Pourquoi j`irai voter, moi la «banane» Le Nouvel An khmer a lieu

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Pourquoi j`irai voter, moi la «banane» Le Nouvel An khmer a lieu
Pourquoi j’irai voter, moi la «banane»
Le Nouvel An khmer a lieu durant la même période que les élections. Chaque année, début avril, la
communauté cambodgienne se réunit, dans un restaurant, pour manger un repas de 10 services,
participer au karaoké et péter le feu sur la piste de danse durant les danses en ligne. C’est toujours
durant ces chansons de danse en ligne que je réalise quelle banane je suis : jaune à l’extérieur, mais
blanche à l’intérieur. Je ne parle pas la langue, je ne sais pas cuisiner les plats typiques cambodgiens
qui prennent une journée complète à préparer, mais surtout, je ne connais pas la séquence pour les
danses en ligne. Décidément, je ne connais pas ma culture.
Et je blâme un peu mes parents pour cette lacune. Arrivés à Montréal il y a quelques décennies, ils
ont beaucoup trop aimé ce pays hivernal de Vigneault qui les a accueillis après le génocide, si on peut
utiliser ce terme. Mes parents m’ont élevée à la québécoise et eux-mêmes se sont très bien adaptés :
ils parlent les deux langues officielles avec un accent comique et m’amènent annuellement à la
cabane à sucre. Ils me parlent en khmer sans jamais exiger que je leur réponde dans cette langue,
donc je ne l’ai jamais vraiment apprise.
Le 5 avril, j’animerai le Nouvel An khmer et je verrai une horde de Cambodgiens dans leur costume
traditionnel. Depuis la scène cependant, ce que mes yeux apercevront sur la piste de danse, c’est un
rassemblement festif de traumatisés de guerre. Tous les Cambodgiens, systématiquement, ont un
membre de la famille qui a péri durant le régime des Khmers rouges. Mon grand-père est mort et
personne ne sait comment : Torturé ? De famine ? Exécuté ? Les Khmers rouges frappaient les bébés
sur un tronc d’arbre en les tenant par les pieds. Ma grand-mère a payé un passeur qui l’a fait
traverser, durant la nuit, la frontière thaïlandaise, elle et ses quatre enfants. Mon père, d’un autre
côté, a été séparé de sa famille ; a passé cinq ans dans des camps de concentration à la Dachau
version agriculture. Travailler dans les rizières cinq ans avec un canon sur sa tempe, ça traumatise. Et
ce n’est que l’histoire de ma famille. Le récit du reste de la diaspora khmère, je peux l’imaginer.
Alors les Khmers débarquent dans leur nouveau pays, avec faux noms et fausses dates de naissance.
Dans les camps, il était courant de changer de noms ou d’interchanger son prénom et son patronyme
pour se rendre plus difficilement retraçable. « Saphan » est donc le prénom de mon grand-père
paternel. De fausses dates de naissance pour aller plus longtemps à l’école. De toute façon, ma
grand-mère a viré Alzheimer pas longtemps après, alors personne dans la famille n’a jamais su sa
vraie date d’anniversaire, ou son vrai prénom à la naissance. Une gang de traumatisés, je vous dis.
Aujourd’hui, mes parents sont bien casés avec une hypothèque de 45 ans, des emplois stables, deux
enfants « québécisés » pas trop ingrats et une chienne Kiki (nom du chien que ma mère avait durant
la guerre, mais qui fut tué par des voisins parce qu’ils crevaient de faim et qu’ils commençaient à
manger des serpents, des tarentules, etc.). Mes parents sont des héros de guerre parce qu’ils ont
bien tourné, mais ils demeurent néanmoins des traumatisés.
Les immigrants de deuxième génération n’ont pas vécu ce genre de drame, les enfants d’immigrés de
mon âge ne savent pas ce que c’est que de tout plaquer pour un pays étranger avec seulement
trente-douze dollars en poche. Brossard est un patelin rempli d’enfants de réfugiés politiques : Iran,
Roumanie, Afghanistan, pour n’en nommer que quelques-uns. Tous ayant en commun des parents
qui débarquent avec trente-douze dollars et des miettes de pain dans leurs poches. Implicitement,
les enfants ressentent une certaine pression à honorer le sacrifice de leurs parents. Mes parents
n’ont quand même pas traversé toute cette merde pour que je flushe l’école à 16 ans et que je
tombe en amour avec un proxénète qui m’aurait fait des yeux doux au métro Longueuil ! Mes amis
sont donc tous dans des programmes universitaires respectables. La pression des parents peut être
implicite, mais très explicite et stricte aussi : « Tu vas être médecin, et ton petit frère sera un
ingénieur. » Ça aurait été le rêve de ma mère que j’aille en médecine dentaire et que je marie un
dentiste. Quand je la questionne sur son raisonnement, elle me dit que c’est mieux d’avoir de
l’argent parce qu’on a plus de chance d’être heureux. Ce que j’entends par là, c’est qu’être
malheureux dans une grosse cabane dénuée d’âme au Dix30 est une meilleure option que de pleurer
dans un appartement infesté de coquerelles rue Querbes, là où ma mère a vécu.
Je n’en veux même pas aux parents vieux jeu qui imposent encore un champ d’études à leurs
enfants. Ce sont des traumatisés de guerre, c’est évident. Ils veulent tellement éviter à leur
progéniture de vivre la même merde qu’eux, qu’ils deviennent eux-mêmes des tyrans. Les enfants de
deuxième génération sont assujettis à un autre genre de traumatisme : certes, ils n’auront pas vécu
la guerre dans la définition courante du mot ; mais ils en auront vécu une, contre leurs parents : ces
derniers les auront tellement aimés qu’ils leur ont donné toute la liberté que le Canada et le Québec
ont à offrir, sauf la liberté d’être eux-mêmes. Après, on reproche aux jeunes de mon âge d’être
individualistes. Ma génération, mon entourage d’amis ne sont pas assez individualistes et égoïstes, à
mon avis. Ils se sacrifient encore. Ils remboursent une facture imaginaire laissée par les parents.
Je ne vais pas faire honneur à mes parents en finissant dentiste ou mariée à un ingénieur civil avec
une maison neuve dans un quartier aseptisé du Dix30. Mais le 7 avril, j’irai voter. Ce qui revient à
exercer un droit qui a été refusé à mes parents lorsqu’ils avaient mon âge (ils étaient trop occupés à
faire pousser des légumes dans des tranchées pendant que des Khmers rouges les surveillaient, arme
à la main). J’irai voter, ce qui reviendra à dire « merci, maman et papa, d’avoir émigré ici ».
C’est pourquoi les jeunes se doivent d’aller aux urnes. De s’informer. De lire. De se faire une idée.
Nous n’avons aucune excuse. Nous sommes constamment connectés avec nos tablettes et nos
cellulaires polyvalents. Aucune excuse d’être déconnectés de l’actualité quand nous sommes
toujours connectés à tout, quand nous avons toujours les yeux rivés sur un écran lumineux.
Le 7, j’irai voter. Après avoir animé le Nouvel An khmer. Je suis l’animatrice francophone, et il y aura
un autre animateur qui parlera cambodgien. La diaspora khmère à Montréal parle français (toujours
avec cet accent comique inimitable) : la nécessité d’une animatrice francophone le prouve. Le 7, ça
me tient à cœur de pouvoir voter, car voter à mes yeux est un devoir et non un droit. Mes amis
fraîchement débarqués qui n’iront pas aux urnes ? C’est qu’ils délaissent déjà une des raisons pour
lesquelles leurs parents ont émigré. J’irai faire un x dans une case après m’être empiffrée de
nourriture cambodgienne, du genre qui prend des jours complets à préparer.
Kanica Saphan – Brossard (Le Devoir, le 5 avril 2014)