La Méchanceté - François Flahault
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La Méchanceté - François Flahault
LA MÉCHANCETÉ François Flahault Descartes & Cie 1998 Traduction anglaise : Malice, éditions Verso, Londres, New York, 2003 1 4e de couverture À la question de la méchanceté humaine, écrit Primo Levi, que répondre ? La raison ne suffit pas à rendre pensable l’illimitation de notre espace psychique et son possible investissement par un désir sans bornes. Il faut, par imagination active, entrer dans le champ des tensions qu’engendre le fait même d’exister, d’exister avec les autres ou contre les autres. Aussi l’auteur s’est-il laissé guider par des récits de fiction dans lesquels ces tensions se traduisent par un enchaînement destructeur. En particulier le fameux roman de Mary Shelley, Frankenstein, où l’on peut entendre des raisons d’être méchant que la raison ne connaît pas. Et que nos bons sentiments préfèrent ignorer. 2 Introduction L'un des survivants d'Auschwitz, Primo Levi, s'est souvent rendu dans des lycées pour apporter son témoignage de vive voix. Au début des années 80, il avouait sa gêne devant les questions que lui posaient les élèves : "Et maintenant, je voudrais vous le demander, sauriez-vous répondre à cette question : pourquoi fait-on la guerre? pourquoi torture-t-on ses ennemis, comme le faisaient les Romains et comme l'ont fait les nazis? (...) Eh bien, moi, je ne sais pas répondre, sauf par des généralités vagues sur le fait que l'homme est mauvais, qu'il n'est pas bon. Sur cette question qu'on me pose souvent, de la bonté ou de la méchanceté humaine, comment répondre?"1 Primo Levi était sans doute mieux préparé à répondre à des questions savantes qu'à cette question naïve. Les questions "savantes" se ramènent à peu près à celle-ci : Quelles sont les conditions historiques, sociales, idéologiques, organisationnelles, etc. qui permettent l'enclenchement et le déploiement d'une logique de la destruction? Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, on s'est beaucoup posé cette question. Elle relève des sciences humaines, et ce sont évidemment surtout des historiens qui l'ont étudiée, cherchant à comprendre comment les nazis avaient pu en venir à exterminer des millions d'êtres humains qui n'étaient aucunement engagés dans la guerre. Cependant, lorsque nous prenons connaissance de ces faits ou d'autres comme les massacres qui ont eu lieu au Rwanda ou qui Le devoir de mémoire, entretien avec A. Bravo et F. Cereja, Mille et une nuits. 1995, p. 40-41. 1 3 se produisent Algérie, ou encore, plus banalement, lorsque notre attention est attirée par un fait divers qui implique haine, violence ou cruauté, nous ne nous posons pas seulement des questions "savantes". Nous réagissons aussi comme les élèves dont parle Primo Levi, car ces faits singuliers jettent un trouble sur l'idée que nous nous faisons de l'être humain en général. Ainsi, derrière la question à laquelle répondent les sciences humaines rôde toujours, en arrière-plan, une interrogation "naïve" qui, en fait, est une interrogation philosophique. On pourrait la formuler ainsi : Quelle est l'amorce intérieure de la méchanceté humaine? C'est à cette question que le présent livre est consacré, une question qu'il est est aujourd'hui nécessaire de poser. En effet, la tentation de l'éluder - c'est-à-dire, au fond, la vieille tentation de s'auto-idéaliser - ne conduit pas seulement à toutes sortes d'errements individuels, elle soutient également la croyance en des illusions partagées par un grand nombre. Celles-ci, on l'a beaucoup dit, sont désastreuses lorsqu'elles orientent l'idéal politique de sociétés entières2. Mais dangereuses aussi lorsqu'elles s'effondrent car alors les bonnes volontés, qui avaient appris à associer le désir du bien avec l'idéalisation, ou bien perdent le ressort qui les animait, ou bien, pour ne pas le perdre, maintiennent au fond d'elles mêmes une idéalisation à laquelle elles font seulement semblant de renoncer. Les formes de pensée contemporaines - en tous cas celles qui sont marquées par l'esprit des Lumières et l'humanisme progressiste des deux derniers siècles - tendent à éluder la question de l'amorce intérieure de la méchanceté. On peut voir un exemple de cette Voir par exemple F. Furet, le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995. 2 4 propension dans ce qui s'est récemment publié sur les crimes du communisme, ou plutôt dans les leçons que les lecteurs croient souvent devoir tirer de telles études : dans des pays très différents les uns des autres mais qui avaient en commun le fait d'être sous un régime communiste, le bilan des crimes qui ont été commis est accablant ; décidemment, l'idéologie léniniste se révèle aussi désastreuse que celle de Hitler. Pris en lui-même, cet enchaînement d'idées n'est pas faux ; mais il le devient lorsqu'il porte à croire que ce sont les mauvaises valeurs et elles seules qui sont à l'origine des maux que les humains s'infligent les uns aux autres ; et qu'en l'absence de ces idéologies pernicieuses, l'humanité échapperait à la méchanceté. D'abord en effet, ce ne sont évidemment pas seulement les mauvais principes qui conduisent les humains à se faire du mal les uns aux autres : d'autres facteurs (comme la brutalité des rapports de force économiques, la désorganisation politique, l'incompétence et l'irresponsabilité généralisées) sont également susceptibles d'y conduire. Ensuite, rien ne prouve que des facteurs extérieurs soient seuls en cause et qu'aucun facteur intérieur à l'être humain ne doive être pris en considération. Non seulement cela n'est pas prouvé, mais les crimes, les massacres ainsi que les innombrables manifestations de méchanceté banale qui jalonnent la vie quotidienne et l'histoire de toutes les sociétés humaines nous invitent fortement à envisager l'hypothèse inverse - c'est-à-dire à nous poser la question que les lycéens adressaient à Primo Levi. Pourquoi donc la pensée savante, la pensée éclairée tend-elle à éluder une question que, pourtant, tout le monde se pose? La propension humaine à l'auto-idéalisation n'est pas seule en cause : c'est à travers une histoire spécifique que son action s'est exercée. La question de l'amorce intérieure de la méchanceté a été explorée par 5 tout un courant de la pensée européenne depuis Saint Augustin, et il se trouve que ce courant est celui contre lequel la pensée des Lumières (qui est encore dans une large mesure la nôtre) a lutté et s'est imposée. Le courant augustinien a pensé la méchanceté humaine dans le cadre de la doctrine chrétienne de la Chute et du Salut, en insistant sur la déchéance causée par le péché originel. Cette conception pessimiste de la nature humaine s'articule à une théologie de la grâce divine (l'homme, trop corrompu, ne pouvant se sauver par ses propres forces) ainsi qu'à une justification de l'autorité et de la contrainte exercées par l'ordre politique. On dramatise le mal - laissés à eux-mêmes les hommes vont au pire pour dramatiser le remède ; ainsi le désastre prépare-t-il la voie au Souverain Bien (c'est d'une manière comparable que procède aujourd'hui René Girard : le désir humain, désir mimétique voué aux impasses de la rivalité, conduit fatalement à la violence infinie à moins que le sacrifice ou, mieux encore, le christianisme...). Plus le courant humaniste, rationaliste, libéral et émancipateur se développait, plus les idées augustiniennes apparaissaient contraires à l'esprit de progrès. Elles ont même parues franchement répréhensibles lorsque, Darwin aidant, des auteurs d'extrême droite (Carl Schmitt par exemple) ont pris argument de la violence naturelle des rapports entre les humains pour prôner l'exercice de la puissance et de la domination. Certes, Freud et Lacan dont la conception de l'être humain se rattache au courant augustinien, échappent à ce soupçon. Mais la psychanalyse n'est pas une philosophie. Liée à l'expérience clinique sur la base de laquelle elle s'est élaborée, elle ne saurait à elle seule offrir une conception générale de l'homme et de la société. 6 D'où la situation qui est la nôtre aujourd'hui : devenue dominante, la pensée humaniste et libérale évite la question d'une amorce intérieure de la méchanceté, à la fois parce qu'elle ne veut plus entendre parler de l'ancienne réponse et parce que, s'étant attachée aux facteurs extérieurs et circonstanciels de la méchanceté, elle ne s'est pas préparée à fournir une réponse nouvelle. Pour mieux comprendre cette situation, revenons un instant à l'époque qui fut décisive pour le passage d'une conception augustinienne de l'homme à une conception plus optimiste, c'est-àdire (en simplifiant évidemment beaucoup) à la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècles. Je me limite à deux repérages essentiels. D'abord, un point de comparaison entre Hobbes et Locke : la conception que chacun des deux philosophes se fait de l'homme à l'état de nature. Hobbes publie son grand traité de philosophie politique, le Léviathan, en 1651.Il ne cherche pas l'homme à l'état de nature dans une hypothétique reconstitution de son état primitif : il le trouve dans ce qui lui paraît être le comportement "naturel" des hommes qu'il voit autour de lui. Et ce qu'il voit, c'est un être déchu par le péché originel : chaque homme, à cause du prix infini qu'il accorde à lui-même, s'oppose à chaque autre en des violences sans fin ; de sorte que si la justice s'impose, c'est par contrainte et par raison, mais non par nature. Une quarantaine d'années plus tard, en 1690, Locke publie son Traité du gouvernement civil. L'homme à l'état de nature n'y apparaît pas dépourvu d'amour propre, mais le calcul rationnel et la contrainte ne sont plus seuls à le contenir. Pour Locke en effet, la droite raison, c'est aussi la loi naturelle, et celle-ci porte l'être humain à l'égalité et à la sociabilité. Comme d'autres intellectuels protestants de son époque, Locke assume le vieil héritage humaniste de la philosophie antique (notamment dans sa 7 formulation cicéronienne) et réduit considérablement l'incidence du péché originel. Locke s'écarte donc de l'augustinisme qui, joint aux conceptions patriarcales et théocratiques, justifiait l'absolutisme politique. Cependant, comme le second repérage va nous le montrer, Locke ne renonce pas pour autant à l'idée qu'une amorce de la méchanceté est présente dans l'âme humaine. En cela il est comparable au poète Milton qui, plusieurs décennies avant lui, fut un humaniste militant en faveur la liberté politique tout en restant, dans son exploration des replis de l'âme humaine, un augustinien convaincu. Trois ans après son Traité du gouvernement civil, Locke publie De l'éducation des enfants. Voici ce qu'il y écrit dans un paragraphe intitulé "Les enfants aiment naturellement l'empire (dominion)" 3: Je vous ai déjà fait remarquer que les enfants aiment la liberté, et qu'ainsi l'on doit leur faire faire les choses auxquelles ils ont de la disposition, sans les y contraindre en aucune manière. J'ajouterai maintenant qu'il y a une chose que les enfants aiment encore plus que la liberté, c'est l'empire ; et cette passion est la source de la plupart des habitudes vicieuses qui leur sont le plus familières. Cet amour qu'ils ont pour la puissance et l'empire éclate de fort bonne heure. (...) Nous voyons que les enfants, presqu'aussitôt qu'ils sont nés, ou, pour m'exprimer plus exactement, longtemps avant qu'ils sachent parler, pleurent, se dépitent, deviennent chagrins et de mauvaise humeur, seulement pour avoir la liberté de faire tout ce qui leur vient en fantaisie : ils voudraient que les autres se soumissent entièrement à leur volonté. De sorte, ajoute Locke, qu'ils se "disputent souvent à qui sera le maître et aura une autorité absolue sur tous les autres" ; et que, si l'éducation ne vient pas corriger ce violent désir, ils cherchent à dominer ceux qui leur sont inférieurs en force ou en pouvoir, 3 Traduction française, Paris, 1821, § 106. Voir également les § 111 et 120. 8 affichant, par exemple, insolence et mépris à l'égard des domestiques. La vision que Locke a du nourrisson est assurément plus proche de celle qu'en donna Saint Augustin au début des Confessions (ou de celle que théorisera Mélanie Klein) que de la conception de l'enfant proposée par Rousseau dans Emile, soixante ans seulement après Locke. Rousseau, qui connaît l'ouvrage de Locke sur l'éducation des enfants, prolonge certaines de ses vues mais s'éloigne de lui sur un point capital. Chez Rousseau, plus aucun effet du péché originel n'affecte l'homme naturel, pour la bonne raison qu'à ses yeux le "péché originel", c'est le passage à l'état social - un passage qui rend possible les progrès de l'être humain mais qui en même temps le dénature et l'aliène. Il y a de la méchanceté dans "l'homme de l'homme", il n'y en a pas dans l'homme tel qu'il sort des mains de Dieu. Emile n'est pas corrompu par le désir d'exister aux yeux des autres. Le sain amour de soi dont il est doté n'a donc rien à voir avec l'amour propre dont les augustiniens stigmatisaient la virulence. "Il n'a point de rapport nécessaire à autrui" : voilà la phrase clé. Son être n'étant pas pris dans des relations avec les autres, Emile ne pense ni n'agit par rapport à eux; il ne saurait donc nourrir donc à leur égard aucun mauvais désir4. Comme Robinson Crusoé, Emile illustre le rêve d'être soi, à l'exemple du Dieu unique, sans avoir de rapport nécessaire à autrui. Un rêve qui, loin de correspondre à la réalité, témoigne au contraire de notre désir de nous idéaliser pour échapper à la réalité. La réponse que je propose à la question de l'amorce intérieure de la méchanceté prend appui sur trois thèses. Celles-ci se sont progressivement imposées à moi à travers mon activité de 4 Emile ou de l'éducation, livre second, Garnier Flammarion, p. 110-111. 9 chercheur et ma participation à la communauté scientifique ; au cours, également, de ma formation psychanalytique ; et enfin, tout simplement, par l'expérience de la vie. Puisque cette expérience est commune à tous, j'ai lieu d'espérer que le lecteur retrouvera dans ces trois thèses quelque chose de familier, et même d'intime. Je les présente ici brièvement (c’est l’ensemble du livres qui leur donne sens, les illustre et en dégage les implications). 1 - Le sentiment que nous avons d'exister ne nous est pas donné d'avance et une fois pour toutes. Nous savons tous par expérience que la conscience que nous avons de nous-mêmes s'accompagne parfois d'un sentiment d'inexistence (vécu avec des nuances diverses : tristesse, impuissance, vide, etc.). Ce sentiment peut se développer à la faveur de l'humiliation, de l'échec, l'envie, le ressentiment, l'isolement, la dépression, la maladie, la dégradation des conditions de vie, la perte d'un proche, etc. Notre sentiment d'exister est si vulnérable que nous éprouvons le besoin de nous persuader qu'il ne l'est pas. C'est pourquoi les conceptions, plus ou moins élaborées philosophiquement ou religieusement, qui viennent étayer la croyance en un "soi" ou un "sujet" qui ne serait pas tissé de la même étoffe que la vie en société mais qui serait "naturel", "transcendant", indépendant de nos relations avec les autres, de telles conceptions jouiront toujours d'un grand crédit. 2 - La question d'exister nous met aux prises avec les autres. Nous n'avons pas seulement affaire aux autres une fois que nous existons et lorsque se posent à nous soit des questions d'utilité, soit des questions morales. Nous avons affaire à eux dans notre être, et pour ainsi dire avant même d'exister. C'est d'abord dans l'esprit de ses parents que le bébé existe en tant que personne. Et la durée - la dimension dans laquelle s'étend la conscience que nous avons de 10 nous-mêmes - ne se constituerait ni ne se maintiendrait si elle ne prenait place dans l'ensemble plus vaste d'un temps social et si elle ne se vivait pas conjointement avec la durée intérieure d'autres personnes. C'est pourquoi, si nous n'occupions aucune place dans l'esprit de personne, notre propre espace mental se viderait et dépérirait comme une plante arrachée au sol qui la nourrissait. 3 - Le désir qui nous pousse à exister et à jouir n'a pas de limites. Une hypothèse qu'il est facile d'avancer (c'est presque un constat) mais qui reste difficile à expliquer. Avoir conscience de nous-mêmes implique à la fois que nous percevions ce qui nous entoure à partir de nous et que nous plaçions ces perceptions dans le cadre de nos représentations (par exemple en situant un événement présent par rapport au fil intérieur de nos souvenirs et de nos anticipations). Notre corps n'est donc pas seulement une certaine quantité de matière occupant une petite portion d'espace : c'est la demeure d'un tout. Un tout qui fait l'expérience de lui-même dans l'invisible dimension du temps ; expérience d'un tout autre ordre, par conséquent, que celle du monde visible. Comme l'écrivait Boileau dans sa traduction du traité Du sublime : "La Nature n'a point regardé l'homme comme un animal de basse et de vile condition. (...) Aussi voyons-nous que le monde entier ne suffit pas à la vaste étendue de l'esprit de l'homme. Nos pensées vont souvent plus loin que les cieux, et pénètrent au-delà de ces bornes qui environnent et qui terminent toutes choses."5 Comment un tout pourrait-il être une partie? Un tout, inévitablement, dépasse les bornes. Souffrir de notre finitude, c'est donc aussi bien souffrir de notre infinitude. Ces remarques semblent renouer avec des idées banales : un sentiment Traité du sublime, chap. XXIX (correspondant au chap. XXXV du texte grec), dans Boileau, Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1966. 5 11 métaphysique ou religieux, une nostalgie de l'idéal. Il n'en est rien. Nous verrons en effet que l'infini idéal n'est qu'un infini domestiqué, aménagé, édulcoré, et que l'illimité radical ne se manifeste pas par de beaux rêves, mais par le vide d'un puits sans fond et le cauchemar de la destruction. Comme si l'énergie vitale qui anime le corps humain, dès lors qu'elle se prolonge en une énergie psychique, investissait du même coup une étendue absolue et sans limites. Narcissisme abyssal, illimitation imaginaire, mais dont dont la poussée bien réelle s'exerce sur chacun d'entre nous, pour le meilleur et pour le pire. Une poussée qui, précisons-le, ne se réduit pas aux pulsions biologiques : il y a une agressivité biologique chez l'homme6 (notamment chez les jeunes mâles), mais la méchanceté ne se ramène pas à celle-ci). Coexister pour exister, en passer par les autres pour être et être soi, c'est une nécessité ; mais c'est aussi un problème sans fin et sans solution satisfaisante. Certes, des manières d'être, des modes de vie et des médiations sociales permettent l'entretien mutuel du sentiment d'exister ; contrairement à ce que suggère le courant augustinien, gentillesse, sociabilité, bienveillance, bonté ne sont pas de vains mots. Mais, contrairement à ce que l'humanisme des bons sentiments encourage à croire, faire spontanément place aux autres et par conséquent trouver son assiette à l'intérieur de certaines limites ne va pas de soi. Certes, s'aimer, se reconnaître mutuellement, "s'enrichir de ses différences", c'est merveilleux. Mais ça n'empêche pas qu'il y a toujours des cas où, pour le dire brutalement, les autres nous emmerdent. Sur ce point, on peut être d'accord avec K. Lorenz, L'agression. Une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1969, chap. XIII. 6 12 Si, en effet, la conscience que j'ai de moi est conscience du monde comme se disposant autour de moi dans un rayonnement illimité dont je suis le centre ; si, en même temps, du simple fait que les autres existent eux aussi, le sentiment que j'ai d'exister demeure toujours limité en comparaison de cet horizon immense (si, en d'autres termes, au désir ne correspond aucun objet qui véritablement le comble) ; si, enfin, mon sentiment d'exister est dépendant de ces autres par qui il faut en passer (donc relatif et vulnérable) ; alors, l'amorce de la haine et de la méchanceté est présente en moi et en chacun de nous, amorce d'une révolte contre les limitations qu'implique la coexistence, propension à tirer réparation de l'autre (ne fut-ce qu'en lui faisant sentir ma mauvaise humeur). Ainsi, la force qui nous pousse à exister rencontre les autres à la fois comme condition de notre existence et comme obstacle ; derrière toute méchanceté, même banale, se trouve donc le désir d'une toute-puissance qui balaie l'obstacle et nous impose sans condition. Selon Kant, la mauvaiseté humaine, n'est rien de plus que la propension à placer l'amour de soi avant les principes de la morale7. Une telle définition passe à côté de l'essentiel : la méchanceté ne se réduit pas à l'égoïsme et à l'oubli des autres ; au contraire, elle s'en prend à eux. Les autres étant toujours déjà présents dans notre horizon, même le fait de les ignorer est un acte, l'acte de les écarter - une manière de réagir à leur inévitable existence. Sade, qui avait sans doute davantage réfléchi à la méchanceté que Kant, insistait sur ce point : ce qui exalte le libertin, c'est d'être la cause du malheur d'autrui. C'est, pourrait-on dire, de Voir La religion dans les limites de la simple raison, livre I, en particulier chap. 3, "L'homme est mauvais par nature". 7 13 se sentir exister dans l'autre, à sa place, sous les espèces de la souffrance qui l'empêche, lui, d'exister. La méchanceté, on le voit, est compréhensible en tant qu'elle affecte ce qu'on pourrait appeler le sujet existant. Le sujet connaissant, c'est-à-dire celui pour qui l'expérience de soi se vit dans le savoir et la réflexion, se trouve par là même délivré à la fois des autres et du risque d'inexister : il pense, donc il est. Le sujet connaissant échappe aux affres de l'interdépendance, et la maîtrise dont il jouit par la pensée lui donne l'illusion d'un être-soi naturel et stable. De ce sujet, le rationalisme des Lumières a fait le modèle de l'être humain, ce qui est encore une façon de prendre le rêve pour la réalité. Car le sujet connaissant ne coïncide pas avec l'universel ; il correspond plutôt à l'une des manières d'être humain. Et cette "posture" spécifique, dès lors qu'on y est installé, empêche de comprendre la méchanceté. C'est là un sérieux obstacle. Est-il possible de le contourner? J'ai tenté de le faire en procédant par allers et retours entre récit et réflexion. Le grand avantage des récits de fiction en effet, c'est qu'ils ne s'adressent pas au sujet connaissant : dans un récit, il y a toujours quelqu'un aux prises avec quelqu'un d'autre, et qui est guetté par la démesure, la confusion ou une autre manière de dépasser les bornes. Les récits nous parlent du sujet existant et ils s'adressent à lui. D'ailleurs, on consomme des récits de fiction en lisant, en allant au cinéma ou en regardant la télévision : activités auxquelles on se livre bien moins pour savoir que pour éprouver du plaisir ou, au moins, éviter l'ennui. Pour n'être pas de l'ordre du savoir, les scènes d'un récit et leur succession n'en sont pas moins parlantes ; c'est pourquoi, si nous pouvons apprendre quelque chose d'un rêve que nous avons 14 fait, nous pouvons également apprendre quelque chose d'un récit qui nous a laissé une forte impression - la grande différence entre le rêve et le récit de fiction étant que le premier concerne une personne singulière, alors que le second concerne des milliers, voire des millions de personnes8. Essayer de nous deviner dans le miroir énigmatique que les récits de fiction nous tendent n'est pas une tâche facile. La tentation est grande en effet d'interpréter le récit à partir d'un savoir dont nous disposons, par conséquent de l'assimiler à ce savoir et, ainsi, de ne rien en apprendre de nouveau. Cela évite aussi d'avoir à se reconnaître dans l'image éventuellement déplaisante que nous montre le miroir. Dans L'interprétation des rêves, Freud fait au contraire le pari que ses rêves savent quelque chose de lui qu'il ne sait pas. C'est ce principe fondamental que je me suis efforcé de suivre. Les récits de méchanceté auxquels je me suis intéressé, j'ai donc fait l'hypothèse que ce qui faisait que, précisément, je m'y intéressais ne résidait pas seulement en eux, mais aussi en moi. Car même lus avec attention et analysés avec méthode, ils ne m'auraient rien appris sur la méchanceté si je ne m'étais pas préparé à ce qu'ils me disent d'abord quelque chose de ma propre méchanceté9. Ce qu'un récit dit du sujet existant, le sujet connaissant n'est pas en position de l'entendre. Il s'agissait donc de m'interroger sur les impressions laissées par le récit, sur le lien invisible qui s'était noué entre les scènes qui J'ai examiné de manière beaucoup plus détaillée la question de l'analyse et de l'interprétation des récits dans l'ouvrage que j'ai consacré à des contes de la tradition orale européenne (La Pensée des contes, Anthropos – Économica, 2001). 9 De ce travail de préparation, j'ai donné une petite idée dans l'essai que j'ai consacré aux scènes de ménage (La scène de ménage, Denoël, 1987) et dans une nouvelle écrite en hommage à Ingmar Bergman ("Duels", Le cinéma des écrivains, Cahiers du cinéma, 1995). 8 15 m'avaient frappé et la manière dont moi-même j'existe. Il s'agissait ensuite d'essayer de formuler quelque chose de ce lien, de cette résonance. Et enfin de confronter ces premières formulations avec les idées que j'ai, que nous avons, sur ce qu'est l'être humain (le récit lui-même se réfère parfois à ces idées, mais celles-ci ne concordent pas pour autant avec les "pensées" que tisse obscurément sa trame narrative). Il s'agissait donc, non pas de ramener le récit à la raison, mais de faire qu'il me suggère les siennes et qu'ainsi il m'apporte une véritable aide philosophique. Cette manière de procéder prolonge d'une certaine manière l'expérience psychanalytique : elle fait appel à la forme de sensibilité que cette expérience incite à développer. La psychanalyse, en outre, touche précisément à des réalités qui concernent l'amorce intérieure de la méchanceté. Pourtant, dans les pages qui suivent, je ne renvoie pas explicitement aux concepts élaborés par Freud et par Lacan. La théorie psychanalytique s'étant élaborée à partir de l'expérience clinique et pour rendre compte de celle-ci, lorsque le langage psychanalytique n'est plus en prise sur les faits cliniques (ou aux prises avec eux), il perd de son pouvoir d'évocation et de son mordant. Il risque même (comme son application à des réalités étrangères à la clinique ne l'a que trop montré) de se transformer en un écran dont les dessins devenus familiers voilent les faits plus qu'ils n'y donnent accès. Or, ce que je m'efforce de partager avec le lecteur, c'est avant tout la réalité humaine à laquelle m'ont donné accès certains récits de méchanceté. Ainsi, pour ceux de mes lecteurs qui ont l'habitude de penser dans le cadre de la théorie psychanalytique, il m'a semblé que je pouvais leur laisser la tâche d'associer ici et là les concepts de la psychanalyse aux mots que j'emploie. Et pour les autres lecteurs, au moins aurais-je évité 16 d'interposer entre eux et l'évocation des faits un cadre conceptuel qui, paradoxalement, aurait ici risqué de contribuer au refoulement de ces faits plutôt qu'à leur émergence dans le champ de la réflexion. Pourquoi, parmi différents récits de méchanceté, avoir choisi comme fil conducteur de cet essai le roman publié par Mary Shelley en 1818, Frankenstein? La raison première est évidemment subjective : cette histoire m'a impressionné, elle a plus qu'une autre stimulé ma réflexion sur la méchanceté. La raison objective est apparue ensuite. Dans Frankenstein se croisent et se mêlent les deux courants dont j'ai parlé plus haut, augustinisme et humanisme des Lumières. Celui-ci se manifeste surtout dans les idées qui jalonnent le récit. Pour romantiques qu'ils fussent, Mary et son époux le poète Shelley n'en étaient pas moins les ardents disciples de William Godwin (le père de Mary), qui était le type même de l'homme des Lumières. Ainsi, à bien des égards, Frankenstein est-il ancré dans la philosophie du XVIIIe siècle. Ce roman a souvent été lu à partir des idées et des intentions que l'exégète contemporain a cru pouvoir attribuer à l'auteur. Généralement, des idées raisonnables et des intentions louables, approuvées et partagées par l'interprète. Lu dans cette perspective, le roman ne nous apprend évidemment pas grand chose sur la méchanceté. Ce qu'en revanche la présence de la pensée des Lumières dans Frankenstein peut nous aider à comprendre, c'est la raison pour laquelle il nous est si difficile aujourd'hui de penser la méchanceté. Car en se mêlant au récit, les idées du roman en réordonnent la violence de telle manière que celle-ci paraisse s'accorder avec les conceptions humanistes et progressistes. Cependant, en réalité, la violence du récit ne s'en déploie pas moins selon une logique qui lui est propre. Celle-ci doit donc être 17 considérée en elle-même et soigneusement distinguée de la logique des idées. Le niveau du récit, qui est commandé par une logique de la destruction, participe, lui, du courant augustinien. C'est que, audelà de sa parenté avec le roman gothique, Frankenstein doit beaucoup au Paradis perdu du grand poète anglais John Milton, qui constitue une extraordinaire évocation des désirs dont se nourrit la méchanceté. Frankenstein porte en sous-titre : Le Prométhée moderne. Cette référence à Prométhée est fondamentalement ambigüe. D'abord parce qu'elle fait allusion aussi bien au "créateur" (Victor Frankenstein) qu'à sa "créature" (le monstre). Ensuite parce qu'elle aussi elle porte l'empreinte des deux courants : le roman est prométhéen dans la mesure où il participe à l'idéal moderne d'émancipation individuelle et politique ; mais il est en même temps anti prométhéen car il met en scène les effets désastreux de la démesure qui anime les personnages. Frankenstein, je le montrerai à la fin de cet essai, nous fournit ainsi une occasion de réfléchir sur les ambigüités de l'idéal occidental d'émancipation, un idéal qui, d'un côté, s'appuie sur des savoirs et des progrès incontestables et promeut avec efficience leur développement, mais qui, d'un autre côté, s'accompagne d'une présomption quant au pouvoir d'être soi et d'un aveuglement quant à la source intérieure de la méchanceté. Avec la pensée des Lumières, la conception occidentale de l’être humain permet de comprendre que nous pouvons être égoïstes ou altruistes, mais elle ne permet pas – ou ne permet plus – de comprendre la méchanceté. « Moi qui suis cultivé, écrivait Ernest Renan, je ne trouve pas de mal en moi. » Éclairons le peuple et 18 l’humanité sera délivrée de la méchanceté10. Ainsi, les hommes sont censés pouvoir vivre en bonne entente, par intérêt économique bien compris et par sens moral. Du coup, le Mal (écrit avec une majuscule) est devenu, en quelque sorte, une puissance non humaine, comme l’était autrefois Satan. C’est le nazisme, c’est Hitler. La méchanceté, la cruauté, la destructivité sont des aberrations réputées incompréhensibles, d’obscures entités maléfiques qu’une pensée laïcisée s’emploie à exorciser, non sans une secrète fascination. Ainsi, projetant nos mauvais désirs sur quelque figure diabolisée nous dispensons-nous complaisamment de les reconnaître en nous. Tzvetan Todorov déplore notre propension récurrente à opposer les bons (nous) aux méchants (eux) ; « un précepte pour le prochain siècle, écrit-il, pourrait être : combattre non le mal au nom du bien, mais … la pensée manichéenne elle-même11. » Programme salutaire, mais qui se heure à un double obstacle. Le premier, c’est que notre tradition de pensée, liée au monothéisme, ne nous offre guère de ressources pour comprendre comment bien et mal découlent en nous d’une même source qu’il est vain d’espérer tarir. C’est pourquoi, dans le premier chapitre, je reviendrai au livre de Job, l'un des premiers textes où se met en place le monothéisme. Le livre de Job nous montrera que l'accès au monothéisme s'est payé d'une rançon : il nous a fait perdre la possibilité de penser l'amorce intérieure de la méchanceté. Remontant en amont du livre de Job, je montrerai que les anciennes cosmogonies de l’Orient méditerranéen offraient un cadre plus Alain Finkielkraut cite cette phrase de Renan, non sans la critiquer, dans Une voix qui vient de l’autre rive, Gallimard, 2000, p. 71, 75 et 77. 11 Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Robert Laffont, 2000, p. 214. 10 19 adéquat que le nôtre pour penser la méchanceté. Ces cosmogonies, en effet, peuvent nous aider à comprendre comment le psychisme humain se construit à partir d’un fond d’illimitation. Celui-ci, tout en étant la source d’une énergie vitale bénéfique, est susceptible de dépasser les bornes que celle-ci requiert et de se manifester de manière destructive. Le second obstacle est encore plus difficile à surmonter. « La tentation manichéenne et l’illusion égocentrique [ce n’est pas moi qui suis méchant, c’est l’autre] sont liées à nos penchants les plus intimes », note Todorov12. C’est que, comme je l’ai suggéré, le sentiment d’exister n’est malheureusement pas un bien dont nous serions pourvus par nature et en quantité suffisante. Aussi sommesnous dans la nécessité constante de le soutenir, ce que nous faisons notamment en maintenant une idée de nous-même aussi favorable que possible. Il est déjà pénible de reconnaître des erreurs, des insuffisances, des faiblesses ou des torts ; mais il est encore plus pénible de reconnaître que l’on a fait preuve de méchanceté, que l’on nourrit des désirs hostiles injustifiés (c’est pourquoi, au cours d’une cure psychanalytique, la découverte par le patient de la haine qu’il porte en lui l’effraie souvent davantage que celle de ses désirs sexuels inavoués). En somme, ce livre demande beaucoup au lecteur. Je ne puis faire mieux pour l’aider que lui proposer en exemple le modèle qui m’a inspiré : Milton qui, loin de diaboliser quelque être humain, nous invite au contraire à reconnaître, dans le portrait qu’il fait de Satan, des désirs très humains. 12 Op. cit., p. 154. 20 1 La rançon du monothéisme "Yahvé dit à Satan : "As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'a pas son pareil sur la terre : homme intègre et droit, craignant Dieu et s'écartant du mal." Yahvé a comblé Job de ses dons, objecte Satan, "Avance la main et frappe tout ce qui est à lui, il te maudira en face"13. Soit, répond Yahvé, et Job se voit bientôt accablé de maux au point qu'il finit par s'exclamer : "Périsse le jour où je fus enfanté!" Trois amis de Job sont venus l'entourer. Ils le voient couvert d'un ulcère des pieds à la tête et profondément déprimé. Ils l'incitent à garder confiance en Yahvé. Mais Job continue à se plaindre des souffrances injustes qui le frappent et qui s'abattent sur tant d'autres innocents. Au grand scandale de ses amis, Job prétend avoir raison contre Dieu. Du fond de sa détresse, il reproche à Yahvé un silence qui ajoute à l'injustice : "Je crie vers toi et tu ne me réponds pas." Finalement, Yahvé en personne s'adresse à Job. Yahvé ne répond aucunement à son interrogation sur la justice, mais il écrase l'insolence de Job en soulignant longuement à quel point l'immensité et la puissance de l'univers qu'Il a créé dépasse celui-ci. "Je sais que Tu es tout-puissant (...), répondra Job. Par ouï-dire je te connaissais, mais maintenant mes yeux T'ont vu. C'est pourquoi je m'abîme, contrit, dans la poussière et dans la cendre." Et Yahvé rétablit Job en son premier état. Satan, dans ce texte, n’est pas encore devenu le personnage que nous connaissons, c’est-à-dire le Diable (celui-ci n’apparaît qu’au IIe siècle av. J.-C.). C’est un ange, conseiller et émissaire de Yahvé. Voir Norman Cohn, Cosmos, Chaos et le monde qui vient, éditions Allia, chap. X, § III, p. 251. 13 21 Le livre de Job date du Ve siècle avant Jésus-Christ. On a retrouvé sur des tablettes d'argile d'autres textes, mésopotamiens ceux-là, qui ont été écrit entre la fin du troisième millénaire et le début du premier millénaire ; des textes dans lesquels, comme dans le livre de Job, un homme pose cette question : "Quelle faute ai-je bien pu commettre pour me trouver ainsi en butte à la maladie, au chagrin et à la misère?"14 Avant la seconde moitié du troisième millénaire, les mésopotamiens donnaient pour explication les attaques de démons maléfiques. Mais ensuite, ce furent les fautes du plaignant qui apportèrent une réponse : celui-ci avait mal agi, il avait offensé un dieu sans le savoir ; il lui fallait maintenant attendre que le courroux du dieu s'apaise et les choses finiraient par s'arranger. Cependant, au début du premier millénaire, le plaignant ne se limite plus à son propre cas, il étend sa question à l'ensemble des humains et stigmatise l'injustice sociale. Face au problème du mal ainsi posé, les réponses paraissent bien faibles : l'être humain doit persévérer dans sa bonne conduite, il en sera récompensé ; de toute manière, il ne saurait comprendre les plans divins, et les dieux ne sont pas directement responsables du mal. Dans le livre de Job, le fossé qui s'étend entre le problème posé et la réponse se creuse encore davantage. D'abord parce que nous savons d'emblée que Job n'a rien fait, délibérément ou à son insu, pour offenser Yahvé : il est véritablement innocent. Ensuite parce que Yahvé ne répond pas au "Pourquoi?" de Job. C'est comme si, maintenant que Job se trouve face à Lui, Yahvé lui disait "Hier, es ist kein warum", "Ici, il n'y a pas de pourquoi", la Je suis ici l'article de Jean Bottéro, "Le problème du mal", dans le Dictionnaire des mythologies, sous la direction de Y. Bonnefoy, Flammarion, 1981, t. II, p. 5664. 14 22 réponse que Primo Levi avait reçue peu après être arrivé au camp de Monowitz en réponse à son "Warum?"15. Enfin parce que, pour faire taire Job, Yahvé affirme sa toutepuissance ; il ne peut donc rejeter la responsabilité du mal sur quelqu'un ou quelque chose d'autre que lui. Ainsi, depuis Job, toute personne qui croit en un Dieu unique et personnel se trouve exposée à une question sans réponse : devant les maux qui accablent les humains, devant les souffrances qu'ils s'infligent les uns aux autres, comment admettre l'existence d'un Dieu qui à la fois fait ce qu'il veut et veut le bien? Question sans réponse car personne, même un chrétien, n'est convaincu par l'explication que l'histoire du péché originel est censer apporter. Il n'y a évidemment que deux solutions. Ou bien on renonce à se représenter le divin sous les espèces d'un Dieu personnel. Dieu n'existe pas : "Il y a Auschwitz, il ne peut donc pas y avoir de Dieu", concluait par exemple Primo Levi à la fin de ses entretiens avec Ferdinando Camon16 . Le divin ne saurait être une personne : c'est la conception traditionnelle en Chine17 Ou bien on limite les pouvoirs de Dieu. C'est ainsi que le philosophe Hans Jonas, dans Le concept de Dieu après Auschwitz18, soutient l'idée que Dieu, en fait, n'est pas tout-puissant. Mais déjà, dans l'antiquité, les Grecs qui croyaient en un Dieu unique admettaient que ce Dieu se pliait à la nature des choses. Moïse, écrit Galien au IIe siècle après Jésus-Christ, "pense que tout est possible à P. Levi, Si c'est un homme, Presses Pocket, 1990, p. 29. F. Camon, Conversations avec Primo Levi, Gallimard, 1991. Voir également Myriam Anissimov, Primo Levi iu la tragédie d'un optimiste, Lattès, 1996. 17 Voit F. Jullien, Procès ou création, Seuil, 1989, chap. 5, "Ni Créateur ni création", et J. Gernet, Chine et Christianisme, 1991, Ve partie, "Ciel des Chinois, Dieu des Chrétiens". 18 Payot-Rivages, 1994. 15 16 23 Dieu... ; mais nous (les Grecs), ce n'est pas notre avis ; nous affirmons qu'il y a des choses par nature impossibles"19. En fait, pour la plupart des gens aujourd'hui, le "problème du mal" n'est plus théologique mais pratique : c'est celui des remèdes concrets à apporter aux maux dont souffrent les humains. Seulement, en finir avec le problème théologique du mal est une chose, penser la source intérieure de la méchanceté en est une autre! Il importe ici de bien clarifier la distinction entre les deux questions. L'existence d'un Dieu personnel unique, juste et infini, donc tout puissant, est-elle compatible avec le monde tel qu'il est? Voilà le "problème du mal". L'infini est-il compatible avec la justice et la bonté? Voilà le problème de l'amorce intérieure de la méchanceté. Autant les données du premier problème nous sont familières, autant les données du second, telles que je viens de les formuler, le sont peu. L'objet de ce chapitre sera donc de les éclaircir. Dans son état premier, créé à l'image de Dieu, l'homme ne pouvait être que bon. En se proposant de "régénérer" cet homme originel, la philosophie des Lumières et les courants révolutionnaires conservaient donc une part précieuse de la conception chrétienne de l'être humain. La première tâche à effectuer pour penser autrement le problème de la méchanceté est donc d'interroger ce "progrès" qui se manifeste dans l'histoire de Job : la conception d'un Dieu personnel à la fois infini et bon. Ce qui va nous intéresser plus précisément, c'est ceci : alors que le polythéisme permet de concevoir justice (ou bonté) et toutepuissance comme des qualités séparées, le monothéisme est au Galien, De usu partium, XI, 14, cité par J. Pigeaud dans sa présentation du traitéDu sublime de Longin, Rivages, 1993, p. 22. 19 24 contraire obligé d'en faire la synthèse. Et c'est de cette synthèse impossible que naît la confusion qui empêche de penser l'amorce intérieure de la méchanceté. Tentons donc d'esquisser une petite "archéologie" ou "déconstruction" de la toute-puissance du Dieu unique. La toute-puissance est un attribut de personne et non de chose. On le verra mieux avec un exemple. Moïse s'apprête à gravir le Sinaï pour y recevoir la Loi de la bouche de Yahvé. "Quand vint le matin, il y eut des tonnerres, des éclairs, une nuée pesant sur la montagne et la voix d'un cor très puissant ; dans le camp, tout le peuple trembla. (...) La montagne de Sinaï n'était que fumée, parce que le Seigneur y était descendu dans le feu ; sa fumée monta, comme la fumée d'une fournaise, et toute la montagne trembla violemment." "Tout le peuple percevait les voix, les flamboiements, la voix du cor et la montagne fumante ; le peuple vit, il frémit et se tint à distance. (...) «Que Dieu ne nous parle pas, ce serait notre mort»" "La gloire du Seigneur apparaissait aux fils d'Israël sous l'aspect d'un feu dévorant, au sommet de la montagne."20 Ces descriptions évoquent une éruption volcanique, une puissance destructrice et effrayante. Cependant, on ne dira pas pour autant que le Sinaï, siège de ces phénomènes spectaculaires, est luimême tout-puissant. C'est Yahvé qui, à travers ces phénomènes, fait sentir au peuple d'Israël sa toute-puissance (plus précisément, c'est l'auteur du texte qui donne à imaginer la toute-puissance divine). De même, devant des vagues immenses qui déferlent sous l'effet d'une violente tempête, on dira qu'elles sont extraordinairement puissantes, non qu'elles sont toutes-puissantes. On peut dire aussi qu'à les voir on éprouve un sentiment de toute-puissance, soit parce 20 Exode, 19, 16-19 ; 20, 18-19 ; 24, 17. 25 qu'on imagine que Dieu en est l'auteur, soit parce qu'on s'identifie soi-même à ce déchaînement. Comment le divin en vient-il à être représenté sous la forme d'une personne, et comment cette personne devient-elle unique et par conséquent infinie et toute-puissante? Pour répondre à ces questions, il va nous falloir suivre deux fils conducteurs. L'un qui conduit du rapport enfant/parent à la relation de l'homme à Dieu. L'autre qui mène de dieux qui font partie du monde à un Créateur extérieur à ce monde. L'une des difficultés qu'il nous faut affronter lorsque nous nous éloignons de l'enfance, c'est la difficulté de vivre dans un monde sans parents. Puisque nos premiers pas dans la vie ne furent possibles que sous la conduite de ces divinités providentielles, redoutables ou fatales, il n'est pas étonnant que nous soyons tentés de leur trouver des remplaçants, sur la terre ou au ciel. Si les êtres qui viennent à la place de nos parents sont sécurisants - même lorsque nous les craignons -, ils nous inspirent également, dans la mesure où ils sont idéalisés, un sentiment de confiance, sentiment que nos parents ou nos proches réels ne nous permettent malheureusement pas toujours d'éprouver. Nous avons besoin d'avoir confiance en quelqu'un, d'avoir confiance dans la vie, cela nous fait du bien. L'idéalisation des parents, de la lignée ou d'une instance qui en prend le relais permet également d'ancrer en eux le sentiment de la valeur de soi et de la garantir. Il est facile de constater, en lisant la Bible, que Yahvé est par certains côtés un Super-parent. D'abord parce que l'Alliance est un apparentement fictif21. Ensuite parce que le lien avec Yahvé exclut Voir J. Bottéro, Naissance de Dieu, la Bible et l'historien, Folio, Gallimard, 1996, p. 59. 21 26 que les Hébreux se fassent également parrainer par un autre dieu. Les populations qui les entourent ont leur dieu protecteur, un peu comme dans la cour de récréation d'une école maternelle, chaque enfant a ses propres parents ; lorsqu'une dispute éclate entre des enfants, leurs parents, bien qu'absents, exercent sur eux une invisible protection ; déstabilisé par le conflit, chacun se rassure en lançant à l'autre : "Mon papa, il est plus fort que le tien". C'est exactement le recours que Yahvé assure aux enfants d'Israel22 - à condition, bien entendu, que ceux-ci Lui soient fidèles et obéissants. Une condition qui donne aux prophètes l'occasion de jouer leur rôle. Le prophète se comporte comme un aîné parmi les enfants : en l'absence des parents il exerce en leur nom une autorité déléguée. A ce titre, comme Michael Walzer le rappelle, les prophètes s'insurgent contre l'oppression du faible contre le fort23 : au regard de Dieu, comme à celui d'un père impartial, tous ses enfants sont égaux. Cependant, en même temps, les prophètes jouissent de la puissance supérieure qu'ils supposent à Yahvé et ils laissent celle-ci éclater dans leurs discours : si les enfants sont méchants, Superparent fera s'abattre sur eux de terribles punitions ; s'ils sont fidèles à l'Alliance, il leur donnera au contraire la force d'exterminer leurs ennemis. Les voisins des Hébreux ne sont évidemment pas plus tendres : ayant pris la citadelle de Hullaya, est-il écrit dans les annales d'un monarque assyrien, "je jetai au feu et brûlai les trois mmille habitants, que j'avais faits prisonniers, sans en laisser un seul comme otage".24 Yahvé plus fort que Baal, voir I Rois, 18, 19-40. M. Walzer, Interpretation and Social Criticism, Harvard University Press, Cambridge (Mass. ), London, 1987, p. 89-93. 24 Voir J. Bottéro, ouvrage cité, p. 160 et p. 96-97. 22 23 27 Un prophète en particulier, Jonas, ne peut s'empêcher de montrer qu'il escomptait bien tirer jouissance des destructions que Yahvé l'avait chargé d'annoncer. Le rédacteur des pages consacrées à ce prophète, lorsqu'il met en scène un Jonas dépité par le pardon que Yahvé accorde aux habitants de Ninive, fait peut-être preuve d'humour, en tous cas de sens critique. Mais l'histoire de Jonas envoyé par Yahvé à Ninive, la capitale de l'empire assyrien, est également instructive parce qu'elle montre clairement que Superparent règne désormais sur une famille très élargie : il n'est plus seulement le dieu d'Israël, les Assyriens aussi lui doivent obéissance. Dès le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, les prophètes passent de ce qu'on appelle l'hénothéisme au monothéisme. Yahvé était plus fort que les autres dieux. Maintenant qu'il est unique, il est véritablement tout-puissant (et parler en Son Nom est encore plus gratifiant). Yahvé n'est pas seulement le partenaire de l'Alliance, il est également à l'origine de l'ordre du monde. A ce titre aussi sa puissance est en jeu, mais pas de la même manière que dans son rôle de Super-parent providentiel. Et la question de la pluralité des dieux se pose également, mais pas dans les mêmes termes que dans le cas du dieu de l'Alliance. Pour ce qui est de leur conception de la formation du monde, les Hébreux, on le sait, ont beaucoup emprunté à leurs prédécesseurs établis à Canaan ou en Palestine25. Comme les Egyptiens et les Mésopotamiens, ils n'avaient pas l'idée d'une création ex nihilo , idée récente et originale. Ils s'intéressaient plutôt à l'ordre du monde et Voir J. Bottéro, ouv. cité, "Les origines de l'univers selon la Bible", "Les cosmogonies sous-jacentes", p. 243 suiv. . Voir également S. G. F. Brandon, Creation Legends of the Ancient Near East, Hodder and Stroughton, London, 1963, p. 119 suiv. . 25 28 au processus de formation qui rendait compte de cet ordre. Dans cette perspective, les récits cosmogoniques pouvaient évidemment faire état de plusieurs Puissances ordonnatrices, chacune règnant sur son domaine. Même lorsque de tel récits mettaient en valeur un Ordonnateur unique, celui-ci n'était pas tout-puissant. A l'origine, il y a l'Illimité, le Chaos, l'Abîme, le Tohu-bohu. L'être défini, délimité qui surgit de ce non-être doit à son tour lui imposer des limites, des divisions, un ordre qui le rende habitable. Ce n'est pas là une mince affaire, comme le raconte l'Enuma Elish, l'épopée mésopotamienne où l'on voit Marduk affronter Tiamat, le monstre-mère abyssal. De même, le Baal révélé par les fouilles de Ras-Shamra doit-il vaincre un serpent monstrueux nommé Léviathan. De même enfin, le Dieu d'Israël fracasse les têtes de Léviathan avant de séparer le jour de la nuit26. Selon ces anciennes cosmogonies, seul le non-être existe absolument ou infiniment ; les êtres - y compris le ou les dieux existent au prix d'une délimitation, d'une définition ; impossible, donc, d'être à la fois parfait et infini ; impossible d'être à la fois juste (garant de l'ordre) et tout-puissant (la puissance divine ressemble à celle d'un monarque : c'est la puissance de contrôler d'autres puissances). Ces spéculations, si elles ne visaient qu'à rendre compte de la formation du monde matériel, seraient pour nous sans valeur. Mais elles constituent aussi une manière de penser le monde social et le monde psychique ; comme le dit Marc Augé, "la cosmogonie est aussi bien une anthropogonie"27. A ce titre, elles méritent que nous nous intéressions à elles. 26 27 Psaume LXXIV, 12-17. Génie du paganisme, Gallimard, 1982, p. 104. 29 Des idées comparables à ces spéculations mythiques n'étaient pas encore devenues étrangères à un philosophe comme Aristote qui lui aussi distinguait entre le parfait et l'illimité. Cependant, le monothéisme juif et, en Grèce, le platonisme avaient commencé depuis longtemps à saper ces idées pour leur substituer un système de pensée tout à fait différent. On peut même dire que la transformation s'amorce en Grèce dès la première moitié du Ve siècle avec Parménide, pour qui l'existence de ce non-être qu'est le Chaos constitue un scandale pour la pensée logique : "Je t'interdis de dire ou même de penser Que le «il est» pourrait provenir du non-être" Si l'illimité primordial n'existe pas, l'être n'a pas à venir à l'être en se différenciant du Chaos : originairement l'être est, et il n'est donc limité par rien28. Le poème de Parménide et le livre de Job sont contemporains ; tous deux signent la disparition du Chaos et l'avènement de l'Etre comme étant à la fois Un et au-dessus du devenir. Les deux approches de l'être auxquelles chacun de ces textes correspond se rencontreront dans la culture des juifs hellénisés et leur association se poursuivra dans le christianisme. La nouvelle conception du monde et de l'être humain dont ces deux textes marquent les débuts implique un dédoublement entre le niveau immanent et le niveau transcendant : l'Etre demeure identique à lui-même, le monde matériel est sujet au devenir ; Dieu ne fait plus partie du monde, le monde est sa création. Dans le livre de Job, Léviathan n'est plus le formidable fonds de matière et d'énergie qui préexiste à Yahvé ; celui-ci au contraire présente les puissances du chaos comme ayant été créées par Lui. Certes, Yahvé conserve encore certains traits du dieu qui endigue 28 Voir Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 260-261. 30 l'illimité, qui divise et organise un chaos préexistant en mettant en oeuvre des forces qui ne sont pas radicalement transcendantes par rapport à celles sur lesquelles s'exerce son action. Ainsi Yahvé rappelle-t-il à Job que c'est Lui "qui a barricadé la Mer à deux battants, quand elle jaillissait, à sa sortie du sein". Mais Yahvé présente également des traits tout à fait différents, et c'est le nouveau Yahvé, la nouvelle conception du monde qui, de loin, est la plus développée : Yahvé décrit longuement Behémoth et Léviathan, les deux monstres qui, autrefois, incarnaient l'abîme et l'illimité préexistants des eaux, douces ou salées. Yahvé évoque leur puissance, et leur puissance est la Sienne car ces monstres ne sont désormais que ses créatures. Tiens, voici Behémoth devant toi, Lequel, comme le beuf, se nourrit de verdure! Voici la force de ses reins Et la vigueur de son ventre! Il peut tenir sa queue aussi raide qu'un cèdre! Les nerfs de ses cuisses sont entrelacés. Ses os sont des tubes d'airain, Sa carcasse est en barres de fer! Ce fut la première oeuvre de El (Dieu). Pêcherais-tu Léviathan à la ligne? Et lui serrerais-tu la langue d'un cordage? ..... A le voir seulement, tu tomberais à terre! lI est si cruel , pour peu qu'on l'excite, Que nul ne peut tenir devant lui! Qui l'a affronté sans dommage? Personne sous le ciel entier! ..... Il a été créé sans peur. Contrairement à ce que racontaient les anciennes cosmogonies, personne, ici, n'a eu à combattre Behémoth ou Léviathan, pas même 31 Yahvé. Celui-ci (qui se désigne sous le nom de El) n'a pas à les affronter puisque lui-même les a créés. Ainsi, la toute-puissance dont il jouit désormais se nourrit de ces monstres du Chaos : ces entités, dont émanaient autrefois un terrible pouvoir de destruction mais aussi d'inépuisables ressources, de sorte qu'il fallait à la fois les endiguer et en tirer parti, ces entités, sont maintenant appelées à témoigner de la Toute-puissance divine. Ainsi absorbées par le Dieu unique, l'ambivalence qui les caractérisait s'efface progressivement. Certes, Yahvé demeure redoutable, mais on ne saurait dire pour autant que Dieu est ce que fut l'illimité primordial: à la fois le mal et le bien. Dieu est le bien, le mal est extérieur à Dieu. Et si Dieu est le bien, l'infini et par conséquent la toute-puissance ne peuvent plus être ambivalentes : ce sont des perfections. Dans un texte intitulé "Le message universel de la Bible"29, Jean Bottéro présente l'accès au monothéisme comme un "incomparable progrès". Il y a là, à certains égards, un préjugé, évidemment très répandu dans les pays de culture monothéiste (mais avec lequel la culture chinoise, par exemple, est tout à fait en désaccord). Si précieux que soit l'apport du monothéisme (cette promotion de l'individu, du "sujet" dont les intellectuels occidentaux sont si fiers), il faut pourtant se garder de considérer qu'il constitue un progrès absolu. Et c'est trop simplifier les choses que de dire qu'avec le passage du polythéisme (ou du paganisme) au monothéisme, l'homme accède à une conception plus vraie de lui-même. Comme on parle de "la rançon du progrès", il faut parler d'une rançon du monothéisme. En quoi consiste cette rançon? Ce qui précède nous a préparé à le comprendre. L'ancienne conception du monde et de l'être humain 29 Voir Naissance de Dieu, Gallimard, 1996, en particulier p.108-109 et p. 178-179. 32 permettait de penser l'ambivalence d'un fonds premier d'illimitation : destructeur tant que rien ne venait le limiter, mais source de vie dans la mesure où il entrait dans un processus de différenciation ; non-être dont il fallait endiguer l'expansion, mais aussi ressource dont on pouvait tirer parti. Le dualisme qui succède à cette dualité n'offre plus les mêmes possibilités de pensée. Il ne permet plus de penser le caractère fondamentalement destructeur de l'infini ; et il ne permet plus de penser comment la réalisation d'un bien met à contribution, outre la volonté du bien, une énergie qui, prise en ellemême, serait destructrice. Avec l'opposition entre le bien et le mal, le diable et le bon dieu, l'ambivalence du fonds d'illimitation se trouve pour ainsi dire démantelée. L'infini, édulcoré, idéalisé, revient à Dieu, tandis que la destructivité, la confusion reviennent à Satan (en attendant que la pensée éclairée le fasse lui-même disparaître). Satan, à certains égards, procède du Chaos : il exerce la séduction de l'illimité il transgresse toute frontière, toute limite, c'est une puissance de la nuit qui, inaperçue, s'infiltre dans les âmes. Mais lorsque le chaos se diabolise, il cesse du même coup d'être divisé entre ce qui est à prendre et ce qui est à laisser pour que ce forme ce qui est. Nous verrons comment, dans le Paradis perdu de Milton, Satan apparaît nécessairement sur fond de Chaos, d'Abîme, sur le fond d'un non-être infini qui est le reflet extérieur de sa propre intériorité. Mais le Satan de Milton n'est pas orthodoxe. Au-delà des traits qui le rattachent à une vision augustinienne des profondeurs de l'âme humaine, il conserve quelque chose des titanesque (il est possible que la littérature, même lorsqu'elle se veut chrétienne, comme c'est le cas pour l'oeuvre de Milton, ne puisse jamais tout à fait rompre avec une vision païenne de l'être humain). C'est pourquoi 33 l'illimitation de ce personnage lui communique une énergie devant le tableau de laquelle le lecteur de Milton éprouve une sorte de bonheur, parce que ce tableau ranime en lui le sentiment de sa propre vitalité : grâce au Satan de Milton, le lecteur peut retrouver au fond de ses mauvais sentiments quelque chose de bon, de fort et de vivant. L'orthodoxie monothéiste, elle, ferme l'accès à cette ambivalence : Satan est le point d'origine de ce qui n'aurait pas dû être, il est là pour confirmer que du fonds d'illimitation qui est sous-jacent au désir ne peut venir que le mal. C'est pourquoi, à partir du moment où l'histoire d'Adam et Eve sera prise en charge par une pensée dualiste (c'est-à-dire, en gros à partir de l'interprétation platonicienne qu'en donne Philon d'Alexandrie au Ier siècle après Jésus Christ), on dira que, sous les apparences du serpent rusé, c'est Satan lui-même qui tente nos premiers parents. Par l'effet du dualisme qui se surimpose alors au très ancien mythe de la Genèse, manger le fruit défendu n'apporte plus à nos premiers parents aucun bienfait. Désormais, l'histoire d'Adam et Eve n'aura plus pour fonction que d'expliquer l'origine de ce qui n'aurait pas dû être. Les cosmogonies égyptiennes, grecques, mésopotamiennes (y compris ce qui subsiste de celles-ci dans la Bible) ne relevaient pas d'une conception dualiste : elles ne disaient pas que du chaos qu'il n'aurait pas dû être. Elles disaient que le chaos ne doit pas régner seul, elles disaient que l'être se forme en se différenciant, en se maintenant à une certaine distance de l'illimité originel. Le Chaos n'est pas, comme Satan, un mal radical : c'est le soubassement du monde et de l'être humain, c'est l'ensemble des virtualités à partir desquelles ce qui est peut être, c'est l'énergie illimitée qui, à condition d'être contenue par des formes, nourrit le dynamisme de 34 la vie. Marduk organise le monde en puisant dans la matière que lui offre le corps de Tiamat. En Egypte, le premier existant différencié colline, oeuf ou lotus - émerge de l'océan primordial : il s'en sépare, mais il en provient. De même, dans la Théogonie d'Hésiode, le monde ordonné et habitable se construit sur la base d'une tension entre d'une part les ressources et les menaces d'un chaos primordial et, d'autre part, des processus de séparation, d'espacement et de différenciation. Le bien ne vient donc pas de l'Un mais d'un processus qui implique une dualité. A partir de ces conceptions païennes (qui ne sont pas si éloignées de celles que la pensée chinoise a élaborées), il est possible de penser la construction du psychisme humain à l'exemple de la formation du monde. Il est possible de le concevoir comme étant ambivalent par nature, et non par l'effet d'une déchéance, d'un mal par lequel il aurait été contaminé. Concevoir que l'être humain est divisé intérieurement par nature, donc dans son être même, ce n'est pas du tout la même chose que de penser qu'il est divisé par l'effet d'un événement certes déterminant, mais qui laisse inentamé le noyau un et indivisible de son être. Ainsi, le monothéisme n'a pas seulement fourni un cadre favorable à l'émancipation de l'individu, il a également incité celuici à voir dans l'image qu'il se faisait du Dieu unique et personnel le prototype idéal de lui-même. Le mouvement de laïcisation qui, depuis la fin du Moyen âge, transforme l'Europe correspond, certes, à une émancipation de la tutelle de l'Eglise. Mais, ce que ce mouvement voit moins volontiers lorsqu'il se raconte à lui-même sa propre histoire, c'est qu'il correspond également à un approfondissement du christianisme. La philosophie des Lumières, en se référant à l'homme à l'état de nature, prolonge la vision 35 chrétienne de l'homme originel fait à l'image de Dieu. Ils reconnaissent ainsi à l'être humain, à la suite des théologiens, quelque chose d'infini. Mais l'illimité dont il s'agit a perdu, plus encore que chez ceux-ci, son caractère violent et transgressif ; il se réduit maintenant à une parenté légitime de la raison et de la volonté humaines avec la perfection divine. Revenons, pour finir, au livre de Job afin d'y interroger, précisément, la relation qui s'y établit entre la créature et son Créateur. Dans le livre de Job, Yahvé n'apparaît plus comme les dieux révérés par les peuples qui entouraient les Hébreux, dieux qui étaient des puissances faisant partie de l'univers. L'homme et Dieu sont maintenant séparés par une distance infinie. Cependant, paradoxalement, une intimité nouvelle les rapproche. En effet, selon l'interprétation chrétienne (et plus particulièrement protestante), Job accède à une dimension nouvelle de lui-même : dépouillé de tout ce qui le rattachait à ce monde, plongé dans la déchéance, Job toucherait enfin à la vérité intérieure de son être. Il atteindrait la vérité en s'abandonnant à la foi, foi en la Personne unique et toutepuissante qui, au-delà de ce monde, serait la source de sa propre personne. Ce qui dispose les lecteurs du livre de Job à adhérer à cette interprétation et même à s'identifier d'une certaine manière à Job, ce ne sont pas à proprement parler les idées que suggère le dialogue entre Job et Yahvé, c'est lamise en scène de la confrontation ellemême. Lorsqu'on lit l'histoire de Job et qu'on éprouve le sentiment qu'elle recèle une certaine vérité, on est tenté d'exprimer ce sentiment en le rattachant au problème dont il est explicitement question dans cette histoire. Combien de prêtres et de pasteurs ont ainsi été conduits à ressasser pour l'édification de leurs fidèles une 36 série de réflexions sur le "problème du mal" et sur l'acceptation, en vertu même de la foi, d'une absence de réponse à ce problème, une acceptation par laquelle l'intériorité de l'âme s'affermit face au fossé tragique et infini qui la sépare d'une réconciliation avec l'extériorité. Un tel discours se combine bien avec l'émotion que l'histoire de Job, grâce à l'intensité de sa mise en scène, suscite chez le lecteur : le tragique et le pathos qui auréolent l'accès supposé de l'intériorité à sa propre vérité semblent se confondre avec l'émotion elle-même. Le fait que celle-ci soit réellement éprouvée par le lecteur apporte ainsi sa caution à la vérité du discours. Cette récupération de l'affect par le discours qui l'interprète ne suffit cependant nullement à prouver que l'impression éprouvée par le lecteur ait effectivement pour cause les raisons que l'interprétation lui donne. Il faut même dire que celle-ci méconnaît dans une certaine mesure, les sources de la fascination qu'a exercée le livre de Job à travers les siècles30. Arrêtons-nous un instant devant ce tableau grandiose : la confrontation entre un homme réduit à rien et le fonds de toutepuissance dont l'univers entier provient. Si Yahvé n'apporte aucune justification en réponse aux récriminations de Job, c'est évidemment parce que l'auteur du poème n'en a lui-même aucune à fournir. Mais, au lieu de se contenter de réponses vagues et dilatoires comme celles que les textes mésopotamiens antérieurs avançaient, l'auteur - c'est là son génie - apporte au lecteur une compensation à la frustration qui s'attache au scandale du mal et à l'absence de toute justification. Dans L'interprétation des contes, Denoël, 1988, chap. 8, "Symbolisme et interprétation" (p. 253 suiv. ; voir également le chap. 2, p. 51-63), je me suis efforcé de montrer pourquoi, au lieu de chercher à formuler la signification d'un récit (à supposer qu'il en ait une), il fallait avant tout rechercher les causes de l'intérêt que le récit suscite chez ses destinataires. 30 37 Cette compensation est une sorte de jouissance en laquelle s'inverse l'annihilation douloureuse dans laquelle Job se trouve plongé. Si l'on voulait traduire en mots cette jouissance, il faudrait paraphraser à peu près ainsi le discours tonnant par lequel Yahvé brise la contestation de Job : "Si tu n'étais pas tombé dans l'abîme de la souffrance, tu n'aurais jamais approché de cette jouissance, qui est de te voir enfin toi-même dans le miroir du Tout-Puissant. Lorsque tu étais prospère, ton horizon ne s'étendait pas au-delà des biens relatifs auxquels tu attachais ton bonheur. Maintenant que tu n'es plus rien, voici enfin que tu touches à l'absolue complétude dont la jouissance de ces biens te tenait éloigné - une illimitation véritablement sans bornes puisqu'en elle se conjugue le pouvoir créateur de Yahvé et la puissance destructrice de Léviathan." La meilleure formulation de cette jouissance, on la trouverait, je crois, dans le roman d'Herman Melville, Moby Dick. Moby Dick, c'est un peu le livre de Job, mais débarrassé de toute dispute théologique. Le capitaine Achab enfin rivé à l'unique et immense baleine blanche que Melville compare à Léviathan, c'est Job écrasé et conquis par la puissance d'un Dieu qui a absorbé en lui les forces du Chaos. Mais ce monstre tout puissant qui hante les océans du globe, Melville ne le nomme pas Dieu : il se garde bien de ramener la richesse de son roman à l'univocité d'une doctrine. Du coup, le plaisir que la confrontation entre Achab et Moby Dick procure au lecteur reste ouvert à l'ambivalence qui le sous-tend. Celle-ci n'est pas masquée par la surimposition d'un discours de vérité qui, en déifiant la toutepuissance, la ferait passer pour une perfection. Dans le livre de Job au contraire, le discours de vérité qui se mêle au récit expose le lecteur à une séduction trompeuse. 38 L'histoire de Job est celle d'une étrange relation en miroir, celle du rien avec le tout. Il y a dans cette histoire une part de vérité : il est vrai que nous sommes liés de manière intime et énigmatique à un fonds d'illimitation. Mais le récit, avec son effet de miroir (que renforce le discours interprétatif chrétien), exerce une séduction qui déforme la vérité : il tend à nous faire prendre ce fonds pour le lieu de notre véritable accomplissement, pour un enfin-être-soi. Il nous encourage à croire que le véritable être-soi s'enracine dans l'Un. D'où un dualisme : d'un côté l'Etre, de l'autre ce qui lui est contraire, ce qui nous en sépare. D'où aussi la confusion entre le bien moral et la complétude. D'où, encore, cette odieuse et cruelle invention du Jugement dernier. Alors qu'en réalité notre être se constitue et à partir d'un fonds d'illimitation, et à partir des limitations qui l'en séparent. De sorte que le bien moral, loin de conduire à la complétude, exige que l'être-soi trouve son assiette dans l'incomplétude. Ainsi, pour penser la méchanceté, pour la distinguer du bien, il nous faut à la fois nous reconnaître liés à ce fonds d'illimitation et en reconnaître l'ambivalence. Ce qui est beaucoup plus difficile qu'il n'y paraît, car cela veut dire accepter l'inacceptable : accepter, en perdant une part de ce fonds, d'être condamnés pour toujours à ne jouir qu'en partie de nous-mêmes. Ce conflit, qui ne comporte pas de véritable solution, travaille en sous-main les discours qui portent sur ce que nous sommes et sur ce que c'est que de s'accomplir. On peut voir ce conflit à l'oeuvre dans la fascination confuse que le personnage de Job a suscitée chez des auteurs tels qu'Edward Young, William Blake, Kierkegaard, Ballanche, Quinet, Lamartine, Hugo, Dostoïevski. Hugo, comme d'autres auteurs, associait Job et Prométhée, tous deux révoltés 39 contre l'arbitraire de l'autorité divine, et l'auteur des Travailleurs de la mer entendait faire de Gilliatt "un Job-Prométhée"31. Est-ce parce que Job se dresse contre l'injustice qu'il fait figure de moi idéal? Ou n'est-ce pas plutôt parce que dans son face à face avec la toute puissance il s'identifie à celle-ci? Représente-t-il l'humanité souffrante? Préfigure-t-il le calvaire rédempteur du Juste crucifié? Sans doute tout cela à la fois. Avec, à l'arrière-plan, le fantasme d'un renversement de la douleur en jouissance, comme me le suggère un passage d'Edmund Burke dans lequel, pour illustrer sa conception du sublime, il cite le livre de Job ; un sublime dont la jouissance, explique-t-il, est suscitée par des représentations de toute puissance, donc de destruction, de terreur et de douleur. "L'idée de la douleur portée à son plus haut degré est bien plus forte que le plus haut degré de plaisir", écrit-il, car la douleur ne peut nous être infligée que par un pouvoir supérieur au nôtre32. Au XXe siècle, nous retrouvons Job associé à Auschwitz. Dans un texte intitulé "Une vision de l'Apocalypse"33, Elie Wiesel rappelle que certains textes n'ont pas été inclus dans le canon sacré parce qu'ils étaient trop imprégnés de désespoir et qu'à ce titre, le livre de Job a bien failli être écarté et déclaré apocryphe. Dans cette perspective, le survivant d'Auschwitz apparaît comme un nouveau Job. Comme lui victime d'une toute-puissance destructrice, il a vécu une expérience qui "défiera à tout jamais toute possibilité de compréhension". Dans La Nuit, Wiesel se montre aussi en Job Voir, de J. Richer, l'article "Révolte. Mythes romantiques du révolté et de la victime" dans leDictionnaire des mythologies, Flammarion, 1981, t. II, p. 324-328. 32 Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau (1757), Vrin, 1990, p. 108-109. 33 On trouvera ce texte dans Le complexe de Léonard (colloque), Nouvel Observateur-J. Cl Lattès, 1984. Je me réfère aux pages 335-337. 31 40 révolté : "Je n'étais plus rien que cendres, mais je me sentais plus fort que ce Tout-Puissant auquel on avait lié ma vie si longtemps."34 Primo Levi lui aussi s'est intéressé à Job. Il l'imagine non plus en face de Yahvé, mais en face de ce qu'il appelle "le trou noir" d'Auschwitz. "Pauvre, privé de ses enfants, couvert de plaies", écrit Primo Levi, Job" s'assied parmi les parias en se grattant avec un débris de bouteille, et dispute avec Dieu. C'est une dispute inégale. Dieu le créateur de merveilles et de monstres l'écrase sous son omnipotence."35 Il est clair qu'avec Auschwitz, la toute-puissance revient du côté d'où elle était venue avant de devenir l'apanage de Dieu : du côté du Chaos. Ou plutôt non, elle revient du côté de Satan, du côté de cet avatar moderne de Satan qui s'appelle "le mal radical". Cela veut dire qu'Auschwitz, loin de remettre en question la tradition dualiste qui situe la source de la méchanceté à l'extérieur de ce qui qui constitue notre humanité, tend au contraire, à cause de son impensable monstuosité, à en renforcer le partage Un mal si extrême ne peut pas avoir pour seule source l'humanité, il a quelque chose de transcendant ; il occupe la place du Dieu absent, il est luimême une sorte de divinité négative. Ce qu'ont fait les nazis, écrit Primo Levi, - des nazis comme Eichmann - ce sont "des actions non humaines, ou plutôt anti-humaines". C'est pourquoi "ce qui s'est passé ne peut être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c'est presque justifier."36 Pourtant, une page plus loin, Levi nous dit que les nazis, Eichmann entre autres, "n'étaient pas des bourreaux-nés, ce n'étaient pas - sauf rares Cité par Myriam Anissimov, Primo Levi ou la tragédie d'un optimiste, Lattès, 1996, p. 559. 35 Ouvrage cité, p 278-279. Les réflexions de P. Levi sur Job sont extraites de La ricerca delle radici. Antologia personale, Einaudi, Turin, 1981. 36 Si c'est un homme, Appendice, Presses Pocket, 1990, p. 211 et 212. 34 41 exceptions - des monstres, c'étaient des hommes quelconques". Comment Eichmann peut-il à la fois être l'homme ordinaire que je suis et le monstre que je ne suis pas? Cette question, Levi ne la pose pas, mais ce qu'il écrit laisse entrevoir la réponse qu'il aurait pu apporter : "Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann." "Il faut donc, conclut-il, nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que la raison." Somme toute, aux yeux de Primo Levi (mais sans doute aussi aux yeux de la plupart des esprits éclairés d'aujourd'hui), la distinction pertinente est celle qui sépare les lumières de l'obscurantisme : un homme ordinaire en proie à l'obscurantisme devient un monstre, un homme ordinaire mais éclairé reste bon. Satan ne serait pas ce que Milton fait de lui, c'est-à-dire la figuration de quelque chose qui est présent en tout homme. La "bête immonde" agirait sur nous de l'extérieur en nous contaminant par de mauvaises idées. Manière pour l'homme éclairé de s'idéaliser. Vu de la pensée des Lumières, Auschwitz entretient la même confusion que l'histoire de Job. La toute-puissance devenant un attribut essentiel de Dieu et Job plaçant en Dieu seul sa vérité, il relie ainsi son être à la jouissance de la toute-puissance. Dans le cas d'Auschwitz, le survivant est également tenté de voir dans la toutepuissance destructrice le point d'ancrage de sa vérité, même si celleci est transcendance du mal radical et non plus transcendance de Dieu. "De même, écrit justement Alain Badiou, que Lévinas suspend en définitive l'originalité de l'ouverture à l'Autre à la supposition du Tout-Autre [Dieu], de même les tenants de l'éthique suspendent 42 l'identification consensuelle du mal à la supposition d'un Mal radical."37. Au cours de ce chapitre, j'ai essayé de montrer que pour penser la source intérieure de la méchanceté, il est nécessaire de sortir du monothéisme, du dualisme qu'il instaure, de ce que notre pensée laïque conserve de ceux-ci, et enfin de l'idéalisation de soi qu'encouragent de telles conceptions. C'est pourquoi, dans le chapitre qui suit, je poursuis l'enquête en prenant appui sur une expérience qui, tout en ayant une ressemblance avec celle de Job (il s'agit aussi d'une rencontre avec la toute-puissance), est à l'inverse de celle-ci une expérience réelle, banale même, et dont le caractère transgressif et destructeur n'est masqué par aucune idéalisation. Le récit de cette expérience nous aidera à approcher ce qui constitue le mauvais côté de notre fonds d'illimitation. Un mauvais côté qui nous porte à nous confondre avec une présence face à laquelle rien d'autre ne peut exister, nous plaçant ainsi sous l'emprise d'une absolue méchanceté. Ce récit est autobiographique (il s'agit de ma première rencontre avec la créature de Frankenstein). Mais il n'en retrace pas moins un fait objectif, une expérience que, sous une forme ou une autre, tous les enfants ont vécue. 37 L'éthique. Essai sur la conscience du mal, Hatier, 1994, p. 55. 43 2 Le spectre de la malfaisance absolue Le poêle de la salle à manger est allumé de l'automne au printemps. Nuit et jour, il brûle, et à côté de lui le seau à charbon monte la garde, haut, étroit, comme un grand broc de tôle noircie. Chaque soir - c'est l'une des petites tâches dévolues aux enfants - je dois aller à la cave chercher du charbon. Chaque soir, donc, la nuit tombée, je prends le seau dans la salle à manger, je traverse le vestibule, j'ouvre la porte qui donne sur l'escalier du sous-sol. Dès les premières marches, à la sensation de froid s'ajoute un poids de solitude. Ce changement d'atmosphère est habituel, il est prévisible, et cependant chaque fois je le redoute. Après le sous-sol cimenté où l'on range les vélos, je m'engage dans une première cave ; les outils que mon père y range en bon ordre civilisent à demi la pénombre. Encore une porte et c'est la cave à charbon. Faible et couverte de suie, l'ampoule électrique ne parvient pas à vaincre l'obscurité, on devine un sol de terre, des morceaux de bois vaguement empilés et, sous une poussière noire, quelques débris plus ou moins moisis. Je me courbe sur le tas d'anthracite et commence à remplir le seau. Chaque pelletée de boulets produit un fracas, comme une pluie de cailloux contre la tôle du seau. Un bruit de fin du monde, qui fait résonner dans les profondeurs un appel démoniaque. Alors il vient, alors je sens derrière mon dos la présence qui envahit tout, la menace infinie qui émane d'elle, la stature de géant et les mains d'étrangleur qui s'avancent inéluctablement. C'est la créature de Frankenstein. 44 Soir après soir, cet hiver de mes douze ans, je suis frappé d'épouvante par un être dont je sais bien, pourtant, qu'il n'existe pas. La salle à manger, la cave. Toujours le même aller retour. Deux mondes toujours aussi étrangers l'un à l'autre. Lorsque je descends, mes parents, mes frères, mes soeurs ont beau être tout proches, j'ai beau les entendre au dessus de ma tête, ils ne me sont d'aucun secours. Rien à faire, je me retrouve seul avec la présence imaginaire, elle me submerge de sa toute-puissance. Le seau rempli dans une sorte de frénésie, le coeur battant, je remonte aussi rapidement que je le puis, mais ralenti par mon fardeau, par l'anse qu'il me faut tenir à deux mains. J'ouvre la porte de la salle à manger et toute trace du monstre disparaît, c'est comme s'il n'avait jamais existé. Parfois, on me regarde, on s'étonne de ma précipitation. J'élude, j'esquive : la terreur que je subis reste inavouable. La persécution - j'ignore pourquoi - doit rester secrète. Repensant à cette longue terreur, je me demande pourquoi je n'ai jamais cherché contre l'inexorable persécuteur la protection d'une prière adressée à Dieu. Avais-je d'emblée renoncé à chercher un recours? M'était-il impossible de me raccrocher à quelque parole, à quelque discours que ce fut, précisément parce que j'étais confronté à un adversaire étranger à toute société et à tout langage? Je ne doutais pas, alors, que Dieu fut tout-puissant puisqu'on me l'avait appris. Mais précisément, il avait fallu qu'on me le dise. Dieu était tout-puissant partout où quelque autorité affirmait qu'il l'était. Il était tout-puissant dans l'univers infini et les siècles des siècles, mais encore fallait-il, pour bénéficier de sa protection, se trouver à portée d'un lieu où cette vérité fut inscrite et proclamée. La toutepuissance qui émanait du monstre était d'une autre nature : lui 45 n'avait besoin d'aucun prédicateur, d'aucune doctrine, d'aucune croyance. Au milieu du fracas et des ténèbres, sa présence s'affirmait d'elle-même. Je n'avais pas à y croire : je la sentais. Elle se saisissait de moi corps et âme, horriblement, et tant que je n'avais pas refait surface dans le monde des autres, j'en demeurais la proie. Avant que ne commence cet hiver, durant cette période où, le froid venant, on commençait à penser qu'il faudrait allumer le poêle, mon frère m'avait emmené au cinéma du quartier. On donnait un Frankenstein dont j'ai oublié le titre ; mais je me souviens du mince visage de Peter Cushing qui jouait le rôle de Victor Frankenstein, le savant qui crée le monstre. La première scène du film qui me revient à l'esprit (sans doute parce qu'elle n'est pas sans analogie avec mon souvenir de la cave à charbon) est celle-ci. Un vieil aveugle traverse une forêt, guidé par un jeune garçon. L'aveugle demande à l'enfant d'aller lui chercher de l'eau dans quelque ferme ou village proche et s'asseoit sur un rocher en l'attendant. Tous deux ignorent que la créature erre dans la forêt (le monstre a brisé les chaînes qui le retenaient dans le manoir de Frankenstein et s'est enfui). L'aveugle entend des pas. Il interroge, pas de réponse. Une présence inconnue qu'il ne peut ni voir, ni identifier. Le monstre pousse des grognements de rage et de ses puissantes mains étrangle le vieillard. Je me souviens aussi d'un cadavre allongé dans une sorte de grand aquarium, un cercueil de verre. Un violent orage déclenche inopinément le mécanisme qui doit lui redonner vie. Aussi Victor Frankenstein, lorsqu'il pénètre dans son laboratoire, trouve-t-il non plus le gisant emmailloté, mais un spectre effrayant qui le domine de sa haute stature. 46 Le laboratoire est situé dans une aile du manoir. Victor F., tel Barbe-Bleue, en a interdit l'accès à sa fiancée ou sa jeune épouse qui ignore tout de ses travaux secrets. On voit le salon agréablement meublé où le couple, parfois, reçoit des invités. Qui pourrait deviner à quelles sombres activités le savant s'adonne dans l'autre aile de sa demeure et à quel cauchemar il y travaille? Ma vie était semblable à celle de Victor, divisée en deux mondes impossibles à relier, et je devais comme lui affronter seul la part maudite que je ne parvenais ni à partager ni à endiguer. Dans cette expérience, j'étais incompréhensible à moi-même. Mais ce n'était pas de cela je ne me souciais, ce qui m'importait par dessus tout, c'était d'échapper à la terreur. Tous les enfants connaissent ces sortes d'expériences, et, comme des amants passionnés qui s'efforcent désespérément de se défaire d'un amour impossible, le temps ayant passé, ils finissent par oublier. Cependant, qu'il s'agisse de terreur ou d'amour, une fois délivré on n'en perd pas le goût. Dans le cas des enfants, ce qui provoque d'abord une terreur intolérable finit généralement par devenir supportable, de sorte que le plaisir l'emporte sur l'émoi contraire auquel il reste mêlé. Trois ou quatre ans après le Frankenstein dont je viens de parler, j'ai vu un autre film, La vengeance (ou La malédiction?) des pharaons. Une momie reprenait vie, allait rechercher dans la lointaine Angleterre les archéologues qui avaient violé sa tombe (au nombre desquels l'inévitable Peter Cushing) et les étranglaient l'un après l'autre. Cette fois, les choses s'étaient mieux passées. J'avais pris le risque d'approcher à nouveau la source de terreur, et j'avais pu en jouir sans encourir la vengeance des pharaons, sans me trouver implacablement persécuté comme l'étaient les savants qui avaient troublé le repos de la momie. 47 Je dirai un mot à la fin de ce chapitre du processus par lequel nous échappons à l'infinie malfaisance des personnages de terreur et éprouvons même du plaisir à les voir mis en scène. Restons-en pour le moment à ces terreurs irraisonnées dont j'ai donné un exemple. Comment se fait-il que nous puissions nous sentir menacés pour de bon par un personnage dont nous savons pourtant qu'il n'existe pas? La réponse qui est habituellement donnée consiste en fait à attribuer une cause raisonnable à des peurs qui ne le sont pas : ce que les êtres humains redoutent par dessus tout, c'est la mort (ce lieu commun, après tout, est peut-être un préjugé, mais cela ne l'empêche pas d'être reçu comme un fait incontestable). Derrière les peurs sans objet se dissimulerait donc cet objet de peur. Monstres, ogres, spectres, démons, si ces personnages imaginaires nous effraient ce serait parce qu'à travers eux nous est rappelé le fait que nous sommes mortels. Dès qu'on réfléchit à cette explication, il apparaît qu'elle n'explique rien. Si en effet la perspective de notre propre mort était la véritable cause des terreurs que nous inspirent les êtres de fiction, celles-ci nous affecteraient peu dans nos premières années, mais de plus en plus à mesure qu'approche le terme de notre vie. Or c'est exactement l'inverse qui se produit : ces sortes de terreurs sont violentes chez les enfants (un enfant de quatre ans n'a pas encore conscience d'être mortel ; il n'en est pas moins fasciné et terrifié par le loup ou l'ogre). Durant l'adolescence, on reste généralement friand d'histoires d'épouvante, mais les personnes âgées ne s'y intéressent plus guère. A l'époque où la créature de Frankenstein me terrifiait, je sentais bien que c'était mon état d'enfance qui me rendait si vulnérable au monstre, et que cette infinie puissance d'anéantissement à laquelle j'étais confronté 48 épargnait les adultes ou, en tous cas, ne les atteignait pas au même degré que moi. Il est évident aussi qu'à se trouver convaincu de son immortalité, l'être humain n'est pas pour autant épargné par ce genre de terreurs. En même temps qu'elle apporte une consolation, la croyance en l'immortalité entretient un vertige de l'infini. Et la prédication chrétienne n'a pas manqué d'exploiter ce vertige, délivrant aux fidèles des histoires où se peignait toute l'horreur qu'il y avait pour le damné à survivre indéfiniment à son propre anéantissement. L'allégorie de la mort nous rappelle, par la faux dont elle est armée, notre fin inexorable. Mais elle figure également, squelette vivant et sans visage, un être affranchi des limites qu'une identité définie impose aux humains. Si cette entité sans âge et sans nom emprunte à la réalité factuelle de la mort son caractère implacable, c'est pour mieux imposer sa toute-puissance spectrale. Et celle-ci, en réalité, demeure énigmatique. Il existe une autre manière d'évacuer l'effet de terreur (ou d'autres effets) qu'un récit produit sur ceux qui le "consomment". Elle consiste à laisser de côté le fait qu'un roman que personne n'aurait jamais lu, un film que personne n'aurait vu n'existeraient pas, et à considérer l'oeuvre uniquement par rapport à son auteur. Certes, la démarche qui consiste à étudier l'auteur et à le situer dans son environnement historique et culturel est légitime et profitable. Il est intéressant, par exemple, de connaître cette jeune anglaise appartenant à une bourgeoisie cultivée et non-conformiste qui écrivit Frankenstein à l'âge de dix-neuf ans. On peut avoir envie de connaître les idées qui bouillonnaient dans l'esprit de Mary Shelley : philosophie des Lumières, idéaux révolutionnaires, individualisme romantique, sans oublier le sombre répertoire véhiculé par le roman 49 gothique et le goût du sublime. Ces éléments et d'autres permettent de mieux lire Frankenstein , ils nous aident à saisir certaines résonances ou implications du texte et à mieux comprendre l'intérêt qu'il a suscité chez ses lecteurs du début du XIXe siècle. Et pourtant, ce type d'exploration et d'interprétation a son revers. Il fournit en effet au lecteur, dès lors qu'il se fait commentateur, un excellent alibi pour échapper à la responsabilité qui lui incombe en tant que lecteur. Le lecteur d'un récit (le spectateur d'un film) n'est pas dans la posture de quelqu'un qui s'adonne au savoir. Contrairement au commentateur qui peut se sentir plus dégagé, le lecteur est, en quelque sorte, co-responsable de ce que le récit met en scène. C'est dans l'activité de lire que le récit s'actualise, et le lecteur est directement rémunéré de cette activité par le plaisir qu'il en tire. Contrairement au rêve nocturne qui n'est vécu que par celui qui fait le rêve, le propre du récit, parce qu'il est une activité diurne, est de constituer un vécu partagé. Attribuer un récit à la seule personne de l'auteur, même - ou surtout - lorsqu'on le fait par une interprétation psychanalytique, c'est donc procéder à une attribution partiellement fausse. La difficulté de reconnaître que nous y sommes pour quelque chose dans le roman ou le film dont nous jouissons est évidemment atténuée dans la mesure où le récit met en scène des personnages sympathiques ou admirables : ceux-ci nous tendent un miroir flatteur. Mais dans le cas de Frankenstein (qu'il s'agisse des films ou du roman), l'histoire est si sombre et violente que nous trouvons commode d'en attribuer la responsabilité à l'auteur, sans avoir à nous attarder sur l'idée que nous aussi, lecteurs, nous y avons mis la main. 50 L'histoire de ma descente quotidienne à la cave montre à quel point Frankenstein plongeait de profondes racines dans mon propre coeur, et pas seulement dans celui de l'auteur du roman. C'est à partir de là qu'il faut rechercher une explication. Il est clair que j'étais terrifié parce que je me sentais en proie à la toute-puissance, autrement dit, à une absolue malfaisance. L'infini bénin qui nourrit nos idéaux et nos rêves n'en est pas la seule forme ; le bon infini, celui du Dieu transcendant, au fond, n'est pas vraiment infini puisqu'il garantit la coexistence (au moins la coexistence de ceux qui croient en Lui). Or, par définition, la véritable illimitation, la toute-puissance, n'a de limite à recevoir de personne. L'infini radical rend toute forme de coexistence impossible, il est destructeur. J'étais terrifié car je me trouvais, comme Job, confronté à la toute-puissance. Non pas à ce Dieu qui ne se manifeste jamais que par la bouche de ceux qui parlent à sa place. Plutôt à quelque chose comme Béhémoth ou Léviathan, quelque chose qui existe même si personne ne le nomme, une sorte de nonêtre premier. L'expression "part maudite" qu'utilise Georges Bataille pour désigner cette réalité est très juste ; à condition toutefois qu'on ne s'en serve pas, comme il le fait lui-même, pour valoriser cette réalité et y voir une part "souveraine" : il s'agit pour moi, je l'ai dit, de m'interroger sur un fait et non de l'ériger en valeur. La terreur dont j'étais victime ne pouvait prendre sa source qu'en moi, et c'est ce qu'il faudrait que j'éclaircisse, ne serait-ce que pour ne pas retomber dans la rhétorique du sublime. Si, à propos de mon expérience de la cave, je peux dire aujourd'hui "Le monstre, c'est moi", il me faut bien distinguer cette déclaration de l'identification valorisante dont j'ai parlé plus haut : "Job, c'est moi", ou : "Le Christ, c'est moi". Dans ce dernier cas, on jouit d'un fort 51 rapport à la complétude, quelque chose qui ressemble à l'absolu, mais qui n'est cependant pas l'expérience d'une illimitation radicale, c'est-à-dire de la pure et simple destruction. C'est pourquoi l'identification à Job ou au Christ peut donner l'impression exaltante d'atteindre à un noyau indivis de l'être-soi. Il est clair au contraire que j'étais incapable de reconnaître quelque chose de moi dans le monstre et que je n'en avais surtout aucune envie. Cette expérience n'avait rien d'idéal, ce n'était pas une approche de la transcendance, elle n'avait rien d'une expérience spirituelle. Elle faisait partie de l'enfance, c'est tout. D'ailleurs, bien que le monstre doive sa présence à mon imagination, c'est-à-dire à moi, il n'était pas moi en ce sens qu'il était bien plutôt l'impossibilité d'être moi, une bouffée de non-être jaillie de moi mais dans laquelle j'étais sur le point de disparaître, et qui, pour cette raison ne pouvait m'apparaître qu'extérieure à moi. Comment est-il possible que le monstre ait tiré de moi son existence et sa puissance? Pourquoi fallait-il que je le perçoive comme une présence? Et pourquoi éprouvais-je cette présence dans une angoisse d'anéantissement? Il y a dans l'exemple que j'ai donné une constante si générale (on la retrouve dans toutes les terreurs de ce genre) qu'on risque de ne pas y prêter attention : l'opposition entre deux espaces, en l'occurrence la salle à manger et la cave. D'un côté, un monde où j'ai ma place auprès des autres, où les personnes sont bien identifiées, un monde éclairé où les choses aussi sont distinctes et familières. De l'autre, le lieu de la terreur : un environnement de ténèbres et de solitude, souterrain comme un caveau. Décrire ainsi la cave à charbon n'est évidemment pas en donner une image objective. Après tout, ce n'est qu'une pièce de la maison et la fonction qu'elle 52 remplit est bien anodine. Pourquoi ne pas la vivre sur le même mode que la cuisine ou la pièce commune? Parce que pour l'enfant, le chaos primordial n'est jamais loin ; une cave à charbon suffit à l'évoquer. La conception de la personne qui est habituellement la nôtre et qui correspond à celle que la pensée des Lumières nous a léguée ne permet guère de comprendre ce partage entre deux espaces, ni par conséquent de répondre aux questions que soulève la présence spectrale du monstre. Pour commencer à rendre ces questions pensables, il faut renoncer à l'idée que la personne se construit et se modèle autour d'un noyau (un soi) donné par nature, et que la personne étant ainsi assurée d'elle-même, son développement équivaut à un investissement progressif de son environnement par la connaissance et par l'action. Il faut au contraire faire l'hypothèse que le véritable soi, la "personne authentique" n'est pas un noyau natif, mais qu'elle se constitue à mesure que l'enfant prend pied dans un monde commun, un monde où il se définit en rapport avec d'autres et qui lui permet de prendre progressivement consistance. Le soi natif, le soi premier n'est pas soi, mais une sorte de protosubjectivité non-délimitée, non-différenciée. Ainsi, répondre à l'impératif "Deviens ce que tu es", c'est d'abord renoncer (dans la mesure du possible) à ce soi infini qui précède le soi défini comme le chaos primordial précède le monde différencié. "On ne naît pas soi, on le devient", pourrait-on dire pour paraphraser Simone de Beauvoir. Mais il faut prendre garde que la célèbre formule du Deuxième sexe ("on ne naît pas femme, on le devient") s'inscrit dans un contexte culturaliste : la société modèle les femmes, modelage contraignant et répressif. La formule "on ne naît pas soi" ne prend pas son sens de ce contexte : elle implique au 53 contraire que ce serait le retour à notre état premier qui serait oppressif. On pourrait invoquer, à cet égard, le patronage de conceptions forgées au fil de l'expérience psychanalytique. Conceptions qui soulignent le caractère fondateur de ce qui vient délimiter, situer, repérer la personne de l'enfant et son corps (Winnicott, Lacan, Françoise Dolto seraient à citer, entre autres). Mais on pourrait aussi bien se référer à une idée de la personne très répandue en Afrique. Au monde du village fondé sur un ordre permettant que les personnes se distinguent les unes des autres et coexistent, s'oppose le monde de la forêt et de la brousse, gisement d'énergies précieuses, mais aussi lieu où rôdent des forces prédatrices. L'enfant qui naît devient une personne en prenant place parmi les autres, au village ; mais il faut pour cela qu'il abandonne une part de soi, se désolidarise d'une sorte d'alter ego dont le lieu propre est le monde de la forêt. Ainsi, être, c'est être divisé : d'un côté l'illimitation native, de l'autre l'existence sociale. Et si la division s'établit mal, si elle se trouve battue en brêche, la personne devient le vecteur de forces qui se manifestent sur un mode prédateur par le vampirisme ou la sorcellerie38. Dans le cadre d'une telle conception, le fait que la cave ne soit pas vécue comme une pièce ordinaire devient intelligible. On peut comprendre que l'enfant qui se trouve seul et dans le noir ne soit plus lui-même, ne soit plus celui qu'il est dans l'espace de la pièce commune. En effet, précisément parce qu'il est un enfant, il n'a pas encore suffisamment intériorisé le soutien que lui apporte le fait de prendre place dans le monde des autres. La représentation qu'il a de Je renvoie aux actes du colloque international sur La notion de personne en Afrique noire, organisé par G. Dieterlen, éditions du CNRS, 1973, ainsi qu'à l'excellente étude de Ch.-H. Pradelles de Latour, Le crâne qui parle. Ethnopsychanalyse en pays Bamiléké, E. P. E. L. , 1996. 38 54 lui-même n'est pas encore en mesure de triompher d'un environnement sensoriel qui se présente à lui comme étant à l'écart du monde des autres. Ainsi, inévitablement, des sensations de ténébreuse solitude le reconduisent à ce qu'il était avant d'être soi, et il baigne à nouveau dans le mauvais infini où son être se confond avec le néant, se fond dans l'illimité. Bien qu'on répèt à l'enfant qu'"il n'y a pas de raison d'avoir peur", ce n'est donc pas sans raison qu'il se trouve en proie à une angoisse d'anéantissement. L'hypothèse demande à être complétée. En effet elle n'explique pas pourquoi le mauvais infini est vécu par l'enfant comme une présence. L'adulte aussi connaît l'infinitude et l'angoisse. Mais il les vit plus souvent sur le mode de la dépression que sur celui de la terreur. L'état dépressif peut se traduire chez lui par un sentiment angoissé d'anéantissement, mais ce sentiment ne lui est pas infligé par une présence toute-puissante : ce qui jusqu'alors apportait un relatif soutien se retire, et il ressent les effets d'un reflux, d'une marée basse de l'être. Les enfants, bien sûr, ne sont pas à l'abri des états dépressifs et il leur arrive en tous cas d'être en proie à un ennui mortel. Un tel état peut être vécu en plein jour, et même au milieu des autres, alors que les terreurs, nous l'avons vu, ont pour milieu spécifique la solitude et le noir. Il s'agit d'un état qui, contrairement à la dépression, est directement lié à un environnement sensoriel spécifique : un livre d'images impose la silhouette menaçante du loup, les ténèbres encerclent et assiègent le corps. Il y a là un indice important qui va nous aider à comprendre pourquoi le mauvais infini est alors perçu comme présence toute-puissante. La lumière permet de distinguer les choses et les êtres, de même que la parole permet de les identifier et de tisser un monde habité. L'obscurité, au 55 contraire, ronge les traits qui permettent d'identifier ; comme les mâchoires du loup, elle s'en prend aux limites du corps de l'enfant, elle matérialise l'intrusion du néant (c'est pourquoi, ce corps, il lui faut le protéger en s'enveloppant dans l'ultime refuge que lui offre son lit, en prenant bien soin de ne laisser dépasser ni pied ni main). L'obscurité fait revenir l'enfant à l'aube de lui-même, lorsque l'indistinction de son âme s'accompagnait d'une indéfinition quant aux limites de son corps. Alors, l'adulte qui prenait soin de lui était la divinité toute-puissante dont il se distinguait encore mal. Quel corps était l'appendice, la prothèse de l'autre? Laquelle des deux personnes était un écho de l'autre? Certes, le père, la mère - en principe - distinguent leur enfant d'eux-mêmes. Mais le bébé ne s'est pas encore constitué comme une entité distincte. Pour lui, être soi n'exclut pas encore d'être l'autre, et la criante impuissance du petit corps cloué sur place se mêle bizarrement à la force du géant qui le tient contre lui, et qui constitue alors son seul miroir. Dans la mesure où elle est liée à cette expérience précoce, l'infinitude menace de ses vagues puissantes aussi bien l'intégrité de la personne que celle de son corps. L'enfant se sent repris par l'entité illimitée et toute-puissante qui était là avant qu'il devienne soi. Et comme alors, faute d'un monde commun qui assure la coexistence, il n'y a plus place pour deux, il se voit inexorablement anéanti par celle-ci. Cette présence qui envahit tout ne correspond donc à aucune identité définie. Ce quelqu'un qui n'est personne ne saurait se délimiter comme étant son père, ou sa mère, ou lui-même : il s'agit aussi bien de l'infinitude qu'il perçoit à travers ses parents que de celle qu'il projette sur eux39. Je ne dirais donc pas, comme le fait Mélanie Klein dans son article sur "Les premiers développements de la conscience chez l'enfant", que de telles puissances d'anéantissement représentent en fait les parents. 39 56 La puissance de destruction du persécuteur équivaut à une irrésistible attirance pour le franchissement ou l'affranchissement des limites fondatrices : l'enceinte que trace un nom propre, la muraille délicate d'un corps et d'un visage à la forme unifiée et distincte. Puissance nécessairement prédatrice, donc : "Seule, la voracité d'un chien féroce accomplirait la rage de celui que rien ne limiterait", écrivait Georges Bataille à propos de la violence sadienne40. La créature de Frankenstein n'a pas besoin de crocs pour défaire la belle unité de sa victime. Sa puissance destructrice se signifie par le fait que lui-même est affranchi des limites fondatrices : il n'a pas de nom. Sur les affiches qui, du vivant de Mary Shelley, annonçaient les adaptations théâtrales du roman, on laissait généralement, en face du nom de l'acteur qui incarnait le monstre, une ligne en blanc. Le procédé plaisait à Mary Shelley : "This nameless mode of naming the unameable", écrivit-elle, "is rather good"41. Quant au corps de la créature, c'est une vision de cauchemar : aucun être humain ne pourrait reconnaître en lui son semblable. J'ai montré comment, dans la cave à charbon, mon propre "mauvais infini" s'en prenait à moi sous les espèces d'une présence destructrice. Restent à éclaircir les liens entre la terreur et deux autres sentiments qui, pour n'être pas au premier plan de ma rencontre avec le monstre, n'en étaient pas moins présents : désir et culpabilité. Lorsque j'étais dans la pièce commune, j'existais au milieu de ma famille. Existence relationnelle et donc relative, comme dans toute vie sociale. Une certaine manière d'être convient avec telle personne et ne convient pas avec une autre, un certain 40 41 "L'homme souverain de Sade", dans L'érotisme, 1O/18, 1965, p. 185. Cité par Cathy Bernheim, Mary Shelley, La manufacture, Lyon, 1988, p. 90. 57 comportement correspond à telle situation et non à une autre : limitations complexes, contraignantes et inévitables. En les intériorisant, nous gagnons en contrepartie une extension du champ de notre existence à la mesure des liens que nous tissons avec notre entourage. Mais cette expansion demeure limitée, elle nous interdit à jamais une affirmation absolue et radicale de nous-mêmes. A la cave, une forme d'existence illimitée s'ouvrait à nouveau. Je pouvais en approcher et en ressentir toute l'intensité. Cependant, le prix à payer était lui aussi absolu : tendant à se confondre avec moi, l'infinitude m'absorbait et me confrontait donc à l'imminence de mon propre anéantissement. Si transgresser, c'est franchir délibérément une barrière interdite, alors il ne s'agissait pas d'une transgression : on ne m'interdisait pas de me rendre à la cave, on me le prescrivait. Et ma rencontre avec le monstre ne résultait pas d'un choix puisque sa présence, au contraire, s'imposait à moi malgré tous les efforts que je faisais pour l'exorciser. Néanmoins, considérée du point de vue de ce qui est coupable ou légitime, la limite que je franchissais n'était pas anodine : c'était la frontière séparant la construction du monde de sa destruction (par monde, j'entends ici tout ce qui rend possible l'existence et la coexistence des humains) ; il s'agissait, en somme, d'une frontière antérieure à toute autorité instituée. Le franchissement que je vivais lorsque je descendais à la cave répondait donc à quelque chose qu'il faut bien nommer un désir, même si sa réalisation se traduisait par l'angoisse et la terreur, et à un désir coupable, même si la frontière franchie ne faisait l'objet d'aucun interdit explicite. Cela, peut-être aurais-je pu le comprendre quelques années plus tard en voyant le film dont j'ai parlé, où il était question d'un 58 pharaon revenant se venger. J'aurais pu le comprendre, d'abord, parce que le film ne m'avait pas apporté seulement de la peur, mais aussi du plaisir. Ensuite parce que le récit lui-même mettait en scène le fait de pénétrer, non dans une cave, mais dans une tombe, et que cette intrusion répondait évidemment au désir des archéologues. Restait cependant une différence notable entre mon expérience et celle des savants. Dans leur cas en effet le châtiment, venant assez longtemps après la satisfaction de leur désir, s'en distinguait nettement. Dans le mien au contraire, la jouissance et le châtiment coïncidaient parfaitement. De sorte que, pris dans cette confusion, je ne pouvais reconnaître dans ce qui m'arrivait ni la réalisation d'un désir transgressif ni la sanction de celui-ci, et l'expérience demeurait aussi inintelligible qu'elle était fatale. A cet égard, elle était proche de celle à laquelle Victor Frankenstein se voit confronté. Le jeune savant n'a qu'un désir - un désir auprès duquel tout le reste pâlit, même l'amour qu'il porte à sa fiancée - : percer le secret de la vie, créer lui-même la vie. Pour cela, il est près à tout ; on le voit violer des tombes lui aussi, pour se procurer les matériaux de chair dont il a besoin. Et à l'instant précis où un labeur de plusieurs années porte enfin ses fruits, au moment même où le corps qu'il a fabriqué prend vie, la jouissance tant attendue se métamorphose en un châtiment cauchemardesque, et lui-même ne peut supporter la vue de son oeuvre. Tant que l'unique objet de ses désirs n'était pas encore une personne, tant qu'il n'était pas devenu total, il pouvait s'en approcher, y travailler de ses mains. Mais lorsque la chose devient une présence, un être qui jette sur lui son regard, il fuit, submergé par l'angoisse : face à l'illimitation radicale, on ne peut qu'être anéanti. 59 Cette chair composite à laquelle Victor redonne vie constitue un nouveau genre de revenant (c'est bien ainsi que Mary Shelley considérait le monstre). On peut élargir à la crainte des morts ce que l'on vient de voir à propos de Victor Frankenstein. Sur l'universelle crainte des morts, la pensée des Lumières appose l'étiquette superstition (l'élite intellectuelle du XVIIIe siècle remplace les revenants par ces corps qui ne sont pas vraiment morts et que l'on enterre prématurément42). Tout esprit éclairé le sait, les morts ne reviennent pas, et c'est bien à cause de cette certitude qu'il peut nous arriver de désirer la mort d'une personne qui nous empoisonne l'existence. Les morts ne reviennent pas, c'est un fait ; mais la connaissance de ce fait n'a jamais empêché personne de croire aux revenants, ni de leur attribuer une malfaisance sans limites : ceci également est un fait. Si, contrairement à la pensée "rationnelle", on admet que l'infini radical ne peut être qu'un mauvais infini et que l'être humain a partie liée avec cette illimité incompatible avec la coexistence, on verra dans la crainte des revenants la manifestation d'une peur tout à fait fondée : la peur de ne pouvoir tenir à distance sa propre infinitude. Le processus du deuil ne concerne pas seulement le lien entre soi et le disparu. Il concerne également le rapport que l'on entretient avec sa propre infinitude. Le mort dont on n'a pas fait son deuil dispose ainsi du même pouvoir d'envahissement que l'objet d'un amour impossible et passionné. Combien de récits de tradition orale, combien de poèmes et de romans font résonner cette analogie! L'auteur de Frankenstein connaissait sans doute La fiancée de Corinthe de Goethe, ou La ballade de Lénore de Bürger (dont le sujet appartient Voir par exemple dans A. de Baecque, La gloire et l'effroi. Sept morts sous la terreur , Grasset, 1997, le chapitre consacré à Madame Necker. 42 60 à la tradition orale, et dont il existait plusieurs traductions anglaises). Dans ces deux poèmes, l'un des amants meurt. L'autre ne le sait pas (il ne peut donc pas en faire son deuil). Voyant revenir la personne aimée, il la croit toujours vivante; elle l'emporte avec elle dans la mort. Mattew Gregory Lewis, l'auteur du fameux roman gothique Le Moine, passa quelque temps à la villa Diodati durant l'été 1816, en compagnie de Byron, Polidori, Shelley et Mary. Il avait séjourné en Allemagne, avait rencontré Goethe, s'était imprégné de folklore et de ballades comme celle de Bürger. Il aimait raconter des histoires de fantômes. Notamment celle-ci : un jeune homme est appelé au régiment ; sa femme l'attend, inconsolable. Un soir elle l'entend qui revient ; mais en voyant la blessure mortelle qu'il porte au front, elle se rend compte qu'elle a affaire à un fantôme. Celui-ci parvient à la rassurer. Cependant, une nuit où, toute au plaisirs d'un bal, elle n'a pas entendu la cloche qui annonce régulièrement la venue du fantôme, celui-ci l'entraine dans la mort43. Lorsque l'être aimé et bienfaisant devient réellement illimité, il se mue en une pure puissance d'anéantissement. Lors de leur séjour sur les bords du lac de Genève, Shelley, Byron et la jeune Mary lurent également un recueil d'histoires de fantômes, traduit de l'allemand en français. Comme toute introduction à Frankenstein le rappelle, ces histoires à faire se dresser les cheveux sur la tête leur donnèrent envie d'en inventer euxmêmes. A la suite d'une conversation sur le galvanisme, sur l'étincelle de vie, sur la possibilité de créer un être vivant ou de ranimer un cadavre, Mary fut poursuivie toute la nuit par des Voir M. Summers, The Gothic Quest. A History of the Gothic Novel, Russell and Russell, New York, 1964, p. 121-122 et 291. 43 61 images de cauchemar. Ce cauchemar lui fournit le noyau de son roman : "What terrified me will terrify others", pensa-t-elle44. L'un des récits d'épouvante que la jeune fille avait lus racontait l'histoire d'une femme qui, abandonnée par son mari, meurt dans la solitude. Elle se présente à l'homme comme si elle était encore vivante, puis se venge en lui découvrant sa nature de spectre (c'est là sans doute une intrigue universelle ; on la retrouve, en tous cas, dans le recueil de contes japonais qu'avait constitué Lafcadio Hearn45). L'histoire ressemble à celle d'Ondine, un récit poétique que La Motte-Fouqué, un romantique allemand, avait publié en 1811. Ondine, femme des eaux et de l'au-delà, revient auprès de l'homme qui l'a aimé ; elle revient le soir même où celui-ci vient d'épouser une autre femme, et elle entraine son ancien mari dans la mort. Non-deuil (l'homme, en réalité, aime toujours Ondine) et vengeance (l'épouse délaissée reprend à jamais son mari) : les deux motifs se combinent. Une même douleur sans limite circule entre celui qui reste et celle qui a été rejetée, et le retour de la disparue répond à leurs deux désirs. Mais ce retour constitue en même temps un châtiment ; un châtiment que l'époux s'attire à la fois parce qu'il a oublié sa première épouse et parce qu'il lui est impossible d'en faire son deuil. Ce paradoxe répond à une logique, et celle-ci ne s'applique pas seulement aux rapports entre vivants et morts dans la fiction, mais aussi dans la réalité. Les vivants, on l'a vu, ont lieu de craindre les morts quand, ne pouvant s'en séparer, ils les vouent à remplir leur C'est ce que Mary Shelley raconte dans la préface d'une réédition de Frankenstein publiée en 1831. 45 "La première femme du samouraï", dansFantômes du Japon, Union Générale d'Editions, 1980, p. 103-106. 44 62 propre infinitude. Mais oublier un mort, effacer le lien qu'on a eu avec lui de son vivant, ne vaut pas mieux : c'est une manière d'ignorer cette frontière de soi que constituait le lien avec lui ; au lieu de lui donner une place illimitée, on supprime sa place, ce qui est encore une manière de dépasser les bornes - ces bornes fondatrices qui garantissent à chacun un lieu d'être. A cet égard, les rapports entre vivants et morts ne sont qu'un cas particulier des rapports entre les humains. La formule la plus générale pourrait être celle-ci : il n'est pas de relation viable entre deux êtres si l'un occupe une non-place. Par non-place, on peut entendre rien : l'infinitude de l'un réduit à rien la place de l'autre. Ou tout : l'un envahit l'infinitude de l'autre. Ce chapitre nous a permis de dégager une forme spécifique du fantasme de toute-puissance : le fantasme d'un être absolument méchant. Il me reste, pour finir, à montrer comment s'opère le passage du fantasme à la réalité. Contes populaires, romans, films fantastiques, films d'action donnent corps à ce fantasme en le revêtant d'images façonnées à partir du monde visible. Ils lui confèrent un semblant de réalité. De ce point de vue, la créature de Frankenstein n'est qu'une figure parmi d'autres dans la vaste galerie des spectres de la malfaisance absolue : ogres, loups, sorcières, diables, vampires, savants fous prêts à détruire le monde pour en devenir les maîtres, serial killers et autres génies du crime. On voit bien, par exemple dans les films dont James Bond est le héros, comment le "grand méchant" à la fois présente certains traits irréels du fantasme (ainsi le mystérieux chef de cette organisation criminelle qui s'appelle le "Spectre") et en emprunte d'autres à la réalité (espionnage, technologie, guerre froide, etc.). Ce genre de films nous aide à comprendre a quel point 63 la frontière qui sépare la fiction de la réalité peut être mince et poreuse. Par réalité, ici, on peut entendre deux choses : d'une part le comportement réel d'une personne ou d'un groupe de personnes (par exemple le comportement de tel Indien d'Amérique ou de telle tribu d'Indiens à une époque donnée) ; d'autre part les croyances, les convictions concernant cette personne ou ce groupe. Ces croyances peuvent être fausses, elles peuvent ressembler à des fictions, mais pour ceux qui y croient elles sont bien réelles. Voici par exemple ce qu'écrivait un commissaire au affaires indiennes vers le milieu du XIXe siècle : Qui parmi vous n'a pas entendu avec des sentiments d'effroi ces histoires pour enfants qui évoquent l'Indien et sa cruauté? Dans notre esprit d'enfants il représentait le Moloch de notre pays. On nous faisait entendre son hurlement ; et on nous mettait sous les yeux sa haute silhouette émaciée couverte de peaux de bêtes qui lui battaient les flancs, et puis ses yeux de feu à la recherche d'une nouvelle victime à laquelle s'accrocher pour satisfaire sa soif de sang.46 L'auteur admet que cette image de l'Indien relève pour une part de la fiction (d'histoires pour enfants), mais cela ne l'empêche pas de croire qu'il y a en elle beaucoup de vrai : le fantasme et la fiction alimentent les représentations que l'auteur et d'autres colons américains se font des Indiens. La méchanceté qui leur est attribuée a donc deux sources. L'une est la cruauté bien réelle manifestée par un certain nombre de guerriers indiens, redoutés à juste titre par ceux qui étaient venus s'approprier leurs terres. L'autre source est le fantasme d'absolue malfaisance que ces mêmes colons projetaient sur les Indiens. Comme le note très justement Michael Rogin, "les atrocités mises sur le compte des Indiens ne servirent pas seulement Cité par Michael Rogin, Les démons de l'Amérique. Essais d'histoire politique des Etats-Unis, Seuil, 1998, p. 151. 46 64 à justifier les guerres qui leur furent faites. Elles eurent également pour effet que les Blancs répondirent à la violence des Indiens en s'abandonnant à leur tour à des fantasmes et des actions dans lesquels s'exprimait la même rage que celle qu'ils imputaient aux Indiens."47 Il ne s'agit donc pas seulement ici de faire de l'autre l'agresseur afin de présenter comme légitime défense ses propres agrressions. Il s'agit également du sentiment exaltant d'accéder à une complétude supérieure, sentiment procuré par la nécessité que l'on sent de rivaliser avec l'illimitation que l'on a projetée sur l'autre. On peut généraliser cet enchaînement de la façon suivante : je me perçois comme un "bon" (même si certains de mes actes, vus par un autre que moi, ne sont pas jugés "bons") ; j'ai conscience que quelqu'un à qui j'ai affaire se livre à un acte agressif à mon égard ; je projette sur lui mon fantasme de toute-puissance (de touteméchanceté) ; puisque l'autre est tout, je vais être anéanti ; pour me défendre contre cet anéantissement, il faut donc que moi-même je sois tout - un être entier, indivis, total. Ainsi m'adonnerai-je à une jouissance de toute-puissance (tout en continuant à croire que je suis bon et que c'est l'autre qui est méchant). On voit par cet enchaînement comment il est possible d'accéder à une complétude transgressive (tout en croyant celle-ci légitime) dès lors qu'au lieu de s'identifier directement au mauvais infini de l'absolue méchanceté, on s'identifie à lui par miroir interposé (par exemple en se voyant soi-même comme étant celui qui fait face à un complot diabolique complot ourdi par la CIA, les Juifs, les communistes, les étrangers en général, les extraterrestes, etc.). Les films d'action fournissent d'innombrables exemples de cet enchaînement mimétique. De sorte que le spectateur participe avec 47 Les démons de l'Amérique, p. 155. 65 joie à la toute-puissance manifestée par un héros seul contre tous (Rambo, par exemple) - une toute-puissance qui pourtant ne diffère en rien de celle qui l'oppresse et l'épouvante lorsqu'elle est manifestée par un personnage démoniaque à la méchanceté illimitée. Si les mécanismes de la méchanceté dans la fiction sont les mêmes que dans la réalité, doit-on pour autant considérer que le plaisir éprouvé par le spectateur est mauvais et que celui-ci est corrompu par la violence du cinéma? Il n'y a pas de réponse simple à cette question. D'un côté en effet, comme on le souligne habituellement, les jeunes spectateurs peuvent être fascinés par les personnages de fiction qui exercent la violence et, du coup, désirer être comme eux. D'un autre côté, le fait même que ces personnages apparaissent dans la fiction - c'est-à-dire dans le domaine du jeu et du semblant - apporte une contribution essentielle au processus qui nous permet d'établir une certaine distance entre notre fonds d'illimitation et nous-mêmes. Le spectacle d'une momie revenant étrangler un à un les savants qui ont violés sa tombe, le spectacle des tueries de Rambo n'introduisent pas dans l'esprit du spectateur une méchanceté qui n'y était pas : elle la révèle, ce qui est bien différent (de même, l'image d'un objet sexuel n'introduit pas en nous un désir dont, autrement, nous serions restés préservés ; elle révèle la présence de ce désir en nous). Face à la menace que fait peser cette révélation, il y a trois attitudes possibles : Ou bien, faute de distinguer entre le plan de la fiction et celui de la réalité, nous y voyons un encouragement à exercer pour de bon la violence du personnage tout-puissant. Ou bien au contraire nous rejetons cette violence à l'extérieur de nous ; un tel rejet entraine deux conséquences : d'abord le mauvais infini qui est en nous demeure méconnu, ignoré, donc tout aussi 66 virulent ; ensuite, avec ce refoulement nous nous privons du même coup du bon côté de notre illimitation, de l'énergie et de la joie dont il est source. Ou bien enfin nous assumons le plaisir que nous procure le spectacle de la violence, nous admettons qu'une part de notre énergie est stimulée par les mauvais sentiments, nous reconnaissons que le mal nous fait du bien. Et de fait, du moment que nous assumons la toute-méchanceté dans un espace de jeu, du moment que, par conséquent, nous nous l'approprions en tant que semblant (comme le font les enfants en jouant à "Loup y est-tu?" ou en incarnant d'autres figures de toute-puissance), ce mal nous fait du bien. Nous ne nous identifions plus pour de bon (c'est-à-dire sans le savoir) à notre fonds d'illimitation, nous continuons d'y être reliés, mais avec la distance et la désidentification qu'introduisent la conscience que la fiction et le jeu ne sont pas la réalité48. Il y a quelque chose de paradoxal dans l'idée qu'une vitalité psychique véritable puisse prendre appui sur du semblant. Des auteurs comme Nietzsche ou Bataille s'en sont plutôt mal accommodés (ils sont loin d'être les seuls), et c'est l'un des mérites de Lacan d'avoir au contraire soutenu et développé cette idée. Si on admet, comme j'ai essayé de le montrer dans le chapitre sur le monothéisme, que le bien et l'être ne proviennent pas d'une source mais d'un compromis ou d'un mariage qui s'opère entre deux sources, cette idée cesse d'être paradoxale : en tant que le semblant, la représentation a pour source notre illimitation fondamentale, le lien vital avec celle-ci se maintient ; et en tant que nous nous Voir Jeu et réalité de Winnicott, et, sur la désidentification que permet une imitation consciente, aux suggestions très éclairantes d'O. Mannoni ("La désidentification", dans Le Moi et l'Autre, présentation de Maud Mannoni, Denoël, 1985). 48 67 contentons de sa représentation (donc d'une réalité à la fois délimitée et significative pour les autres), nous maintenons en même temps un lien qui n'est pas moins vital, celui de la coexistence avec les autres. En ce sens, la lecture d'un ouvrage consacré à la méchanceté peut se révéler non pas déprimante comme on pourrait le craindre, mais plutôt vivifiante. Nous allons voir dans le chapitre suivant que le propre de Victor Frankenstein, le savant qui crée le monstre, c'est précisément qu'il refuse de se contenter d'un semblant d'illimitation. 68 3 La démesure de Victor Frankenstein Au cinéma, l'intérêt se porte surtout sur le monstre. Le roman est plutôt centré sur le couple infernal que forment le créateur et sa créature. J'avais une trentaine d'années lorsque j'ai lu Frankenstein. Le plaisir que m'apporta cette lecture ne fut pas à proprement parler le plaisir de la peur ; ce fut plutôt celui d'y trouver un charme, suranné sans doute, mais inattendu. Inattendu parce que les différentes versions popularisées par le cinéma ont, dans l'ensemble, écarté les aspects les plus romantiques du récit. J'ai donc découvert que le personnage de la créature était loin de se réduire à un épouvantail aux grognements inarticulés. C'était un être capable de s'exprimer en de longues tirades dignes d'un personnage de Shakespeare ou de Milton ; capable de lire (Le Paradis perdu de Milton, précisément, le Werther de Goethe et même Plutarque). C'était un être qui s'intéressait aux autres et éprouvait les sentiments les plus humains. J'ai découvert les familles idylliques formées par les personnages secondaires (Mary Shelley avait lu La nouvelle Héloïse de Rousseau). Mais aussi, contrastant avec ces tableaux harmonieux, des lieux sauvages et désolés au milieu desquels éclataient les sentiments les plus violents. Glacier dominé par le Mont Blanc, île perdue au large de l'Écosse, étendues polaires (en partie inspirées par The Rhyme of the Ancient Mariner de Coleridge) où Victor et sa créature finiront par trouver la mort. Ces deux personnages passionnément liés l'un à l'autre me parurent manifester l'envers de l'idylle : ils étaient le négatif de Paul et Virginie. Je sentais que le roman exhumait des vérités 69 déplaisantes. Il me parlait de mes amours de jeune homme, il en grossissait impitoyablement les mauvais côtés. A l'époque où j'ai lu pour la première fois Frankenstein, je me suis contenté de l'impression qu'il s'agissait d'une longue scène de ménage et je n'ai pas cherché à en savoir davantage. Aujourd'hui, relisant Frankenstein, je vois mon impression première se confirmer. Il me faudra donc, cette fois, la préciser et repérer ce qui me conduit à l'éprouver. Mais avant d'en arriver à ce point, nous devons d'abord faire plus ample connaissance avec Victor Frankenstein. Commençons par rappeler une interprétation du roman de Mary Shelley aussi répandue qu'évidente : Frankenstein illustrerait le thème de l'apprenti sorcier, du savant qui, emporté par les pouvoirs de la science, voit retomber sur les autres et sur lui-même les conséquences désastreuses de sa démesure. Cette manière de résumer l'intrigue n'est pas fausse, mais elle laisse échapper le meilleur, le plus intense, le poison spécifique de l'histoire. Il est vrai que Victor poursuit obstinément son projet, perdant de vue tout ce qui devrait l'en détourner. A cet égard, il semble préfigurer ce type de personnage que le roman d'aventures a exploité sans relâche depuis Jules Verne jusqu'à Ian Fleming, ce savant mégalomane que le cinéma nous a tant de fois montré régnant sur son laboratoire secret (aménagé de préférence dans le sous-sol d'une île volcanique), et engagé dans une entreprise aussi titanesque que destructrice. Le but poursuivi par Victor peut même nous faire penser à des réalisations actuelles de la biologie, comme la fécondation in vitro ou le clonage. Pourtant, le désir qui anime les biologistes qui se livrent à ce type d'expériences n'est pas nécessairement du même ordre que le désir auquel le personnage de Victor donne figure : le fait qu'un 70 scénario fantasmatique et une action réelle se ressemblent ne prouve pas que l'action réelle présente le même caractère transgressif et délétère que le fantasme. Ainsi, les premiers médecins qui ouvrirent des cadavres pour les disséquer ne mettaient pas nécessairement en acte un fantasme de nécrophilie et de transgression de l'intégrité du corps humain. Certes, il est toujours possible de lire dans les thèmes explicites d'un récit une leçon concernant la réalité factuelle. Ainsi, de même que Le Chaperon rouge parlerait aux enfants du danger de se laisser aborder par un inconnu, Frankenstein nous mettrait en garde contre des ambitions d'interprétation, scientifiques même outrancières. lorsqu'il correspond Mais aux ce type intentions annoncées par l'auteur du récit, ne livre qu'une explication superficielle de ce qui constitue la vie propre des récits, c'est-à-dire l'action qu'ils exercent sur nous. Qu'il s'agisse d'un conte, d'un roman ou d'un film, il ne faut pas confondre le contenu manifeste de la mise en scène avec le point où le récit nous atteint. Le thème du savant en quête de puissance scientifique et technique relève du contenu manifeste. L'effet que la lecture de Frankenstein a produit sur moi et sur des générations de lecteurs ne se réduit certainement pas à la portée d'une fable. Essayons de dégager les traits qui spécifient le désir figuré par le personnage de Victor. "La vie et la mort", raconte le jeune savant, "me semblaient des limites idéales qu'il me faudrait franchir" : pour lui, donner naissance ou ramener à la vie ce qui est mort, c'est tout un. C'est pourquoi Victor est "contraint de passer des journées et des nuits entières dans des caveaux et dans des charniers", et doit poursuivre en secret son horrible travail, "pataugeant dans la profondeur humide des caveaux ou torturant un animal vivant pour 71 tenter d'animer la matière inerte". Au bout du compte, pense-t-il, "une espèce nouvelle me bénirait comme son créateur". Au désir de transgresser la limite qui sépare les vivants des morts s'associe implicitement mais inévitablement un défi lancé à la différence des sexes. "Après des jours et des nuits d'un labeur inimaginable, j'étais parvenu ... à découvrir le secret de la génération et de la vie." Savoir comment on fait des enfants n'est rien en comparaison d'un tel secret : ce qui intéresse Victor, ce n'est évidemment pas de faire un enfant avec Elisabeth, sa fiancée ; c'est de le faire tout seul. Victor, semble-t-il, veut prendre la place de Dieu, ou celle de ce Prométhée qui a modelé le premier homme. Pas exactement pourtant. Car Dieu ou Prométhée assument le fait que créer un être humain, c'est produire un être différent de soi ; que le fait de doter cet être de la conscience de lui-même oblige à lui donner une place, un lieu d'être distinct de celui que l'on occupe soi-même. Alors que ce qui pousse Victor à créer un être, c'est précisément un désir contraire à l'ordre du monde, contraire à la distinction des lieux d'être : un désir qui abolit toute limite et par conséquent toute place possible pour le nouvel être. Le roman retrace avec soin la genèse de ce désir. Comme tout désir, celui-ci prend racine dans l'infinitude. Mais ce qui caractérise en propre le désir de Victor, c'est le refus de quitter celle-ci, le refus de s'engager dans un processus qui l'amènerait à composer avec un monde dont l'ordre implique des différences et des limites fondatrices. "Possédé du fervent désir de pénétrer les secrets de la nature", le jeune Victor se passionne pour d'anciens alchimistes et pour la recherche de l'élixir de vie. Cependant, vers l'âge de quinze ans, le spectacle d'un violent orage donne un tour nouveau à sa passion. "Alors que je me tenais sur le pas de la porte", raconte-t-il, 72 "je vis soudain comme un torrent de feu jaillir d'un beau vieux chêne situé à une vingtaine de mètres de la maison. Dès que l'aveuglante lumière se fut dissipée, je m'aperçus que l'arbre avait disparu. Il n'en demeurait qu'un informe moignon carbonisé. Lorsque nous allâmes le voir de plus près, le lendemain, nous découvrîmes que le chêne avait été mutilé d'une étrange façon. Le choc ne l'avait pas fait voler en éclat, mais l'avait réduit en de minces lanières de bois. Je n'avais jamais vu quelque chose qui fût plus complètement détruit." Cette idée de destruction revient à maintes reprises au cours du récit. Le destin, déclare Victor deux pages plus loin, "avait décidé ma destruction. Elle fut terrible et totale." Parlant de sa rencontre avec un savant qui jouera un rôle décisif dans sa formation, Victor dit : le hasard, ou plutôt "l'Ange de la Destruction" ; et le discours que tient ce professeur est adressé à Victor pour sa "destruction".La méchanceté, ainsi, n'apparaît pas comme l'action d'une volonté libre, ou d'une volonté aveuglée par l'ignorance. Elle résulte ici de l'impossibilité d'exister dans certaines limites. Elle n'est donc pas seulement tournée vers les autres, elle exerce aussi bien ses effets sur Victor lui-même. La foudre est la toute-puissance en action. La foudre franchit d'un coup l'étendue qui sépare le ciel de la terre. Elle court-circuite la zone qui, normalement, tient à distance l'un de l'autre ces deux ordres de réalité - un peu comme la lave qui jaillit d'un volcan réunit violemment le monde souterrain à la surface du sol. Elle déverse ainsi brutalement l'infini sur le fini. A l'Université d'Ingolstadt, Victor apprend à délaisser Albertus Magnus et Paracelse pour la science moderne. Il s'agit, comme il le dit luimême, "de troquer des chimères d'une infinie grandeur contre des 73 réalités de médiocre valeur". Échanger des chimères pour des réalités, oui. Mais renoncer à l'infini pour la médiocrité, non. Victor utilisera donc les sciences modernes, mais pour pénétrer ces mêmes "secrets de l'immortalité et de la puissance" que poursuivaient les alchimistes. Dans le film de James Whale (1931), c'est en captant au moyen d'un cerf-volant l'électricité de nuages orageux que Victor donne vie à sa créature. Ce dispositif, qui ne se trouve pas dans le roman, a été inspiré au scénariste par un texte de Hogg, un ami de Percy Bysshe Shelley, texte dans lequel cet ami évoque les conversations qu'il eut avec le jeune poète. Shelley, dans son désir prométhéen de dérober le feu divin, se plaisait à imaginer des "cerf-volants électriques" qui pourraient "faire descendre l'éclair du ciel". "Quel outil terrible le choc surnaturel se révèlerait être", ajoutait-il, "si nous étions capables de le guider ; combien de secrets de la nature un choc aussi prodigieux dévoilerait-il!"49 En s'inspirant du poète, le scénariste restait fidèle, en fait, au personnage de Victor tel que Mary Shelley l'avait imaginé. En effet, bien des traits de Victor ont été inspirés à celle-ci par son mari. Y compris une certaine pente destructrice à laquelle son adolescence la portait sans doute à participer, mais qui a dû aussi l'angoisser. Surtout quand l'un de ses proches était rejoint par la mort. Quelle hécatombe en effet autour d'elle : à l'époque où elle écrit Frankenstein et n'est encore que la maîtresse de Shelley, sa demi-soeur se suicide ; puis la première femme du poète, qui était enceinte. Sa propre mère était morte quelques jours après lui avoir donné le jour, et elle-même perdra trois de ses enfants. Enfin, Shelley se noie (il s'était embarqué sur son yacht dans des Voir Chr. Small, Mary Shelley's Frankenstein. Tracing the Myth, University of Pittsburgh Press, 1973, p. 107 (d'abord publié en Angleterre sous le titre : Ariel like a Harpy. Shelley, Mary and Frankenstein, 1972). 49 74 conditions si défavorables qu'elles rendaient le naufrage très probable). "On dirait", avait écrit Shelley à un ami, "que la destruction qui me consume est une atmosphère qui envahit et infecte tout ce qui a un lien avec moi."50 Qu'est-ce qu'un désir de créer la vie qui se confond avec un désir de tout-puissance et de destruction? C'est un désir de s'autoengendrer dans la complétude. Cette réponse paraîtra plus claire lorsque nous aurons abordé sous un autre angle le personnage de Victor. Victor n'est pas seulement fasciné par la toute-puissance ; il est également dévoré, nous l'avons vu, par le désir de percer le secret de la vie. Les lecteurs ou les spectateurs de Frankenstein n'ont pas de peine à s'associer à cette curiosité : quel enfant n'a pas été fasciné par le mystère de la sexualité et de la procréation? Autour de ce secret, une curiosité brûlante a forgé en chacun de nous un fantasme : ce qui était alors hors de notre portée s'imposait à nous comme le lieu d'une jouissance sans limite et suscitait en nous une convoitise fébrile et angoissée. Il y avait ce que les parents se réservaient et qui nous était interdit. Et au-delà de cette réalité ou au coeur de celle-ci, il y avait la jouissance infinie qui seule devait combler notre désir, il y avait l'origine totale qui seule pouvait apporter à notre être une fondation à sa mesure. Ce qui était imaginé à propos de l'intimité réelle des parents comportait déjà quelque chose de troublant. Mais, portée vers l'abîme d'une jouissance superlative, notre imagination ne s'en tenait pas là. En effet, le sentiment confus de notre infinitude pouvait difficilement s'accommoder des limitations qu'impliquent la reproduction sexuée : coment la conscience d'être un pouvait-elle Cité par Monette Vacquin, Frankenstein ou les délires de la raison, éd. François Bourin, 1989, p. 106. 50 75 être issue de deux êtres et non d'un seul? Comment était-il possible que nous soyons le fruit du rapprochement contingent de deux personnes ordinaires? Comment admettre que nous n'ayions aucunement présidé à cet acte mais qu'il s'était au contraire effectué sans nous, dans un monde qui nous ignorait? Je dirais (en utilisant pour une fois le langage psychanalytique), que les fantasmes de scène originaire - précisément parce qu'il s'agit de fantasmes et non pas seulement de souvenirs liés au rapports sexuels des parents - rejoignent, dans leurs formes archaïques, ces fantasmes narcissiques où l'image de soi envahit tout, au point d'écraser celui même qui s'identifie à cet être-tout. Victor - c'est l'une des raisons pour lesquelles Frankenstein est devenu un mythe - réalise le voeu de chacun d'entre nous. Refusant de se reconnaître dans le miroir réducteur que lui tend la réalité des liens de parenté, il se voue à sa propre régénération, au réengendrement de lui-même par appropriation de la source de vie et atteinte du lieu où il situe sa propre complétude. Il se voue à un calvaire, celui de créer lui-même l'Eucharistie qui consacrera l'infini de son être - Eucharistie blasphématoire, car elle n'est pas le pain qui représente le sacrifice rédempteur, elle est la chair même du sacrifice. Cela explique que sa créature ne soit baptisée d'aucun nom propre. Comment son créateur lui donnerait-il un nom puisqu'il n'est ni son père ni sa mère? Et comment la créature jouirait-elle du statut de personne humaine, puisqu'elle n'est que le complément recherché par Victor en réponse à son désir de soi ; puisqu'elle est l'objet dont il attend l'impossible : qu'il comble le vide de sa propre infinitude. 76 La créature a bien quelque chose d'illimité, de monstrueux, de tout-puissant. Cependant, si elle incarne le mauvais infini de Victor, elle ne saurait lui porter remède : à l'instant précis où le désir de Victor touche au but, à l'instant où "la chose", pour la première fois, ouvre les yeux, son créateur découvre avec terreur l'évidence : sa créature est un autre que lui. Un autre illimité, en qui par conséquent, à l'instant où il voit l'aboutissement de sa quête, il voit du même coup sa propre destruction. J'ai parlé, à propos de mes rencontres avec le monstre dans la cave à charbon, de transgression et de châtiment ; j'ai parlé de la terreur que je portais seul comme un coupable secret, en cela comparable à Victor qui dira à propos de son affairement solitaire : "Je fuyais mes semblables, comme l'eût fait un criminel". La transgression consiste à rejeter l'altérité - la rejeter parce que le rêve d'être soi exige, à l'extrême, d'être tout, et par conséquent qu'il n'y ait pas d'autre. Le châtiment, dans sa forme la plus effrayante, est l'effet d'un renversement nécessaire et immanent, le changement du rêve en cauchemar. Puisqu'en effet chaque personne n'a lieu d'être qu'à occuper une place nommée et délimitée, son rêve d'illimitation se retourne de lui-même en cauchemar d'anéantissement. C'est ce que Mary Shelley souligne de la manière la plus claire dans l'épisode-clé où la créature prend vie. "Maintenant que mon oeuvre était achevée", raconte Victor, "mon rêve se dépouillait de tout attrait, et un dégoût sans nom me soulevait le coeur." Victor se précipite hors de son laboratoire et se réfugie dans sa chambre, où il finit par sombrer dans un sommeil agité. Il fait alors un rêve qui, précisément, se transforme en cauchemar : Victor se voit d'abord enlacer Elisabeth, sa délicieuse fiancée. "Mais tandis que je posais mon premier baiser sur ses lèvres, elles devinrent livides comme 77 celles d'une morte. Ses traits semblèrent se décomposer, et j'eus l'impression de tenir dans mes bras le cadavre de ma défunte mère. Un linceul l'enveloppait, et dans les plis du drap, je voyais grouiller des vers." Dans le rêve d'amour, on est encore deux. Inceste, nécrophilie, voilà l'union totale, l'union que rien ne limite! Victor se réveille, et il aperçoit dans la pénombre le monstre qui le regarde de ses yeux vitreux, la "hideuse momie ressuscitée" qui tend vers lui sa main décharnée comme pour l'agripper. Tout à son exaltation créatrice, Victor ne sait pas, ne veut pas savoir que la démesure qui l'entraine fait de lui un méchant. Si quelqu'un avait tenté de le mettre en garde contre les implications de son projet sans précédent, il aurait sans doute écarté la critique. Il aurait pu le faire par une réponse comparable à celle que Goebbels adressa en avril 1933 au chef d'orchestre W. Furtwängler, en réponse aux réserves que celui-ci avait émises sur son action : La politique est elle aussi un art, peut-être même l'art le plus élevé et le plus large qui existe, et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former, à partir de la masse brute, l'image solide et pleine du peuple. La mission de l'art et de l'artiste n'est pas seulement d'unir, elle va bien plus loin. Il est de leur devoir de créer, de donner forme, d'éliminer ce qui est malade et d'ouvrir la voie à ce qui est sain.51 Créer à partir de la "masse brute". Créer l'homme nouveau et l'unité d'une société organique, c'était aussi la mission dont se prévalait Lénine. Il s'agissait pour lui de hausser les masses "jusqu'à une oeuvre créatrice historique" en prenant modèle sur la "grande industrie mécanique, qui constitue justement la source et la base du Cité par Ph. Lacoue-Labarthe, la fiction du politique (Heidegger, l'art et la politique), Association des Publications près les Universités de Strasbourg, 1987, p. 53. 51 78 socialisme". Celle-ci "exige une unité de volonté. (...) Comment une rigoureuse unité de volonté peut-elle être assurée? Par la soumission de la volonté de milliers de gens à la volonté d'un seul."52 Même un simple cadre, au sein d'une entreprise ou d'une administration, est tenté de justifier à ses propres yeux la volonté qu'il a d'agir par l'état des choses, la nécessité d'y remédier, les bienfaits d'un changement, et tout le poids de ce qui s'y oppose. De là, il est facilement porté à radicaliser ce mal et à idéaliser l'objectif qu'il vise. Ainsi, pris par l'action, il s'aveugle toujours davantage sur le désir qui l'anime à son insu et ne voit pas que derrière la grandeur de sa tâche, derrière la détermination de sa volonté se dissimule en réalité son propre fonds d'illimitation. Extrait des Tâches immédiates du pouvoir des Soviets, cité par D. Colas, Le léninisme, PUF, 1982, p. 267-268. Voir également le chapitre IV, "Les modèles : l'orchestre, l'armée, la machine, l'usine" 52 79 4 Le couple infernal En 1816, l'année même où Mary commence à écrire Frankenstein, Benjamin Constant publie Adolphe, un récit dans lequel, avec une cruelle lucidité, il témoigne de ses relations avec Mme de Staël et de l'impossibilité de vivre l'illimitation à deux. De cette impossibilité aussi témoignent Victor Frankenstein et sa créature, voués à un destin que chacun de nous frôle, redoute, évite et, parfois, rencontre. Le destin de ces amours où, sans le savoir et avec les meilleures intentions, chacun demande à l'autre à la fois de combler son infinitude et de l'en délivrer. De sorte que les amants, ainsi que leur bel idéal et leur dignité, sombrent dans les eaux noires de la confusion et de la méchanceté. Victor et le monstre vont s'affronter dans une scène de ménage grandiose, et le décor de celle-ci est à la mesure de leurs passions53. Depuis ce qui fut pour tous deux une sorte de scène originaire, le temps a passé. La créature a mené une vie solitaire, errante et ignorée. Pour se venger d'avoir été rejetée, elle a étranglé le jeune frère de Victor et a fait condamner une innocente à sa place. De son côté, pour fuir le désespoir et la culpabilité qui l'étreint, Victor entreprend une longue randonnée dans la vallée de Chamonix, un paysage cher à son enfance. Le tableau est placé sous le signe du sublime, mot qui vient à plusieurs reprises sous la plume de Mary Shelley (on sent bien dans ce passage que l'auteur partage les goûts de son époux, qui a consacré au mont Blanc un poème du même 53Pour ce chapitre, je m'aide d'une précédente recherche, la scène de ménage, Denoël, 1987. 80 ton). "D'immenses montagnes et les parois abruptes des précipices me dominaient de toutes parts. Le mugissement furieux de la rivière se ruant parmi les rochers et celui des cascades révélaient en ces lieux la présence de forces évoquant celle de la toute-puissance." "D'immenses glaciers descendaient presque jusqu'au bord de la route. J'entendis le puissant grondement d'une avalanche et vis son blanc panache dévaler les pentes. Le mont Blanc, le suprême, le resplendissant mont Blanc, s'élévait bien haut au-dessus des aiguilles environnantes, et son dôme dominait majestueusement la vallée." Au milieu de ce décor "d'une désolation terrifiante", Victor jouit pleinement de sa solitude : "la présence auprès de moi d'un être humain eût porté atteinte à la grandeur solitaire du site". La description paraît faire écho à une page de Kant. Celui-ci, en effet, en développant sa conception du sublime, s'était plu à imaginer un être qui, bienveillant à l'égard des hommes mais déçu par eux, jouirait de lui-même dans l'isolement de toute société ; il avait évoqué le voyageur qui, traversant les Alpes, se sentait gagné par "une intéressante tristesse" et s'élevait avec sublimité au-dessus de tout intérêt sensible54. Mais Victor est arraché à la contemplation. Voici que surgit l'autre solitaire, l'autre errant, son reflet monstrueux! Alors, sur celui qui espérait dilater son âme dans la quiétude, la créature sans nom jette tout le poids de sa détresse et de son angoisse. Ce poids qui écrasera Victor jusqu'à la fin du roman, le monstre le lui présente comme une dette : "Accomplissez plutôt votre devoir envers moi, et j'accomplirai le mien envers vous." Par ces paroles, le monstre semble situer ses relations avec Victor dans un cadre contractuel. Mais le lien qui les unit est tout sauf un contrat : il est obscur, il est 54 Critique de la faculté de juger, Vrin, 1982, p. 112. 81 indissoluble et il les engage jusqu'au coeur d'eux-mêmes. Le monstre, d'ailleurs, le rappelle à Victor : "Vous me détestez et me reniez, moi, votre créature à qui vous êtes lié par des liens qui ne pourraient être tranchés que par la mort de l'un de nous deux." Liens indissolubles, et qui plus est, innommables : les deux personnages, nous l'avons vu, n'occupent pas l'un par rapport à l'autre une place définie, une place jalonnée par des devoirs et des droits renvoyant à l'ordre de la vie sociale. Certes, l'un est le créateur et l'autre sa créature. Cependant, ces deux mots, tout en impliquant un enjeu absolu, ne prennent sens ni dans l'ordre des relations de parenté, ni dans celui d'un ordre voulu par Dieu. C'est ici le moment de rappeler que Mary Shelley avait dédié Frankenstein à son père ; mais qu'elle avait également placé en exergue ces vers de Milton: Did I request thee, Maker, from my clay To mould me Man, did I solicit thee From darkness to promote me? "T'avais-je requis dans mon argile, ô Créateur, de me mouler en homme. T'ai-je sollicité de me tirer des ténèbres?"55 Ainsi, Mary faisait-elle un parallèle entre la créature de Frankenstein et Adam, après la chute, maudissant sa condition tout en attirant discrètement l'attention de son père sur son propre mal de vivre (un peu comme ces adolescents qui, dans une phase de nihilisme, déclarent qu'ils n'ont pas demandé à vivre ; reproche, appel à l'aide, mais aussi rage haineuse de ne pouvoir être à l'origine de soi, de ne pouvoir être soi par soi). Victor est pris au piège d'une relation qui, née de sa propre illimitation, le déborde ; il est enchaîné par un lien qui ne peut être 55 Le Paradis perdu, livre X, vers 743-745, traduction de Chateaubriand. 82 ni brisé ni aménagé ; il est écrasé par une dette dont il ne peut ni se débarrasser ni s'acquitter. Ses réactions seront donc des réactions d'impuissance. Un obstacle qui nous empêche d'exister et contre lequel nous ne pouvons rien nous pousse à nous affirmer malgré tout. Une affirmation brute, régressive, pleine de rage, nourrie de fantasmes élémentaires de toute-puissance, et qui par là rejoint la démesure du tyran. Le tyran est méchant parce qu'il ne voit pas de limites à sa puissance. L'impuissant est méchant par révolte contre son impuissance. La plus brutale des réactions d'impuissance de Victor est l'expression d'un désir de mort à l'égard du monstre. Victor est comparable à ces parents qui voient leur vie empoisonnée par la venue au monde d'un enfant. Ainsi, dans cet hôpital où l'on soigne des nourrissons maltraités, les parents qui viennent les visiter ; on les laisse seuls avec l'enfant, non sans qu'une caméra enregistre leur comportement ; certains pincent le bébé, lui tordent le bras et l'apostrophant : "T'es venu au monde pour nous faire chier, toi!" Dans la scène de ménage aussi, le désir de mort peut éclater. Pour tuer son étrange conjoint, Victor le poursuivra jusque dans les régions polaires, mais en vain : ce "démon" (fiend), comme il l'appelle, est increvable. Dans le cas d'un couple réel, il est certes possible de tuer son conjoint, mais cela revient à échanger un boulet pour un autre : on devient un meurtrier et on le reste jusqu'à la fin de ses jours. Comment se débarasser de l'autre sans le tuer? En le fuyant? Victor fuit. Il s'efforce d'oublier, il dissimule aux autres, il fait comme si tout était normal. Comme le Docteur Jekyll de Stevenson ou le Barbe-Bleue de Perrault, il mène une double vie. Comme eux, il se présente sous des dehors aimables et garde secrète la passion qui le domine. Mais chacun des meurtres commis par la 83 créature fait peser plus lourdement sur Victor le fardeau de l'inavouable. Cacher, cacher à tout prix ; cultiver l'illusion de reprendre pied dans la vie commune ; enterrer au fond de soi l'accablante transgression. Dans la scène davantage que dans l'amour on perd retenue et dignité ; c'est que le goût du pire va plus loin que le goût du meilleur. Mais dès le lendemain, les horribles paroles qu'on s'est laissé aller à prononcer font l'objet d'une véritable amnésie. La honte et la culpabilité conduisent à refermer sur ce chaos des portes épaisses et à chercher refuge dans les apparences de la normalité. Mais l'autre poursuit Victor de sa vindicte. L'affirmation par la créature de sa toute-puissance persécutrice répond à la démesure de son créateur. Un enjeu d'être et de néant à la dimension du monde : pour Victor, il n'est plus d'ailleurs. Dans la scène, celui qui fuit part en claquant la porte, ou fait sa valise, ou s'attarde au café dans l'espoir d'échapper à un affrontement prévisible. Mais il a beau fuir, l'orage qui doit éclater éclatera, et la bouffée d'air happée ici ou là n'aura apporté qu'un répit. J'ignore si les relations entre Shelley et Mary furent orageuses, mais ce que la jeune fille pouvait savoir des relations entre Byron et sa femme était en tous cas de nature à l'inspirer. Byron, lorsque Mary le rencontra en Suisse durant le fameux été 1816, était comme Victor une sorte de criminel en fuite ; la haine dont sa femme le poursuivait et la connaissance qu'elle avait de son secret incestueux faisaient d'elle quelqu'un de redoutable56. La confrontation à cet autre en qui s'est incarné son mauvais infini soulève chez Victor des bouffées de haine. Il éclate en injures Voir Phyllis Grosskurth, Byron. The Flawed Angel, Hodder and Stoughton, Londres, 1997. 56 84 et en imprécations dont l'écho se perd au loin dans les neiges et les gouffres. Et puis, lorsque sous la rage du monstre transparaît sa détresse et que le combat sans merci connaît un répit, Victor voulant croire, peut-être, à un possible apaisement, se laisse gagner par la compassion. Le monstre mettra à profit cette disposition pour raconter à Victor sa vie d'orphelin errant. Dans la scène aussi, lorsqu'après un déferlement de violence les deux protagonistes se trouvent à bout de force, ils se prennent à espérer que le miracle d'une douceur retrouvée vienne les sauver de l'enfer. Le monstre, de son côté, n'est pas condamné à une moindre impuissance que Victor. Mais chez lui cette impuissance s'étale de manière si accablante qu'il cherche à en faire, par un renversement paradoxal, la source d'un pouvoir sur Victor. Dans la scène de ménage, ce désir de renversement peut s'exprimer ainsi: "Regarde où j'en suis à cause de toi! Vois ce que tu fais de moi!" Cette posture fondamentale du monstre constitue d'abord une accusation. Si je suis une victime - une victime absolue - toute la monstruosité qui, en apparence, me caractérise retombe en fait sur l'autre, le bourreau. La haine que Victor éprouve pour son rejeton ne saurait lui apporter un véritable soulagement, car il ne peut oublier qu'à travers elle s'exprime l'horreur que lui inspire l'entreprise à laquelle lui-même s'est adonné. La haine qu'éprouve le monstre, celui-ci la ressent au contraire comme justifiée ("J'ai la haine", pourrait-il dire). Et quelle jouissance de haïr lorsque la haine se nourrit d'une accusation légitime! Dans le déchirement de la scène, de la séparation ou du divorce, chacun des membres du couple est tenté de se donner ce dédommagement. Il ne s'agit évidemment pas de faire reconnaître à l'autre qu'on le hait davantage qu'il nous hait. 85 Il s'agit, en lui faisant reconnaître ses torts, de se donner sur lui l'avantage et la pleine jouissance d'une haine légitime. De la part du monstre, l'étalement agressif de sa détresse constitue également une demande. Comme c'est souvent le cas dans la scène, la demande qui est sous-jacente à l'expression d'une détresse pèse sur l'autre d'un poids intolérable. Il ne s'agit pas en effet de la demande de quelque chose de limité - une demande, par conséquent, à laquelle il serait possible d'accéder - mais d'une demande qui, au fond, est ontologique. La détresse dont il s'agit déborde en effet de beaucoup la demande à travers laquelle elle se manifeste : c'est la détresse d'un sentiment d'inexistence ; on se noie dans sa propre illimitation - terreur, mais aussi fascination de celui à qui il ne reste, comme à l'ancient mariner de Coleridge perdu dans la désolation polaire, que la conscience de se sentir environné d'un néant sans bornes. L'enfant se tourne vers l'adulte, l'amant(e) vers l'aimé(e), et, leur attribuant un pouvoir supérieur, ils leur adressent une prière angoissée : "Tu ne peux pas me laisser comme ça!" Ou bien, le désêtre ne trouvant pas de recours dans les autorités humaines, on se tourne vers un Père ou une Mère divinisés : "De profundis clamavi ad te, Domine!" Mary Shelley a voulu que le monstre, comme Job ou comme Adam déchu, soit porteur de l'incompréhensible et injustifiable douleur qui guette toute conscience de soi. Et en effet, Dieu seul pourrait répondre à une telle demande, car elle va au-delà de ce qu'un être humain a le pouvoir de faire pour un autre. Pour celui qui l'émet, cependant, la demande paraît raisonnable, elle réclame seulement ce qui serait normal. "Ça n'est pourtant pas grand chose, ce que je te demande!" Oui, pour l'un, il s'agit d'un minimum vital. Mais pour l'autre, c'est trop. Aussi 86 demeure-t-il paralysé, muet, et, aux yeux de celui qui se sent perdre pied, il apparaît comme quelqu'un qui, se tenant sur la berge, cruel et indifférent, refuserait de lui tendre la main. Ce que le monstre, après avoir fait le récit de sa vie solitaire, demandera à Victor, c'est de lui créer une compagne, c'est de le considérer comme Adam, et non comme Satan, l'ange déchu à jamais réprouvé. "Ce que je vous demande est pourtant raisonnable", dit-il ; mais pour Victor, accéder à pareille demande, ce serait s'enfoncer beaucoup plus profondément encore dans une transgression destructrice dont le fardeau lui est déjà intolérable : le couple maudit se reproduirait, il pourrait "plonger le genre humain dans la terreur et même, dans un avenir très lointain, mettre son existence en péril". C'est pourquoi, après s'être mis à l'ouvrage, Victor détruit son ébauche et jette à la mer les macabres restes, s'exposant ainsi à une vengeance sans fin de la part du monstre qu'il condamne à une solitude perpétuelle. (L'intrigue du roman diffère, on le voit, de celle que le cinéma a popularisé : dans La fiancée de Frankenstein, Victor fabrique une créature féminine, mais, à la vue du monstre, celle-ci est saisie d'horreur et le rejette.) Dans le passage qui concerne la possible postérité du monstre, Mary Shelley se souvient des vers du Paradis perdu dans lesquels Adam voit s'étendre à sa descendance la malédiction du péché originel : Tout ce que j'engendrerai est une malédiction propagée. Ô parole ouïe jadis avec délices : Croissez et multipliez! aujourd'hui mortelle à entendre! Car que puis-je faire croître et multiplier, si ce n'est des malédictions sur ma tête? Qui, dans les âges à venir, sentant les maux par moi répandus sur lui, ne maudira pas ma tête? - Périsse notre impur 87 ancêtre! ainsi nous te remercions, Adam! - Et ces remerciements seront une exécration!57 Dans l'esprit de Mary Shelley, la démesure de Victor et ses effets ne sont pas sans analogie avec la théologie de la transgression et la chute originelles. Seulement, dans le roman, le rôle d'Adam touchant à l'arbre de la connaissance est joué par Victor, tandis que le monstre qui naît de cette transgression incarne l'Adam déchu. De l'infini comme conquête naît l'infini comme défaite. Du pouvoir d'atteindre à l'illimité est née la malédiction du sentiment d'inexister. La posture subjective que le monstre figure - "Vois ce que tu fais de moi!" - ne constitue pas seulement une accusation et une prière angoissée. C'est aussi une menace. L'excès de sa douleur oblige le monstre à en investir l'énergie ravageante dans des actions propres à lui procurer une forme de réparation et à renverser son écrasante dépendance à l'égard de Victor. A l'occasion de la parution de Frankenstein, un critique publia dans une revue, le Quaterly, un article dont se détache cette remarque : "Le monstre a le bons sens de détester son créateur pour lui avoir imposé le terrible fardeau d'une existence consciente."58 Oui, Victor lui a donné la conscience de soi, mais il ne lui a pas donné ce qui en en allégerait le poids : une place définie et légitime dans le monde des autres. Il ne lui a pas donné non plus ce qui comblerait ce vide : la jouissance d'un infini positif et plein. La rage dont le monstre est animé présente, du coup, deux versants, deux composantes qu'il est d'autant plus nécessaire de distinguer que, dans la vie comme dans le personnage, elles se Livre X, vers 729-736. Ces vers figurent dans la même page de Milton que ceux que Mary a placés en exergue de son roman. 58 Cité par Chr. Small, Mary Shelley's Frankenstein, p. 21. 57 88 mêlent confusément. Le premier versant correspond à une plainte légitime : Il est injuste qu'un autre ait sur moi le pouvoir de me priver de moi. Le second est le reflet, la réplique de la démesure qui caractérise Victor et dont la création du monstre est l'effet : Je refuse d'en passer par un autre pour être moi. Si je ne puis ni obtenir de l'autre mon propre sentiment d'exister ni l'atteindre sans lui, alors, condamné au non-être de l'infinitude, je puiserai en celle-ci la toute-puissance destructrice qu'elle contient et je la déchaînerai sur l'autre, dût-elle m'anéantir aussi! Ainsi tirerai-je de mon propre fonds le pouvoir d'envahir l'âme de l'autre et d'y régner. Ainsi obtiendrai-je malgré lui la jouissance à laquelle il fait obstacle, celle de renverser le rien en tout. Le monstre tuera donc un à un les proches de Victor. Et pour finir, puisque celui-ci refuse de lui créer une compagne, il étranglera sa jeune épouse le soir même de leurs noces. Le monstre se fait ainsi le maître de son maître. Cependant, il le confesse à la fin du roman : contraint "à ne me délecter que dans la destruction", je me suis vu devenir "l'esclave, et non le maître, d'une impulsion qui m'horrifiait, mais à laquelle j'étais incapable de résister". Ainsi, c'est dans la poussée de son mauvais infini que le monstre trouve son accomplissement, jusqu'à ce que, tel une divinité sauvage et solitaire, il s'immole sur un bûcher au milieu des glaces inexplorées du Pôle. La littérature sait tirer un bien d'un mal et transformer la destruction en un tableau exaltant. Dans la scène de ménage, la destruction vengeuse aimerait elle aussi toucher au sublime, mais au lieu de cela, elle tombe dans l'abjection, la confusion et la hargne. Cette dégradation peut rendre la scène infernale en incitant les protagonistes à s'enfoncer davantage encore dans la méchanceté : 89 puisque j'ai perdu ma dignité, autant renoncer tout à fait à faire bonne figure et rechercher plutôt les profits d'une conduite indigne et sans retenue (par dignité, j'entends ici ce qui fait que l'on conserve une valeur pour les autres, ce qui témoigne que l'on a place dans le monde des autres). Et quand, dans la scène, le désir agressif se retourne contre soi, il sombre dans le chantage et l'abjection : "Je vais me tuer, et tu auras ma mort sur la conscience!" Pour réaliser l'idéal de grandeur pathétique, le prix à payer est élevé : il faut joindre l'acte à la parole. Maurice Leenhardt (qui, pasteur puis ethnologue, passa vingt-cinq ans parmi les canaques de Nouvelle Calédonie) connut plusieurs cas de suicides passionnels. Dans son livre, Do Kamo, il montre par ces exemples que les canaques, à certains égards si différents de nous, n'en sont pas moins, comme nous, les proies possibles de la passion amoureuse. Une femme que son amant trompe, enchaînée par la douleur d'une dépendance qui l'arrache à elle-même, se libère en se donnant la mort59. Conduisant ainsi à son terme la rage et l'anéantissement qui l'étreignent, elle acquiert l'immense pouvoir de hanter l'infidèle et d'occuper à jamais son coeur. On retrouve ici, dans la réalité et non plus dans la fiction de contes à faire peur, le renversement de l'impuissance en la toute-puissance du spectre. J'ai souligné les analogies entre le couple infernal du roman de Mary Shelley et le mauvais côté des relations de couple. Mais en réalité, non seulement celles-ci, mais toute relation humaine contient en germe la crise que Frankenstein porte à son plus haut degré d'intensité. C'est qu'en effet notre fondamentale propension à exister comme un tout se heurte au fait que pour exister, il nous faut exister Do kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Tel, Gallimard, 1985, p. 88-94. 59 90 dans l'esprit d'au moins quelques autres, il nous faut occuper une place définie dans un monde commun. Les sensations, les objets matériels ou mentaux que nous désirons ne sauraient en eux-mêmes nous combler : s'ils nous soutiennent, c'est toujours aussi à la condition qu'ils nous permettent, indirectement, d'occuper une certaine place dans l'esprit des autres. Aussi, voués à l'incomplétude et aux aléas de la dépendance, nous nous efforçons par tous les moyens possibles d'échapper aux murs de notre prison. L'amour (entre parents et enfants ou entre personnes de la même génération) est l'un de ces moyens, c'est pourquoi il est fondamentalement ambigu : d'un côté il bride le désir d'être tout et permet d'accéder à un certain effacement de soi au profit de l'être aimé ; de l'autre, il est précisément au service du désir de totalisation de soi, et celui qui aime attend de la personne aimée qu'elle actualise et complète sa propre existence. Or, quel que soit le lien d'affection ou d'amour que nous avons avec quelqu'un d'autre, ce lien ne nous conduit jamais à renoncer entièrement à cette dernière ambition, et il ne nous permet jamais non plus de la satisfaire tout-à-fait : l'autre reste toujours un autre. Il ne partage pas les sentiments que nous lui portons. Ou bien il y répond, puis ses dispositions changent. Ou bien encore, plus banalement, il n'est pas comme nous voudrions qu'il soit. En outre, la recherche de la réciprocité, en nous confrontant à l'incertitude et aux limites de notre pouvoir, nous fait durement sentir notre dépendance. La réciprocité exige que nous nous rendions aimables, que nous présentions quelque trait qui plaise, que nous nous placions sur un terrain qui convient à l'autre. Avec cela, nous restons exposés à l'échec! Enfin, même en admettant que l'autre 91 réponde à nos désirs et fasse notre bien, il reste que c'est à lui, et non à nous-mêmes, que nous sommes redevables de ce bien. Dans ces conditions, la haine, il faut en convenir, présente des avantages que l'amour n'offre pas. La haine sert l'entreprise d'occuper l'esprit de l'autre, et elle peut y parvenir d'elle-même, sans avoir à dépendre de son assentiment. En haïssant, je jouis du pouvoir de m'affirmer absolument, inconditionnnellement. Je puis hanter l'autre de ma haine et m'imposer à lui comme l'image de l'aimé(e) possède l'amant(e) : c'est l'autre, alors, qui dépend de moi et non pas moi de lui. Ainsi, seule la haine peut apporter au rêve d'amour son plein accomplissement. Dans ses Souvenirs de la maison des morts, Dostoïevski raconte l'affaire qui a conduit l'un de ses compagnons au bagne60. Ce récit montre bien comment un être humain, saisi par l'amour mais incapable d'assumer l'incomplétude et la dépendance que celui-ci implique, se trouve poussé malgré lui à la haine et à la destruction. L'histoire se déroule dans un village pauvre. Un vieil homme, qui jouit d'une certaine aisance et du respect général, a une fille à marier, Akoulka. Un jeune homme, Filka, est en affaires avec le père. Il lui réclame son dû et jette au vieillard des paroles de défi : "Je ne veux pas de ta fille ; d'ailleurs, je n'ai pas eu besoin du mariage pour coucher avec elle - et je ne suis pas le seul!" Filka, on ne sait pourquoi, s'attache à ternir la réputation d'Akoulka. Celle-ci est longuement et violemment battue par ses parents, et le commerçant à qui le vieil homme projetait de marier sa fille ne veut plus d'elle. Pendant ce temps, Filka, qui a les moyens de faire la fête, se soûle du matin au soir. 60 Le Livre de Poche, 1969, deuxième partie, chap. IV. 92 Sa fille déshonorée, le père finit par la donner en mariage à un pauvre garçon, compagnon de beuverie de Filka. Celui-ci est fort surpris, au soir de ses noces, de constater qu'en fait Akoulka n'avait pas "perdu son innocence". Il reproche donc à Filka ses calomnies, mais celui-ci, plus malin que le nouveau marié, le convainc qu'en réalité il a été dupé. L'homme bat sa jeune femme et boit. Filka, de son côté, fait la fête de plus belle jusqu'au jour où, pour l'emmener à la caserne où il doit s'engager, on le dessoûle. Alors, entouré des villageois qu'il va quitter, Filka déclare à Akoulka qu'il l'aime et lui demande pardon pour tout le mal qu'il lui a fait. La jeune femme répond à Filka avec une bienveillance inattendue. C'est qu'elle aussi l'aime. L'aveu porte à son comble l'humiliation du mari : il emmène Akoulka dans un champ et l'égorge. On pourrait comparer ce récit au roman de Tolstoï, La sonate à Kreutzer, où celui-ci dépeint les affres d'un mari jaloux qui finit par tuer sa femme. Autant le milieu social auquel appartiennent les personnages les sépare, autant leurs passions les rapproche. Dans les deux récits, on voit un homme que la dépendance amoureuse pousse à la haine. Comment supporter que l'objet auquel tient la jouissance de soi puisse être un autre que soi? Question aussi insoluble pour Filka que pour le personnage de Tolstoï (et sans doute aussi pour Tolstoï lui-même). L'alcool, au contraire, ne peut rien refuser à Filka. Il y trouve une satiété océanique, et en outre, affichant ses soûleries, il montre à tous que sa jouissance ne dépend de personne. Telle est, pour lui (et en réalité aussi pour des millions d'hommes), la voie royale de l'affirmation virile. Avec une femme, comment faire? On a beau la battre, elle reste quelqu'un d'autre. Oui, ce corps de femme, l'homme ne peut ni y renoncer (l'appel de la chair, 93 Tolstoï le sait bien, est plus fort que la volonté), ni empêcher qu'il soit celui d'une autre personne. Une autre personne qui a ses propres désirs, et dont le désir de l'homme le contraint à dépendre. Pour Filka comme pour le personnage de Tolstoï, exister, c'est exister d'un bloc, entièrement. De sorte que, ne pouvant ni échapper à l'intensité de leur désir ni empêcher que celui-ci les lie à quelqu'un d'autre, leur amour vire à la haine. Et, pour franchir le barrage de leur impuissance, l'affirmation d'eux-mêmes ne trouve une issue que dans l'autodestruction, la violence et la cruauté. 94 5 Pitié pour le monstre "Puisque je ne parviens pas à me rendre aimable, puisque personne n'a pitié de moi", semble dire le monstre, "autant me rendre tout à fait détestable et, ainsi, jouir de la terreur et des souffrances que je répands." De son côté, l'auteur du roman semble délivrer un message moral répondant au triste enchaînement qui condamne le monstre à la méchanceté : "Plongé dans la détresse par sa disgrâce physique et son rejet par les autres, le monstre est une victime, et il mérite de la part du lecteur la pitié que Victor lui refuse." Les idées qui se mêlent ainsi à la trame narrative correspondent à ce que j'appellerai le "triangle des relations morales". Ce triangle est une manière d'inscrire les relations interpersonnelles dans une forme définie, un cadre qui scelle une alliance entre la sensibilité (une expansion de soi en résonance à une réalité extérieure) et le principe moral fondamental d'égalité et de justice (traiter tout être humain comme un alter ego). Le "triangle des relations morales" s'est constitué et s'est répandu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle61. Aujourd'hui plus que jamais, il organise nos perceptions et nos réactions morales. Le modèle qui permet cette alliance entre le mouvement spontané de la sensibilité et les exigences de la morale a été emprunté aux récits de fiction et plus précisément au théâtre. Il résulte d'une moralisation du spectacle. Sur la scène, deux personnages : le méchant et la Il est très présent, par exemple, dans la théorie des sentiments moraux d'Adam Smith. Voir L. Boltanski, la souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Métailié, 1993. 61 95 victime innocente, l'oppresseur et l'opprimé. Le troisième sommet du triangle est constitué par le spectateur. Celui-ci réagit au comportement du méchant par une indignation qui diabolise celuici ; et il répond à la détresse de la victime par une compassion qui l'idéalise. Il s'identifie à celle-ci, et croit au contraire n'avoir rien de commun avec le méchant. Ainsi, grâce aux deux pôles vers lesquels ses sentiments sont appelés à se déployer, le tiers se trouve délivré de l'ambivalence qui s'attache naturellement à eux. Le voilà débarrassé de ses mauvais sentiments : ceux-ci sont entièrement reportés sur le personnage du méchant. Cependant, il en conserve l'énergie : comme celle-ci s'est convertie en indignation, elle est maintenant légitime. Le dualisme du tableau qui s'offre à lui lui permet de jouir du sentiment exaltant d'être à la fois indivisé et bon une synthèse qui exerce sur tout être humain un irrésistible attrait. Le triangle des relations morales fait bien notre affaire. Il nous conduit - c'est en cela qu'il est complaisant et même dangereux - à confondre le principe de la morale avec le principe de notre constitution réelle. Dans le principe qui la définit, la distinction entre le bien et le mal est claire et distincte ; le concept de ce qui est juste et bon peut se délimiter sans ambigüité. mais dans notre être réel, en revanche, il n'est pas possible de séparer tout à fait le blanc du noir, le bon grain de l'ivraie. Assurément, il est bon de désirer être bon ; mais il n'est pas bon de croire que, pour être bon, on doit et on peut s'affranchir de cette ambivalence dont j'ai parlé à propos de "la rançon du monothéisme". Cette ambivalence, je l'ai souligné, est constitutive de notre être. Croire que l'on doit et que l'on peut s'en affranchir, c'est donc s'idéaliser soi-même et croire que l'on est ce qu'en réalité on n'est pas. C'est, en outre, projeter sur la réalité des autres les effets de notre propre confusion, ce qui nous empêche de 96 penser cette réalité comme elle demande à l'être (or, comment améliorer les choses si on ne les voit pas comme elles sont?). Un jeune homme m'a raconté qu'il avait vu le film Elephant man une première fois lorsqu'il était enfant. Le personnage difforme que désigne le titre du film, cet être venu de nulle part et qui émet des sons inarticulés avait d'abord fait sur lui l'effet d'un cauchemar. Mais lorsque, plusieurs années plus tard, il revit le film, rien de semblable ne se produisit ; il se sentit gagné par la douleur sans fond de cet être affreusement disgracié et son coeur se serra. De manière comparable, la créature de Frankenstein, après avoir provoqué la terreur, peut susciter la pitié. La pitié est sensibilité à l'injustice et désir de la réparer. Mais la pitié qu'inspirent la détresse et la douleur d'un personnage de fiction va au-delà d'une réaction à l'injustice. De la terreur à la pitié, il y a un renversement. Mais il y a également (bien que de manière moins apparente) quelque chose qui demeure : l'emprise du mauvais infini. Le mauvais infini se manifeste d'abord comme puissance de destruction, puis, lorsque le personnage est vu de l'intérieur, comme abîme de détresse. Objet de terreur et objet de pitié sont alors symétriques comme deux images en miroir - comme Yahvé et Job. Et c'est la même appel identificatoire qu'ils nous lancent. Les enfants apprennent d'abord à faire pitié, et seulement ensuite à avoir pitié. L'enfant joue spontanément du pouvoir de faire pitié, pouvoir susceptible d'agir avec force sur l'adulte et de renverser en sa faveur le rapport du faible au puissant. Il est dans le rôle de Job, mais un Job que Dieu, pris de compassion, viendrait réconforter. L'étalage de sa douleur permet à l'enfant d'attirer sur lui les bienfaits de la toute-puissance protectrice qu'ils prête à ses parents ; et en même temps de prendre une discrète revanche sur 97 eux en leur faisant sentir le poids de ce qu'ils lui doivent. Ainsi, lorsque l'enfant en vient à avoir pitié, ce sentiment s'étaie sur l'expérience antérieure de faire pitié. Certes, il ne se ramène pas à cette première expérience ; mais l'accès à la dimension morale de la pitié ne supprime pas pour autant le fonds sous-jacent. Avoir pitié d'Elephant man ou de la créature de Frankenstein, c'est éprouver un sentiment moral, mais c'est aussi, plus confusément, sentir résonner en soi les ondes puissantes qui émanent d'une douleur sans fond. La bienveillance des parents à l'égard de leurs enfants se manifeste en toutes sortes de circonstances quotidiennes qui n'impliquent ni la détresse, ni l'abîme, ni la pitié. La pitié est, si l'on veut, une forme de bienveillance, mais très particulière. La bienveillance circule à travers des relations ordinaires et des enjeux relatifs (elle peut s'exercer entre des personnes de statut égal, qui sont en sécurité et épargnées par la douleur). La pitié demande au contraire - comme la cruauté - un abîme de souffrance, un enjeu absolu et une distance verticale entre les deux protagonistes (l'appel de la pitié résonne entre l'animal et l'homme, la victime et le bourreau, l'esclave et le maître, l'enfant et le parent, l'homme et Dieu). Il n'est donc pas étonnant que les récits (religieux, héroïques ou simplement destinés à distraire) mettent plus volontiers en scène pitié ou cruauté que des formes de bienveillance ou de malveillance anodines : pourquoi les récits se limiteraient-ils au comparatif alors qu'ils ont toute liberté de déployer le superlatif? C'est le fonds d'illimitation qu'évoquent les objets de terreur ou de pitié qui explique que des représentations du malheur puissent être source de plaisir. On s'est beaucoup penché, au XVIIIe siècle, sur le paradoxe d'une sorte de plaisir procuré par la représentation de ce qui, dans la réalité est au contraire très pénible. Nous allons 98 nous arrêter un moment sur un auteur de cette époque, Edmund Burke, dont les observations pourraient constituer une préface tout à fait indiquée pour Frankenstein. Nous reviendrons ensuite à ce qu'il y a de jouissif dans la pitié qu'inspire le monstre. Burke est surtout connu, du moins en France, pour ses Réflexions sur la révolution de France, ouvrage dans lequel il professe des opinions fort éloignées de l'enthousiasme manifesté par un autre témoin de l'époque, Mary Wollstonecraft, la mère de Mary Shelley. Une bonne trentaine d'années plus tôt, en 1757, Burke avait publié sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau - un ouvrage dans lequel il écrit notamment que la laideur est assez compatible avec le sublime, surtout lorsqu'elle est propre à susciter la terreur. Au plaisir simple qui exclut la terreur, Burke oppose ce qu'il désigne par le mot de delight, une sorte de plaisir qui se déploie en relation avec la douleur. A propos de la représentation du malheur dans la tragédie, Burke nous rappelle qu'on a ordinairement attribué le delight qu'elle procure "d'abord au soulagement que nous éprouvons à la pensée qu'une histoire aussi mélancolique n'est qu'une fiction et, ensuite, à la considération que nous sommes nous-mêmes exempts des maux que nous voyons représentés."62 Si Burke avait écrit son livre quelques années plus tard, il aurait pu ajouter une autre explication à celles qu'il passe en revue : en éveillant la pitié, la représentation de malheurs injustes dilate le coeur du spectateur et le rend meilleur. Mais il est probable que cette explication, Burke l'aurait rejeté comme les précédentes car, pour lui, la représentation de la violence constitue en elle-même une source de delight. Souffrance et destruction, argumente-t-il, sont J'utilise la traduction de Baldine Saint Girons, Vrin, 1990, p. 85. Citations suivantes p. 108 et 109. 62 99 l'effet de forces d'une incomparable violence : "l'idée de la douleur portée à son plus haut degré est bien plus forte que le plus haut degré de plaisir". En effet, le simple plaisir est, par définition, conforme à notre nature ; les forces en jeu dans ce qui est agréable ne sont pas disproportionnées par rapport aux nôtres. En revanche, "la douleur nous est toujours infligée par un pouvoir à quelques égards supérieur et auquel nous ne nous soumettons jamais volontairement. Ainsi, les représentations de la force, de la violence, de la douleur et de la terreur s'unissent-elles pour envahir l'esprit." On pense à cette remarque de Balzac dans Le lys dans la vallée : "La douleur est infinie, la joie a des limites." Le sublime, avec la jouissance qu'il procure, n'est donc pas pour Burke ce qu'il sera pour Kant : le sentiment de notre destination surnaturelle. Selon Burke, le sublime a pour principe essentiel la terreur. Il est jouissance d'un déchaînement de puissance. Il exige obscurité, infini et destruction. Le sublime "fond sur nous dans les forêts ténébreuses ou dans les solitudes hurlantes, sous la forme d'un lion, d'un tigre, d'une panthère ou d'un rhinocéros". On le trouve dans le livre de Job, avec les "magnifiques descriptions" du Léviathan. Le sublime éclate dans le Paradis perdu, notamment lorsque Milton dépeint la Mort : . . . The other shape, If shape it might be called that shape had none Distinguishable in member, joint, or limb Or substance might be called that shadow seemed, For each seemed either ; black he stood as night ; Fierce as ten furies, terrible as hell ; And shook a dreadful dart ; what seemed his head The likeness of a kingly crown had on.63 Paradise lost, II, v. 666- 673 (j'utilise l'édition d'Alastair Fowler, Longman, London and New York, 1996). Burke, Du sublime et du beau, p. 100. 63 100 L'autre Figure, si l'on peut appeler Figure ce qui n'avait rien de distinct en membres, jointures, articulations, ou si l'on peut nommer Substance ce qui semblait une Ombre (car chacune semblait l'une et l'autre), cette figure était noire comme la nuit, féroce comme dix furies, terrible comme l'enfer ; elle brandissait un effroyable dard ; ce qui paraissait sa tête portait l'apparence d'une couronne royale. Devant ces citations que fait Burke du livre de Job (l'homme annihilé devant le Tout-Puissant) et du Paradis perdu (évocations du chaos, de l'espace infini, de la Mort, de la révolte de Satan), je serais prêt à croire qu'il fait du sublime une sorte de jouissance de soi liée au désir de s'identifier à l'illimité. D'autant plus qu'à propos de l'ambition qui nous pousse à l'emporter sur nos semblables, Burke écrit ceci : "Cet orgueil ne s'aperçoit jamais mieux et n'agit jamais avec plus de force que lorsque, sans courir de danger, nous envisageons des objets terribles : l'esprit revendique alors toujours pour lui-même une part de la dignité et de l'importance des choses qu'il contemple."64 Burke prolonge ainsi une remarque qu'il a lue dans le traité Du sublime attribué à Longin (sans doute écrit au Ier siècle après Jésus-Christ) : sous l'action d'un discours sublime, "notre âme s'élève, et, atteignant de fiers sommets, s'emplit de joie et d'exaltation, comme si elle avait enfanté elle-même ce qu'elle a entendu".65 Je dois cependant me garder d'attribuer à Burke mes propres idées. Car c'est moi qui considère ce qu'on a appelé le sublime comme une forme de jouissance narcissique : un spectacle ou un texte déploient une figure de complétude, de toute-puissance, d'infinitude et nous sommes emportés par elle (c'est-à-dire poussés à nous identifier à cette figure), elle évoque une origine ou une destination qui nous aimante, elle invite notre sentiment d'exister à 64 65 Idem, p. 92. Du sublime, traduction J. Pigeaud, Rivages, 1993, VII, 2, p. 61. 101 s'affirmer au-delà des limites qui, dans la vie quotidienne, nous maintiennent dans le relatif et nous lient aux autres. Ce type d'excitation n'est pas réservé aux Occidentaux ; les êtres humains, d'une manière générale, sont ouverts à des formes de séduction plus ou moins délétères, à l'appel identificatoire que leur lancent des figures d'illimitation (le cinéma chinois contemporain, par exemple, a eu vite fait d'assimiler une forme de sublimité tragique pourtant étrangère à la tradition chinoise : une déréliction existentielle du héros, une solitude à certains égards névrotique mais que le metteur en scène présente comme intéressante, cruelle et riche d'intensité). Cependant, ce que la tradition occidentale désigne par le sublime constitue une élaboration particulière de l'infinitude humaine et de l'étrange jouissance de soi que celle-ci apporte. Le sublime permet en effet à cette jouissance de se faire valoir comme légitime en la rattachant aux valeurs esthétiques et morales. Dans l'antiquité, l'art du discours était le vecteur essentiel du sublime (le sublime antique ne se vivait pas dans la solitude, mais dans la relation de l'auditoire à l'orateur) ; aux yeux de Longin, une formule dont la fulgurance rend présente la vertu guerrière qu'elle évoque offre le meilleur exemple du sublime (c'est pourquoi il place L'Iliade au-dessus de L'Odyssée). La conception française du sublime restera marquée par une rhétorique de la grandeur et par une illustration de la vertu plus ou moins empreinte de virilisme (chez Boileau évidemment, mais également chez Diderot66). Le sublime kantien est lui aussi passablement viril, mais, surtout, il se 66On trouve en bonne place chez Boileau les fameux vers de Corneille : "Que vouliez-vous qu'il fit contre trois? - Qu'il mourût.", et Diderot les cite aussi comme l'exemple-type du sublime (Boileau, Préface au traité Du sublime de Longin, Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1966, p. 340 ; Diderot, Traité du beau, Oeuvres, La PLéiade, Gallimard, 1992, p. 1099). 102 veut l'affirmation solitaire de la force morale de l'individu67. Le sublime anglais, en partie grâce à Milton, ne cherche pas à être édifiant. Sombre, violent et sauvage, il s'adresse aussi bien aux femmes qu'aux hommes. En somme, débarassé du voile qui ailleurs l'apprivoise, le moralise ou l'annoblit, il est plus intéressant et semble toucher de plus près à une vérité de l'âme humaine. Pourtant, nous allons voir qu'avec Burke se met en place un partage qui permet d'éviter l'impact de cette vérité. Un partage qu'il est essentiel de repérer car il n'a pas cessé, depuis, de jouer un rôle fondamental dans la représentation que les Occidentaux se font d'eux-mêmes. Car si Burke n'édulcore pas le sublime, s'il ne dissimule pas le lien que celui-ci entretient avec la destruction, il se situe cependant bien en-deçà de Milton : c'est seulement dans les émotions esthétiques de l'âme humaine qu'il reconnaît ce goût pour la destruction. Le domaine esthétique et littéraire devient avec Burke ce qu'il n'a cessé d'être depuis : un champ où le mauvais infini peut s'exprimer en toute liberté sans pour autant que son évidence entraine la moindre conséquence au plan philosophique (si, de nos jours, le mauvais infini est réapparu dans le champ du pensable, c'est à la psychanalyse qu'on le doit, non à la philosophie). Burke voit bien que les êtres humains ne sont pas des anges puisque les spectacles les plus affligeants (leurs semblables en proie à la souffrance, une ville dévastée par les flammes) sont susceptibles de leur procurer de la jouissance68. En lisant Burke, on peut penser au reportage de Pierre Loti sur la prise de Hué (qui lui valut quelques ennuis au ministère de la Marine) : "...Les villages de derrière Dans la Critique de la faculté de juger (1790), et dès les Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764). Voir B. Saint Girons, Fiat Lux. Une philosophie du sublime, Quai Voltaire, 1993. 68 Du sublime et du beau, p. 87-89. 67 103 brûlaient avec des flammes rouges et des fumées noires... Et on se réjouissait de voir tous ces incendies, de voir comme tout allait vite et bien, comme tout ce pays flambait. On n'avait plus conscience de rien, et tous les sentiments s'absorbaient dans cette étonnante joie de détruire." Chassés par l'incendie, les Vietnamiens fuient à découvert, on les arrose de balles, et après la fusillade, dans l'excitation générale, on ira achever les blessés à coups de crosse ou de baïonnette.69 Mais Burke, lui, ne fait pas le lien entre les flammes et la guerre. Des plaisirs de la destruction, il ne tire pas de conséquence anthropologique. C'est que Burke est un esprit des Lumières : sa conception de l'être humain se place sous le double patronage du théisme et de l'explication scientifique. Le théisme implique un infini, mais un infini positif, et même providentiel. Quant à l'intérêt pour les recherches empiriques, il conduit à une conception des passions humaines dans laquelle l'infini ne joue aucun rôle. On est loin des moralistes augustiniens du XVIIe siècle pour lesquels l'amour-propre, laissé à lui-même, est sans limite. Même si, chez Burke, l'orgueil tel qu'on le concevait encore quelques décennies plus tôt n'a pas disparu, l'amour de soi tend à se ramener, pour lui comme pour la plupart des philosophes du XVIIIe siècle, à la conservation de soi. Une "passion" somme toute plus utilitaire que passionnelle puisque le soi dont il s'agit ici ne désigne pas l'âme mais le corps. L'attrait pour le beau est lié aux passions sociales, nous dit Burke, et le goût du sublime à la conservation de soi70. Symétrie plus apparente que réelle. Car une fois admis que le sens du beau Le Figaro, 17 octobre 1883. Cité par J. Borgé et N. Viasnoff, Archives de l'Indochine, éd. Michèle Trinckvel, 1995. 70 Du sublime et du beau, p. 79-83. 69 104 contribue aux relations sociales (et d'abord entre les deux sexes), on s'attend à ce que Burke montre comment le goût du sublime contribue à la conservation de soi. Or Burke nous dit au contraire que si le sublime éveille toujours un sentiment de terreur, c'est qu'il nous offre le tableau de ce qui met en danger la conservation physique de soi. L'anthropologie de Burke, on le voit, ne lui permet pas de concevoir que des représentations de destruction exaltent l'âme par des illustrations de sa propre illimitation. Burke n'est ni Milton (qui concevait encore le mauvais infini), ni Sade. Pour conclure sur Burke et en revenir à Frankenstein, disons que l'auteur de A philosophical inquiry into the Origin of ours Ideas of the Sublime and Beautiful nous aide à reconnaître qu'à la terreur où à la pitié éprouvée devant le monstre se mêle la jouissance de l'illimitation et de la toute-puissance auxquelles celui-ci donne figure ; mais que, comme s'il fallait limiter la portée d'observations potentiellement désagréables et inquiétantes, Burke introduit un hiatus entre les activités esthétiques (où le mauvais infini s'exprime sans restriction) et la nature humaine (qui est censée être fondamentalement positive). Ce partage, encore effectif aujourd'hui, je le récuse et je soutiens au contraire que les récits de fiction nous parlent de ce que nous sommes. Reste à indiquer comment le monstre, sous le couvert de la pitié morale qu'il suscite chez le lecteur, lui propose aussi ce qui répond à une pitié jouissive, une pitié d'identification. D'abord, le récit de sa vie que fait la créature de Frankenstein nous montre qu'à sa manière, il n'est pas moins prométhéen que Victor. Celui-ci a créé son corps ; le monstre a modelé son propre esprit. 105 Il y a plusieurs manières d'être à l'origine de soi. Victor, en faisant sa créature, veut se réaliser ou se faire lui-même. Un peu comme Rousseau, s'imaginant en précepteur d'Émile, se fait ou se refait lui-même. Robinson Crusoé, la seule Bible que Rousseau impose à Émile, lui donne en modèle un entrepreneur qui se passe de tout commerce. Le monstre, lui, se passe et de commerce et de précepteur. Nous allons voir que tout en restant ancré dans le no man's land de l'état sauvage, il accède à un état social qui ne doit rien à la société et acquiert par lui-même conscience de soi, langage, lecture, savoir et sentiments raffinés. Il deviendra ainsi le reflet à la fois semblable et inversé de Victor. Reflet inversé : son aspect extérieur offre l'image trop visible de l'invisible culpabilité qui, à l'insu de ses proches, ronge l'âme de Victor. Réciproquement, les belles et nobles qualités que ceux-ci lui connaissent sont là, dans le coeur de sa créature, mais elles y restent cachées. Reflet semblable : les deux personnages présentent le même violent contraste entre l'intérieur et l'extérieur, une discontinuité, un fossé qui brisent chez eux tout lien social et en même temps les vouent à la passion supérieure d'être à l'origine de soi. A l'origine de lui-même, le monstre l'est d'abord parce que, contrairement à nous autres qui commençâmes par être des bébés, il assiste à l'éveil de lui-même, de ses sensations, de la conscience qu'il prend du monde environnant. Il incarne le fantasme d'être né adulte. Rêverie plaisante et infantile, bien sûr, mais à laquelle vient se mêler au XVIIIe siècle des préoccupations plus sérieuses. Ce sont ces histoires d'enfants isolés de toute société, chez qui se révèlerait la nature humaine dans son intégrité native (le roman de DucrayDuminil, par exemple, Victor ou l'enfant de la forêt (1797), qui connut 106 un grand succès71). Ce sont les tableaux savants des premiers développements de l'esprit humain qu'ont peints Locke, Condillac ou Buffon. Celui-ci fait parler ainsi le premier homme : "Je ne savais ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux. Quel surcroît de sensation!"72 C'est le même type de discours que reprend le monstre au début de son autobiographie : "Une étrange multiplicité de sensations s'empara d'abord de mon être. La vue, le toucher, l'ouïe, l'odorat, tout me fut révélé simultanément." Bien qu'elles soient d'abord confuses, ces sensations n'en sont pas moins accompagnées, immédiatement et comme par miracle, de la conscience de soi. Il est vraisemblable que, pour tracer ce tableau du monstre en nouvel Adam découvrant la nature et ses beautés, Mary Shelley s'est appuyée sur Locke73. Cependant, la lecture du Paradis perdu a pu aussi le lui inspirer. Milton en effet (en 1667, soit plus de vingt ans avant Locke) avait déjà placé dans la bouche d'Adam et d'Eve le même témoignage émerveillé. "Souvent, fait-il dire à Eve, je me rappelle ce jour où je m'éveillai du sommeil pour la première fois ; je me trouvai posée à l'ombre des fleurs, ne sachant, étonnée, ce que j'étais, où j'étais, d'où et comment j'avais été posée là." "Autour de moi, dit Adam en évoquant le même instant auroral, j'aperçus une colline, une vallée, des bois ombreux, des plaines rayonnantes de soleil et une liquide chute de ruisseaux murmurants."74 (Adam est cependant conscient de la difficulté de témoigner de sa propre origine : "Pour l'homme, dire comment la Voir Lynn Hunt, Le roman familial de la Révolution française, Albin Michel, 1994, p. 195-197. 72 Voir J. S. Spink, "Les avatars du sentiment de l'existence de Locke à Rousseau", Dix-huitième siècle, n° 10, 1978, p. 269 à 298, qui cite le passage de Buffon (1er volume de l'Histoire naturelle, 1749). 73 Essai concernant l'esprit humain, livre II, chap. 1. C'est ce que pense J.-J. Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, PUF, 1988, p. 34. 74 Le Paradis perdu, livre IV, vers 449 suiv. et VIII, v. 261 suiv. 71 107 vie humaine commença, est difficile, car qui connut soi-même son commencement?"75) Le monstre est également à l'origine de lui-même au sens où il est son propre précepteur. Après avoir fait l'expérience de l'horreur qu'il inspire aux êtres humains, il trouve refuge dans "un misérable appentis" qui s'adosse à "un gracieux chalet". Une fente du mur lui permet "en y appuyant l'oeil, de voir à l'intérieur" de la maison. Un vieillard aveugle et un couple de jeunes gens y vivent. Ces trois personnages, pourvus de toutes les qualités, forment une petite société idyllique. Le monstre passe des mois à observer ce résumé idéal de l'humanité, en proie à des sentiments d'admiration et d'envie. Il nourrit ainsi son développement intellectuel et moral ainsi que sa culture. Plusieurs ouvrages lui tombent heureusement sous la main : Le Paradis perdu (le monstre, non sans raison, se sent proche du Satan de Milton) ; La vie des hommes illustres de Plutarque (standard de la culture de l'époque, mais aussi lecture favorite de deux grands réprouvés : Rousseau âgé, solitaire et persécuté, et Karl Moor, le héros des Brigands de Schiller) ; Les souffrances du jeune Werther (le monstre, évidemment, est une sorte de Werther, rejeté, non par Charlotte, mais par son créateur et par la société). A ces ouvrages emblématiques, ajoutez la lecture que le jeune habitant du chalet fait à haute voix des Ruines ou méditations sur les révolutions des empires, de Volney (ami de Condorcet, disciple de d'Holbach et d'Helvétius). On comprend aisément que le monstre, lorsqu'il se présente comme un nouvel Adam autodidacte, procure du plaisir au lecteur. Mais lorsqu'il apparaît comme un exclu, comme le voyeur rejeté et ignoré d'un couple qu'il envie (les jeunes gens du chalet, Victor et sa 75 Livre VIII, vers 250-251. 108 fiancée Elisabeth)? Pourtant, nous allons voir que dans cette misérable position, le monstre illustre un désir très proche de celui d'être (ou d'être présent) à l'origine de soi : le désir d'être indivis (au sens littéral du mot : non divisé). Pour rendre ceci plus clair, le plus simple est de faire un rapide détour par deux oeuvres postérieures à celle de Mary Shelley dans lesquelles le même fantasme se déploie et suscite également la pitié, voire les larmes : La petite sirène et Les travailleurs de la mer. Dans le conte d'Andersen, l'héroïne est une ondine qui aspire à devenir un être humain. Elle pourrait y parvenir à condition de se faire aimer d'un homme. Elle aime un jeune prince qu'elle a sauvé d'un naufrage (mais le prince ignore que c'est elle qui l'a sauvé). Ce qui empêche la petite sirène de se faire reconnaître par lui n'est pas, comme dans le cas du monstre, son aspect physique : elle est jolie et elle a échangé sa queue de poisson pour des jambes humaines. Mais, ces jambes, elle les a payées du prix de sa voix. Elle ne pourra jamais dire au prince qui elle est, ce qu'elle a fait pour lui, l'amour qu'elle lui porte. Le jeune homme va se marier avec une autre. L'ondine sait qu'ayant échoué elle va mourir. Elle contemple une dernière fois, avant de se dissoudre en écume, le couple qui figure son idéal et qui ne la voit pas. La petite sirène n'a pas été reconnue, elle reste coupée du genre humain. Pour elle, une douleur déchirante. Mais pour le lecteur ou la lectrice, ce rejet, cette mort ouvre la porte au rêve d'une existence vécue dans l'infinitude. A la compassion qu'il ou elle éprouve pour un destin si malheureux se mêle le délicieux sentiment d'un moi qui,n'étant pas reconnu, identifié, échappe aux limitations qu'imposent les liens entre personnes et jouit de sa propre infinitude. Ce trait l'impossibilité pour un personnage de se faire reconnaître 109 transmuée en delight - apparaissait déjà sous la forme la plus littérale dans la pièce de Schiller, Les Brigands (1781)76. Karl Moor, héros à la fois vertueux et hors la loi, se trouve à plusieurs reprises en présence de son père ou d'Amalia, la jeune fille qu'il aime ; mais ni l'un ni l'autre ne le reconnaissent (au sens propre). Une telle invraisemblance nous paraît aujourd'hui ridicule. Mais pour les contemporains de Schiller, elle ajoutait à la grandeur douloureuse du personnage et à son caractère absolu au sens étymologique du terme, c'est-à-dire affranchi de tout lien. la compassion qu'il inspirait ainsi aux spectateurs de la pièce contribuait à leurs délices. Gilliatt, le héros du roman de Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, Gilliatt dans lequel Victor Hugo voyait un Job-Prométhée, est, un peu comme l'ondine, un personnage proche des profondeurs marines. Mais l'abîme qui le sépare de la jeune fille qu'il aime est avant tout un abîme social - une distance qui se révèlera aussi infranchissable que celle qui sépare de l'humanité la petite sirène ou la créature de Frankenstein. A la fin du roman, on voit Gilliatt assis sur un rocher à la marée montante. Il attend que celle-ci le recouvre et le noie. Alors que seul son visage émerge encore, il voit partir et s'éloigner un navire, et il devine à son bord la jeune fille à cause de laquelle il se sacrifie - la jeune fille et son fiancé au départ d'une nouvelle vie. Combien d'adolescents et d'adolescentes ont versé des larmes en lisant les dernières pages des Travailleurs de la mer ou de La petite sirène! Combien se sont vus à la place du personnage rejeté, comme lui inondés par sa douleur - mais, contrairement à lui, se laissant Une pièce que Mary Shelley pouvait connaître par la traduction anglaise qui parut en 1792 (voir M. Summers, The Gothic Quest. A History of the Gothic novel, Russell & Russell, New York, 1964). 76 110 aller à cette dissolution océanique dans une expansion d'eux-mêmes délicieuse et sans limite! Passer du rêve à sa réalisation implique de renoncer à l'infinitude qui l'auréole. Aimée, la petite sirène aurait dû renoncer à son être indivis pour devenir femme, pour devenir la moitié de son conjoint. Et Gilliatt pareillement aurait dû abandonner sa stature de titan pour se réduire à un bon et bourgeois époux. En échouant à réaliser le rêve d'amour (que pourtant ils portent à son comble), ces deux personnages exaltent chez le lecteur une double visée d'intégrité : réparation de l'autre, réparation de soi. Le lecteur voudrait corriger l'issue malheureuse du récit en réparant le dommage subi par le personnage qui suscite sa compassion (c'est le versant moral de la pitié). Cependant, confusément, il se complaît dans cette issue même qu'il déplore car elle offre à l'inassouvissement de ses propres voeux un dédommagement inappréciable : comme la sirène, comme Gilliatt, le jeune lecteur ou la jeune lectrice échappe ainsi à l'alternative, à la division qu'implique la différence des sexes, il ou elle jouit de pouvoir rêver d'amour sans pour autant avoir à quitter la complétude enfantine. Comme Gilliatt et la petite sirène, la créature de Frankenstein offre au lecteur la jouissance d'une figure de complétude. Avec cette différence qu'il pousse celle-ci plus loin encore que les deux personnages imaginés par Andersen et Victor Hugo. En effet, il n'incarne pas seulement, comme eux, le refus de la différence des sexes (il a été créé, et non pas procréé) ; mais aussi le refus de la division, plus fondamentale encore, entre vivant et mort (il est en cela comparable à son créateur cherchant le secret de la vie dans caveaux et charniers). Le monstre, nous l'avons vu, est une sorte de revenant ou de mort-vivant, ce dont son aspect même témoigne. Ce 111 qu'il offre à la vue des autres n'est pas un visage mais un blason de destruction. Cela l'exclut à jamais de la société des hommes ; mais cela, aussi, lui permet de conserver l'infinitude du spectre. Ainsi rejeté, le monstre se trouve dispensé de se montrer aimable. Or - nous l'avons vu en comparant les avantages respectifs de l'amour et de la haine - être aimable, c'est intérioriser la division entre soi et l'autre, c'est se limiter pour faire place à autrui, c'est donc une manière de renoncer à être entier. La méchanceté du monstre est une manière d'affirmer son entièreté. Rejeté, le monstre demeure innommable : tout nom délimite. L'une des scènes cruciales du roman est celle au cours de laquelle le monstre sort, non de sa tombe, mais de son appentis pour tenter de se faire reconnaître comme être humain par le vieillard qui vit au chalet. Le début de leur rencontre se déroule au mieux : étant aveugle, celui que le monstre a choisi comme ultime recours n'est nullement effrayé par son visiteur et lui manifeste la plus grande bienveillance. Malheureusement, les jeunes gens qui étaient sortis rentrent plus tôt que prévu. A l'instant même où le vieillard pose au monstre la question "Qui êtes-vous?", la porte s'ouvre, les jeunes gens sont frappés de terreur, et le monstre, plongé à nouveau dans la rage et le désespoir, n'a plus qu'à s'enfuir. Qui êtes-vous?, question pour lui sans réponse. Lovecraft a consacré l'une de ses nouvelles d'épouvante, The Outsider (titre français : Je suis d'ailleurs) à une variante de cette scène77. Le narrateur est un être qui vit seul, plongé dans l'obscurité d'un château qui ressemble à une tombe. Il entreprend, pour sortir de ce trou, de ce non-lieu, une difficile ascension au terme de Le recueil porte le titre de cette nouvelle : Je suis d'ailleurs, Denoël, 1976, p. 7 à 17. 77 112 laquelle il atteint non pas, comme il l'avait supposé, le sommet d'un tour, mais seulement le niveau du sol. Alors, marchant, il atteint une demeure illuminée où se déroule une fête. A travers la porte fenêtre, il aperçoit une joyeuse compagnie, a laquelle, sans doute, il pense pouvoir se joindre. Mais à peine a-t-il franchi la porte que tous s'enfuient, saisis d'épouvante. Et le narrateur aperçoit, lui faisant face, un monstre informe et repoussant, une charogne putride. Il tend le bras pour écarter l'insupportable vision : sa main rencontre la froide surface d'un miroir! Le lecteur de la nouvelle participe à l'entreprise du narrateur, il découvre par ses yeux le décor du récit. A la fin, le miroir lui révèle une sorte de personnage d'Halloween, et c'est comme si, par l'intermédiaire du narrateur, lui-même se trouvait revêtu d'un déguisement particulièrement convaincant. Anéanti, le narrateur de la nouvelle n'a plus qu'à retourner à ses catacombes. Sans doute le lecteur éprouve-t-il de la pitié ; cependant, la douleur que le personnage est supposé ressentir lui est épargnée. De plus, en se voyant renvoyé l'image de cette entité solitaire échappant à toute limite, il éprouve, pour reprendre encore une fois le terme choisi par Burke, du delight. Les pitoyables monstres de Lovecraft et de Mary Shelley sont délétères, morbides ; et pourtant, dans la mesure où ce sont des semblants, ils déploient des figures d'absolu qui, pour le plaisir du lecteur, lui évoquent les sources de sa vitalité psychique. Le personnage imaginé par Lovecraft, victime d'un destin violemmment injuste, est, comme la créature de Frankenstein, un nouveau Job. Au terme de sa quête, un face à face révélateur, non pas avec Léviathan ou Yahvé, mais avec sa propre illimitation. Cette confrontation, pas plus que celle de Job avec Dieu, n'apporte de réponse au problème du mal. Mais elle montre que la douleur nous 113 conduit bien plus près de l'infinitude que le bonheur. Comme l'écrivait Burke - avant, précisément, de prendre en exemple le livre de Job -, "L'idée de la douleur portée à son plus haut degré est bien plus forte que le plus haut degré de plaisir". Il faut reconnaître que les idées noires, "négatives", déprimantes peuvent exercer sur nous une irrésistible séduction - un attrait avec lequel les idées "positives", plaisantes, constructives (donc relatives et limitées) ne sauraient rivaliser. La méchanceté et le goût pour les idées déprimantes proviennent de la même source. 114 6 Pensée et raison d'un côté, littérature et passions de l'autre Mary Shelley éprouve de la compassion pour son monstre. Lorsque celui-ci plaide sa cause devant son créateur, elle place dans sa bouche des arguments auxquels elle-même adhère. "J'étais doux et bon. Les tourments ont fait de moi un rénégat. Donne-moi le bonheur, et je redeviendrai vertueux." Et plus loin : "Crois-moi, Frankenstein : j'étais bon ; mon âme rayonnait d'amour et d'humanité, mais je suis seul, affreusement seul. (...) Si l'ensemble des humains apprenaient mon existence, ils feraient comme toi et s'armeraient pour me détruire. N'est-il pas normal que je les haïsse aussi, eux qui m'ont en abomination?" Ces arguments sont ceux qui se répandent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle pour concilier avec la thèse de la bonté naturelle de l'homme ce que l'on commence à savoir à propos des "bons sauvages" et qui s'accorde mal avec leur idéalisation : "Tous les peintres des moeurs sauvages ne placent point la bienveillance dans leurs tableaux, écrit l'abbé Raynal. Mais la prévention ne leur a-t-elle pas fait confondre avec le caractère naturel une antipathie de ressentiment? (...) Ils sont devenus, par représailles, durs et cruels envers nous." Les cruautés dont les Européens se plaignent ne sont en fait qu'une réaction à leur conduite odieuse78 . Grâce à cet argument, le tableau des méfaits humains, pour accablant qu'il soit, ne contredit pas la thèse de la bonté naturelle : la méchanceté des Européens n'entre pas en ligne de compte puisqu'ils sont dénaturés, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, t. VII, p. 160-161 et 138-139. Cité Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Albin Michel, 1995, p. 216. 78 115 et celle des sauvages non plus puisqu'elle n'est qu'une réaction au comportement du colonisateur. Et même en admettant que les moeurs des sauvages étaient cruels avant l'arrivée des Occidentaux, leur perfectibilité nous assure qu'une action civilisatrice et éducatrice les rendra à une bonté naturelle qui a été seulement obscurcie par l'ignorance. Somme toute, comme l'écrit Diderot à Sophie Volland, "La nature ne nous a pas faits méchants ; c'est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent."79 "Les hommes d'une même société sont en paix naturellement", dira Saint-Just en 1793, l'homme n'est "malheureux et corrompu que par les lois insidieuses de la domination".80 Mais du coup, dans ce monde où tous son fondamentalement bons, le mal ne peut être introduit - comme au paradis terrestre - que par des êtres qui, sous une apparence humaine, sont en réalité diaboliques. "Je regrette l'enfer, écrit Diderot, pour les abominables corrupteurs de ces enfants-là."81 Contrairement à ce que l'optimisme humaniste s'imagine, il n'échappe pas au dualisme. Aux yeux du poète Shelley, de Mary, de son père William Godwin et de beaucoup d'autres progressistes de l'époque, la thèse de la bonté naturelle s'impose d'autant plus fortement qu'elle est une condition nécessaire pour que l'on puisse croire qu'une société meilleure fera le bonheur de l'homme. Cette thèse, en effet, la philosophie des Lumières devait la soutenir afin de pouvoir transférer l'idée de Salut du religieux au politique. Si le péché originel est nécessaire à la doctrine chrétienne du Salut, la Lettre de novembre 1760, Diderot, Correspondance, Minuit, 1957, t. III, p. 226. Discours sur la Constitution de la France prononcé à la Convention nationale le 24 avril 1793, Mille et une nuits, 1996, p. 9. 81 Lettre de décembre 1769, idem, t. IX, p. 236. 79 80 116 rédemption politique exige au contraire que le mal prenne source dans la société telle qu'elle est (et dans certains individus diaboliques), mais non dans l'âme humaine en général. Injustice sociale et obscurantisme vont de pair ; aussi Volney écrira-t-il dans son Catéchisme du citoyen - une sorte de Décalogue laïc basé sur la loi naturelle - que "le véritable péché originel", c'est l'ignorance82 (alors que pour l'Eglise, le péché avait au contraire été de toucher à "l'arbre de la connaissance"). On ne saurait mieux affirmer la promotion du sujet connaissant au rang de modèle de l'être humain. Le Progrès est donc la voie du nouveau Salut, le bonheur en ce monde. Etre exempté du péché originel, c'est être débarrassé du mauvais infini. C'est être doté par nature du sentiment de sa propre existence et c'est en être doté suffisamment pour jouir paisiblement de soi-même. C'est satisfaire le désir de se conserver grâce à l'intérêt bien compris83. C'est ne pas dépendre de l'autre pour être soi (une telle dépendance ne saurait être que l'effet des passions artificielles engendrées par une société dénaturée). Le progressisme politique des Lumières est professé de manière exemplaire par William Godwin dans l'ouvrage qui le rendit célèbre : Enquiry concerning Political Justice and its influence on General Virtue and Happiness (1793). "Nous commencerons, écrit Godwin pour présenter son ouvrage, par examiner rapidement les maux qui existent dans la société. Nos prouverons ensuite que ces maux sont les résultats des institutions politiques et non le lot immuable de notre existence, et nous démontrerons enfin que la nature de C. F. Volney, La loi naturelle et Leçons d'histoire, présentés par J. Gaulmier, Garnier, 1980, p. 46. 83 Sur ce point, voir par exemple A. O. Hirschman, The Passions and the Interests : Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton Univesity Press, Princeton, 1977 (traduction française, PUF, 1980), et P. Tillich, La naissance de l'esprit moderne et la théologie protestante, éd. du Cerf, 1972. 82 117 l'homme permet d'espérer qu'un jour il en sera complètement délivré." Plus loin, Godwin revient sur la thèse de la bonté naturelle : "Dans une société juste, dit-il, la jalousie et la haine n'auraient plus d'empire, parce qu'elles ne sont que le résultat de l'injustice."84 Benjamin Constant (en dépit de ses réserves sur certains aspects de la pensée de Godwin qui lui paraissent utopiques) admire l'auteur anglais. Et dans l'Appendice qu'il joint à sa traduction de Political Justice , Constant écrit lui-même : "La passion perd chaque jour de son empire, et ce qu'elle perd, la raison le gagne."85 La Godwinian school, comme on dit alors en Angleterre, milite pour une politique sociale de gauche, tandis qu'aux yeux de ses adversaires, le progressisme des godwiniens revient à admettre que n'importe qui est méritant du moment qu'il est pauvre, et la politique des godwiniens ne conduirait, si elle était mise en pratique, qu'à une augmentation du crime86). Dans ce chapitre, il s'agit de montrer à partir d'un roman à thèse écrit par William Godwin comment la racine intérieure de la méchanceté qui n'a aucune place dans la pensée militante du père de Mary Shelley fait retour dans l'impensé du récit. Comment, en d'autres termes, ce que le sujet connaissant a chassé par la porte, le sujet existant auquel en appelle la trame narrative le fait revenir en contrebande. Les Français connaissent peu Godwin. Pourtant, dans l'Angleterre des dernières années du XVIIIe et du début du XIXe C'est moi qui souligne. De la justice politique (traduction française par Benjamin Constant), Presses de l'Université de Laval, Québec, 1972, p. 67 et 177. Voir également p. 85 où Godwin imagine une sorte d'Émile, un être bon car "nourri des idées d'égalité et d'indépendance". 85 De la justice politique, p. 372. 86 Voir Christopher Small, Mary Shelley's Frankenstein, Univ. of Pittsburgh Press, 1973, p. 23. 84 118 siècles, cet écrivain jouissait d'un prestige comparable à celui que Sartre a chez nous. Comme lui philosophe et romancier, il était également sincèrement préoccupé par les souffrances de ses semblables et par l'injustice sociale. En 1794, un an après Political Justice, Godwin publie un roman, Things as they are, or : The Adventures of Caleb Williams. Le roman connaît un énorme succès en Angleterre, mais également en France, tant par sa traduction en 1796 qu'à travers son adaptation théatrale en 1798 (plus tard, Balzac dira son admiration pour "le chef d'oeuvre du célèbre Godwin"). Frankenstein, comme on va le voir en découvrantCaleb Williams, doit beaucoup au roman de Godwin. En écrivant Caleb Williams, l'intention de Godwin était d'illustrer les idées qu'en bon disciple de d'Holbach, Helvétius et Rousseau, ainsi qu'en témoin enthousiaste de la Révolution française, il avait développé dans Political Justice. Or, ce qui est troublant pour un lecteur d'aujourd'hui, c'est que Caleb Williams semble bien plutôt contredire ces idées optimistes : alors que Political Justice présuppose constamment la bonté naturelle de l'homme, le roman nous montre des personnages pris dans des liens aussi destructeurs qu'impossibles à briser. Un enfer dont Frankenstein reprendra toute la noirceur, mais en la transposant dans le registre du récit d'épouvante. Ainsi, chez William Godwin comme chez sa fille, la thèse de la bonté naturelle se trouve associée à la peinture de personnages mus par des passions forcenées, haineuses et criminelles. Comment se fait-il que ni Godwin ni Mary Shelley ne voient là une contradiction? Dans le cas de Mary Shelley, la réponse est simple : elle ne prétendait pas illustrer des idées, mais avant tout transmettre au lecteur le plaisir de la peur. Protégée, en quelque 119 sorte, par les conventions d'un genre littéraire en vigueur, elle pouvait donc ouvrir les vannes de la violence sans pour autant encourir le reproche de donner une vision pessimiste de l'être humain. Il lui était même possible de reprendre au passage le thème godwinien de la bonté naturelle : ce thème, comme nous l'avons vu, se combinait sans difficulté avec la méchanceté du monstre dès lors qu'elle faisait de celui-ci une victime. Godwin aussi avait fait de son personnage principal une victime, ce qui lui permettait, comme à sa fille, de donner au lecteur le plaisir de sentir vibrer sa fibre morale tout en lui procurant les plaisirs de la violence et de la destruction. Toutefois, à la différence de Mary Shelley, Godwin ne prétendait nullement offrir au lecteur un récit fantastique, mais au contraire une peinture des relations humaines comme elles sont :Things as they are, annonce le titre de son roman. Godwin se démarque donc du roman gothique alors en vogue. Et s'il lui arrive de vouloir susciter chez le lecteur un frisson d'horreur, il ne recourt nullement pour cela à l'évocation de ruines médiévales dans une nuit de tempête, il montre plutôt les terribles conséquences de l'injustice sociale et des préjugés. "Pendant qu'un parti réclame la réforme et les innovations", écrit-il dans la Préface de Caleb Williams87, "l'autre exalte la constitution existante de la société. Il m'a semblé que ce serait hâter la solution de cette question que de développer fidèlement dans ses effets pratiques cette constitution tant vantée". Il s'agit donc de montrer à tous ceux qui n'ont pu lire Political Justice comment "l'esprit et le caractère du gouvernement se communiquent à toutes les classes de la société en y engendrant toutes les formes de despotisme domestique par La traduction française que j'utilise a été publiée aux éditions Henri Veyrier, 1979. 87 120 lesquels l'homme devient le destructeur de l'homme." (on songe, bien sûr, à la formule qui s'imposera plus tard: "l'exploitation de l'homme par l'homme"). Godwin, comme il l'a lui-même raconté, écrivit son roman d'un jet et dans la fièvre, emporté par l'intensité du duel passionnel et destructeur qui s'y déployait. Nous allons voir comment le récit, même si l'auteur croit qu'il ne fait qu'illustrer ses idées, s'émancipe de cette tutelle et tisse sa propre vérité. Voici, brièvement résumée, l'intrigue de Caleb Williams : Toute une première partie du roman est consacrée à la lutte à mort qui oppose deux personnages. L'un est un noble robuste, brutal et borné, bientôt en proie à une haine envieuse à l'égard de Falkland, aristocrate nouvellement installé dans la région. Falkland, quant à lui, est doué des plus belles qualités - "une sorte de visionnaire dans le genre sublime". Après différents mauvais procédés auxquels Falkland s'efforce de ne pas répondre, la brute finit par le molester publiquement. Or, pour Falkland c'est son seul point faible - l'honneur est tout. Le voici donc déchiré par l'humiliation, l'exécration et un violent désir de vengeance. On retrouve bientôt l'agresseur mort. Un homme est condamné pour le crime. Caleb Williams, jeune homme d'origine modeste, est au service de Falkland. Caleb en vient à penser que ce dernier est le véritable auteur du crime. Esprit curieux et intelligent , Caleb est de plus en plus dévoré par le désir de percer le secret de son maître. D'autant plus qu'un jour, Caleb ayant pénétré dans certaine petite pièce attenante à la bibliothèque et y ayant découvert un coffret fermé à clé, Falkland survient et lui défend sévèrement l'accès de cette pièce. Caleb continue d'épier son maître. Il aperçoit Falkland, tel le roi Lear, errant désolé dans la nuit et la tempête. Il voit Falkland, appelé à se prononcer sur une affaire criminelle qui ressemble à la sienne, se trahir involontairement (Caleb guette ses réactions comme Hamlet celles de son beau-père). Voici qu'un incendie se déclare dans la demeure de Falkland! Caleb en profite pour se rendre dans la pièce interdite et pour forcer l'ouverture du coffret qu'il sait s'y trouver. A nouveau, son maître le surprend et, cette fois, doit se retenir pour ne pas le tuer d'un coup de pistolet. Cependant, 121 Falkland, accablé par la culpabilité, finit par se confesser à Caleb - mais celui-ci doit jurer de ne jamais dévoiler le secret de son maître. La satisfaction de sa curiosité dévorante se transforme ainsi pour le jeune homme en un fardeau aussi pesant que celui qui écrase Falkland. Il cherche à s'en libérer en échappant à son maître, tandis que celui-ci s'efforce au contraire de le garder sous son contrôle, calomniant et persécutant Caleb afin de ruiner le crédit que celui-ci pourrait trouver auprès de tierces personnes. Dès lors, la vie du jeune homme n'est plus qu'une suite de tribulations : prison, chaînes, oppression, évasion, errance, séjour auprès d'une bande de brigands, clandestinité, espoirs, désillusions, abattement, rejet, solitude. Pour finir, une ultime et tragique confrontation a lieu entre Caleb et un Falkland rongé par ses crimes. Falkland, enfin, se repent des torts irréparables qu'il a causés à Caleb, et meurt. Au terme de ses aventures, plongé dans la solitude du réprouvé, Caleb n'a plus d'autre recours que d'écrire le récit de sa vie (il est donc le narrateur du roman) : "Les hommes, instruits par mon exemple du déluge de maux que la constitution actuelle de la société entraîne sur leur tête, tourneront enfin leur attention vers la source d'où découle tant de douleurs et d'amertumes." Ainsi, le narrateur seconde les intentions militantes de Godwin. Ici et là, il tire la leçon des événements. Falkland, par exemple, est un esprit sublime, "mais dans l'aride et hideux désert des sociétés humaines, à quoi servent les plus beaux talents...? C'est un sol empesté où la plante la plus précieuse ne s'imbibe que de poison." "Dans les périodes futures des progrès de la civilisation, il viendra un temps où il sera impossible de rien comprendre à cette étrange sorte de calamité" qu'est le sens de l'honneur et de l'humiliation. "Si l'on réglait sa conduite sur les principes de raison et de bienveillance, on ne se sentirait pas atteint par d'injustes agressions" (comme celle que subit Falkland frappé en public par le lord brutal auquel ses talents portent ombrage). 122 Autre exemple. Emprisonné, enchaîné, le narrateur accède à une liberté intérieure qui contraste avec l'asservissement de son maître (et des riches en général) aux fausses valeurs de la société. "Tel est l'homme considéré en lui-même ; tant sa nature est simple, tant ses besoins sont peu nombreux. Que l'homme de la société artificielle est différent!" Disciple de Rousseau, Godwin, ici, se souvient sans doute de l'auteur des Rêveries d'un promeneur solitaire, qui se déclarait libre sur son île "séparée du reste du monde" et convaincu qu'il serait encore tel "à la Bastille ou même dans un cachot"88. Caleb est un nouveau Job dont le destin accablant propose au lecteur une méditation sur le problème du mal. Avec ces deux grandes différences par rapport au personnage de la Bible qu'au fond du malheur, ce n'est pas la toute-puissance de Dieu qu'il découvre mais celle de la société, et que celle-ci demeure à ses yeux tout à fait injustifiée. C'est pourquoi il est en même temps un nouveau Prométhée enchaîné. Un Prométhée romantique dont la révolte, contrairement à celle du personnage d'Eschyle, est entièrement justifiée. Son maître a interdit à Caleb de pénétrer dans la petite pièce au coffret secret. Interdiction que la trame du récit rend légitime puisque Caleb est le domestique de Falkland. Mais cela n'empêche pas le jeune homme de justifier en ces termes son désir de transgresser l'interdiction : "Nous trouvons toujours des charmes à faire ce qui est défendu, parce que nous sentons confusément que la défense renferme en soi quelque chose d'arbitraire et de tyrannique."89 Les idées de Godwin exigent que Caleb soit innocent. 88 89 5ème promenade, Garnier-Flammarion, 1964, p. 103. P. 117. 123 Mais le récit fait malgré tout porter à celui-ci une part de responsabilité dans le lien destructeur qui se noue entre son maître et lui. Ce noeud, en fait, ressemble fort à celui dont le conte de BarbeBleue offre un prototype fameux. Or, dans le conte, tout l'accent se trouve placé sur le caractère irrépressible du désir de transgresser l'interdit, de sorte que le comportement de l'héroïne qui pénètre dans le cabinet fermé à clé et perce le terrible secret de Barbe-Bleue n'est aucunement présenté comme légitime. La version de Perrault, qui reste proche de la tradition orale, met en scène les affres de l'héroïne en proie à une violente curiosité - une curiosité qui n'est pas un désir rationnel et justifié, mais une pure passion. Et l'enfant à qui l'on raconte Barbe-Bleue, fasciné par la troublante saveur de culpabilité qui émane du conte, ne pense pas que l'héroïne est dans son droit : le conte fait trop bien écho au désir que l'enfant lui-même éprouve de pénétrer dans un domaine que ses parents se réservent ; et ce que l'héroïne découvre dans le cabinet interdit illustre trop bien le caractère démesuré et effrayant du secret qu'il leur suppose. En fait, la pièce interdite où se trouve dissimulé le coupable secret de Falkland appartient, comme le laboratoire de Victor Frankenstein, à la même famille que le cabinet de Barbe-Bleue. L'intensité qui, dans le roman de Godwin, tient le lecteur en haleine, ne provient donc que très partiellement de la lutte idéologique dans laquelle l'auteur cherche à enrôler le lecteur. Elle est surtout fournie par le noyau narratif du roman. Ce noyau irréductible à des idées est, nous venons de le voir, de même nature que celui des contes du genre de Barbe-Bleue. Il est comparable, également, à celui du roman de Mary Shelley. Falkland et Caleb forment un couple infernal dont la persécution mutuelle et sans 124 issue a certainement frappée Mary (Caleb Williams résume ainsi ses relations avec son maître : "We were each of us a pleague to the other", "Nous étions un fléau l'un pour l'autre"). Victor Frankenstein et Falkland, l'un et l'autre des esprits sublimes, portent au fond d'euxmêmes le poids d'un crime inavouable. Pour Victor comme pour Falkland, l'accomplissement supérieur de soi passe par la suppression d'un autre : engendrer, mais sans partenaire ; soutenir sa réputation, mais en éliminant son rival. L'autre, fatalement, fait retour : c'est le monstre, incarnation du coupable secret de son créateur ; c'est Caleb, seul à connaître le crime de son maître. Et à nouveau, le maître, le créateur, en proie à ce cauchemar de l'autre, cherche à s'en délivrer. Cet autre, vivant reproche qui met en échec leur désir de complétude - mais aussi seul dépositaire de ce désir, seule âme avec laquelle le maître ou le créateur puisse partager sa propre infinitude (pourtant par définition impossible à partager). Cet autre, pour finir, réussit là où son persécuteur échoue ; car c'est lui, le hors-place, l'errant, le réprouvé, qui, dans l'abîme de sa douleur, présente au lecteur la figure la plus accomplie de la toute-puissance du solitaire, du soi indivis et sans autre. A cet égard, les deux romans contrastent singulièrement avec le conte de tradition orale : l'héroïne de Barbe-Bleue est sauvée par ses liens de parenté (sa soeur Anne, ses deux frères). Le conte relève en effet d'un monde social étranger à celui qui exalte l'individu. Ce n'est pas seulement le noeud général de l'intrigue qui a pu inspirer Mary Shelley, ce sont également des scènes où le héros, apparaissant en victime absolue, peut susciter un vertige de pitié. J'ai évoqué, à propos du monstre, la scène cruciale que constitue sa démarche auprès du bon vieillard et son rejet irrémédiable. Caleb, au cours de ses tribulations, est lui aussi pris en pitié par un aimable 125 et noble vieillard. Voyant en lui son ultime recours, Caleb se confie. Mais lorsqu'il se nomme, le vieillard (qui, à cause des calomnies répandues par Falkland, a entendu parler de Caleb dans les termes les plus défavorables) rejette violemment l'infortuné jeune homme. Caleb est à ses yeux "un monstre que la terre gémissait de porter". Plus loin, au cours d'un épisode où une dame, d'abord très amicale, le repousse pour la même raison, celle-ci lui dira : "Allez monsieur, je vous méprise, vous êtes un monstre et non un homme."90 Ces précisions sur le roman de Godwin étant apportées, faisons le point sur les relations entre idées et récit dans Caleb Williams et Frankenstein. Il est clair que l'interprétation que Godwin donne de son propre roman est une manière de ramener le récit à la raison. Une manière qui n'est pas nouvelle : depuis longtemps, dans la pastorale chrétienne, le tableau des désastres causés par les passions mondaines servait à prôner la nécessité de suivre la bonne voie. Il suffisait de rattacher celle-ci à la raison plutôt qu'à la religion pour permettre un usage laïc de l'édification par le récit. Les interprétations modernes de Frankenstein ne sont pas tout-à-fait étrangères à ce procédé. On dira par exemple que le monstre revendique les droits du coeur et illustre ce qui arrive lorsqu'un rationalisme outrancier s'empare des esprits (l'excessive confiance dans les Lumières, par exemple, conduit la Révolution à la Terreur)91. Ou bien on dira que Mary Shelley, en s'appuyant sur sa sensibilité de femme, mettait en garde son mari contre sa propre démesure et annnonçait à l'avance les dangers que les apprentis P. 304. Épisode du vieillard : p. 255-256. Anne K. Mellor, Mary Shelley, Her Life, Her Fiction, Her Monsters, Routledge, New York, 1988, p. 70-88 et 237-238. Voir également Lisa Catron et Edgar Newman, "Frankenstein : les Lumières et la Révolution comme monstre", Annales Historiques de la Révolution Française, 1993, n° 2, en particulier p. 208-211. 90 91Voir 126 sorciers de la techno-science font courir à l'humanité : "Dire à Shelley et dire aux hommes l'indicible venu du savoir profond de la féminité et de la maternité, tels furent les enjeux des livres de Mary", conclut Monette Vacquin au terme de son étude sur Frankenstein et la fécondation in vitro92. Selon un autre type d'interprétation, lui aussi contemporain, le tableau de déraison que nous offre le récit ne représente pas un danger sur lequel il nous alerte, mais au contraire une composante normale ou en tous cas inévitable de nous-mêmes. Le récit, alors, nous inviterait à accepter celle-ci au lieu de la refouler. Falkland, Victor Frankenstein figureraient l'être humain qui refuse de reconnaître sa propre zone d'obscurité. Le monstre, lui, représenterait notre dark side. Ce pauvre monstre, il ne faut pas le rejeter ; il faut au contraire, autant que possible, love the unlovable93. Ce type d'interprétation qui s'inspire (du moins en apparence) de la psychanalyse, renonce donc à ramener le récit à la raison et prend acte de son altérité par rapport à celle-ci. Malheureusement, il en reste là. De sorte que, d'abord, l'interprétation, n'étant pas élaborée en fonction des traits spécifiques de Frankenstein, s'applique aussi bien à toutes sortes de récits (par exemple Docteur Jekyll et Mister Hyde) Ensuite, en adhérant à ce type d'interprétation, on croit accéder à une position supérieure consistant à reconnaître des réalités que l'on aurait tendance à écarter, alors qu'en fait on continue tout bonnement à ne rien vouloir savoir de ces réalités. En Frankenstein ou les délires de la raison, éd. François Bourin, 1989, p. 219. Voir également D. Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein, Les empêcheurs de penser en rond, 1996. 93 Je renvoie ici, notamment, à la conclusion de Christopher Small (Mary Shelley's Frankenstein. Tracing the Myth, Univ. of Pittsburgh Press, 1972). Je me hâte d'ajouter que l'ensemble de l'ouvrage est très supérieur à sa conclusion et que j'ai tiré grand profit de cette lecture. 92 127 effet, lu dans cette perspective, Frankenstein ne nous apprend rien de nouveau sur nous-mêmes et ne modifie pas notre manière de penser - à moins que l'on ne considère comme nouvelle l'idée qu'il existe deux versants en chacun de nous, l'un qualifié de rationnel et l'autre d'émotionnel, affectif ou passionnel! En réalité, la tension entre ces deux versants n'est ici qu'un trompe l'oeil, une façade. Derrière celle-ci, c'est d'une autre tension que Caleb Williams et Frankenstein nous parlent ; une tension que l'histoire occidentale a élaborée de manière spécifique : la tension entre, d'une part, le fait qu'il n'est pas de soi sans un ordre qui nous donne une place parmi d'autres et, d'autre part, le fait qu'idéalement, être soi c'est être Dieu, c'est être unique et illimité. Cette tension, le chemin parcouru jusqu'ici en compagnie de Frankenstein nous a aidé à la repérer et à en sentir la force. Pour ce qui est de Caleb Williams, rappelons que l'écart entre les idées de Godwin et le récit qui malgré lui déborde ses idées se présente ainsi: alors que l'auteur pense que cette tension n'est pas inhérente à la condition humaine, son récit suggère le contraire. Précisons : l'écart entre les idées de Godwin et les ressort narratifs de son roman tourne autour de l'ambigüité même du désir de se libérer d'un assujettissement aux autres - un désir qui se situe en partie du côté de la dikè (justice) et en partie du côté de l'ubris (démesure). Ce désir en effet se traduit, au niveau des idées, par une aspiration à la justice, par la conviction que chacun en vaut un autre et que chaque autre vaut autant que soi. Mais ce désir ne s'en tient pas là : au-delà de la justice, il vise à se trouver affranchi de tout autre, il vise à être tout à soi. Cette démesure anime le récit qui, sans elle, perdrait ce qui le rend captivant. En même temps, il est nécessaire qu'elle ne se montre pas pour ce qu'elle est, sans quoi elle 128 ôterait à l'auteur et à ses lecteurs l'apaisement que leur apporte le niveau des idées en les persuadant que Caleb et eux-mêmes ne désirent rien de plus que la justice. Si Godwin adhéra à la philosophie des Lumières, il fut d'abord marqué par les études religieuses qui le destinaient à la fonction de pasteur. Ces deux strates de sa formation se retrouvent dans son roman, la plus récente dans ses idées, la plus ancienne dans le récit. Son cas - c'est ce qui le rend si intéressant à étudier - nous aide ainsi à comprendre comment, d'une manière générale, s'est creusé le fossé entre l'écriture de la raison et l'écriture des passions, comment, à la charnière des Lumières et du Romantisme, l'infinitude humaine est devenue tout à la fois impensable par la raison et libre de se déployer dans la poésie, le roman puis le cinéma (d'où, sans doute, le mot de Freud : "Les écrivains sont nos maîtres"). Le XVIIe siècle voit l'extraordinaire entreprise de Spinoza (dans la troisième partie de l'Éthique) pour concevoir une logique des sentiments et des passions. Il produit également des moralistes chrétiens - plus précisément augustiniens - comme Pascal, Arnauld, Nicole ou La Rochefoucauld qui s'efforcent de penser l'amourpropre. A leurs yeux en effet l'amour-propre n'offre pas seulement matière à observations et descriptions : il a sa place dans une conception générale de l'être humain, une conception qui place le salut en Dieu (et non pas, bien sûr, dans le changement des institutions). Le siècle des Lumières déplace l'accent de la déraison et le fait porter sur la société telle qu'elle est. L'amour de soi n'est plus à la merci d'un désir sans limite : l'être humain cherche seulement à se conserver, il poursuit des intérêts qui, bien compris, sont compatibles avec ceux des autres. Ce sont donc les 129 circonstances sociales qui font qu'il est en lutte avec ses semblables, ce n'est plus son essence. Godwin n'ignore pas la conception janséniste de l'amourpropre, mais il lui retire toute pertinence en l'attribuant elle aussi à l'influence néfaste de la société : "La vertu n'a jamais été honorée dans les Monarchies. Les Rois et les courtisans ont intérêt à la rendre suspecte. (...) C'est dans les Monarchies qu'on a inventé le système philosophique qui considère l'amour-propre comme le principal mobile de nos actions, et toutes les vertus humaines comme des vices déguisés."94 Godwin ne pense plus l'amour-propre comme les moralistes du XVIIe siècle, et même, à proprement parler il ne le pense plus. Cela ne l'empêche cependant pas d'en dépeindre la puissance avec autant de vigueur qu'eux. C'est qu'en effet, si la cause que Godwin défend n'est plus celle du christianisme augustinien, les ressources qu'il place au service des idées nouvelles, il les puise dans sa formation pemière. Fils d'un pasteur dissident, Godwin fut lui-même pasteur, tout en s'éloignant progressivement des rigueurs de la doctrine calviniste. Comme tout prêcheur, Godwin sait qu'on frappe davantage les esprits en leur mettant sous les yeux les abîmes de la Chute, du péché et de la damnation que des visions paradisiaques. La parole prêchée, écrit un prédicateur puritain au début du XVIIe siècle, "doit amener toutes les âmes à trembler. (...) La jachère de nos coeurs doit d'abord être brisée par le tranchant de la Loi et une véritable terreur de Dieu, avant de devenir apte à nourrir la douce semence de l'évangile." L'auteur d'un ouvrage visant la consolation et l'apaisement - Instructions for Right Comforting of Afflicted Consciences (Londres, 1631) - préconise lui 94 De la justice politique, p. 159-160. 130 aussi un traitement de choc : "Quand un malheureux pauvre et corrompu ... commence à apercevoir la face menaçante de Dieu dans le pur miroir de sa sainte Loi et à sentir la divine justice qui, d'une main invisible, prend une secrète vengeance sur sa conscience ... il défaille."95 Godwin aussi veut faire vaciller ses lecteurs sous le poids de la peinture du mal. Les crimes de Falkland le poursuivent comme la main invisible et vengeresse de Dieu, et le processus de destruction dont les personnages du roman sont la proie rend d'autant plus nécessaire, par son écrasante toute-puissance, le recours au seul remède qui, selon Godwin, doit lui être opposé (un peu comme on voit aujourd'hui des prêcheurs laïcs rappeler l'insupportable réalité du mal radical pour orienter vers le bien ceux à qui ils s'adressent). On peut se demander jusqu'à quel point la stratégie mise en oeuvre par ces "prédicateurs tonnants" dont la réthorique était familière à Godwin était une stratégie délibérée. Eux-mêmes, en effet, risquaient fort d'être séduits par les évocations de toute-puissance qui se déployaient à travers leurs sermons, et sans doute beaucoup en jouissaient-ils, même si c'était à leur insu. C'est pourquoi il arrivait que leurs paroles produisent un effet plus écrasant qu'édifiant et qu'elles laissent leurs fidèles dans le désarroi: un pasteur modéré du XVIIIe siècle écrit à propos de ces prédicateurs qu'"ils conduisent ainsi leurs auditeurs à la haine de Dieu et au désespoir"96. Il arrivait également que des récits proposés à des fins édifiantes captivent leurs lecteurs comme de vulgaires romans, à cause des passions qui s'y déchaînaient - un mal auquel seule la J'utilise ici un article de J. Delumeau, "La pastorale de la peur chez les Puritains", dans A. Morvan (textes réunis par), La peur , actes du colloque organisé par le Centre de Recherches sur l'Angleterre des Tudors à la Régence, Université de Lille, 1985, p. 14 et 20. 96 Cité par J. Delumeau, p. 16. 95 131 grâce, en définitive, pouvait remédier - mais c'était le tableau du mal et non l'indication du remède qui retenait l'intérêt du lecteur97. De sorte que, au XVIIIe siècle, chez l'abbé Prévost ou chez Richardson par exemple, le projet édifiant nous paraît souvent n'être guère plus qu'un prétexte ou une justification. Mais ce n'est pas le cas chez Godwin qui, au contraire, écrit en militant. C'est même ce qui explique que la force de l'histoire qu'il raconte doit quelque chose à l'un des récits fondamentaux du christianisme, l'histoire de la Chute. Godwin en effet, en se retournant contre ses premières convictions, récuse ce récit et le contredit ; au point que, dans sa volonté d'opposition symétrique, il finit par l'imiter. J'ai dit que le noeud de l'intrigue de Caleb Williams s'apparente au conte de Barbe-bleue. Mais au-delà du conte, ce qui a stimulé l'imagination de Godwin, c'est l'histoire d'Adam et Eve brûlant de partager le secret de Yahvé. Dans un texte de jeunesse, Godwin déclarait que "Dieu lui-même n'a pas le droit d'être un tyran"98. Rejetant le dogme du péché originel dans lequel il ne pouvait voir qu'une explication inacceptable de la misère humaine, Godwin s'est certainement fait à propos de la défense de Yahvé ("Tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal car, du jour où tu en mangeras, tu mourras certainement") la réflexion qu'il prête à Caleb à propos de l'interdiction de son maître : "Nous sentons confusément que la défense renferme quelque chose d'arbitraire et de tyrannique". Godwin propose donc, avec Caleb Williams, une version de l'histoire du fruit défendu qui en renverse la signification Je pense surtout aux romans et nouvelles écrits par Jean-Pierre Camus, un disciple de Saint François de Sales. Voir Sylvie de Baecque, Le salut par l'excès. La poétique d'un évêque romancier, J.-P. Camus, 1608-1662, Champion, à paraître en 1999. 98 Cité par Burton R. Pollin dans son introduction à De la justice politique, p. 5. 97 132 : le jeune curieux n'est pas coupable, c'est au contraire son maître qui l'est, et la part que se réserve celui-ci n'est pas un savoir qui lui appartient de plein droit. Elle est (comme dans le cas de BarbeBleue) la trace d'une jouissance criminelle. Cependant, Godwin ne développe pas pour autant une contre-théologie comme le fera plus tard Byron dans un long poème, Caïn, où le Dieu qui interdit à l'homme l'arbre de la connaissance se trouve blâmé et Lucifer réhabilité. Pour lui en effet, aller à l'encontre de la théologie, ce n'est pas en inverser le contenu, c'est passer de celle-ci à la politique. Avec le récit de la Genèse se trouvait nouée une relation à la fois indissoluble et intenable entre rapport à la complétude et rapport à l'autre (je ne puis présenter ici une analyse détaillée du texte ; je me borne à indiquer ici l'une des conclusions que j'en tire). L'interdiction faite à Adam et Eve par Yahvé les arrache à la torpeur d'un Éden sans altérité pour leur faire désirer la jouissance que Luimême, cet Autre, se réserve. Mais une fois franchie la frontière qui les sépare de cette jouissance, de nouvelles divisions se substituent à cette frontière. D'abord, l'altérité se reconstitue sous une autre forme : "Leurs yeux s'ouvrirent et ils surent qu'ils étaient nus" - chacun, désormais, se voit sous le regard de l'autre, et chacun a quelque chose à cacher. Ensuite, avec la mort, la finitude qui caractérise la condition humaine apparaît. Mais l'infinitude du désir qui fut éveillée par le fruit défendu ne disparaît pas pour autant, elle se maintient. La doctrine chrétienne propose une solution à cette antinomie (même si cette "solution", à certains égards, exacerbe l'antinomie). Obéis à Dieu et à sa loi de justice, accepte de n'être qu'un parmi d'autres. Mais aussi : sache que tu as été créé à l'image de ce Dieu qui est une personne et qui est en lui-même le Tout unique ; 133 participe à l'infini sacrifice que son Fils a fait pour toi, et les portes d'une béatitude sans limites te seront rouvertes. La soumission à Dieu est la source de toute paix. Mais aussi : l'identification à Dieu réactive le vertige de l'infinitude. Il s'est agi, pour le christianisme, de louvoyer entre ces deux pôles, de maintenir une forme de cohabitation entre, d'une part, le principe moral d'une égalité de tous les êtres humains et, d'autre part, la sublimité d'une confrontation de soi à l'infini. Une telle association, pour n'être pas seulement une construction intellectuelle, exige que la religion imprègne l'ordre social. Un ordre qui, fondé sur la hiérarchie et sur l'autorité divine, permet à chacun - du moins en principe - de se voir attribué une place délimitée qui le rattache aux autres, tout en étant également rattaché à Dieu et en jouissant ainsi, grâce à la médiation du clergé, d'un rapport à la complétude. Les conceptions individualistes et émancipatrices, avec les exigences qu'elles développaient, ne pouvaient trouver dans cet ordre hiérarchique et théocratique ni assez de justice, ni assez d'affirmation de soi. Avec la Réforme, puis les Lumières et le Romantisme, l'ancienne forme de compromis entre ces deux pôles se défait en même temps que l'ordre social qui la maintient. L'exigence de justice et le principe d'égalité se trouvent de plus en plus pris en charge par une pensée juridique, politique, économique et philosophique qui se veut rationnelle et adéquate aux réalités objectives - tout en récupérant dans la sphère politique une part de l'idéal qui s'investissait dans la religion. L'excédent d'infinitude que le politique ne peut absorber se voit attribué pour domaine légitime d'expression la fiction (poétique, romanesque puis cinématographique) où continueront à résonner les échos du tragique chrétien. 134 En un temps où le christianisme parvenait encore à maintenir associées idées et récit, le grand précurseur qui annonce leur prochaine séparation, c'est Milton. Les hommes des Lumières admireront en lui le révolutionnaire qui justifie le régicide, qui rêve d'établir une libre république et ne souffre aucune atteinte à la libre expression. Les romantiques seront fascinés par son poème théologique, Paradise lost, et l'extraordinaire figure de l'ange révolté, plus profondément humaine à certains égards que celle d'Adam et Eve. Le Paradis perdu posait déjà, et avec quelle force, la question que Godwin (à son insu) et Mary Shelley (plus consciemment peut-être) mettent en scène : si Dieu est le miroir dans lequel j'aperçois et désire ma propre infinitude, alors comment supporterai-je de n'être qu'un parmi d'autres? Telle est la question qui pointe sous ces paroles qu'Adam adresse à Dieu : "Tu es parfait en toi-même et on ne trouve rien en toi de défectueux : l'homme n'est pas ainsi ; il ne se perfectionne que par degré : c'est la cause de son désir de société avec son semblable pour aider ou consoler ses insuffisances. Tu n'as pas besoin de te propager, déjà infini, et accompli dans tous les Nombres, quoique tu sois UN. Mais l'homme par le nombre doit manifester sa particulière imperfection, et engendrer son pareil de son pareil, en multipliant son image défectueuse... Toi dans ton secret, quoique seul, supérieurement accompagné de toi-même, tu ne cherches pas de communication sociale." (Le texte anglais précise que l'homme "est défectueux en unité", "In unity defective") 99 Comment mieux formuler la tension à laquelle seront en proie aussi bien Victor Frankenstein que sa créature? Tension entre le désir de jouir de la complétude de soi-même et le fait que dans la recherche de sa satisfaction, ce désir rencontre l'autre dont l'existence même implique que l'existence de soi ne peut être que partagée et incomplète. Cette impasse de la condition humaine que 99 Le Paradis perdu, VIII, vers 415-424. 135 les moralistes français du XVIIe siècle avaient souligné (non moins que Milton même si c'est à travers un autre type de discours), la pensée des Lumières l'ignore, l'efface ou croit en avoir trouvé l'issue. Godwin, sa fille, le poète Shelley (et d'autres écrivains du début du XIXe siècle), bien que pénétrés de la pensée des Lumières, illustrent à nouveau cette tension, mais à travers des récits de fiction. Ils entérinent ainsi implicitement le partage que mettent en place les Lumières, à savoir que, désormais, une telle problématique n'a plus sa place dans le domaine des idées. Ainsi, la trame narrative de Caleb Williams témoigne-t-elle obscurément d'une vérité qui est en rupture avec les idées que ce roman est supposé défendre et illustrer. Cette coupure entre pensée et littérature permet de comprendre pourquoi les écrivains romantiques occupent une position ambigüe et malaisée par rapport à la philosophie universitaire. Tantôt en effet ils revendiquent la liberté souveraine de la fiction et prennent argument de la neutralité du terrain artistique pour ne pas endosser la responsabilité d'un acte de contestation (que pourtant leur oeuvre semble exprimer). Ainsi, Schiller dans sa préface aux Brigands. Ou Byron, dans la préface de son Caïn (1822), qui est pourtant un long poème philosophique sur le problème du mal. Caïn, dit-il, est une fiction, l'auteur ne partage pas les idées qu'il place dans la bouche de ses personnages. Et "si Caïn est un poème blasphématoire, écrit-il à son éditeur, Le Paradis perdu de Milton ne l'est pas moins". Byron s'abrite ainsi derrière l'autorité du grand poète pour réduire la portée d'une justification de Lucifer pourtant 136 beaucoup plus clairement affirmée dans son Caïn (où Lucifer mérite bien son nom de porteur de lumière) que dans Le Paradis perdu100. Tantôt, au contraire, les écrivains romantiques se veulent mages, prophètes, ou, à leur manière, philosophes. Mais en fait, l'auteur d'un récit de fiction a beau affirmer que son oeuvre exprime une importante vérité, il ne peut le justifier - sauf, précisément, à trahir le langage du récit pour emprunter celui des idées. Ainsi, dans la préface qu'il écrit pour Frankenstein, le poète Shelley présente ce roman comme une "occasion de cerner les passions humaines avec plus de compréhension et d'autorité que l'on ne pourrait le faire en se contentant de relater des faits strictement vraisemblables". Mais cette affirmation (à mes yeux très pertinente), il ne la développe ni ne la justifie. De même Chamisso à propos de son Peter Schlemihl (l'homme qui a perdu son ombre) : comme Shelley, Chamisso suggère que son récit, précisément parce qu'il s'agit d'une fiction, met sur la voie d'une certaine vérité ; mais ne voulant pas dénaturer celle-ci, il se refuse à la traduire dans le langage des idées. On peut encore donner l'exemple de Balzac qui, sous le titre La peau de chagrin, ajoute la mention Roman philosophique. Ainsi affirme-t-il une prétention, mais sans rien pouvoir faire pour la justifier aux yeux des philosophes professionnels. Disons pour conclure que la pensée laïque donne au récit un place très différente de celle qu'il occupe dans le christianisme. Dans le christianisme, la pensée prend appui sur le récit essentiellement celui de la Chute et de la Rédemption. Elle interprète le récit, mais celui-ci ne se résorbe pas pour autant dans la doctrine. Le récit conserve en effet un pouvoir qui lui est propre car il est censé relaterce qui a eu lieu en amont de la vie actuelle des 100 OEuvres de Lord Byron, traduction Amédée Pichot, Paris, 1836, vol. IV 137 humains, ce qui, parce que cela a eu lieu, détermine fondamentalement leur condition (lorsque Milton écrit - ou plutôt dicte à ses filles - Paradise lost, il ne s'agit pas seulement pour lui d'une oeuvre littéraire faisant allusion aux événements politiques qu'il a traversés : il reste convaincu que les événements qui constituent la trame de son poème ont réellement eu lieu et furent déterminants pour la condition humaine). Puisque la pensée laïque s'appuie sur la Raison, puisqu'elle s'émancipe de la tutelle du dogme et de la Révélation, ou bien elle se passe des services du récit, ou bien, si elle y fait appel, il faut que ces récits se montrent perméables à la raison. Ainsi par exemple les récits sur l'origine des sociétés politiques : les philosophes les racontent et les prennent au sérieux, non parce que ces récits nous transmettraient l'histoire précieuse de ce qui a eu lieu à l'origine des temps, mais au contraire parce que ce sont des conjectures rationnelles. Quant aux récits qui sont rebelles à la raison ou qui ne se proposent pas d'illustrer des idées, ils ont toute liberté de se déployer, mais à condition de rester dans l'enceinte de la littérature; ce mot de "littérature", tout auréolé des valeurs modernes de l'Art et de l'Artiste, remplit ainsi, discrètement, la fonction de cordon sanitaire. 138 7 Les bons sentiments Ce que nous avons vu jusqu'ici permet d'éclairer un trait frappant de l'humanisme aujourd'hui diffusé par les médias et par certains intellectuels : son penchant pour les bons sentiments. Une idéologie lénifiante qui attribue à l'être humain, à condition qu'il fasse preuve d'ouverture d'esprit et de bonne volonté, le pouvoir de nouer des relations harmonieuses et enrichissantes avec toute autre personne, quelles que soient les différences qui à première vue les séparent. Sous couvert de rationalisme, de "confiance en l'homme" et de "messages d'espoirs", la bonne volonté se voit ainsi attribué un pouvoir dont, malheureusement, l'expérience montre qu'il est surestimé. Comme nous l'avons vu, ce bel optimisme a reçu de la pensée des Lumières une impulsion décisive. La virulence de l'infinitude humaine ne s'en est que plus librement exprimée dans le registre du récit, mais en ayant perdu toute chance de se faire entendre dans le monde des idées. Dans ce chapitre, je voudrais suggérer que le rejet d'une conception de l'être humain dans laquelle le mauvais infini reçoit une certaine place a condamné le registre des idées à ce qu'on pourrait appeler un puritanisme des bons sentiments. Cependant, on aurait tort de croire que la pensée se trouve ainsi à l'abri des tensions qui travaillent les récits de fiction ; quoi qu'on fasse, en effet, la pensée reste élaborée et vécue par des êtres de chair et d'os. c'est pourquoi le puritanisme des bons sentiments ne résulte pas d'une candide ignorance de ces tensions, mais constitue plutôt une mesure de protection contre elles. Comme le fait un chez 139 soi au milieu d'un environnement inhospitalier, les bons sentiments nous apportent le soulagement d'un paysage mental plus agréable que le monde réel dans lequel l'humanité patauge. Revenons un instant sur ce que le roman de Mary Shelley nous a appris, car ce sont précisément des tensions du type de celles que Frankenstein met en scène que la niaiserie veut ignorer. Ce dont il est question dans Frankenstein, c'est d'être soi pleinement et inconditionnellement. C'est ce désir radical qui met en tension deux pôles : illimitation, et nécessité d'en passer par l'autre. Une tension qui se place sous le signe du duel, car elle exige à la fois l'autre et sa destruction. Elle exige l'autre, et ceci à un double titre : l'autre comme objet, comme complément propre à me combler ; et l'autre grâce à qui j'éprouve comme réelle ma propre existence. Cette tension, en même temps, exige la suppression de l'autre car dans un tout il n'y a pas place pour deux. En d'autres termes, dès lors que l'autre est exigé pour que j'accomplisse ma propre existence, je dépends de lui dans mon être même ; de sorte que le fait qu'il existe en dehors de moi et indépendamment de moi constitue un insupportable obstacle à l'affirmation pleine et entière de moimême. Comment échapper à la tenaille de ces deux exigences à la fois antinomiques et inséparables? On peut, en simplifiant, distinguer trois directions principales dans lesquelles chercher (je ne dis pas trouver) une issue. La première, aussi simple que brutale, consiste à tuer l'autre pour être enfin débarassé de lui (malheureusement, comme nous le rappellent les romans policiers et les histoires de revenants, tuer ne serait-ce qu'une personne est un acte qui pèse lourd ; qui plus est, on ne peut pas supprimer tout le monde). 140 La seconde consiste à se supprimer soi-même. Ou, variante moins violente, à se tenir hors de toute place. Ceci, éventuellement, en anticipant l'au-delà : la complétude trouvée en Dieu et non plus vainement recherchée dans d'insatisfaisantes relations avec les autres (mais, évidemment, il n'est pas si facile de s'arracher à ce monde). Si le meurtre apparaît condamnable et le Salut illusoire, il reste une troisième voie : s'accrocher à un idéal fait de relations idylliques avec les autres, et se convaincre que, pour sa part au moins, on est tout disposé à "accepter l'autre". Cette dernière voie semble plus réaliste que les deux précédentes. Pourtant, comme celles-ci, elle prétend déboucher sur une véritable solution. Or, le problème tel que je l'ai posé n'admet pas de solution : il est seulement possible d'en aménager les tensions par des compromis. et c'est d'ailleurs bien ainsi que la vie en société nous aide, très banalement, à ne pas rester empêtrés dans le problème qui nous occupe ici. Dans ce qu'elle ont de meilleur, les pratiques de la vie en société nous protègent contre notre rêve de parvenir à une véritable solution : en aménageant des formes de compromis suffisamment viables, elles nous permettent de renoncer à réaliser pour de bon l'une ou l'autre des solutions radicales auxquelles nous rêvons. La vie en société, avec les formes de civilisation qu'elle comporte, maintient tant bien que mal un monde commun entre soi et les autres, qui joue à la fois le rôle d'une zone tampon, d'un trait d'union, et d'un espace où il est possible d'accéder à une certaine expansion de soi, d'éprouver un certain sentiment d'exister. Si l'on a la chance de se trouver suffisamment ancré dans ce monde commun, l'infinitude passe au second plan, son étau se relache. On reste aux prises avec les autres, et souvent 141 durement, mais d'une manière qui n'est pas destructrice, ou qui ne l'est pas trop. Ces remarques vont nous aider à comprendre comment la violence des tensions ainsi que la recherche de solutions idéales ou désespérées ne s'expriment pas seulement dans des récits de fiction, mais se prolongent secrètement dans le registre des idées morales et rationnelles. Autrement dit, comment la négation même de la tension ou son apparent dépassement restent tributaires de celle-ci. Prenons un exemple. Dans Political Justice, Godwin consacre une page au duel101. Le duel, dit-il, fut d'abord un moyen de vengeance, et il se maintint par l'asservissement au préjugé qui pousse à faire le glorieux. Le véritable courage, c'est au contraire de refuser le duel. Comment ne pas souscrire à ces raisonnables propos? Dans Caleb Williams, Godwin évoque à nouveau la question du duel. Le noble Falkland vient d'être injurié et brutalisé publiquement par son rival envieux. Godwin reprend à cette occasion la thèse déjà formulée dans Political Justice : accepter un duel constitue une méprisable faute d'amour-propre ; le refuser n'est pas déshonorant, bien au contraire. Et il ajoute : "Il n'y a que le tort d'avoir commis une injustice qui puisse vraiment me couvrir de honte. Mon honneur est en moi et sous ma propre garde ; il est hors de portée des autres hommes"102. Sous l'idéal moral perce ici l'exaltation narcissique qui cultive une illusion de toute-puissance. Le rejet du duel est encore une manière de le gagner, de jouir de sa propre complétude en se débarrassant de l'autre. L'ambigüité de cette position idéale (triomphe de la raison ou triomphe de la passion de soi?) se manifeste de manière encore plus 101 102 De la justice politique, p. 346-347. P. 108. 142 claire lorsque le poète Shelley l'adopte à son tour dans Prometheus Unbound103. Ici, l'affrontement oppose Prométhée à Jupiter. Comme Falkland dans l'épisode que je viens de rappeler, comme Caleb dans l'ensemble du roman, Prométhée a été écrasé, enchaîné par plus fort que lui. Il évoque au début du poème la malédiction qu'il a jadis lancée contre le maître de l'univers et prédit le prochain renversement de celui-ci. Se vengera-t-il alors de son oppresseur? Non, il ne le haïra même plus, il ne le dédaignera même pas, il en aura pitié : "Disdain! Ah no!I pity thee." La situation première de duel ("Fiend, I defy thee!") est dépassée - en tous cas c'est ce que Prométhée prétend en affichant une sublimité morale qui le place bien au-dessus du dieu qui le tient enchaîné. Il est cependant assez clair que cette sublimité, loin de constituer un retour à la modération, prolonge et couronne le défi lancé par Prométhée. De même Caleb, enchaîné au fond d'un cachot et constatant que son maître avait maintenant fait tout ce qu'il pouvait faire contre lui, se représentait la situation renversée à son profit : "Je triomphe, me disais-je avec raison, de l'impuissance de mon persécuteur." Prométhée enchaîné voit dans l'abîme même de ses souffrances une force capable de contrebalancer la toute-puissance de Jupiter : I curse thee! Let a sufferer's curse Clasp thee, his torturer, like remorse ; Till thine Infinity shall be A robe of envenomed agony ; And thine Omnipotence a crown of pain. Pour Godwin, pour Shelley, il s'agit de lutter contre l'injustice sociale. Mais au désir d'une société plus juste se mêle- et cela vaut sans doute aussi pour le monde occidental en général - celui de susbstituer à des liens sociaux d'interdépendance des relations de 103 Prométhée délivré, édition bilingue, Aubier Montaigne, 1942. 143 nature morale. Celles-ci permettraient de ne plus être aux prises avec les autres, de sorte que le triomphe de la morale résoudrait l'antinomie autour de laquelle tourne cet essai (impossible de ne pas dépendre des autres, et impossible d'atteindre par eux à la complétude de soi). L'idéal moral incarné par Caleb ou par le Prométhée de Shelley paraît très éloigné de la rage qui dévore la créature de Frankenstein. Cependant, les deux positions ont en commun leur illimitation, masquée dans le premiercas, manifeste dans le second. Nous allons voir avec l'exemple de Rousseau comment, à partir de ces deux positions (la haine meurtrière du monstre, l'indépendance sublime de Caleb ou du Prométhée de Shelley), il est possible de passer à une troisième, celle des bons sentiments. Ce qui est passionnant dans l'oeuvre de Rousseau - du moins à mes yeux - ce n'est pas seulement qu'elle émane d'une intelligence supérieure, mais aussi qu'elle est toute entière travaillée par l'antinomie qui, d'une autre manière, s'exprime dans Frankenstein et d'autres récits. La tension à laquelle donne lieu cette antinomie envahira Rousseau, vers la fin de sa vie, et deviendra pour lui un véritable cauchemar.Il passe, écrit-il alors, "pour un monstre"et il est devenu "l'horreur de la race humaine", "proscrit par un accord unanime"104. Il est vraisemblable que les Confessions et les Rêveries de Rousseau ont communiqué à son disciple Godwin une part de l'énergie qui anime ce dernier lorsqu'il dépeint les malheurs de Caleb : "Tout est fini pour moi sur la terre,déclare Rousseau. On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m'y voilà tranquille au fond de Les rêveries du promeneur solitaire, Garnier Flammarion, 1964, Première promenade, p. 35-36. Citation suivante, p. 39. 104 144 l'abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même." Pourquoi cette atmosphère de cauchemar (que dissimule mal la revendication de sublimité sur laquelle s'achève le passage cité)? Plus haut, j'ai distingué entre solution de l'antinomie et compromis (ou aménagement). Rousseau rejette les compromis, il lui faut une solution. "En fait de bonheur, il me fallait tout ou rien."105 C'est ainsi, par exemple, que, pour Rousseau, la masturbation se trouve plus proche du tout que du rien : d'un partenaire imaginaire, on n'a pas à demander l'accord ni à essuyer le refus106. D'ailleurs, même lorsqu'une femme aimée rendit à Rousseau son affection, même dans ce cas, écrit-il, il éprouva "un secret serrement de coeur". Car "la seule idée que je n'étais pas tout pour elle faisait qu'elle n'était presque rien pour moi."107 Quelques lignes plus haut, Rousseau déclare : je me suis toujours conduit de telle manière "qu'on ne put jamais me dire avec vérité dans mes malheurs : Tu les as bien mérités". Et certes, ce n'était pas volontairement qu'il comptait pour presque rien un être pour lequel il n'était pas tout. Mais cela n'empêchait sans doute pas la victime d'une telle réaction de percevoir celle-ci comme un mélange d'exigence tyrannique et d'ingratitude. La soif de complétude que Rousseau porte en lui distille, comme il le note si justement, son propre poison qui l'empêche de jouir de la vie : "Non, la nature ne m'a pas fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur ineffable."108 Les confessions, Folio, Gallimard, 1988, t. II, p. 174. t. I, p. 153. 107 T. II, p. 177.p. 59. 108 T. II, p. 59. Voir également t. I, p. 281 : "J'étais donc brûlant d'amour sans objet". 105 106Idem, 145 Cette soif de complétude, nous la partageons tous ; seulement, en général, le cours de la vie nous conduit à mettre de l'eau dans notre vin. Rousseau ne le peut ou ne le veut. Dès son Discours sur les sciences et les arts il prend parti contre l'aimable sagesse du siècle et il finira par professer un "entier renoncement au monde"109. Rousseau n'est pas de ces accommodants théistes qu'il a rencontrés dans le milieu des philosophes. Il est resté, au fond, un calviniste (ou, disons, un augustinien) : se trouver sous le seul regard de soimême ou, ce qui revient au même, sous le seul regard de Dieu lui convient, cela le confirme dans son "tout ou rien" et fait de l'ancrage dans un monde social commun une valeur de deuxième ordre. Il y a là-dessus, comme on l'a souvent relevé, ce que Rousseau âgé dit de sa réforme et de sa solitude, de sa personnalité unique et de sa moralité supérieure. Mais il y a également - les Confessions en témoignent à plusieurs reprises - sa tendance à décourager la bienveillance que des personnes de son entourage lui manifestent et son étonnante propension à faire échouer leurs bienfaits. Les payer de sa gratitude représenterait pour Rousseau un tribut trop lourd. De même, il préfère bouder son succès d'écrivain (succès pourtant aussi vif que rapidement obtenu) plutôt que de reconnaître qu'il en doit la satisfaction à ses lecteurs. C'est pour la même raison que, sur les points que je viens de noter, sa conscience ne lui fait aucun reproche. Un passage célèbre d'Emile nous apprend comment Rousseau conçoit la conscience morale : c'est un "instinct divin", une "immortelle et céleste voix". (Il me semble que, plus modestement, notre "conscience morale" correspond plutôt au sentiment qu'il faut y mettre du sien pour que se maintienne tout ce qui permet une certaine coexistence, un état 109 Rêveries, troisième promenade, p. 61. 146 dont on bénéficie et auquel par conséquent on doit quelque chose). Rousseau reste fidèle à la conception chrétienne que Kant théorisera : la conscience morale est intérieure et transcendante ; du coup, celle-ci, paradoxalement, ne doit rien aux autres. Cette conscience qui, chez Rousseau, est animée en secret d'un désir narcissique d'absolu, il n'est donc pas étonnant qu'elle lui épargne les reproches que mériterait, précisément, son point aveugle. Aussi cette conscience, pour scrupuleuse qu'elle soit, ne lui permet-elle pas de soupçonner la triste vérité : que les persécutions qu'il subit - les imaginaires et les réelles - sont pour une part l'effet en retour de son propre désir de se débarrasser des autres. Que par conséquent ce n'est pas à tort qu'il éprouve un sentiment de culpabilité : il est réellement coupable. Non pas coupable de quelque méfait, mais coupable du désir auquel, malgré lui, il est en proie. On pourrait consacrer un livre entier à montrer, d'abord, comment les récits de Rousseau (Les confessions, Les rêveries, La nouvelle Héloïse) témoignent de la tension qui à la fois le stimule et l'oppresse ; ensuite, comment cette tension travaille ses oeuvres théoriques et comment Rousseau a tiré parti de celle-ci avec génie, tenaillé qu'il était par le désir de trouver une solution à l'insoluble et de concevoir comment on peut à la fois être tout à soi et dans une harmonie sans faille avec les autres (ne pas être dé-complété, ne pas être aliéné par les liens qui nous rattachent ou nous enchaînent à eux). Dans son effort de pensée, Rousseau à la fois suit sa pente et lui résiste. Il est vivement tenté par l'idéalisation d'un état originel (d'où ces formules auxquelles on a trop souvent réduit ses thèses : "L'homme naît bon, c'est la société qui le déprave", "l'homme est né libre et partout il est dans les fers"). Cependant, il en convient, 147 l'homme ne peut véritablement être tel et développer ses facultés que dans la compagnie de ses semblables110. La grande affaire pour Rousseau, c'est de concevoir comment, à rebours de l'état social actuel qui voue l'être humain à l'incomplétude, celui-ci a connu ou pourrait connaître un état de complétude, la coïncidence de soi et du Tout. Relier l'être humain à la complétude grâce à la pierre de touche d'un état originaire (suivi d'une chute), c'est poser la question : comment a-t-on pu en arriver au point où nous sommes? (Discours sur l'origine de l'inégalité). Le relier à la complétude par une théorie de l'éducation, c'est poser la question : à quelles conditions celle-ci peut-elle préserver "l'homme de la nature"? (Émile). Le relier à la complétude par une théorie politique : comment dé-naturer l'homme de telle manière qu'il s'identifie au tout du corps politique sans pour autant être assujetti à quiconque? (Du contrat social). Rousseau a beau faire son possible pour prendre ses semblables comme ils sont, il n'y parvient pas (sur ce point, à vrai dire, il est difficile de lui jeter la pierre) : il les aime, mais à condition qu'ils soient imaginaires (c'est le cas de Julie, l'héroïne de La nouvelle Héloïse, ou des vertueux et frugaux habitants du Valais, qu'il ne connaît que de loin et qu'il idéalise). Aimer à distance, aimer par représentation interposée111, tout en croyant aimer pour de bon : c'est l'une des illusions qu'entretiennent les bons sentiments, et qui nous console un peu des discordances triviales auxquelles nous expose la vie quotidienne (par exemple dans l'expérience des Voir notamment, dans le Contrat social (livre I), le chapitre VIII qui célèbre le passage de l'état de nature à l'état social. 111 Voir l'étude de L. Boltanski sur la compassion médiatique, La souffrance à distance, Métailié, 1993. 110 148 relations de travail, de la vie conjugale ou de réunions de copropriétaires). La niaiserie, somme toute, s'alimente à deux sources. L'une constitue une tentation permanente : c'est le besoin d'idéaliser, de meubler son paysage mental de vues flatteuses et réconfortantes, tout en concentrant le mal en une zone du monde circonscrite, extérieure et éloignée de soi. L'autre source est apportée par une conception spécifique de l'être humain, conception fondée sur la convictionque celui-ci doit pouvoir s'accomplir de manière pleine et entière, c'est-à-dire sur la base d'une solution et non pas seulement grâce à des aménagements. C'est pourquoi il vaut la peine de se demander ce qui empêche Rousseau (ou ce qui nous empêche) de concevoir qu'un aménagement soit préférable à une solution. Pour que Rousseau lève cet empêchement, il lui aurait fallu reconnaître l'ambivalence de son propre fonds d'infinitude ; admettre, par conséquent, que la complétude a ses mauvais côtés côtés, ne pas idéaliser son exigence de tout ou rien ; et ainsi, se reconnaître le droit d'éprouver des mauvais sentiments (sentiments et désirs qui ne sont d'ailleurs pas plus mauvais chez lui qu'en chacun de nous). On n'a évidemment pas attendu Rousseau pour rejeter le mal à l'extérieur de soi et s'adonner au puritanisme des bons sentiments. Mais Rousseau peut cependant être considéré comme l'un des saints patrons de la niaiserie actuelle (même si la palme aurait plutôt dû revenir à d'autres avant lui, Hutcheson par exemple112). Cette niaiserie présente chez Rousseau certains traits particuliers (par exemple celui qui consiste à appeler Mme de Warens "Maman", ou sa propension à se considérer comme une victime). Mais ces Voir Ch. Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identiy, Cambridge University Press, 1992, p. 261. 112 149 singularités se sont conjuguées, chez lui, avec l'esprit du temps qui exemptait l'homme de la source intérieure de la méchanceté et reportait celle-ci sur le monde extérieur (ce qui a notamment eu pour effet, précisément, de promouvoir sur une large échelle le statut valeureux de victime absolue donc idéalement bonne, statut jusque là réservé au Juste crucifé). L'adoption de cette vision du monde par les esprits éclairés est sans doute inséparable du mouvement de laïcisation de la pensée et du progrès des connaissances positives. Mais en même temps, elle marquait une étape décisive dans ce qu'on pourrait appeler le processus d'édulcoration de l'infini. Ce processus avait franchi un pas important avec le développement du monothéisme et d'une métaphysique rationnelle, un développement qui reléguait dans le domaine de la fiction l'idée que le monde, pour devenir habitable, devait s'arracher au chaos et en tirer parti - un chaos qui offrait un fonds illimité de ressources, mais aussi que son illimitation même rendait destructeur. Avec la pensée des Lumières, ce n'est plus seulement la source originelle de l'être humain qui, en la personne du Dieu unique, se trouve réduit à un infini bénin : c'est aussi le mauvais infini intérieur dont, désormais, nous sommes délivrés. Grâce à la conception utilitaire et rationnelle de l'homo economicus, l'individu renonce à l'infinitude de l'amour propre pour se limiter au service de ses intérêts. Et grâce à un christianisme laïcisé (par Rousseau et Kant notamment), il conserve malgré tout un lien à l'infini, sous la forme édulcorée mais hautement recommandable de sa conscience morale. D'un côté il s'agit d'accepter raisonnablement une réduction de l'image que l'on se fait de soi (avoir un horizon borné par le gain et la réussite sociale). De l'autre, il faut bien conserver un moyen d'échapper à sa propre 150 médiocrité et de s'idéaliser Retrouver les grandeurs de l'héroïsme viril constitue une tentation, mais l'occasion d'y céder reste liée à des situations d'exception (celle du combattant de la race des vainqueurs, ou bien celle du résistant, du militant révolutionnaire). Reste donc à portée de main, dans la vie ordinaire qui est la nôtre, cette forme d'idéalisation de soi qu'est le puritanisme des bons sentiments (brandir le discours du bien, sympathiser avec les victimes, être consterné par la méchanceté des autre). Adhérer à cette représentation épurée de soi qu'offre aujourd'hui le sujet rationnel (le sujet de la connaissance), revient à prolonger un vieux dualisme qui a pris de nouvelles formes. Ainsi, puisque les récits de fiction puisent leur énergie dans un fonds non dualiste, la pensée rationnelle s'installe-t-elle dans un régime qui est en contradiction avec le leur. Mais une contradiction qui demeure invisible, donc impensable, tant que qu'idées et récits sont regardés comme deux registres hétérogènes qui n'ont aucune commune mesure. Une telle séparation, si elle n'a pas empêché la raison (sous les espèces de la philosophie romantique allemande) de prétendre récupérer le mythe, l'a obligé à le méconnaître. Rien ne suggère mieux la profondeur du malentendu que cette phrase de Friedrich Schlegel: "La beauté suprême, oui, l'ordre suprême ne sont jamais que ceux du chaos, c'est-à-dire d'un chaos qui n'attend que la touche de l'amour pour se déployer en un monde de l'harmonie, d'un chaos tel que l'étaient la mythologie et la poésie ancienne."113 F. Schlegel, Discours sur la mythologie; cité par Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L'absolu littéraire, Seuil, 1978, p. 312. Voir également J.-M. Schaeffer, La naissance de la littérature. La théorie esthétique du romantisme allemand, Presses de l'École Normale Supérieure, 1983. 113 151 Le muthos des anciens Grecs et d'autres civilisations polythéistes ne présente certainement pas l'harmonie comme étant en continuité avec le chaos (c'est au contraire l'esprit prométhéen moderne qui s'est plu à imaginer que l'harmonie pouvait sortir du chaos). Dans la logique d'un récit polythéiste comme comme la Théogonie d'Hésiode, par exemple, il est vrai que ce qui est constructif tire parti de ce qui est destructif, mais ceci à un prix très élevé : au prix de divisions et de mises à distance, c'est-à-dire au prix d'une perte de complétude . La conception romantique de la mythologie s'applique à des mythes idéalisés ; elle méconnaît la logique interne des mythes qu'elle prétend faire revivre ; elle méconnaît également ces récits puissants - comme Frankenstein - que le romantisme lui-même nous a donnés. La complétude idéale, idyllique n'est dans les récits qu'une illimitation limitée, car, contrairement à la pensée, le récit, lui, n'oublie pas qu'au-delà de la complétude idyllique, il y a toujours le mauvais infini. On pourrait le montrer même à propos d'une histoire aussi bien-pensante que Paul et Virginie : au tableau des bons sentiments, Bernardin de SaintPierre a su adjoindre, pour retenir les lecteurs, celui d'un naufrage, celui d'un irréparable désastre ; car sans la puissance destructrice de l'océan, l'idylle édénique des jeunes amants n'aurait pu atteindre l'intensité que seule apporte une illimitation sans bornes. De même, le lecteur du Prométhée de Shelley a beau croire que c'est un idéal de justice qui suscite son adhésion, il n'en jouit pas moins, même si c'est confusément, d'un personnage dont l'affirmation de soi ne reconnaît aucune limite. 152 8 Complétude idyllique, complétude violente : l'ambigüité du désir de réparation Pour secouer la torpeur des bons sentiments dans laquelle baigne la pensée actuelle, il convient de remonter à la tension fondamentale et insoluble qu'ils nous aident à oublier. Dans ce chapitre, j'aimerais montrer : - comment le désir que nous avons d'échapper à cette tension oriente nos rêves et nos comportements dans deux directions, celle de la "complétude douce" (concorde, idylle et paradis), et celle de la "complétude violente" (être un dans la destruction) ; - comment ces deux orientations tendent à se mêler et se confondre en nous. En se peignant comme la victime de persécutions injustes, Rousseau se présente comme bon et digne de compassion. Dans le chapitre intitulé "Pitié pour le monstre", nous avions vu celui-ci adopter la même argumentation, la même posture que Rousseau. Et il était apparu que le monstre, tout en inspirant au lecteur un sentiment de pitié, lui offrait aussi la jouissance d'une figure de toute-puissance. Cependant, à la différence de Rousseau, le monstre, lorsqu'il fait le récit de sa vie, ne perd pas tout à fait de vue les sentiments destructeurs auxquels il est en proie. Dans le tableau qu'elle trace de l'idyllique et édifiante petite société observée jour après jour par le monstre, Mary Shelley paraît s'engager dans la voie des bons sentiments déjà tracée parLa nouvelle Héloïse (elle put contempler avec Shelley et Byron, durant leur fameux séjour en Suisse, les paysages évoqués par Rousseau dans son roman). Elle 153 invite ainsi le lecteur à partager les plaisirs de la complétude douce des plaisirs avec lesquels la poésie pastorale avait bercé des générations de lecteurs avant elle. Mais elle a lu Milton (qui résida lui aussi sur les bord du lac Léman, dans la villa même où Byron logea et eut maintes conversations avec les Shelley), et elle a fait lire Milton au monstre. La complétude douce ne lui a pas fait oublier le goût combien plus fort d'une complétude violente et exclusive. "Maintes fois, dit le monstre, je fus tenté de considérer Satan comme personnifiant plus exactement ma condition ; comme lui, je ressentais l'âpre morsure de l'envie, ce qui se produisait parfois lorsque je contemplais la félicité dont jouissaient mes protecteurs." Victor Frankenstein, envieux quant à lui du pouvoir créateur de Dieu, se compare également à Satan : "Comme l'archange qui aspirait à la toute-puissance, je suis plongé dans les flammes d'un éternel enfer." Milton montrait déjà Satan épiant Adam et Eve. Le couple auroral présente un tableau idéal et fleuri qui doit davantage à la tradition pastorale qu'à l'austérité biblique. Aussi Satan est-il presque séduit par le couple charmant ("Je pourrais les aimer"), et Eve, telle "une belle vierge au pas de nymphe", le désarme. "Toutefois d'un oeil méchant et jaloux il les regarde de côté et se plaint ainsi à lui-même : «Vue odieuse, spectacle torturant! ainsi ces deux êtres emparadisés dans les bras l'un de l'autre, se formant un plus heureux Eden, possèderont leur pleine mesure de bonheur sur bonheur, tandis que moi je suis jeté à l'Enfer où ne sont ni joie ni amour, mais où brûle un violent désir.»" Ce désir qui consume le coeur de l'envieux (mais dont en même temps il se nourrit) est désir, non pas de goûter le plaisir, "mais de détruire tout plaisir excepté celui qu'on éprouve à détruire."("All pleasure to destroy, save what is in destroying, other joy")114. 114 Le Paradis perdu, IV, vers 363, 502-509et IX, v. 453 et 476-477. 154 On répète toujours, à propos de Milton, le fameux jugement formulé par William Blake dans The marriage of Heaven and Hell : "Milton était du parti de Satan sans le savoir" ; on tend ainsi à faire du poète un annonciateur de l'esprit moderne de révolte. Le progressisme politique de Milton justifie sans doute cette interprétation. Toutefois, celle-ci ne doit pas nous faire oublier le profond augustinisme que Milton partageait avec bien d'autres esprits de son temps, humanistes puritains ou jansénistes. Outre La Cité de Dieu (dont le livre XXII lui avait fourni le sujet de Paradise lost), Milton connaissait certainement les frappantes descriptions du désir envieux que Saint Augustin propose au début des Confessions. Augustin s'imagine bébé, convoitant le sein avec une avidité mauvaise. "J'ai vu et observé, ajoute-t-il, un petit enfant jaloux : il ne parlait pas encore et il regardait, tout pâle et l'oeil mauvais, son frère de lait." Augustin souligne également l'impuissance du nourrisson qu'il fut : lorsque les adultes qui l'entouraient ne se faisaient pas les esclaves de mes volontés inexprimées, écrit-il,"j'étais furieux ... et je me vengeais d'elles par des larmes"115. Augustin avait compris ce que, avec la pensée des Lumières, nous avons oublié : qu'il n'est pas nécessaire qu'un autre nous ait lésé pour que nous désirions obtenir de lui réparation : l'écart vertigineux entre la conscience que nous avons de nous-mêmes et la place limitée que nous occupons parmi les autres suffit à nous les faire haïr. De ce point de vue, le Satan de Milton déploie, radicalise et même, pour ainsi dire, théorise la vision augustinienne de la mauvaiseté humaine. Satan, de manière explicite et déterminée, s'est voué à la complétude désastreuse du mauvais infini, rejetant du même coup la coexistence idéalisée qu'est la complétude douce. 115 Les confessions, Garnier-Flammarion, 1987, p. 22 et 20. 155 His trust was with the Eternal to be deemed Equal in strength, and rather than be less Cared not to be at all ; with that care lost Went all his fear : of God, or hell, or worse. "Sa prétention est d'être réputé égal en force à l'Eternel, et plutôt que d'être moins, il ne se souciait pas du tout d'exister : délivré de ce soin d'être, il était délivré de toute crainte. De Dieu, de l'Enfer, ou de pire que l'Enfer."116 Comme le dit très justement René Girard (à propos, il est vrai, du personnage principal de L'étranger de Camus), "fonder toute l'existence sur ce néant qu'on porte en soi c'est transformer l'impuissance en toute-puissance, c'est élargir l'île déserte du Robinson intérieur aux dimensions de l'infini".117 Effectivement, Satan se meut dans un royaume infini. Le voici, par exemple, contemplant "les secrets du vieil Abîme : sombre et illimité océan, sans borne, sans dimension, où la longueur, la largeur, et la profondeur, le temps et l'espace sont perdus, où la nuit aînée et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres et se soutiennent par la confusion". Satan, dit Milton porte en lui l'Enfer; mais le poète ne confond jamais Enfer et Chaos. L'enfer intérieur de Satan n'est que la conséquence de son identification au Chaos. Seule est à sa mesure la sublimité destructrice de "l'incommensurable Abîme, orageux comme une mer, sombre, dévasté, sauvage, bouleversé jusqu'au fond par des vents furieux, enflant des vagues comme des montagnes, pour assiéger la hauteur du ciel et confondre le centre avec le pôle."118 Le chaos est l'espace du poème, c'est lui qui donne au personnage de Satan toute son envergure. La tradition chrétienne, à II, vers 46-49. Mensonge romantique et vérité romanesque, Le Livre de Poche, 1982, p. 307. 118 II, vers 891-897 et VII, 211-215. 116 117 156 elle seule, n'aurait pas suffi à Milton pour forger cet extraordinaire personnage : il a fallu qu'il s'inspire aussi du paganisme - des Titans et du Chaos que dépeint la Théogonie d'Hésiode. Du coup, Milton frôle l'hérésie : le Dieu du Paradis perdu n'a pas créé le monde ex nihilo mais à partir du Chaos. Lorsque Milton écrit que "le monde s'élevant des eaux ténébreuses et profondes" est une "conquête faite sur l'infini vide et sans forme", on pourrait croire qu'il pense à la notion d'un espace infini dont, peut-être, il s'était entretenu avec Galilée lorsqu'il lui rendit visite dans sa prison à Fiesole119. Mais lorsque le poète évoque "la nuit incréée", lorsqu'il écrit qu'à la première parole proférée par Dieu, "la masse informe, moule matériel de ce monde, se réunit en monceau : la Confusion entendit sa voix, le farouche Tumulte se soumit à des règles, le vaste Infini demeura limité", lorsqu'il affirme qu'"alors que ce Monde n'était pas encore, le Chaos informe régnait"120, il devient clair que Milton écarte le dogme chrétien d'un Dieu créant le monde à partir de rien (de rien d'autre que Lui) au profit de la conception païenne d'un chaos incréé préexistant au monde différencié (conception d'ailleurs quasiment universelle). Grâce à cette vision peu orthodoxe, Milton peut faire de Satan bien davantage qu'un agent malfaisant dont les pouvoirs restent contrôlés par un Dieu qui est seul à être véritablement infini: il peut déployer dans son Satan tout un versant de la subjectivité humaine. Satan est une personne comme nous et comme nous en proie à l'infinitude. Une personne dont l'espace intérieur dépasse les dimensions de l'Etre pour rejoindre celles du Non-être, de la toute-puissance du Chaos (le Non-être, en un sens, III vers 10-11. Voir A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, Idées, 1973. 120 II, 149, III, 710-712, V, 577-578. 119 157 est plus que l'Etre puisque tout ce qui est existe au prix de différences et de limites tandis que le Néant est illimité). Ainsi, le vaste poème de Milton place-t-il au coeur de l'âme humaine ce puits vertigineux dont Satan se fait l'emblème et le miroir. Milton déploie sous nos yeux le mauvais infini, il se refuse à dire que celui-ci n'est rien et que seul existe, en fin de compte, le bon infini. Cela ne veut pas dire qu'il était du parti de Satan, mais plutôt qu'il n'était pas du parti des philosophes (puisque ceux-ci s'en tiennent à des formes plus bénignes du désir de complétude). La philosophie, au siècle de Milton, met en oeuvre une forme de rivalité avec le Créateur, mais une rivalité licite : l'enjeu n'est pas d'exister à Sa place, mais seulement de connaître en se mettant à Sa place. Grâce à la Raison que l'être humain partage avec Dieu, il est possible au philosophe de penser ce que Dieu a pensé en créant le monde. Ainsi, lorsque Leibniz, afin de prouver qu'il ne pouvait y avoir de vide dans l'univers, prenait appui sur les pensées que le Créateur, d'après lui, avait nécessairement eues, même ses adversaires le prenaient au sérieux et continuaient de discuter avec lui. La grande supériorité de Milton sur les philosophes qui ont fait des systèmes, c'est de n'avoir pas édulcoré le désir de plus-être en le restreignant à celui d'un Savoir global. Pour son Satan, être est tout autre chose que connaître ; c'est pourquoi la certitude d'exister, la fondation de soi, Satan ne saurait les trouver dans le cogito. Descartes, à sa manière, rivalise avec ce mirage, avec ce reflet superlatif de lui-même qu'il nomme Dieu. En un sens, le cogito lui permet de remporter la victoire, et en un autre sens il apaise au contraire cette rivalité. La certitude de penser entraine avec elle la certitude d'avoir conscience de soi ; et Descartes semble tenir pour acquis que le fait d'être conscient de soi équivaut au fait d'être, 158 comme il dit, une substance, c'est-à-dire un substrat stable, quelque chose qui est - identification abusive dont G. Agamben a souligné à juste titre l'importance121. Grâce à cette équivalence, la "substance pensante" s'approprie un pouvoir d'être par soi-même qui est un attribut de Dieu (attribut qui s'ajoute à l'âme immortelle dont le christianisme l'avait déjà dotée ou qui en prend le relais). Mais en même temps, comme le fait d'exister en tant que sujet pensant (sujet de la connaissance) permet au sujet de jouir de sa complétude sur la base de l'idée d'infini et que cette idée a sa source en Dieu, il y a place pour deux. Dans le cas du personnage de Milton, cette harmonie entre illimitation et coexistence n'est pas viable. Qu'il y ait quelque chose d'infini dans le fait d'avoir conscience de soi n'apaise pas Satan (de ce point de vue, il ressemble davantage à chacun de nous que le sujet cartésien). Satan, lui, ne confond pas conscience et substance : il est bien plutôt conscience d'inexister. Pour lui, penser l'infini n'est pas être infini et l'idée du tout n'est pas le tout. L'attribut divin que Satan désire s'approprier n'est donc pas l'omniscience, c'est l'existence elle-même. Mais, comme Milton le dit par l'intermédiaire d'Adam, la perfection de l'être-tout, de l'être-un est inaccessible aux humains qui, inévitablement, sont multiples. Pas de solution, donc, sinon de s'autodétruire en régnant sur l'illimitation de son propre néant : "Better to reign in Hell than serve in Heaven!" Quel que soit le bonheur qu'un être humain puisse apporter à un autre, et si enviable que soit la complétude douce d'Adam et Eve "imparadised in one another's arms", l'existence idyllique n'est jamais totale puisqu'elle présuppose un partage et une acceptation de Voir Enfance et histoire. Dépérissement de l'expérience et origine de l'histoire, Payot, 1989, p. 31. 121 159 l'altérité : chacun est redevable à l'autre, et tous deux sont redevables au milieu environnant dans lequel et grâce auquel ils vivent. Le personnage de Satan nous rappelle que le sous-sol de l'âme humaine, hanté par le refus radical de l'altérité, n'est pas disposé à se contenter du bonheur. Pour échapper aux contraintes, à l'usure et aux souffrances de la vie quotidienne, nous rêvons du bien, mais aussi du mal qui nous en délivreraient. D'un paradis, mais aussi d'une destruction. Et ces deux rêves, en se mêlant, nous rendent prisonniers de leur confusion. Ces indications paraissent peut-être abstraites au yeux du lecteur. Je vais les illustrer par l'exemple de quelques faits humains dans lesquels se mêlent confusément le désir d'échapper à l'infinitude (afin de retrouver la paix et la concorde) et de s'y abandonner (pour jouir de l'illimitation). Au début de cet essai, j'ai donné un exemple de ces terreurs irraisonnées auxquelles les enfants sont sujets, oscillants, comme entre jour et nuit, du monde limité et rassurant qu'ils partagent avec les autres à une confrontation solitaire et dévoratrice avec la toutepuissance. Chez la plupart d'entre nous, à mesure que nous passons de l'enfance à l'âge adulte, l'expérience de la terreur se mue progressivement en un sentiment, généralement passager lui aussi, de vide déprimant (le trait d'union entre ces deux types d'expérience étant constitué par l'angoisse). L'alcool ou d'autres drogues sont presque universellement utilisés pour soulager l'angoisse et colmater le vide. Avec les premiers verres, un nuage, un liant, un flou bienfaisant se développent. En même temps s'assouplissent ce que les relations avec les autres ont d'anguleux et de distant. C'est la paix, voire l'euphorie où s'estompent le pesant face à face avec soi-même aussi bien que le côté laborieux et 160 contraignant du commerce avec les autres. Un plein à la place du vide, un bain océanique au lieu du terrain aride où se heurtent des roches erratiques. Et puis, à mesure que l'on boit plus et plus souvent, l'enfer perce sous l'éden122. Soit que les autres perdent presque toute existence et que l'on patauge solitairement dans ce qui est devenu un marécage (un peu comme le consul d'Au-dessous du volcan). Soit que le sentiment d'être sans entraves, joint à l'affirmation d'une virilité autrement incertaine ou humiliée, offre une issue aux rancoeurs accumulées. Alors, à la place du soulagement qu'apporte le bien-être avec les autres, on se soulage en s'en prenant à eux et en les agressant. L'alcool, avec les heures de la nuit, est propice aux scènes de ménage. Celles-ci, comme nous l'avons vu à propos de la confrontation de Victor Frankenstein avec sa créature sur le MontBlanc, témoigne du même mélange de désirs opposés. Une quête de soulagement qui oscille entre le rêve fusionnel et le désir de meurtre. Accablé de détresse et d'angoisse, on exige de l'autre, au nom de l'amour, au nom de ce qu'il nous doit, un remède qui soit à la mesure du vertigineux déficit d'existence auquel on se sent en proie. L'autre est à la fois celui qu'on appelle à l'aide et celui qu'avec rage on rend responsable de sa propre détresse. Cet autre, angoissé à son tour par le poids de la demande, se sentant agressé et impuissant, est tenté de se murer ou de se venger. Mais, de même qu'il est des manières de boire qui se marient à la sociabilité, il y a également des manières socialement acceptables de se payer sur les autres des tourments dont nous assaille l'écart entre l'infinitude et notre trop peu d'être. La guerre, évidemment, et d'autres formes de lutte ou de concurrence. En nouant des liens 122Voir Giulia Sissa, le plaisir et le mal. Philosophie de la drogue, Odile Jacob, 1997. 161 entre ceux qui combattent côte à côte, la lutte ou la guerre tisse pour chacun un champ d'expansion de soi qui dépasse de beaucoup celui que procure l'état de paix : à la première source d'expansion de soi que le combattant trouve dans la solidarité qui l'unit à ses camarades s'en ajoute une seconde dans le fait de détruire les limites que les autres - les adversaires cette fois - opposent à l'expansion de son être. Ici, on rejoint la question plus générale du "nous" et du "eux" deux groupes qu'oppose une haine de classe, une haine raciale, religieuse, ou toute autre forme de clivage. Une telle haine peut paraître tout à fait déplorable, et l'observateur extérieur s'étonne souvent que les deux groupes dépensent tant d'énergie dans des comportements qui leur rendent la vie difficile et vont à l'encontre de leur intérêt bien compris. Cependant, comme j'ai essayé de le montrer, dès lors qu'on ne conçoit pas les enjeux relationnels en termes d'intérêt mais en termes de sentiment d'exister, on voit que haïr produit un plus-être immédiat auquel il est difficile de renoncer. Ce qui est profitable pour les membres du "nous", ce n'est pas d'être approuvé par "eux", c'est de s'approuver les uns les autres. Déprécier le "eux" confirme aux membres du "nous" la valeur des traits qui les rapprochent et qui leur permettent de se valoriser mutuellement. Le "eux", bien entendu, paie les frais de l'opération (ce dont il se rembourse en haïssant à son tour le "nous"). Mais la désapprobation ou la haine en provenance du "eux" n'est pas en mesure de détériorer le sentiment d'exister du "nous" précisément parce que le "eux", par définition, ne fait pas partie du "nous". Il est également compréhensible que les admonestations n'aient guère de prise sur ce "nous" : le discours moral étant émis par une autorité tierce, cette autorité est souvent perçue par le 162 "nous" comme étant un "eux". Lorsque de telles conditions sont réunies, le "nous" ne peut que perséverer dans son mode d'être, et seul un changement dans la composition des rapports de force peut lui éviter de poursuivre le désastre. L'exercice du pouvoir constitue une autre forme de compromis entre l'idéal de coexistence et celui d'une affirmation maximale de soi. La personne dont d'autres dépendent tire de ceux-ci le plus-être qu'un amant ne reçoit pas nécessairement de la personne qu'il aime, ni le combattant de son adversaire ; celui qui exerce un pouvoir reconnu échappe en effet aux risques de la violence physique ainsi qu'aux mortifications de l'amour non-partagé. En outre, lorsqu'on a le pouvoir, on peut se venger. Tirer réparation de ceux qui nous ont fait du tort constitue, certes, une jouissance. Mais se venger de ceux qui ne nous ont rien fait apporte une réparation suprême car dégagée de toute loi, même de la loi du talion : c'est le rêve souverain de celui qui s'imagine en "maître du monde". Nietzsche l'avait compris - ou plutôt il l'avait presque compris. Car à opposer, comme il le fait dans La Généalogie de la morale123, les esclaves qui sont animés par le ressentiment et, au-dessus d'eux, indifférents à eux, les hommes nobles qui tirent de leur seul moi l'idée de ce qui est bon et déploient leur volonté de puissance comme de grands félins innocents, Nietzsche projette sur la réalité son désir d'échapper à l'interdépendance. S'il était vrai que le pouvoir comptait véritablement pour rien ceux qu'il écrase, il jouirait aussi bien de lui-même en n'écrasant personne - ce qui ne s'est jamais vu. Ignorer quelqu'un est encore une manière de jouir de lui ; c'est donc avoir besoin de lui, même si celui qui ignore se plaît à croire que son attitude est l'effet d'une souveraine indépendance. Et le sentiment 123 Voir en particulier la première dissertation, § 10, 11 et 16. 163 de la valeur de soi, pour superlatif qu'il se veuille, ne saurait se déployer que sur le fond d'une comparaison. La pure volonté de puissance - c'est-à-dire une expansion de soi libérée du désir d'exister dans l'esprit des autres - n'existe pas. On n'échappe pas au désir de se sentir valeureux, et ce qui définit une valeur quelle qu'elle soit, c'est qu'on n'est pas seul à l'apprécier. Vincent Descombes relève la difficulté dans l'ouvrage que Deleuze a consacré à Nietzsche : pour se sentir d'une valeur incomparable, il faut se comparer, donc n'être pas incomparable124. Autre exemple, à plus modeste échelle, de comportements qui participent de la même logique (qui n'est pas, je le répète, une logique de pensée mais une logique d'existence, une "économie" d'existence) : les discussions politiques (entre amis, collègues ou personnes apparentées). Ce type d'échange, on le sait, tourne facilement à la mêlée confuse, ou bien - lorsqu'un mâle est particulièrement désireux d'affirmer sa prééminence - au monologue véhément. Pour celui qui se lance dans une tirade politique, les enjeux, conscients ou non, de ses paroles ne sont jamais seulement de nature politique. Parler de problèmes politiques, c'est parler de ce qui, massivement, ne va pas, d'un mal ou d'un remède essentiels. Dans "la faute à qui", "la faute à quoi", il est ainsi obscurément question de soi et de ses relations avec les autres. Mais en même temps, parler politique répond au désir de se montrer pertinent, de se montrer à ses interlocuteurs en position de maîtriser du regard la marche générale de la société125. La globalité de cet horizon et l'ampleur des problèmes évoqués tendent à réveiller des 124V. Descombes, Le même et l'autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Minuit, 1979, p. 193. 125 Pour la visée de pertinence qui sous-tend toute parole, je me permets de renvoyer à mon livre, La parole intermédiaire, Seuil, 1978, "L'énonciation comme rapport à la complétude", p. 101-112. 164 désirs de toute-puissance infantile ; ceux-ci se mêlent à des blessures d'amour-propre non cicatrisées : double courant sous-jacent qui entre alors en résonance avec le contenu explicite de la discussion et, insensiblement, la parasite. On veut que les choses aillent mieux. Misères, désordres, égoïsmes, imprévoyance, injustice, le genre humain en proie à toutes sortes de discordes et de discordances. On voudrait que ça s'arrange, que ça s'arrête, on voudrait une solution, la paix, l'harmonie enfin. Mais la discorde c'est les autres - la pluralité des personnes, des groupes, des manières d'être, des intérêts, des classes, des nations. On se heurte donc aux autres comme au mur de sa propre impuissance. Du coup, la recherche d'un ordre bienfaisant, d'un remède d'intérêt général en vient à se confondre avec le refus de l'altérité, avec le désir de l'éliminer. Et dans l'acte même de parler, on s'affirme et l'on occupe, le temps d'un discours, le trône des puissants de la terre. On balaie du regard un théâtre immense dans lequel les interlocuteurs en sont réduits au rôle de spectateurs muets et inexistants. Cette illimitation, lorsque s'y ajoute un excès d'alcool ou une humeur dépressive, a vite fait de se retourner contre celui qui s'en grise. Il s'est chargé des maux du pays, des malheurs du monde et ceux-ci pèsent trop lourd, rien n'en viendra à bout. Le voici entrainé, accablé par un courant de désastres dans lequel, à cause des bons sentiments dont il se prévaut, il ne sait pas reconnaître, projetée dans le monde extérieur, l'infinitude délétère qui est la sienne. La lecture du journal nous engage parfois sur une pente analogue. "Décidément, les choses vont de plus en plus mal". Nous le déplorons. Mais en même temps, puisque ce qui va mal tend vers l'infini alors que ce qui va bien ne tend qu'à la médiocrité, nous 165 sommes malgré nous aspirés par des vues catastrophiques et jouissons à notre insu de ce qui entretient nos idées noires. Plus quotidiennement encore, il y a ces paroles qui s'échangent continuellement dans des milliers de cafétérias et de restaurants d'entreprise à travers le monde. Ca ne marche pas comme il faut, c'est irritant, c'est lassant ; les autres (ceux qui sont plus hauts placés dans la hiérarchie, ceux qui sont plus bas, ceux qui appartiennent à l'autre service) ne font pas ce qu'ils devraient faire. Pour nous dédommager du défaut d'harmonie qui limite l'expansion de notre être, nous nous offrons le plaisir de nous sentir supérieurs à ceux que nous critiquons ; et nous alimentons ainsi la discorde dont nous nous plaignons. L'ambivalence (recherche du qui bien sous-tend général, les discussions jouissance d'un politiques discours de domination), on la retrouve aussi bien dans le domaine de la religion. Arrêtons-nous un instant sur un exemple : le sacrifice humain que pratiquaient les Aztèques. La marche du monde consomme de l'énergie et, aux yeux des Aztèques, le rayonnement du soleil offrait le meilleur témoignage de cette dépense cosmique. La prise en considération du monde dans sa totalité, le décompte du temps dans ses plus grands cycles débouche ainsi sur des perspectives de chaos. Si le cours ordonné du monde, une fois arrivé au temps mort qui marque la fin d'un cycle, ne parvenait plus à s'en dégager pour prendre un nouveau départ! Si le soleil, mangé par une éclipse, s'éteignait! Si à la faveur des ténèbres, les revenants envahissaient les cités pour en dévorer les habitants! Il importe donc de renouveler l'énergie du soleil qui règne sur cette économie désastreuse et il faut pour cela lui donner l'aliment le plus riche et le 166 plus fort, le sang de guerriers capturés au combat126. Dans la passionnante étude qu'il a consacré au sacrifice aztèque, Christian Duverger présente l'idée d'un possible épuisement de l'énergie cosmique comme une intuition de ce qu'aujourd'hui nous appelons entropie. Dès lors qu'il prend cette hypothèse comme fil conducteur, il lui paraît "curieux" que chez les Aztèques l'entropie "s'exprime largement par la fonction orale : le soleil doit manger les sacrifiés pour se nourrir", et que ses emblèmes soient l'aigle et le jaguar, les deux plus grands prédateurs du Mexique127. Il présente également comme un paradoxe le fait que le sacrifice humain, dont le principe est justifié par la nécessité économique d'entretenir l'énergie du soleil, "induit en pratique une prodigieuse consumation de richesse"; "le sacrifice, constate-t-il, est un gouffre" (captifs sacrifiés sans compter au cours de festivités dignes des superproductions hollywoodiennes, guerres de conquête de plus en plus lointaines pour faire converger de nouvelles ressources vers des monuments sacrificiels de plus en plus grandioses)128. Dans ces notations, l'interprétation du sacrifice aztèque se heurte à un obstacle lié, me semble-t-il, à l'usage que fait l'auteur de la notion d'économie. L'économie telle que la conçoit Christian Duverger - un peu comme l'"économie générale" dont Bataille a formulé les principes dans La part maudite - s'applique à un ensemble de faits beaucoup plus vaste que l'économie d'Adam Smith, de Marx ou de Keynes. Et à ce titre, la description d'une économie dans laquelle entrent en jeu non seulement la gestion des biens matériels, mais aussi celle du pouvoir exercé sur les Voir J. Soustelle, La pensée cosmologique des anciens mexicains, Hermann, 1940, et Chr. Duverger, La fleur létale. Economie du sacrifice aztèque, Seuil, 1979. 127 P. 50-51. C'est l'auteur qui souligne. 128 P. 217-224. 126 167 populations aztèques et celles qui les entouraient, sans oublier l'articulation de l'énergie sociale à celle de l'univers, une telle description présente un grand intérêt. Elle est en outre plus précise les spéculations de Bataille, pa ailleurs si suggestives. Reste que, pour dépasser les présupposés que l'économie classique nous a léguée, il ne suffit pas d'en élargir le champ à des pratiques nonmarchandes et non-utilitaristes, ni d'en inverser les principes (en passant du profit à la dépense, par exemple). Il faut également déconstruire la conception de l'être humain que les sciences économiques ont tenue pour évidente et universelle. C'est dans cette perspective que j'aimerais souligner ici l'incidence du mauvais infini. Si les Aztèques ont vu dans le soleil un dévorateur insatiable exerçant sur eux un chantage sans fin, ce n'est certainement pas seulement à cause de leur intuition de l'usure des choses. C'est aussi parce que, tout simplement, cette idée leur plaisait. Et à cet égard, ils sont comme la plupart des autres sociétés qui aiment se raconter des histoires dans lesquelles des êtres humains se trouvent aux prises avec ogre, vampire, ghoul, cyclope, loup, panthère, tigre ou autre mangeur d'hommes. Seulement, dans les contes d'ogre, il s'agit généralement d'échapper à la demande vorace et non d'y répondre. Le Petit Poucet, comme tant d'autres personnages de contes d'Europe, d'Afrique ou d'Asie, prend appui sur un autre règne que celui de l'ogre, il utilise des ressources liées non pas à l'illimitation mais au contraire à la délimitation, au jeu des différences et des repères, à l'usage du langage, à l'espace socialisé. L'histoire d'ogre que se racontaient les Aztèques et dont le pouvoir central de Mexico organisait la mise en scène faisait une part plus large à l'infinitude. Les Aztèques voyaient bien la nécessité de limiter la menace 168 destructrice du mauvais infini afin que se maintienne un monde différencié et habitable. Mais en même temps ils ne pouvaient renoncer à la séduction qu'exerçait sur eux l'image d'une puissance qui absorbe tout. En se plaçant sous la menace d'un dévorateur qu'il n'était possible d'apaiser qu'en cédant à sa voracité, ils associaient la lutte contre le chaos à la jouissance de s'y plonger. Ainsi, tout en contribuant à l'ordre du monde, ils imitaient le prédateur dont ils cherchaient à se protéger ; comme lui, ils faisaient des hécatombes de gibier humain et s'adonnaient à l'anthropophagie. Un compromis comparable sous-tend un type de sacrifice humain en apparence très différent, celui que pratiquaient encore les "Thugs" dans l'Inde du XIXe siècle129. Notre rationalisme nous pousserait à considérer les Thugs comme une simple confrérie de voleurs. Mais en réalité, il était aussi important pour eux de tuer que de voler, et c'était toujours la même méthode qu'ils utilisaient, la strangulation. Comme les Aztèques, ils justifiaient leurs crimes au nom de la menace qu'une toute-puissance destructrice faisait peser sur l'humanité. A leurs yeux, le meurtre était un sacrifice, c'est-àdire un mal dont ressort un plus grand bien. En immolant à Kali un certain nombre d'êtres humains, ils maintenaient son appétit de destruction dans des limites supportables ; s'ils s'étaient abstenus, la mort, au contraire, se serait abattue sur une masse énorme de gens. Ce n'est pas au soleil ni à Kali que les Aztèques et les Thugs, en réalité, avaient affaire, mais à leur propre infinitude. Pour conjurer celle-ci, pour en limiter la pression, ils lui payaient un tribut. Quelque bénéfice que l'on trouve à vivre dans un monde matériel et un monde psychique différenciés, ordonnés et délimités, on ne Je m'appuie ici sur l'étude détaillée de Martine Van Woerkens, Le voyageur étranglé. L'Inde des Thugs, le colonialisme et l'imaginaire, Albin Michel, 1995. 129 169 renonce jamais tout-à-fait à l'illimitation et au désir de toutepuissance. Aussi, dans les cas que je viens d'évoquer, la nécessité de lutter contre le chaos, loin de se traduire par l'édification d'une barrière fondamentale capable de lui résister, se présente comme la nécessité d'y faire face, d'entrer en relation avec lui pour lui opposer un remède qui soit à la hauteur du mal, un moyen d'apaisement qui réponde à sa voracité. Et puisque seul l'infini peut se mesurer à l'infini, le remède, en définitive, entretient le mal. Celui qu'absorbe le désir de réparer, de sauver une personne aimée s'engage dans une "économie" (une logique d'existence) analogue. Pourquoi s'obstine-t-il à faire face au puits sans fond que l'autre lui demande de combler? Parce que dans ce puits et en lui seulement il trouve l'image de sa propre complétude, du Tout qu'il a à être afin de donner à l'autre le Tout qui lui manque. Ainsi, plus il répare, plus il s'enfonce dans l'irréparable. On a coutume d'opposer aux religions polythéistes, considérées comme plus ou moins barbares, la mutation morale qui inscrivit son exigence au coeur du monothéisme juif, puis chrétien. C'est ce que fait Lessing, par exemple, en retraçant l'histoire des progrès de l'humanité ; faisant l'apologie des Lumières et du mouvement maçonnique, Lessing situe le polythéisme du côté de l'idôlatrie et des ténèbres et l'avènement d'un Dieu unique du côté de la raison et du progrès130. Cette vision contient une part de vérité, mais aussi une part de préjugé, comme je l'ai souligné dans le chapitre consacré à "La rançon du monothéisme". Je voudrais évoquer ici, plus précisément, la manière dont le christianisme associe un idéal de G. E. Lessing, L'éducation du genre humain , précédé des Dialogues maçonniques, Aubier, 1946. 130 170 justice et d'harmonie entre les hommes à un idéal qui tend vers l'infini. Le Fils de Dieu s'est incarné et s'est offert en sacrifice pour nous sauver : tel est le pivot de la doctrine chrétienne. Le récit de l'incarnation, qui commence avec la joie de Noël et culmine dans le tragique du calvaire enduré par le Christ, vient cautionner le message évangélique d'humanité. Mais c'est aussi à un autre versant de la doctrine que la passion du Christ vient donner tout son poids : comment combler la distance infinie qui sépare l'homme de Dieu? Seul l'infini peut racheter l'infini. Seul le long et ignominieux supplice volontairement subi par un Dieu constitue une oblation suffisante pour racheter la faute originelle qui a condamné les humains à leur mortelle condition. Le Christ est assurément bien différent du soleil-ogre des Aztèques : loin de vampiriser l'humanité, il s'offre au contraire à eux à travers l'Eucharistie, tel le pélican qui nourrit ses petits de sa propre chair. Cependant, le sang versé par l'Homme-Dieu (Pascal le rappelle, et toute la prédication chrétienne le souligne) n'en fait pas moins peser sur chacun de nous le poids d'une dette infinie : après tout ce que Jésus a souffert pour toi, tu n'en feras jamais assez pour être digne de l'immortalité qu'Il t'offre. Pour le chrétien, le mystère de l'Incarnation noue donc de la manière la plus étroite deux obligations en elles-mêmes très différentes : celle d'aimer son prochain et celle de faire son salut. Un message d'humanité se mêle ainsi à un message d'inhumanité, des images de bonté à des tableaux d'apocalypse. Charité et vie éternelle étant liées, la souffrance revêt dans le christianisme un statut ambigu. La souffrance est un mal, il faut la soulager. Il faut, comme le bon Samaritain, tendre la main aux déshérités, il faut lutter contre 171 l'injustice et la violence. Mais la souffrance, c'est aussi la passion du Christ, qui en a consacré la valeur en la marquant du sceau de l'infini. Jésus au Jardin des Oliviers, seul dans la nuit, Jésus accablé par la prescience du calvaire qui l'attend, Jésus adressant à son Père une prière angoissée, et néanmoins acceptant son destin. Ce Jésus rappelle Job, solitaire lui aussi, et rencontrant pour finir, au fond de l'abjection dans laquelle il est plongé, le face à face avec la véritable et infinie grandeur. Ici, la douleur se présente comme le miroir de la complétude, comme ce qui s'en rapproche le plus, comme ce qu'un simple renversement suffit à transmuer en complétude effective. Cette douleur, il s'agit donc de l'atténuer, mais aussi, au contraire de l'accepter, de s'en rapprocher, de se mortifier au contact de la misère. C'est toute l'ambigüité du baiser au lépreux ou du mouroir de Mère Teresa, toute l'ambigüité de "l'esprit de sacrifice". La relation du chrétien à la souffrance oscille donc entre deux orientations (qui ne s'opposent que d'un point de vue extérieur car pour lui elles se mêlent et se confondent). La première vise une amélioration. Elle se traduit par une action dont les effets sont pratiques (c'est l'orientation du christianisme social). La seconde vise un renversement. Elle se traduit par une logique sacrificielle qu'anime l'espérance de la rédemption, et s'inscrit donc dans un horizon d'absolu. Ce qui permet de passer insensiblement d'une orientation à l'autre, c'est l'idée de réparation. Soulager, améliorer, c'est déjà réparer - plus ou moins - ce qui ne va pas. Ici, réparer renvoie à une opération d'une portée limitée, relative - le bien dans l'incomplétude (comme lorsqu'un bricoleur fait ce qu'il peut avec ce qu'il a). Mais lorsqu'on dit du Sauveur qu'il est venu "réparer la faute originelle", lorsque le fidèle ou le militant s'engage dans une forme de charité sacrificielle, le bien n'est plus dans l'incomplétude, 172 il est dans la complétude (la réparation espérée doit être une rédemption, une révolution). Nous verrons dans le prochain et dernier chapitre que le scénario christique, étant de nature à auréoler la notion d'individu d'un intensité inégalée, s'est trouvé intimement mêlé au processus d'émancipation qui a marqué et marque encore si profondément l'histoire occidentale. Mais avant d'aborder ce point, j'aimerais clore le présent chapitre en évoquant un dernier exemple, celui d'un avatar contemporain de l'association entre le sentiment d'humanité et le culte de l'infinitude. Dans Evangelium vitae, encyclique sur la valeur et l'inviolabilité de la vie humaine131, Jean-Paul II cherche l'appui d'un consensus large en faisant appel aux convictions morales partagées par toute personne de bonne volonté, même non-croyante. Ainsi rappelle-t-il que tout ce qui est offense à la dignité de l'homme doit être réprouvé, à commencer par l'homicide. C'est donc au nom de valeurs morales universelles que l'Eglise reprend sans cesse "le cri évangélique de la défense des pauvres du monde, de ceux qui sont menacés, méprisés et à qui l'on dénie les droits humains"."Il y a un siècle, c'était la classe ouvrière qui était opprimée dans ses droits fondamentaux" ; aujourd'hui, c'est "une multitude d'êtres humains faibles et sans défense qui sont bafoués dans leur droit fondamental à la vie, comme le sont, en particulier, les enfants encore à naître."132 Dans la suite de son argumentation, Jean-Paul II joue constamment sur ce qui apparaît à beaucoup de lecteurs comme une ambigüité. Conformément au message moral de l'évangile, le pape en appelle à 131 132 Assas éditions / Desclée de Brouwer, 1995. P. 13. 173 la compassion - appel propre à toucher tout homme de bonne volonté ; puis il glisse insensiblement du respect de la personne au respect de la vie (une notion très valorisée par le christianisme : le Christ est ressuscité, il est"la voie, la vérité et la vie", l'eucharistie est le "pain de vie"). Ici, la vie désigne l'embryon humain, lequel, selon la théologie chrétienne, est doté d'une âme dès sa conception133. Pour beaucoup de gens de bonne volonté, cependant, l'embryon n'est pas encore une personne, n'est pas encore un être conscient de lui-même. Jean-Paul II passe donc, comme s'il s'agissait d'une seule et même chose, du sentiment moral qui nous rattache à nos semblables au respect de toute vie. Un respect exigé non parce qu'à cette vie s'attache la dignité d'une personne humaine, mais parce que, sortant directement des mains de Dieu, elle est sacrée. Mon propos, on s'en doute, n'est pas de situer la position prise par Jean-Paul II dans le cadre convenu de la controverse pour ou contre l'avortement. Les véritables enjeux, me semble-t-il, ne sont pas là ; pour les saisir, il convient de rappeler deux traits essentiels du contexte dans lequel Evangelium vitae a été publié. Premier point : il est devenu aujourd'hui difficile et peut-être même impossible de donner pour axe principal à l'espérance et surtout aux devoirs des fidèles la perspective de leur immortalité personnelle. Même les bons chrétiens sont devenus de plus en plus réticents pour désinvestir la vie en ce monde au profit de l'au-delà (qui plus est, d'éminents théologiens américains se sont prononcés, Jean-Paul II est fidèle à la plus ancienne tradition. Tertullien (qui meurt au début du IIIe siècle) enseignait déjà que "tout fruit est dans le germe", que l'âme vient de la semence et qu'elle n'est pas donnée au corps par le premier souffle respiré par le nouveau-né comme le prétendent les Stoïciens. La thèse de Tertullien s'opposait également au droit romain pour lequel l'embryon était encore une partie du corps de la femme. Voir M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l'Eglise de Clément de Rome à Clément d'Alexandrie, Seuil, 1957. 133 174 il y a peu, contre le dogme de l'immortalité de l'âme). Dans ces conditions, le rattachement de l'être humain à un bon infini, essentiel pour le christianisme, devient problématique, et la distance qui le sépare du simple théisme se réduit dangereusement. Dans son encyclique, Jean-Paul II prend acte de cette situation en invitant les fidèles à se rapprocher de Dieu non pas en sauvant leur âme, mais en sauvant des âmes, des âmes innocentes et sans défense, des vies qui relèvent de l'autre monde non pas parce qu'elles se situent après la vie terrestre, mais avant celle-ci. Second point : l'humanité, comme on sait, se trouve aujourd'hui devant un problème démographique sans précédent. A cet égard, l'invention de moyens contraceptifs tombe à point nommé. Le pape rejette la contraception. cependant, il ne peut pas non plus la condamner de manière trop insistante. D'abord, en effet, cela reviendrait à prescrire le contrôle des naissances par l'abstinence sexuelle - un message dont l'expérience montre qu'il est de plus en plus difficile à faire passer. Ensuite, la solution alternative qui consiste à prôner la multiplication à tout va (de nouvelles âmes pour le Seigneur) paraîtrait trop irresponsable. Enfin, la perte de petits êtres qui auraient pu être conçus mais qui (du fait de la contraception) ne l'ont pas été parle peu à l'imagination. Le foetus en revanche - un être qu'il est possible de photographier! - offre à cet égard de grandes possibilités, de sorte que Jean-Paul II peut même inviter les fidèles à reconnaître dans l'embryon ou le foetus mis à mort un écho du drame christique. Jésus cloué sur la croix, nous rappelle-t-il, "vit le moment de son «impuissance» la plus grande et sa vie semble totalement exposée aux moqueries de ses adversaires et livrée aux mains de ses bourreaux ...Et pourtant, devant tout cela et «voyant qu'il avait ainsi expiré», le centurion romain s'écrie : 175 «vraiment, cet homme était le fils de Dieu»." Ainsi la gloire du Christ se révèle-t-elle sur "l'arbre de la Croix". "De la Croix, source de vie, naît et se répand le «peuple de la vie»."134 Mettre à mort un foetus, c'est donc, en quelque sorte recrucifier le Christ. Il convient au contraire de révérer dans l'embryon humain le Fils de Dieu, et de subordonner ainsi notre bien-être terrestre à la valeur absolue de la Vie. L'embryon ou le foetus recommandés à notre dévotion doivent donc l'emporter sur la compassion que nous pourrions éprouver à l'égard de ces millions de vies humaines que l'irresponsabilité en matière de reproduction déverse sur la planète et que nous savons voués à la misère et à la douleur. Le point essentiel, ici, n'est pas que le pape condamne l'avortement (on ne peut tout de même pas lui demander de l'approuver!) ; le point essentiel est qu'en faisant de l'enfant à naître une cause sacrée, le pape, dans sa délicate gestion des relation entre l'humanité et l'inhumanité du christianisme, relègue dans l'ombre les souffrances endurées par des masses énormes d'êtres humains dont la vie n'est pourtant pas moins sacrée que celle des foetus. 134 P. 61 et 62. 176 9 La révolte prométhéenne : idéal d'émancipation et posture d'affrontement Au cours du chapitre consacré au roman à thèse de William Godwin, nous avons vu qu'avec l'avènement de la pensée des Lumières, d'un côté le récit est appelé à illustrer et à exalter l'idéal d'émancipation de l'individu ; mais, d'un autre côté, les aspects par lesquels le récit touche au mauvais infini sont désamorcés en étant portés au compte des valeurs esthétiques (en particulier celle du sublime). La raison de ce partage, comme nous l'avons également vu, n'est pas difficile à trouver : s'il est vrai que l'être humain est en proie à l'illimitation, alors la conception moderne de l'individu, soutenue par l'euphémisation de l'infini dans la personnne de Dieu, doit être remise en question, et avec elle l'idéal d'émancipation de l'individu. Parmi les récits qui illustrent cet idéal d'émancipation, ceux qui ont pour thème la révolte prométhéenne occupent une place de choix. Le sous-titre de Frankenstein, The modern Prometheus, n'a pas manqué d'intriguer les exégètes. Ceux qui n'ont pas résisté à la tentation de plaquer sur le roman le schéma de l'apprenti sorcier ont conclu que Mary Shelley avait voulu mettre en garde contre les excès de l'attitude prométhéenne. Cette interprétation a l'inconvénient de réduire le roman à la portée d'une fable morale, donnant ainsi une nouvelle illustration du désir universitaire de désamorcer les forces vives du récit au profit de vues raisonnables. Il est vrai, cependant, que Victor Frankenstein est un Prométhée au sens où il dérobe aux dieux l'étincelle de vie et modèle un être 177 humain (comme le Prométhée plasticator qui fut familier au monde gréco-romain et que la Renaissance remit à l'honneur). Mais nous avons vu que le monstre qui s'attire la pitié du lecteur est lui aussi un Prométhée, un Prométhée mis au supplice et qui, comme Prométhée enchaîné, se révolte et maudit son maître. Quant au fait que tous deux, dans le défi qui les anime, courrent à leur destruction, il ne signifie pas que Mary Shelley ait eu le propos moral de condamner l'audace prométhéenne, mais plutôt qu'elle a été capable d'en porter l'intensité à son comble. Enfin, le poète Shelley n'aurait pas donné son aval à Frankenstein (comme il l'a fait en encourageant Mary à l'écrire, en relisant son texte et en rédigeant lui-même la préface) si la jeune fille avait eu pour intention de désavouer Prométhée. Celui-ci, en effet, s'identifiait au titan135 et, à l'époque où paraissait Frankenstein, en 1818, écrivait un long poème à la gloire de Prométhée (déjà célébré deux ans auparavant par son ami Byron). De plus, le défi libérateur de Prométhée devait être d'autant plus présent à l'esprit des époux Shelley qu'à cette époque précisément, une répression féroce s'abattait sur l'agitation ouvrière et démocratique. Dans ce chapitre, je propose quelques remarques sur l'idéal d'émancipation dans ses rapports avec le personnage de Prométhée et quelques uns de ses rejetons. Au cours de la brillante carrière qui fut la sienne à l'époque romantique, Prométhée manifesta des traits qui l'apparentaient aussi bien au personnage biblique de Job qu'à l'allégorie platonicienne de la caverne, au Satan de Milton qu'à Jésus. Ce qui est en jeu dans les avatars modernes du titan, dans cette grande figure du coupable innocent, ce sont les réponses que la Voir G. Mc Niece, Shelley and the Revolutionnary Idea, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1969, en particulier p. 219. 135 178 modernité apporte à la question : Qu'est-ce qu'être soi?, c'est le rapport de l'individu à la complétude, et c'est, évidemment, notre conception de l'émancipation. Mon but, dans les pages qui suivent, est de montrer que l'idéal occidental d'émancipation de l'individu ne prend pas seulement appui sur des valeurs ouvertement défendues comme celles de liberté et de justice, mais également sur un scénario d'affrontement dans lequel le mauvais infini joue un rôle - mais sans le dire. En présentant une critique de l'idéal d'émancipation, j'aimerais contribuer à une tâche aujourd'hui nécessaire, celle de repenser cet idéal afin de ne pas le laisser s'enliser dans un mélange de paresse et d'arrogance (l'autosatisfaction de prêcher au monde entier des valeurs que, sans nous interroger sur les raisons pour lesquelles nous les aimons tant, nous présentons d'emblée comme universelles). Aussi, avant de m'arrêter sur le Prométhée de Shelley et sur quelques autres exemples où s'illustre la posture du héros moderne, j'aimerais rappeler les traits essentiels qui constituent, me semble-til, les soubassements de l'idéal d'émancipation. Les Européens, en diffusant le mouvement d'émancipation qui traverse leur histoire, se sont représenté ce mouvement sous une forme simple et universelle : la valeur de l'individu, son droit à la liberté, son pouvoir de penser par lui-même se dégagent progressivement du carcan des traditions et du joug de l'oppression. En faisant valoir cette belle épopée, la culture européenne tend à oublier ce que celle-ci doit à une pré-construction qui, elle, n'est pas universelle. Cette préconstruction, c'est la distinction entre deux niveaux de réalité. Ceux-ci portent des noms variables, mais à travers cette diversité se manifeste la permanence de la distinction qui les oppose : Dieu et ce bas monde, l'Etre et le devenir, la 179 transcendance et l'immanence, le spirituel et le matériel, l'âme et le corps, le soi authentique et la société artificielle, l'essentiel et le contingent, l'absolu et le relatif, l'infini et le fini, etc. Cette série d'oppositions, telle que philosophie et christianisme l’ont élaborée, plonge des racines profondes dans la tradition européenne, mais elle n'en est pas moins étrangère à la pensée chinoise comme à la plupart des conceptions non-monothéistes. L'idéal d'émancipation implique toujours le passage d'un niveau de réalité à l'autre. Même si à première vue cela paraît contradictoire, l'émancipation conduit aussi bien de ce bas monde vers un monde supérieur que dans le sens inverse. Prenons un exemple. Le récit biblique de la sortie d'Egypte a constitué un poncif de la libération pour les Puritains (et plus tard pour les esclaves des Etats-Unis). Un tract politique diffusé en 1659 par les révolutionnaires anglais annonce : "We are upon a march from Egypt to Canaan, from a land of bondage and darkness to a land of liberty and rest."136 La Terre promise fait figure de terre céleste dans la mesure où Yahvé y conduit ses élus. Mais en même temps les révolutionnaires se réfèrent au pouvoir de l'épiscopat conservateur comme à une "Egyptian tyranny" ; de ce point de vue, la sortie d'Egypte affranchit du joug théocratique pour donner accès à une liberté laïque. D'une manière analogue, la Révolution française proclame le renversement du pouvoir venu d'en Haut et désavoue les justifications religieuses de l'ordre social hiérarchique pour y substituer un pouvoir profane émanant d'en bas, c'est-à-dire du peuple. Mais en même temps, les espérances que les révolutionnaires placent dans l'avènement d'une société "régénérée" et d'un "homme nouveau" (une expression empruntée à Saint Paul) Cité par Chr. Hill, Milton and the English Revolution, Faber and Faber, London, 1977, p. 206. 136 180 prolongent, même si elles l'infléchissent, l'annonce du Royaume de Dieu. On observe le même double mouvement lorsqu'on passe de l'émancipation politique à celle de la personne. Penser par soimême, c'est prendre appui sur la raison naturelle au lieu de se soumettre à la Révélation. Et la promotion protestante de l'individu s'appuie, comme on sait, sur une justification de son accomplissement en ce monde (d'où le rejet de la vie monastique qui, aux yeux d'un protestant, ne préfigure nullement la cité céleste). Mais cette restauration humaniste de valeurs profanes se combine avec un mouvement inverse, car l'émancipation de l'individu s'appuie également sur la transcendance affirmée de son intériorité. Selon les calvinistes, les jouissances profanes que l'homme tire de la nature résultent d'un droit qui lui est conféré directement par Dieu, dont il seconde ainsi le pouvoir créateur137. De même chez Kant, dont la morale est emblématique de l'esprit moderne : si je dois traiter les autres comme une fin et non comme un moyen, ce n'est pas parce qu'un lien fondamental de coexistence me rattache à eux ; c'est par pur respect pour la Loi qui m'enracine intérieurement dans la Raison et le monde suprasensible. La conception occidentale de l'émancipation correspond donc à un remaniement des rapports entre immanence et transcendance. Un double mouvement placé sous le signe de la liberté : d'un côté rendre disponibles pour l'action humaine en ce monde des forces jusque là définies et gérées dans le cadre du monde d'en haut, de l'autre, de souligner le caractère indépendant (donc intérieur) de l'ancrage de soi dans une forme de transcendance. Ce qui est en jeu Voir Ch. Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, Cambridge University Press, 1992, p. 231. Voir également Locke, Traité du gouvernement civil, sur le droit naturel et la propriété. 137 181 dans cette redistribution est la question de l'accomplissement de soi; or, comme je l'ai souligné au cours de cet essai, toute réponse à cette question implique certaines formes de compromis entre coexistence et complétude. Seulement, l'idéal d'émancipation ne saurait reconnaître explicitement le caractère constitutif de la tension entre ces deux pôles puisque, précisément, il s'agit pour lui d'accréditer une représentation de l'être humain et de la société dans laquelle cette tension disparaît. Le point essentiel, concernant l'impensé qui s'attache à l'idéal d'émancipation, peut maintenant être mis en lumière : si, comme j'ai voulu le montrer dans les chapitres précédents, le véritable infini ne peut être que le mauvais infini (l'illimitation destructrice), alors la croyance en un niveau supérieur de réalité (la transcendance, le bon infini, le soi authentique, etc.), loin de toucher au lieu de la vérité, est le fruit d'un aménagement qui maquille celle-ci. Le bon infini est l'euphémisme dont nous avons besoin pour rendre compatible le sentiment absolu que nous avons de nous-mêmes avec les liens de la coexistence. Je ne prétends pas qu'il soit possible renoncer à toute idéalisation de l'infini : cela reviendrait à prétendre que j'ai moi-même dépassé cette propension et que je puis dénoncer de mon haut une illusion dont le reste de l'humanité serait prisonnière - prétention ridicule, car tributaire du désir même dont elle se déclarerait affranchie. Ce que je prétends, en revanche, c'est que, pour commencer à repenser nos idées concernant l'émancipation (ou plus généralement les formes d'accomplissement accessibles et souhaitables pour des êtres humains), il est nécessaire, 1 - de tenir compte du mauvais infini dans la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes, autrement dit de ne plus 182 faire comme si notre rapport à la complétude se limitait au rapport à un bon infini ou même à une Raison débarassée de toute infinitude ; 2 - de mettre en question la distinction même entre deux niveaux de réalité, distinction qui, telle qu'elle s'est construite et perpétuée dans la pensée occidentale, encourage à croire que le niveau de l'idéal ou de l'"authenticité" transcende celui de la réalité matérielle et sociale telle qu'elle est. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre comment le clivage entre deux niveaux de réalité conduit à penser l'émancipation sous la forme dualiste d'un affrontement dans lequel le pôle de complétude se confond toujours avec le Bien. Nous pouvons également comprendre pourquoi les idées sur l'émancipation se doublent d'un récit. Un récit qui se donne comme le simple décalque de ces idées (tableau de la réalité telle que ces idées la pensent, ou fiction illustrant, défendant, symbolisant ces idées) ; mais un récit qui en réalité, déployant la grandeur d'une affirmation inconditionnelle de soi, fait naître à l'égard de cette posture une adhésion exaltée et en partie obscure. Le héros de ce type de récit, qu'il s'agisse de Prométhée ou d'un autre personnage, touche au sublime dans la confrontation solitaire à la toute-puissance. Il se montre alors, selon les variantes du scénario-type : - écrasé injustement ( tel Jésus, ou Job, ou Samson aveugle et enchaîné, ou Prométhée lui aussi enchaîné et supplicié), - méconnu (tel celui qui, après être sorti de la caverne, après être passé des ombres à la réalité en soi, revient parmi ses camarades enchaînés, ou tel Jésus, voué à l'infamie de la croix comme un vulgaire criminel, mais en son invisible intériorité le Fils de Dieu), 183 - rebelle (tel le Satan du Paradis perdu et des romantiques ou tel, encore, Prométhée), - et libérateur (c'est un leader, un titan, un révolutionnaire). Regardons de plus près l'un des récits de ce type, le Prométhée délivré de Shelley, et comparons-le au Prométhée enchaîné d'Eschyle. Comme d'autres romantiques après eux, le poète Shelley et Mary vouaient une grande admiration à la tragédie d'Eschyle. En lisant à leur suite Prométhée enchaîné, on devine aisément quels passages ont suscités leur enthousiasme. Le Prométhée d'Eschyle s'est élevé contre l'inflexible dureté de Zeus, et c'est par philanthropie - on l'apprend dès les premiers vers - qu'il a donné le feu aux hommes (Eschyle est le premier auteur grec qui donne au titan une telle importance et fait de lui l'initiateur de toute civilisation). Ecrasé et triomphant à la fois, Prométhée est le type même du personnage sublime. Shelley a certainement aimé le passage dans lequel Prométhée s'identifie à Typhée foudroyé par Zeus et gisant au pied de l'Etna "tandis qu'au haut de ses cimes Héphaïstos installé frappe le fer en fusion" - Typhée vaincu et qui pourtant exhale encore des torrents de lave! La fin de la tragédie aussi a dû susciter son enthousiasme, en particulier ce passage où l'on voit Prométhée lancer un dernier défi à Zeus : "Allons! que la tresse de feu à double pointe soit donc lâchée sur moi, l'éther ébranlé par la foudre et la fureur convulsive des vents sauvages ; que leur souffle secouant la terre, l'arrache avec ses racines à ses fondements ; que la houle des mers, d'un flux hurlant et rude, aille effacer au firmament les routes où croisent les astres ; puisque, pour en finir, il me jette donc au ténébreux Tartare, dans les tourbillons d'une impitoyable contrainte! Une chose est sûre : il ne peut, à moi, m'infliger la mort." Les Océanides, alors, refusent d'abandonner l'audacieux supplicié, et la tragédie s'achève dans un bouleversement cosmique où se manifestent les forces du chaos : le sol est ébranlé, un abîme 184 s'ouvre et l'enchaîné est englouti au milieu des grondements du tonnerre et des vents furieux. Un tel passage se prête bien à la lecture qu'en feront les romantiques. Car c'est précisément lorsqu'il est réduit à rien que le héros romantique - toujours plus ou moins christique - s'accomplit pleinement, c'est lorsqu'il est face à la destruction qu'il coïncide enfin avec sa propre infinitude. Ainsi, comme nous l'avons vu, la créature de Frankenstein s'immolant au milieu des déserts sauvages et glacés du pôle. Ou aussi bien, après lui, le capitaine Achab rivé à son Léviathan, l'immense baleine blanche qui l'entraine dans les profondeurs de l'océan. Ou, déjà, Rousseau. Rousseau persécuté, dépossédé comme le sera Caleb Williams, et s'écriant commme lui : "Toute la puissance humaine est sans force désormais contre moi..." Jean Starobinski, qui cite cette phrase (écrite par Rousseau sur une carte à jouer), ajoute avec justesse : "Le pouvoir infini que découvre Jean-Jacques, c'est le pouvoir d'être soi d'une façon inconditionnée, une fois que toutes les conditions adverses se sont accumulées."138 Le Prométhée de Shelley, lui aussi, défiera Jupiter en affirmant le renversement de son supplice en triomphe : " . . . torture and solitude, Scorn and despair, - these are mine empire : More glorious far than that which you surveyest."139 Ainsi, on pourrait croire que ce qui sépare Shelley d'Eschyle, ce sont seulement les traits christiques et le souffle révolutionnaire dont le poète anglais auréole Prométhée. Le titan du poème de Shelley, lorsqu'un personnage secondaire lui rappelle les tortures subies par le Christ, déclare qu'il veut être "The saviour and the strength of suffering man". Quant à l'admiration de Shelley pour la 138 139 Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle, Gallimard, 1987, p. 286-287. J'utilise l'édition bilingue publiée chez Aubier Montaigne, 1942. 185 Révolution française, on la voit se manifester, par exemple, lorsque Prométhée prédit au tyran Jupiter son renversement et sa chute : " . . . Thine Infinity shall be A robe of envenomed agony ; And thine Omnipotence a crown of pain." Jupiter, de son côté, exprime sa crainte de l'humanité : "The soul of man, like unextinguished fire, Yet burns towards heaven with fierce reproach... Hurling up insurrection, which might make Our antique empire insecure." Sans doute Shelley pensait-il ainsi prolonger et enrichir le personnage du philanthrope révolté qu'avait campé Eschyle dans la première moitié du Ve siècle avant Jésus-Christ. Mais en réalité c'est le point que je veux souligner -, la problématique dans laquelle s'inscrit la tragédie d'Eschyle est radicalement différente de l'idéologie moderne dont participe Shelley : Eschyle n'accorde pas moins d'importance que nous à la justice, mais il ne la pense pas comme nous. Ou plutôt, ce qui est différent chez lui, c'est sa conception de l'être humain. Lorsqu'un conflit se noue autour d'une injustice, chacune des deux parties tend à adopter une posture d'affrontement. Eschyle se montre très attentif à ce qu'implique cette posture d'affirmation de soi face à l'autre. Lorsque nous sommes pris dans un conflit, nous risquons fort de méconnaître la tension ou la division inhérente à notre désir - désir de coexistence et de justice, mais en même temps désir de supprimer l'autre, de l'écraser. Dans la conscience que nous avons de nous-même, cette division tend à s'estomper car la frontière entre les deux désirs, au lieu de passer à l'intérieur de nous, nous paraît passer à l'extérieur de nous : à nos yeux, elle se confond avec la frontière qui nous sépare de l'autre partie. Ainsi, une fois entrée dans un scénario d'affrontement, 186 chacune des deux parties en cause se voit dotée d'une entièreté (et par conséquent d'une jouissance de soi) que l'état de paix lui refuse. Ce qui importe à Eschyle, c'est que si, au début du conflit, l'une des parties est dans son plein droit, le rapport d'affrontement porte celle-ci à outrepasser ce qui est juste. L'idée de justice s'oppose à l'idée d'injustice ; Prométhée s'oppose à Zeus. Pour Eschyle, s'il y a matière à tragédie, c'est précisément parce que le couple de concepts et le couple de personnages ne coïncident pas, ne se superposent pas. Entre l'idée de justice et les personnages qui prétendent agir en son nom se creuse un décalage - décalage auquel chacun des deux protagonistes reste aveugle, mais qui est visible à partir d'une position tierce140. Dans le poème de Shelley au contraire, Prométhée n'incarne pas seulement l'une des deux parties mais aussi le tiers : la vision qu'il a du conflit se confond avec le point de vue supérieur de la justice et de la vérité. C'est pourquoi l'avènement de la justice ne requiert chez lui aucun personnage médiateur : c'est dans le cadre d'un duel à mort que la justice triomphera. (Il en ira de même dans l'adaptation que fera Sartre des Troyennes d'Euripide : Sartre, comme le souligne Nicole Loraux, donnera à la tragédie un caractère manichéen qu'elle n'avait pas dans le texte grec, la tirant ainsi du côté de la préface qu'il avait écrite pour Les damnés de la terre de Fanon141.) Chez Eschyle, la position tierce se trouve incarnée par le choeur, par Héphaïstos (qui a été chargé par Zeus d'enchaîner Prométhée, mais qui répugne à exécuter la sentence), par Océan ou par Hermès. Le choeur constate que "Zeus exerce un pouvoir sans Voir J.- P. Vernant, Entre mythe et politique, Seuil, 1996, les textes consacrés au tragique p. 425-498, en particulier p. 437. 141 "les damnés de la terre à Troie. Sartre face aux Troyennes d'Euripide", Le Genre humain, n° 29, Les bons sentiments, 1995, p. 41. 140 187 règles" : c'est le Zeus violent des commencements du monde : en proie à la démesure (ubris), il n'a pas encore appris à se plier à la justice (dikè). A propos de l'excessive dureté du nouveau maître, qu'Héphaïstos et Hermès déplorent autant que lui, Prométhée note avec sagacité qu'"il n'est rien que le temps n'enseigne". Mais ces mêmes tiers qui manifestent au titan enchaîné leur sympathie ne se rangent pas pour autant à ses côtés : Prométhée aussi va trop loin. "Je hais tous les dieux", déclare Prométhée à Hermès - "Je comprends, tu délires", répond celui-ci. Et il ajoute : "Tu eusses été intolérable, si tu avais réussi". Le Choeur, en s'adressant au supplicié rebelle, approuve le messager des dieux : "Hermès parle un langage qui n'est pas sans à propos. Il t'invite à laisser là toute opiniâtreté pour interroger la sage réflexion." De même, Océan, tout en étant touché par le sort injuste qui échoit à Prométhée, ne déplore pas moins son attitude de défi. "Connais-toi toi-même", conseille-til, "et, t'adaptant aux faits, prends des leçons nouvelles". Connais-toi toi-même, c'est-à-dire : apprends à te voir du point de vue du tiers, et reconnais ainsi que la frontière qui sépare le juste de l'injuste ne passe pas seulement entre toi et Zeus, mais aussi à l'intérieur de toi, de sorte que ton désir te porte à la fois à la justice et à la démesure. Dans le Prométhée enchaîné d'Eschyle, les tiers-médiateurs ne parviennent pas à faire sortir le conflit de la relation d'affrontement dans laquelle il s'est enferré. Lorsque la tragédie s'achève, Zeus et Prométhée, grisés par leur posture de toute-puissance, persistent dans l'affirmation inconditionnelle d'eux-mêmes, dans le duel du tout ou rien. Dans Prométhée délivré, une tragédie qui est perdue, Eschyle devait montrer, à travers la conciliation à laquelle parvenaient les dieu et le titan, le triomphe de la justice. Une conclusion qui, on s'en doute, aurait répugné à Shelley : pour lui, il 188 ne s'agit pas de réussir à sortir d'une relation de duel, mais de vaincre à l'intérieur du duel. Comment est-on passé du Prométhée antique au Prométhée moderne? Pour répondre brièvement à la question, deux points essentiels sont à considérer142. D'abord, la position ambigüe du titan, entre dieux et hommes. En volant le feu aux dieux pour le donner aux hommes, Prométhée, bien qu'immortel, paraît se ranger du côté des humains. Cependant, dès le IVe siècle avant Jésus-Christ, Prométhée fait également figure de créateur de l'humanité : il fabrique les hommes avec de la terre et de l'eau (le feu, alors, n'est plus seulement culinaire et technique, il donne vie à la créature). C'est en s'appuyant sur cette ambigüité de statut que le Prométhée romantique conciliera en lui le titanesque et l'humain, le créateur et la créature, la démesure et la justice. Ensuite, le rapprochement qui s'opère entre le mythe de Prométhée et le récit de la Genèse. Prenant la suite de compilations médiévales, certains traités de la Renaissance lisent la mythologie grecque comme un déguisement des vérités de la Bible. Ainsi, pour Henri Estienne, le premier homme fabriqué par Prométhée était Adam et Pandore était Eve. Le feu dérobé aux dieux équivaut au fruit défendu qui donne la connaissance du bien et du mal, et la révolte de Prométhée équivaut à celle de l'homme qui, en commettant le péché originel, se rebelle contre l'ordre divin. D'autres auteurs comme Boccace, Filippo Villani ou Marsile Ficin voient plutôt en Prométhée le héros civilisateur qui apporte les arts à l'humanité déchue. Pic de la Mirandole, de son côté, souligne le Je m'appuie ici sur l'ouvrage de R. Trousson, Le thème de Prométhée dans la littérature européenne, 2 volumes, Librairie Droz, Genève, 2e édition, 1976. Je remercie également Yves Hersant pour les indications qu'il m'a apportées sur la figure de Prométhée à la Renaissance. 142 189 pouvoir prométhéen que Dieu a donné à l'homme, le pouvoir de se modeler lui-même. Galilée, dans son Dialogo sopra i due massimi sistemi, parlera de l'artiste comme d'un second créateur, "un véritable Prométhée sous Jupiter". En 1710, dans Soliloquy, or Advice to an Author, Shaftesbury reprendra la formule ; si le peintre et le sculpteur imitent, le véritable poète crée : "Such a Poet is indeed a second Maker, a just Prometheus under Jove." On comprend donc que la philosophie des Lumières, dès lors qu'elle rejette le dogme du péché originel, justifie la rébellion de Prométhée contre Zeus. Voltaire est le premier (dans Pandore, en 1740) à faire de Jupiter un tyran qui persécute l'humanité. Prométhée secoue ce joug et combat le dieu sur son propre terrain : "Ose former une âme, écrit Voltaire en s'adressant au titan, et sois créateur à ton tour". Trente ans plus tard, c'est au tour de Goethe d'exalter Prométhée. Désormais, Prométhée n'est plus divisé en un personnage proche des dieux et un autre proche des hommes : il incarne l'élément divin en l'homme. Il devient pour le Sturm und Drang le héros par excellence, à la fois rebelle politique et artiste créateur (non plus sous Jupiter, mais à l'égal de Dieu). "Dans le calendrier philosophique, écrira Marx en 1841, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs."143 Schlegel, Byron, Hugo et, bien entendu, Shelley portent Eschyle aux nues. Mais en ignorant - comme nous l'avons vu - l'essentiel de sa problématique et en rabattant la position du tiers, seul à même de discerner le juste de l'injuste, sur celle de Prométhée qui se trouve ainsi pleinement justifié. Voir D. Lecourt, "Marx-Prométhée", dans Prométhée, Faust, Frankenstein, Les empêcheurs de penser en rond, 1996, p. 60-61. 143 190 Shelley n'invite donc plus le lecteur à adopter la position d'un tiers qui serait partagé entre la compassion pour le sort infligé au titan et la distance qu'il prend à l'égard de son aveuglement et de sa démesure. Il n'invite plus le lecteur à s'appliquer à lui-même le "Connais-toi" qu'Océan, dans la tragédie d'Eschyle, adressait à Prométhée. Celui-ci (nous l'avons vu dans le chapitre consacré à la pitié qu'inspire la créature de Frankenstein) est maintenant invité à s'inscrire dans le "triangle des relations morales". Un triangle très différent de celui qui était formé par Zeus, Prométhée et le tiers, puisque la compassion autorise désormais ce dernier à s'identifier sans réserve avec un personnage qui, dans la position christique de victime absolue, s'affirme absolument. (Aujourd'hui, de manière comparable, les émissions télévisées à caractère humanitaire accréditent l'idée que le plus important, lorsqu'un conflit se produit, c'est de décider qui sont les victimes et de donner ainsi un bon objet de compassion aux téléspectateurs). Tout se passe donc comme si, jusqu'à présent, les progrès de l'émancipation n'avaient pu s'effectuer qu'au prix d'une certaine régression intellectuelle. Avec la philosophie des Lumières, on assiste, comme l'a si bien montré Paul Bénichou, à la naissance d'un pouvoir spirituel laïque144. Chez les représentants de ce pouvoir en partie arraché au clergé et qui forment une élite intellectuelle artistique et littéraire, la posture du révolté (ou celle du paria, comme on dira au XIXe siècle) tend à fusionner avec la place de celui qui intervient au nom de valeurs transcendantes. Pour le Christ et pour ceux qui parlent en son nom, les vérités dernières s'affirment en rupture avec celles de ce bas monde. Dans leur Voir Le sacre de l'écrivain, 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, José Corti, 1985, et Le temps des prophètes. Doctrines de l'âge romantique, Gallimard, 1977. 144 191 sillage, les représentants du pouvoir spirituel laïque critiqueront la société à partir de leur for intérieur, une place qui est censée être extérieure et supérieure à cette société car fondée sur les principes universels de la morale et nourrie par l'objectivité du savoir145. Défenseurs de l'idéal d'émancipation, ils mettent cet idéal en scène (et ils se mettent eux-mêmes en scène) à travers récits et des scénarios d'affrontement. L'effet que produisent de tels récits sur leurs lecteurs était censé n'avoir pour source que les idées au service desquelles ils sont placés (de même qu'auparavant, la force rhétorique d'un discours d'édification était supposée émaner des vérités même de la religion). Du coup, l'effet propre de ces récits (le supplément de plaisir qu'ils apportent indépendamment des idées) passe donc en contrebande. Ainsi, ce qui caractérise l'idéal occidental d'émancipation et le rend si séduisant, c'est que, grâce à l'impensé de tels scénarios, l'humaine propension à tirer jouissance de l'affrontement revêt un camouflage et trouve une légitimation pour ainsi dire inespérés. Certes, le processus de civilisation, d'adoucissement des moeurs et de pacification des relations dont Norbert Elias a souligné l'importance dans l'histoire de l'Europe moderne a trouvé dans les idées émancipatrices un soutien146 : plus policé, l'individu est également plus indépendant ; plus démocratique, la société donne à l'injustice sociale des formes moins violentes. Cependant, l'idéal d'émancipation a également fourni une contrepartie, une soupape d'échappement à ce processus de civilisation en préservant sous des formes annoblies des postures et des scénarios d'affrontement en eux-mêmes assez frustes. Voir R. Koselleck, Le règne de la critique, Minuit, 1979. Voir La civilisation des moeurs, Calmann-Lévy, 1973, et, de N. Elias également, La société des individus, Fayard, 1991. 145 146 192 Pour donner une idée de la continuité qui s'est ainsi maintenue entre, d'une part, des récits sans prétention destinés à une consommation de masse et, d'autre part, des conceptions propres à une élite sophistiquée, le plus simple est sans doute de partir d'un exemple. J'ai vu, étant enfant, le film de Cecil B. de Mille, Samson et Dalila. Victor Mature jouait le rôle de Samson (j'avais déjà fait connaissance avec cet acteur dans un ou eux autres films - des peplums - et j'aimais beaucoup ses allures de costaud dédaigneux). Je me souviens de la scène finale de Samson et Dalila. Samson aveugle et enchaîné, Samson humilié, Samson devenu objet de risée pour les Philistins (tel le sauvage King Kong trasformé en phénomène de foire). Et puis Samson au temple de Dagon, demandant à un jeune garçon de le conduire entre les deux colonnes principales et parvenant à les ébranler ; Samson instrument de la colère de Dieu, et les lourdes pierres du temple s'abattant sur la masse des Philistins. Quelle jouissance, quelle jubilation! Après avoir vu le film, je fis revivre cette scène de toute-puissance en la racontant à mes frères et soeurs et en la mimant, et, parmi la foule des Philistins terrrorisés, j'imaginai quelques uns des adultes qui avaient autorité sur moi. Samson et Dalila prend place parmi les nombreux films d'action qui ont jalonné ma jeunesse. Dans tous ces films, westerns, histoires de chevalerie, de vikings ou d'espionnage, un homme en affronte un ou plusieurs autres et, généralement, les tue. Une fois adulte, j'ai remarqué, à propos des westerns, que dans quelques uns d'entre eux le héros prétend imposer les bienfaits civilisateurs de la loi écrite et du tribunal à la rusticité de villageois qui ne connaissent que les armes à feu, le duel et la vengeance. Cependant, ce héros 193 apparemment atypique ne se consacre jamais vraiment à un rôle de médiateur et n'occupe jamais la place de ce tiers auquel la tragédie grecque accordait tant d'importance. Il finit toujours par se couvrir de gloire en dégainant à son tour et en massacrant les méchants147. Le héros américain n'est pas un médiateur qui rétablit la justice en apaisant un conflit et en s'efforçant d'empêcher que le mal se produise. Le mal est fait, il le punit (il s'agit par exemple d'"un flic aux méthodes peu orthodoxes" - c'est-à-dire musclées). Lui-même, d'abord vaincu, humilié, persécuté, finalement se redresse, se justifie et se venge. Samson, et aussi d'autres héros ou prophètes de la Bible ne lui ont-il pas montré l'exemple? (Peut-être existe-t-il des films américains où un enjeu de justice et d'injustice ne se traduit pas par un scénario d'affrontement, mais je n'en ai vu aucun.) Je viens de souligner la continuité entre l'histoire de Samson et d'innombrables films destinés à la consommation populaire. Mais le lien entre ce personnage biblique et l'idéal d'émancipation n'est pas moins fort. Milton, l'un des grands promoteurs de cet idéal, lui qui était à l'avant-garde des luttes politiques de son temps et dont le but était "the liberation of all human life from slavery", a écrit un Samson agonistes. Le point culminant du poème, ici aussi, c'est la destruction du temple de Dagon par le héros aveugle (comme Milton lui-même) mais rédimé. Les Philistins sont des idolâtres. Ils ressemblent donc aux adversaires du poète, idolâtres eux aussi puisqu'ils sacralisent la royauté ou s'inclinent devant le pape148. Dans Paradise lost, Satan se dresse contre Dieu pour le renverser. Samson s'en prend, sinon à Dieu, au moins à la demeure d'un dieu. Et là où Satan échoue, il Qu'on ne croie pas que, dans le rôle de tiers, un personnage ne puisse jamais acquérir une dimension héroïque. L'ouvrage de T. Todorov, Une tragédie française (Seuil, 1994), qui relate un épisode de la résistance dans une ville du Berry, offre un bon exemple dehéros médiateur. 148 Voir Chr. Hill, ouvrage cité, en particulier p. 92, 180, et 428 suiv. 147 194 réussit. Car ce qui était absolue noirceur chez Satan est devenu chez Samson l'effet de la puissance divine. Samson combat l'oppression, c'est une sorte de Prométhée révolté. Samson se sacrifie, c'est une sorte de Christ. On pourrait aussi bien montrer, à propos de nombreux écrivains et intellectuels du XIXe et du XXe siècles, comment leur idéal progressiste et émancipateur continue de faire appel au vieux scénario d'affrontement. Je me limiterai à quelques exemples. Les premiers concernent le versant politique de l'idéal d'émancipation, les seconds, le versant de l'accomplissement personnel. Du côté politique, les exemples sont abondants dans l'histoire de la pensée progressiste-révolutionnaire, depuis la révolution anglaise jusqu'à nos jours. Pour une vue générale du discours politique d'affrontement, je renvoie à Michel Foucault qui en a brossé un tableau remarquable149. Foucault oppose ce type de représentations historico-politiques, qu'il appelle "le discours de la guerre des races" au discours juridico-philosophique qui s'appuie sur le Droit naturel et l'idée d'un contrat social pour établir une théorie de la souveraineté légitime. Avec "le discours de la guerre des races", discours de combat, "on voit se dessiner, dit Foucault, quelque chose qui, au fond, se rapproche bien plus de l'histoire mythico-religieuse des Juifs que de l'histoire politico-légendaire des Romains." Et il rappelle à ce propos que "la Bible a été, à partir de la seconde moitié du Moyen Age au moins, la grande forme dans laquelle se sont articulées les objections religieuses, morales, politiques au pouvoir des rois et au despotisme de l'Eglise." C'est du côté de cette histoire-revendication, de cette histoire-insurrection, Voir "Il faut défendre la société", cours au Collège de France (1975-1976), Hautes Etudes, Gallimard, Seuil, 1997. 149 195 ajoute-t-il, "que s'est placé le discours révolutionnaire - celui de l'Angleterre du XVIIe siècle et celui de la France et de l'Europe, au XIXe siècle."150 Parmi les récits emblématiques de l'émancipation, il en est un qui est devenu une référence obligée pour toute personne qui se pique de philosophie : "la dialectique du maître et de l'esclave". Chez Kojève, dans son commentaire de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, le scénario est explicitement proposé au titre d'une anthropogénèse (une histoire de l'accès à l'être-soi) : "le rapport entre Maître et Esclave", dit Kojève, "c'est-à-dire le premier résultat du «premier» contact humain, social, historique)"151. En réalité, le scénario correspond à une situation tout à fait spécifique, celle d'un duel sans témoins (un affrontement sans tiers). En somme, une variante de l'histoire de Robinson et de Vendredi. Comme dans Robinson Crusoé (qui représente le point de vue du maître), ou comme dans Caleb Williams (le point de vue de l'esclave), il s'agit d'un affrontement entre hommes ; dans ces récits, il n'y a pas de place pour la différence des sexes, parce que celle-ci ouvre une brèche dans la toute-puissance. Le caractère prenant de l'histoire que nous racontent Hegel et Kojève tient précisément au fait qu'il n'y a pas place pour deux - enjeu de toute-puissance, donc, insistant tout au long de leur récit mais inavoué. Grâce à la tension narrative et au pathos que produit cet enjeu de tout ou rien, le lecteur est porté à croire que ce qu'Hegel et Kojève sont en train de lui raconter, c'est bien la vérité - car un sentiment d'intensité est toujours pêt à nourrir une conviction de vérité. A travers son affrontement avec le maître, l'esclave rencontre "l'angoisse de la 150 151 M. Foucault, ouvrage cité, p. 62 et 68. Voir également p. 44-45. Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1992, p. 26 (1e édition : 1943). 196 mort, du Maître absolu"152. La mort occupe ainsi par rapport à l'esclave la place qui est celle du Tout-Puissant face à Job. Et c'est parce qu'il en passe par cet affrontement, raconte Kojève, que l'Esclave est un révolutionnaire. "L'homme qui n'a pas éprouvé l'angoisse de la mort (...) agira en réformiste «habile», voire en conformiste, mais jamais en révolutionnaire véritable." En effet, la "transformation révolutionnaire du Monde présuppose la «négation», la non-acceptation du Monde donné dans son ensemble. Et l'origine de cette négation absolue ne peut être que la terreur absolue inspirée par le Monde donné, ou plus exactement par ce ou celui - qui domine ce Monde, par le Maître de ce Monde. Or le Maître qui engendre (involontairement) le désir de la négation révolutionnaire est le Maître de l'Esclave."153 Certaines révolutionnaire des sont formes les apparues plus dans récentes le champ du discours des luttes anticoloniales. Les idéaux du colonisateur, la rhétorique et les grandes figures narratives que celui-ci a mobilisées sont réutilisés contre lui (le premier discours placé dans la bouche d'un Moïse du peuple africain a été écrit par Prévost en 1735 ; et dans l'édition de 1774 de l'Histoire des deux Indes, Diderot appelle de ses voeux la venue d'un Spartacus noir154). On voit ainsi, chez Aimé Césaire par exemple, un noir révolté qui n'est pas sans rappeler le personnage romantique du monstre-réprouvé (un personnage dont, me semblet-il, le Caïn de Byron ou la créature de Frankenstein offrent un meilleur exemple que Caliban, dans La tempête de Shakespeare) : P. 27. P. 33. 154 Voir Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Albin Michel, 1995, p. 140 suiv., "Le thème de la révolte", et p. 175. 152 153 197 "Le rebelle - Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l'âge de pierre. La mère - Ma race : la race humaine . Ma religion : la fraternité... Le rebelle - Ma race : la race tombée. Ma religion... mais ce n'est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement... c'est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute."155 Dans Peaux noires masques blancs, Frantz Fanon décrit son expérience d'être désigné comme noir dans un monde de blancs156 : "Maman, regarde le nègre, j'ai peur!" Fanon exprime le sentiment qu'il éprouve alors d'une brutale déshumanisation qui l'atteint dans son corps, dans son apparaître, et du coup, le style des pages qui suivent se trouve empreint d'une exaltation vengeresse. En lisant ce passage, j'ai pensé à la rage qui s'empare de la créature de Frankenstein lorsque, sur sa simple apparence, elle se voit rejetée par les autres. Ce rapprochement peut donner lieu à deux inférences bien distinctes. La première : que la conception occidentale de l'individu ou plutôt sa dramatisation, sa force de séduction s'exprime de manière récurrente par le scénario d'une nonreconnaissance violente, situation dans laquelle le rejeté puise le sentiment aigu de lui-même et le supplément d'énergie qui nourrissent sa posture d'insurrection. La seconde : que Mary Shelley, en écrivant ce genre de scène, a su exprimer l'essence des expériences de non-reconnaissance auxquelles tant d'êtres humains sont exposés, en réalité et non dans la fiction. Dans Les damnés de la terre, Fanon montre le colonisé révolutionnaire se défaisant des idées occidentales. Celui-ci en était imprégné, il était attaché au "socle gréco-latin" ; mais "pendant la A. Césaire, Et les chiens se taisaient, Présence Africaine, Paris, Dakar, 1989, p. 155 68. 156 Points Seuil, 1975, p. 90. 198 lutte de libération, au moment où le colonisé reprend contact avec son peuple, cette sentinelle factice est pulvérisée. (...) Tous ces discours apparaissent comme des assemblages de mots morts."157 Cela n'empêche pas Fanon de concevoir l'émancipation du colonisé selon les formes obligées du discours occidental. "La décolonisation est véritablement création d'hommes nouveaux" : Saint Paul. "Les derniers seront les premiers"158 : l'Evangile. Débarrassé des formes de pensée de la bourgeoisie coloniale, le militant découvre le peuple, "il est littéralement désarmé par la bonne foi et par l'honnêteté du peuple" ; orgueil et égoïsme sont détruits ; dans les assemblées villageoises, il voit s'épanouir dans une simplicité détendue l'esprit de communauté et de solidarité159 : ce tableau contrasté de la mauvaise et de la bonne société, on le voit déjà chez Rousseau (dans La nouvelle Héloïse), dans les pastorales édifiantes de la fin du XVIIIe siècle ou dans le tableau de la société future que trace Shelley à la fin de son Prometheus Unbound. Dans la préface qu'il a écrite pour Les damnés de la terre, Sartre adopte lui aussi la posture qu'exalte Fanon. Les colonisés affrontent les colonisateurs comme Prométhée enchaîné se dressant contre la tyrannie de Jupiter. Le pouvoir colonial renversé, "l'espèce minoritaire disparaît, cédant la place à la fraternité socialiste"160. La conception sartrienne du rôle critique de l'intellectuel n'invite évidemment pas celui-ci à intervenir en tiers, mais bien plutôt, comme l'a souligné M. Walzer161, à choisir son camp. Si l'on considère le cas exemplaire de la résistance contre les Nazis, la conception sartrienne de Les damnés de la terre, Folio, Gallimard, 1995; p. 77. Cette citation et la précédente, p. 67. 159 P. 79 et 78. 160 P. 53. 161 Interpretation and Social Criticism, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), London, 1987. 157 158 199 l'engagement apparaît très justifiée, car dans cette situation historique, même une personne qui n'idéalisait aucunement la posture d'affrontement pouvait comprendre que son devoir était de combattre l'ennemi. Cependant, la conception sartrienne de l'engagement ne dérivait pas seulement de l'exemple apporté par la Résistance, et pas seulement non plus de la tradition révolutionnaire. Elle était également liée à une certaine idée de l'accomplissement de soi. Comme bien d'autres auteurs modernes, Sartre ne distingue pas très clairement entre la liberté qui consiste à "briser les chaînes" de l'oppression et des préjugés, et celle qui se manifeste par une auto-affirmation inconditionnelle de soi, voire par la revendication d'une sorte d'auto-engendrement : rien d'étonnant à cette confusion puisqu'elle est au coeur de l'idéologie moderne. Lorsque j'étais adolescent, j'ai entendu ou lu cette citation de Sartre (je ne sais toujours pas duquel de ses livres elle est tirée) : "La liberté est cette part de néant qui nous contraint à nous faire au lieu d'être." Je trouvais que cette fière affirmation sonnait très bien, et durant cette période de mes dix-huit ans (qui était celle aussi où je me grisais de la lecture d'Ainsi parlait Zarathoustra) je répétais la phrase de Sartre à qui voulait l'entendre. (La formule, il faut en convenir, était bien faite pour plaire à quelqu'un qui, tout juste sorti de l'enfance et de son admiration pour le personnage de Samson, se trouvait facilement séduit par ce qu'on pourrait appeler un usage phallique de la parole.) Dans une pièce de Sartre, Les Mouches, on voit Oreste apostropher Jupiter d'une manière qui rappelle les défis lancés par Prométhée : "Etranger à moi-même, je sais. Hors nature, contre nature, sans excuse, sans autre recours qu'en moi. Mais je ne 200 reviendrai pas sous ta loi : je suis condamné à n'avoir d'autre loi que la mienne."162 Dans Sens et non-sens de la révolte, Julia Kristéva cite ce passage163, favorablement semble-t-il. Dans l'ensemble de son livre, constatant le pouvoir qu'a le monde contemporain de nous absorber dans ses compromis envahissants, elle prône ce qu'elle appelle un "culture-révolte", réaction salutaire contre l'arasement de l'individu par la marée médiatique et technologique. Ce propos m'a fait souvenir du livre d'Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel (1968), dans lequel il disait que la société unidimensionnelle refoulait les vérités poétiques et métaphysiques comme les animaux dans les réserves, afin d'éviter leur action subversive164. Je me suis souvenu également des nombreux sermons entendus dans mon enfance, dans lesquels le représentant du pouvoir spirituel mettait en garde ses ouailles contre leur propension à se laisser absorber par les soucis et les compromis d'une vie quotidienne "unidimensionnelle", et les exhortait à se réveiller et à reprendre le combat - bref, à se porter à la rencontre de leur être véritable. Cette série d'associations sur la lancée d'une phrase de Sartre montre à quoi conduit le ressassement complaisant de l'idéal d'émancipation : au conformisme et à la soumission - soumission au vieux courant héroïque de la prédication occidentale, conformisme à l'égard de valeurs recyclées sans examen critique. La rhétorique de l'authenticité héroïque, Simone de Beauvoir la déploie à partir de l'exemple d'un réprouvé célèbre : le marquis de Sade. Dans les années cinquante, Sade entre dans le panthéon des écrivains. Non sans difficulté, bien sûr. Il faut que des esprits aux idées avancées prennent sa défense. C'est l'occasion pour la posture Théâtre, I, Gallimard, 1947, p. 113. Fayard, 1996, p. 336. 164 Editions de Minuit, 1968, p. 208. 162 163 201 d'affrontement dont Shelley et plus encore Byron furent les héros emblématiques de reprendre du service. Un mélange de morale dans la lutte politique et d'immoralisme dans l'affirmation de soi : double manière de combattre une société d'injustice et de préjugés. Sade, dit Beauvoir, "a dépassé le sensualisme de son époque pour le transformer en une morale de l'authenticité". Dans le long article qu'elle consacre au marquis, Beauvoir semble prendre pour argent comptant ses développements philosophiques. En tous cas, elle fait de lui quelqu'un qui s'est délibérément et volontairement fixé sa voie : "Contre l'indifférence il a choisi la cruauté."165 C'est le moment d'ouvrir une parenthèse pour rappeler une chose que la tragédie grecque savait et que notre volontarisme tend à oublier : dans quelque direction que nous nous trouvions poussés à développer l'affirmation de nous-mêmes, la force même qui nous pousse nous invite à nous représenter qu'elle ne nous contraint pas, mais qu'au contraire c'est nous qui agissons volontairement : il nous serait pénible en effet d'admettre que nous n'avons pas le pouvoir de régir le mode d'affirmation de notre propre pouvoir. Le volontarisme - le fantasme de maîtrise -, lorsqu'il s'exprime dans les fières déclarations que Shelley place dans la bouche de Prométhée, nous paraît aujourd'hui avoir quelque chose de puéril. Et sans doute la posture byronienne paraissait-elle aussi un peu désuète aux auteurs qui, dans les années cinquante, exaltaient la subversion sadienne. Mais cela n'a pas empêché certains d'entre eux de profiter de l'occasion que Sade leur offrait pour adopter à nouveau cette posture. Car ce n'est pas celle-ci qui se démode, ce sont seulement les discours dans lesquels elle se met en scène. Lorsque, le temps C'est moi qui souligne. "Faut-il brûler Sade? (fin)", Les Temps Modernes, janvier 1952, p. 1228 et 1230. 165 202 ayant passé, ces discours perdent de leur fraîcheur subversive, laissant ainsi paraître la naïveté que dissimulait leur enveloppe de dureté, on s'en éloigne, et l'on croit ainsi s'être dépris de la posture qui les animait. Il n'en est rien, celle-ci renaît et se perpétue sous de nouvelles formes. Dans la posture d'auto-affirmation, l'illusion du volontarisme se double d'une méconnaissance quant à la transgression. Les déclarations faites par Jean Paulhan, toujours à propos de Sade, le montrent bien. En 1956, la parution des oeuvres de Sade aux éditions Pauvert fait l'objet d'un procès pour outrage aux bonnes moeurs. A cette occasion, Paulhan fait une déposition dans laquelle il explique à Maître Maurice Garçon que "Sade est venu à une époque où une sorte de philosophie un peu molle admettait sans réserve que l'homme était bon et qu'il suffisait de le rendre à sa nature première pour que tout se passe bien. De là, Sade a été conduit, par contraste, à soutenir que l'homme était méchant, et à démontrer dans le détail, de toutes les façons, cette méchanceté qu'il a fondé le premier sur la sexualité." On assiste alors au dialogue suivant : Le président - "Je voudrais que vous nous expliquiez où vous voyez la pureté de cette philosophie, qui me paraît destructrice. J. Paulhan - Il y a une pureté dans la destruction. C'est Saint-Just qui a dit... Le président - Vous trouvez que la pureté de la destruction n'est pas dangereuse pour les moeurs? 203 J. Paulhan - Elle est dangereuse. J'ai connu une jeune fille qui est entrée au couvent après avoir lu les oeuvres de Sade, et parce qu'elle les avait lues."166 On voit ici le niveau réfléchi des idées contaminé et pour ainsi dire absorbé par le niveau non-conscient de la posture (qui est un scénario agi de l'affirmation de soi). Dans sa défense de Sade, Paulhan s'appuie d'abord sur une thèse philosophique - la même que celle que je soutiens dans cet essai : Sade était fondé à refuser la niaiserie diffusée par la pensée des Lumières. Mais comme en même temps, aux yeux de Paulhan, Sade est représentatif de la révolte contre l'ordre établi, posture qu'il fait sienne, défendre Sade, c'est suivre son exemple. Sade, dangereux? Oui, mais seulement pour ceux qui reculent devant "la pureté de la destruction" - c'est-à-dire ceux qui se réfugient dans la bigoterie. Avec son histoire de jeune fille au couvent, Paulhan se dresse devant le président comme Sade lui-même défiant l'ordre établi. Paulhan est passé insensiblement d'une réflexion sur la méchanceté à une posture d'affrontement. En glissant ainsi du niveau des idées à celui du scénario, Paulhan glisse du constat (il y a chez les êtres humains une propension au mal) au jugement de valeur (il est bon d'exercer ce mal, même si ou parce que cela répugne à la pusillanimité du bourgeois). La confusion réside à la fois dans l'ambiguïté du qualificatif de "bon" et dans la nature du mal dont il s'agit. Comme Lacan l'a souligné, Sade montre que nous pouvons trouver du "bonheur dans le mal" et pas seulement dans le bien, apport dont Freud a su faire son profit167. Cependant, l'oeuvre de Sade ne constitue pas à proprement parler le moment "inaugural d'une subversion" : l'idée J. Paulhan, Oeuvres complètes, Cercle du livre précieux, Paris, 1969, t. IV, p. 39-40. 167 "Kant avec Sade", Ecrits, Seuil, 1966, p. 765-766. 166 204 d'une jouissance dans le mal était déjà familière à la conception augustinienne de l'être humain, et elle se trouve exprimée de la manière la plus radicale et la plus éclatante dans le cri que jette le Satan de Milton : "Evil be thou my Good!", "Que le mal soit mon bien!"168 Il est évident que dans la perspective augustinienne, la jouissance éprouvée à faire le mal n'est pas moralement bonne. Chez Paulhan et d'autres, la distinction entre les deux sens du mot "bon" s'estompe ; et en même temps, le mal dont il s'agit de jouir passe du registre d'une cruauté effectivement destructrice (par exemple les maux que les Espagnols, d'après Las Casas, firent endurer aux Indiens169) à une forme de cruauté qui s'exerce dans le champ de la liberté sexuelle. Ce passage s'effectue silencieusement, d'une part à travers l'idée, qui se veut freudienne, que la méchanceté humaine serait fondée sur la sexualité (une méchanceté par conséquent pas si méchante que ça). D'autre part en prenant le contrepied du puritanisme chrétien (le puritanisme a eu tort de condamner la sexualité, il est temps de la revendiquer comme un bien et une liberté). Au bout du compte, la transgression en tant que passage réel à la destruction se trouve éludée. Précisément parce que la littérature a le pouvoir de faire revivre l'illimitation réelle dans un texte, l'écrivain veut croire qu'il transgresse pour de bon alors qu'il se livre en fait à des transgressions esthétisées ou érotisées. Du coup, pour lui, la différence s'efface entre le semblant et l'illimitation réelle. Un effacement qui rejoint par une autre voie celui auquel la niaiserie elle-même aboutit. Le puritanisme des bons sentiments innocente 168 169 Livre IV, vers 110. J. Paulhan, ouvrage cité, p. 28. 205 l'homme : ce qu'il désire fondamentalement, c'est le bien. La transgression selon Paulhan - étant, comme chez Bataille (et déjà chez Shelley et Byron) esthétisée - n'est qu'une expérience des limites : il n' y a pas de véritable trangression puisque ce qui est franchi, ce n'est au fond que la barrière sociale des préjugés et de la médiocrité. En se rendant coupable, on demeure donc innocent - et l'on atteint même à une pureté supérieure. La figure du coupable innocent donne toute sa grandeur à la posture d'affrontement liée à l'idéal d'émancipation. L'ouvrage présenté par Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère..., offre une remarquable illustration de cette figure. En 1835, en Normandie, un paysan de vingt ans tue sa mère, sa soeur et son jeune frère. En prison, il rédige non pas sa confession, mais le texte qu'il avait le projet d'écrire avant de commettre son triple crime. Celui-ci apparaît donc comme le fruit d'une longue fermentation silencieuse. Le jeune homme avait l'intention de conclure son action en se donnant la mort. En prison il se voit déjà mort ; il se pend en 1840. Dans son mémoire s'exprime la souffrance de ses proches. La vie de labeur de sa grand mère, le mari de celle-ci pendant vingt ans malade et invalide, un seul de ses quatre enfants encore en vie - le père de Pierre Rivière - et ce père en butte à la haine de son épouse, humilié, persécuté par elle ("les peines continuelles qu'il endurait", écrit Pierre Rivière). Et à nouveau la plainte qu'ont livré des tablettes mésopotamiennes et que Job adresse à Yahvé : "Ah, dit-elle en pleurant..., je voudrais être dans le cimetière, ah faut-il que j'aie eu tant de mal dans ma vie pour en être récompensée de la sorte, pour qui que le bon Dieu en fait donc tant souffrir."170 Et le jeune 170 Moi, Pierre Rivière, Gallimard-Julliard, 1973, p. 103-104. 206 homme sur lequel retombe le poids de ces souffrances, ce jeune homme en proie à un déchirement insupportable : n'être rien, être tout : - "Je montrais des singularités. Mes compagnons d'école s'en apercevaient ils se moquaient de moi, j'attribuais leur mépris à quelques actes de bêtise que je pensais avoir fait dès les commencements, et qui suivant moi m'avaient discrédité pour toujours." - "J'étais dévoré des idées de grandeur et d'immortalité, je m'estimai bien plus que les autres." Le fantasme du renversement du rien en tout s'empare donc de Pierre Rivière, un renversement qui s'opérera par la vengeance et le suicide ("me venger de tous ces gens là"). "Je conçus l'affreux projet que j'ai exécuté. (...) Il me sembla même que dieu m'avait destiné pour cela, et que j'exercerai sa justice." Pour défier des lois humaines iniques, il s'agit de prendre modèle sur de grands exemples de sacrifice. Ainsi, l'un des frères Macchabées qui tua un éléphant sur lequel se trouvait le roi ennemi, "quoiqu'il sut qu'il allait être étouffé sous le poids de cet animal" (comme Samson sous les pierres du temple philistin). Et Notre Seigneur Jésus Christ, qui "est mort sur la croix pour sauver tous les hommes, pour les racheter de l'esclavage du démon, du péché, et de la damnation éternelle". Pierre Rivière nourrit, comme il le dit lui-même, des idées sublimes. Pour forcer le destin - l'impossibilité d'exister - et, enfin, réparer, s'affirmer dans un éclat aveuglant, Pierre Rivière convoque le vieux scénario de la sublimité dans l'affrontement destructeur. "Un martyr, comme il le croyait lui-même ; un monstre, comme l'on décidé ses juges", écrira un journal du Calvados. 207 Quelles figures Foucault et ses collaborateurs convoquent-ils autour de Pierre Rivière? Des figures plus modernes, qui ne sont pas inspirées par la Bible, mais qui procèdent cependant du même scénario que celui dans lequel le jeune homme s'était lui-même inscrit. Comme la créature de Frankenstein, "l'autre (indigène, sauvage ou péquenaud) ne peut pas se nommer (...), en tant qu'homme il n'est plus rien du tout. Alors, il ne lui reste que la possibilité d'inverser les valeurs. (...) Pour qu'on l'entende, il faut qu'il tue." L'oppression, l'écrasement qui accablent les paysans sont les mêmes que ceux décrits par Michelet dans La sorcière. Comme la sorcière, certains se rebellent. Ils se dresssent, ils se sacrifient. "Evénement exemplaire, le meurtre ici vise, dans un monde figé, l'intemporel de l'oppression et l'ordre du pouvoir."171 Dans sa présentation de l'ouvrage, Foucault écrit que "par une sorte de vénération, et de terreur aussi peut-être pour un texte qui devait emporter avec lui quatre morts, nous ne voulions pas surimposer notre texte au mémoire de Pierre Rivière. Nous avons été subjugués par le parricide aux yeux roux." Simone de Beauvoir, dans le texte auquel je me suis référé, donne cette citation de Sade : "Le crime a un caractère de grandeur et de sublimité qui l'emporte et l'emportera toujours sur les attraits monotones de la vertu."172 Dans le même numéro des Temps Modernes où paraît l'article de Beauvoir, Etiemble consacre un article au mythe de Rimbaud : "l'aventurier, le fou, le criminel et le poète assassiné", écrit-il. Et il montre qu'après Rimbaud, d'autres grandes figures incarneront chacun de ces qualificatifs, en l'auréolant de la même idéalisation. Le criminel, 171 172 J.- P. Peter et Jeanne Favret, "L'animal, le fou, la mort", p. 254, 251, 250 et 252. "Faut-il brûler Sade (fin)", Les Temps Modernes, janvier 1952, p. 1221. 208 c'est Genet : le "caractère sacré du criminel, que Genet, dans son oeuvre entier, s'efforce d'accréditer".173 Aux yeux de Foucault, Pierre Rivière est une sorte de Genet ; et Genet est lui-même, à ses propres yeux, une sorte de Christ. Genet, écrit Catherine Millot dans l'étude qu'elle lui a consacré, voulut "opérer des retournements triomphaux, des renversements héroïques, s'inspirant du message évangélique : les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. Les damnés de la terre sont les élus du poète et son regard se confond avec celui dont Dieu nous contemple." Genet accorde donc à la perdition une valeur rédemptrice174. Ce n'est pas là, ajouterai-je, un trait qui lui est propre ; Genet - comme Bataille, comme Pierre Rivière et tant d'autres - ne fait que se confier à la vieille élaboration occidentale d'un fantasme de toute puissance qui implique à la fois une dévalorisation de ce qui est relatif et une identification de l'absolu du rien à l'absolu du tout. Dans ce dernier chapitre, j'ai voulu montrer que les idées modernes d'émancipation sont sous-tendues par une posture d'affontement liée à un vieux scénario héroïque qui, lui-même, implique une conception du monde fondée sur deux niveaux de réalité. La tradition occidentale, il faut le rappeler, n'a pas connu d'idéal qui n'en appelle à une forme de dépassement de la condition humaine, à une solution. La sagesse, la gentillesse du tact ont quelque chose d'accommodant, il leur manque un côté dramatique. Donc, pas de sages à la chinoise, mais des saints, des Prométhée et des forcenés. 173 174 "Un mythe explose", p. 1264 et 1268. Gide Genet Mishima. Intelligence de la perversion, Gallimard, 1996, p. 82 et 89. 209 210 Conclusion Tant qu'on pense que la méchanceté n'est due qu'à des causes extérieures, tous les espoirs sont permis : société régénérée et harmonieuse, homme nouveau, fraternité, fin de l'exploitation, éradication du racisme, etc. Admettre au contraire que la racine intérieure de la méchanceté ne peut être arrachée, c'est reconnaître qu'il n'y a pas de solution. Mais reconnaître qu'il n'y a pas de solution, ça ne veut pas dire qu'on ne peut rien faire. Que peut-on faire pour s'améliorer soimême et pour améliorer la société? Les pages qui précèdent ne fournissent évidemment pas les réponses, mais elles permettent tout de même d'esquisser quelques suggestions. Prenons d'abord la question de l'amélioration personnelle. Le perfectionnement moral de soi n'est pas à la mode : aujourd'hui, la vie personnelle et les relations entre proches sont psychologisées ; ce qui est moralisé, ce sont les relations à distance. Ces dernières sont prises en charge par ce que j'ai appelé le "triangle des relations morales" (dénonciation du mal, compassion pour les victimes) dont le champ est politique, social et humanitaire. Partage discutable, bien sûr, même si, pour ce qui est de la vie personnelle, il vaut certainement mieux comprendre que condamner. Mais qu'il y ait à comprendre ne signifie pas que la question du bien ou du mal que l'on fait ne se pose plus. Se préoccuper d'aller bien ou d'aller mieux est un souci légitime et même recommandable ; ce souci conduit à poser autrement la question de devenir meilleur, mais il ne la fait pas disparaître. 211 Il a plusieurs fois été question dans ce livre du "puritanisme des bons sentiments". J'y ai vu une forme d'auto-idéalisation. Celle-ci s'appuie sur le raisonnement suivant : je distingue nettement le bien du mal ; devant le spectacle du persécuteur et de sa victime, je me range du côté du bien ; donc, je suis bon. Ce sophisme complaisant va évidemment à l'encontre du perfectionnement de soi puisqu'il fait comme si celui-ci était déjà acquis. Le perfectionnement de soi passe donc par un processus de désidéalisation. Il s'agit de reconnaître l'ambivalence de notre fonds d'illimitation, c'est-à-dire de reconnaître qu'en nous, les forces de vie et les forces qui nous poussent à la méchanceté s'alimentent à la même source. Ces forces ne sont donc pas bonnes ou mauvaises en elles-mêmes ; tout dépend des relations qu'elles nouent ou ne nouent pas avec l'autre pôle, celui de la limitation. Prenons un exemple. Nous pouvons éprouver un sentiment sans pour autant réaliser que nous l'éprouvons, ou bien en le sachant mais en nous méprenant sur sa nature : nous trouvons quelqu'un détestable pour telle ou telle raison, et ce jugement circonstancié nous dispense d'apercevoir les sentiments que nous éprouvons à son égard, ou bien nous présente ces sentiments comme étant justifiés (il est l'agresseur, nous sommes la victime). Dans ce cas de figure très banal, les forces qui orientent notre comportement à l'égard de la personne dont il s'agit échappent à la limitation qui, si elle s'appliquait à ces forces, les remanierait. Cette limitation, ce serait l'acte mental d'identifier le sentiment éprouvé, et de le reconnaître comme étant injustifié. "Ayant un esprit haineux, dit un texte bouddhique ancien, le moine sait : «Ceci est un esprit haineux», quand la méchanceté est en lui, il sait : «En moi est la 212 méchanceté»"175. la manière dont agit le processus de délimitation est paradoxale : je me surprends en train de nourrir de mauvais sentiments - de la haine, de l'envie, un désir de supplanter l'autre, de le faire disparaître ; me voici donc moins bon, moins justifié que je voulais le croire ; la frontière entre le bon et le mauvais ne passe plus à l'extérieur de moi, elle passe à l'intérieur de moi : je me suis désidéalisé (un peu). Cependant, au prix de cette perte, mes mauvais sentiments sont devenus moins intraitables qu'ils l'étaient lorsque je les méconnaissais ; ils sont entrés dans un champ de différenciation qui, en les mettant en contact avec d'autres aspects de ce que je suis et de ce qu'est la réalité, les ouvre à une certaine élaboration, les oriente vers une relative viabilité. Il est inévitable que nous éprouvions de mauvais sentiments, c'est pourquoi ceux-ci nous posent des problèmes comparables à ceux que le désir sexuel a posé au puritanisme. Reconnaître ses mauvais sentiments (c'est-à-dire à la fois les identifier et admettre qu'ils viennent de nous, qu'ils ne se réduisent pas à une réaction justifiée) est coûteux ; mais ne pas les reconnaître est également coûteux. Les reconnaître, c'est à la fois perdre l'idéalisation de soi à laquelle on attachait le sentiment de sa valeur et perdre l'entièreté dont on tirait une satisfaction narcissique. Ne pas les reconnaître, c'est limiter sa vie au cercle des bons sentiments, c'est abandonner l'énergie répudiée à un destin empoisonné et empoisonnant. Il y a donc un profit à apprivoiser sa propre méchanceté, qui compense en partie la perte que cette reconnaissance implique. En ce sens, la lecture de ce livre aura peut-être apporté au lecteur un soulagement - pas très différent, somme toute, de celui que procure la violence Walpola Rahula, L'enseignement du Bouddha d'après les textes les plus anciens, Seuil, 1978, 141-142. 175 213 des films d'action : le plaisir de renouer avec une part de lui-même pleine de vie, part dont le puritanisme des bons sentiments l'oblige à se priver. Laissons la question du perfectionnement de soi et passons au problème général de l'amélioration de la société. Sur ce point, ce que les pages qui précèdent suggèrent essentiellement, c'est de se défier de la vision que la morale tend à donner de la méchanceté : quelque chose sur quoi le discours du bien devrait pouvoir agir. J'ai souligné à plusieurs reprises le fait que, pour comprendre la méchanceté, il faut distinguer le sujet de l'existence du sujet de la connaissance. En effet, dès lors que nous professons des idées morales, nous sommes portés à croire que le sujet de la connaissance a le pouvoir de surplomber et de régir le sujet de l'existence : il nous est agéable de penser que nous sommes les maîtres de notre comportement, surtout lorsque celui-ci correspond aux idées que nous professons. Du coup, nous sous-évaluons l'importance du réseau existentiel qui soutient notre manière d'être et d'agir. Par "réseau existentiel", je veux dire toute l'épaisseur de la vie en société dans laquelle nous sommes pris, avec ses différents types de relations (familiales, amicales, professionnelles) et ses différents tissus de contraintes et de possibilités (espace de la ville, emploi du temps et relations entre le passé et l'avenir, vie économique, institutions juridiques et politiques, etc.). Il est vrai qu'il y a des cas où seuls les principes auxquels nous nous référons commandent notre action ; mais ce sont précisément des cas où nous ne sommes pas engagés dans une relation avec l'autre ; pour que la morale, le droit ou le règlement soient seuls à parler, il faut qu'il y ait désaffiliation ou que la relation soit une relation à distance (avoir seulement affaire à l'idée qu'on se fait des autres). 214 Etre honnête, juste et bienveillant est une manière d'exister. Etre méchant est également une manière d'exister. Il est donc essentiel de distinguer la morale en tant qu'elle nous propose un but, de la morale en tant que discours se voulant un moyen d'action. On peut reconnaître au bien une valeur absolue, il n'empêche que le discours qui proclame et rappelle cette valeur absolue n'aura jamais, quant à lui, qu'un pouvoir relatif. Vouloir transformer les gens par la prédication, c'est croire que l'on peut se soulever de terre en se tirant par les cheveux. Appréhender une situation uniquement en termes de morale est donc, au fond, immoral : il y a là une paresse, un refus de l'effort qui est nécessaire pour discerner dans la situation les traits spécifiques qu'il faudrait pourtant connaître et comprendre pour mieux agir. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut douter de l'efficacité qu'auraient des cours d'éducation civique et morale dans les collèges, une mesure que l'on envisage lorsqu'on se trouve confronté à "la violence de ces jeunes qui n'ont pas de repères". En effet, si la parole a le pouvoir d'apporter des repères, c'est à condition de s'articuler à l'expérience vécue. L'éducation civique, par conséquent, ne doit pas être séparée de la pratique des relations dans le collège, notamment des triviales et rebutantes questions de discipline. Pour nobles qu'elles soient, les idées, à elles seules, ne changent pas nos manières d'exister. Il faut pour cela que ces idées se traduisent un peu moins en discours et un peu plus dans les conditions réelles qui déterminent les formes de la coexistence. La morale peut régler des relations, mais elle ne peut pas les constituer (en ce sens, il n'y a pas de relations morales). La volonté morale d'amélioration doit compter avec la constitution des relations humaines et s'intéresser de près à la complexité des facteurs qui les déterminent. 215 Ces remarques invitent à souligner les limites de l'essai qu'on vient de lire. Celui-ci permet, je l'espère, de reconnaître la racine intérieure de la méchanceté et de mieux comprendre les effets observables qui en découlent ; mais, comme je l'ai précisé dans l'introduction, cela ne suffit pas pour appréhender tout ce qui, dans des manifestations de méchanceté, est dû à un contexte historique et social spécifique. J'aimerais donc, pour finir, proposer quelques indications visant à articuler la question de la source intérieure de la méchanceté à l'autre question, celle des conditions sociales extérieures dans lesquelles la méchanceté se produit. Pour présenter ces indications, il est commode de découper l'éventail des relations humaines en trois grandes classes : 1- l'ensemble des relations dans lesquelles les individus produisent mutuellement le sentiment de leur existence. On parlera dans ce cas de coexistence, d'"être à plusieurs" ou d'affiliation ; 2 - l'ensemble des relations dans lesquelles, pour que l'existence de l'un s'accroisse, il faut que celle de l'autre diminue. Il y a ici antagonisme, méchanceté et destruction ; 3 - l'ensemble des cas où l'autre est extérieur à notre sphère d'existence : éloignement, évitement, neutralisation. Dans nombre de cas on peut observer une intersection entre les deux premiers ensembles ou une oscillation entre les deux176. Soit des personnes ou des groupes qui existent sur la base de quelque chose qui leur est commun, qui aiment la même activité, les mêmes lieux, les mêmes choses, les mêmes valeurs. Tous désirent ce qui leur paraît soutenir leur existence. Ce désir les pousse à comprendre l'intérêt qui leur est commun, celui de préserver les ressources Un fait souvent mentionné par les ethnologues, par exemple EvansPritchard dans Les Nuer, Gallimard, 1968. 176 216 matérielles, les institutions et les pratiques qui permettent à chacun d'associer son bien-être à celui des autres. Mais ce désir les pousse également dans une autre direction : désir d'en avoir plus que l'autre ou d'avoir ce que l'autre a, désir d'avoir une meilleure place que l'autre ou de prendre sa place. En même temps qu'ils soutiennent les affiliations, les biens matériels et immatériels alimentent les rivalités. Le fait qu'aucune société ne puisse jamais réaliser l'harmonie n'en rend que plus précieux et plus intéressants les multiples arrangements et dispositions qui maintiennent tant bien que mal un certain équilibre ou qui permettent d'améliorer celui-ci. Voici un exemple de méchanceté ordinaire suscité par l'amour des mêmes choses. Le rez de chaussée d'une maison est à vendre. Un couple s'y installe avec ses deux enfants, un garçon et une fille qui sont maintenant des adolescents. Au premier étage habite depuis des années une vieille dame. Le petit jardin qui est derrière la maison est lié à la propriété du rez de chaussée, la dame doit désormais se limiter à son domaine légal. De sa fenêtre elle observe cette jeunesse, qui reçoit ses amis, qui prend des bains de soleil sur la pelouse ; l'envie aiguise sa réprobation. Il lui faut supporter le bruit de leurs voix, de leur musique ; elle proteste, elle fait venir la police. Agée et solitaire, il ne lui reste plus que ça, remplir le vide de ses journées du souci de ses voisins, sentir que, quoi qu'ils veuillent, elle occupera malgré tout une place dans leur esprit. Elle n'a plus d'autre mode d'existence, c'est donc plus fort qu'elle, elle les envahira de ses procès, elle y sacrifiera ses économies. Un travailleur social qui fait office de médiateur s'efforce de calmer le jeu, il prend les choses avec patience, il a l'habitude des conflits de 217 voisinage : l'autre mitoyen, l'autre qui empiète sur moi, le persécuteur que je rêve de supprimer. Renversement de l'ami en ennemi, affrontement, duel, tout cela fascine. Du coup, lorsqu'on se penche sur la violence, on néglige souvent le troisième ensemble (éloignement, neutralisation) qui, par nature, tend à passer inaperçu. Il joue pourtant un rôle considérable aussi bien dans la vie sociale la plus paisible que dans les processus qui conduisent à la méchanceté. Chacun de nous distingue entre ceux avec qui il a un lien et les autres. Dans le cercle de nos proches, il y a les moments où nous sommes en contact et les moments où le contact est suspendu (il est en effet insupportable d'être obligé de maintenir le contact activé en permanence, même avec des personnes que l'on aime). Cette alternance est déjà observable chez le nourrisson, ainsi que la neutralisation des personnes qui ne lui sont pas familières. Nous pouvons bien inclure tout le monde dans la sphère du savoir (par exemple lorsque nous lisons le journal), mais dans notre sphère d'existence nous ne pouvons inclure qu'un nombre limité de personnes, et ceci avec une alternance d'activation et de désactivation. Le processus de neutralisation - il faut insister sur ce point - est donc en lui-même à la fois sain et universel. Il est d'ailleurs inscrit dans le langage sous la forme de la troisième personne : sont neutralisés tous les ils dont je et tu s'entretiennent. Cependant, la neutralisation n'est pas moins sujette à l'instabilité que la coexistence. Celle-ci peut tourner à la rivalité ; la neutralisation tourne aisément à la dépréciation et à l'hostilité. Comment s'opère le passage? Les ils et les eux ne disparaissent pas de mon champ de conscience, je sais qu'ils existent, souvent même je les vois, je les croise dans la rue. Mais j'existe aussi bien sans eux, il n'y a pas entre nous l'existence commune que procure le fait d'aimer 218 la même chose, de participer à la même sphère d'existence. Les ils et les eux existent dans d'autres sphères, ce qui compte pour eux n'est pas ce qui compte pour moi. Et c'est là que leur existence peut commencer à me gêner. Ce qui vaut à leurs yeux réduit indirectement l'étendue de ce qui vaut à mes yeux : ils ne font pas allégeance à ce qui soutient l'idée que je me fais de ma valeur, ils vivent comme si ce qui est important pour moi (pour nous) n'existait pas. Ainsi, indirectement, ils déprécient ce par quoi je m'apprécie. Nos différences nous appauvrissent (elles ne nous enrichissent que si, d'abord, nous nous sommes trouvés un terrain commun). Si en outre, je dois côtoyer ces autres alors qu'ils ne pratiquent pas les usages et les manières qui, dans mon entourage, constituent un terrain d'entente et me permettent de savoir où j'en suis avec mon interlocuteur ou mon partenaire, alors, me voici dans l'impossibilité de délimiter et de situer ce qu'ils me veulent. Je ne sais comment ménager une relation avec eux. Je me sens impuissant, ils me font peur. C'est comme si je me trouvais confronté à une présence non-délimitée, de sorte que je ne puis m'empêcher de projeter sur eux le fantasme de l'absolue malfaisance. Tous ces autres m'exposent donc à une humiliation et à une menace, celles de me sentir submergé par l'écoeurante disparité de la macédoine humaine. Ainsi, comme les membres du nous contribuent mutuellement au maintien et au renforcement de leur sentiment d'exister, ils sont portés à retirer aussi du eux un surcroît d'existence, et c'est précisément ce qu'ils obtiennent en étant méchants avec eux. Comme je l'ai montré au cours des chapitres qui précèdent, la dépréciation et la haine, la souffrance infligée et la destruction, primo, apportent au nous un plus-être que la bienveillance ne saurait lui donner ; secundo, lui offrent réparation 219 du moins-être que lui inflige toute non-allégeance aux insignes auxquels il attache le sentiment de sa valeur ; tertio, lui permettent de jouir d'une entièreté qui est l'image en miroir de l'illimitation mauvaise projetée sur ces autres. L'enchaînement que je viens de retracer me porte à contester la thèse soutenue par Pierre Clastres dans Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives177. La thèse de Clastres présuppose une conception de l'être humain de laquelle est absente l'idée d'une amorce intérieure de la méchanceté. Pour lui, la guerre permanente que se font de nombreuses sociétés primitives répond à une fonction. Non pas celle, pour un groupe, de faire triompher ses intérêts (les enjeux économiques, ou bien sont absents, ou bien se réduisent à des prétextes), mais celle de maintenir les groupes séparés et ainsi, d'empêcher la formation d'un état : le morcellement serait le but de la guerre. Pour soutenir cette thèse, Clastres est obligé (comme Carl Schmitt, mais pour une autre raison que lui) d'admettre que "les Autres sont classés d'emblée en amis et en ennemis". Clastres ne prête donc pas attention à la possibilité, pourtant largement pratiquée, de classer les autres en zone neutre. Du coup, il laisse échapper un aspect de la violence qui est pourtant essentiel : le passage de la neutralité à l'hostilité. L'évitement des autres groupes suffirait à préserver chaque groupe de la formation d'un état. Si à cette mise à distance s'ajoutent l'hostilité et la guerre, c'est donc pour d'autres raisons. Un peu comme dans le cas banal de ces automobilistes qui profitent de la distance protectrice qu'instaure la coque vitrée de leur véhicule pour déverser leur hargne sur les piétons ou sur d'autres conducteurs. 177 Editions de l'aube, 1997. 220 Voici deux exemples dans lesquels on peut voir comment s'effectue le passage de la neutralité à la désaffiliation agressive. Premier exemple. Plusieurs élèves d'une classe ont l'habitude de jouer ensemble à la récréation. Ceux avec qui ils ne jouent pas sont donc plus ou moins neutres à leurs yeux. Parmi les "neutralisés", il y a des enfants qui, à cause de leur origine sociale, ont des manières d'être très différentes des leurs. Dans leur cas, pour les raisons que j'ai données plus haut, la neutralisation se teinte donc d'une certaine hostilité. Cependant celle-ci reste contenue, tout simplement parce que ces autres étant liés entre eux, ils se font craindre. En revanche, l'un des élèves de la classe, lui aussi étranger au groupe de ceux qui jouent ensemble (il n'est pas leur genre) apparaît, de plus, isolé. Les membres du petit groupe peuvent donc s'en prendre à lui. Ils en font la cible de leurs sarcasmes. Un jour, excités par la jouissance qu'ils se procurent ainsi à moindres frais et enhardi par leur impunité, ils s'acharnent sur lui. Le lendemain, la victime est absente. L'enfant est déprimé, malade, il ne veut pas retourner à l'école. Les parents se plaignent auprès de l'instituteur. Second exemple. En juillet 1942, le 101e bataillon de réserve de la police allemande est envoyé à Josefow, en Pologne. Il est essentiellement composé d'ouvriers et d'employés de la ville de Hambourg. Leur chef leur explique qu'il s'agit de rafler les mille huit cents Juifs qui vivent là et d'abattre dans la forêt voisine femmes, enfants et vieillards. Pour des hommes qui ne connaissent rien au métier de bourreau, cette journée de tuerie est très éprouvante. Certains se sont dérobés à la tâche ; la seule sanction qui leur est réservée est d'être regardés par leurs camarades comme des lâcheurs ou de ne pas être considérés comme des "hommes". 221 D'autres ont retrouvé parmi les Juifs de Josefow tel ou tel qu'ils avaient connus à Hambourg. Le soir, tout le monde se saoûle. D'autres opérations suivront ; progressivement, ils s'y font. Autant que de nouvelles techniques d'abattage, la propagande anti-juive les aide à creuser l'écart entre eux et leur victimes178. Je raconte cette histoire (et aussi celle de soldats du Viet Nam qui n'avaient pu s'empêcher de vomir la première fois qu'on leur avait ordonné de mitrailler des civils du haut de leur hélicoptère) à un ami qui a des responsabilités dans une grande entreprise. Luimême a été chargé, me dit-il, de licencier plusieurs personnes. Il les connaissait vaguement ; il lui était arrivé, à la cafétéria, d'échanger quelques paroles avec certaines d'entre elles. Il me dit que pour la première personne, il était très mal à l'aise et qu'il ne savait pas comment s'y prendre. Ce qui était difficile, surtout, c'était d'aller à l'encontre d'une relation qui, si lointaine soit-elle, était néanmoins marquée par le fait de travailler dans la même entreprise, donc par une affiliation. Peu à peu, il s'était forgé une contenance, il avait appris à se détacher de ses interlocuteurs et à dire ce qu'il fallait dire. Et puis il avait constaté que, grâce à la posture de désaffiliation dans laquelle il était parvenu à s'établir, au-delà du désagrément qui persistait quelque chose d'autre pointait ; quelque chose que, maintenant qu'il m'en parle, il identifie comme une sorte de satisfaction : à travers le rôle qu'il remplissait, c'était la voix de la nécessité qui parlait ; une réalité plus grande que lui lui communiquait sa force et il participait de cette puissance souveraine. Voir Chr. R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1994. D'autres exemples dans le séminaire de Françoise Héritier, De la violence, Odile Jacob, 1996. 178 222 Toute forme de relation interhumaine, même si elle a quelque chose d'intolérable, engendre une addiction. Car, de même que l'eau, parce qu'elle tend à s'écouler, épouse les formes du terrain, la nécessité d'exister qui nous porte reçoit l'empreinte de la conjoncture relationnelle dans laquelle nous nous trouvons. L'eau (la nécessité d'exister) peut être encouragée par la pente que lui offre la situation ; dans ce cas apprendre à exister dans cette situation est facile et immédiatement profitable (les enfants dont j'ai parlé dans mon premier exemple). L'eau peut au contraire se trouver freinée par des obstacles (les policiers allemands en Pologne). Cependant, dès lors que la situation présente un écart entre "affiliés" et "neutralisés" ou entre affiliations fortes et affiliations faibles, la nécessité d'exister met à profit cette brèche. S'efforçant aveuglément de se trouver une assiette, elle fonde sa sphère d'existence sur les affiliations qui s'imposent à elle et s'écarte au contraire de celles qui en briseraient l'unité ou en réduiraient l'étendue. 223 TABLE DES MATIÈRES Introduction, 1 - La rançon du monothéisme, 2 - Le spectre de la malfaisance absolue, 3 - La démesure de Victor Frankenstein, 4 - Le couple infernal, 5 - Pitié pour le monstre, 6 - Pensée et raison d'un côté, littérature et passions de l'autre, 7 - Les bons sentiments, 8 - Complétude idyllique, complétude violente : l'ambigüité du désir de réparation, 9 - La révolte prométhéenne : idéal d'émancipation et posture d'affrontement, Conclusion, 224