Projet de traduction
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Projet de traduction
Projet de traduction Landungen (2010) de Michael Ebmeyer L’auteur Michael Ebmeyer, né en 1973, vit de sa plume. Outre ses traductions littéraires, scénarios de film et textes spécialisés, l’auteur berlinois a déjà quatre romans à son actif, ainsi qu’un livre de voyage sur la Catalogne. De façon générale, il se plaît à voyager pour nourrir ses textes. En 2012, son roman Der Neuling est adapté avec succès pour le cinéma sous le titre Ausgerechnet Sibirien. Dans sa dernière œuvre en date, Landungen, l’auteur suit trois personnages singuliers à la recherche de leur destin entre l’Allemagne et l’Argentine, avec un ton à la fois ironique, tendre et inquiétant. La traductrice Née en 1978, Catherine Livet vit entre la France, l’Allemagne et l’Argentine. Parallèlement à son métier d’enseignante d’allemand, elle effectue dans le cadre d’un Master 2 un travail de recherche sur les émigrés allemands non nazis en Argentine. Puis, à partir de 2010, son cheminement entre plusieurs univers la conduit tout naturellement à se consacrer à la traduction, notamment de textes universitaires et d’audioguides. Son premier livre traduit, un volume d’Histoire franco-allemande publié par l’Institut Historique Allemand de Paris, doit paraître en 2013 aux éditions du Septentrion. [email protected] Extraits de traduction du roman Landungen (2010) de Michael Ebmeyer Ces extraits sont tirés du chapitre 1. « Alfred, ça va mieux maintenant ? », s’écria-t-elle à bout de souffle, mais une bourrasque emporta sa voix. Les mouettes se dispersèrent en rouspétant, et le nouveau chapeau gris que le frère avait emporté en se ruant vers le pont s’envola de ses mains. C’est alors que Friederike aurait pu se rendre utile, s’élancer derrière le chapeau-claque chassé par le vent, mais le petit saligaud fut plus rapide. Sorti de la pénombre comme une flèche – alors que l’instant d’avant, le pont de la classe cabine était encore désert –, il avait déjà attrapé le chapeau, et tel un singe téméraire, s’était glissé par-dessus la rambarde et le long de quelque gréement, à moins qu’il ne se fût faufilé par une bouche d’aération menant dans les profondeurs grouillantes de l’entrepont. Friederike aurait volontiers répété sa question, mais impossible, elle fut à nouveau secouée par ce rire incoercible, elle n’avait pas le choix, ce rire montait en elle avec tant de puissance qu’il menaçait de la déchirer. Elle lâcha le bouton de la porte et se tint les côtes. Comme un son venant du lointain, elle perçut la toux d’Alfred, et il lui sembla l’entendre proférer les paroles « le garnement, le misérable petit voleur ». Puis sa voix tout près de son oreille : « Nous descendons maintenant. » À l’entendre, il semblait fort diminué, ce qui aida Friederike à se libérer du sortilège. Elle haletait. « Alfred, tu vas mieux ? – Nous descendons maintenant, Friederike ! » Avant qu’il ne puisse l’empoigner par le bras, elle avait retrouvé suffisamment d’aplomb pour ouvrir la porte et, d’un pas sur le côté, le laisser passer. Devant sa cabine, il hésita un instant, puis, d’un hochement de la tête, il lui signifia de le suivre. Elle entra et attendit, adossée à la porte, le regard détourné, qu’il eut nettoyé et séché son visage au-dessus de la bassine et remis sa redingote. Il s’assit sur la chaise, qui se trouvait devant un minuscule secrétaire. « Ton chapeau », s’empressa-t-elle de dire, pour l’empêcher d’aborder un autre sujet. « Mon chapeau, je l’aurais sans doute encore, si, avec ton rire idiot, tu… » Une embardée épargna à Friederike le reste de la phrase. Elle entendit son frère suffoquer et vit en même temps quelques gouttes d’eau jaillir de sa barbe châtaine et courir sur son col. « Tu vas dénoncer le garnement au capitaine ? – Sans doute le faudrait-il. – Je suis désolée. – Je ne me sens pas bien, Friederike, alors abrégeons. De toute manière, il n’y a pas grand-chose à dire. Tu sais ce que tu risques et quel mal… – Oui, Alfred, je suis désolée. – Ne m’interromps pas. ‘Je suis désolée’, c’est bien vite dit. Je voudrais que tu comprennes. Nous avons tous espéré – prié – et nous n’abandonnons pas l’espoir que ce voyage te guérira. Je pensais d’ailleurs que tu aurais… Tu sais quel sort nous voulons t’épargner et tout ce que nous avons mis en œuvre pour le faire. Mais si tu recommences à te livrer à tes humeurs stupides, tu ne supporteras pas longtemps la vie sur le domaine. L’Argentine n’est pas une maison de fous. » Elle avait davantage encore plaqué son dos contre la porte et serré les lèvres. Mais rien à faire, ses paroles jaillirent malgré elle : « Ça doit quand même ressembler à une maison de fous, sinon, vous n’auriez pas eu l’idée de m’y expédier. » Et dans la foulée, puisqu’elle n’avait su tenir sa langue, elle ouvrit brutalement la porte et se précipita dehors, dans le couloir et dans sa propre cabine, juste en face. Elle entendit Alfred tousser, mais aucun mot pour la rappeler. Il ne lui restait plus qu’à se rallonger sur sa couchette, sa cabine ne contenant ni table ni chaise, tant elle était étroite. Elle avait faim, aucune trace de mal de mer. Elle commençait à se languir après les bruits du petit déjeuner de la salle à manger toute proche - ou, du moins, après la fille chargée de récupérer le pot de chambre, équipé d’un couvercle à pinces et maintenu à l’horizontale dans un support en laiton. Un vacillement de la petite lampe au mur lambrissé. Il ne manquait plus que ça ! La lumière, qui avait brûlé toute la nuit, oscilla, fuma, s’éteignit. Friederike était étendue dans l’obscurité et ne pouvait se mouvoir. La grande ombre tapie au pied de la couchette se mit aussitôt à bouger. Elle la sentait s’étendre sur le mur du fond et grandir pour se pencher audessus du lit. « Reste donc où tu es. » L’ombre ne se laissa pas troubler. « Dis donc, qui t’a laissé monter à bord ? Et comment es-tu entrée ici ? » Pas de réponse, naturellement : pourquoi une ombre changerait-elle ses habitudes lors d’un voyage en bateau ? Et crier, elle le savait, serait tout aussi vain que son chuchotement. Alfred ne ferait que s’énerver. Non, elle devait rester allongée et attendre, attendre toujours et encore. Mais avant que l’ombre ne devienne trop oppressante, elle se tourna sur le côté, le visage face à la cloison, et dit : « Si j’avais su que tu voulais émigrer, je n’aurais pas eu à le faire. » (…) La fraîcheur de la nuit, le vent froid. Quel vertige. Elle n’avait pas connu la mer. Lors d’une visite chez des parents à Kiel, bien des années auparavant, elle l’avait vue, mais cela n’était pas comparable ; la mer était restée calme et indifférente dans l’enceinte du port, qui lui était d’ailleurs, lui aussi, demeuré étranger. Dans leurs lettres, les frères n’avaient jamais évoqué la mer, Alfred n’en avait pas parlé non plus au cours de la période mouvementée qu’il venait de passer dans son ancienne patrie. Non, il n’avait toujours été question que de terres, de ces terres sur les rives du Paraná, acquises grâce à l’argent obtenu par un heureux mariage. Personne n’avait préparé Friederike à l’immensité bleue-grise ondoyante, à laquelle, avec cinq cents âmes à bord, le paquebot La Plata serait désormais livré trois semaines durant. Que savait-elle ? Que le monde qui lui était familier avait déjà disparu ; qu’elle ferait mieux de ne pas y penser si elle ne voulait pas que ce rire dévastateur éclate encore. Que la destination du voyage se nommait Águilas (et águila signifiait « aigle », selon le dictionnaire espagnolallemand de la bibliothèque familiale). Que cette destination, située de l’autre côté du globe, dans la province de Santa Fe, s’étendait sur une surface de trois leguas carrées au milieu de la pampa (et qu’une legua, avait expliqué Alfred, correspondait à une heure de marche à pied ou à environ trois quarts de lieues allemandes ou encore, précisément, à 5196 mètres). Que les ombres se laissaient aussi peu troubler par la disparition du monde connu de Friederike Soltau que par les contrôles de passeports ou de billets d’embarquement, ou encore par la cohue sur les barcasses avec lesquelles, à Bremerhaven, les passagers avaient été amenés à bord – à commencer par ceux de la classe cabine. Que le frère aîné de Friederike, le docteur Karl Soltau, et son beau-frère, phtisique comme lui, avaient acheté ce bout de pampa en 1864 à un natif répondant au nom de Facundo Torres à des conditions plutôt favorables. Que dans le prix de vente étaient inclus quelques bâtiments mal construits ainsi qu’une multitude de bœufs, mais aussi des chevaux. Que Monsieur Facundo Torres, « malin comme un gaucho », selon l’expression des frères, avait fait écorner les bœufs à moitié sauvages, afin de les faire passer pour domestiques. Elle savait aussi qu’en Argentine, c’était l’automne en ce moment, mais que le climat de la province de Santa Fe était beaucoup plus doux qu’en Allemagne, permettant même aux orangers de pousser, et qu’il était extrêmement bénéfique pour la santé des estancieros. Que lorsque la maladie de Christian von Strelitz, le beau-frère de Karl, avait finalement eu raison de lui après deux ans sur le domaine, Alfred avait pris sans hésiter la décision d’aider son frère, en dépit de son brillant résultat aux examens, de son ordination et de la perspective d’administrer une paroisse en terre rhénane. Qu’il avait obtenu de l’Union Théologique de Bonn une bourse de voyage, avec pour mission de rendre compte des réalités des paroisses protestantes en Argentine. Que la majorité des bœufs d’Águilas avait été vendue et remplacée par deux troupeaux de moutons trapus et quelques précieux boucs d’élevage de la race Negretti. Qu’Alfred (imaginez-vous !) surveillait généralement lui-même les Negrettis et leurs harems respectifs et que, par beau temps, il emportait quelque livre savant dans les pâturages. Que le dimanche matin, il avait pour coutume de tenir un office à l’estancia et que, dans la mesure du possible, il prêchait dans l’une des colonies suisses ou allemandes, très éloignées les unes des autres. Que sa première visite dans l’ancienne patrie, de laquelle il revenait à présent en compagnie de Friederike, lui avait aussi servi à remettre son rapport à l’Union Théologique. Réaménagé sous la direction d’un maître maçon immigré originaire de la Forêt Noire, le bâtiment principal d’Águilas avait été agrémenté d’un haut toit de bardeaux et on avait construit des dépendances : un bâtiment bas destiné au logement des domestiques et ouvriers, un atelier, un four, un dépôt pour le stockage de la viande ainsi que des remises pour le rangement des appareils et des marchandises ; et pour le troupeau d’élevage, une grande étable bien verrouillée, appelée galpón. Cela aussi, Friederike le savait ; si, elle en savait beaucoup. Afin que leur mère, restée en Allemagne, puisse plus aisément se représenter les lieux, Alfred avait même effectué un dessin à l’encre de Chine de la surface enclose, où l’ensemble des bâtiments était disposé en demi-cercle. Et quand on lui avait demandé s’il y avait des dangers, sa réponse avait été rassurante : tous les Indiens avaient été chassés de la région, et on savait se défendre de la racaille qui traînait parfois sur le domaine. L’estancia comptait trois fortins, les dénommés puestos, situés à des points stratégiques et défendus par des personnes de confiance, habituées à manier des armes à feu. Et Friederike savait qu’en Argentine, on buvait du mate et qu’on mangeait des choclos, mais ignorait de quoi il s’agissait (en effet, dans leurs lettres, ses frères avaient plus d’une fois employé des termes inconnus tels que porteños ou cañada, sans en donner le sens. Parfois, le dictionnaire était utile). Tout son savoir restait livresque et sans couleurs. Avec la meilleure volonté du monde, aucune image d’Águilas n’émergeait en elle, et ce, même en contemplant le dessin d’Alfred (à moins que sa volonté ne fût pas la meilleure du monde). Malgré toutes les descriptions des bâtiments ou des Negrettis ou des leguas carrées, elle trouvait la vie là-bas, à tous égards, aussi inimaginable que le frère en berger au beau milieu de la pampa, un livre à la main. Ce n’est pas possible, pensa-t-elle, à présent qu’elle avait retrouvé ses esprits. Ce ne sont que des fadaises, cela ne vaut rien. Elle avait été emportée, transportée, exportée du monde. Le monde avait disparu, hormis ses bagages et les fidèles ombres. Et Alfred ? Non, Alfred ne comptait pas. Aussi loin que remontait sa mémoire, Alfred, qui s’était toujours efforcé de garder ses distances, ne revêtait à présent que l’apparence d’un exécuteur : celui qui s’assurait que sa sœur était bel et bien larguée sur l’océan, précipitée dans le néant, le grondement de cette nuit de mars sans étoiles, qu’on lui avait bien caché. Les faibles reflets que l’éclairage du paquebot projetait sur l’eau et sur les nappes de brume, ainsi que le vrombissement du moteur ou le craquement de la structure, se perdaient, eux aussi, entièrement dans les ténèbres. Les deux grands frères étaient partis. Friederike n’aurait pas douté de l’existence, pour eux, d’une estancia Águilas et de tous ces mots étrangers. Mais pour elle-même, seule subsistait l’obscure inconsistance qui était venue remplacer le monde ; tout le reste n’était que fadaises. (…) Le lendemain, lorsque la montagne était devenue une île canarie et que l’ancre fut jetée dans le port de Santa Cruz de Ténérife, Alfred obtint la permission de descendre à terre et Friederike put l’accompagner. À chaque pas sur cette terre ferme que son frère avait évoquée avec soulagement, c’était comme si elle recevait un coup sous la plante des pieds et elle avait l’impression de peser deux fois plus lourd qu’à bord. Mais elle se tut, car elle savait d’où venait cette sensation : l’ombre de sa cabine s’était laissée appâter, l’avait crue lorsque Friederike lui avait enjoint « Mais viens donc, dépêche-toi, nous sommes arrivés » – et elle pesait à présent sur son dos. Le port n’était que bruit et agitation, une forte odeur de charbon se mêlait à celles de poisson et de brai. Où qu’elle dirigeât son regard, le combustible était entassé ou empilé, puis tiré jusqu’aux môles sur des chariots émettant d’horribles crissements au contact des rails, chargé par sacs entiers sur des embarcations grandes et plates que l’on menait à la rame jusqu’aux insatiables bateaux à vapeur – outre leur paquebot La Plata, il y en avait deux autres qui faisaient remplir leurs réservoirs, sous les drapeaux britannique pour l’un, de Hambourg pour l’autre. De toutes parts, des hommes trapus aux yeux sombres transpiraient, des cris en espagnol retentissaient. Friederike ne comprenait que sí et no, et elle avait de la peine à reconnaître Alfred, qui s’était mis à aboyer autour de lui l’un ou l’autre mot de cette langue étrangère. Ils ne s’attardèrent pas longtemps dans ce chaos ; Alfred se dirigeait vers la ville, suivant une pente douce, longeant de larges rues bordées de palmiers et de charmantes maisons blanchies à la chaux. « Ce n’est pas loin », dit-il, et au détour du virage d’après, le clocher élancé apparut, lui aussi d’une blancheur éclatante, bordé de pierres anthracites. Il n’était pas pointu, mais couronné d’une sorte de pavillon en briques, tandis que l’ouverture de son socle, pourvu d’une arcade ronde, était bien assez grande pour laisser passer une charrette. Alfred marchait très vite, et Friederike s’efforçait de suivre son pas, alors que c’était la première fois de sa vie qu’elle voyait de vrais palmiers – à moins qu’on ne compte les deux exemplaires du jardin d’hiver des Conrady à Siegburg, bien rabougris comparés à ceux-là. L’ombre, que la cohue du port n’avait pas réussi à arracher de son dos, se cramponnait à elle. Chienlit et foutaises, voilà comment Alfred avait l’habitude de pester contre le catholicisme – c’était l’une des rares occasions où il employait une langue populaire. Qu’il veuille maintenant prier devant un autel de la Vierge était d’autant plus surprenant. « As-tu fait un vœu ? lui demanda-t-elle, hors d’haleine. – Tu peux attendre dehors », répondit-il. Elle ne le fit pas, préférant le suivre dans la pénombre ; tandis qu’il prenait place sur un banc et baissait la tête sur ses mains jointes, elle déambula sur la pointe des pieds dans la haute nef aux nombreuses colonnes. L’air était presque froid à l’intérieur, chargé d’un parfum douceâtre. Friederike pressa l’index et le majeur de ses deux mains sur ses tempes. À part les deux voyageurs, seules quelques petites vieilles aux foulards noirs étaient dans la cathédrale. Lorsque Friederike releva les yeux, elle se trouvait devant la niche d’un saint au visage doré qui la dévisageait. « Je ne crois pas que nous nous connaissions. » Tu n’as rien à faire ici. « Mais je ne fais rien. » Silence, pécheresse. « Foutaises. C’est bien qu’ils vous aient tous enfermés ici. » Et brusquement, elle se détourna. La niche voisine abritait un tableau, une somptueuse silhouette féminine, muette et sans vie, même si l’une des vieilles lui avait allumé deux bougies en offrande et qu’elle se signait en se lamentant à voix basse. Le regard de Friederike se déplaça furtivement jusqu’à s’arrêter à un arc saillant du mur. Que se passerait-il, s’imagina-t-elle, si, en cet instant, on l’autorisait à se faufiler dans le confessionnal tapi sous ces pierres ? Ne pourrait-elle pas s’y libérer de l’ombre ? Quelle que soit la personne qui l’accueillerait dans l’obscurité derrière le grillage, ne serait-elle pas tenue de lui ôter ce fardeau ? Plus près. Lorsqu’elle s’avança, la vieille surgit devant elle, poussa un cri – quoique, ce n’était pas un cri, c’était un soupir aigu –, jeta sa tête couverte en arrière, si bien que Friederike aperçut son visage. Enfin, ce ne fut pas un visage qu’elle discerna. Juste une énorme bouche béante, presque édentée. Peut-être aussi deux yeux flottant au-dessus de la lèvre supérieure mince comme un fil. Friederike ne parvint plus à se maîtriser : précipitamment, elle attrapa l’ombre et la fourra dans la gueule ouverte.