le cas de Dresde par M. Denis Bocquet
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le cas de Dresde par M. Denis Bocquet
La reconstruction entre enjeux patrimoniaux, politiques et civiques : le cas de Dresde par M. Denis Bocquet Odile Boubakeur : Bonjour à tous. Nous allons pouvoir reprendre. Je vous invite à prendre place. J'invite nos intervenants à prendre place. Merci à tous de nous rejoindre pour cette troisième et dernière table-ronde de cette journée consacrée au patrimoine dans la guerre, organisée par l'association Mémoires du patrimoine. Je m'appelle Odile Boubakeur. Je suis vice-présidente de cette association. À ma droite, Dominique Misigaro, secrétaire de l'association. Nous avons organisé cette journée, comme je vous le disais consacrée au Patrimoine dans la guerre, qui s'achève sur le cas du patrimoine après la guerre. Nous avons évoqué ce matin la situation du patrimoine pendant la guerre : quelles sont les possibilités de reconstruction ? Et quel en est la prise en charge juridique, législative ? Désormais nous allons davantage aborder les questions éthiques et pratiques avec le cas du patrimoine pendant sa reconstruction. Pour cela nous accueillons dans cette dernière table-ronde Denis Bocquet que je remercie grandement d'avoir accepté cette communication. Pour le présenter un peu, il est historien, urbaniste, auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire de l'urbanisme et sa modernisation en parallèle de l'histoire sociale. Il est l'auteur d'un ouvrage qui s'intitule Dresde, Urbanisme, idéologie urbaine et enjeux de la reconstruction depuis 1945. Denis Bocquet est chercheur en études urbaines à l'École nationale des Ponts et Chaussées. Il est habilité à diriger des recherches. Il ouvre cette table-ronde avec une communication intitulée « Après la guerre. La reconstruction entre enjeux patrimoniaux, politiques et civiques. Le cas de Dresde ». Et je lui laisse la parole en le remerciant à nouveau. Denis Bocquet : Merci beaucoup. Merci pour votre invitation aussi qui m'a fait très plaisir. Le cas de Dresde est un petit peu l'exemple emblématique en ce qui concerne les procédures de reconstruction. Il est aussi un cas limite puisque c'est une destruction extrême. On parle même d'urbicide au sujet de Dresde. C'est aussi un cas limite puisque vous savez que récemment Dresde a même fait un passage éclair dans la catégorie des sites du patrimoine mondial de l'humanité protégés par l'UNESCO. Et donc, au travers de la parabole de cette ville, se pose la plupart des questions dans la prise en compte, la conception et l'évaluation de ce qu'est une reconstruction urbaine et patrimoniale, et puis, comme j'essaierai de le souligner, également idéologique, politique et civique. C'est un point qui me semble extrêmement important pour Dresde. Je commence cette présentation avec une xylographie réalisée par l'artiste florentin Sergio Bierga à la suite d'une discussion que nous avons eu à cet endroit. Sergio Bierga, dont j'avais organisé une exposition à Dresde, a fait pour le livre que je préparais cette xylographie dans laquelle sont venus tous les éléments de cette discussion. Du vrai patrimoine dont on verra qu'il a été détruit en 2010 c'est-à-dire les caves dans lesquelles ont souffert les habitants de Dresde pendant les bombardements de 1945. À gauche, la Frauenkirche reconstruite c'est-à-dire ce beau patrimoine réinauguré en 2006 mais réinvesti d'une grande valeur civique. Et puis autour ce que j'évoquerai aussi une sorte d'écrin que j'appelle néo-néobaroque qui constitue la coquille de cette épaisseur de patrimoine qui a été donnée par la reconstruction depuis 1990 à Dresde. Et puis, là où vous voyez le mot Dresden, c'est la petite cabane préfabriquée de la petite association qui tentait de maintenir Dresde dans l'UNESCO en contraignant les pouvoirs publics à renoncer à un projet de pont. Et donc, en quelque sorte, tout ce dont je vais parler maintenant est contenu dans cette xylographie, y compris la grue d'une reconstruction éternelle qui dure depuis soixante ans. La notion d'urbicide dont je parlais a évidemment des racines antiques. Et, quand on étudie le référent implicite de ces urbicides, Carthage, on se rend compte que les choses sont bien plus compliquées qu'un mythe littéraire a très longtemps présenté, et les archéologues aujourd'hui nous ont appris à lire la destruction puis la reconstruction romaine de Carthage sous un jour nouveau. Et je crois que Dresde doit aussi un peu être lue au miroir de cette nouvelle manière de voir cette dichotomie entre destruction et reconstruction, notamment en insistant sur les enjeux de pouvoir et la manière dont différentes idéologies urbaines et politiques s'incarnent dans la ville reconstruite. Il y a un processus de translation d'une idée, ou d'un mode de conception de la société dans la pierre qui est bien plus complexe qu'on ne l'a longtemps pensé. Et c'est dans ce contexte que je voudrais présenter ces quelques réflexions sur le cas de Dresde. De 1945 à nos jours, Dresde a traversé dans sa reconstruction l'imposition sur son cadre urbain d'un certain nombre d'idées de la ville et on verra que cela va de l'idée de la ville socialiste, idée d'ailleurs plurielle puisque cette idée de la reconstruction socialiste évolue grandement entre 1946 et 1989. Et puis ça va jusqu'à ce néo-néobaroque contemporain, qui est une sorte de vague écho du postmodernisme pourrait-on dire, en passant par l'imposition parfois brutale de l'architecture industrialisée en contexte socialiste sur le patrimoine urbain et sa reconstruction, jusqu'au tournant patrimonial du régime est-allemand que bien peu d'Allemands de l'Ouest prennent en considération, et qui pourtant est très important à Dresde. Combien d'Allemands de l'Ouest n'ai-je pas rencontré à Dresde qui pensaient qu'on avait commencé la reconstruction en 1990 ? Là encore, même au sein du pays, le poids des préjugés sur la reconstruction est extrêmement fort. Cette reconstruction commence par la compréhension de la destruction : d'abord, les raisons du bombardement de 1945, les polémiques immédiates sur le nombre de morts. Il faut savoir aussi qu'entre février 1945, date des bombardements qui détruisent entre 86 et 92% du tissu urbain, et la chute du régime nazi, se passent encore plusieurs mois de reprise en main par la dictature nazie de cette ville détruite. Et donc la reconstruction ne commence pas avec la chute du régime nazi, la reconstruction commence sous le régime nazi. Et je me suis même aperçu que la reconstruction était planifiée par des bureaux d'urbanisme du régime avant le bombardement et que la reconstruction dialogue, en quelque sorte, avec les plans idéologiques et urbains de ce régime pour la ville. Je vais y revenir en parlant du premier plan d'urbanisme. Dans les débats civiques dresdois depuis une quinzaine d'années, une sorte d'ouverture d'un tabou : l'autorisation implicite de réfléchir aux souffrances des Allemands au cours des bombardements. Vous savez qu'il y avait dans la ville au moment des bombardements de février 1945 plus de monde que d'habitants puisqu'il y avait déjà des dizaines de milliers de réfugiés qui fuyaient l'avancée de l'Armée Rouge, et donc, ont été coincés dans les caves de cette ville des dizaines de milliers de personnes dont la souffrance n'était exprimée depuis la chute du régime est-allemand que par les néo-nazis. Et donc il y avait une sorte de démonisation de la souffrance et puis d'instrumentalisation politique d'un autre côté. Et ce n'est que récemment que Dresde a exprimé d'une manière différente cette souffrance. Et tout cela est à prendre en compte dans l'évaluation de l'épaisseur civique d'un processus de reconstruction qui, sinon, peut paraître très minéral, très déshumanisé. Deux points me paraissent importants dans cette prise en compte de la souffrance des habitants : le livre Der Brandt de Georg Friedrich qui pour la première fois rouvrait le débat sur les raisons du bombardement et le ciblage des populations civiles et, enfin le point final à des décennies de controverse sur le nombre de morts puisque la propagande nazie avait évoqué le chiffre de 200000 morts en 1945. Il y avait ensuite eu une commission d'enquête sous le régime communiste qui établissait le nombre de morts à 35000. Et cette commission d'historiens qui a rendu son rapport en 2010 a définitivement fixé ce chiffre à 27000, à la fois exprimant de manière reconnue cette souffrance et mettant fin aux élucubrations extrémistes qui ont été instrumentalisées. Pour comprendre la reconstruction, il est également important de comprendre cette notion de table rase. À Dresde, plus important encore que la ruine, me semble frappante cette image après déblaiement. On est là en 1953, huit ans après le bombardement et on voit l'ampleur de la page blanche, de la table rase. On a là tout le centre-ville pris depuis le beffroi de la mairie puisque ce beffroi servant de mire aux bombardiers alliés avait été pratiquement le seul édifice préservé. Voici avant déblaiement, toujours le même endroit, la ruine, une image qui évoque le Berlin de 1945 aussi. Et ce chantier qui a duré huit ans de déblaiement du centre-ville avec établissement d'un réseau de chemin de fer pour dégager les gravats. Donc une entreprise énorme de table rase qui est déjà elle-même porteuse d'un certain nombre de décisions pour la reconstruction. Le choix de déblayer évidemment n'est pas un choix neutre et est déjà un choix motivé par une idée de ce que dit être la reconstruction. Et entre « ce qui tient encore debout pourrait être reconstruit » et « ce qui gêne » et « ce qui est totalement détruit », le curseur varie selon les époques et est porteur de notations idéologiques très fortes et de représentations sur la ville. Voici établit par le conseil municipal en 1946 la carte des destructions avec en noir les destructions totales. Et donc c'est dans cette veine que j'ai tenté d'étudier Dresde et je pense que c'est en ce sens que Dresde peut être utilisée pour des discussions sur une autre idée du patrimoine après la guerre. Les premières décisions pour la reconstruction doivent aussi être comprises dans un contexte que peu d'observateurs extérieurs ont sur la ville de Dresde. Dresde et son patrimoine ne se résument pas à la ville du baroque de la cour saxonne. Dresde était au début du XXème siècle aussi une grande ville du modernisme européen, symbolisée notamment par la cité-jardin d'Hellerau, symbolisée par le Hygienemuseum qui était dans l'architecture des années 20 et 30 une sorte de manifeste du modernisme. La reconstruction est aussi marquée par les projets nazis et notamment par ceux du conseiller municipal Paul Wolf qui, sous le régime nazi, avait déjà fait le plan de dégagement en évoquant l'hypothèse de bombardements qui pourraient y aider (c'est frappant quand on va aux archives) permettant de mieux reconstruire une ville telle que conçue dans l'imaginaire nazi, notamment autour de ce Gauforum de l'architecte Wilhelm Kreiz. Autre moment crucial de la reconstruction : la prise en mains de la mairie par la minorité communiste au conseil municipal, appuyée par l'Armée Rouge. Et là, on a une sorte de triple représentation de la ville. Il y a les conservateurs démocrates-chrétiens insistant sur l'aspect baroque de la ville qui sont mis de côté. Il y a les modernistes, au sens de mouvement moderne en architecture, dont les communistes se méfient beaucoup mais qui sont en même temps culturellement dominants à cette époque. Et puis il y a les conservateurs communistes qui vont mettre plusieurs années à prendre le dessus et à élaborer une nouvelle idéologie de la ville. Et le tout se présente dans une exposition internationale d'urbanisme en 1946 qui imagine la reconstruction. Cette reconstruction, notamment ici dans la vision de Hope, est pensée par ceux qui dominent culturellement le paysage de l'architecture, est pensée comme, profitant de la table rase, comme une juxtaposition des idées les plus extrêmes du modernisme sur la ville. Ainsi cette trame en croix ne reprend rien de la ville baroque. En même temps, après cette saison de 1946-1948, autour de la reconstruction du Altmarkt c'est-à-dire la place du Vieux Marché, au cœur de la ville, se joue la première médiation culturelle au sein du nouveau régime. Et c'est le triomphe sous de ce qu'on peut appeler le style national communiste d'un conservatisme évoquant le passé baroque de la ville tout en n'en respectant pas la trame. C'est essentiellement l'œuvre de l'architecte Schneider qui parvient à adapter sa rhétorique moderniste à l'attente politique, mais qui est aussi une attente culturelle, des membres dominants du parti unique. J'ai l'impression aussi que dans cette médiation culturelle en est venue une autre avec les démocrates-chrétiens modérés qui ont trouvé une place dans les structures de conservation du patrimoine au sein du nouveau régime et qui sont la voix civique locale. Dans la mise en place de ce qui devient le Altmarkt se joue dans la reconstruction cette triple médiation culturelle. La place doit être suffisamment grande pour les manifestations de propagande du régime (en gros, c'est le calibre 100000 personnes). Une fois que la conscience civique locale donne ça aux bureaucrates de Berlin, le reste est négociable. Donc on est loin de l'imposition d'un style qui viendrait uniquement de Berlin, et on est plutôt dans une demi-mesure. Ça va être longtemps le seul quartier reconstruit de la ville. À mon sens, il est bien plus hybride qu'on ne l'a longtemps dit. Voici la pose de la première pierre en 1953. Vous voyez c'est la sortie de la table rase avec une manifestation de propagande mais qui a aussi, et je m'en suis rendu compte dans les entretiens avec les gens qui ont vécu cette période, une dimension sincèrement civique autour de la reconstruction de la ville. Ensuite, l'autre tournant qui vient très vite, et ça les architectes l'ont assez peu vu venir, et en symbole un numéro de la revue d'architecture est-allemande qui s'appelle Deutsche Architectur qui fait un petit peu le point au milieu des années 50 sur ce nouveau style national communiste et puis au moment où la revue est sous presse arrivent les nouvelles directives du parti : il faut industrialiser l'architecture et toute la reconstruction doit se faire avec des modules préfabriqués construits en usine. Et, là encore, on insère un nota bene dans la première page de la revue pour dire qu'il y a un tournant idéologique mais que c'est trop tard, c'est sous presse. J'ai suivi cette médiation culturelle nouvelle entre ces ordres qu'on peut dire venus de Moscou, venus de BerlinEst et ce qu'on en fait sur place. Comment essaie-t-on avec ces modules préfabriqués de faire quand même quelque chose qui évoque le baroque et puis de remettre un petit peu une trame ? Et là j'ai tenté à la fois de suivre la conscience civique locale, et puis suivre aussi l'impact entre des mots d'ordre violents et des accommodements locaux, notamment autour de ce qui est resté comme le symbole de la destruction, la Sophienkirche. Là on voit le dirigeant du parti unique prendre cette église sur la maquette de la ville et la mettre à la poubelle : donc c'est l'acte le plus violent d'une reconstruction qui nie le patrimoine. Cette église est détruite en 1963 et, en même temps, c'est la seule détruite. Les autres sont laissées à l'état de ruine, et certaines sont reconstruites. Car les Allemands de l'Ouest ont l'idée que les Allemands de l'Est ne reconstruisaient pas les églises. Il y a celles qui étaient reconstruites et puis je me suis aperçu qu'il y a aussi celles comme la Frauenkirche qui étaient sauvées en étant laissées à l'état de ruines à valeur de mémorial du bombardement. Et c'est peut-être une demi-mesure, une négociation avec la conscience civique locale, une conscience que j'ai tenté de suivre à travers la carrière dans les instances étatiques est-allemandes de sauvegarde du patrimoine de gens démocrates-chrétiens évangéliques qui s'accommodaient comme ça avec le régime, qui bénéficiaient d'une certaine liberté de parole. On avait par exemple le droit de publier dans une revue d'architecture une critique du style national ou une critique de l'industrialisation. En même temps, ils perdaient souvent dans la décision, mais réussissaient quand même à introduire parfois une dimension de médiation. C'est ainsi que j'ai essayé de mettre plus d'épaisseur sociale et civique dans l'analyse de ces processus de reconstruction. Vient ensuite l'impact, autre césure idéologique, entre reconstruction et l'utopie urbaine socialiste. Et là c'est la Prager Strasse. Alors la chance de Dresde c'est que cette utopie urbaine socialiste arrive suffisamment tard (c'est la troisième saison de l'idéologie socialiste en quelque sorte) pour être piétonnière. Donc là encore ça n'est pas une grande avenue à la moscovite, c'est à la Rotterdam. Le modèle c'est Rotterdam. Certes ça évoque la dalle, en même temps, c'est une grande avenue piétonnière qui mène vers le centre baroque avec la limite que ce centre baroque est délimité par un nouveau ring, que l'historicisme est circonscrit à l'intérieur de ce ring, et qu'autour doit se déployer la rhétorique de la ville socialiste. Voici cette ville socialiste de la Prager Strasse. Et c'est la quatrième saison rapidement que je voudrais évoquer : celle du tournant patrimonial en RDA. Alors on connaît ce tournant patrimonial autour de Berlin 1987 : l'acceptation du Berlin féodal dirait-on dans le discours communiste marxiste de cette époque, du Berlin de cour, du Berlin bourgeois etc. On arrête la table rase et on commence à restaurer la trame ancienne, les bâtiments anciens. Il y a le même type de tournant à Dresde avec la différence que là la table rase est générale. Et donc j'ai voulu montrer comment une nouvelle génération d'architectes autour d'un certain nombre de projets étatiques a réussi à imposer une nouvelle vision du patrimoine. C'est notamment le cas de Hänsch. Il est extrêmement intéressant parce qu'il a fait dans les années 60 la Maison de la Culture socialiste, qui peut apparaître comme une négation de l'héritage historique baroque, même si certains détails invitent à voir ce modernisme au miroir du baroque. Mais en même temps c'est très fin. Il prend le tournant patrimonial au sein du régime communiste avec la restauration du château. Alors, une première demi-mesure avait été de ne pas raser les ruines au début des années 60. Et en vue du quarantième anniversaire du régime en 1979 le château est restauré et réinauguré. C'est un des plus grands chantiers d'Allemagne de l'Est. Autre grand chantier : l'inauguration avec reconstruction presqu'à partir de zéro du Semperoper. Et là encore cela devient à la fois l'opéra le plus moderne d'Europe, dit-on à l'époque, et une reconstruction qui va dans les archives chercher les plans anciens, qui remet au goût du jour les métiers de tailleur de pierre, de sculpteur etc. anciens avec la fondation d'une école du patrimoine. Donc c'est un grand tournant patrimonial pour le régime, toujours sous la houlette de l'architecte Hänsch. Et puis, il y a ce tournant post-moderne en Allemagne de l'Est avec les premières privatisations, les premiers partenariats publics-privés, avec notamment cet hôtel qui est un partenariat public-privé avec une entreprise de construction suédoise. Vous savez que les Suédois étaient à la fois un pays socialiste et un pays capitaliste. C'était donc assez adapté à ce type de rhétorique pour l'Allemagne de l'Est mais, en même temps, c'est concrètement une privatisation partielle de la reconstruction. Et puis, du façadisme néo-baroque. Et donc c'est un tournant que beaucoup de monde pense qu'il a été pris bien après la chute du mur de Berlin : en fait ça a commencé au milieu des années 80. Il en va de même pour l'hôtel Hilton de Dresde, juste à côté du château. Et puis, il y a cette sorte de prémonition de ce qu'il allait advenir après la chute du mur, notamment avec ce concours entre 1987 et 1989 où on a là une équipe bulgare d'urbanistes qui propose la reconstruction de la Frauenkirche et la constitution d'un écrin néo-baroque évoquant la trame ancienne autour. Alors la place est un petit peu réduite. On n'est pas dans la reconstruction, disons dans la reconstitution de la trame. En même temps, c'est là où le régime est arrivé. Ce projet a obtenu le premier prix d'urbanisme en 1989. Donc la transition avec la période postréunification est extrêmement fluide, plus qu'on ne l'a longtemps pensé. C'est pour ça qu'il me semble qu'il faut relativiser notre vision de ce qui s'est passée depuis la réunification. Depuis la réunification, il y a la reconstruction de la Frauenkirche à l'identique selon les plans anciens. Il y a autour de la Frauenkirche, inaugurée en 2006, ce que j'appelle du néo-védutisme c'est-à-dire qu'on ne s'inspire pas du plan ancien pour faire la trame de l'écrin néo-néobaroque autour de la Frauenkirche mais on s'inspire des vedute de Canaletto. Vous savez que Canaletto a marqué la vie artistique de cour à Dresde. Et c'est le référent visuel de cette nouvelle saison baroque à Dresde. Les urbanistes ont beaucoup plus travaillé sur ce type de perspective que sur le plan ancien qui, de toute façon, n'existait pas. Donc entre 2006 et 2013 ont été inaugurés les différents blocs d'évocations néo-baroques autour de la Frauenkirche. Autre aspect important pour la reconstruction me semble-t-il : c'est la parabole du passage de Dresde dans la catégorie des sites protégés par l'UNESCO parce que ce passage de Dresde pose la question il me semble de l'authenticité. Vous savez qu'à la suite de la Convention de Nara l'authenticité est devenue l'un des critères essentiels dans l'évaluation des sites candidats à entrer dans cette liste. Du coup il est difficile de savoir comment aborder le cas d'une ville reconstruite, qui est fausse. Alors, dans le cas de Varsovie, il y a l'unité et puis il y a le référent historique : respect du plan, même si pour Varsovie on a montré qu'il y avait à discuter, respect du langage visuel etc. Il y a sinon un projet moderniste qui tient d'un bloc : une ville reconstruite selon un projet moderniste d'après-guerre. Mais Dresde, hybride comme cela, qui a traversé des idéologies parfois brutales, qui est le résultat de médiations rarement univoques rentre mal dans ces catégories. Et, du coup, Dresde a été classée entre 2009 et 2010 au titre de site naturel harmonieusement humanisé. Et donc voilà c'était une demi-mesure. On ne sait pas quoi faire de cette ville qui n'est pas authentique. Donc ça ne peut pas marcher. Elle n'est pas non plus un projet de reconstruction univoque : ça ne peut pas marcher. Et donc on a classé les rives de l'Elbe comme site naturel. Mais ces rives de l'Elbe sont hautement humanisées depuis la Préhistoire et elles déroulent le tapis de la chronologie jusqu'à nos jours. Et puis il y a un risque. Si l'on est un site naturel et que l'on veut construire un pont au milieu, il y a litige. Et là, le cas de Dresde immédiatement et on peut même dire avant son classement (puisque le classement a été demandé par des opposants à ce projet de pont, et l'UNESCO s'est laissée instrumentaliser aussi puisque la demande de classement venait d'une partie des associations civiques locales pour faire échec à un projet de pont). Et l'UNESCO n'a pas désamorcé le conflit local avant d'émettre son jugement qui devenait institutionnel, international etc. Et elle n'a pas su le désamorcer après autrement que par un carton rouge d'expulsion. Et donc la construction de ce pont a marqué la limite du passage de Dresde dans cette catégorie, un passage dans lequel la ville n'était que la zone tampon de la zone naturelle, vous savez ce qu'on appelle dans le langage de l'UNESCO la bubble zone. J'ai suivi ces débats pendant plusieurs années. J'étais sur place. J'ai reçu la plupart des protagonistes. Et mon impression est celle de l'inadéquation des procédures de l'UNESCO à la fois en amont pour désamorcer les mines avant que le classement ne fige le paysage, et puis en aval, aucune autre procédure que le stop ou encore qui fait que l'on vit encore dans une conception de la ville qui ne sait pas prendre en compte le cas de Dresde. Pourtant cette ville... Voilà, il y a pleins de choses qui sont insatisfaisantes pour un regard extérieur, il y a ce style : du style national communiste au style post-moderne néo-baroque, rien n'est vraiment satisfaisant d'un point de vue esthétique, d'un point de vue de l'histoire de l'art, de l'architecture etc. Tout est frustrant. En même temps, il y a aussi une autre frustration qui fait que cette ville réhistoricisée n'est pas habitée. On a reconstruit dans ce périmètre de 800 mètres de diamètre de manière historicisée, mais on a relogé les habitants autour dans ce que les Allemands appellent du PlatinBau (du HLM). Et il y avait une dichotomie très forte entre le lieu de vie et le lieu patrimonialisé. En même temps, je me suis rendu compte qu'à chacune des phases de la reconstruction, l'influence de la conscience civique locale était très forte même dans des situations de dictature, même dans des situations de crises, de conflits où il y avait toujours des processus de médiation et où même des choses pas tellement heureuses en terme d'architecture ou d'histoire de l'art en arrivaient à revêtir une épaisseur de conscience patrimoniale qui existe et qui mérite le respect. Dresde me semble dans une autre catégorie des reconstructions d'après-guerre à la fois de constante demi-mesure, résultat d'accommodements entre des idéologies très fortes et une vie locale, et le résultat, en sous-main, de la persistance de cette vie civique locale et de son incarnation dans la pierre, bien plus complexe que dans une incarnation qui ne serait que de l'authentique. Voilà, du faux peut aussi avoir une vraie épaisseur patrimoniale et civique. Et il me semble que l'exemple de Dresde l'illustre. Odile Boubakeur : Merci beaucoup Denis Bocquet pour cette relecture de la reconstruction de Dresde qui met en lumière dans une perspective humaniste avec la pluralité des parties prenantes une histoire très intéressante avec cette invention de la conscience civique urbaine pour inventer un avenir à travers les successions de régime. C'était vraiment une communication très intéressante. Je laisse désormais la parole au public pour voir si des questions ont germé parmi vous, pour répondre à la communication qui vient de nous être faite. La première question est difficile donc je vous propose de passer tout de suite à la deuxième question. Dominique Misigaro : Ça doit être extrêmement clair et complet. M.X : Vous êtes professeur c'est ça, docteur. Enfin vous êtes habilité à diriger des recherches. Excusez-moi je bégaie un peu, parce que je n'ai pas assisté au début mais j'ai été très intéressé par la fin parce que comme ça touche à l'urbanisme et aux crises finalement, aux risques, aux catastrophes comme la guerre. Moi personnellement je travaille beaucoup dans le management for hazard, le management des catastrophes, et donc c'est vrai quand il y a une crise comme cellelà où l'urbanisme et les bâtiments sont touchés, on a beaucoup d'exemples, on a Haïti par exemple. Je m'éloigne peut-être un peu du sujet de l'Europe mais c'est un petit peu la même chose j'imagine. Quand on a le tsunami, comme on entend souvent dans les médias, les bâtiments sont détruits très souvent et donc on reconstruit dans l'urgence. Alors, j'ai raté le début de la séance malheureusement et je n'ai pas une grande culture sur Dresde et c'est pour ça que vous allez me corriger. Mais j'essaie quand même de trouver des points communs avec votre expérience personnelle. On construit dans l'urgence, et c'est vrai que très souvent le bien-être des populations n'est pas pris en compte. Et c'est ça le drame. Si vous prenez la question d'Haïti actuellement, les gens sont toujours à courir après leur bien-être, après leurs besoins de base. Et puis, deuxième chose qui est peut-être une question aussi. Est-ce-que vous avez suivi le reportage qu'il y a eu à la télévision il n'y a pas très longtemps sur le mur de Berlin ? On a voulu l'enlever et la population a dit non, nous on veut le garder. Alors qu'en pensez-vous, vous ? Denis Bocquet : Alors sur l'aspect urgence pour les populations, l'urgence traitée par le régime est-allemand et c'était son thème politique principal, c'était le logement pour les habitants dont il a été décidé qu'il se passerait hors de la zone patrimonialisée. Et on peut dire, et là il y a une forte ironie, que le régime a réussi son pari de relogement des habitants puisque les derniers citoyens est-allemands sur la liste d'attente des HLM ont reçu leur appartement à la fin de l'hiver 1989, sauf qu'il n'y avait plus de régime. Voilà. Mais disons que l'urgence pour les habitants a été traitée en quarante ans, mais traitée hors de ce cadre patrimonial, sous forme de HLM dans la ville socialiste. Ça a absorbé une part importante des ressources d'un pays en crise presque constante. Sur la patrimonialisation du mur de Berlin, oui, je suis allé assister à cet événement et c'était frappant là encore la communion patrimoniale autour de ce lieu, aussi bien sur le symbole du mur que surtout aussi sur le symbole de toute l'histoire de l'art du graffiti qui le badigeonne. Et là il y a avait aussi depuis longtemps à Berlin, la dernière fois c'était sans doute le Palas des Republik c'est-à-dire la destruction pour reconstruire un faux château des Hohenzollern. C'était la destruction d'un bâtiment du régime est-allemand. Ça faisait longtemps qu'il n'y avait pas eu à Berlin de communion comme ça autour d'un objet paradoxal de la conscience patrimoniale. Odile : Une autre question ? Mlle X : Moi je voulais juste revenir sur le... Parce que je pense que votre intervention parle beaucoup des thématiques de mémoire. Est-ce-que la ville aujourd'hui met en scène, là je parle vraiment des élus, cette mémoire du bâti un peu controversée ? Est-ce qu'on utilise les ponts ? Estce qu'on les montre à la population ? Est-ce qu'on les met en scène ? Est-ce qu'on les érige sur des grilles, sur des espaces ? Qu'est-ce qu'on fait de cette mémoire absente des lieux habités ? Denis Bocquet : Alors oui il y a constamment des expositions d'urbanisme. Il y a vous savez ces barrières de chantier qui sont aussi des expositions qui expliquent. Il y a toute une pédagogie de la reconstruction. Mais il me semble que l'aspect le plus brûlant à Dresde est le traitement de la mémoire du bombardement. Et là il y a une résolution, une solution en quelque sorte en 2011, puisque jusque-là c'était constamment en février arrivent les néo-nazis en ville pour commémorer le bombardement. Et puis la ville est sous le feu des médias internationaux, vit dans la honte etc. et en même temps ne peut pas commémorer elle-même sa propre mémoire du bombardement. Et il y avait des contre-manifestations d'extrême-gauche. Donc c'était les néo-nazis contre l'extrêmegauche. Et en 2011 finalement, parce que c'est une ville conservatrice chrétienne-démocrate, finalement la maire chrétienne-démocrate a décidé de faire une chaîne humaine autour de la ville pour empêcher les néo-nazis de venir occuper l'espace urbain reconstruit et imprimer leur marque idéologique sur la mémoire de la ville. Donc on est sorti de cette dichotomie entre néo-nazis et contre-manifestations d'extrême-gauche. Et disons que l'opinion politique dominante chrétienne démocrate a repris en main ce moment crucial, car tous les ans c'était un traumatisme en février. Que va-t-il se passer pour la commémoration du bombardement ? C'est vraiment à ce moment-là, au milieu de la ville reconstruite où presque personne n'habite, que finalement récemment a été trouvée une solution. Mlle X. : Bonjour j'avais une autre question concernant la reconstruction de Würzburg qui est une autre ville qui a souffert un peu comme Dresde, enfin... qui a été rasée par les bombardements, mais qui s'est trouvée en zone américaine après la fin de la guerre. Et là, les Américains avaient deux options. Ils avaient envisagé un moment de la laisser en ruines comme témoignage de la guerre, et aussi comme moyen de punir la population locale. Et finalement, peut-être aussi, je ne sais pas ce qu'il en est par rapport à Dresde, mais de reconstruire à l'identique mais dans un style néo-baroque puisque c'est une ville qui était un peu dans le même contexte. Et dans ce cas-là, comment les deux restaurations se sont-elles articulées ? Dresde s'est-elle référée à Würzburg et/ou vice-versa ? Denis Bocquet : Alors non le modèle n'a pas fonctionné de cette façon-là. Moi sur Würzburg j'ai beaucoup lu mais je n'ai pas vu moi-même les archives. En même temps j'ai visité la ville, j'ai lu ce qui existe. Et moi je crois que les deux exemples invitent à relativiser la force des modèles. Et c'est un petit peu... C'est quelque chose que j'ai sauté toute à l'heure. C'est quelque chose que j'ai appelé... C'est l'histoire de Samuel Blumenfeld qui est l'architecte américain envoyé en Allemagne pour donner le modèle de reconstruction à l'américaine dans l'Allemagne de la fin des années quarante et du début des années cinquante. Or qui est ce Samuel Blumenfeld ? C'est un Berlinois, exilé à Moscou car communiste dans la deuxième moitié des années 30, après l'arrivée des nazis, qui devient un des grands architectes du Moscou stalinien et qui, ensuite, au moment des purges staliniennes, s'exile aux États-Unis où il devient architecte municipal de la ville de Philadelphie. Et en tant que juif berlinois parlant parfaitement allemand et fonctionnaire municipal d'une grande ville américaine, il est choisi dans le cadre du plan Marshall pour aller diffuser la bonne parole de l'urbanisme américain en Allemagne. Mais voilà on se dit : tiens, qu'est-ce-que c'est que cet urbanisme américain dont il va donner le modèle ? Et puis, son itinéraire continue d'être intéressant puisque son passé communiste le rattrape. Il est déchu de sa nationalité américaine et il doit s'exiler au Canada où il devient architecte municipal de la ville de Toronto. Et donc voilà, la question des modèles dans l'après-guerre est plus compliquée. Il n'y a pas de dialogue Würzburg – Dresde. Mais en même temps qui vient de Moscou ou qui vient de Washington ? Les itinéraires sont très compliqués, d'autant plus que dans les bureaux d'urbanisme, moi j'ai étudié ceux de Dresde. Dans les bureaux de l'urbanisme de Dresde, il y a des fonctionnaires qui ont fait carrière sous le régime nazi qui cohabitent avec des exilés qui reviennent de Moscou, d'Ankara, de Mexico... Donc la question des modèles est très compliquée. Un couple est-ouest qui a été significatif dans les années 80 et au début des années 90, c'est Hambourg – Dresde. Là, il y a eu un jumelage dès le temps du régime communiste, qui s'est prolongé au-delà, un jumelage qui a eu une influence dans la diffusion en Allemagne de l'Est de ce qu'on appelle les méthodes d'un urbanisme doux, qu'on appelle aussi en allemand la reconstruction critique. Là il y a eu un dialogue mais plus tardif et je le situerais plutôt à Hambourg. Odile Boubakeur: Je vous propose de continuer plutôt. Merci d'avoir répondu de façon si détaillée à nos trois questions. Merci beaucoup.