Tomi Ungerer et l`alsacianité Je n`étais pas destinée à travailler sur
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Tomi Ungerer et l`alsacianité Je n`étais pas destinée à travailler sur
Tomi Ungerer et l’alsacianité Anne Schneider, Maître de conférences, Université de Caen Je n’étais pas destinée à travailler sur Tomi Ungerer, auteur illustrateur pour enfants, et pourtant si, plus j’y pense et plus je m’aperçois que j’y étais forcément destinée. Née en Alsace, j’ai appris l’alsacien sur le tas, au contact de ma grand-mère, de mes oncles et tantes, de mes cousins et cousines, mais pas de mes parents, un peu comme Tomi Ungerer. J’ai perçu très tôt et de façon confuse qu’il s’agissait là d’une langue chargée d’histoire, de la langue menacée d’un territoire annexé, d’une langue dépositaire d’une mémoire, d’une langue concrète, d’une langue qui avait souffert. Enfant, je me faisais le devoir de l’apprendre, de tenter de le parler-même si c’était avec un fort accent français, un peu comme Tomi Ungerer. Au contact de ses camarades de classe, celui-ci s’est immergé dans ce dialecte avec bonheur, l’alsacien représentant pour lui la liberté, le jeu, la convivialité, l’amitié. Communiquer avec les « Wackes »1, c’est-à-dire les copains au sens plus déluré, les voyous ou les garnements, échanger billes, jeux, parties de foot a laissé d’innombrables traces linguistiques dans son œuvre, mais aussi dans sa conception de la notion de frontière, dans la vision d’un monde fraternel où l’égalité qu’il a vécue est fondée sur le partage de la langue de l’enfance. Car sa conception de l’enfance est fortement rattachée à cet espace de liberté dans une Alsace occupée où, pendant la guerre, et à de nombreuses reprises entre 1870 et 19452, parler français devenait interdit : le dialecte y était senti comme une enclave linguistique, comme une résistance à l’occupant, comme une langue un peu mystérieuse, peu valorisée à la maison dans une famille issue de la 1 Tomi Ungerer, A la guerre comme à la guerre. Dessins et souvenirs d’enfance, Paris, L’Ecole des Loisirs, coll. Medium, 1993, p. 38 2 Voir à ce propos Le Mémorial d’Alsace Moselle à Schirmeck qui pour ambition de mieux faire comprendre le vécu historique de cette région, de 1870 à nos jours. bourgeoisie protestante où l’on parle français3, mais aussi comme un entre-deux linguistique, ni tout à fait langue de l’école- les maîtres allemands la jugeant non seulement comme peu élégante, mais surtout comme une langue de subversion-, ni tout à fait langue de la maison. C’est la langue de la rue, imagée, mêlée d’injures, d’amalgames, de jeux de mots incessants. L’alsacien est une langue savoureuse, à la fois extrêmement concrète –il est difficile de s’employer à converser de façon philosophique en alsacien, mais aussi terriblement imagée. Ainsi, les injures sont fabriquées de l’adjonction de plusieurs mots, chacun représentant une image parfois très éloignée l’une de l’autre, intraduisible le plus souvent et toujours très drôle : on dit par exemple de quelqu’un qu’il est « a questchweck » (un petit pain aux questschs) ou « an alte Kästut » (un vieux sachet à fromages) ou qu’il ressemble à un « Mehlsack » (à un sac de farine) ou qu’il est stupide comme « a holiblechbix »4 (sa tête est, littéralement, vide comme une boîte de conserve), etc. Chacun est d’ailleurs libre d’inventer l’insulte qu’il veut, aussi saugrenue soit-elle, le principe étant de créer des mots valises regroupant des noms d’animaux, d’objets et des actions, le tout amalgamé, devant une matière vivante, inédite et incroyablement riche. Tomi Ungerer ne dit –il pas : « les langues n’ont pas de passage à niveau », « les mots sont là, en file d’attente et attendent d’être utilisées »5 ce qui résume parfaitement le procédé linguistique qui est le fondement du dialecte alsacien : une langue qui se fabrique sur le tas, qui génère d’elle-même mille trouvailles linguistiques6, une langue qui joue de l’accumulation lexicale. Les plaisanteries et l’humour, « les anecdotes croustillantes voire désopilantes »7 racontées par Tomi Ungerer, ces « Witz », que Tomi Ungerer appelle le « luxe alsacien »8 ne sont pas sans parenté avec l’humour juif cultivé en Alsace, terre d’élection d’une communauté juive présente 3 « En Alsace, même dans un milieu où l’on ne parle que le français, des expressions alsaciennes et parfois allemandes se glissent toujours dans les conversations. » A la guerre comme à la guerre, op. cit. p. 27. 4 Merci à Philippe Rieger et Damien Schalck pour ces quelques exemples du parler de Wissembourg. 5 Emission « Le grand entretien » avec François Busnel, France Inter, 04/12/2013, invité Tomi Ungerer 6 Comme le jeu de mot fabriqué par Tomi Ungerer face au « spectacle » d’une bombe tombée dans la cour de la maison : « Das esch awer bombisch ! » « ça alors, c’est formidable ! », op. cit. p. 103 7 Voir Serge Martin, in Poétique de la voix en littérature de jeunesse, Le racontage de la maternelle à l’université, L’Harmattan, coll. Enfances & Langages, 2014, p.251 8 Tomi Ungerer, A la guerre comme à la guerre, op. cit. p. 56 dans les villes et les campagnes dont parle Claude Vigée, racontant dans une saga alsacienne Un panier de houblon9 ce terroir où cohabitaient en bonne entente juifs, protestants et catholiques. « L’humour alsacien s’apparente à l’humour juif. Des affinités électives »10 Tomi Ungerer a donc puisé dans cette vivacité et dans cette fabrication inépuisable des mots une matière mouvante sans cesse réinventée qui l’a profondément influencé et qui a structuré son imaginaire. Ne retrouve-t-on pas des expressions de son cru qui sont passées à la postérité comme « Expect the unexpected », slogan inventé par lui pour une série d’affiche de la loterie new-yorkaise, ou des jeux de mots par exemple, « Les poubelles au pouvoir » traduits par « Einfall statt Abfall ! » en allemand ou « Art runs amok » en anglais qui signifie « l’Art part en vrille », qui sont des expressions que l’auteur a lui-même choisies11. Car Tomi Ungerer éprouve du plaisir à tordre la langue, à la réinventer sans cesse. C’est pourquoi, il est sensible aux traductions qui peuvent être faites de ses œuvres, s’autorisant lui -même à s’autotraduire comme il l’a fait à partir d’A la guerre comme à la guerre12, récit d’enfance écrit initialement en français en 1991, réécrit d’abord en allemand en 1993 : Die Gedanken sind frei, puis en anglais en 1998 : A chilhood under the nazis.13 Ainsi, il supervise souvent les traductions, mettant çà et là sa patte linguistique, comme nous l’avons montré à propos de l’album Otto14 où il rajoute des éléments phonétiques15 afin de rendre à la conversation téléphonique entre Oskar et David, qui se retrouvent au bout de 40 ans aux Etats-Unis grâce à leur ours en peluche, une 9 Claude Vigée, Un panier de houblon, Tome 1 La verte enfance du monde, JC Lattès, 1994, Tome 2 L’arrachement, JC Lattès, mars 1995. 10 Tomi Ungerer, op. cit. 11 Voir à ce propos l’article coécrit avec Thérèse Willer, « Tomi Ungerer, la traduction palimpseste », in Virginie Douglas et Florence Cabaret, La Retraduction en littérature de jeunesse, Retranslating Children’s Literature, Coll. Recherches comparatives sur le livre et le multimedia d’enfance, Peter Lang, 2014, p.303 à 315. 12 Op.cit. 13 Sur ces procédés d’auto-traduction, voir l’article de Britta Benert et Christine Hélot, « Tomi Ungerer, Homo viator, trois langues et quatre récits pour penser la notion d’identité », in Romanistik und Gesellschaft, Grenzgänge 14, 2007, H.27, S. p.167-188. 14 Otto, trad. Florence Seyvos, Ecole des Loisirs, 1990 15 De l’aveu de Florence Seyvos, traductrice d’Otto, voir notre article Anne Schneider, « Ecarts de traduction et interculturalité : Otto de Tomi Ungerer, versions anglaise, allemande et française » in Virginie Douglas, Etat des lieux de la traduction pour la jeunesse, PURH, sous presse, 2015. dimension mémorielle effective et inoubliable. Pour rendre l’émotion et l’affection des deux hommes, amis d’enfance devenus vieux, il n’hésite pas à truffer la conversation d’une accentuation de l’accent, en substituant les V par des F et les S par des Z afin de rendre l’accent alsacien16. Cette insertion, immersion dans la langue d’origine (leur enfance s’est déroulée dans l’Allemagne nazie) n’est pas sans évoquer la propre enfance de Tomi Ungerer, mâtinée d’alsacien, langue de l’amitié. Il était donc nécessaire de faire revivre cette langue, de la faire résonner, de la faire entendre au lecteur car c’est elle qui a bercé l’enfance de Tomi. Bel hommage qui se glisse au détour du page et dont la portée symbolique est pourtant énorme. Le vécu linguistique enfantin devient le sésame des retrouvailles, l’alsacien audible dans cet accent fortement martelé -que Ungerer s’amuse d’ailleurs à maintenir lui-même par amitié dans son propre langage d’une façon à la fois vindicative, humoristique et affectueuse- est un signe d’appartenance, quelque chose qui arrive d’outre-tombe et qui sauve inexorablement les deux amis de l’oubli, de la haine et de la vieillesse. Cette présence inédite d’un idiome local dans ses textes et dans sa propre langue, lorsqu’on est alsacien et que l’on a choisi d’habiter au bout du monde -Ungerer vit désormais en Irlande, après avoir vécu à New-York puis au Canada, en Nouvelle Ecosse17- peut paraître suspecte, voire exagérée mais elle d’abord le signe d’une volonté de ne pas renier son enfance, de l’assumer pleinement, voire de s’en nourrir comme un retour source possible. Si j’ai choisi dans mon titre d’évoquer le concept d’alsacianité18 pour théoriser ce rapport à la langue et à la culture de Tomi Ungerer19, c’est parce qu’il a lui-même intégré les étapes d’appropriation d’une langue seconde en contexte bilingue et qu’elle a été pour lui à la fois un socle et passerelle vers d’autres langues. Il a appris le français, en tant que langue maternelle, l’allemand en trois mois avec son frère dans des ouvrages pour 16 Ibid Voir le récit de ces années dans Nos années de boucherie, L’Ecole des Loisirs, 1987, Suisse, 1983 18 A l’instar du concept d’algériance évoqué par Hélène Cixous dans « Algérie premières douleurs », Expressions maghrébines n°2, vol. 2, dir. par Marta Seggara, hiver 2003, cité par Anne Schneider, La littérature de jeunesse migrante. Récits d’immigration de l’Algérie à la France, L’Harmattan, 2013, p. 80 19 Que Thérèse Willer évoque dans son article : « Tomi Ungerer l’alsacien », Saisons d’Alsace, 100% Tomi Ungerer, hors série, avril 2015, p.22 à 31 17 enfants20, l’anglais en deux ans à l’école, mais cette identité culturelle mixte qui pourrait se rapprocher de celle revendiquée par écrivains du « Tout–monde »21 ne s’est pas faite au détriment de sa culture première. Cette revendication linguistique qui irrigue toute son œuvre, y compris dans le dessin –les dessins d’une stub alsacienne22, de la charcuterie ou des alsaciennes en costumes traditionnels23 en sont quelques preuves, est parfaitement assumée et elle est le fondement de son envie de parcourir le monde, de son appétit pour les langues et de son enracinement dans l’exil. Travaillant en tant que chercheur en littérature de jeunesse, j’étais forcément amenée à rencontrer l’œuvre de cet auteurillustrateur, mais c’est finalement davantage sous cette question de l’identité et de l’exil que j’ai été poussée à l’analyser. En effet, à partir de mon travail de thèse centré sur un corpus d’auteurs issus de l’immigration algérienne24 où le rapport identitaire à la langue natale est aussi fort et aussi présent que chez Tomi Ungerer, j’ai pu l’appréhender autrement. Ce détour par l’analyse de la littérature de jeunesse migrante m’a réancrée dans ma propre identité alsacienne tout en me faisant comprendre la proximité avec celle de Tomi Ungerer, alsacien au grand cœur qui a porté au-delà des frontières le drapeau de la liberté, de l’alsacianité sans complexe25, comme un luxe d’une élégance délicieuse ! Merci à Tomi Ungerer ! 20 « Grâce à une édition illustrée du Niebelungen Lied et du Lederstrumpf (Le dernier des Mohicans) » , A la guerre comme à la guerre, p. 36 21 Voir « Pour une littérature Monde en français », Manifeste littéraire publié par le journal Le Monde le 16 mars 2007 qui défend le concept de littérature monde au détriment de littérature francophone. 22 Voir le dessin de la stub dans Le Géant de Zéralda, et les exemples évoqués par Thérèse Willer, op. cit. 23 Voir les affiches 24 Anne Schneider, La littérature de jeunesse migrante. Récits d’immigration de l’Algérie à la France, L’Harmattan, 2013 25 On parle souvent du complexe de l’alsacien face au français de « l’intérieur », voir Psychanalyse de l’Alsace, Frédéric Hoffet, 1951, Coprur éds., 2008