PAULIN ET MARIE ETAIENT-ILS DES AMANTS DIABOLIQUES
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PAULIN ET MARIE ETAIENT-ILS DES AMANTS DIABOLIQUES
Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 PAULIN ET MARIE ETAIENT-ILS DES AMANTS DIABOLIQUES ? Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Une poignée d’hommes se hâte sur le chemin de terre qui file à travers les champs. Ils sont inquiets : qu’est-ce qui se passe là-bas ? Les femmes, derrière, suivent comme elles peuvent. Tout à l’heure, Marie Laugier a frappé à la porte de la première maison du village de Pierrevert. Elle était hagarde, elle criait : « Au secours, venez vite ! Aidez-moi ! ». Quand enfin on lui a ouvert, elle était tellement épuisée qu’elle a tout juste balbutié : « C’est mon mari, il faut lui porter secours ! Je vous en supplie... » Et puis elle est allée s’asseoir et n’a plus bougé jusqu’à ce que Victorien Roux, le propriétaire de la maison, ait alerté quelques voisins. Plusieurs femmes se sont jointes à eux, et c’est un petit cortège qui se dirige aussi vite qu’il peut vers la ferme isolée, en pleine campagne du quartier du Jas. Heureusement, la lune luit en cette nuit de mai. Quand ils parviennent à la ferme, tout est noir. Rien ne bouge. Les femmes s’arrêtent sous le mûrier ; les hommes s’approchent, poussent la porte de la cuisine qui est restée entr’ouverte. Quelqu’un sort un Page 1 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 briquet d’amadou et allume une lampe. Horreur ! Baptistin Laugier est là, au pied du fourneau, le visage tourné vers le ciel et les yeux grands ouverts. Sa tête baigne dans une mare de sang. On envoie aussitôt prévenir le maire. La maison du crime où fut trouvé Baptistin Laugier Dès quatre heures du matin celui-ci avertit les gendarmes de Manosque qu’ « un assassinat a été commis pendant la nuit sur la personne de Baptistin Laugier, fermier âgé de 49 ans, par des auteurs inconnus ». Le maréchal des logis Amant Gascouin avise à son tour le juge de paix du canton, prévient télégraphiquement le procureur de la République et le capitaine commandant l’arrondissement. Puis il se rend sur les lieux en compagnie du gendarme François Grimaldi. Page 2 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 On n’a touché à rien. Le cadavre de Baptistin Laugier gît toujours dans la cuisine qui constitue l’unique pièce du rez-de-chaussée. Il est vêtu d’un complet en velours marron, d’une chemise rayée, chaussé de souliers à lacets. Il est étendu, les jambes écartées, le bras droit allongé le long du corps, le bras gauche étendu au-dessus de la tête. Son visage porte à son sommet des blessures profondes que les gendarmes estiment causées par un instrument tranchant. Affreux détail : trois doigts de la main gauche manquent, vraisemblablement coupés par le même instrument. « Au côté gauche de la poitrine, nous avons remarqué une blessure ronde semblant avoir été faite par une balle, écrit le maréchal des logis Gascouin dans le rapport qu’il rédige le même jour à l’intention du procureur de la République. Les yeux de la victime étaient grands ouverts et reflétaient l’effroi. Le visage était entièrement maculé de sang. ». Comment a réagi sa jeune épouse ? Qu’a-t-elle fait depuis deux heures du matin, heure approximative de la découverte du crime par Victorien Roux et les hommes qui l’accompagnaient ? A-t-elle hurlé, pleuré devant ce spectacle effroyable – son mari sauvagement assassiné, mutilé ? On ne sait. Les rapports de gendarmerie ne s’attardent pas sur ce genre de détails. En revanche, ils transcrivent fidèlement les dépositions des témoins. Page 3 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Voici la première, celle de Marie Burle épouse Laugier, âgée de 35 ans, déposition recueillie sur les lieux mêmes du crime : « Hier, je suis allée avec mon mari à la fête de Sainte-Tulle, vers 3 heures ½ de l’après-midi. Nous n’avons rien remarqué d’anormal, ni rencontré en cours de route aucun étranger. En rentrant à la ferme vers minuit, mon mari s’est arrêté à quelques pas de la maison pour uriner ; pendant ce temps, je me suis assise sur un banc près de la porte d’entrée. Mon mari a ouvert la porte de la cuisine et a pénétré à l’intérieur de cette pièce ; il en avait à peine franchi le seuil que j’ai entendu, venant de l’intérieur, un bruit qui m’a semblé être la détonation d’une arme à feu ; ce bruit a été immédiatement suivi d’un cri poussé par mon mari. Comprenant que des malfaiteurs avaient envahi notre demeure, et craignant pour mes jours, je me suis éloignée… » Ainsi donc, l’épouse comprend que son mari est attaqué dans sa propre maison et la seule pensée qui lui vient… est de s’enfuir ! Mais que pouvait-elle faire d’autre? Pourtant, ce n’est sans doute pas la réaction qu’espérait Baptistin Laugier, car elle poursuit : « Je me trouvais à une dizaine de mètres de la maison lorsque j’ai entendu mon mari crier : « Marie, viens à mon secours ! » Affolée, j’ai couru vers le village pour y Page 4 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 demander du secours. Je suis revenue à la ferme avec plusieurs personnes et à notre arrivée, nous avons trouvé mon mari assassiné et dans la position où vous le voyez. Je suppose que le vol a été le mobile du crime car les meubles des chambres ont été fouillés et la somme de 200 francs, en pièces de vingt francs a disparu. Après avoir commis leur crime, les malfaiteurs ont enlevé sur mon mari sa montre et la somme de 25 à 28 francs dont une pièce de 20 francs. La montre dont le cadran est marqué en chiffres romains est en argent à clef, j’en ignore le numéro, elle était fixée au gilet au moyen d’une chaîne en métal blanc, gourmette simple, celle-ci a été enlevée avec la montre. Mon mari avait acheté la dite montre il y a 6 ou 7 ans, chez Mr Jullien, bijoutier à Manosque. Je ne puis vous donner aucun renseignement sur les auteurs de ce crime. Je ne connais personne capable d’accomplir un pareil méfait et, au moment où mon mari a été agressé, je n’ai pas vu ce qui se passait. J’ignore s’il y avait un ou plusieurs malfaiteurs. » Et de conclure : « Nous habitons la ferme « Le jas » depuis septembre dernier et nous n’avons eu aucune personne à notre service. » On imagine que cette déposition est surtout faite des réponses apportées par Marie Laugier aux questions Page 5 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 du gendarme. Mais l’on peut s’étonner du ton relativement détaché de la jeune veuve, et des précisions qu’elle donne sur les sommes qui, d’après elle, ont été volées. Les gendarmes mettent-ils en doute la véracité de ses dires ? Non, apparemment. Ils enregistrent, c’est tout. Les soupçons viendront ensuite. D’autant plus que la déposition d’un voisin, Frédéric Armand, qui suit immédiatement celle de l’épouse, va les orienter sur une piste. Car voici ce qu’il déclare : « Je suis âgé de 44 ans, et propriétaire au quartier Saint Patrice, commune de Pierrevert. Hier, vers dix heures du soir, mes chiens s’étant mis à aboyer, j’ai regardé de ma fenêtre ce qui se passait. J’ai aperçu deux individus dont je ne puis vous donner un signalement, même approximatif, venant du côté de Sainte Tulle et se dirigeant vers la ferme « Le Jas » ; ces deux hommes marchaient vite. Une heure ou une heure ½ plus tard j’ai entendu les époux Laugier qui passaient près de mon habitation. Je ne les aurais pas reconnus si la femme n’avait pas parlé, et j’ai entendu cette femme qui disait à son mari : « Marche un peu plus vite. » Je ne sais pas autre chose. » Victorien Roux, l’obligeant villageois, confirme que madame Laugier est venue frapper à sa porte vers une heure et demie du matin en lui disant que son mari était à sa campagne aux prises avec des malfaiteurs. Il s’est aussitôt rendu à la ferme du Jas avec le renfort de Page 6 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 quelques voisins et a trouvé la porte de la cuisine entr’ouverte, le fermier étendu sans vie. Il précise, ainsi que Paul Maurin, coiffeur, âgé de 36 ans, qu’ils ont battu les environs, mais n’ont pu relever aucun indice. Les gendarmes, quant à eux, s’ils n’ont pas trouvé d’indice, savent comment les malfaiteurs se sont introduits dans la maison : ils ont brisé à l’aide d’un instrument pointu la rivure du piton portant le crochet qui retenait intérieurement les volets de la fenêtre de la cuisine. Celle-ci se situe à un mètre du sol. Une fois les volets ouverts, ils ont cassé une vitre et fait jouer l’espagnolette de la fenêtre, qui leur a donné l’accès à l’intérieur. Ils ont ensuite fouillé une armoire où ils ont trouvé, d’après Marie Laugier, deux cents francs. Le linge contenu dans l’armoire a été répandu sur le parquet. Une commode a été vidée, elle aussi. Elle contenait trois livrets de caisse d’épargne qui ont été laissés sur place par les malfaiteurs. Il n’y a pas eu d’effraction intérieure : les clefs se trouvaient sur les serrures. Arrive Louis Blancard, juge de paix du canton de Manosque, arrondissement de Forcalquier, qui a requis auparavant le docteur Caire de Manosque pour l’accompagner et examiner le cadavre. Ses constatations reprennent celles des gendarmes et les précisent : sur le corps de Laugier, le gilet est au trois Page 7 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 quart déboutonné ; à la hauteur du creux de l’estomac, la chemise est percée de deux trous et en l’entrouvrant on voit une plaie pénétrante faite comme à l’emportepièce et dont l’ouverture est très étroite, comme peut en produire une balle de petit calibre ou un coup de stylet. Le juge penche pour la première hypothèse car, dit-il, « les trous de la chemise portent comme la trace d’une fumée. » Le docteur Caire lui remettra effectivement une bourre au culot de cartouche de revolver de petit calibre qu’il trouvera sur le cadavre. Les profondes entailles sur le sommet et sur les côtés du crâne paraissent aux deux hommes avoir été provoquées par des coups de hache. C’est le même instrument qui a servi à couper trois doigts. Enfin, les genoux du pantalon du mort portent des traces de poussière et de sang, d’où ils déduisent que la victime a dû s’abattre sur les genoux avant de s’étendre. Pour les enquêteurs, c’est clair. Laugier a été assassiné par un ou plusieurs malfaiteurs - sans doute les deux hommes entrevus par Frédéric Armand - qui ont tiré sur lui, et se sont curieusement acharnés à lui briser le crâne à coups de hache et à lui trancher trois doigts de la main. Tiens, au fait, pourquoi lui avoir coupé trois doigts ? Deux individus suspects sont arrêtés le lendemain. Ils seront relâchés par la suite car on ne pourra rien prouver contre eux. Mais des malandrins, ce Page 8 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 n’est pas ce qui manque en ce début du XXe siècle si fertile en brigandages. Si ce n’est eux, ce sont d’autres bandits de passage. On finira bien par les retrouver. L’affaire semble provisoirement réglée. Elle ne l’est pas. Dès le mardi 29 mai, le maréchal des logis Gascouin est sur une nouvelle piste : la rumeur publique, en effet, n’est pas satisfaite de la tournure que prend l’enquête. Elle ne croit pas à la culpabilité des deux hommes qui ont été arrêtés – et qui seront d’ailleurs rapidement relâchés. Non, pour bon nombre de Pierreverdants et de Pierreverdantes, le vrai coupable, c’est… l’homme de 36 ans que chacun sait ou croit savoir être l’amant de Marie Laugier. Aussi Gascouin va-t-il interroger cet homme, nommé Paulin Arnaud, et s’empresse-t-il d’écrire le soir même à son commandant d’arrondissement. « J’ai l’honneur de vous soumettre les faits que nous avons relevés aujourd’hui au sujet de l’assassinat de Pierrevert. La rumeur publique désigne l’amant de la femme Laugier, le nommé Arnaud Paulin comme étant l’auteur du crime. Nous avons parcouru les campagnes sans trouver de renseignements utiles. Cependant en arrivant à la ferme du Grand Plan, nous avons trouvé dans un champ où il travaillait le dit Arnaud et nous avons remarqué sur sa main gauche, un peu au-dessus de la commissure du pouce et de l’index, une coupure Page 9 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 de deux centimètres non cicatrisée ; le visage de l’intéressé porte également au côté gauche du nez et au front des éraflures récentes. Sans lui faire part de nos soupçons, nous avons demandé à Arnaud d’où provenaient les dites blessures ; il nous a répondu que dimanche dernier au matin, il avait à la suite d’un faux mouvement laissé glisser une faux qu’il aiguisait et que cet outil lui avait causé la blessure de la main. Quant aux blessures du visage, Arnaud dit qu’elles proviennent d’une chute qu’il avait faite dans les buissons le même jour. Nous n’avons pas insisté afin de ne pas éveiller la méfiance de cet homme. Nous n’avons pas dû aller plus loin sans vous avoir informé de ces faits. L’attitude d’Arnaud n’éait nullement susceptible de nous éclairer, il semble absolument maître de lui et nous a répondu sans hésitation. Devant ces coïncidences qui malgré tout ne prouvent rien, j’ai cru bon de vous en faire part en vous priant de les soumettre à monsieur le Procureur de la République si vous le jugez à propos. » Ce que le capitaine s’empresse de faire. Et Marie, dans tout cela ? Le maréchal des logis rapporte qu’ « elle a toujours la même attitude, et ne s’est pas informée si les assassins étaient connus. » Quelle est-elle donc, cette « attitude » ? Page 10 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Elle a abandonné son mari qui l’appelait à l’aide. Quand elle est arrivée au village, elle s’est assise, les jambes comme paralysées, en attendant que Victorien Roux alerte les voisins. Revenue à la ferme, elle ne s’est pas précipitée pour voir son époux, mais a attendu sagement sous le mûrier avec les autres femmes. Et voilà qu’elle ne s’intéresse pas aux coupables du crime ! Tout cela n’est-il pas étrange ? Comme sont étranges les blessures que porte Paulin Arnaud. Assez rapidement, Paulin et Marie reconnaîtront que oui, ils étaient bien amants depuis 7 ou 8 ans. La rumeur publique disait vrai. Mais non, Arnaud n’a pas tué le mari gênant et Marie n’est pas la complice de ce crime. Du moins c’est ce qu’ils affirment avec force. D’autres éléments viennent aggraver les soupçons qui pèsent sur eux. Oh, ce ne sont pas des faits, rien de probant : seulement des propos rapportés qui vont nourrir tout au long la thèse du couplemeurtrier-ayant-prémédité-son-crime. Il y a d’abord la déposition d’Antoine Franc, garde du canal de Manosque. Il se dit l’ami intime de la victime, qui avait le même âge que lui, avait « tiré » au sort en même temps que lui - pour le service militaire et avait gardé avec lui des relations très suivies. « Le 12 mai dernier, déclare-t-il, alors que nous étions tout près de sa campagne, Laugier me dit que ma situation était Page 11 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 agréable car je ne faisais rien ce jour-là et que je touchais quand même ma journée. Je lui dis que sa situation à lui était plus enviable que la mienne : il était indépendant et grâce à son travail jouissait d’une certaine aisance. Il me répondit : « Ce que tu dis là est exact, malheureusement au premier jour on m’assassine. » Je n’attachai pas d’importance à ce propos car jusque là il paraissait gai, pourtant je me souviens qu’en prononçant ces paroles, son visage changea d’expression et il resta triste un moment. » Baptistin Laugier craignait donc d’être assassiné. Quelque chose l’inquiétait. Quelque chose d’autre que la visite de malfaiteurs, qu’il ne pouvait prévoir ? Les deux langues les plus acérées contre Paulin et Marie sont celles d’Antoinette Laugier, 78 ans, la mère de la victime, et d’Elise sa fille, âgée de 38 ans. Toutes deux habitent Sainte-Tulle. Toutes deux vont claironnant que Paulin et Marie étaient amants, et qu’ils ont projeté d’assassiner le mari encombrant. La preuve ? Antoinette soutient que sa petite-fille Agnès, 18 ans, avait souhaité se rendre à la fête de SainteTulle, le dimanche fatal, et que sa mère l’en a empêchée, le lui a défendu et l’a même battue à cette occasion. Elise assure que Lucien Laugier, le frère d’Agnès, fils de la victime a prononcé devant elle cette Page 12 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 phrase, après le crime : « Si ma mère s’était bien conduite, tout cela ne se serait pas produit ». Les bruits qui courent se font si insistants que Léopold Magistry, juge d’instruction de Forcalquier lance le 8 août un mandat d’amener contre « Arnaud Paulin, 36 ans, fermier à la campagne du « Plan » à Pierrevert, inculpé d’assassinat sur la personne du sieur Laugier Baptistin, et Burle Marie, épouse de ladite victime, étant complice de ce crime. » C’est bien entendu notre vieille connaissance, le maréchal des logis Amant Gascouin qui, avec le gendarme Grimaldi, est chargé de procéder à l’arrestation d’Arnaud. Ils se rendent à son domicile le surlendemain, 10 août 1907. « Ledit Arnaud étant momentanément absent, écrit-il dans le procès-verbal qu’il rédige, nous avons attendu son retour. Puis nous avons pénétré dans l’écurie où l’intéressé remisait son cheval et lui avons donné lecture du mandat dont nous étions porteurs. Sans que nous ayons eu le temps de l’en empêcher, Arnaud qui devait avoir sur lui un revolver s’en est tiré un coup sous le menton, se faisant une blessure qui nous a paru assez grave. Nous avons pu le désarmer et après une lutte qui a duré environ vingt minutes [à deux, et contre un homme blessé…] nous avons pu enfin nous rendre maîtres de cet homme. Pendant cette lutte Arnaud a réussi à prendre son couteau de poche et à s’en porter un coup à la gorge. Mais il a pu être désarmé avant Page 13 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 qu’il se soit fait une blessure sérieuse. Nous lui avons mis les chaînes, avons attelé un cheval de la ferme à une jardinière sur laquelle Arnaud a été hissé et conduit à Manosque où il a été déposé à l’hôpital. » Le procès-verbal de l’arrestation donne aussi le signalement de l’inculpé : taille 1 mètre 60 environ, cheveux et sourcils châtain clair, yeux bleus, front et nez ordinaire, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, teint coloré, et ce curieux détail entre guillemets, « chauve ». Comment ses cheveux peuvent-ils être châtain clair… s’il est chauve ? Enfin passons. Il précise enfin que pendant la lutte qui opposait les trois hommes, Arnaud disait : « Vous ne me mènerez pas » tandis que sa mère criait : « Ce n’est pas mon fils qui est coupable, mais c’est cette coquine. Cette putain tue mon fils ! » Cette fois, le compte des deux amants semble bon. Paulin Arnaud a tenté de se suicider, n’était-ce pas un aveu ? Et sa mère elle-même tout en croyant le défendre, ne l’accuse-t-elle pas puisqu’elle met en cause sa maîtresse ? Paulin se remet de ses blessures à l’hôpital de Manosque, sous surveillance des gendarmes. Le docteur Caire, qui le suit, le trouve « plutôt mieux » le 12 août, car, dit-il, « l’inflammation de la gorge est Page 14 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 toujours grande, mais l’œil est assez bon et le malade peut parler quoique avec difficulté. Le 21 août, le juge d’instruction de Forcalquier décide donc d’interroger Arnaud. Il le convoque dans son cabinet au palais de Justice. A la question : « Depuis combien de temps connaissiez-vous votre coinculpée, la femme Laugier ? », il répond : - Ayant habité Pierrevert près de vingt ans, je connaissais Marie Laugier depuis de longues années, mais il n’y a que sept à huit ans à peu près qu’elle devint ma maîtresse. - Comment ont commencé ces relations ? - Nous étions assez voisins l’un de l’autre puisque nos deux campagnes ne sont distantes que de cinq kilomètres environ. Il faut à peu près une heure en passant par les raccourcis pour aller du Grand Plan au Jas. A cause de ce voisinage nous commençâmes par nous rencontrer assez souvent, puis peu à peu se formèrent des relations plus intimes. - Laugier connaissait-il votre conduite et celle de sa femme ? - Laugier me dit un jour : « Je soupçonne que tu as des relations avec ma femme ». Je protestai énergiquement et je lui certifiai que ce n’était pas vrai. Il le crut sans doute Page 15 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 - - - puisque depuis il ne me parla jamais plus de rien. Je continuai à le voir comme d’habitude, allant rarement chez lui ou nous attablant au café soit à Pierrevert soit à Manosque. Jamais il ne me fit un seul reproche ni la moindre allusion au sujet de sa femme. Avez-vous prévenu la femme Laugier des soupçons de son mari ? Oui, quelques jours après je lui racontai ce que son mari m’avait dit au sujet des soupçons qu’il avait de nos relations. Elle me répondit : « A l’avenir, il faudra nous méfier afin qu’il ne nous soupçonne jamais. » Où et comment vous donniez-vous rendezvous ? Ils avaient lieu soit chez elle, en l’absence de son mari et de ses enfants, soit à Manosque, où nous nous rencontrions souvent. C’est dans cette ville que nous fixions la date de nos rendez-vous. Depuis le crime, n’avez-vous plus revu votre maîtresse ? Je puis vous certifier que depuis ce moment je ne l’ai plus revue ni chez elle ni à Manosque ni ailleurs. Vous m’accusez Page 16 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 d’être l’auteur de cet assassinat justement parce que j’ai été l’amant de la femme de la victime. Vous m’accuseriez bien plus fortement si j’avais continué à la voir. Le juge fait lire par son greffier les déclarations faites le 16 août à la gendarmerie par les témoins Chabran Louis, ancien cafetier et sa femme Vincent Antoinette, tous deux habitant Manosque. Tous deux affirment que les amants se sont rencontrés au café APRES le meurtre. L’inculpé répond : « Ces gens-là se trompent, je puis vous affirmer que ce n’est pas moi qu’ils ont vu le 3 ou le 6 août attablé avec madame Laugier. Je demande à être confronté avec ces témoins ? Je suis certain qu’ils ne me reconnaîtront pas. » Paulin est ensuite interrogé sur son emploi du temps le jour du crime. Il assure qu’il est allé auprès de son berger pour l’aider à rentrer son troupeau et causer avec lui. Le juge remarque assez sèchement : - Vous êtes ici en contradiction avec votre berger qui prétend que jamais vous n’allez le rejoindre. - Si, j’y allais quelquefois, et le soir du crime je m’y suis rendu parce que toute ma famille étant à Reillanne, je me trouvais seul à la ferme, mon travail achevé. Page 17 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Enfin le juge Magistry pose LA question la plus importante : - Pourquoi avez-vous tenté de vous suicider étant donné que vous vous déclarez innocent ? En agissant ainsi, vous avez obtenu ce résultat que tout le monde croit aujourd’hui que vous êtes certainement coupable. - J’ai tenté de me suicider uniquement pour échapper au déshonneur d’être emmené étant innocent entre deux gendarmes à Forcalquier. Je reconnais que j’ai mal agi en essayant de me détruire, mais je n’ai pas raisonné. Marie Laugier a été mise en prison elle aussi. Mais elle n’y est pas restée très longtemps. Le 16 août, elle a écrit au juge d’instruction : « Vous me pardonnerez de la liberté que je prends pour vous dire encore une fois que je suis innocente de la complicité du crime que (sic) l’on m’accuse. Je vous serez (sic) bien obligée si vous pouvez aussi me faire mettre en liberté et je déposerai la somme que vous fixerez. Car comme vous le savez tout mon avoir se trouve à l’abandon, mes enfants sont livrés à eux-mêmes et je voudrais pouvoir rester avec eux. Je crois que vous prendrez ma demande en considération. Recevez monsieur le juge mes salutations empressées. » Page 18 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Il semble que le juge ait accédé à cette demande. Marie parle dans cette lettre de ses enfants. Ils sont deux : Lucien, l’aîné a 16 ans. Il a peu vécu chez ses parents, il a été quasiment adopté par son oncle et sa tante qui ne pouvaient pas avoir d’enfants. Agnès, la seconde est âgée de 15 ans. Tous deux sont mis en cause par leur grand-mère, Antoinette, et leur tante Elise. Le juge Magistry les convoque pour entendre leur témoignage. Agnès, le 31 août : « Je maintiens mes précédentes déclaration et je n’ai rien à y ajouter. Je ne sais absolument rien au sujet de l’assassinat de mon père et je n’ai jamais assisté à aucune scène qui se serait passée entre lui et ma mère pendant que nous vivions ensemble. Le juge : « Votre grand-mère prétend que vous vouliez aller à la fête de Sainte Tulle et que c’est votre mère qui vous le défendit. Elle ajoute même que vous auriez été battue parce que vous insistiez. » Réponse : « Tout cela est absolument faux et je pourrais le prouver par les camarades et les personnes avec qui j’ai passé la journée à Pierrevert. » Le juge : « Votre grand-mère affirme aussi que vous savez parfaitement à quoi vous en tenir au sujet de l’assassin de votre père ? » Page 19 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Réponse : « Comment peut-elle dire une chose pareille ? Ignorant tout, je n’ai jamais pu lui faire aucune confidence à ce sujet. » Même attitude de la part de Lucien Laugier, réinterrogé par le juge en janvier 1908. Le juge : « Votre grand-mère Antoinette Laugier et votre tante Elise continuent à prétendre que les auteurs de l’assassinat de votre père sont Arnaud Paulin et votre mère Burle Marie. Elles prétendent aussi que vous savez parfaitement à quoi vous en tenir à cet égard, mais que vous ne voulez rien dire. Qu’y a-t-il de vrai dans ces allégations ? (On voit que le ton du juge a changé, et qu’il est beaucoup moins convaincu de la culpabilité des deux inculpés…) Réponse de Lucien : « J’ignore absolument quels sont les assassins de mon père et tout ce que rapportent à ce sujet ma grand-mère et ma tante n’existe que dans leur imagination. Si je savais effectivement quelque chose, je le dirais ; d’ailleurs si vous me confrontez avec elles, j’aurai une explication et nous verrons bien ce qu’elles veulent dire. Le juge : « N’avez-vous pas dit un jour en présence de votre tante et de son mari que si votre mère s’était bien conduite tout cela ne serait pas arrivé ? Expliquez-nous ce propos s’il est vrai que vous l’ayez tenu. » Page 20 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Lucien : « En effet, j’ai dit cela à ma tante et à son mari, mais ce propos n’a pas la signification qu’on lui donne. En réalité, j’ai déclaré que si ma mère s’était bien conduite, personne ne l’aurait soupçonnée d’avoir pu commettre une pareille chose. » Le juge : « J’ai entendu dire que l’instituteur de Pierrevert en vous montrant la tombe de votre père vous aurait tenu ce propos : « C’est à toi de le venger car tu es le seul qui puisse le faire ». Est-ce exact ? » Lucien : « Je n’ai causé avec l’instituteur de l’assassinat de mon père qu’une seule fois mais il me serait impossible de vous répéter les propos qu’il m’a tenus à ce sujet, car je ne m’en souviens pas. » Le juge : « Comment expliquez-vous l’acharnement que mettent votre grand-mère et votre tante à prétendre que vous savez quelque chose ? » Lucien : « Je ne me l’explique pas, puisque ne sachant rien je n’ai jamais pu leur faire la moindre confidence. Tout ce qu’elles disent elles se l’imaginent, mais il n’y a rien de vrai là-dedans. Je me charge de le leur dire si un jour vous me mettez en leur présence. » La confrontation a lieu. (On se représente l’ambiance dans cette famille où grand-mère et petitsenfants ne se rencontrent plus que dans le cabinet d’un juge d’instruction…). Elle ne donne rien. Chacun campe sur ses positions. Page 21 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Qu’à cela ne tienne ! Les deux femmes n’en démordent pas : c’est bien Marie et son amant qui ont manigancé l’assassinat de Baptistin. Elles battent le rappel des voisins, des connaissances, de quiconque pourrait les aider à accabler leurs ennemis. Elles vont voir le procureur de la République et lui rapportent des propos propres à étayer leurs accusations. Les maires des deux communes de Pierrevert et Sainte-Tulle savent quelque chose, assurent-elles. Il faut les réinterroger ! Le ton du juge Magistry, dans la lettre de réquisition qu’il écrit au commandant de gendarmerie à ce sujet, est de plus en plus dubitatif : « Madame Laugier Antoinette, 78 ans, et madame Elise Arnaud née Laugier, 38 ans, ont déclaré oralement à monsieur le procureur de la République que les maires de Sainte-Tulle et de Pierrevert connaissaient au sujet du crime en question des faits nouveaux pouvant établir la culpabilité des inculpés Arnaud Paulin et Marie Burle, jusqu’ici non prouvée. Prière de faire entendre ces deux maires et de leur demander si réellement ils savent quelque chose de nouveau sur cette affaire en dehors de ce qu’ils ont pu dire jusqu’ici à l’instruction. » Acharnement ? Conviction profonde des deux femmes sur la culpabilité de Marie et son amant ? Haine aveuglante ? Désir de venger l’honneur de leur Page 22 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 fils et frère qu’elles estiment de toutes façons depuis longtemps bafoué ? Elles n’y réussiront pas. Après plus de deux ans d’instruction, en juillet 1909, Arnaud Paulin - qui a été peut-être incarcéré pendant tout ce temps, mais plus probablement libéré -, et Marie Burle, épouse et veuve Laugier, font l’objet d’un réquisitoire définitif de la part du procureur de la République. Un réquisitoire qui a dû bien décevoir Antoinette et Elise Laugier. Comme le laissaient prévoir les dernières pièces du dossier d’instruction, le procureur ne croit plus à la culpabilité des accusés. Il écrit : « Attendu que de l’information, il n’est résulté contre eux de charges suffisantes d’avoir à Pierrevert dans la nuit du vingt-six au vingt-sept mai 1907 ensemble et de concert commis un homicide volontaire avec préméditation sur la personne du nommé Laugier Baptistin, requérons qu’il plaise à monsieur le Juge d’instruction de déclarer n’y avoir lieu à suivre contre eux et ordonner le dépôt de la procédure au greffe pour y être reprise en cas de survenance de nouvelles charges. Au Parquet, à Forcalquier, le 5 juillet 1909. A-t-on jamais su qui avait tué Baptistin Laugier par une nuit de mai, et pourquoi on lui avait coupé trois doigts de la main gauche ? Non, Paulin et Marie libérés, l’enquête fut close et l’affaire enterrée. Page 23 sur 24 Affaire Baptistin Laugier, Pierrevert, 1907 Le lecteur pourra se demander ce qu’il est advenu des amants de Pierrevert, que l’opinion publique avait par avance jugés et qui avaient de si près frôlé la sanction judiciaire ? Se sont-ils revus ? Ont-ils repris leurs relations amoureuses ? Ou se sont-ils ignorés alors que l’ « obstacle » du mari avait disparu ? Les deux vipères, belle-mère et belle-sœur de la victime, ont-elles continué à cracher leur venin ? On ne sait. Cela appartient à la vie privée des gens, et la Justice ne s’en soucie plus. Page 24 sur 24