mais
dans l’utilisation qu’en font les pratiquants. Un modèle de ces pratiques se
retrouve dans la théorie des « speech acts » : il s’agit de l’acte énonciatif
qui suppose quatre conditions (p.56) : (1) opération au sein d’un système
linguistique ; (2) appropriation de la langue par le locuteur ; (3) implantation
d’un contrat relationnel avec l’autre au sein d’un réseau ; et (4) instauration
d’un présent relatif à un moment et à un lieu.
Pour rendre compte de ces pratiques énonciatives, Michel de Certeau a
recours à la distincion entre stratégies et tactiques. Les stratégies sont des
actions qui établissent un lieu de pouvoir propre distinct de l’environnement
à partir duquel elles gèrent les relations avec les sujets et objets extérieurs.
Les tactiques sont au contraire des actions déterminées par « l’absence d’un
propre » : elles n’ont pas de lieu et sont toujours en mouvement (p. 60).
Table 1 – Stratégies et tactiques
Stratégies
Tactiques
Spatial
Temporel
Lieu propre
Non-lieu / Mobilité
Établissement d’un lieu Utilisation du temps
Art du puissant
Art du faible
3
Deuxième partie : Théories de l’art de faire
Ayant mis en lumière les pratiques quotidiennes, de Certeau cherche maintenant à préciser leur fonctionnement en se référant à des auteurs qui se sont
intéressés à l’art de faire. Il s’attarde ainsi au discours (Foucault), à l’acquis
(ou habitus) (Bourdieu) et à l’occasion (ou kairos) (Vernant et Detienne).
Pour de Certeau, Foucault et Bourdieu présentent le même schéma opérationnel qui s’élabore en deux temps. D’abord, découper certaines pratiques
afin de les « traiter comme une population à part ». Ensuite, emphretourner
« l’unité ainsi découpée » : « obscure, tacite et lointaine, elle est inversée en
l’élément qui éclaire la théorie et soutient le discours ». (pp. 98-99).
L’unité découpée par Foucault est l’ensemble des procédures panoptiques
qui se sont constituées dans l’ombre de l’idéologie des Lumières. Ces procédures « tapies dans les détails de la surveillance scolaire, militaire ou hospitalière [...] deviennent la raison par où s’éclairent à la fois le système de
notre société et celui des sciences humaines. » (p. 99) Chez Bourdieu, il s’agit
plutôt de ce qu’il appele les « stratégies », c’est-à-dire des pratiques transgressives du discours dominant qui opèrent à la manière de bons « coups ».
Ce sont ces « stratégies » obscures qui deviennent le centre de sa théorie. (p.
100)
Cette méthodologie opérationnelle en deux temps se retrouve également
chez Durkheim, Freud et Marx. Pour de Certeau, elle pose un problème fondamental car elle élude la pratique quotidienne comme activité en soi. La
pratique elle-même est en fait rarement analysée, exceptée dans un cas : le
récit. C’est pourquoi de Certeau s’intéresse, en dernier lieu, au travail de
l’historien et anthropologue Marcel Detienne. Ce dernier décrit les mythes
grecs simplement en les racontant, sans supposer qu’ils ne cachent aucun
4
secret, sans chercher à les classifier ou leur donner une signification scientifique. Pour lui, les mythes forment un « réseau d’opérations », un « espace
de pratiques » (p. 122) qu’il se contente simplement de raconter. « Le récit
n’exprime pas une pratique. Il ne se contente pas de dire un mouvement. Il
le fait. » (p. 123)
Troisième partie : Pratiques d’espace
Cette troisième partie s’ouvre avec une allégorie. De Certeau s’imagine en
haut du World Trace Center, observant la ville de New York et ses habitants
d’un point de vue panoramique. Bien qu’on puisse avoir l’impression qu’il
s’agit d’un point de vue privilégié, permettant de voir l’ensemble de la cité
d’un seul coup d’oeil, la réalité est toute autre. Car voir d’en haut empêche
de voir d’en bas : « It’s hard to be down when you’re up. » (p. 140) En effet,
tout en bas, les marcheurs écrivent, sans pouvoir le lire, un “texte” urbain
qui échappe au regard totalisant.
Ce sont ces « tactiques illisibles » de l’art de marcher, procédures qui
échappent à la discipline, que de Certeau propose de suivre. Par une analogie
entre le « speech act » et l’acte de marcher, il définit la marche comme
un espace d’énonciation par lequel le marcheur s’approprie le système qui
l’entoure, effectue la réalisation spatiale du lieu et s’ancre dans un réseau de
relations (p. 148).
Marcher, c’est « manquer de lieu » (p. 155), c’est-à-dire être constamment
en quête d’un lieu propre qui ne se constitue jamais. C’est le pouvoir totalisant
qui, à travers le discours qui fait croire, crée le manque et sature les lieux
avec de la signification, les constituant ainsi en propres et les rendant par
le fait même habitables (p. 159). À l’opposé de ces lieux qui obéissent à la
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« loi du propre », le marcheur circule plutôt dans des espaces définis par la
mobilité et l’absence de propre. « Tout récit est un récit de voyage, – une
pratique de l’espace. » (p. 171) L’espace est donc, en quelque sorte, un « lieu
pratiqué » (p. 173) ou, si l’on préfère, le lieu propre est transformé en espace
par l’opération du passant. Conséquemment, les récits, actes énonciatifs des
marcheurs, ont un rôle clé dans la constitution des espaces : « là où les récits
disparaissent [...] il y a perte d’espace » (p. 182).
Quatrième partie : Usages de la langue
De Certeau tourne maintenant son regard vers l’oralité et l’écriture, concepts
qu’il se garde de mettre en opposition. Il affirme que l’oralité continue aujourd’hui de « s’insinuer, comme l’un des fils dont il est fait, dans le réseau
d’une économie scripturaire » que la modernité a rendue mythique (pp. 197198). Écrire, c’est une « activité concrete » qui consiste à construire sur un
espace propre (la page blanche) un texte qui possède un « pouvoir sur l’extériorité dont il a d’abord été isolé » (p. 199). Cette activité se déploie à travers
une suite d’opérations articulées et possède une fonction stratégique : loin de
n’être qu’un simple jeu, elle vise à changer la réalité (p. 200).
Ainsi en va par exemple de la révolution, concept moderne s’il en est un,
qui n’est autre pour de Certeau que le projet scripturaire de se constituer
en page blanche, de refaire l’histoire (p. 201). Autre exemple important, le
Robinson Crusoë de Dafoe, comprend bien les trois dimensions élémentaires
de l’écriture : (1) l’ı̂le comme lieu propre ou “page blanche”, (2) la production
d’un système d’objets à travers une série d’opérations et (3) la transformation
d’un monde “naturel”.
Avec la modernité, l’écriture s’est transformée. Le premier locuteur (Dieu)
6
a disparu et le langage qui pendant des siècles était fait pour être simplement
entendu, s’emploie de plus en plus à faire, à fabriquer, à produire. Le pouvoir s’inscrit désormais directement sur les corps grâce à une machinerie qui
« transforme les corps individuels en corps social » (p. 209). L’imprimerie, les
automobiles, les vêtements, les cigarettes, les aliments, tous des instruments
de la modernité qui se définissent en relation à un code que les corps sont
ensuite contraints à dire (ie. exprimer, répéter, reproduire) (p. 217).
Mais pour de Certeau, la réalité est toute autre. Les consommateurs ne
font pas que répéter un code par lequel les producteurs informent (au sens de
« donner forme ») la population et ses pratiques sociales. Ils ne deviennent
pas simplement semblables à un système imposé, mais rendent plutôt ce système semblable à eux en se l’appropriant (p. 241). En associant la production
à l’écriture et la consommation à la lecture, on a cru que les consommateurs
étaient passifs. Mais la lecture n’est pas une activité passive : elle est faite
de jeux, de tactiques, de retraits (p. 253). On retrouve donc dans la lecture la figure familière du marcheur : « lire, c’est pérégriner dans un système
imposé » (p. 245). Si l’élite a su produire, pour sécuriser sa prétendue domination, la fiction d’un sens littéral hors de la portée du simple lecteur, c’est
au prix de rendre méconnaissable la « pratique liseuse », cette activité de
lecture qui transforme le texte, se l’approprie et le détourne. (p. 248)
Cinquième partie : Manières de croire
De Certeau s’intéresse à présent aux croyances. Il discute d’abord de la
façon dont les institutions politiques se sont substituées aux Églises, mouvement accompagné par une individualisation et une diversification des croyances (p.
266). Le politique se sert de la croyance pour raconter le réel à travers des
7
statistiques, des sondages, des “informations”. L’élite dicte ainsi ce qu’il faut
croire et ce qu’il faut faire (pp. 270-271). Il s’appuie pour ce faire sur une
croyance contemporaine fondamentale qui tient à ce que le réel serait visible (p. 272). Le spectateur sait bien que ce qui lui est donné à voir (à la
télé, par exemple) n’est qu’un simulacre résultant de manipulations diverses.
Mais il donne quand même à ces « récits d’images » un statut de réel : « si
c’était faux, ça se saurait », pense-t-il. La croyance contemporaine ne repose
plus sur des symboles mais sur la confiance qu’on a en des groupes d’experts (scientifiques, partis politiques, etc). Ainsi, tout le monde croit en se
basant sur la croyance des autres mais ça ne repose finalement sur aucune
connaissance directe de la réalité (p. 273-275).
Indéterminées
Dans sa conclusion, l’auteur compare les théories aux techniques. Les
théories permettent à de multiples points de vue de coexister et tend vers
l’indéterminé. Les techniques sont plus dogmatiques. Elles tendent vers la
distinction fonctionaliste à travers deux principes opératoires : la lisibilité et
la reproduction des modèles. Elles sont ainsi soumises à la loi utilitariste de
leur propre mécanisme (p. 291-292).
Les techniques sont ainsi les opérations qui tentent de quadriller la vie
quotidienne. Les espaces qu’elles n’arrivent pas à couvrir deviennent des zones
de résistance. Par résistance, de Certeau n’entend pas la révolte ou la rebellion (qui serait classable par les opérations technologiques), mais bien une
« subversion commune et silencieuse, quasi moutonnière » (p. 293).
Deux symptômes témoignent de cette subversion. Le premier tient dans le
fait que les espaces sociaux sont stratifiés : seule leur surface peut potentielle8
ment être contrôlée et ainsi donner une illusion d’immobilité. Mais sous cette
surface s’étalent des couches hétérogènes où se multiplient jeux, activités et
mouvements multiformes (pp. 293-295).
Le second symptôme tient dans l’imprévu. L’imprévu, c’est le temps accidenté, celui qui « n’a jamais été pensé », par opposition au temps programmé. (p. 295). Or, c’est précisément à travers ses ratés et ses échecs que
la « raison [peut] accéder à une autre dimension, celle d’une pensée » (p.
296). Bref, la symbolisation est constituée précisément par le rapport entre
le contrôlable et ses ratés. Les pratiques quotidiennes sont donc des actes de
la pensée. Éliminer l’imprévu reviendrait à empêcher une pratique vivante et
mythique de la ville.
Le temps accidenté, c’est ce qui se raconte dans le discours
effectif de la ville : une fable indéterminée, mieux articulée sur les
pratiques métaphoriques et sur les lieux stratifiés que l’empire de
l’évidence dans la technocratie fonctionnaliste. (p.296)
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Références
[de Certeau et al., 1990] de Certeau, M., Giard, L., and Mayol, P. (1990).
L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire. Gallimard.
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