PAULIN ET MARIE ETAIENT-ILS DES AMANTS DIABOLIQUES

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PAULIN ET MARIE ETAIENT-ILS DES AMANTS DIABOLIQUES
Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907
PAULIN ET MARIE ETAIENT-ILS
DES AMANTS DIABOLIQUES ?
Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert,
1907
Une poignée d’hommes se hâte sur le chemin de
terre qui file à travers les champs. Ils sont inquiets :
qu’est-ce qui se passe là-bas ? Les femmes, derrière,
suivent comme elles peuvent.
Tout à l’heure, Marie Laugier a frappé à la porte
de la première maison du village de Pierrevert. Elle
était hagarde, elle criait : « Au secours, venez vite !
Aidez-moi ! ». Quand enfin on lui a ouvert, elle était
tellement épuisée qu’elle a tout juste balbutié : « C’est
mon mari, il faut lui porter secours ! Je vous en
supplie... » Et puis elle est allée s’asseoir et n’a plus
bougé jusqu’à ce que Victorien Roux, le propriétaire de
la maison, ait alerté quelques voisins. Plusieurs femmes
se sont jointes à eux, et c’est un petit cortège qui se
dirige aussi vite qu’il peut vers la ferme isolée, en
pleine campagne du quartier du Jas. Heureusement, la
lune luit en cette nuit de mai.
Quand ils parviennent à la ferme, tout est noir.
Rien ne bouge. Les femmes s’arrêtent sous le mûrier ;
les hommes s’approchent, poussent la porte de la
cuisine qui est restée entr’ouverte. Quelqu’un sort un
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briquet d’amadou et allume une lampe. Horreur !
Baptistin Laugier est là, au pied du fourneau, le visage
tourné vers le ciel et les yeux grands ouverts. Sa tête
baigne dans une mare de sang. On envoie aussitôt
prévenir le maire.
La maison du crime où fut trouvé Baptistin Laugier
Dès quatre heures du matin celui-ci avertit les
gendarmes de Manosque qu’ « un assassinat a été
commis pendant la nuit sur la personne de Baptistin
Laugier, fermier âgé de 49 ans, par des auteurs
inconnus ». Le maréchal des logis Amant Gascouin
avise à son tour le juge de paix du canton, prévient
télégraphiquement le procureur de la République et le
capitaine commandant l’arrondissement. Puis il se rend
sur les lieux en compagnie du gendarme François
Grimaldi.
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On n’a touché à rien. Le cadavre de Baptistin
Laugier gît toujours dans la cuisine qui constitue
l’unique pièce du rez-de-chaussée. Il est vêtu d’un
complet en velours marron, d’une chemise rayée,
chaussé de souliers à lacets. Il est étendu, les jambes
écartées, le bras droit allongé le long du corps, le bras
gauche étendu au-dessus de la tête. Son visage porte à
son sommet des blessures profondes que les gendarmes
estiment causées par un instrument tranchant. Affreux
détail : trois doigts de la main gauche manquent,
vraisemblablement coupés par le même instrument.
« Au côté gauche de la poitrine, nous avons remarqué
une blessure ronde semblant avoir été faite par une
balle, écrit le maréchal des logis Gascouin dans le
rapport qu’il rédige le même jour à l’intention du
procureur de la République. Les yeux de la victime
étaient grands ouverts et reflétaient l’effroi. Le visage
était entièrement maculé de sang. ».
Comment a réagi sa jeune épouse ? Qu’a-t-elle
fait depuis deux heures du matin, heure approximative
de la découverte du crime par Victorien Roux et les
hommes qui l’accompagnaient ? A-t-elle hurlé, pleuré
devant ce spectacle effroyable – son mari sauvagement
assassiné, mutilé ?
On ne sait. Les rapports de gendarmerie ne
s’attardent pas sur ce genre de détails. En revanche, ils
transcrivent fidèlement les dépositions des témoins.
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Voici la première, celle de Marie Burle épouse Laugier,
âgée de 35 ans, déposition recueillie sur les lieux
mêmes du crime :
« Hier, je suis allée avec mon mari à la fête de
Sainte-Tulle, vers 3 heures ½ de l’après-midi. Nous
n’avons rien remarqué d’anormal, ni rencontré en cours
de route aucun étranger. En rentrant à la ferme vers
minuit, mon mari s’est arrêté à quelques pas de la
maison pour uriner ; pendant ce temps, je me suis assise
sur un banc près de la porte d’entrée. Mon mari a
ouvert la porte de la cuisine et a pénétré à l’intérieur de
cette pièce ; il en avait à peine franchi le seuil que j’ai
entendu, venant de l’intérieur, un bruit qui m’a semblé
être la détonation d’une arme à feu ; ce bruit a été
immédiatement suivi d’un cri poussé par mon mari.
Comprenant que des malfaiteurs avaient envahi notre
demeure, et craignant pour mes jours, je me suis
éloignée… »
Ainsi donc, l’épouse comprend que son mari est
attaqué dans sa propre maison et la seule pensée qui lui
vient… est de s’enfuir ! Mais que pouvait-elle
faire d’autre?
Pourtant, ce n’est sans doute pas la réaction
qu’espérait Baptistin Laugier, car elle poursuit : « Je me
trouvais à une dizaine de mètres de la maison lorsque
j’ai entendu mon mari crier : « Marie, viens à mon
secours ! » Affolée, j’ai couru vers le village pour y
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demander du secours. Je suis revenue à la ferme avec
plusieurs personnes et à notre arrivée, nous avons
trouvé mon mari assassiné et dans la position où vous le
voyez.
Je suppose que le vol a été le mobile du crime
car les meubles des chambres ont été fouillés et la
somme de 200 francs, en pièces de vingt francs a
disparu. Après avoir commis leur crime, les malfaiteurs
ont enlevé sur mon mari sa montre et la somme de 25 à
28 francs dont une pièce de 20 francs. La montre dont
le cadran est marqué en chiffres romains est en argent à
clef, j’en ignore le numéro, elle était fixée au gilet au
moyen d’une chaîne en métal blanc, gourmette simple,
celle-ci a été enlevée avec la montre. Mon mari avait
acheté la dite montre il y a 6 ou 7 ans, chez Mr Jullien,
bijoutier à Manosque.
Je ne puis vous donner aucun renseignement sur
les auteurs de ce crime. Je ne connais personne capable
d’accomplir un pareil méfait et, au moment où mon
mari a été agressé, je n’ai pas vu ce qui se passait.
J’ignore s’il y avait un ou plusieurs malfaiteurs. »
Et de conclure : « Nous habitons la ferme « Le
jas » depuis septembre dernier et nous n’avons eu
aucune personne à notre service. »
On imagine que cette déposition est surtout faite
des réponses apportées par Marie Laugier aux questions
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du gendarme. Mais l’on peut s’étonner du ton
relativement détaché de la jeune veuve, et des
précisions qu’elle donne sur les sommes qui, d’après
elle, ont été volées. Les gendarmes mettent-ils en doute
la véracité de ses dires ? Non, apparemment. Ils
enregistrent, c’est tout. Les soupçons viendront ensuite.
D’autant plus que la déposition d’un voisin,
Frédéric Armand, qui suit immédiatement celle de
l’épouse, va les orienter sur une piste. Car voici ce qu’il
déclare : « Je suis âgé de 44 ans, et propriétaire au
quartier Saint Patrice, commune de Pierrevert. Hier,
vers dix heures du soir, mes chiens s’étant mis à
aboyer, j’ai regardé de ma fenêtre ce qui se passait. J’ai
aperçu deux individus dont je ne puis vous donner un
signalement, même approximatif, venant du côté de
Sainte Tulle et se dirigeant vers la ferme « Le Jas » ;
ces deux hommes marchaient vite. Une heure ou une
heure ½ plus tard j’ai entendu les époux Laugier qui
passaient près de mon habitation. Je ne les aurais pas
reconnus si la femme n’avait pas parlé, et j’ai entendu
cette femme qui disait à son mari : « Marche un peu
plus vite. » Je ne sais pas autre chose. »
Victorien Roux, l’obligeant villageois, confirme
que madame Laugier est venue frapper à sa porte vers
une heure et demie du matin en lui disant que son mari
était à sa campagne aux prises avec des malfaiteurs. Il
s’est aussitôt rendu à la ferme du Jas avec le renfort de
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quelques voisins et a trouvé la porte de la cuisine
entr’ouverte, le fermier étendu sans vie. Il précise, ainsi
que Paul Maurin, coiffeur, âgé de 36 ans, qu’ils ont
battu les environs, mais n’ont pu relever aucun indice.
Les gendarmes, quant à eux, s’ils n’ont pas
trouvé d’indice, savent comment les malfaiteurs se sont
introduits dans la maison : ils ont brisé à l’aide d’un
instrument pointu la rivure du piton portant le crochet
qui retenait intérieurement les volets de la fenêtre de la
cuisine. Celle-ci se situe à un mètre du sol. Une fois les
volets ouverts, ils ont cassé une vitre et fait jouer
l’espagnolette de la fenêtre, qui leur a donné l’accès à
l’intérieur.
Ils ont ensuite fouillé une armoire où ils ont
trouvé, d’après Marie Laugier, deux cents francs. Le
linge contenu dans l’armoire a été répandu sur le
parquet. Une commode a été vidée, elle aussi. Elle
contenait trois livrets de caisse d’épargne qui ont été
laissés sur place par les malfaiteurs. Il n’y a pas eu
d’effraction intérieure : les clefs se trouvaient sur les
serrures.
Arrive Louis Blancard, juge de paix du canton
de Manosque, arrondissement de Forcalquier, qui a
requis auparavant le docteur Caire de Manosque pour
l’accompagner et examiner le cadavre. Ses
constatations reprennent celles des gendarmes et les
précisent : sur le corps de Laugier, le gilet est au trois
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quart déboutonné ; à la hauteur du creux de l’estomac,
la chemise est percée de deux trous et en l’entrouvrant
on voit une plaie pénétrante faite comme à l’emportepièce et dont l’ouverture est très étroite, comme peut en
produire une balle de petit calibre ou un coup de stylet.
Le juge penche pour la première hypothèse car, dit-il,
« les trous de la chemise portent comme la trace d’une
fumée. » Le docteur Caire lui remettra effectivement
une bourre au culot de cartouche de revolver de petit
calibre qu’il trouvera sur le cadavre. Les profondes
entailles sur le sommet et sur les côtés du crâne
paraissent aux deux hommes avoir été provoquées par
des coups de hache. C’est le même instrument qui a
servi à couper trois doigts. Enfin, les genoux du
pantalon du mort portent des traces de poussière et de
sang, d’où ils déduisent que la victime a dû s’abattre
sur les genoux avant de s’étendre.
Pour les enquêteurs, c’est clair. Laugier a été
assassiné par un ou plusieurs malfaiteurs - sans doute
les deux hommes entrevus par Frédéric Armand - qui
ont tiré sur lui, et se sont curieusement acharnés à lui
briser le crâne à coups de hache et à lui trancher trois
doigts de la main. Tiens, au fait, pourquoi lui avoir
coupé trois doigts ?
Deux individus suspects sont arrêtés le
lendemain. Ils seront relâchés par la suite car on ne
pourra rien prouver contre eux. Mais des malandrins, ce
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n’est pas ce qui manque en ce début du XXe siècle si
fertile en brigandages. Si ce n’est eux, ce sont d’autres
bandits de passage. On finira bien par les retrouver.
L’affaire semble provisoirement réglée.
Elle ne l’est pas.
Dès le mardi 29 mai, le maréchal des logis
Gascouin est sur une nouvelle piste : la rumeur
publique, en effet, n’est pas satisfaite de la tournure que
prend l’enquête. Elle ne croit pas à la culpabilité des
deux hommes qui ont été arrêtés – et qui seront
d’ailleurs rapidement relâchés. Non, pour bon nombre
de Pierreverdants et de Pierreverdantes, le vrai
coupable, c’est… l’homme de 36 ans que chacun sait
ou croit savoir être l’amant de Marie Laugier.
Aussi Gascouin va-t-il interroger cet homme,
nommé Paulin Arnaud, et s’empresse-t-il d’écrire le
soir même à son commandant d’arrondissement.
« J’ai l’honneur de vous soumettre les faits que
nous avons relevés aujourd’hui au sujet de l’assassinat
de Pierrevert. La rumeur publique désigne l’amant de la
femme Laugier, le nommé Arnaud Paulin comme étant
l’auteur du crime. Nous avons parcouru les campagnes
sans trouver de renseignements utiles. Cependant en
arrivant à la ferme du Grand Plan, nous avons trouvé
dans un champ où il travaillait le dit Arnaud et nous
avons remarqué sur sa main gauche, un peu au-dessus
de la commissure du pouce et de l’index, une coupure
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de deux centimètres non cicatrisée ; le visage de
l’intéressé porte également au côté gauche du nez et au
front des éraflures récentes. Sans lui faire part de nos
soupçons, nous avons demandé à Arnaud d’où
provenaient les dites blessures ; il nous a répondu que
dimanche dernier au matin, il avait à la suite d’un faux
mouvement laissé glisser une faux qu’il aiguisait et que
cet outil lui avait causé la blessure de la main.
Quant aux blessures du visage, Arnaud dit
qu’elles proviennent d’une chute qu’il avait faite dans
les buissons le même jour.
Nous n’avons pas insisté afin de ne pas éveiller
la méfiance de cet homme. Nous n’avons pas dû aller
plus loin sans vous avoir informé de ces faits. L’attitude
d’Arnaud n’éait nullement susceptible de nous éclairer,
il semble absolument maître de lui et nous a répondu
sans hésitation.
Devant ces coïncidences qui malgré tout ne
prouvent rien, j’ai cru bon de vous en faire part en vous
priant de les soumettre à monsieur le Procureur de la
République si vous le jugez à propos. »
Ce que le capitaine s’empresse de faire.
Et Marie, dans tout cela ? Le maréchal des logis
rapporte qu’ « elle a toujours la même attitude, et ne
s’est pas informée si les assassins étaient connus. »
Quelle est-elle donc, cette « attitude » ?
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Elle a abandonné son mari qui l’appelait à
l’aide. Quand elle est arrivée au village, elle s’est
assise, les jambes comme paralysées, en attendant que
Victorien Roux alerte les voisins. Revenue à la ferme,
elle ne s’est pas précipitée pour voir son époux, mais a
attendu sagement sous le mûrier avec les autres
femmes. Et voilà qu’elle ne s’intéresse pas aux
coupables du crime ! Tout cela n’est-il pas étrange ?
Comme sont étranges les blessures que porte
Paulin Arnaud.
Assez rapidement, Paulin et Marie reconnaîtront
que oui, ils étaient bien amants depuis 7 ou 8 ans. La
rumeur publique disait vrai. Mais non, Arnaud n’a pas
tué le mari gênant et Marie n’est pas la complice de ce
crime. Du moins c’est ce qu’ils affirment avec force.
D’autres éléments viennent aggraver les
soupçons qui pèsent sur eux. Oh, ce ne sont pas des
faits, rien de probant : seulement des propos rapportés
qui vont nourrir tout au long la thèse du couplemeurtrier-ayant-prémédité-son-crime.
Il y a d’abord la déposition d’Antoine Franc,
garde du canal de Manosque. Il se dit l’ami intime de la
victime, qui avait le même âge que lui, avait « tiré » au
sort en même temps que lui - pour le service militaire et avait gardé avec lui des relations très suivies. « Le 12
mai dernier, déclare-t-il, alors que nous étions tout près
de sa campagne, Laugier me dit que ma situation était
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agréable car je ne faisais rien ce jour-là et que je
touchais quand même ma journée. Je lui dis que sa
situation à lui était plus enviable que la mienne : il était
indépendant et grâce à son travail jouissait d’une
certaine aisance. Il me répondit : « Ce que tu dis là est
exact, malheureusement au premier jour on
m’assassine. » Je n’attachai pas d’importance à ce
propos car jusque là il paraissait gai, pourtant je me
souviens qu’en prononçant ces paroles, son visage
changea d’expression et il resta triste un moment. »
Baptistin Laugier craignait donc d’être
assassiné. Quelque chose l’inquiétait. Quelque chose
d’autre que la visite de malfaiteurs, qu’il ne pouvait
prévoir ?
Les deux langues les plus acérées contre Paulin
et Marie sont celles d’Antoinette Laugier, 78 ans, la
mère de la victime, et d’Elise sa fille, âgée de 38 ans.
Toutes deux habitent Sainte-Tulle. Toutes deux vont
claironnant que Paulin et Marie étaient amants, et qu’ils
ont projeté d’assassiner le mari encombrant. La
preuve ? Antoinette soutient que sa petite-fille Agnès,
18 ans, avait souhaité se rendre à la fête de SainteTulle, le dimanche fatal, et que sa mère l’en a
empêchée, le lui a défendu et l’a même battue à cette
occasion. Elise assure que Lucien Laugier, le frère
d’Agnès, fils de la victime a prononcé devant elle cette
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phrase, après le crime : « Si ma mère s’était bien
conduite, tout cela ne se serait pas produit ».
Les bruits qui courent se font si insistants que
Léopold Magistry, juge d’instruction de Forcalquier
lance le 8 août un mandat d’amener contre « Arnaud
Paulin, 36 ans, fermier à la campagne du « Plan » à
Pierrevert, inculpé d’assassinat sur la personne du sieur
Laugier Baptistin, et Burle Marie, épouse de ladite
victime, étant complice de ce crime. » C’est bien
entendu notre vieille connaissance, le maréchal des
logis Amant Gascouin qui, avec le gendarme Grimaldi,
est chargé de procéder à l’arrestation d’Arnaud. Ils se
rendent à son domicile le surlendemain, 10 août 1907.
« Ledit Arnaud étant momentanément absent, écrit-il
dans le procès-verbal qu’il rédige, nous avons attendu
son retour. Puis nous avons pénétré dans l’écurie où
l’intéressé remisait son cheval et lui avons donné
lecture du mandat dont nous étions porteurs. Sans que
nous ayons eu le temps de l’en empêcher, Arnaud qui
devait avoir sur lui un revolver s’en est tiré un coup
sous le menton, se faisant une blessure qui nous a paru
assez grave. Nous avons pu le désarmer et après une
lutte qui a duré environ vingt minutes [à deux, et contre
un homme blessé…] nous avons pu enfin nous rendre
maîtres de cet homme. Pendant cette lutte Arnaud a
réussi à prendre son couteau de poche et à s’en porter
un coup à la gorge. Mais il a pu être désarmé avant
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qu’il se soit fait une blessure sérieuse. Nous lui avons
mis les chaînes, avons attelé un cheval de la ferme à
une jardinière sur laquelle Arnaud a été hissé et conduit
à Manosque où il a été déposé à l’hôpital. »
Le procès-verbal de l’arrestation donne aussi le
signalement de l’inculpé : taille 1 mètre 60 environ,
cheveux et sourcils châtain clair, yeux bleus, front et
nez ordinaire, bouche moyenne, menton rond, visage
ovale, teint coloré, et ce curieux détail entre guillemets,
« chauve ». Comment ses cheveux peuvent-ils être
châtain clair… s’il est chauve ? Enfin passons.
Il précise enfin que pendant la lutte qui opposait
les trois hommes, Arnaud disait : « Vous ne me
mènerez pas » tandis que sa mère criait : « Ce n’est pas
mon fils qui est coupable, mais c’est cette coquine.
Cette putain tue mon fils ! »
Cette fois, le compte des deux amants semble
bon. Paulin Arnaud a tenté de se suicider, n’était-ce pas
un aveu ? Et sa mère elle-même tout en croyant le
défendre, ne l’accuse-t-elle pas puisqu’elle met en
cause sa maîtresse ?
Paulin se remet de ses blessures à l’hôpital de
Manosque, sous surveillance des gendarmes. Le
docteur Caire, qui le suit, le trouve « plutôt mieux » le
12 août, car, dit-il, « l’inflammation de la gorge est
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toujours grande, mais l’œil est assez bon et le malade
peut parler quoique avec difficulté.
Le 21 août, le juge d’instruction de Forcalquier
décide donc d’interroger Arnaud. Il le convoque dans
son cabinet au palais de Justice. A la question :
« Depuis combien de temps connaissiez-vous votre coinculpée, la femme Laugier ? », il répond :
- Ayant habité Pierrevert près de vingt ans, je
connaissais Marie Laugier depuis de longues
années, mais il n’y a que sept à huit ans à
peu près qu’elle devint ma maîtresse.
- Comment ont commencé ces relations ?
- Nous étions assez voisins l’un de l’autre
puisque nos deux campagnes ne sont
distantes que de cinq kilomètres environ. Il
faut à peu près une heure en passant par les
raccourcis pour aller du Grand Plan au Jas.
A cause de ce voisinage nous commençâmes
par nous rencontrer assez souvent, puis peu
à peu se formèrent des relations plus
intimes.
- Laugier connaissait-il votre conduite et celle
de sa femme ?
- Laugier me dit un jour : « Je soupçonne que
tu as des relations avec ma femme ». Je
protestai énergiquement et je lui certifiai que
ce n’était pas vrai. Il le crut sans doute
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puisque depuis il ne me parla jamais plus de
rien. Je continuai à le voir comme
d’habitude, allant rarement chez lui ou nous
attablant au café soit à Pierrevert soit à
Manosque. Jamais il ne me fit un seul
reproche ni la moindre allusion au sujet de
sa femme.
Avez-vous prévenu la femme Laugier des
soupçons de son mari ?
Oui, quelques jours après je lui racontai ce
que son mari m’avait dit au sujet des
soupçons qu’il avait de nos relations. Elle
me répondit : « A l’avenir, il faudra nous
méfier afin qu’il ne nous soupçonne
jamais. »
Où et comment vous donniez-vous rendezvous ?
Ils avaient lieu soit chez elle, en l’absence
de son mari et de ses enfants, soit à
Manosque, où nous nous rencontrions
souvent. C’est dans cette ville que nous
fixions la date de nos rendez-vous.
Depuis le crime, n’avez-vous plus revu votre
maîtresse ?
Je puis vous certifier que depuis ce moment
je ne l’ai plus revue ni chez elle ni à
Manosque ni ailleurs. Vous m’accusez
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d’être l’auteur de cet assassinat justement
parce que j’ai été l’amant de la femme de la
victime. Vous m’accuseriez bien plus
fortement si j’avais continué à la voir.
Le juge fait lire par son greffier les déclarations
faites le 16 août à la gendarmerie par les témoins
Chabran Louis, ancien cafetier et sa femme Vincent
Antoinette, tous deux habitant Manosque. Tous deux
affirment que les amants se sont rencontrés au café
APRES le meurtre. L’inculpé répond : « Ces gens-là se
trompent, je puis vous affirmer que ce n’est pas moi
qu’ils ont vu le 3 ou le 6 août attablé avec madame
Laugier. Je demande à être confronté avec ces
témoins ? Je suis certain qu’ils ne me reconnaîtront
pas. »
Paulin est ensuite interrogé sur son emploi du
temps le jour du crime. Il assure qu’il est allé auprès de
son berger pour l’aider à rentrer son troupeau et causer
avec lui. Le juge remarque assez sèchement :
- Vous êtes ici en contradiction avec votre
berger qui prétend que jamais vous n’allez le
rejoindre.
- Si, j’y allais quelquefois, et le soir du crime
je m’y suis rendu parce que toute ma famille
étant à Reillanne, je me trouvais seul à la
ferme, mon travail achevé.
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Enfin le juge Magistry pose LA question la plus
importante :
- Pourquoi avez-vous tenté de vous suicider
étant donné que vous vous déclarez
innocent ? En agissant ainsi, vous avez
obtenu ce résultat que tout le monde croit
aujourd’hui que vous êtes certainement
coupable.
- J’ai tenté de me suicider uniquement pour
échapper au déshonneur d’être emmené
étant innocent entre deux gendarmes à
Forcalquier. Je reconnais que j’ai mal agi en
essayant de me détruire, mais je n’ai pas
raisonné.
Marie Laugier a été mise en prison elle aussi.
Mais elle n’y est pas restée très longtemps. Le 16 août,
elle a écrit au juge d’instruction : « Vous me
pardonnerez de la liberté que je prends pour vous dire
encore une fois que je suis innocente de la complicité
du crime que (sic) l’on m’accuse. Je vous serez (sic)
bien obligée si vous pouvez aussi me faire mettre en
liberté et je déposerai la somme que vous fixerez. Car
comme vous le savez tout mon avoir se trouve à
l’abandon, mes enfants sont livrés à eux-mêmes et je
voudrais pouvoir rester avec eux. Je crois que vous
prendrez ma demande en considération. Recevez
monsieur le juge mes salutations empressées. »
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Il semble que le juge ait accédé à cette demande.
Marie parle dans cette lettre de ses enfants. Ils
sont deux : Lucien, l’aîné a 16 ans. Il a peu vécu chez
ses parents, il a été quasiment adopté par son oncle et sa
tante qui ne pouvaient pas avoir d’enfants. Agnès, la
seconde est âgée de 15 ans. Tous deux sont mis en
cause par leur grand-mère, Antoinette, et leur tante
Elise. Le juge Magistry les convoque pour entendre
leur témoignage.
Agnès, le 31 août : « Je maintiens mes
précédentes déclaration et je n’ai rien à y ajouter. Je ne
sais absolument rien au sujet de l’assassinat de mon
père et je n’ai jamais assisté à aucune scène qui se
serait passée entre lui et ma mère pendant que nous
vivions ensemble.
Le juge : « Votre grand-mère prétend que vous
vouliez aller à la fête de Sainte Tulle et que c’est votre
mère qui vous le défendit. Elle ajoute même que vous
auriez été battue parce que vous insistiez. »
Réponse : « Tout cela est absolument faux et je
pourrais le prouver par les camarades et les personnes
avec qui j’ai passé la journée à Pierrevert. »
Le juge : « Votre grand-mère affirme aussi que
vous savez parfaitement à quoi vous en tenir au sujet de
l’assassin de votre père ? »
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Réponse : « Comment peut-elle dire une chose
pareille ? Ignorant tout, je n’ai jamais pu lui faire
aucune confidence à ce sujet. »
Même attitude de la part de Lucien Laugier,
réinterrogé par le juge en janvier 1908.
Le juge : « Votre grand-mère Antoinette
Laugier et votre tante Elise continuent à prétendre que
les auteurs de l’assassinat de votre père sont Arnaud
Paulin et votre mère Burle Marie. Elles prétendent aussi
que vous savez parfaitement à quoi vous en tenir à cet
égard, mais que vous ne voulez rien dire. Qu’y a-t-il de
vrai dans ces allégations ?
(On voit que le ton du juge a changé, et qu’il est
beaucoup moins convaincu de la culpabilité des deux
inculpés…)
Réponse de Lucien : « J’ignore absolument
quels sont les assassins de mon père et tout ce que
rapportent à ce sujet ma grand-mère et ma tante
n’existe que dans leur imagination. Si je savais
effectivement quelque chose, je le dirais ; d’ailleurs si
vous me confrontez avec elles, j’aurai une explication
et nous verrons bien ce qu’elles veulent dire.
Le juge : « N’avez-vous pas dit un jour en
présence de votre tante et de son mari que si votre mère
s’était bien conduite tout cela ne serait pas arrivé ?
Expliquez-nous ce propos s’il est vrai que vous l’ayez
tenu. »
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Lucien : « En effet, j’ai dit cela à ma tante et à
son mari, mais ce propos n’a pas la signification qu’on
lui donne. En réalité, j’ai déclaré que si ma mère s’était
bien conduite, personne ne l’aurait soupçonnée d’avoir
pu commettre une pareille chose. »
Le juge : « J’ai entendu dire que l’instituteur de
Pierrevert en vous montrant la tombe de votre père
vous aurait tenu ce propos : « C’est à toi de le venger
car tu es le seul qui puisse le faire ». Est-ce exact ? »
Lucien : « Je n’ai causé avec l’instituteur de
l’assassinat de mon père qu’une seule fois mais il me
serait impossible de vous répéter les propos qu’il m’a
tenus à ce sujet, car je ne m’en souviens pas. »
Le
juge :
« Comment
expliquez-vous
l’acharnement que mettent votre grand-mère et votre
tante à prétendre que vous savez quelque chose ? »
Lucien : « Je ne me l’explique pas, puisque ne
sachant rien je n’ai jamais pu leur faire la moindre
confidence. Tout ce qu’elles disent elles se l’imaginent,
mais il n’y a rien de vrai là-dedans. Je me charge de le
leur dire si un jour vous me mettez en leur présence. »
La confrontation a lieu. (On se représente
l’ambiance dans cette famille où grand-mère et petitsenfants ne se rencontrent plus que dans le cabinet d’un
juge d’instruction…). Elle ne donne rien. Chacun
campe sur ses positions.
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Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907
Qu’à cela ne tienne ! Les deux femmes n’en
démordent pas : c’est bien Marie et son amant qui ont
manigancé l’assassinat de Baptistin. Elles battent le
rappel des voisins, des connaissances, de quiconque
pourrait les aider à accabler leurs ennemis. Elles vont
voir le procureur de la République et lui rapportent des
propos propres à étayer leurs accusations. Les maires
des deux communes de Pierrevert et Sainte-Tulle
savent quelque chose, assurent-elles. Il faut les
réinterroger !
Le ton du juge Magistry, dans la lettre de
réquisition qu’il écrit au commandant de gendarmerie à
ce sujet, est de plus en plus dubitatif :
« Madame Laugier Antoinette, 78 ans, et
madame Elise Arnaud née Laugier, 38 ans, ont déclaré
oralement à monsieur le procureur de la République
que les maires de Sainte-Tulle et de Pierrevert
connaissaient au sujet du crime en question des faits
nouveaux pouvant établir la culpabilité des inculpés
Arnaud Paulin et Marie Burle, jusqu’ici non prouvée.
Prière de faire entendre ces deux maires et de leur
demander si réellement ils savent quelque chose de
nouveau sur cette affaire en dehors de ce qu’ils ont pu
dire jusqu’ici à l’instruction. »
Acharnement ? Conviction profonde des deux
femmes sur la culpabilité de Marie et son amant ?
Haine aveuglante ? Désir de venger l’honneur de leur
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Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907
fils et frère qu’elles estiment de toutes façons depuis
longtemps bafoué ?
Elles n’y réussiront pas. Après plus de deux ans
d’instruction, en juillet 1909, Arnaud Paulin - qui a été
peut-être incarcéré pendant tout ce temps, mais plus
probablement libéré -, et Marie Burle, épouse et veuve
Laugier, font l’objet d’un réquisitoire définitif de la part
du procureur de la République.
Un réquisitoire qui a dû bien décevoir
Antoinette et Elise Laugier. Comme le laissaient
prévoir les dernières pièces du dossier d’instruction, le
procureur ne croit plus à la culpabilité des accusés. Il
écrit : « Attendu que de l’information, il n’est résulté
contre eux de charges suffisantes d’avoir à Pierrevert
dans la nuit du vingt-six au vingt-sept mai 1907
ensemble et de concert commis un homicide volontaire
avec préméditation sur la personne du nommé Laugier
Baptistin, requérons qu’il plaise à monsieur le Juge
d’instruction de déclarer n’y avoir lieu à suivre contre
eux et ordonner le dépôt de la procédure au greffe pour
y être reprise en cas de survenance de nouvelles
charges. Au Parquet, à Forcalquier, le 5 juillet 1909.
A-t-on jamais su qui avait tué Baptistin Laugier
par une nuit de mai, et pourquoi on lui avait coupé trois
doigts de la main gauche ? Non, Paulin et Marie libérés,
l’enquête fut close et l’affaire enterrée.
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Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907
Le lecteur pourra se demander ce qu’il est
advenu des amants de Pierrevert, que l’opinion
publique avait par avance jugés et qui avaient de si près
frôlé la sanction judiciaire ? Se sont-ils revus ? Ont-ils
repris leurs relations amoureuses ? Ou se sont-ils
ignorés alors que l’ « obstacle » du mari avait disparu ?
Les deux vipères, belle-mère et belle-sœur de la
victime, ont-elles continué à cracher leur venin ?
On ne sait.
Cela appartient à la vie privée des gens, et la Justice ne
s’en soucie plus.
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