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Michel hier après-midi, jouant aux quilles sur la place du village…
Michel Crespin
18 Octobre 1940 – 8 septembre 2014
Chère famille, chers amis,
Aujourd’hui, Lundi 8 septembre 2014
Michel Crespin est décédé dans son sommeil en sa belle maison de Château-Chalon.
Comme il le souhaitait et l’avait imaginé, nous vous convions à ses funérailles le
Jeudi 11 septembre à 10h pour un dernier roulement de tambour.
Si vous voulez lui faire un dernier baiser, une dernière accolade, il sera dans sa maison
mercredi soir.
Nous vous y accueillerons autour d’un verre de vin jaune et d’un morceau de comté.
Une cérémonie pas très religieuse est prévue jeudi matin pour saluer l’artiste et
l’accompagner dans son dernier voyage.
Chacun peut venir avec son bout d’histoire, ses émotions et son amour.
Nous déjeunerons tous ensemble dans le champ, juste derrière le cimetière.
Vous trouverez ci-joint les informations logistiques nécessaires pour votre venue.
Affectueusement,
Sa famille.
Michel Crespin
Né le 10 octobre 1940 à Paris, mort à Château-Chalon le 8 septembre 2014
Fondateur de Lieux publics Centre national de création des arts de la rue en 1982-1983, créateur d’Eclat
festival européen de théâtre de rue, Festival d’Aurillac, en 1986, de la FAIAR, Formation avancée itinérante
aux arts de la rue en 2005. Cofondateur avec Pierre Berthelot de la Cité des Arts de la Rue en 1995.
Artiste, acteur, auteur, metteur en scène et scénographe urbain, enseignant, son parcours personnel est
significatif de l’émergence collective d’un regain des formes artistiques dans l’espace ouvert à 360° après
1968 à partir d’une notion qui lui est chère, celle de « public-population », exprimant l’impérieuse nécessité
de l’adresse à un destinataire pour toute parole artistique. Faisant le choix d’un terrain de jeu délaissé – la
rue – notion qui désigne métaphoriquement tout espace libre et intempérant, urbain ou naturel, il se
considère comme un inventeur au sens Renaissance du terme : toute sa vie a été consacrée à imaginer de
nouveaux horizons, à faire se croiser les énergies et à instaurer de nouveaux instruments de création, de
diffusion, de réflexion et de formation. Licencié en sciences, certifié en Sciences Physiques, il a débuté
comme enseignant avant de s’orienter vers la fabrique de la ville et le théâtre de rue dont il est devenu une
des figures majeures sur le plan artistique et institutionnel.
Confronté, par hasard en 1972, à l’urbanisme contemporain en participant d’une façon opérationnelle,
comme photographe, à l’exposition Évry à Paris, au Grand Palais (26 avril - 27 mai 1973), il fonde en 19721973 Théâtracide avec Bernard Maître, Jean-Marie Binoche et son frère Claude Krespin : Pour l'amour du ciel
où tous ces gens peuvent-ils bien aller? (1972-1976), La Famille Eustache Amour (1977). Il participe dès 1973 à
Ville ouverte aux saltimbanques, initié à Aix en Provence par Jean Digne, directeur du Théâtre du Centre qui
organise cette manifestation en collaboration avec Charles Nugue directeur du Relais culturel. Il anime,
auprès de Jean Digne, à partir de 1978, les Ateliers publics d’arts et spectacles d’inspiration populaire à
Manosque. Il quitte Théâtracide pour fonder avec Annick Hémon Les Charmeurs Réunis, subventionné au
titre des activités théâtrales par le ministère de la Culture en 1980. Il initie et co-organise, en 1980 dans le
Jura, sa terre d’attache, La Falaise des Fous, véritable manifeste d’artistes de rue des années 1970. 1981
bouleverse la donne. Tout cela l’amène avec Fabien Jannelle (alors directeur du Centre d’Action Culturelle
de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée) à la création de Lieux publics « Centre international de rencontres et
de création pour les pratiques artistiques dans les lieux publics et les espaces libres des villes », installé lors
de sa création à la Ferme du Buisson, à Noisiel. Lieux publics est le seul Centre national de création des arts
de la rue, implanté à Marseille en 1989 où Michel Crespin s’installe. En 1994, le ministère de la Culture
initie une restructuration des outils inventés par Michel Crespin, redistribuant les missions d'édition et de
documentation en créant HorslesMurs chargé de la promotion des arts de la rue auquel Lieux publics
transmet son centre de documentation (banque de données, Goliath, Lettre Goliath). 1994 est également
l'année de la passation de la direction artistique du Festival d'Aurillac à Jean-Marie Songy. Cette
restructuration recentre Lieux publics sur ses missions de création et d’expérimentation (notamment à
travers les résidences et la mise en place d’un dispositif singulier : les Parcours d’artistes, confrontant 11
créateurs au territoire des quartiers nord de Marseille), conduisant Lieux publics à proposer une refonte
radicale des labels du ministère autour de la notion de Centre national de création, quelles que soient les
formes spectaculaires concernées. Cette proposition a initié le mouvement qui a conduit progressivement
à la mise en place par l’Etat du réseau des CNAR (Centres nationaux des arts de la rue) et aussi – en 19971998 - chose moins connue, une réforme de l’ordonnance de 1945 relative aux spectacles en abandonnant
la classification hiérarchiques des arts de la scène. Il quitte la direction de Lieux publics fin 2000, préparant
sa succession de façon ouverte à la profession par un recrutement sur appel de projet. Pierre Sauvageot
prend la direction en janvier 2001.
Du point de vue artistique, Michel Crespin a commencé dans les années 1970 par un numéro forain au
tapis avec Monsieur Roger et Madame Lucie, spectacle des Charmeurs réunis Il s’est ensuite orienté vers le
monumental éphémère (Saut Haut, Echo d’Ecorce, Cirque aérien, Les nuits magiques du cinéma, Trapèzes dans la
Ville Nouvelle de Marne la Vallée ; Tambours 89 dans le Parc de la Villette ; Le Grand Mécano pour le
Centenaire de la Tour Eiffel ; Concerto pour anges motorisés à Villeurbanne ; La Mascarade au Carnaval de Nice
; Voyage aux bords de la nuit). Il a conçu et mis en scène des spectacles relevant d’autres formes que ce genre
du monumental éphémère comme en 1995 Théâtre à la Volée, scène annulaire relevant du théâtre forain où
le tour de force était de déclamer une tirade d’un grand texte théâtral ou, avec Gérard Burattini La lettre au
Père Noël à Aubagne, histoire racontée à toute une ville. En 1993, il avait dédié le festival d’Aurillac à la
forme foraine (L’Arène foraine).
Il est intervenu à partir de 1989, puis a enseigné à partir de 1993 dans le département Scénographie, dont il
a été un membre fondateur, au sein de l’Ecole nationale supérieure d’architecture à Clermont-Ferrand,
puis à Nantes. Préoccupé par la pérennité et la vitalité des arts de la rue et inspiré par le Bauhaus, il est le
fondateur en 2005 de la FAI-AR, basée à Marseille au sein de la Cité des Arts de la Rue, après avoir mené
à cet effet une étude définition en 2001-2002. Il restait impliqué comme conseiller pédagogique et
administrateur dans cette formation artistique unique en son genre, dont l’organisation des études reflète
l’exigence et l’ambition qu’il avait pour ce champ artistique. Homme des métamorphoses et du participe
présent, son activité institutionnelle et politique est importante en France dans la structuration des arts de
la rue et sa conceptualisation. Il jouait tranquillement aux quilles sous les ombrages de la place de son
village, la veille de sa disparition subite. Il laisse un grand’œuvre inachevé Le Grand livre de la rue, ouvrage
auquel il s’est attelé depuis 2005.
Chevalier de l’Ordre National du Mérite, il a reçu la médaille de Commandeur des Arts et des Lettres à
Paris le 17 avril 2013.
Biographie établie par Marcel Freydefont, président de Lieux Publics (1994-2001), président puis vice-président de la FAI AR (depuis 2003)
Le théâtre de rue, un théâtre de l’échange (Textes réunis par Marcel Freydefont et Charlotte Granger)
Etudes théâtrales n° 41-42/2008
Michel Crespin
Le Grand livre de la rue
Entretien avec Marcel Freydefont
Marcel Freydefont. – Tu as entamé une recherche sur l’histoire récente des arts de la rue, plus précisément
sur la période 1972-1986. Avant de revenir sur l’objet de cette recherche et sur la périodisation choisie,
peux-tu expliquer ce qui te motive ?
Michel Crespin. – Nous sommes quelques-uns, pas nombreux, à être à l’origine de ce que l’on nomme
aujourd’hui en France les arts de la rue, qui avons œuvré, nommé les choses, pris des initiatives, et qui
sommes toujours là, présents et actifs. Je pense à Jacques Livchine 1, et à bien d’autres aussi. Si je me
propose d’écrire l’histoire des arts de la rue, c’est en raison de ce que je nomme mon capital. Nous ne
sommes pas nombreux à pouvoir parler avec une parole de première main, si j’ose dire 2. D’autres gens
sont arrivés en cours de route, acteurs et médiateurs, qui remâchent les propos, les discours et les
explications, comme si cette matière était une évidence, une certitude, une donnée naturelle. D’une
certaine façon, ceux-ci réécrivent l’histoire en répétant ce qui se dit, s’écrit depuis plus de dix ans ou plus,
parfois de façon approximative. Parfois même, certains s’expriment comme s’ils étaient eux-mêmes à
l’origine de l’invention. Il est évident que tout le monde peut parler : il n’y a pas de domaine réservé, et il
n’y a dans ma remarque qu’un souci d’exactitude.
Mon capital est plus large que ce que l’on appelle les arts de la rue : c’est une époque, une période, un
temps et un espace. J’ai un parcours artistique, depuis la création en 1973 de la compagnie Théâtracide,
jusqu’à mon départ en 2001 de Lieux publics, qui prend en compte, dès le début des années 1980, la
pratique d’un genre artistique singulier que j’appelle le monumental éphémère. J’ai traversé cela, en initiant ou
co-initiant diverses aventures, comme celle qui a conduit à la création à partir de 2002 de la Formation
Avancée Itinérante aux Arts de la Rue (FAI AR), ou celle de la Cité des Arts de la Rue à Marseille. Ce
parcours sous-entend des prises de responsabilité, des prises de risque, liées au fait d’être le pilote – un des
pilotes – de l’outillage conceptuel et institutionnel d’une profession, d’un secteur artistique. À la place que j’ai
choisie, j’ai été amené à croiser les gens, les actions, les choses, les idées. D’un point de vue général,
travailler dans une compagnie quelle qu’elle soit donne une force parce que tu te concentres sur une ligne
1
Jacques Livchine est un des pionniers du théâtre de rue en France. Co-fondateur avec Hervée de Lafond et Claude Acquart du Théâtre de
l’Unité, en 1972. Il a publié Griffonneries, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2002.
2
Il y a, heureusement, des ouvrages monographiques qui publient des paroles d’artistes : je pense notamment à celui publié par Actes Sud (Arles)
en 2001 sur Royal de Luxe, qui comprend un long entretien avec Jean-Luc Courcoult, et au petit carnet consacré par Sara Vidal à « Bivouac » de
Générik Vapeur chez Sens et Tonka (Paris) en 2000. Il y aussi les publications des grands festivals qui donnent beaucoup de place à la
photographie : Le théâtre de rue, 10 ans d’Eclat à Aurillac, Editions Plume, Paris 1995. Aurillac aux limites, Actes Sud, Le Méjan, 2005
que tu développes selon l’humeur, l’instinct ou la raison : tu creuses ton sillon. Tu peux toutefois
t’enfermer dans une compagnie, comme un acteur peut être enfermé dans un rôle. En ayant choisi le genre
du monumental éphémère qui conduit à travailler avec différents artistes à l’échelle urbaine, en étant
directeur d’une structure, Lieux publics que j’ai définie comme un Centre national de création, en mettant
en place un centre de ressources, en créant un guide des arts de la rue, le Goliath, en fondant un festival à
Aurillac, j’ai été amené à m’intéresser de façon toujours plus large aux gens actifs dans ce secteur. Par
obligation et par goût, j’ai eu à développer toujours plus ma connaissance des gens, à élargir le cercle, à
approfondir les relations. Je dirais en un mot que j’ai été constamment dans le croisement.
Ce croisement englobe les artistes et ceux qu’on appelle les médiateurs. Je n’aime pas le mot médiateur, car il
fausse les idées en créant un clivage discutable avec les créateurs. Je considère que Jean Digne, Jean Blaise,
Gilles Durupt, Francis Peduzzi ou Philippe Saunier-Borrell, qui ont été ou sont encore à la tête de centres
ou d’organismes culturels en France, sont aussi des créateurs. Jean Digne n’aime pas être considéré
comme un accompagnateur des arts de la rue. Et la rengaine l’identifie comme « celui-qui-a-organisé-de1973-à-1976-Aix-ville-ouverte-aux-saltimbanques… » En ayant créé cet événement, il se considère à juste titre
comme un inventeur, voire un directeur artistique, et je considère aussi que les Blaise, Digne, Durupt,
Peduzzi, Saunier-Borrell sont des inventeurs dans leur secteur.
Ce qui me motive est la prise de conscience de ce capital : je suis d’une certaine façon une bibliothèque
vivante, je me sens comptable de ces ressources. Je suis donc heureux d’écrire cette histoire.
M. F. – De quelle façon vas-tu l’écrire ?
M. C. – En tout cas pas sèchement, pas en asséchant la source, le flux des événements, mais en la
magnifiant tout en étant rigoureux dans les faits. Comme un conteur qui bonifie ce qu’il raconte, comme
je le faisais pour la science quand j’étais professeur de physique. Bonifier son sujet en lui donnant son
poids, sa chair, son rythme, ses battements, ses tensions, sa vie. Je ne suis pas un universitaire, je suis un
acteur engagé. Ma responsabilité est concrète : elle existe à l’égard de ce que j’ai en tête, ma mémoire, ma
sensibilité, et à l’égard d’un travail d’archivage que j’ai entrepris en plus de mes archives personnelles. Il y a
les archives qui relèvent depuis 1994 de la mission de HorsLesMurs et que cette structure a développées
méthodiquement à travers le centre de ressources et de documentation pour les arts de la rue, il y a les
archives de Lieux publics et d’autres encore. Ce que j’appelle mon capital, c’est tout ce qui s’est imprimé en
moi, dans ma chair, dans mon esprit, l’immatériel de cette aventure qui peut être nourri, étayé par les
matériaux documentaires. Et ce matériel documentaire n’a de sens que s’il prend son souffle dans ce qui l’a
engendré.
J’ai entrepris un travail de collecte des histoires personnelles et collectives. Et je ne veux et ne peux
raconter que ce que je connais et ceux que j’ai croisés. Ici, je me différencie de certains universitaires qui
moulinent en répétant ce qu’ils trouvent tout fait, avec pour objectif de dire le mieux possible les choses
déjà dites, pour devenir la référence incontournable. Alors que l’enjeu n’est pas de mieux dire, mais de
faire surgir la parole qui vient de cette histoire et ainsi de renouveler les sources, les points de vue, la
connaissance des acteurs et des parcours dans une époque donnée.
Retracer les phases ne doit pas amener seulement à des dates, à une chronologie. La généalogie et la
chronologie prennent sens si l’on prend garde à la dimension charnelle, vécue, humaine. J’entends restituer
des anecdotes, telle la parole du conteur. J’ai donc le projet de faire un livre qui mette en place l’histoire
des arts de la rue à partir de cette matière humaine constitutive, sans omettre la part intellectuelle, pour
que cette histoire soit juste. Et non pas juste une histoire.
M. F. – Comment comptes-tu procéder ?
M. C. – J’ai entrepris d’établir une liste de tous ceux que j’ai connus, croisés, au sens humain et
professionnel, d’avoir un entretien avec eux et d’enregistrer ces retrouvailles. Ce n’est pas simple ; certains
sont morts, une quinzaine – et je me permettrai de parler pour eux –, certains, je ne les ai plus vus depuis
vingt ans ; mon projet est de donner la parole à chacun. Ma liste permettra de retrouver les maillons de
cette éclosion qui va dans tous les sens, en préservant la multiplicité des points de vue. Le champ de
l’entretien est ouvert, il abordera tous les aspects, sans être directif, par le jeu libre des associations des
causes et des effets : aspects humains, artistiques, formels – depuis l’univers saltimbanque jusqu’aux
expressions à l’échelle urbaine, du forain à l’urbain.
L’échange cernera, pour chacun des interlocuteurs, sa position générationnelle (âge, filiation parentale,
sociale…) ; son cursus scolaire ou universitaire ; où il se trouvait en 1968 ; ses influences extérieures et ses
rencontres humaines et/ou événementielles déterminantes ; ses premières ouvertures d’activités et/ou
professionnelles, sa rencontre avec les pratiques artistiques de/dans la rue ; sa confrontation d’activité
et/ou professionnelle avec les arts de la rue… Cet échange, bien que sérié sur la période 1972-1986,
s’élargira de facto grâce à l’histoire particulière de chaque personne interpellée.
J’ai retenu dans cette liste cent trente artistes et soixante-dix médiateurs. Le choix de ces deux cents
personnalités est subjectif. Mais j’estime que chacune est un des maillons de l’histoire et l’intérêt est que
chacun ouvre vers un autre, qui lui-même amène à encore un autre, élargissant le champ, croisant d’autres
horizons. Cela va dessiner l’histoire que je veux saisir. Il va falloir limiter et en même temps ne pas oublier.
Je n’ai réalisé que dix entretiens à ce jour ! Je sais que cela va être long.
M. F. – As-tu une hypothèse de départ qui guide ta recherche ?
M. C. – J’ai une hypothèse en deux temps qui modifie à mon sens une affirmation sans cesse réitérée : le
mouvement actuel des arts de la rue est l’enfant de mai 1968. Certes, je partage en gros cette position, mais
la première partie de mon hypothèse nuance ce postulat. J’ai commencé à vérifier dans les faits qu’il s’agit
non pas d’une génération unique (ceux nés tout de suite après guerre et qui ont eu – pour faire simple –
vingt ans en 1968), ni de générations qui ont succédé à la génération de 68 et qui s’opposeraient à elle,
mais d’un bloc générationnel, en gestation de 1968 à 1972 – j’expliquerai tout à l’heure pourquoi 1972 –, qui
émerge et fonde les bases et les références du domaine de 1972 à 1986. Cela ne veut pas dire que tout est
fini en 1986, mais que tout est en place et le reste encore aujourd’hui. Même si à mon sens, nous en
sommes en 2007 à la veille de l’ouverture d’une nouvelle page de cette histoire.
Ce bloc générationnel regroupe une tranche d’âge qui va, en 1968, de douze à trente-cinq ans environ 3. Ce
ne sont pas des personnes équivalentes, interchangeables ni une classe d’âge uniforme, il y a ceux qui sont
des militants des années 1960, avec le contexte politique qui a défini le champ de leur militantisme – la
guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam –, et il y a ceux qui sont encore à l’école ; si l’on veut, il y a les
potaches et les profs qui mettent le feu. Mais ce raccourci ne résume pas toutes les personnalités : il y en a
qui sont hors du système éducatif et culturel. Ce bloc est constitué dès le départ, et en même temps, il est
d’une certaine façon désagrégé, il n’est pas visible, il n’a pas toujours conscience de lui-même. J’entends le
faire apparaître, au-delà des vives différences et divergences entre ses acteurs.
Deuxième partie de mon hypothèse : tous les membres de ce bloc générationnel se sont trouvés face à un
territoire vierge qu’ils ont choisi délibérément sans toujours l’énoncer explicitement. Là encore, pour faire
simple, ce territoire est celui que l’on nomme la rue et que l’on peut aussi nommer l’espace public, l’espace
ouvert, la matière et l’échelle urbaine. Ces acteurs – créateurs et médiateurs – optent pour la rue, en ayant
pris la mesure instinctive des mutations qui touchent la société à partir des années 1960, et je pense
notamment aux mutations urbaines qui sont la traduction et l’outil des mutations politiques et
économiques. Ces acteurs définissent un territoire vierge au regard de ce que les politiques culturelles ont
3
En 1968, Véronique Loève, fondatrice de Royal de Luxe avec Jean-Luc Courcoult et Didier Gallot-Lavallée, a 12 ans, comme Pierre Delôsme, qui
a fondé L’Eléphant Vert à Fos-sur-Mer en 1982. Pierre Berthelot, un moment membre de Royal avant de co-fonder Générik Vapeur en 1985, a 13
ans. Marie–Lucie Poulain (peintre, illustratrice, décoratrice) a 14 ans comme Pierrot Bidon (Cirque Archaos) ou Brigitte Burdin (danseuse et
chorégraphe, Transe Express). Françoise Léger a 15 ans. François Palanque, co-fondateur de Blaguebolle en 1974 et qui travaille depuis 1993 avec
Délices Dada, a 16 ans. Caty Avram (comédienne co-fondatrice de Générik Vapeur), Philippe Lapeyre (Piston Circus) et Olivier Franquet (comédien
qui a débuté avec la troupe Zéro de conduite, comme Caty Avram, Jean Marie Maddeddu, ou Barthélémy Bompart, avant de créer la Compagnie
Inflammable en 1980) ont 17 ans. Ferdinand Richard (compositeur et interprète, fondateur d’Etron Fou Leloublan, actuellement en charge à la Friche
Belle de Mai à Marseille des musiques innovatrices) a 18 ans, comme Jonathan Sutton (comédien au Théâtre du Soleil dans les années 1970,
fondateur ensuite du Théâtre Acrobatique). Bruno Schnebelin (Ilotopie), Dominique Trichet (comédien au Théâtre de l’Unité dans les années 1980,
actuel directeur de la FAI AR), Daniel Fronza (Piston Circus) ont 19 ans. Christian Taguet (créateur du Puits aux images puis du Cirque Baroque, fut
dans les années 1970 comédien au Théâtre national de Strasbourg et a joué dans la rue avec la Fanfare des Beaux-Arts, découvrant ainsi les
saltimbanques et les cracheurs de feu), Gilles Rhôde (plasticien, comédien, percussionniste, Transe Express), Annick Hémon, dite « Puce », excompagne et partenaire de Michel Crespin, ont 20 ans. Claude Giverne (Ritacalfoul, Urban Sax) a 21 ans. Laurent Berman (illustrateur, musicien qui
a créé avec Anne Quésemand le Théâtre à Bretelles, qui aujourd’hui dirigent ensemble la Vieille Grille à Paris) et Bernard Maître (comédien,
marionnettiste, musicien, compositeur) ont 22 ans. Xavier Juillot (plasticien fondateur de Ritacalfoul) a 23 ans. Hervée de Lafond (Théâtre de l’Unité),
Pierre-Alain Hubert (artiste pyrotechnicien issu de Normale Sup) ont 24 ans. Jacques Livchine (Théâtre de l’Unité) a 25 ans. Jérôme Savary (Le Grand
Magic Circus) et Antonio Miralda (plasticien) ont 26 ans. Michel Crespin a 28 ans. Jean Hurstel et Jean-Claude Scant (fondateur avec sa sœur Renata
et son beau-frère Fernand Garnier du Théâtre-Action à Grenoble, puis seul, du Théâtre de l’Olivier à Aix-en-Provence) ont 30 ans. Philippe Duval a 31
ans. Antoine De Bary (plasticien, sculpteur, adepte de sculptures-signaux dans l’espace public, qui réalisera en 1985-1986 une exposition dédiée au
Diable Blanc en hommage au funambule de la Falaise des Fous) a 32 ans. Hans-Walter Muller (designer, architecte de structures gonflables, qui a
dessiné le chapiteau des Arts Sauts) a 33 ans. Jaume Xifra (plasticien catalan installé en France depuis 1961) a 34 ans. Jean-Marie Binoche (mime,
comédien, sculpteur) qui, avec Bernard Maître et Michel Crespin, a créé le Théâtracide, a 35 ans.
défini depuis 1945 et surtout 1959, avec la création du ministère des Affaires culturelles.
Mais j’en reviens à l’idée du bloc générationnel. Prenons l’exemple de Théâtracide, fondé en 1973 ; à cette
date Bernard Maître a alors vint-sept ans, j’en ai trente-trois et Jean-Marie Binoche – le père de Juliette –
en a quarante : nous formons un groupe qui est une parcelle significative de ce que j’appelle un bloc
générationnel. Prends un exemple extrême, celui de François Delarozière : certes, il n’avait que cinq ans en
1968; il en a aujourd’hui quarante-quatre, mais il est entré en relation avec Royal de Luxe dès l’âge de 17
ans en 1980, même s’il n’a réellement commencé à collaborer qu’en 1983. Et je peux faire le même constat
avec les médiateurs, en prenant un autre exemple personnel : quand je quitte Théâtracide, devenu Les
Charmeurs Réunis, pour créer Lieux publics en 1982-1983, je m’associe avec Fabien Jannelle, alors directeur
du Centre d’Action Culturelle de Marne-la-Vallée (de 1980 à 1995), aujourd’hui directeur de l’Office
National de Diffusion Artistique : il a alors trente-deux ans ; nous avons dix ans d’écart et nous sommes
sur la même longueur d’onde. Examinons l’âge d’autres médiateurs : Christian Dupavillon (architecte),
Jean-Jacques Hocquart (qui travaille avec Gatti) ont vingt-huit ans, Dominique Wallon vingt-neuf ans,
André Bénichou (directeur du Théâtre Populaire Jurassien) trente-quatre, etc.
M. F. – Ce que tu veux dire, c’est qu’il n’y a pas d’un côté les pères et de l’autre les fils, qu’il n’y a pas de
conflit générationnel ?
M. C. – Dans cette période la question ne se pose même pas, il n’y a pas de conflit générationnel entre les
jeunes et les plus anciens : quel que soit leur âge, tous ces acteurs des arts de la rue sont là depuis le début,
sur le même terrain de jeu : la rue. Il y a une apparente convergence de ce beau bouillon de personnalités,
malgré l’amplitude des âges. Je pense même que s’est constitué un lien souterrain au sein de ce bloc, au-delà
des divergences et des motivations artistiques et politiques disparates qui le traversent. Si cette connivence
générationnelle n’est pas consciente, elle est pour moi réelle, et elle se vérifie lors des premiers entretiens, qui
s’avèrent très chaleureux et prolifiques. Il se dessine un croisement qui détermine cette histoire souterraine
et solidaire.
M. F. – Tu fais allusion à la définition d’un territoire vierge, la rue, au regard de ce que les politiques
culturelles ont défini depuis 1945 et surtout 1959, avec la création du ministère des Affaires culturelles, et
les politiques en faveur du théâtre public. Le conflit n’est-il pas plutôt avec la génération de la
décentralisation dramatique qui entre en fonction à partir des mêmes années 1970, après la rencontre de
Villeurbanne ? Rappelons qu’en 1968 a lieu au Théâtre de la Cité une rencontre qui est devenue fameuse,
parce qu’elle a permis l’expression d’une revendication, celle de donner le pouvoir aux créateurs, c’est-àdire aux metteurs en scène, dans les institutions de la décentralisation culturelle et dramatique en France ;
d’où est née cette génération qui va de Patrice Chéreau à Georges Lavaudant.
M. C. – Il faut voir qu’alors, tout se passe ailleurs qu’à Paris. D’une part, il y a, comme tu le dis, la force
des Maisons de la Culture et des Centres d’Action Culturelle, au Havre, à Grenoble, à La Rochelle,
Annecy, Montbéliard, Chalon-sur-Saône ou Orléans… Mais en plus, il y a en marge de ce réseau toute une
série d’initiatives en région, qui tissent un territoire vierge 4, initiatives liées parfois aux Maisons des Jeunes
et de la Culture, à l’Éducation populaire, à l’Université ou aux Comités d’Entreprise, autant de domaines
qui sont laissés de côté par la politique de Malraux et par la politique menée dans les Centres Dramatiques
Nationaux par les metteurs en scène trop préoccupés de l’art du théâtre et moins soucieux de l’art du
public.
Mais il n’y a pas eu de conflit direct entre les artistes de rue et les metteurs en scène de la décentralisation
dramatique : nous ne sommes pas sur le même terrain ! Nous allons où ils ne vont pas, ou ne vont plus. Il
y a de fait un écart, et parmi tous les acteurs de la rue, beaucoup se sont écartés des institutions théâtrales
françaises développées à partir de 1959. Il y a une différence d’enjeu.
M. F. – Comment justifies-tu cette périodisation, 1972-1986 ?
M. C. – Elle est subjective, totalement personnelle : en 1972, je quitte physiquement l’enseignement. Je me
trouve confronté, par un heureux hasard, à l’urbanisme contemporain en participant d’une façon
opérationnelle, comme photographe, à l’exposition Évry à Paris, au Grand Palais. Cette exposition des
quatre projets lauréats de l’aménagement de la Ville Nouvelle d’Évry est pilotée par le Groupe A.C.I.D.E.
de Denis Joxe et Jean-Jacques Hocquart. Indépendamment de me faire approcher de très grand architectes
et urbanistes du moment (ceux de l’AUA - Atelier d’Urbanisme et d’Architecture et plus particulièrement
Paul Chemetov, et d’autres comme Andraud et Parat, Jean Prouvé, Jean-Claude Bernard), cette exposition
m’a fait rencontrer Jean-Marie Binoche et Bernard Maître avec lesquels je co-fonde, en 1973, la compagnie
de théâtre Théâtracide. Le début, pour moi, c’est 1972 !
Mais elle est aussi objective. De 1972 à 1986, le bloc générationnel dessine une histoire dont on connaît
quelques étapes – trop rabâchées à mon goût. En 1972 a lieu la rencontre entre Jacques Livchine (formé
au cours Simon puis à l’Université internationale du théâtre et à l’Institut d'Études théâtrales de Censier),
Hervée de Lafond (études de cinéma avant de passer au théâtre) et le scénographe Claude Acquart (dont le
père André est également scénographe) : ils ont la trentaine et ils fondent le Théâtre de l’Unité ; leur
spectacle emblématique, la 2 CV théâtre, date de 1977. La gestation et la formation du théâtre Royal de Luxe
a lieu à Aix-en-Provence entre 1976 et 1979, et le spectacle qui révèle cette nouvelle compagnie, Roman
Photo, se crée en 1984 (première version) et en 1987 (deuxième version). Delices Dada, créé en 1984, est issu
de la compagnie Pot aux Roses fondée par Jeff Thiébaut et Éric Chanet en 1976. En1972 a lieu la création
4
Je peux citer Ricardo Basualdo à Nancy, qui est au CUIFERD, et qui va fonder Le Merveilleux Urbain dans le fil d’une manifestation italienne
essentielle, L’Estate Romano, le designer urbain Charly Bové dans le sud de la France qui aujourd’hui, avec l’Agence Stoa, met en œuvre le tramway
à Marseille, l’artiste et zoosystémicien Louis Bec, ancien inspecteur à la Création artistique au ministère de la Culture, qui vit aujourd’hui à Sorgues
en Provence et qui a été le maître d’œuvre d’une exposition avignonnaise célèbre, Le Vivant et l’artificiel, en 1984, Pierre Volz à Aix en-Provence,
Gilles Durupt qui s’occupait dans les années 1970 de la MJEP (Maison des Jeunes et de l’Éducation Populaire) à Saint-Nazaire, qui sera un des
accompagnateurs d’Armand Gatti puis chargé de mission Lecture et développement culturel en milieu pénitentiaire, Alyette Chateauminois, jeune
directrice de centre social qui a assumé, par la suite, des responsabilités administratives et culturelles importantes dans le Sud de la France puis à
l’étranger, Jean Hurstel à Strasbourg (formé de 1959 à 1962 à l’École du Théâtre national de Strasbourg, fondateur du Théâtre universitaire de
cette ville, président-fondateur du réseau culturel européen Banlieues d’Europe), Bernard Mounier, directeur de la Maison de la Culture du Havre
et inventeur de Juin dans la rue, Jean Jacques Queyranne avec Villeurbanne en fête, etc.
de La Colonne Durruti ou Les Parapluies de la Colonne IAD (travail collectif avec les étudiants de l’Institut des
Arts de Diffusion de Bruxelles), à l’usine Rasquinet de Schaerbeek, sur un texte et dans une mise en scène
d’Armand Gatti 5 ; en 1976-1977 le même Gatti crée Le Canard sauvage qui vole contre le vent, à Saint-Nazaire,
avec la Maison des Jeunes et de l’Éducation Permanente, dirigée par Gilles Durupt. L’aventure spécifique
de Transe Express commence en 1982 et dix ans plus tard, en 1992, Mobile Homme, créé pour la cérémonie
d’ouverture des Jeux olympiques d’Albertville, lui apporte une notoriété internationale. Ce sont des
exemples pris au hasard, mais je pourrais les multiplier.
Enfin, à l’autre bout de la fourchette, il y a 1986 ! 1986 est l’année de la deuxième alternance politique de la
Vème République (de la Gauche à la Droite, François Léotard succédant à Jack Lang au ministère de la
Culture). Le Centre National Lieux publics existe déjà depuis trois ans et c’est l’année de la première édition,
à Aurillac, du festival Éclat, festival professionnel de théâtre de rue à l’échelle européenne. À partir de là on
pourrait écrire un autre bout d’histoire.
M. F. – Peut-on affiner ce découpage historique ?
M. C. – On peut distinguer trois séquences qui nous font passer du travail au tapis du saltimbanque aux
premières mises en scène urbaines.
1972-1978 est une période éclectique et bouillonnante, que l’on qualifiera de saltimbanque d’un point de vue
artistique, en ce qu’un grand nombre d’artistes prennent la rue de façon festive en se référant à cette
tradition et jouent souvent « à la manche ». Comme événements repères importants on soulignera Aix, ville
ouverte aux saltimbanques, en 1973, à Aix-en-Provence, le festival de Saint-Jean-de-Braye et l’événement
rassembleur du Diable à Padirac organisé par Philippe Duval en 1977.
La période 1978-1981 peut être qualifiée de pré-institutionnelle, plus réflexive, correspondant à
l’expérimentation artistique à l’échelle de villes moyennes, comme Manosque, avec les Ateliers publics d’arts
et spectacles d’inspiration populaire fondés par Jean Digne ; ou à l’échelle des territoires avec La Falaise des Fous
en septembre 1980 dans le Jura ou avec la Rencontre d’Artistes d’Espace Libre organisée par le CAC de La
Ferme du Buisson à Marne-la-Vallée en juin 1981. Il y a aussi une date et un événement qui
m’apparaissent importants et qui croisent d’autres acteurs : il s’agit en 1980, à Avignon, d’une action initiée
par Bernard Faivre d’Arcier, le directeur du Festival, intitulée Parcours croisés, confiée à Louis Bec, Jean
Digne et Pierre Gaudibert. Le document initiateur de cette action est visionnaire dans la prise en compte
des formes urbaines ; cette action a été une plate-forme de réflexion entre différents interlocuteurs
agissant dans l’espace urbain : artistes, sociologues, architectes, urbanistes, politiciens et... saltimbanques.
Cette manifestation constituait un des premiers outils de la médiation.
5
Armand Gatti – I.A.D., « La colonne Durruti » (1972), in Cahiers théâtre Louvain, 14, 15, 16, 17, p. 3-126 (ndlr).
Après la victoire, tant attendue, de la Gauche à l’élection présidentielle de mai 1981, la période 1981-1986
est marquée par l’invention et la mise en place progressive des activités de Lieux publics à la Ferme du
Buisson sous la tutelle initiale du CAC dirigé par Fabien Jannelle, qui va permettre d’outiller
professionnellement le développement des Arts de la Rue. Ce vocable va se densifier progressivement et
publiquement à partir de 1983, avec l’éphémère revue Lieux publics (un seul numéro), avec Le Goliath
84/85, premier guide pour la création et l’animation dans les lieux publics (formulation de cette époque)
ou Les Rencontres d’Octobre (rencontres professionnelles)… Artistiquement cette période voit s’affirmer de
nouvelles écritures de rue par des compagnies comme Royal de Luxe, Ilotopie, Générik Vapeur..., ou des nouvelles
formes de rencontres comme Le Carnaval des ténèbres avec le Théâtre de l’Unité, Scènes de rue à Toulouse, Le
Merveilleux Urbain à Nançy ou mes propres créations à Marne-la-Vallée avec Lieux publics...
Ces bornes – 1972 et 1986 – ne sont que relatives et l’on verra, à travers la méthode de travail, que les
origines débordent, tant en aval qu’en amont, de ces dates.
M. F. – Peut-on revenir sur cette référence à l’univers forain du XIXème siècle ?
M. C. – Il est évident que c’est un univers qui a compté dans les années 1970. Je pense par exemple au
Michel Novack des Noctambules, à Markoveck l’homme le plus fort du monde, à Jules Cordière et son Palais des
Merveilles, au funambule Michel Brachet des Diables blancs, à Philippe Petit, au Cirque Aligre, au Cirque des rats
ou au Théâtre de force et d’aventure de Paillette...
Mais il compte plus particulièrement pour moi en raison d’un gros ouvrage qui m’a marqué, celui de
Gaston Escudier, Les Saltimbanques. Leur vie, leurs mœurs 6. Au chapitre XVII (p. 289), apparaît la figure
d’Eustache Amour Hublin, l’expérimentateur de physique – je rappelle que j’ai été professeur de
physique : avec humour je me suis identifié à ce personnage, qui va se retrouver dans mes spectacles. Et
l’on pourrait multiplier chez d’autres artistes ces références au monde forain, théâtral, musical, ou
circassien : le Grand Magic Circus emprunte des techniques et une imagerie à cet univers, beaucoup plus :
une énergie ; Léo Bassi, lui, est en droite ligne issu de cette filiation.
Ce qui me plaît aujourd’hui, c’est l’ouvrage lui-même : comment cet auteur a fait un livre à partir de son
sujet ; comment il s’en est imprégné, lui est fidèle et comment il le restitue en instaurant une légende.
J’aimerais réaliser le Grand Livre de la Rue. Je sais que j’ai besoin pour cela d’être accompagné par un œil
extérieur, quelqu’un qui n’appartienne pas au milieu des arts de la rue.
Ce travail de mémoire vivante est important car j’ai l’intuition que ce genre, comme toutes les périodes
fortes de culture populaire, va se modifier au point de s’éroder et de perdre certaines des caractéristiques
originelles fondamentales qui lui donnaient son sens premier. Mais cette intuition pessimiste n’est pas la
6
Gaston Escudier, Les Saltimbanques. Leur vie, leurs mœurs, illustré de 300 dessins à la plume par P. de Crauzat, Paris, Michel Lévy Frères, 1875, 480
p.
seule justification pour réaliser cette recherche sensible. Elle peut mettre en évidence la conjonction de
lignes de force qui permettent l’éclosion et le développement, au-delà d’une mode, d’un genre artistique et
culturel populaire.
Le genre des Arts de la Rue continue à être en mouvement. La connaissance et la compréhension de son
histoire récente peuvent certainement aider les jeunes générations de créateurs urbains à affronter les
situations nouvelles dont les déterminants sont assez différents de ceux qui existaient il y a vingt ou trente
ans, mais où la question de la qualité et du sens de notre urbanité reste toujours posée.
M. F. – N’est-ce pas l’ensemble du système théâtral, sinon artistique, qui s’érode ? Ne faut-il pas agir à
nouveau pour impulser de nouvelles formes et de nouveaux rapports ?
M. C. – Il y a deux entrées dans cette question, l’une est de l’ordre de l’artistique et du théâtral en
particulier, l’autre est de l’ordre du « système ». Ce sont deux choses différentes bien qu’elles soient liées
d’une façon immanente, surtout en France.
Je ne suis pas pessimiste sur ce qui touche l’artistique. On n’a jamais pu faire taire la parole d’un artiste qui
avait besoin de « crier », quelle que soit cette parole, y compris théâtrale.
Par contre la justesse de la forme, la force et l’abondance de cette parole sont forcément modulées par le
« système », l’organisation des rapports de force culturels, politiques et économiques du moment. En ce
qui concerne le théâtre, Denis Guénoun nous a alertés depuis longtemps avec sa Lettre au directeur du théâtre
et pose sur le fond, d’une manière insidieuse, la question « le théâtre est-il nécessaire comme lieu de l’agir
et du regard ? ». Agir ! Agir à nouveau ? Il est certain que l’environnement actuel est assez différent, c’est
un euphémisme, de celui de la période 1972-1986 que j’essaie de cerner. En ce qui concerne les arts de la
rue, on est passé de la rue à l’urbain. Cette modification du regard porté sur l’espace de la représentation a
permis, durant ces vingt dernières années, d’affûter un bon nombre de créations. Avec la confrontation
institutionnelle, politique et culturelle, une certaine reconnaissance et des moyens ont été obtenus, des
dispositifs se sont développés. Le tout vient de se ponctuer, en France, par une action de sensibilisation
nationale initiée sur trois années (2005-2006-2007) par le ministère de la Culture en lien étroit avec la
profession le Temps des arts de la rue, avec des mesures nouvelles, témoignant ainsi d’une reconnaissance
institutionnelle plus affirmée.
Un nouvel enjeu s’impose pour que ce développement et cette reconnaissance institutionnelle ne figent
pas le mouvement.
2008