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Mireille Calle-Gruber Jacques Derrida, la distance généreuse AVEC DEUX DESSINS DE VALERIO ADAMI Les Essais Éditions de la Différence CALLE-GRUBER Derrida.p65 5 02/03/09, 13:49 Liminaire « Comment ne pas trembler ? » « On ne peut ne pas trembler au moment de penser, d’écrire et surtout de prendre la parole, en particulier quand, faute de force et de temps, on le fait de façon plus ou moins improvisée1. » Ce fut la dernière scène. Ce sont les mots de Jacques Derrida lors de la dernière scène : juillet 2004, Meina, Lago Maggiore, à la Fondazione Europea del Disegno, Fondazione Valerio Adami, où il prit la parole. Il s’agissait du Séminaire Ekphrasis qui est aussi un Symposium, le Banquet de l’amitié, des arts et de la pensée. Moments de grâce. « Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique2. » Une fois encore, Jacques Derrida parlait, en ami de 1. Jacques Derrida, « Comment ne pas trembler ? », dans Annali. Fondazione Europea del Disegno (Fondazione Adami), a cura di Amelia Valtolina, 2006/II, respectivement p. 91 et 93. Ce texte a été transcrit et édité par Simone Regazzoni. 2. Cité par Anne Dufourmantelle dans Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 10. Voir aussi Jacques Derrida dans Manifeste pour l’hospitalité – aux Minguettes, Grigny, Éd. Paroles d’Aube, 1999, p. 113. CALLE-GRUBER Derrida.p65 9 02/03/09, 13:49 10 JACQUES DERRIDA, LA DISTANCE GÉNÉREUSE l’hospitalité de Valerio, et son complice de longue date. Et comme à son habitude, il était tout au travail de minage et de déminage dans la langue – sans complaisance ni naïveté ni pouvoir. Il était tout au tremblement, c’est-à-dire à la nécessaire défaillance et au non-savoir, notamment à cette vérité selon quoi « l’artiste est quelqu’un qui ne devient artiste que là où sa main tremble, c’est-à-dire où il ne sait pas, au fond, ce qui va arriver ou ce qui va arriver lui est dicté par l’autre3 ». Derrida, ce jour-là, fit une fois encore le tour du lexique, de tout le tremblement, ses métaphores ses catachrèses, la tradition du mystère abrahamite, sans passer sous silence la peur du tremblement qui lui arrivait, désormais, par les effets d’une chimiothérapie. En faisant ainsi état de l’ébranlement de l’ipséité, du séisme dans la langue du sujet, c’est à l’approche du tout autre « ma mort » qu’il s’essayait. À l’« adieu ». Ce tremblement, qui est l’autre nom de la déconstruction, est à l’entièreté du sujet ce que le retrait de l’écriture est à l’écriture. Le cheminement de toute la distance des tours de phrase : où laisser que se frayent, à l’insu, des voies nouvelles dans la langue. C’est une distance généreuse. L’expression est de Derrida à propos d’Edmond Jabès qu’il dit « très attentif à cette distance généreuse entre les signes4 ». C’est une distance généreuse – alors même qu’il y a absentement, discontinuité, impossible. Une écoute insensée ; un passage à l’autre, inconditionnel. La mort passe entre les lettres, l’écriture fait des sauts périlleux, la prosodie donne à penser. 3. Jacques Derrida, « Comment ne pas trembler ? », p. 97. 4. Jacques Derrida, « Edmond Jabès et la question du livre », L’Écriture et la Différence, Paris, Éd. du Seuil, 1967, p. 108. CALLE-GRUBER Derrida.p65 10 02/03/09, 13:49 11 LIMINAIRE La question du facteur d’écriture chez Derrida est donc ce qui requiert les pages ci-après. Autrement dit, sa recherche d’une puissance poématique (énergie, « puissement », feu et cendre) qui est à libérer dans les concrétions du sens. Car il procède par des lectures configurantes, illimitées, où la philosophie, la poétique, le politique, indissociables, font événement d’écriture5. Un lieu d’insistance s’y dessine, à la croisée du texte littéraire, du champ des sciences humaines, de la critique et de la théologie. L’espace où vit et balbutie la langue pensive. C’est donc par la lecture et ses réécritures, à mon tour, que je tente ici de me laisser habiter cette distance généreuse entre les lettres du texte Derrida. Une éthique de la critique y est en jeu, d’emblée. S’essayer à frayer des voies dans la langue Derrida, ne va pas sans une déclaration de responsabilité, la plus désarmée qui soit, la seule qui ne préjuge ni ne prédestine – elle se tient au seuil, un murmure : « Comment ne pas trembler ? » 5. Voir l’entretien de Jacques Derrida avec Mireille CalleGruber, « Scènes des différences. Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d’écriture » (1996). Repris dans « La différence sexuelle en tous genres », revue Littérature, n° 142, juin 2006, p. 16-29. CALLE-GRUBER Derrida.p65 11 02/03/09, 13:49 CALLE-GRUBER Derrida.p65 12 02/03/09, 13:49 DONNER, DIT-IL Et nous sommes comme des fruits. Nous pendons haut à des branches étrangement tortueuses et nous endurons bien des vents. Ce qui est à nous, c’est notre maturité, notre saveur et notre beauté. Rainer Maria Rilke La scène s’est encore déplacée. Par le biais du transport métaphorique et d’un double sens, Mémoires d’aveugle1 offre un théâtre – le cadre, le spectacle des arts graphiques et de la peinture – au phénomène que Jacques Derrida en maints autres lieux ne cesse de questionner : l’écrire sans voir. Où s’entend, d’abord, l’aveuglement constitutif de la langue par quoi les mots signifient en absence des choses et de tout référent – langue hors-champ, discourant en voix off et à perte de vue. Car de cette infirmité la langue, on le sait, tire non moins son pouvoir de fabulation : pouvoir faire croire sur parole(s), aveuglément, et non pas comme on en croit ses yeux. Elle maintient, pour ce faire, le lecteur aveugle à son aveuglement. 1. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et autres ruines, Paris, Louvre, Édition de la Réunion des musées nationaux, 1990. CALLE-GRUBER Derrida.p65 13 02/03/09, 13:49 14 JACQUES DERRIDA, LA DISTANCE GÉNÉREUSE La théâtralité, c’est-à-dire l’artefact et l’art d’une certaine mise en scène, visant à mettre en jeu et à faire voir l’aveuglement de la langue – à en faire jouer les possibilités par exhaussement, suspens, dépense, retard des effets sur le dispositif – est partie prenante, dès lors, dans le nécessaire principe du don qui meut la pensée derridienne et s’énonce d’un souffle : donner, dit-il. Injonction, réponse absolue, exorbitante, au souffle près. D’un trait, et d’un retrait aussitôt, ceci : donner : l’événement de langue. Don sans objet. Donner : rien, sinon ce dire qui ne transite (ne transige) plus vers quelque chose – à dire, échanger, consommer. Dire le don, donner le don. Sans objet, il ne va pas non plus sans la syncope du sujet : sujet aboli ou tiers. Aboli dans l’infini de l’infinitif ; tiers point de vue de l’énonciation off par rapport à la scène où advient l’événement-don. Ce que permet ce don de rien c’est, avec l’interruption de la chaîne médiatique, l’entrée en activité – ainsi qu’on désigne un terrain volcanique – de la langue qui se dit, aveuglée aveuglante, dit ce qu’elle fait, fait ce qu’elle dit, inscrit le battement voir/ne pas voir. Bref, la démarche derridienne n’est pas de l’ordre du dessillement (à l’instar de la caverne et de la lumière platoniciennes) : elle s’emploie au contraire à faire ciller le lecteur ou la lectrice devant les significations et les spectacles mondains que la langue éploie. Battement ciliaire qui est condition même de la vue. En somme, le texte derridien, on l’a compris, ne prétend pas « rendre la vue », comme nombre de fables missionnaires et visionnaires qu’exposent les toiles du Louvre : il rend l’aveuglement, auquel la lectrice est aveugle. Ou bien encore : œil pour œil, il me rend (renvoie à) mon regard (d’aveugle) – et c’est ici, on y reviendra, le possessif qui aussitôt vacille. CALLE-GRUBER Derrida.p65 14 02/03/09, 13:49 DONNER, DIT-IL 15 Le texte de Derrida ouvre où ne pas voir2. Ainsi font tous les dessins catalogués qui exhibent des yeux fermés, yeux bandés, crevés, exorbités et, plus fondamentalement, l’aveuglement même qui est, comme pour l’écriture, constitutif de l’art du dessin et du simulacre de reproduction de la vie dont il nourrit ses visions. Un dessin d’aveugle est un dessin d’aveugle. Double génitif. Il n’y a là nulle tautologie mais une fatalité de l’autoportrait. Chaque fois qu’un dessinateur se laisse fasciner par l’aveugle, chaque fois qu’il fait de l’aveugle un thème de son dessin, il projette, rêve ou hallucine une figure de dessinateur ou parfois, plus précisément, quelque dessinatrice. Plus précisément encore, il commence à représenter une puissance dessinatrice à l’œuvre, l’acte même du dessin. Il invente le dessin. Le trait alors ne se paralyse pas dans la tautologie qui plie le même au même. Au contraire, il est en proie à l’allégorie, à cet étrange autoportrait du dessin livré à la parole et au regard de l’autre. Sous-titre de toutes les scènes d’aveugle, donc : l’origine du dessin. Ou, si vous préférez, la pensée du dessin, une certaine pose pensive, une mémoire du trait qui spécule en songe sur sa propre possibilité. Sa puissance se développe toujours au bord de l’aveuglement 3. Ici, qu’il s’agisse d’écriture ou de dessin – ces lieux de main à l’œuvre, de manœuvres –, rendre l’aveuglement consiste à rappeler le fonctionnement d’une inscription par excédent – trait suppléant et supplémentaire du geste de mimésis. À savoir : 1. Que le tracé de la représentation comporte la question de son origine, c’est-à-dire de sa mise en chan2. Ibid., p. 38 : « Je griffonne au volant un titre provisoire, à usage privé, pour classer mes notes : L’ouvre où ne pas voir, qui devient à mon retour une icône, soit une fenêtre à “ouvrir” sur l’écran de mon ordinateur. » 3. Ibid., p. 10. L’italique est dans le texte. CALLE-GRUBER Derrida.p65 15 02/03/09, 13:49 JACQUES DERRIDA, LA DISTANCE GÉNÉREUSE 16 tier qui le travaille par un processus d’autoréférence. Le thème y devient phore d’une méta-désignation ; 2. Qu’avec l’autoréflexion qui marque le rapport d’un écart au même (à soi), le tracé se creuse, s’invagine, devient matrice ; déborde la représentation. Et que le dispositif de l’allégorie qui le régit porte à une écriture paradigmatique ; 3. Que la représentation est vouée à l’impropriété : se réfléchissant, elle se dissocie. La ligne (et ce qu’elle désigne : il, elle, tu, je) ne s’appartient pas ; se met en abyme, s’abîme. D’où l’affirmation de Derrida que sont toujours en jeu le duel – dialogisme et conflit – et le deuil4. Donner, dit-il, c’est aussi bien, intransitivement, détruire. Le don advient, mais c’est au nom d’aucun propre et il y va du « simulacre ruineux » qu’est toute œuvre : C’est comme une ruine qui ne vient pas après l’œuvre mais reste produite, dès l’origine, par l’avènement et la structure de l’œuvre. À l’origine il y eut la ruine. À l’origine arrive la ruine, elle est ce qui lui arrive d’abord, à l’origine5. 4. Que le mot « mémoires » chez Derrida se moire de polysémie. D’une part, les Mémoires de l’écrivain aveugle, c’est-à-dire de celui qui sait qu’il écrit sans voir6, se disent à plusieurs voix/voies et le don y est affaire de donnes : battre et redistribuer les constella4. À noter que Jacques Derrida opte pour la forme dialogique de l’écriture dans Mémoires d’aveugle, et que les points de suspension, au début et à la fin de l’ouvrage, sont la marque d’une discussion/explication en cours. 5. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, p. 69. L’italique est dans le texte. 6. « L’œuvre ne donne à voir qu’au travers de l’aveuglement qu’elle produit comme sa vérité » (ibid., p. 69). CALLE-GRUBER Derrida.p65 16 02/03/09, 13:49 DONNER, DIT-IL 17 tions élémentaires, à l’infini. D’autre part, la mémoire de l’aveugle, c’est-à-dire « du trait qui spécule » cependant qu’il s’essaie au spéculaire, n’opère que main tenant (le graphe, le stylet, le crayon) : c’est donc toujours un tracé sans précédent qui s’efforce à l’anamnèse. Derrida désigne fort bien en quoi l’aveuglement est un présent. L’œil aveugle offre au regard spectateur une absolue présentification : il ne voit plus, ne voit pas, ne voit pas encore. La formulation n’est pas sans faire écho à celle de l’expérience augustinienne du temps : où le temps phénoménologique est ponctualisé, présent du passé, présent du présent, présent du futur7. Tels sont les mécanismes à l’œuvre qui, par l’aveuglement programmé à leur endroit, permettent la « vue » que donnent du monde dessins, récits, dictions, analyses, essais. Qu’il s’agisse d’écriture ou de dessin, du Livre de Tobit ou des représentations qui s’y rapportent, la grâce du trait signifie qu’à l’origine du graphein il y a la dette ou le don plutôt que la fidélité représentative. Plus précisément, la fidélité de la foi importe plus que la représentation dont elle commande et donc précède le mouvement. Et la foi, dans son moment propre, est aveugle8. En somme, dans notre système de représentation, la vue est vision, la réalité clair-voyance, la lumière de la vérité croyance, puisqu’il s’agit de renvoyer à ce qu’on ne peut pas voir en peinture ni en quelque 7. Saint Augustin, Confessions, texte établi et traduit par P. Labriolle, Paris, Les Belles Lettres, 1961, Livre XX, 26, p. 314. 8. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, p. 36. L’italique est dans le texte. CALLE-GRUBER Derrida.p65 17 02/03/09, 13:49 JACQUES DERRIDA, LA DISTANCE GÉNÉREUSE 18 effigie que ce soit. Cela suppose, on y reviendra, un point de vue sur le spectacle, un regard, la tache aveugle du sujet. Mais d’abord, il faut noter qu’il y a davantage. Et que, à l’aveuglement constitutif de la langue, Derrida en articule un autre, où écrire sans voir est un écrire par accident : la main trace ici, mais les yeux regardent ailleurs, « autre chose9 ». C’est par l’épigraphe empruntée à Diderot que Derrida précise ce fonctionnement : J’écris sans voir. Je suis venu. Je voulais vous baiser la main […]. Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres […] sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime10. En ces lignes, l’attention de la lectrice est surtout retenue par ce qui fait pendant à « écrire sans voir » : Partout où il n’y aura rien, lisez. La lettre de Diderot réitère, certes, de façon magistrale, l’injonction du don : il faudra voir à lire ; ainsi que la ruineuse surprise du trait qui n’est pas pré-visible (ruineuse pour l’illusion représentative). Mais surtout, la formule lapidaire fait entrevoir l’énormité du don de rien – don en acte, toujours s’aban-donnant, se débordant – en cet aveuglement qui porte à l’im-pré-vu ; à l’insu et à « l’invu », écrit Derrida. J’ajouterai : à l’indu. Donner, dit-il est toujours un don indu : il surgit contre toute attente, contre la règle, contre l’usage. Il passe l’imagination. Laisse interdit. 9. Ibid., p. 11. 10. Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland, 10 juin 1759 ; cité par Jacques Derrida dans Mémoires d’aveugle, p. 9. CALLE-GRUBER Derrida.p65 18 02/03/09, 13:49 DU MÊME AUTEUR FICTION Arabesque, Actes Sud, 1985. La Division de l’intérieur, L’Hexagone (Montréal), 1996. Midis. Scènes aux bords de l’oubli, Éd. Trois (Québec), 2000. Tombeau d’Akhnaton, La Différence, 2006. ESSAIS Itinerari di scrittura, Bulzoni (Roma), 1982. L’Effet-fiction. De l’illusion romanesque, Nizet, 1989. Les Métamorphoses-Butor, Entretiens, Griffon d’argile (Québec) & Presses Universitaires de Grenoble, 1991. Photos de racines, avec H. Cixous, Des Femmes, 1994. La Ville dans L’Emploi du temps de Michel Butor, Nizet, 1995. Les Partitions de Claude Ollier, avec 33 textes greffés de Claude Ollier, L’Harmattan, 1996. Histoire de la littérature française au XXe siècle ou Les Repentirs de la littérature, Honoré Champion, 2000. Assia Djebar, la résistance de l’écriture, Maisonneuve & Larose, 2001. Du Café à l’Éternité, Galilée, 2002. Le Grand Temps, essai sur Claude Simon, Presses Universitaires du Septentrion, 2004. Assia Djebar, Adpf, Ministère des Affaires étrangères, La documentation française, 2006. Les Triptyques de Claude Simon ou L’Art du montage, avec DVD-Rom, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009. 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