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Mireille Calle-Gruber
Jacques Derrida,
la distance généreuse
AVEC DEUX DESSINS
DE VALERIO ADAMI
Les Essais
Éditions de la Différence
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Liminaire
« Comment ne pas trembler ? »
« On ne peut ne pas trembler au moment de penser, d’écrire et surtout de prendre la parole, en particulier quand, faute de force et de temps, on le fait de
façon plus ou moins improvisée1. »
Ce fut la dernière scène.
Ce sont les mots de Jacques Derrida lors de la
dernière scène : juillet 2004, Meina, Lago Maggiore,
à la Fondazione Europea del Disegno, Fondazione
Valerio Adami, où il prit la parole.
Il s’agissait du Séminaire Ekphrasis qui est aussi
un Symposium, le Banquet de l’amitié, des arts et de
la pensée. Moments de grâce.
« Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique2. »
Une fois encore, Jacques Derrida parlait, en ami de
1. Jacques Derrida, « Comment ne pas trembler ? », dans
Annali. Fondazione Europea del Disegno (Fondazione Adami),
a cura di Amelia Valtolina, 2006/II, respectivement p. 91 et 93.
Ce texte a été transcrit et édité par Simone Regazzoni.
2. Cité par Anne Dufourmantelle dans Anne Dufourmantelle
invite Jacques Derrida à répondre, De l’hospitalité, Paris,
Calmann-Lévy, 1997, p. 10. Voir aussi Jacques Derrida dans Manifeste pour l’hospitalité – aux Minguettes, Grigny, Éd. Paroles
d’Aube, 1999, p. 113.
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l’hospitalité de Valerio, et son complice de longue date.
Et comme à son habitude, il était tout au travail de minage et de déminage dans la langue – sans complaisance ni naïveté ni pouvoir. Il était tout au tremblement,
c’est-à-dire à la nécessaire défaillance et au non-savoir,
notamment à cette vérité selon quoi « l’artiste est quelqu’un qui ne devient artiste que là où sa main tremble,
c’est-à-dire où il ne sait pas, au fond, ce qui va arriver
ou ce qui va arriver lui est dicté par l’autre3 ».
Derrida, ce jour-là, fit une fois encore le tour du
lexique, de tout le tremblement, ses métaphores ses
catachrèses, la tradition du mystère abrahamite, sans
passer sous silence la peur du tremblement qui lui
arrivait, désormais, par les effets d’une chimiothérapie. En faisant ainsi état de l’ébranlement de l’ipséité,
du séisme dans la langue du sujet, c’est à l’approche
du tout autre « ma mort » qu’il s’essayait.
À l’« adieu ».
Ce tremblement, qui est l’autre nom de la
déconstruction, est à l’entièreté du sujet ce que le retrait de l’écriture est à l’écriture. Le cheminement de
toute la distance des tours de phrase : où laisser que se
frayent, à l’insu, des voies nouvelles dans la langue.
C’est une distance généreuse. L’expression est de
Derrida à propos d’Edmond Jabès qu’il dit « très attentif à cette distance généreuse entre les signes4 ».
C’est une distance généreuse – alors même qu’il
y a absentement, discontinuité, impossible. Une écoute
insensée ; un passage à l’autre, inconditionnel. La mort
passe entre les lettres, l’écriture fait des sauts périlleux,
la prosodie donne à penser.
3. Jacques Derrida, « Comment ne pas trembler ? », p. 97.
4. Jacques Derrida, « Edmond Jabès et la question du livre »,
L’Écriture et la Différence, Paris, Éd. du Seuil, 1967, p. 108.
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La question du facteur d’écriture chez Derrida
est donc ce qui requiert les pages ci-après. Autrement
dit, sa recherche d’une puissance poématique (énergie, « puissement », feu et cendre) qui est à libérer
dans les concrétions du sens. Car il procède par des
lectures configurantes, illimitées, où la philosophie,
la poétique, le politique, indissociables, font événement d’écriture5. Un lieu d’insistance s’y dessine, à
la croisée du texte littéraire, du champ des sciences
humaines, de la critique et de la théologie. L’espace
où vit et balbutie la langue pensive.
C’est donc par la lecture et ses réécritures, à mon
tour, que je tente ici de me laisser habiter cette distance généreuse entre les lettres du texte Derrida.
Une éthique de la critique y est en jeu, d’emblée.
S’essayer à frayer des voies dans la langue Derrida,
ne va pas sans une déclaration de responsabilité, la
plus désarmée qui soit, la seule qui ne préjuge ni ne
prédestine – elle se tient au seuil, un murmure :
« Comment ne pas trembler ? »
5. Voir l’entretien de Jacques Derrida avec Mireille CalleGruber, « Scènes des différences. Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d’écriture » (1996). Repris
dans « La différence sexuelle en tous genres », revue Littérature, n° 142, juin 2006, p. 16-29.
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DONNER, DIT-IL
Et nous sommes comme des fruits. Nous
pendons haut à des branches étrangement
tortueuses et nous endurons bien des vents. Ce
qui est à nous, c’est notre maturité, notre saveur
et notre beauté.
Rainer Maria Rilke
La scène s’est encore déplacée.
Par le biais du transport métaphorique et d’un double sens, Mémoires d’aveugle1 offre un théâtre – le
cadre, le spectacle des arts graphiques et de la peinture – au phénomène que Jacques Derrida en maints
autres lieux ne cesse de questionner : l’écrire sans
voir. Où s’entend, d’abord, l’aveuglement constitutif
de la langue par quoi les mots signifient en absence
des choses et de tout référent – langue hors-champ,
discourant en voix off et à perte de vue. Car de cette
infirmité la langue, on le sait, tire non moins son pouvoir de fabulation : pouvoir faire croire sur parole(s),
aveuglément, et non pas comme on en croit ses yeux.
Elle maintient, pour ce faire, le lecteur aveugle à son
aveuglement.
1. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et
autres ruines, Paris, Louvre, Édition de la Réunion des musées
nationaux, 1990.
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La théâtralité, c’est-à-dire l’artefact et l’art d’une
certaine mise en scène, visant à mettre en jeu et à
faire voir l’aveuglement de la langue – à en faire jouer
les possibilités par exhaussement, suspens, dépense,
retard des effets sur le dispositif – est partie prenante,
dès lors, dans le nécessaire principe du don qui meut
la pensée derridienne et s’énonce d’un souffle : donner, dit-il. Injonction, réponse absolue, exorbitante,
au souffle près. D’un trait, et d’un retrait aussitôt, ceci :
donner : l’événement de langue. Don sans objet. Donner : rien, sinon ce dire qui ne transite (ne transige)
plus vers quelque chose – à dire, échanger, consommer. Dire le don, donner le don. Sans objet, il ne va
pas non plus sans la syncope du sujet : sujet aboli ou
tiers. Aboli dans l’infini de l’infinitif ; tiers point de
vue de l’énonciation off par rapport à la scène où advient l’événement-don.
Ce que permet ce don de rien c’est, avec l’interruption de la chaîne médiatique, l’entrée en activité –
ainsi qu’on désigne un terrain volcanique – de la langue qui se dit, aveuglée aveuglante, dit ce qu’elle fait,
fait ce qu’elle dit, inscrit le battement voir/ne pas voir.
Bref, la démarche derridienne n’est pas de l’ordre du
dessillement (à l’instar de la caverne et de la lumière
platoniciennes) : elle s’emploie au contraire à faire
ciller le lecteur ou la lectrice devant les significations
et les spectacles mondains que la langue éploie. Battement ciliaire qui est condition même de la vue. En
somme, le texte derridien, on l’a compris, ne prétend
pas « rendre la vue », comme nombre de fables missionnaires et visionnaires qu’exposent les toiles du
Louvre : il rend l’aveuglement, auquel la lectrice est
aveugle. Ou bien encore : œil pour œil, il me rend
(renvoie à) mon regard (d’aveugle) – et c’est ici, on y
reviendra, le possessif qui aussitôt vacille.
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Le texte de Derrida ouvre où ne pas voir2. Ainsi font
tous les dessins catalogués qui exhibent des yeux fermés, yeux bandés, crevés, exorbités et, plus fondamentalement, l’aveuglement même qui est, comme pour
l’écriture, constitutif de l’art du dessin et du simulacre
de reproduction de la vie dont il nourrit ses visions.
Un dessin d’aveugle est un dessin d’aveugle. Double
génitif. Il n’y a là nulle tautologie mais une fatalité de
l’autoportrait. Chaque fois qu’un dessinateur se laisse
fasciner par l’aveugle, chaque fois qu’il fait de l’aveugle
un thème de son dessin, il projette, rêve ou hallucine une
figure de dessinateur ou parfois, plus précisément, quelque dessinatrice. Plus précisément encore, il commence
à représenter une puissance dessinatrice à l’œuvre, l’acte
même du dessin. Il invente le dessin. Le trait alors ne se
paralyse pas dans la tautologie qui plie le même au même.
Au contraire, il est en proie à l’allégorie, à cet étrange
autoportrait du dessin livré à la parole et au regard de
l’autre. Sous-titre de toutes les scènes d’aveugle, donc :
l’origine du dessin. Ou, si vous préférez, la pensée du
dessin, une certaine pose pensive, une mémoire du trait
qui spécule en songe sur sa propre possibilité. Sa puissance se développe toujours au bord de l’aveuglement 3.
Ici, qu’il s’agisse d’écriture ou de dessin – ces
lieux de main à l’œuvre, de manœuvres –, rendre
l’aveuglement consiste à rappeler le fonctionnement
d’une inscription par excédent – trait suppléant et
supplémentaire du geste de mimésis. À savoir :
1. Que le tracé de la représentation comporte la
question de son origine, c’est-à-dire de sa mise en chan2. Ibid., p. 38 : « Je griffonne au volant un titre provisoire, à
usage privé, pour classer mes notes : L’ouvre où ne pas voir, qui
devient à mon retour une icône, soit une fenêtre à “ouvrir” sur
l’écran de mon ordinateur. »
3. Ibid., p. 10. L’italique est dans le texte.
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tier qui le travaille par un processus d’autoréférence.
Le thème y devient phore d’une méta-désignation ;
2. Qu’avec l’autoréflexion qui marque le rapport
d’un écart au même (à soi), le tracé se creuse, s’invagine,
devient matrice ; déborde la représentation. Et que le
dispositif de l’allégorie qui le régit porte à une écriture paradigmatique ;
3. Que la représentation est vouée à l’impropriété :
se réfléchissant, elle se dissocie. La ligne (et ce qu’elle
désigne : il, elle, tu, je) ne s’appartient pas ; se met en
abyme, s’abîme. D’où l’affirmation de Derrida que
sont toujours en jeu le duel – dialogisme et conflit –
et le deuil4. Donner, dit-il, c’est aussi bien, intransitivement, détruire. Le don advient, mais c’est au nom
d’aucun propre et il y va du « simulacre ruineux »
qu’est toute œuvre :
C’est comme une ruine qui ne vient pas après l’œuvre mais
reste produite, dès l’origine, par l’avènement et la structure
de l’œuvre. À l’origine il y eut la ruine. À l’origine arrive
la ruine, elle est ce qui lui arrive d’abord, à l’origine5.
4. Que le mot « mémoires » chez Derrida se moire
de polysémie. D’une part, les Mémoires de l’écrivain
aveugle, c’est-à-dire de celui qui sait qu’il écrit sans
voir6, se disent à plusieurs voix/voies et le don y est
affaire de donnes : battre et redistribuer les constella4. À noter que Jacques Derrida opte pour la forme dialogique de l’écriture dans Mémoires d’aveugle, et que les points de
suspension, au début et à la fin de l’ouvrage, sont la marque
d’une discussion/explication en cours.
5. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, p. 69. L’italique
est dans le texte.
6. « L’œuvre ne donne à voir qu’au travers de l’aveuglement qu’elle produit comme sa vérité » (ibid., p. 69).
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tions élémentaires, à l’infini. D’autre part, la mémoire
de l’aveugle, c’est-à-dire « du trait qui spécule » cependant qu’il s’essaie au spéculaire, n’opère que main
tenant (le graphe, le stylet, le crayon) : c’est donc toujours un tracé sans précédent qui s’efforce à l’anamnèse. Derrida désigne fort bien en quoi l’aveuglement
est un présent. L’œil aveugle offre au regard spectateur une absolue présentification : il ne voit plus, ne
voit pas, ne voit pas encore. La formulation n’est pas
sans faire écho à celle de l’expérience augustinienne
du temps : où le temps phénoménologique est
ponctualisé, présent du passé, présent du présent, présent du futur7.
Tels sont les mécanismes à l’œuvre qui, par l’aveuglement programmé à leur endroit, permettent la
« vue » que donnent du monde dessins, récits, dictions, analyses, essais.
Qu’il s’agisse d’écriture ou de dessin, du Livre de Tobit
ou des représentations qui s’y rapportent, la grâce du trait
signifie qu’à l’origine du graphein il y a la dette ou le
don plutôt que la fidélité représentative. Plus précisément,
la fidélité de la foi importe plus que la représentation dont
elle commande et donc précède le mouvement. Et la foi,
dans son moment propre, est aveugle8.
En somme, dans notre système de représentation,
la vue est vision, la réalité clair-voyance, la lumière
de la vérité croyance, puisqu’il s’agit de renvoyer à
ce qu’on ne peut pas voir en peinture ni en quelque
7. Saint Augustin, Confessions, texte établi et traduit par
P. Labriolle, Paris, Les Belles Lettres, 1961, Livre XX, 26, p. 314.
8. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, p. 36. L’italique
est dans le texte.
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effigie que ce soit. Cela suppose, on y reviendra, un
point de vue sur le spectacle, un regard, la tache aveugle du sujet.
Mais d’abord, il faut noter qu’il y a davantage. Et
que, à l’aveuglement constitutif de la langue, Derrida
en articule un autre, où écrire sans voir est un écrire
par accident : la main trace ici, mais les yeux regardent ailleurs, « autre chose9 ». C’est par l’épigraphe
empruntée à Diderot que Derrida précise ce fonctionnement :
J’écris sans voir. Je suis venu. Je voulais vous baiser la
main […]. Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres […] sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime10.
En ces lignes, l’attention de la lectrice est surtout
retenue par ce qui fait pendant à « écrire sans voir » :
Partout où il n’y aura rien, lisez. La lettre de Diderot
réitère, certes, de façon magistrale, l’injonction du
don : il faudra voir à lire ; ainsi que la ruineuse surprise du trait qui n’est pas pré-visible (ruineuse pour
l’illusion représentative). Mais surtout, la formule
lapidaire fait entrevoir l’énormité du don de rien –
don en acte, toujours s’aban-donnant, se débordant –
en cet aveuglement qui porte à l’im-pré-vu ; à l’insu
et à « l’invu », écrit Derrida. J’ajouterai : à l’indu.
Donner, dit-il est toujours un don indu : il surgit contre
toute attente, contre la règle, contre l’usage. Il passe
l’imagination. Laisse interdit.
9. Ibid., p. 11.
10. Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland, 10 juin 1759 ;
cité par Jacques Derrida dans Mémoires d’aveugle, p. 9.
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DU MÊME AUTEUR
FICTION
Arabesque, Actes Sud, 1985.
La Division de l’intérieur, L’Hexagone (Montréal), 1996.
Midis. Scènes aux bords de l’oubli, Éd. Trois (Québec), 2000.
Tombeau d’Akhnaton, La Différence, 2006.
ESSAIS
Itinerari di scrittura, Bulzoni (Roma), 1982.
L’Effet-fiction. De l’illusion romanesque, Nizet, 1989.
Les Métamorphoses-Butor, Entretiens, Griffon d’argile
(Québec) & Presses Universitaires de Grenoble, 1991.
Photos de racines, avec H. Cixous, Des Femmes, 1994.
La Ville dans L’Emploi du temps de Michel Butor, Nizet, 1995.
Les Partitions de Claude Ollier, avec 33 textes greffés de
Claude Ollier, L’Harmattan, 1996.
Histoire de la littérature française au XXe siècle ou Les
Repentirs de la littérature, Honoré Champion, 2000.
Assia Djebar, la résistance de l’écriture, Maisonneuve &
Larose, 2001.
Du Café à l’Éternité, Galilée, 2002.
Le Grand Temps, essai sur Claude Simon, Presses Universitaires
du Septentrion, 2004.
Assia Djebar, Adpf, Ministère des Affaires étrangères, La documentation française, 2006.
Les Triptyques de Claude Simon ou L’Art du montage, avec
DVD-Rom, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009.
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