Compétence internationale des tribunaux français dans le cas de

Transcription

Compétence internationale des tribunaux français dans le cas de
Compétence internationale des tribunaux français dans le cas de délit
complexe : la contrefaçon en ligne comme exemple
1.
Dans le langage du DIP, on appelle délit complexe un délit dont les éléments
matériels- le dommage et le fait générateur- sont dissociés dans deux ressorts
distincts.
1
En droit européen, tout comme en droit français, le tribunal compétent en cas de délit
complexe, auquel est assimilée la contrefaçon en ligne, est indifféremment celui où le
dommage est survenu ou celui de l'événement causal. Pour autant, la transposition
de ces critères aux délits commis en ligne s’est avérée problématique. Ainsi, du fait
de l’ubiquité et de la dématérialisation qui caractérisent le réseau Internet, la
localisation du lieu du délit est extrêmement difficile, voire impossible. D’où la
nécessité de nouveaux critères de rattachement, qui soient en adéquation avec les
spécificités du réseau Internet.
2.
Dans un arrêt du 9 décembre 20031, la première chambre civile de la Cour de
cassation avait affirmé qu’« en admettant la compétence des juridictions françaises
pour connaître de la prévention et de la réparation de dommages subis en France du
fait de l’exploitation d’un site internet en Espagne, la cour d’appel qui a constaté que
ce site, fût-il passif, était accessible sur le territoire français, de sorte que le préjudice
allégué du seul fait de cette diffusion n’était ni virtuel ni éventuel, a légalement justifié
sa décision ». La compétence des juridictions françaises, pour statuer sur le
préjudice réalisé en France, était ainsi fondée sur le seul critère de l’accessibilité du
site Internet au public français.
Jugée par la doctrine comme trop extensif, dans la mesure où il donnerait
compétence à n’importe quel tribunal, dépourvu de tout lien avec le litige, le critère
de la simple accessibilité du site sur le territoire national a, depuis, été abandonné
par la jurisprudence, qui préfère désormais des critères plus stricts permettant
d’endiguer la compétence universelle des juridictions françaises.
1
Cass. 1re civ., 9 décembre. 2003 : Comm. Com. électr., 2004, comm. 40 ; JCP G, 2004, II,
10055, note Cyril CHABERT ; Rev. crit. DIP 2004, p. 632, note Olivier CACHARD ; Clunet,
2004, p. 872, note André HUET ; D., 2004, act. jurispr. p. 276, obs. Cédrique MANARA.
Laroussi CHEMLALI
Docteur en droit
3.
Dans un arrêt célèbre, rendu le 11 janvier 20052, dit Hugo Boss, la chambre
commerciale de la Cour de cassation, après avoir affirmé que « la seule accessibilité
d’un site internet sur le territoire français n’est pas suffisante pour retenir la
compétence des juridictions françaises, prises comme celles du lieu du dommage
allégué », a précisé que tant qu’il « se déduit des précisions apportées sur le site luimême que les produits en cause ne sont pas disponibles en France, la Cour d’appel
en a exactement conclu que ce site ne saurait être considéré comme visant le public
2
de France, et que l’usage des marques « Boss » dans ces conditions ne constitue
pas une infraction à l’interdiction prononcée par jugement du 23 juin 2000 ». Selon la
chambre commerciale, pour fonder la compétence des tribunaux français en matière
de contrefaçon en ligne, il fallait s’assurer non seulement si le site était accessible
depuis la France, mais aussi qu’il vise le public français. Et tel n’était pas le cas,
selon la Cour, puisqu’en l’espèce le site litigieux était rédigé en langue étrangère et
les produits offerts n’étaient pas disponibles sur le territoire français.
Dans le prolongement de l’arrêt Hugo Boss, la Cour d’appel de Paris, a jugé que
« sauf à vouloir conférer systématiquement, dès lors que les faits ou actes incriminés
ont eu pour support technique le réseau Internet, une compétence territoriale aux
juridictions françaises, il convient de rechercher et de caractériser, pour chaque cas
particulier, un lien suffisant, substantiel ou significatif, entre ces faits ou actes et le
dommage allégué ». En l’espèce, il s’agissait d’une contrefaçon de marque sur un
site libanais rédigé en anglais, et n’offrait aucune prestation ou service aux
consommateurs français. En application de la règle dégagée ci-dessus, la Cour
d’appel de Paris a jugé que « la seule reproduction partielle de la marque litigieuse
ne saurait caractériser, de ce seul fait, un lien suffisant, substantiel ou significatif,
avec le préjudice allégué de nature à permettre au tribunal de grande instance de
2
Cass. com., 11 janv. 2005, Sté Hugo Boss c/ Sté Reemtsma Cigarenttenfabriken Gmbh,
n° 002-18.381, Juris-Data, n° 026462 ; Comm. Com. électr. 2005, comm. 37, note C.
CARON, JCP E 2005, p. 571, note C. CASTETS-RENARD, D. 2005, p. 428, obs. C.
MANARA ; J. PASSA, « Affaire « Hugo Boss » – Territorialité de la marque et protection
contre un signe exploité sur un site Internet étranger, disponible sur : www.juriscom.net , 14
mars 2005 ; J. LARRIEU, « Le territoire d’une marque sur Internet », Propr. industr., 2005,
étude 9 ; C. CARON, « Marque reproduite sur un site passif : le fond du droit et rien que le
fond ! », Comm. Com. électr. 2005 n° 3, Mars 2005, comm. 37 ; G. TESSONNIERE, « L’arrêt
Hugo Boss : une protection sur mesure »des « usages de marques françaises en ligne »,
RLDI 2005/4, n° 109.
Laroussi CHEMLALI
Docteur en droit
Paris de retenir sa compétence territoriale ». Il s’agit, selon M-E Ancel, « d’exiger un
lien de causalité convaincant entre la mise en ligne incriminée et le préjudice
invoqué »3.
4.
Plus récemment, le 22 mai 2012, la Cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi
après cassation, a fait droit à l’exception d’incompétence territoriale soulevée par le
site eBay « la destination d’un site vers le public de France implique l’usage de ce
site de la langue du public ciblé, à savoir tout acheteur ou vendeur potentiel d’un
3
quelconque produit sur le marché ». En l’espèce, des constats d’huissiers avaient
établi la commande sur le site ebay.com et la livraison en France de produits
contrefaisants de la marque François et Marithé Girbaud. Or, constate la Cour,
l’huissier a dû pour accéder au site www.ebay.com utiliser le moteur de recherche
Google, le site eBay directement proposé au public français par leur adresse IP
étant ebay.fr. Les annonces d’enchères affichées sur le site étaient rédigées
intégralement en anglais, comme le processus de commande. La cour a rejeté la
prétention selon laquelle les visuels seraient prédominants sur les annonces et la
partie rédactionnelle en langue anglaise serait pauvre et donc compréhensible du
public français du fait de la vulgarisation croissante de l’anglais. Elle en a conclu que
l’ensemble de ces indices allégués par les sociétés appelantes ne permettaient pas
de démontrer que les annonces litigieuses sont destinées au public de France.
5.
En somme, deux constats se dégagent : le premier est celui de l’abandon du
critère de l’accessibilité du site. En effet, hormis quelques décisions isolées 4, la
jurisprudence dans son ensemble refuse de fonder la compétence des juridictions
françaises sur la seule accessibilité d’un site Internet sur le territoire français. Quant
au second constat, c’est l’absence d’une position jurisprudentielle uniforme
permettant de fixer un critère de rattachement suffisamment prévisible, qui soit en
mesure de fonder avec certitude la compétence des tribunaux en cas de délits
commis en ligne. Ainsi, « d’un facteur de rattachement abstrait est-on passé à un
critère casuistique, confié à l’appréciation souveraine des juges du fond ». Ceci est
regrettable dans la mesure où l’incertitude quant à la juridiction compétente en cas
de délit commis via Internet pourrait être source d’une forte insécurité juridique.
3
Marie-Elodie ANCEL, « Quel juge en matière de contrefaçon », in Droit international privé
et propriété intellectuelle, Cyril NOURRISSAT et Édouard TREPPOZ (dir), 2010.
4
CA Paris, 4e ch., 26 avr. 2006, Scherrer et SA Normalu c/ SARL Acet, Juris-Data, n° 2006298952, RLDI 2006/16, n° 469.
Laroussi CHEMLALI
Docteur en droit