La Méchanceté - François Flahault

Transcription

La Méchanceté - François Flahault
LA MÉCHANCETÉ
François Flahault
Descartes & Cie
1998
Traduction anglaise :
Malice, éditions Verso,
Londres, New York, 2003
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4e de couverture
À la question de la méchanceté humaine, écrit Primo Levi, que
répondre ?
La raison ne suffit pas à rendre pensable l’illimitation de notre
espace psychique et son possible investissement par un désir sans
bornes. Il faut, par imagination active, entrer dans le champ des
tensions qu’engendre le fait même d’exister, d’exister avec les autres
ou contre les autres.
Aussi l’auteur s’est-il laissé guider par des récits de fiction dans
lesquels ces tensions se traduisent par un enchaînement destructeur.
En particulier le fameux roman de Mary Shelley, Frankenstein, où
l’on peut entendre des raisons d’être méchant que la raison ne
connaît pas.
Et que nos bons sentiments préfèrent ignorer.
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Introduction
L'un des survivants d'Auschwitz, Primo Levi, s'est souvent
rendu dans des lycées pour apporter son témoignage de vive voix.
Au début des années 80, il avouait sa gêne devant les questions que
lui posaient les élèves : "Et maintenant, je voudrais vous le
demander, sauriez-vous répondre à cette question : pourquoi fait-on
la guerre? pourquoi torture-t-on ses ennemis, comme le faisaient les
Romains et comme l'ont fait les nazis? (...) Eh bien, moi, je ne sais
pas répondre, sauf par des généralités vagues sur le fait que
l'homme est mauvais, qu'il n'est pas bon. Sur cette question qu'on
me pose souvent, de la bonté ou de la méchanceté humaine,
comment répondre?"1
Primo Levi était sans doute mieux préparé à répondre à des
questions savantes qu'à cette question naïve. Les questions
"savantes" se ramènent à peu près à celle-ci :
Quelles sont les conditions historiques, sociales, idéologiques,
organisationnelles, etc. qui permettent l'enclenchement et le déploiement
d'une logique de la destruction?
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, on s'est beaucoup
posé cette question. Elle relève des sciences humaines, et ce sont
évidemment surtout des historiens qui l'ont étudiée, cherchant à
comprendre comment les nazis avaient pu en venir à exterminer des
millions d'êtres humains qui n'étaient aucunement engagés dans la
guerre. Cependant, lorsque nous prenons connaissance de ces faits
ou d'autres comme les massacres qui ont eu lieu au Rwanda ou qui
Le devoir de mémoire, entretien avec A. Bravo et F. Cereja, Mille et une nuits.
1995, p. 40-41.
1
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se produisent Algérie, ou encore, plus banalement, lorsque notre
attention est attirée par un fait divers qui implique haine, violence
ou cruauté, nous ne nous posons pas seulement des questions
"savantes". Nous réagissons aussi comme les élèves dont parle
Primo Levi, car ces faits singuliers jettent un trouble sur l'idée que
nous nous faisons de l'être humain en général. Ainsi, derrière la
question à laquelle répondent les sciences humaines rôde toujours,
en arrière-plan, une interrogation "naïve" qui, en fait, est une
interrogation philosophique. On pourrait la formuler ainsi :
Quelle est l'amorce intérieure de la méchanceté humaine?
C'est à cette question que le présent livre est consacré, une
question qu'il est est aujourd'hui nécessaire de poser. En effet, la
tentation de l'éluder - c'est-à-dire, au fond, la vieille tentation de
s'auto-idéaliser - ne conduit pas seulement à toutes sortes
d'errements individuels, elle soutient également la croyance en des
illusions partagées par un grand nombre. Celles-ci, on l'a beaucoup
dit, sont désastreuses lorsqu'elles orientent l'idéal politique de
sociétés entières2. Mais dangereuses aussi lorsqu'elles s'effondrent
car alors les bonnes volontés, qui avaient appris à associer le désir
du bien avec l'idéalisation, ou bien perdent le ressort qui les
animait, ou bien, pour ne pas le perdre, maintiennent au fond d'elles
mêmes une idéalisation à laquelle elles font seulement semblant de
renoncer.
Les formes de pensée contemporaines - en tous cas celles qui
sont marquées par l'esprit des Lumières et l'humanisme progressiste
des deux derniers siècles - tendent à éluder la question de l'amorce
intérieure de la méchanceté. On peut voir un exemple de cette
Voir par exemple F. Furet, le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au
XXe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.
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4
propension dans ce qui s'est récemment publié sur les crimes du
communisme, ou plutôt dans les leçons que les lecteurs croient
souvent devoir tirer de telles études : dans des pays très différents
les uns des autres mais qui avaient en commun le fait d'être sous un
régime communiste, le bilan des crimes qui ont été commis est
accablant ; décidemment, l'idéologie léniniste se révèle aussi
désastreuse que celle de Hitler. Pris en lui-même, cet enchaînement
d'idées n'est pas faux ; mais il le devient lorsqu'il porte à croire que
ce sont les mauvaises valeurs et elles seules qui sont à l'origine des
maux que les humains s'infligent les uns aux autres ; et qu'en
l'absence de ces idéologies pernicieuses, l'humanité échapperait à la
méchanceté. D'abord en effet, ce ne sont évidemment pas seulement
les mauvais principes qui conduisent les humains à se faire du mal
les uns aux autres : d'autres facteurs (comme la brutalité des
rapports de force économiques, la désorganisation politique,
l'incompétence et l'irresponsabilité généralisées) sont également
susceptibles d'y conduire. Ensuite, rien ne prouve que des facteurs
extérieurs soient seuls en cause et qu'aucun facteur intérieur à l'être
humain ne doive être pris en considération. Non seulement cela
n'est pas prouvé, mais les crimes, les massacres ainsi que les
innombrables manifestations de méchanceté banale qui jalonnent la
vie quotidienne et l'histoire de toutes les sociétés humaines nous
invitent fortement à envisager l'hypothèse inverse - c'est-à-dire à
nous poser la question que les lycéens adressaient à Primo Levi.
Pourquoi donc la pensée savante, la pensée éclairée tend-elle à
éluder une question que, pourtant, tout le monde se pose? La
propension humaine à l'auto-idéalisation n'est pas seule en cause :
c'est à travers une histoire spécifique que son action s'est exercée. La
question de l'amorce intérieure de la méchanceté a été explorée par
5
tout un courant de la pensée européenne depuis Saint Augustin, et
il se trouve que ce courant est celui contre lequel la pensée des
Lumières (qui est encore dans une large mesure la nôtre) a lutté et
s'est imposée. Le courant augustinien a pensé la méchanceté
humaine dans le cadre de la doctrine chrétienne de la Chute et du
Salut, en insistant sur la déchéance causée par le péché originel.
Cette conception pessimiste de la nature humaine s'articule à une
théologie de la grâce divine (l'homme, trop corrompu, ne pouvant
se sauver par ses propres forces) ainsi qu'à une justification de
l'autorité et de la contrainte exercées par l'ordre politique. On
dramatise le mal - laissés à eux-mêmes les hommes vont au pire pour dramatiser le remède ; ainsi le désastre prépare-t-il la voie au
Souverain Bien (c'est d'une manière comparable que procède
aujourd'hui René Girard : le désir humain, désir mimétique voué
aux impasses de la rivalité, conduit fatalement à la violence infinie à moins que le sacrifice ou, mieux encore, le christianisme...).
Plus le courant humaniste, rationaliste, libéral et émancipateur
se développait, plus les idées augustiniennes apparaissaient
contraires à l'esprit de progrès. Elles ont même parues franchement
répréhensibles lorsque, Darwin aidant, des auteurs d'extrême droite
(Carl Schmitt par exemple) ont pris argument de la violence
naturelle des rapports entre les humains pour prôner l'exercice de la
puissance et de la domination. Certes, Freud et Lacan dont la
conception de l'être humain se rattache au courant augustinien,
échappent à ce soupçon. Mais la psychanalyse n'est pas une
philosophie. Liée à l'expérience clinique sur la base de laquelle elle
s'est élaborée, elle ne saurait à elle seule offrir une conception
générale de l'homme et de la société.
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D'où la situation qui est la nôtre aujourd'hui : devenue
dominante, la pensée humaniste et libérale évite la question d'une
amorce intérieure de la méchanceté, à la fois parce qu'elle ne veut
plus entendre parler de l'ancienne réponse et parce que, s'étant
attachée aux facteurs extérieurs et circonstanciels de la méchanceté,
elle ne s'est pas préparée à fournir une réponse nouvelle.
Pour mieux comprendre cette situation, revenons un instant à
l'époque qui fut décisive pour le passage d'une conception
augustinienne de l'homme à une conception plus optimiste, c'est-àdire (en simplifiant évidemment beaucoup) à la charnière du XVIIe
et du XVIIIe siècles. Je me limite à deux repérages essentiels.
D'abord, un point de comparaison entre Hobbes et Locke : la
conception que chacun des deux philosophes se fait de l'homme à
l'état de nature. Hobbes publie son grand traité de philosophie
politique, le Léviathan, en 1651.Il ne cherche pas l'homme à l'état de
nature dans une hypothétique reconstitution de son état primitif : il
le trouve dans ce qui lui paraît être le comportement "naturel" des
hommes qu'il voit autour de lui. Et ce qu'il voit, c'est un être déchu
par le péché originel : chaque homme, à cause du prix infini qu'il
accorde à lui-même, s'oppose à chaque autre en des violences sans
fin ; de sorte que si la justice s'impose, c'est par contrainte et par
raison, mais non par nature. Une quarantaine d'années plus tard, en
1690, Locke publie son Traité du gouvernement civil. L'homme à l'état
de nature n'y apparaît pas dépourvu d'amour propre, mais le calcul
rationnel et la contrainte ne sont plus seuls à le contenir. Pour Locke
en effet, la droite raison, c'est aussi la loi naturelle, et celle-ci porte
l'être humain à l'égalité et à la sociabilité. Comme d'autres
intellectuels protestants de son époque, Locke assume le vieil
héritage humaniste de la philosophie antique (notamment dans sa
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formulation cicéronienne) et réduit considérablement l'incidence du
péché originel. Locke s'écarte donc de l'augustinisme qui, joint aux
conceptions patriarcales et théocratiques, justifiait l'absolutisme
politique.
Cependant, comme le second repérage va nous le montrer,
Locke ne renonce pas pour autant à l'idée qu'une amorce de la
méchanceté est présente dans l'âme humaine. En cela il est
comparable au poète Milton qui, plusieurs décennies avant lui, fut
un humaniste militant en faveur la liberté politique tout en restant,
dans son exploration des replis de l'âme humaine, un augustinien
convaincu. Trois ans après son Traité du gouvernement civil, Locke
publie De l'éducation des enfants. Voici ce qu'il y écrit dans un
paragraphe intitulé "Les enfants aiment naturellement l'empire
(dominion)" 3:
Je vous ai déjà fait remarquer que les enfants aiment la liberté, et qu'ainsi
l'on doit leur faire faire les choses auxquelles ils ont de la disposition, sans les y
contraindre en aucune manière. J'ajouterai maintenant qu'il y a une chose que
les enfants aiment encore plus que la liberté, c'est l'empire ; et cette passion est la
source de la plupart des habitudes vicieuses qui leur sont le plus familières. Cet
amour qu'ils ont pour la puissance et l'empire éclate de fort bonne heure. (...)
Nous voyons que les enfants, presqu'aussitôt qu'ils sont nés, ou, pour
m'exprimer plus exactement, longtemps avant qu'ils sachent parler, pleurent, se
dépitent, deviennent chagrins et de mauvaise humeur, seulement pour avoir la
liberté de faire tout ce qui leur vient en fantaisie : ils voudraient que les autres
se soumissent entièrement à leur volonté.
De sorte, ajoute Locke, qu'ils se "disputent souvent à qui sera
le maître et aura une autorité absolue sur tous les autres" ; et que, si
l'éducation ne vient pas corriger ce violent désir, ils cherchent à
dominer ceux qui leur sont inférieurs en force ou en pouvoir,
3
Traduction française, Paris, 1821, § 106. Voir également les § 111 et 120.
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affichant, par exemple, insolence et mépris à l'égard des
domestiques.
La vision que Locke a du nourrisson est assurément plus
proche de celle qu'en donna Saint Augustin au début des Confessions
(ou de celle que théorisera Mélanie Klein) que de la conception de
l'enfant proposée par Rousseau dans Emile, soixante ans seulement
après Locke. Rousseau, qui connaît l'ouvrage de Locke sur
l'éducation des enfants, prolonge certaines de ses vues mais
s'éloigne de lui sur un point capital. Chez Rousseau, plus aucun
effet du péché originel n'affecte l'homme naturel, pour la bonne
raison qu'à ses yeux le "péché originel", c'est le passage à l'état social
- un passage qui rend possible les progrès de l'être humain mais qui
en même temps le dénature et l'aliène. Il y a de la méchanceté dans
"l'homme de l'homme", il n'y en a pas dans l'homme tel qu'il sort
des mains de Dieu. Emile n'est pas corrompu par le désir d'exister
aux yeux des autres. Le sain amour de soi dont il est doté n'a donc
rien à voir avec l'amour propre dont les augustiniens stigmatisaient
la virulence. "Il n'a point de rapport nécessaire à autrui" : voilà la
phrase clé. Son être n'étant pas pris dans des relations avec les
autres, Emile ne pense ni n'agit par rapport à eux; il ne saurait donc
nourrir donc à leur égard aucun mauvais désir4. Comme Robinson
Crusoé, Emile illustre le rêve d'être soi, à l'exemple du Dieu unique,
sans avoir de rapport nécessaire à autrui. Un rêve qui, loin de
correspondre à la réalité, témoigne au contraire de notre désir de
nous idéaliser pour échapper à la réalité.
La réponse que je propose à la question de l'amorce intérieure
de la méchanceté prend appui sur trois thèses. Celles-ci se sont
progressivement imposées à moi à travers mon activité de
4
Emile ou de l'éducation, livre second, Garnier Flammarion, p. 110-111.
9
chercheur et ma participation à la communauté scientifique ; au
cours, également, de ma formation psychanalytique ; et enfin, tout
simplement, par l'expérience de la vie. Puisque cette expérience est
commune à tous, j'ai lieu d'espérer que le lecteur retrouvera dans
ces trois thèses quelque chose de familier, et même d'intime. Je les
présente ici brièvement (c’est l’ensemble du livres qui leur donne
sens, les illustre et en dégage les implications).
1 - Le sentiment que nous avons d'exister ne nous est pas donné
d'avance et une fois pour toutes. Nous savons tous par expérience que
la conscience que nous avons de nous-mêmes s'accompagne parfois
d'un sentiment d'inexistence (vécu avec des nuances diverses :
tristesse, impuissance, vide, etc.). Ce sentiment peut se développer à
la faveur de l'humiliation, de l'échec, l'envie, le ressentiment,
l'isolement, la dépression, la maladie, la dégradation des conditions
de vie, la perte d'un proche, etc. Notre sentiment d'exister est si
vulnérable que nous éprouvons le besoin de nous persuader qu'il ne
l'est pas. C'est pourquoi les conceptions, plus ou moins élaborées
philosophiquement ou religieusement, qui viennent étayer la
croyance en un "soi" ou un "sujet" qui ne serait pas tissé de la même
étoffe que la vie en société mais qui serait "naturel", "transcendant",
indépendant de nos relations avec les autres, de telles conceptions
jouiront toujours d'un grand crédit.
2 - La question d'exister nous met aux prises avec les autres. Nous
n'avons pas seulement affaire aux autres une fois que nous existons
et lorsque se posent à nous soit des questions d'utilité, soit des
questions morales. Nous avons affaire à eux dans notre être, et pour
ainsi dire avant même d'exister. C'est d'abord dans l'esprit de ses
parents que le bébé existe en tant que personne. Et la durée - la
dimension dans laquelle s'étend la conscience que nous avons de
10
nous-mêmes - ne se constituerait ni ne se maintiendrait si elle ne
prenait place dans l'ensemble plus vaste d'un temps social et si elle
ne se vivait pas conjointement avec la durée intérieure d'autres
personnes. C'est pourquoi, si nous n'occupions aucune place dans
l'esprit de personne, notre propre espace mental se viderait et
dépérirait comme une plante arrachée au sol qui la nourrissait.
3 - Le désir qui nous pousse à exister et à jouir n'a pas de limites.
Une hypothèse qu'il est facile d'avancer (c'est presque un constat)
mais qui reste difficile à expliquer. Avoir conscience de nous-mêmes
implique à la fois que nous percevions ce qui nous entoure à partir
de nous et que nous plaçions ces perceptions dans le cadre de nos
représentations (par exemple en situant un événement présent par
rapport au fil intérieur de nos souvenirs et de nos anticipations).
Notre corps n'est donc pas seulement une certaine quantité de
matière occupant une petite portion d'espace : c'est la demeure d'un
tout. Un tout qui fait l'expérience de lui-même dans l'invisible
dimension du temps ; expérience d'un tout autre ordre, par
conséquent, que celle du monde visible. Comme l'écrivait Boileau
dans sa traduction du traité Du sublime : "La Nature n'a point
regardé l'homme comme un animal de basse et de vile condition.
(...) Aussi voyons-nous que le monde entier ne suffit pas à la vaste
étendue de l'esprit de l'homme. Nos pensées vont souvent plus loin
que les cieux, et pénètrent au-delà de ces bornes qui environnent et
qui terminent toutes choses."5 Comment un tout pourrait-il être une
partie? Un tout, inévitablement, dépasse les bornes. Souffrir de
notre finitude, c'est donc aussi bien souffrir de notre infinitude. Ces
remarques semblent renouer avec des idées banales : un sentiment
Traité du sublime, chap. XXIX (correspondant au chap. XXXV du texte grec),
dans Boileau, Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1966.
5
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métaphysique ou religieux, une nostalgie de l'idéal. Il n'en est rien.
Nous verrons en effet que l'infini idéal n'est qu'un infini
domestiqué, aménagé, édulcoré, et que l'illimité radical ne se
manifeste pas par de beaux rêves, mais par le vide d'un puits sans
fond et le cauchemar de la destruction. Comme si l'énergie vitale qui
anime le corps humain, dès lors qu'elle se prolonge en une énergie
psychique, investissait du même coup une étendue absolue et sans
limites. Narcissisme abyssal, illimitation imaginaire, mais dont dont
la poussée bien réelle s'exerce sur chacun d'entre nous, pour le
meilleur et pour le pire. Une poussée qui, précisons-le, ne se réduit
pas aux pulsions biologiques : il y a une agressivité biologique chez
l'homme6 (notamment chez les jeunes mâles), mais la méchanceté ne
se ramène pas à celle-ci).
Coexister pour exister, en passer par les autres pour être et être
soi, c'est une nécessité ; mais c'est aussi un problème sans fin et sans
solution satisfaisante. Certes, des manières d'être, des modes de vie
et des médiations sociales permettent l'entretien mutuel du
sentiment d'exister ; contrairement à ce que suggère le courant
augustinien, gentillesse, sociabilité, bienveillance, bonté ne sont pas
de vains mots. Mais, contrairement à ce que l'humanisme des bons
sentiments encourage à croire, faire spontanément place aux autres
et par conséquent trouver son assiette à l'intérieur de certaines
limites ne va pas de soi. Certes, s'aimer, se reconnaître
mutuellement, "s'enrichir de ses différences", c'est merveilleux. Mais
ça n'empêche pas qu'il y a toujours des cas où, pour le dire
brutalement, les autres nous emmerdent.
Sur ce point, on peut être d'accord avec K. Lorenz, L'agression. Une histoire
naturelle du mal, Flammarion, 1969, chap. XIII.
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Si, en effet, la conscience que j'ai de moi est conscience du
monde comme se disposant autour de moi dans un rayonnement
illimité dont je suis le centre ; si, en même temps, du simple fait que
les autres existent eux aussi, le sentiment que j'ai d'exister demeure
toujours limité en comparaison de cet horizon immense (si, en
d'autres termes, au désir ne correspond aucun objet qui
véritablement le comble) ; si, enfin, mon sentiment d'exister est
dépendant de ces autres par qui il faut en passer (donc relatif et
vulnérable) ; alors, l'amorce de la haine et de la méchanceté est
présente en moi et en chacun de nous, amorce d'une révolte contre
les limitations qu'implique la coexistence, propension à tirer
réparation de l'autre (ne fut-ce qu'en lui faisant sentir ma mauvaise
humeur). Ainsi, la force qui nous pousse à exister rencontre les
autres à la fois comme condition de notre existence et comme
obstacle ; derrière toute méchanceté, même banale, se trouve donc le
désir d'une toute-puissance qui balaie l'obstacle et nous impose sans
condition. Selon Kant, la mauvaiseté humaine, n'est rien de plus que
la propension à placer l'amour de soi avant les principes de la
morale7. Une telle définition passe à côté de l'essentiel : la
méchanceté ne se réduit pas à l'égoïsme et à l'oubli des autres ; au
contraire, elle s'en prend à eux. Les autres étant toujours déjà
présents dans notre horizon, même le fait de les ignorer est un acte,
l'acte de les écarter - une manière de réagir à leur inévitable
existence. Sade, qui avait sans doute davantage réfléchi à la
méchanceté que Kant, insistait sur ce point : ce qui exalte le libertin,
c'est d'être la cause du malheur d'autrui. C'est, pourrait-on dire, de
Voir La religion dans les limites de la simple raison, livre I, en particulier chap. 3,
"L'homme est mauvais par nature".
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se sentir exister dans l'autre, à sa place, sous les espèces de la
souffrance qui l'empêche, lui, d'exister.
La méchanceté, on le voit, est compréhensible en tant qu'elle
affecte ce qu'on pourrait appeler le sujet existant. Le sujet connaissant,
c'est-à-dire celui pour qui l'expérience de soi se vit dans le savoir et
la réflexion, se trouve par là même délivré à la fois des autres et du
risque d'inexister : il pense, donc il est. Le sujet connaissant échappe
aux affres de l'interdépendance, et la maîtrise dont il jouit par la
pensée lui donne l'illusion d'un être-soi naturel et stable. De ce sujet,
le rationalisme des Lumières a fait le modèle de l'être humain, ce
qui est encore une façon de prendre le rêve pour la réalité. Car le
sujet connaissant ne coïncide pas avec l'universel ; il correspond
plutôt à l'une des manières d'être humain. Et cette "posture"
spécifique, dès lors qu'on y est installé, empêche de comprendre la
méchanceté.
C'est là un sérieux obstacle. Est-il possible de le contourner?
J'ai tenté de le faire en procédant par allers et retours entre récit et
réflexion. Le grand avantage des récits de fiction en effet, c'est qu'ils
ne s'adressent pas au sujet connaissant : dans un récit, il y a toujours
quelqu'un aux prises avec quelqu'un d'autre, et qui est guetté par la
démesure, la confusion ou une autre manière de dépasser les
bornes. Les récits nous parlent du sujet existant et ils s'adressent à
lui. D'ailleurs, on consomme des récits de fiction en lisant, en allant
au cinéma ou en regardant la télévision : activités auxquelles on se
livre bien moins pour savoir que pour éprouver du plaisir ou, au
moins, éviter l'ennui.
Pour n'être pas de l'ordre du savoir, les scènes d'un récit et
leur succession n'en sont pas moins parlantes ; c'est pourquoi, si
nous pouvons apprendre quelque chose d'un rêve que nous avons
14
fait, nous pouvons également apprendre quelque chose d'un récit
qui nous a laissé une forte impression - la grande différence entre le
rêve et le récit de fiction étant que le premier concerne une personne
singulière, alors que le second concerne des milliers, voire des
millions de personnes8.
Essayer de nous deviner dans le miroir énigmatique que les
récits de fiction nous tendent n'est pas une tâche facile. La tentation
est grande en effet d'interpréter le récit à partir d'un savoir dont
nous disposons, par conséquent de l'assimiler à ce savoir et, ainsi,
de ne rien en apprendre de nouveau. Cela évite aussi d'avoir à se
reconnaître dans l'image éventuellement déplaisante que nous
montre le miroir. Dans L'interprétation des rêves, Freud fait au
contraire le pari que ses rêves savent quelque chose de lui qu'il ne sait
pas. C'est ce principe fondamental que je me suis efforcé de suivre.
Les récits de méchanceté auxquels je me suis intéressé, j'ai donc fait
l'hypothèse que ce qui faisait que, précisément, je m'y intéressais ne
résidait pas seulement en eux, mais aussi en moi. Car même lus avec
attention et analysés avec méthode, ils ne m'auraient rien appris sur
la méchanceté si je ne m'étais pas préparé à ce qu'ils me disent
d'abord quelque chose de ma propre méchanceté9. Ce qu'un récit dit
du sujet existant, le sujet connaissant n'est pas en position de
l'entendre.
Il s'agissait donc de m'interroger sur les impressions laissées
par le récit, sur le lien invisible qui s'était noué entre les scènes qui
J'ai examiné de manière beaucoup plus détaillée la question de l'analyse et de
l'interprétation des récits dans l'ouvrage que j'ai consacré à des contes de la
tradition orale européenne (La Pensée des contes, Anthropos – Économica, 2001).
9 De ce travail de préparation, j'ai donné une petite idée dans l'essai que j'ai
consacré aux scènes de ménage (La scène de ménage, Denoël, 1987) et dans une
nouvelle écrite en hommage à Ingmar Bergman ("Duels", Le cinéma des écrivains,
Cahiers du cinéma, 1995).
8
15
m'avaient frappé et la manière dont moi-même j'existe. Il s'agissait
ensuite d'essayer de formuler quelque chose de ce lien, de cette
résonance. Et enfin de confronter ces premières formulations avec
les idées que j'ai, que nous avons, sur ce qu'est l'être humain (le récit
lui-même se réfère parfois à ces idées, mais celles-ci ne concordent
pas pour autant avec les "pensées" que tisse obscurément sa trame
narrative). Il s'agissait donc, non pas de ramener le récit à la raison,
mais de faire qu'il me suggère les siennes et qu'ainsi il m'apporte
une véritable aide philosophique.
Cette manière de procéder prolonge d'une certaine manière
l'expérience psychanalytique : elle fait appel à la forme de sensibilité
que cette expérience incite à développer. La psychanalyse, en outre,
touche précisément à des réalités qui concernent l'amorce intérieure
de la méchanceté. Pourtant, dans les pages qui suivent, je ne renvoie
pas explicitement aux concepts élaborés par Freud et par Lacan. La
théorie psychanalytique s'étant élaborée à partir de l'expérience
clinique et pour rendre compte de celle-ci, lorsque le langage
psychanalytique n'est plus en prise sur les faits cliniques (ou aux
prises avec eux), il perd de son pouvoir d'évocation et de son
mordant. Il risque même (comme son application à des réalités
étrangères à la clinique ne l'a que trop montré) de se transformer en
un écran dont les dessins devenus familiers voilent les faits plus
qu'ils n'y donnent accès. Or, ce que je m'efforce de partager avec le
lecteur, c'est avant tout la réalité humaine à laquelle m'ont donné
accès certains récits de méchanceté. Ainsi, pour ceux de mes lecteurs
qui ont l'habitude de penser dans le cadre de la théorie
psychanalytique, il m'a semblé que je pouvais leur laisser la tâche
d'associer ici et là les concepts de la psychanalyse aux mots que
j'emploie. Et pour les autres lecteurs, au moins aurais-je évité
16
d'interposer entre eux et l'évocation des faits un cadre conceptuel
qui, paradoxalement, aurait ici risqué de contribuer au refoulement
de ces faits plutôt qu'à leur émergence dans le champ de la
réflexion.
Pourquoi, parmi différents récits de méchanceté, avoir choisi
comme fil conducteur de cet essai le roman publié par Mary Shelley
en 1818, Frankenstein? La raison première est évidemment subjective
: cette histoire m'a impressionné, elle a plus qu'une autre stimulé ma
réflexion sur la méchanceté. La raison objective est apparue ensuite.
Dans Frankenstein se croisent et se mêlent les deux courants dont j'ai
parlé plus haut, augustinisme et humanisme des Lumières. Celui-ci
se manifeste surtout dans les idées qui jalonnent le récit. Pour
romantiques qu'ils fussent, Mary et son époux le poète Shelley n'en
étaient pas moins les ardents disciples de William Godwin (le père
de Mary), qui était le type même de l'homme des Lumières. Ainsi, à
bien des égards, Frankenstein est-il ancré dans la philosophie du
XVIIIe siècle. Ce roman a souvent été lu à partir des idées et des
intentions que l'exégète contemporain a cru pouvoir attribuer à
l'auteur. Généralement, des idées raisonnables et des intentions
louables, approuvées et partagées par l'interprète. Lu dans cette
perspective, le roman ne nous apprend évidemment pas grand
chose sur la méchanceté. Ce qu'en revanche la présence de la pensée
des Lumières dans Frankenstein peut nous aider à comprendre, c'est
la raison pour laquelle il nous est si difficile aujourd'hui de penser la
méchanceté. Car en se mêlant au récit, les idées du roman en
réordonnent la violence de telle manière que celle-ci paraisse
s'accorder avec les conceptions humanistes et progressistes.
Cependant, en réalité, la violence du récit ne s'en déploie pas moins
selon une logique qui lui est propre. Celle-ci doit donc être
17
considérée en elle-même et soigneusement distinguée de la logique
des idées. Le niveau du récit, qui est commandé par une logique de
la destruction, participe, lui, du courant augustinien. C'est que, audelà de sa parenté avec le roman gothique, Frankenstein doit
beaucoup au Paradis perdu du grand poète anglais John Milton, qui
constitue une extraordinaire évocation des désirs dont se nourrit la
méchanceté.
Frankenstein porte en sous-titre : Le Prométhée moderne. Cette
référence à Prométhée est fondamentalement ambigüe. D'abord
parce qu'elle fait allusion aussi bien au "créateur" (Victor
Frankenstein) qu'à sa "créature" (le monstre). Ensuite parce qu'elle
aussi elle porte l'empreinte des deux courants : le roman est
prométhéen dans la mesure où il participe à l'idéal moderne
d'émancipation individuelle et politique ; mais il est en même temps
anti prométhéen car il met en scène les effets désastreux de la
démesure qui anime les personnages. Frankenstein, je le montrerai à
la fin de cet essai, nous fournit ainsi une occasion de réfléchir sur les
ambigüités de l'idéal occidental d'émancipation, un idéal qui, d'un
côté, s'appuie sur des savoirs et des progrès incontestables et
promeut avec efficience leur développement, mais qui, d'un autre
côté, s'accompagne d'une présomption quant au pouvoir d'être soi
et d'un aveuglement quant à la source intérieure de la méchanceté.
Avec la pensée des Lumières, la conception occidentale de
l’être humain permet de comprendre que nous pouvons être
égoïstes ou altruistes, mais elle ne permet pas – ou ne permet plus –
de comprendre la méchanceté. « Moi qui suis cultivé, écrivait Ernest
Renan, je ne trouve pas de mal en moi. » Éclairons le peuple et
18
l’humanité sera délivrée de la méchanceté10. Ainsi, les hommes sont
censés pouvoir vivre en bonne entente, par intérêt économique bien
compris et par sens moral. Du coup, le Mal (écrit avec une
majuscule) est devenu, en quelque sorte, une puissance non
humaine, comme l’était autrefois Satan. C’est le nazisme, c’est
Hitler. La méchanceté, la cruauté, la destructivité sont des
aberrations
réputées
incompréhensibles,
d’obscures
entités
maléfiques qu’une pensée laïcisée s’emploie à exorciser, non sans
une secrète fascination. Ainsi, projetant nos mauvais désirs sur
quelque figure diabolisée nous dispensons-nous complaisamment
de les reconnaître en nous. Tzvetan Todorov déplore notre
propension récurrente à opposer les bons (nous) aux méchants
(eux) ; « un précepte pour le prochain siècle, écrit-il, pourrait être :
combattre non le mal au nom du bien, mais … la pensée
manichéenne elle-même11. »
Programme salutaire, mais qui se heure à un double obstacle.
Le premier, c’est que notre tradition de pensée, liée au
monothéisme, ne nous offre guère de ressources pour comprendre
comment bien et mal découlent en nous d’une même source qu’il est
vain d’espérer tarir. C’est pourquoi, dans le premier chapitre, je
reviendrai au livre de Job, l'un des premiers textes où se met en
place le monothéisme. Le livre de Job nous montrera que l'accès au
monothéisme s'est payé d'une rançon : il nous a fait perdre la
possibilité de penser l'amorce intérieure de la méchanceté.
Remontant en amont du livre de Job, je montrerai que les anciennes
cosmogonies de l’Orient méditerranéen offraient un cadre plus
Alain Finkielkraut cite cette phrase de Renan, non sans la critiquer, dans Une
voix qui vient de l’autre rive, Gallimard, 2000, p. 71, 75 et 77.
11 Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Robert Laffont, 2000, p.
214.
10
19
adéquat que le nôtre pour penser la méchanceté. Ces cosmogonies,
en effet, peuvent nous aider à comprendre comment le psychisme
humain se construit à partir d’un fond d’illimitation. Celui-ci, tout
en étant la source d’une énergie vitale bénéfique, est susceptible de
dépasser les bornes que celle-ci requiert et de se manifester de
manière destructive.
Le second obstacle est encore plus difficile à surmonter. « La
tentation manichéenne et l’illusion égocentrique [ce n’est pas moi
qui suis méchant, c’est l’autre] sont liées à nos penchants les plus
intimes », note Todorov12. C’est que, comme je l’ai suggéré, le
sentiment d’exister n’est malheureusement pas un bien dont nous
serions pourvus par nature et en quantité suffisante. Aussi sommesnous dans la nécessité constante de le soutenir, ce que nous faisons
notamment en maintenant une idée de nous-même aussi favorable
que possible. Il est déjà pénible de reconnaître des erreurs, des
insuffisances, des faiblesses ou des torts ; mais il est encore plus
pénible de reconnaître que l’on a fait preuve de méchanceté, que
l’on nourrit des désirs hostiles injustifiés (c’est pourquoi, au cours
d’une cure psychanalytique, la découverte par le patient de la haine
qu’il porte en lui l’effraie souvent davantage que celle de ses désirs
sexuels inavoués).
En somme, ce livre demande beaucoup au lecteur. Je ne puis
faire mieux pour l’aider que lui proposer en exemple le modèle qui
m’a inspiré : Milton qui, loin de diaboliser quelque être humain,
nous invite au contraire à reconnaître, dans le portrait qu’il fait de
Satan, des désirs très humains.
12
Op. cit., p. 154.
20
1
La rançon du monothéisme
"Yahvé dit à Satan : "As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'a
pas son pareil sur la terre : homme intègre et droit, craignant Dieu et
s'écartant du mal." Yahvé a comblé Job de ses dons, objecte Satan,
"Avance la main et frappe tout ce qui est à lui, il te maudira en
face"13. Soit, répond Yahvé, et Job se voit bientôt accablé de maux au
point qu'il finit par s'exclamer : "Périsse le jour où je fus enfanté!"
Trois amis de Job sont venus l'entourer. Ils le voient couvert
d'un ulcère des pieds à la tête et profondément déprimé. Ils
l'incitent à garder confiance en Yahvé. Mais Job continue à se
plaindre des souffrances injustes qui le frappent et qui s'abattent sur
tant d'autres innocents. Au grand scandale de ses amis, Job prétend
avoir raison contre Dieu. Du fond de sa détresse, il reproche à
Yahvé un silence qui ajoute à l'injustice : "Je crie vers toi et tu ne me
réponds pas."
Finalement, Yahvé en personne s'adresse à Job. Yahvé ne
répond aucunement à son interrogation sur la justice, mais il écrase
l'insolence de Job en soulignant longuement à quel point
l'immensité et la puissance de l'univers qu'Il a créé dépasse celui-ci.
"Je sais que Tu es tout-puissant (...), répondra Job. Par ouï-dire je te
connaissais, mais maintenant mes yeux T'ont vu. C'est pourquoi je
m'abîme, contrit, dans la poussière et dans la cendre."
Et Yahvé rétablit Job en son premier état.
Satan, dans ce texte, n’est pas encore devenu le personnage que nous
connaissons, c’est-à-dire le Diable (celui-ci n’apparaît qu’au IIe siècle av. J.-C.).
C’est un ange, conseiller et émissaire de Yahvé. Voir Norman Cohn, Cosmos,
Chaos et le monde qui vient, éditions Allia, chap. X, § III, p. 251.
13
21
Le livre de Job date du Ve siècle avant Jésus-Christ. On a
retrouvé sur des tablettes d'argile d'autres textes, mésopotamiens
ceux-là, qui ont été écrit entre la fin du troisième millénaire et le
début du premier millénaire ; des textes dans lesquels, comme dans
le livre de Job, un homme pose cette question : "Quelle faute ai-je
bien pu commettre pour me trouver ainsi en butte à la maladie, au
chagrin et à la misère?"14 Avant la seconde moitié du troisième
millénaire, les mésopotamiens donnaient pour explication les
attaques de démons maléfiques. Mais ensuite, ce furent les fautes du
plaignant qui apportèrent une réponse : celui-ci avait mal agi, il
avait offensé un dieu sans le savoir ; il lui fallait maintenant attendre
que le courroux du dieu s'apaise et les choses finiraient par
s'arranger. Cependant, au début du premier millénaire, le plaignant
ne se limite plus à son propre cas, il étend sa question à l'ensemble
des humains et stigmatise l'injustice sociale. Face au problème du
mal ainsi posé, les réponses paraissent bien faibles : l'être humain
doit persévérer dans sa bonne conduite, il en sera récompensé ; de
toute manière, il ne saurait comprendre les plans divins, et les dieux
ne sont pas directement responsables du mal. Dans le livre de Job, le
fossé qui s'étend entre le problème posé et la réponse se creuse
encore davantage.
D'abord parce que nous savons d'emblée que Job n'a rien fait,
délibérément ou à son insu, pour offenser Yahvé : il est
véritablement innocent.
Ensuite parce que Yahvé ne répond pas au "Pourquoi?" de Job.
C'est comme si, maintenant que Job se trouve face à Lui, Yahvé lui
disait "Hier, es ist kein warum", "Ici, il n'y a pas de pourquoi", la
Je suis ici l'article de Jean Bottéro, "Le problème du mal", dans le Dictionnaire
des mythologies, sous la direction de Y. Bonnefoy, Flammarion, 1981, t. II, p. 5664.
14
22
réponse que Primo Levi avait reçue peu après être arrivé au camp
de Monowitz en réponse à son "Warum?"15.
Enfin parce que, pour faire taire Job, Yahvé affirme sa toutepuissance ; il ne peut donc rejeter la responsabilité du mal sur
quelqu'un ou quelque chose d'autre que lui.
Ainsi, depuis Job, toute personne qui croit en un Dieu unique et
personnel se trouve exposée à une question sans réponse : devant
les maux qui accablent les humains, devant les souffrances qu'ils
s'infligent les uns aux autres, comment admettre l'existence d'un
Dieu qui à la fois fait ce qu'il veut et veut le bien? Question sans
réponse car personne, même un chrétien, n'est convaincu par
l'explication que l'histoire du péché originel est censer apporter. Il
n'y a évidemment que deux solutions.
Ou bien on renonce à se représenter le divin sous les espèces
d'un Dieu personnel. Dieu n'existe pas : "Il y a Auschwitz, il ne peut
donc pas y avoir de Dieu", concluait par exemple Primo Levi à la fin
de ses entretiens avec Ferdinando Camon16 . Le divin ne saurait être
une personne : c'est la conception traditionnelle en Chine17
Ou bien on limite les pouvoirs de Dieu. C'est ainsi que le
philosophe Hans Jonas, dans Le concept de Dieu après Auschwitz18,
soutient l'idée que Dieu, en fait, n'est pas tout-puissant. Mais déjà,
dans l'antiquité, les Grecs qui croyaient en un Dieu unique
admettaient que ce Dieu se pliait à la nature des choses. Moïse, écrit
Galien au IIe siècle après Jésus-Christ, "pense que tout est possible à
P. Levi, Si c'est un homme, Presses Pocket, 1990, p. 29.
F. Camon, Conversations avec Primo Levi, Gallimard, 1991. Voir également
Myriam Anissimov, Primo Levi iu la tragédie d'un optimiste, Lattès, 1996.
17 Voit F. Jullien, Procès ou création, Seuil, 1989, chap. 5, "Ni Créateur ni
création", et J. Gernet, Chine et Christianisme, 1991, Ve partie, "Ciel des Chinois,
Dieu des Chrétiens".
18 Payot-Rivages, 1994.
15
16
23
Dieu... ; mais nous (les Grecs), ce n'est pas notre avis ; nous
affirmons qu'il y a des choses par nature impossibles"19.
En fait, pour la plupart des gens aujourd'hui, le "problème du
mal" n'est plus théologique mais pratique : c'est celui des remèdes
concrets à apporter aux maux dont souffrent les humains.
Seulement, en finir avec le problème théologique du mal est une
chose, penser la source intérieure de la méchanceté en est une autre!
Il importe ici de bien clarifier la distinction entre les deux questions.
L'existence d'un Dieu personnel unique, juste et infini, donc tout
puissant, est-elle compatible avec le monde tel qu'il est? Voilà le
"problème du mal".
L'infini est-il compatible avec la justice et la bonté? Voilà le
problème de l'amorce intérieure de la méchanceté.
Autant les données du premier problème nous sont familières,
autant les données du second, telles que je viens de les formuler, le
sont peu. L'objet de ce chapitre sera donc de les éclaircir.
Dans son état premier, créé à l'image de Dieu, l'homme ne
pouvait être que bon. En se proposant de "régénérer" cet homme
originel,
la
philosophie
des
Lumières
et
les
courants
révolutionnaires conservaient donc une part précieuse de la
conception chrétienne de l'être humain. La première tâche à
effectuer pour penser autrement le problème de la méchanceté est
donc d'interroger ce "progrès" qui se manifeste dans l'histoire de Job
: la conception d'un Dieu personnel à la fois infini et bon. Ce qui va
nous intéresser plus précisément, c'est ceci : alors que le
polythéisme permet de concevoir justice (ou bonté) et toutepuissance comme des qualités séparées, le monothéisme est au
Galien, De usu partium, XI, 14, cité par J. Pigeaud dans sa présentation du
traitéDu sublime de Longin, Rivages, 1993, p. 22.
19
24
contraire obligé d'en faire la synthèse. Et c'est de cette synthèse
impossible que naît la confusion qui empêche de penser l'amorce
intérieure de la méchanceté. Tentons donc d'esquisser une petite
"archéologie" ou "déconstruction" de la toute-puissance du Dieu
unique.
La toute-puissance est un attribut de personne et non de chose.
On le verra mieux avec un exemple. Moïse s'apprête à gravir le Sinaï
pour y recevoir la Loi de la bouche de Yahvé. "Quand vint le matin,
il y eut des tonnerres, des éclairs, une nuée pesant sur la montagne
et la voix d'un cor très puissant ; dans le camp, tout le peuple
trembla. (...) La montagne de Sinaï n'était que fumée, parce que le
Seigneur y était descendu dans le feu ; sa fumée monta, comme la
fumée d'une fournaise, et toute la montagne trembla violemment."
"Tout le peuple percevait les voix, les flamboiements, la voix du cor
et la montagne fumante ; le peuple vit, il frémit et se tint à distance.
(...) «Que Dieu ne nous parle pas, ce serait notre mort»" "La gloire
du Seigneur apparaissait aux fils d'Israël sous l'aspect d'un feu
dévorant, au sommet de la montagne."20
Ces descriptions évoquent une éruption volcanique, une
puissance destructrice et effrayante. Cependant, on ne dira pas pour
autant que le Sinaï, siège de ces phénomènes spectaculaires, est luimême tout-puissant. C'est Yahvé qui, à travers ces phénomènes, fait
sentir au peuple d'Israël sa toute-puissance (plus précisément, c'est
l'auteur du texte qui donne à imaginer la toute-puissance divine).
De même, devant des vagues immenses qui déferlent sous l'effet
d'une violente tempête, on dira qu'elles sont extraordinairement
puissantes, non qu'elles sont toutes-puissantes. On peut dire aussi
qu'à les voir on éprouve un sentiment de toute-puissance, soit parce
20
Exode, 19, 16-19 ; 20, 18-19 ; 24, 17.
25
qu'on imagine que Dieu en est l'auteur, soit parce qu'on s'identifie
soi-même à ce déchaînement.
Comment le divin en vient-il à être représenté sous la forme
d'une personne, et comment cette personne devient-elle unique et
par conséquent infinie et toute-puissante? Pour répondre à ces
questions, il va nous falloir suivre deux fils conducteurs. L'un qui
conduit du rapport enfant/parent à la relation de l'homme à Dieu.
L'autre qui mène de dieux qui font partie du monde à un Créateur
extérieur à ce monde.
L'une des difficultés qu'il nous faut affronter lorsque nous nous
éloignons de l'enfance, c'est la difficulté de vivre dans un monde
sans parents. Puisque nos premiers pas dans la vie ne furent
possibles que sous la conduite de ces divinités providentielles,
redoutables ou fatales, il n'est pas étonnant que nous soyons tentés
de leur trouver des remplaçants, sur la terre ou au ciel. Si les êtres
qui viennent à la place de nos parents sont sécurisants - même
lorsque nous les craignons -, ils nous inspirent également, dans la
mesure où ils sont idéalisés, un sentiment de confiance, sentiment
que nos parents ou nos proches réels ne nous permettent
malheureusement pas toujours d'éprouver. Nous avons besoin
d'avoir confiance en quelqu'un, d'avoir confiance dans la vie, cela
nous fait du bien. L'idéalisation des parents, de la lignée ou d'une
instance qui en prend le relais permet également d'ancrer en eux le
sentiment de la valeur de soi et de la garantir.
Il est facile de constater, en lisant la Bible, que Yahvé est par
certains côtés un Super-parent. D'abord parce que l'Alliance est un
apparentement fictif21. Ensuite parce que le lien avec Yahvé exclut
Voir J. Bottéro, Naissance de Dieu, la Bible et l'historien, Folio, Gallimard, 1996,
p. 59.
21
26
que les Hébreux se fassent également parrainer par un autre dieu.
Les populations qui les entourent ont leur dieu protecteur, un peu
comme dans la cour de récréation d'une école maternelle, chaque
enfant a ses propres parents ; lorsqu'une dispute éclate entre des
enfants, leurs parents, bien qu'absents, exercent sur eux une
invisible protection ; déstabilisé par le conflit, chacun se rassure en
lançant à l'autre : "Mon papa, il est plus fort que le tien". C'est
exactement le recours que Yahvé assure aux enfants d'Israel22 - à
condition, bien entendu, que ceux-ci Lui soient fidèles et obéissants.
Une condition qui donne aux prophètes l'occasion de jouer leur rôle.
Le prophète se comporte comme un aîné parmi les enfants : en
l'absence des parents il exerce en leur nom une autorité déléguée. A
ce titre, comme Michael Walzer le rappelle, les prophètes
s'insurgent contre l'oppression du faible contre le fort23 : au regard
de Dieu, comme à celui d'un père impartial, tous ses enfants sont
égaux. Cependant, en même temps, les prophètes jouissent de la
puissance supérieure qu'ils supposent à Yahvé et ils laissent celle-ci
éclater dans leurs discours : si les enfants sont méchants, Superparent fera s'abattre sur eux de terribles punitions ; s'ils sont fidèles
à l'Alliance, il leur donnera au contraire la force d'exterminer leurs
ennemis. Les voisins des Hébreux ne sont évidemment pas plus
tendres : ayant pris la citadelle de Hullaya, est-il écrit dans les
annales d'un monarque assyrien, "je jetai au feu et brûlai les trois
mmille habitants, que j'avais faits prisonniers, sans en laisser un seul
comme otage".24
Yahvé plus fort que Baal, voir I Rois, 18, 19-40.
M. Walzer, Interpretation and Social Criticism, Harvard University Press,
Cambridge (Mass. ), London, 1987, p. 89-93.
24 Voir J. Bottéro, ouvrage cité, p. 160 et p. 96-97.
22
23
27
Un prophète en particulier, Jonas, ne peut s'empêcher de
montrer qu'il escomptait bien tirer jouissance des destructions que
Yahvé l'avait chargé d'annoncer. Le rédacteur des pages consacrées
à ce prophète, lorsqu'il met en scène un Jonas dépité par le pardon
que Yahvé accorde aux habitants de Ninive, fait peut-être preuve
d'humour, en tous cas de sens critique. Mais l'histoire de Jonas
envoyé par Yahvé à Ninive, la capitale de l'empire assyrien, est
également instructive parce qu'elle montre clairement que Superparent règne désormais sur une famille très élargie : il n'est plus
seulement le dieu d'Israël, les Assyriens aussi lui doivent
obéissance. Dès le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, les prophètes
passent de ce qu'on appelle l'hénothéisme au monothéisme. Yahvé
était plus fort que les autres dieux. Maintenant qu'il est unique, il est
véritablement tout-puissant (et parler en Son Nom est encore plus
gratifiant).
Yahvé n'est pas seulement le partenaire de l'Alliance, il est
également à l'origine de l'ordre du monde. A ce titre aussi sa
puissance est en jeu, mais pas de la même manière que dans son
rôle de Super-parent providentiel. Et la question de la pluralité des
dieux se pose également, mais pas dans les mêmes termes que dans
le cas du dieu de l'Alliance.
Pour ce qui est de leur conception de la formation du monde, les
Hébreux, on le sait, ont beaucoup emprunté à leurs prédécesseurs
établis à Canaan ou en Palestine25. Comme les Egyptiens et les
Mésopotamiens, ils n'avaient pas l'idée d'une création ex nihilo , idée
récente et originale. Ils s'intéressaient plutôt à l'ordre du monde et
Voir J. Bottéro, ouv. cité, "Les origines de l'univers selon la Bible", "Les
cosmogonies sous-jacentes", p. 243 suiv. . Voir également S. G. F. Brandon,
Creation Legends of the Ancient Near East, Hodder and Stroughton, London, 1963,
p. 119 suiv. .
25
28
au processus de formation qui rendait compte de cet ordre. Dans
cette perspective, les récits cosmogoniques pouvaient évidemment
faire état de plusieurs Puissances ordonnatrices, chacune règnant
sur son domaine. Même lorsque de tel récits mettaient en valeur un
Ordonnateur unique, celui-ci n'était pas tout-puissant. A l'origine, il
y a l'Illimité, le Chaos, l'Abîme, le Tohu-bohu. L'être défini, délimité
qui surgit de ce non-être doit à son tour lui imposer des limites, des
divisions, un ordre qui le rende habitable. Ce n'est pas là une mince
affaire, comme le raconte l'Enuma Elish, l'épopée mésopotamienne
où l'on voit Marduk affronter Tiamat, le monstre-mère abyssal. De
même, le Baal révélé par les fouilles de Ras-Shamra doit-il vaincre
un serpent monstrueux nommé Léviathan. De même enfin, le Dieu
d'Israël fracasse les têtes de Léviathan avant de séparer le jour de la
nuit26.
Selon ces anciennes cosmogonies, seul le non-être existe
absolument ou infiniment ; les êtres - y compris le ou les dieux existent au prix d'une délimitation, d'une définition ; impossible,
donc, d'être à la fois parfait et infini ; impossible d'être à la fois juste
(garant de l'ordre) et tout-puissant (la puissance divine ressemble à
celle d'un monarque : c'est la puissance de contrôler d'autres
puissances). Ces spéculations, si elles ne visaient qu'à rendre compte
de la formation du monde matériel, seraient pour nous sans valeur.
Mais elles constituent aussi une manière de penser le monde social
et le monde psychique ; comme le dit Marc Augé, "la cosmogonie
est aussi bien une anthropogonie"27. A ce titre, elles méritent que
nous nous intéressions à elles.
26
27
Psaume LXXIV, 12-17.
Génie du paganisme, Gallimard, 1982, p. 104.
29
Des idées comparables à ces spéculations mythiques n'étaient
pas encore devenues étrangères à un philosophe comme Aristote
qui lui aussi distinguait entre le parfait et l'illimité. Cependant, le
monothéisme juif et, en Grèce, le platonisme avaient commencé
depuis longtemps à saper ces idées pour leur substituer un système
de pensée tout à fait différent. On peut même dire que la
transformation s'amorce en Grèce dès la première moitié du Ve
siècle avec Parménide, pour qui l'existence de ce non-être qu'est le
Chaos constitue un scandale pour la pensée logique :
"Je t'interdis de dire ou même de penser
Que le «il est» pourrait provenir du non-être"
Si l'illimité primordial n'existe pas, l'être n'a pas à venir à l'être
en se différenciant du Chaos : originairement l'être est, et il n'est
donc limité par rien28. Le poème de Parménide et le livre de Job sont
contemporains ; tous deux signent la disparition du Chaos et
l'avènement de l'Etre comme étant à la fois Un et au-dessus du
devenir. Les deux approches de l'être auxquelles chacun de ces
textes correspond se rencontreront dans la culture des juifs
hellénisés et leur association se poursuivra dans le christianisme. La
nouvelle conception du monde et de l'être humain dont ces deux
textes marquent les débuts implique un dédoublement entre le
niveau immanent et le niveau transcendant : l'Etre demeure
identique à lui-même, le monde matériel est sujet au devenir ; Dieu
ne fait plus partie du monde, le monde est sa création.
Dans le livre de Job, Léviathan n'est plus le formidable fonds de
matière et d'énergie qui préexiste à Yahvé ; celui-ci au contraire
présente les puissances du chaos comme ayant été créées par Lui.
Certes, Yahvé conserve encore certains traits du dieu qui endigue
28
Voir Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 260-261.
30
l'illimité, qui divise et organise un chaos préexistant en mettant en
oeuvre des forces qui ne sont pas radicalement transcendantes par
rapport à celles sur lesquelles s'exerce son action. Ainsi Yahvé
rappelle-t-il à Job que c'est Lui "qui a barricadé la Mer à deux
battants, quand elle jaillissait, à sa sortie du sein". Mais Yahvé
présente également des traits tout à fait différents, et c'est le
nouveau Yahvé, la nouvelle conception du monde qui, de loin, est la
plus développée : Yahvé décrit longuement Behémoth et Léviathan,
les deux monstres qui, autrefois, incarnaient l'abîme et l'illimité
préexistants des eaux, douces ou salées. Yahvé évoque leur
puissance, et leur puissance est la Sienne car ces monstres ne sont
désormais que ses créatures.
Tiens, voici Behémoth devant toi,
Lequel, comme le beuf, se nourrit de verdure!
Voici la force de ses reins
Et la vigueur de son ventre!
Il peut tenir sa queue aussi raide qu'un cèdre!
Les nerfs de ses cuisses sont entrelacés.
Ses os sont des tubes d'airain,
Sa carcasse est en barres de fer!
Ce fut la première oeuvre de El (Dieu).
Pêcherais-tu Léviathan à la ligne?
Et lui serrerais-tu la langue d'un cordage?
.....
A le voir seulement, tu tomberais à terre!
lI est si cruel , pour peu qu'on l'excite,
Que nul ne peut tenir devant lui!
Qui l'a affronté sans dommage?
Personne sous le ciel entier!
.....
Il a été créé sans peur.
Contrairement à ce que racontaient les anciennes cosmogonies,
personne, ici, n'a eu à combattre Behémoth ou Léviathan, pas même
31
Yahvé. Celui-ci (qui se désigne sous le nom de El) n'a pas à les
affronter puisque lui-même les a créés. Ainsi, la toute-puissance
dont il jouit désormais se nourrit de ces monstres du Chaos : ces
entités, dont émanaient autrefois un terrible pouvoir de destruction
mais aussi d'inépuisables ressources, de sorte qu'il fallait à la fois les
endiguer et en tirer parti, ces entités, sont maintenant appelées à
témoigner de la Toute-puissance divine. Ainsi absorbées par le Dieu
unique, l'ambivalence qui les caractérisait s'efface progressivement.
Certes, Yahvé demeure redoutable, mais on ne saurait dire pour
autant que Dieu est ce que fut l'illimité primordial: à la fois le mal et
le bien. Dieu est le bien, le mal est extérieur à Dieu. Et si Dieu est le
bien, l'infini et par conséquent la toute-puissance ne peuvent plus
être ambivalentes : ce sont des perfections.
Dans un texte intitulé "Le message universel de la Bible"29, Jean
Bottéro présente l'accès au monothéisme comme un "incomparable
progrès". Il y a là, à certains égards, un préjugé, évidemment très
répandu dans les pays de culture monothéiste (mais avec lequel la
culture chinoise, par exemple, est tout à fait en désaccord). Si
précieux que soit l'apport du monothéisme (cette promotion de
l'individu, du "sujet" dont les intellectuels occidentaux sont si fiers),
il faut pourtant se garder de considérer qu'il constitue un progrès
absolu. Et c'est trop simplifier les choses que de dire qu'avec le
passage du polythéisme (ou du paganisme) au monothéisme,
l'homme accède à une conception plus vraie de lui-même. Comme
on parle de "la rançon du progrès", il faut parler d'une rançon du
monothéisme.
En quoi consiste cette rançon? Ce qui précède nous a préparé à
le comprendre. L'ancienne conception du monde et de l'être humain
29
Voir Naissance de Dieu, Gallimard, 1996, en particulier p.108-109 et p. 178-179.
32
permettait de penser l'ambivalence d'un fonds premier d'illimitation
: destructeur tant que rien ne venait le limiter, mais source de vie
dans la mesure où il entrait dans un processus de différenciation ;
non-être dont il fallait endiguer l'expansion, mais aussi ressource
dont on pouvait tirer parti. Le dualisme qui succède à cette dualité
n'offre plus les mêmes possibilités de pensée. Il ne permet plus de
penser le caractère fondamentalement destructeur de l'infini ; et il
ne permet plus de penser comment la réalisation d'un bien met à
contribution, outre la volonté du bien, une énergie qui, prise en ellemême, serait destructrice.
Avec l'opposition entre le bien et le mal, le diable et le bon dieu,
l'ambivalence du fonds d'illimitation se trouve pour ainsi dire
démantelée. L'infini, édulcoré, idéalisé, revient à Dieu, tandis que la
destructivité, la confusion reviennent à Satan (en attendant que la
pensée éclairée le fasse lui-même disparaître). Satan, à certains
égards, procède du Chaos : il exerce la séduction de l'illimité il
transgresse toute frontière, toute limite, c'est une puissance de la
nuit qui, inaperçue, s'infiltre dans les âmes. Mais lorsque le chaos se
diabolise, il cesse du même coup d'être divisé entre ce qui est à
prendre et ce qui est à laisser pour que ce forme ce qui est.
Nous verrons comment, dans le Paradis perdu de Milton, Satan
apparaît nécessairement sur fond de Chaos, d'Abîme, sur le fond
d'un non-être infini qui est le reflet extérieur de sa propre intériorité.
Mais le Satan de Milton n'est pas orthodoxe. Au-delà des traits qui
le rattachent à une vision augustinienne des profondeurs de l'âme
humaine, il conserve quelque chose des titanesque (il est possible
que la littérature, même lorsqu'elle se veut chrétienne, comme c'est
le cas pour l'oeuvre de Milton, ne puisse jamais tout à fait rompre
avec une vision païenne de l'être humain). C'est pourquoi
33
l'illimitation de ce personnage lui communique une énergie devant
le tableau de laquelle le lecteur de Milton éprouve une sorte de
bonheur, parce que ce tableau ranime en lui le sentiment de sa
propre vitalité : grâce au Satan de Milton, le lecteur peut retrouver
au fond de ses mauvais sentiments quelque chose de bon, de fort et
de vivant.
L'orthodoxie monothéiste, elle, ferme l'accès à cette ambivalence
: Satan est le point d'origine de ce qui n'aurait pas dû être, il est là
pour confirmer que du fonds d'illimitation qui est sous-jacent au
désir ne peut venir que le mal. C'est pourquoi, à partir du moment
où l'histoire d'Adam et Eve sera prise en charge par une pensée
dualiste
(c'est-à-dire,
en
gros
à
partir
de
l'interprétation
platonicienne qu'en donne Philon d'Alexandrie au Ier siècle après
Jésus Christ), on dira que, sous les apparences du serpent rusé, c'est
Satan lui-même qui tente nos premiers parents. Par l'effet du
dualisme qui se surimpose alors au très ancien mythe de la Genèse,
manger le fruit défendu n'apporte plus à nos premiers parents
aucun bienfait. Désormais, l'histoire d'Adam et Eve n'aura plus
pour fonction que d'expliquer l'origine de ce qui n'aurait pas dû être.
Les cosmogonies égyptiennes, grecques, mésopotamiennes (y
compris ce qui subsiste de celles-ci dans la Bible) ne relevaient pas
d'une conception dualiste : elles ne disaient pas que du chaos qu'il
n'aurait pas dû être. Elles disaient que le chaos ne doit pas régner
seul, elles disaient que l'être se forme en se différenciant, en se
maintenant à une certaine distance de l'illimité originel. Le Chaos
n'est pas, comme Satan, un mal radical : c'est le soubassement du
monde et de l'être humain, c'est l'ensemble des virtualités à partir
desquelles ce qui est peut être, c'est l'énergie illimitée qui, à
condition d'être contenue par des formes, nourrit le dynamisme de
34
la vie. Marduk organise le monde en puisant dans la matière que lui
offre le corps de Tiamat. En Egypte, le premier existant différencié colline, oeuf ou lotus - émerge de l'océan primordial : il s'en sépare,
mais il en provient. De même, dans la Théogonie d'Hésiode, le
monde ordonné et habitable se construit sur la base d'une tension
entre d'une part les ressources et les menaces d'un chaos primordial
et, d'autre part, des processus de séparation, d'espacement et de
différenciation. Le bien ne vient donc pas de l'Un mais d'un
processus qui implique une dualité. A partir de ces conceptions
païennes (qui ne sont pas si éloignées de celles que la pensée
chinoise a élaborées), il est possible de penser la construction du
psychisme humain à l'exemple de la formation du monde. Il est
possible de le concevoir comme étant ambivalent par nature, et non
par l'effet d'une déchéance, d'un mal par lequel il aurait été
contaminé. Concevoir que l'être humain est divisé intérieurement par
nature, donc dans son être même, ce n'est pas du tout la même
chose que de penser qu'il est divisé par l'effet d'un événement certes
déterminant, mais qui laisse inentamé le noyau un et indivisible de
son être.
Ainsi, le monothéisme n'a pas seulement fourni un cadre
favorable à l'émancipation de l'individu, il a également incité celuici à voir dans l'image qu'il se faisait du Dieu unique et personnel le
prototype idéal de lui-même. Le mouvement de laïcisation qui,
depuis la fin du Moyen âge, transforme l'Europe correspond, certes,
à une émancipation de la tutelle de l'Eglise. Mais, ce que ce
mouvement voit moins volontiers lorsqu'il se raconte à lui-même sa
propre
histoire,
c'est
qu'il
correspond
également
à
un
approfondissement du christianisme. La philosophie des Lumières,
en se référant à l'homme à l'état de nature, prolonge la vision
35
chrétienne de l'homme originel fait à l'image de Dieu. Ils
reconnaissent ainsi à l'être humain, à la suite des théologiens,
quelque chose d'infini. Mais l'illimité dont il s'agit a perdu, plus
encore que chez ceux-ci, son caractère violent et transgressif ; il se
réduit maintenant à une parenté légitime de la raison et de la
volonté humaines avec la perfection divine.
Revenons, pour finir, au livre de Job afin d'y interroger,
précisément, la relation qui s'y établit entre la créature et son
Créateur. Dans le livre de Job, Yahvé n'apparaît plus comme les
dieux révérés par les peuples qui entouraient les Hébreux, dieux qui
étaient des puissances faisant partie de l'univers. L'homme et Dieu
sont maintenant séparés par une distance infinie. Cependant,
paradoxalement, une intimité nouvelle les rapproche. En effet, selon
l'interprétation chrétienne (et plus particulièrement protestante), Job
accède à une dimension nouvelle de lui-même : dépouillé de tout ce
qui le rattachait à ce monde, plongé dans la déchéance, Job
toucherait enfin à la vérité intérieure de son être. Il atteindrait la
vérité en s'abandonnant à la foi, foi en la Personne unique et toutepuissante qui, au-delà de ce monde, serait la source de sa propre
personne.
Ce qui dispose les lecteurs du livre de Job à adhérer à cette
interprétation et même à s'identifier d'une certaine manière à Job, ce
ne sont pas à proprement parler les idées que suggère le dialogue
entre Job et Yahvé, c'est lamise en scène de la confrontation ellemême. Lorsqu'on lit l'histoire de Job et qu'on éprouve le sentiment
qu'elle recèle une certaine vérité, on est tenté d'exprimer ce
sentiment en le rattachant au problème dont il est explicitement
question dans cette histoire. Combien de prêtres et de pasteurs ont
ainsi été conduits à ressasser pour l'édification de leurs fidèles une
36
série de réflexions sur le "problème du mal" et sur l'acceptation, en
vertu même de la foi, d'une absence de réponse à ce problème, une
acceptation par laquelle l'intériorité de l'âme s'affermit face au fossé
tragique et infini qui la sépare d'une réconciliation avec l'extériorité.
Un tel discours se combine bien avec l'émotion que l'histoire de Job,
grâce à l'intensité de sa mise en scène, suscite chez le lecteur : le
tragique et le pathos qui auréolent l'accès supposé de l'intériorité à sa
propre vérité semblent se confondre avec l'émotion elle-même. Le
fait que celle-ci soit réellement éprouvée par le lecteur apporte ainsi
sa caution à la vérité du discours. Cette récupération de l'affect par
le discours qui l'interprète ne suffit cependant nullement à prouver
que l'impression éprouvée par le lecteur ait effectivement pour
cause les raisons que l'interprétation lui donne. Il faut même dire
que celle-ci méconnaît dans une certaine mesure, les sources de la
fascination qu'a exercée le livre de Job à travers les siècles30.
Arrêtons-nous un instant devant ce tableau grandiose : la
confrontation entre un homme réduit à rien et le fonds de toutepuissance dont l'univers entier provient.
Si Yahvé n'apporte aucune justification en réponse aux
récriminations de Job, c'est évidemment parce que l'auteur du
poème n'en a lui-même aucune à fournir. Mais, au lieu de se
contenter de réponses vagues et dilatoires comme celles que les
textes mésopotamiens antérieurs avançaient, l'auteur - c'est là son
génie - apporte au lecteur une compensation à la frustration qui
s'attache au scandale du mal et à l'absence de toute justification.
Dans L'interprétation des contes, Denoël, 1988, chap. 8, "Symbolisme et
interprétation" (p. 253 suiv. ; voir également le chap. 2, p. 51-63), je me suis
efforcé de montrer pourquoi, au lieu de chercher à formuler la signification
d'un récit (à supposer qu'il en ait une), il fallait avant tout rechercher les causes
de l'intérêt que le récit suscite chez ses destinataires.
30
37
Cette compensation est une sorte de jouissance en laquelle s'inverse
l'annihilation douloureuse dans laquelle Job se trouve plongé.
Si l'on voulait traduire en mots cette jouissance, il faudrait
paraphraser à peu près ainsi le discours tonnant par lequel Yahvé
brise la contestation de Job : "Si tu n'étais pas tombé dans l'abîme de
la souffrance, tu n'aurais jamais approché de cette jouissance, qui est
de te voir enfin toi-même dans le miroir du Tout-Puissant. Lorsque
tu étais prospère, ton horizon ne s'étendait pas au-delà des biens
relatifs auxquels tu attachais ton bonheur. Maintenant que tu n'es
plus rien, voici enfin que tu touches à l'absolue complétude dont la
jouissance de ces biens te tenait éloigné - une illimitation
véritablement sans bornes puisqu'en elle se conjugue le pouvoir
créateur de Yahvé et la puissance destructrice de Léviathan."
La meilleure formulation de cette jouissance, on la trouverait, je
crois, dans le roman d'Herman Melville, Moby Dick. Moby Dick, c'est
un peu le livre de Job, mais débarrassé de toute dispute théologique.
Le capitaine Achab enfin rivé à l'unique et immense baleine blanche
que Melville compare à Léviathan, c'est Job écrasé et conquis par la
puissance d'un Dieu qui a absorbé en lui les forces du Chaos. Mais
ce monstre tout puissant qui hante les océans du globe, Melville ne
le nomme pas Dieu : il se garde bien de ramener la richesse de son
roman à l'univocité d'une doctrine. Du coup, le plaisir que la
confrontation entre Achab et Moby Dick procure au lecteur reste
ouvert à l'ambivalence qui le sous-tend. Celle-ci n'est pas masquée
par la surimposition d'un discours de vérité qui, en déifiant la toutepuissance, la ferait passer pour une perfection. Dans le livre de Job
au contraire, le discours de vérité qui se mêle au récit expose le
lecteur à une séduction trompeuse.
38
L'histoire de Job est celle d'une étrange relation en miroir, celle
du rien avec le tout. Il y a dans cette histoire une part de vérité : il
est vrai que nous sommes liés de manière intime et énigmatique à
un fonds d'illimitation. Mais le récit, avec son effet de miroir (que
renforce le discours interprétatif chrétien), exerce une séduction qui
déforme la vérité : il tend à nous faire prendre ce fonds pour le lieu
de notre véritable accomplissement, pour un enfin-être-soi. Il nous
encourage à croire que le véritable être-soi s'enracine dans l'Un.
D'où un dualisme : d'un côté l'Etre, de l'autre ce qui lui est contraire,
ce qui nous en sépare. D'où aussi la confusion entre le bien moral et
la complétude. D'où, encore, cette odieuse et cruelle invention du
Jugement dernier. Alors qu'en réalité notre être se constitue et à
partir d'un fonds d'illimitation, et à partir des limitations qui l'en
séparent. De sorte que le bien moral, loin de conduire à la
complétude,
exige
que
l'être-soi
trouve
son
assiette
dans
l'incomplétude.
Ainsi, pour penser la méchanceté, pour la distinguer du bien, il
nous faut à la fois nous reconnaître liés à ce fonds d'illimitation et en
reconnaître l'ambivalence. Ce qui est beaucoup plus difficile qu'il
n'y paraît, car cela veut dire accepter l'inacceptable : accepter, en
perdant une part de ce fonds, d'être condamnés pour toujours à ne
jouir qu'en partie de nous-mêmes.
Ce conflit, qui ne comporte pas de véritable solution, travaille
en sous-main les discours qui portent sur ce que nous sommes et
sur ce que c'est que de s'accomplir. On peut voir ce conflit à l'oeuvre
dans la fascination confuse que le personnage de Job a suscitée chez
des auteurs tels qu'Edward Young, William Blake, Kierkegaard,
Ballanche, Quinet, Lamartine, Hugo, Dostoïevski. Hugo, comme
d'autres auteurs, associait Job et Prométhée, tous deux révoltés
39
contre l'arbitraire de l'autorité divine, et l'auteur des Travailleurs de
la mer entendait faire de Gilliatt "un Job-Prométhée"31. Est-ce parce
que Job se dresse contre l'injustice qu'il fait figure de moi idéal? Ou
n'est-ce pas plutôt parce que dans son face à face avec la toute
puissance il s'identifie à celle-ci? Représente-t-il l'humanité
souffrante? Préfigure-t-il le calvaire rédempteur du Juste crucifié?
Sans doute tout cela à la fois. Avec, à l'arrière-plan, le fantasme d'un
renversement de la douleur en jouissance, comme me le suggère un
passage d'Edmund Burke dans lequel, pour illustrer sa conception
du sublime, il cite le livre de Job ; un sublime dont la jouissance,
explique-t-il, est suscitée par des représentations de toute puissance,
donc de destruction, de terreur et de douleur. "L'idée de la douleur
portée à son plus haut degré est bien plus forte que le plus haut
degré de plaisir", écrit-il, car la douleur ne peut nous être infligée
que par un pouvoir supérieur au nôtre32.
Au XXe siècle, nous retrouvons Job associé à Auschwitz. Dans
un texte intitulé "Une vision de l'Apocalypse"33, Elie Wiesel rappelle
que certains textes n'ont pas été inclus dans le canon sacré parce
qu'ils étaient trop imprégnés de désespoir et qu'à ce titre, le livre de
Job a bien failli être écarté et déclaré apocryphe. Dans cette
perspective, le survivant d'Auschwitz apparaît comme un nouveau
Job. Comme lui victime d'une toute-puissance destructrice, il a vécu
une expérience qui "défiera à tout jamais toute possibilité de
compréhension". Dans La Nuit, Wiesel se montre aussi en Job
Voir, de J. Richer, l'article "Révolte. Mythes romantiques du révolté et de la
victime" dans leDictionnaire des mythologies, Flammarion, 1981, t. II, p. 324-328.
32 Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau (1757),
Vrin, 1990, p. 108-109.
33 On trouvera ce texte dans Le complexe de Léonard (colloque), Nouvel
Observateur-J. Cl Lattès, 1984. Je me réfère aux pages 335-337.
31
40
révolté : "Je n'étais plus rien que cendres, mais je me sentais plus fort
que ce Tout-Puissant auquel on avait lié ma vie si longtemps."34
Primo Levi lui aussi s'est intéressé à Job. Il l'imagine non plus en
face de Yahvé, mais en face de ce qu'il appelle "le trou noir"
d'Auschwitz. "Pauvre, privé de ses enfants, couvert de plaies", écrit
Primo Levi, Job" s'assied parmi les parias en se grattant avec un
débris de bouteille, et dispute avec Dieu. C'est une dispute inégale.
Dieu le créateur de merveilles et de monstres l'écrase sous son
omnipotence."35
Il est clair qu'avec Auschwitz, la toute-puissance revient du côté
d'où elle était venue avant de devenir l'apanage de Dieu : du côté
du Chaos. Ou plutôt non, elle revient du côté de Satan, du côté de
cet avatar moderne de Satan qui s'appelle "le mal radical". Cela veut
dire qu'Auschwitz, loin de remettre en question la tradition dualiste
qui situe la source de la méchanceté à l'extérieur de ce qui qui
constitue notre humanité, tend au contraire, à cause de son
impensable monstuosité, à en renforcer le partage Un mal si
extrême ne peut pas avoir pour seule source l'humanité, il a quelque
chose de transcendant ; il occupe la place du Dieu absent, il est luimême une sorte de divinité négative. Ce qu'ont fait les nazis, écrit
Primo Levi, - des nazis comme Eichmann - ce sont "des actions non
humaines, ou plutôt anti-humaines". C'est pourquoi "ce qui s'est
passé ne peut être compris, et même ne doit pas être compris, dans la
mesure où comprendre, c'est presque justifier."36 Pourtant, une page
plus loin, Levi nous dit que les nazis, Eichmann entre autres,
"n'étaient pas des bourreaux-nés, ce n'étaient pas - sauf rares
Cité par Myriam Anissimov, Primo Levi ou la tragédie d'un optimiste, Lattès,
1996, p. 559.
35 Ouvrage cité, p 278-279. Les réflexions de P. Levi sur Job sont extraites de La
ricerca delle radici. Antologia personale, Einaudi, Turin, 1981.
36 Si c'est un homme, Appendice, Presses Pocket, 1990, p. 211 et 212.
34
41
exceptions - des monstres, c'étaient des hommes quelconques".
Comment Eichmann peut-il à la fois être l'homme ordinaire que je
suis et le monstre que je ne suis pas? Cette question, Levi ne la pose
pas, mais ce qu'il écrit laisse entrevoir la réponse qu'il aurait pu
apporter : "Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux
pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce
sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à
obéir sans discuter, comme Eichmann." "Il faut donc, conclut-il,
nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres
voies que la raison." Somme toute, aux yeux de Primo Levi (mais
sans doute aussi aux yeux de la plupart des esprits éclairés
d'aujourd'hui), la distinction pertinente est celle qui sépare les
lumières de l'obscurantisme : un homme ordinaire en proie à
l'obscurantisme devient un monstre, un homme ordinaire mais éclairé
reste bon. Satan ne serait pas ce que Milton fait de lui, c'est-à-dire la
figuration de quelque chose qui est présent en tout homme. La "bête
immonde" agirait sur nous de l'extérieur en nous contaminant par
de mauvaises idées. Manière pour l'homme éclairé de s'idéaliser.
Vu de la pensée des Lumières, Auschwitz entretient la même
confusion que l'histoire de Job. La toute-puissance devenant un
attribut essentiel de Dieu et Job plaçant en Dieu seul sa vérité, il
relie ainsi son être à la jouissance de la toute-puissance. Dans le cas
d'Auschwitz, le survivant est également tenté de voir dans la toutepuissance destructrice le point d'ancrage de sa vérité, même si celleci est transcendance du mal radical et non plus transcendance de
Dieu. "De même, écrit justement Alain Badiou, que Lévinas suspend
en définitive l'originalité de l'ouverture à l'Autre à la supposition du
Tout-Autre [Dieu], de même les tenants de l'éthique suspendent
42
l'identification consensuelle du mal à la supposition d'un Mal
radical."37.
Au cours de ce chapitre, j'ai essayé de montrer que pour penser
la source intérieure de la méchanceté, il est nécessaire de sortir du
monothéisme, du dualisme qu'il instaure, de ce que notre pensée
laïque conserve de ceux-ci, et enfin de l'idéalisation de soi
qu'encouragent de telles conceptions. C'est pourquoi, dans le
chapitre qui suit, je poursuis l'enquête en prenant appui sur une
expérience qui, tout en ayant une ressemblance avec celle de Job (il
s'agit aussi d'une rencontre avec la toute-puissance), est à l'inverse
de celle-ci une expérience réelle, banale même, et dont le caractère
transgressif et destructeur n'est masqué par aucune idéalisation. Le
récit de cette expérience nous aidera à approcher ce qui constitue le
mauvais côté de notre fonds d'illimitation. Un mauvais côté qui
nous porte à nous confondre avec une présence face à laquelle rien
d'autre ne peut exister, nous plaçant ainsi sous l'emprise d'une
absolue méchanceté.
Ce récit est autobiographique (il s'agit de ma première rencontre
avec la créature de Frankenstein). Mais il n'en retrace pas moins un
fait objectif, une expérience que, sous une forme ou une autre, tous
les enfants ont vécue.
37
L'éthique. Essai sur la conscience du mal, Hatier, 1994, p. 55.
43
2
Le spectre de la malfaisance absolue
Le poêle de la salle à manger est allumé de l'automne au
printemps. Nuit et jour, il brûle, et à côté de lui le seau à charbon
monte la garde, haut, étroit, comme un grand broc de tôle noircie.
Chaque soir - c'est l'une des petites tâches dévolues aux enfants - je
dois aller à la cave chercher du charbon. Chaque soir, donc, la nuit
tombée, je prends le seau dans la salle à manger, je traverse le
vestibule, j'ouvre la porte qui donne sur l'escalier du sous-sol. Dès
les premières marches, à la sensation de froid s'ajoute un poids de
solitude. Ce changement d'atmosphère est habituel, il est prévisible,
et cependant chaque fois je le redoute. Après le sous-sol cimenté où
l'on range les vélos, je m'engage dans une première cave ; les outils
que mon père y range en bon ordre civilisent à demi la pénombre.
Encore une porte et c'est la cave à charbon. Faible et couverte de
suie, l'ampoule électrique ne parvient pas à vaincre l'obscurité, on
devine un sol de terre, des morceaux de bois vaguement empilés et,
sous une poussière noire, quelques débris plus ou moins moisis. Je
me courbe sur le tas d'anthracite et commence à remplir le seau.
Chaque pelletée de boulets produit un fracas, comme une pluie de
cailloux contre la tôle du seau. Un bruit de fin du monde, qui fait
résonner dans les profondeurs un appel démoniaque.
Alors il vient, alors je sens derrière mon dos la présence qui
envahit tout, la menace infinie qui émane d'elle, la stature de géant
et les mains d'étrangleur qui s'avancent inéluctablement.
C'est la créature de Frankenstein.
44
Soir après soir, cet hiver de mes douze ans, je suis frappé
d'épouvante par un être dont je sais bien, pourtant, qu'il n'existe
pas. La salle à manger, la cave. Toujours le même aller retour. Deux
mondes toujours aussi étrangers l'un à l'autre. Lorsque je descends,
mes parents, mes frères, mes soeurs ont beau être tout proches, j'ai
beau les entendre au dessus de ma tête, ils ne me sont d'aucun
secours. Rien à faire, je me retrouve seul avec la présence
imaginaire, elle me submerge de sa toute-puissance. Le seau rempli
dans une sorte de frénésie, le coeur battant, je remonte aussi
rapidement que je le puis, mais ralenti par mon fardeau, par l'anse
qu'il me faut tenir à deux mains.
J'ouvre la porte de la salle à manger et toute trace du monstre
disparaît, c'est comme s'il n'avait jamais existé. Parfois, on me
regarde, on s'étonne de ma précipitation. J'élude, j'esquive : la
terreur que je subis reste inavouable. La persécution - j'ignore
pourquoi - doit rester secrète.
Repensant à cette longue terreur, je me demande pourquoi je
n'ai jamais cherché contre l'inexorable persécuteur la protection
d'une prière adressée à Dieu. Avais-je d'emblée renoncé à chercher
un recours? M'était-il impossible de me raccrocher à quelque parole,
à quelque discours que ce fut, précisément parce que j'étais
confronté à un adversaire étranger à toute société et à tout langage?
Je ne doutais pas, alors, que Dieu fut tout-puissant puisqu'on me
l'avait appris. Mais précisément, il avait fallu qu'on me le dise. Dieu
était tout-puissant partout où quelque autorité affirmait qu'il l'était.
Il était tout-puissant dans l'univers infini et les siècles des siècles,
mais encore fallait-il, pour bénéficier de sa protection, se trouver à
portée d'un lieu où cette vérité fut inscrite et proclamée. La toutepuissance qui émanait du monstre était d'une autre nature : lui
45
n'avait besoin d'aucun prédicateur, d'aucune doctrine, d'aucune
croyance. Au milieu du fracas et des ténèbres, sa présence
s'affirmait d'elle-même. Je n'avais pas à y croire : je la sentais. Elle se
saisissait de moi corps et âme, horriblement, et tant que je n'avais
pas refait surface dans le monde des autres, j'en demeurais la proie.
Avant que ne commence cet hiver, durant cette période où, le
froid venant, on commençait à penser qu'il faudrait allumer le
poêle, mon frère m'avait emmené au cinéma du quartier. On
donnait un Frankenstein dont j'ai oublié le titre ; mais je me souviens
du mince visage de Peter Cushing qui jouait le rôle de Victor
Frankenstein, le savant qui crée le monstre.
La première scène du film qui me revient à l'esprit (sans doute
parce qu'elle n'est pas sans analogie avec mon souvenir de la cave à
charbon) est celle-ci. Un vieil aveugle traverse une forêt, guidé par
un jeune garçon. L'aveugle demande à l'enfant d'aller lui chercher
de l'eau dans quelque ferme ou village proche et s'asseoit sur un
rocher en l'attendant. Tous deux ignorent que la créature erre dans
la forêt (le monstre a brisé les chaînes qui le retenaient dans le
manoir de Frankenstein et s'est enfui). L'aveugle entend des pas. Il
interroge, pas de réponse. Une présence inconnue qu'il ne peut ni
voir, ni identifier. Le monstre pousse des grognements de rage et de
ses puissantes mains étrangle le vieillard.
Je me souviens aussi d'un cadavre allongé dans une sorte de
grand aquarium, un cercueil de verre. Un violent orage déclenche
inopinément le mécanisme qui doit lui redonner vie. Aussi Victor
Frankenstein, lorsqu'il pénètre dans son laboratoire, trouve-t-il non
plus le gisant emmailloté, mais un spectre effrayant qui le domine
de sa haute stature.
46
Le laboratoire est situé dans une aile du manoir. Victor F., tel
Barbe-Bleue, en a interdit l'accès à sa fiancée ou sa jeune épouse qui
ignore tout de ses travaux secrets. On voit le salon agréablement
meublé où le couple, parfois, reçoit des invités. Qui pourrait deviner
à quelles sombres activités le savant s'adonne dans l'autre aile de sa
demeure et à quel cauchemar il y travaille?
Ma vie était semblable à celle de Victor, divisée en deux
mondes impossibles à relier, et je devais comme lui affronter seul la
part maudite que je ne parvenais ni à partager ni à endiguer.
Dans cette expérience, j'étais incompréhensible à moi-même.
Mais ce n'était pas de cela je ne me souciais, ce qui m'importait par
dessus tout, c'était d'échapper à la terreur. Tous les enfants
connaissent ces sortes d'expériences, et, comme des amants
passionnés qui s'efforcent désespérément de se défaire d'un amour
impossible, le temps ayant passé, ils finissent par oublier.
Cependant, qu'il s'agisse de terreur ou d'amour, une fois
délivré on n'en perd pas le goût. Dans le cas des enfants, ce qui
provoque d'abord une terreur intolérable finit généralement par
devenir supportable, de sorte que le plaisir l'emporte sur l'émoi
contraire auquel il reste mêlé. Trois ou quatre ans après le
Frankenstein dont je viens de parler, j'ai vu un autre film, La
vengeance (ou La malédiction?) des pharaons. Une momie reprenait vie,
allait rechercher dans la lointaine Angleterre les archéologues qui
avaient violé sa tombe (au nombre desquels l'inévitable Peter
Cushing) et les étranglaient l'un après l'autre. Cette fois, les choses
s'étaient mieux passées. J'avais pris le risque d'approcher à nouveau
la source de terreur, et j'avais pu en jouir sans encourir la vengeance
des pharaons, sans me trouver implacablement persécuté comme
l'étaient les savants qui avaient troublé le repos de la momie.
47
Je dirai un mot à la fin de ce chapitre du processus par lequel
nous échappons à l'infinie malfaisance des personnages de terreur
et éprouvons même du plaisir à les voir mis en scène. Restons-en
pour le moment à ces terreurs irraisonnées dont j'ai donné un
exemple. Comment se fait-il que nous puissions nous sentir
menacés pour de bon par un personnage dont nous savons pourtant
qu'il n'existe pas? La réponse qui est habituellement donnée consiste
en fait à attribuer une cause raisonnable à des peurs qui ne le sont
pas : ce que les êtres humains redoutent par dessus tout, c'est la
mort (ce lieu commun, après tout, est peut-être un préjugé, mais
cela ne l'empêche pas d'être reçu comme un fait incontestable).
Derrière les peurs sans objet se dissimulerait donc cet objet de peur.
Monstres, ogres, spectres, démons, si ces personnages imaginaires
nous effraient ce serait parce qu'à travers eux nous est rappelé le fait
que nous sommes mortels. Dès qu'on réfléchit à cette explication, il
apparaît qu'elle n'explique rien. Si en effet la perspective de notre
propre mort était la véritable cause des terreurs que nous inspirent
les êtres de fiction, celles-ci nous affecteraient peu dans nos
premières années, mais de plus en plus à mesure qu'approche le
terme de notre vie. Or c'est exactement l'inverse qui se produit : ces
sortes de terreurs sont violentes chez les enfants (un enfant de
quatre ans n'a pas encore conscience d'être mortel ; il n'en est pas
moins fasciné et terrifié par le loup ou l'ogre). Durant l'adolescence,
on reste généralement friand d'histoires d'épouvante, mais les
personnes âgées ne s'y intéressent plus guère. A l'époque où la
créature de Frankenstein me terrifiait, je sentais bien que c'était mon
état d'enfance qui me rendait si vulnérable au monstre, et que cette
infinie puissance d'anéantissement à laquelle j'étais confronté
48
épargnait les adultes ou, en tous cas, ne les atteignait pas au même
degré que moi.
Il est évident aussi qu'à se trouver convaincu de son
immortalité, l'être humain n'est pas pour autant épargné par ce
genre de terreurs. En même temps qu'elle apporte une consolation,
la croyance en l'immortalité entretient un vertige de l'infini. Et la
prédication chrétienne n'a pas manqué d'exploiter ce vertige,
délivrant aux fidèles des histoires où se peignait toute l'horreur qu'il
y avait pour le damné à survivre indéfiniment à son propre
anéantissement. L'allégorie de la mort nous rappelle, par la faux
dont elle est armée, notre fin inexorable. Mais elle figure également,
squelette vivant et sans visage, un être affranchi des limites qu'une
identité définie impose aux humains. Si cette entité sans âge et sans
nom emprunte à la réalité factuelle de la mort son caractère
implacable, c'est pour mieux imposer sa toute-puissance spectrale.
Et celle-ci, en réalité, demeure énigmatique.
Il existe une autre manière d'évacuer l'effet de terreur (ou
d'autres effets) qu'un récit produit sur ceux qui le "consomment".
Elle consiste à laisser de côté le fait qu'un roman que personne
n'aurait jamais lu, un film que personne n'aurait vu n'existeraient
pas, et à considérer l'oeuvre uniquement par rapport à son auteur.
Certes, la démarche qui consiste à étudier l'auteur et à le situer dans
son environnement historique et culturel est légitime et profitable. Il
est intéressant, par exemple, de connaître cette jeune anglaise
appartenant à une bourgeoisie cultivée et non-conformiste qui
écrivit Frankenstein à l'âge de dix-neuf ans. On peut avoir envie de
connaître les idées qui bouillonnaient dans l'esprit de Mary Shelley :
philosophie des Lumières, idéaux révolutionnaires, individualisme
romantique, sans oublier le sombre répertoire véhiculé par le roman
49
gothique et le goût du sublime. Ces éléments et d'autres permettent
de mieux lire Frankenstein , ils nous aident à saisir certaines
résonances ou implications du texte et à mieux comprendre l'intérêt
qu'il a suscité chez ses lecteurs du début du XIXe siècle.
Et pourtant, ce type d'exploration et d'interprétation a son
revers. Il fournit en effet au lecteur, dès lors qu'il se fait
commentateur, un excellent alibi pour échapper à la responsabilité
qui lui incombe en tant que lecteur. Le lecteur d'un récit (le
spectateur d'un film) n'est pas dans la posture de quelqu'un qui
s'adonne au savoir. Contrairement au commentateur qui peut se
sentir plus dégagé, le lecteur est, en quelque sorte, co-responsable
de ce que le récit met en scène. C'est dans l'activité de lire que le
récit s'actualise, et le lecteur est directement rémunéré de cette
activité par le plaisir qu'il en tire. Contrairement au rêve nocturne
qui n'est vécu que par celui qui fait le rêve, le propre du récit, parce
qu'il est une activité diurne, est de constituer un vécu partagé.
Attribuer un récit à la seule personne de l'auteur, même - ou surtout
- lorsqu'on le fait par une interprétation psychanalytique, c'est donc
procéder à une attribution partiellement fausse.
La difficulté de reconnaître que nous y sommes pour quelque chose
dans le roman ou le film dont nous jouissons est évidemment atténuée
dans la mesure où le récit met en scène des personnages
sympathiques ou admirables : ceux-ci nous tendent un miroir
flatteur. Mais dans le cas de Frankenstein (qu'il s'agisse des films ou
du roman), l'histoire est si sombre et violente que nous trouvons
commode d'en attribuer la responsabilité à l'auteur, sans avoir à
nous attarder sur l'idée que nous aussi, lecteurs, nous y avons mis la
main.
50
L'histoire de ma descente quotidienne à la cave montre à quel
point Frankenstein plongeait de profondes racines dans mon propre
coeur, et pas seulement dans celui de l'auteur du roman. C'est à
partir de là qu'il faut rechercher une explication.
Il est clair que j'étais terrifié parce que je me sentais en proie à la
toute-puissance, autrement dit, à une absolue malfaisance. L'infini
bénin qui nourrit nos idéaux et nos rêves n'en est pas la seule forme
; le bon infini, celui du Dieu transcendant, au fond, n'est pas
vraiment infini puisqu'il garantit la coexistence (au moins la
coexistence de ceux qui croient en Lui). Or, par définition, la
véritable illimitation, la toute-puissance, n'a de limite à recevoir de
personne. L'infini radical rend toute forme de coexistence
impossible, il est destructeur. J'étais terrifié car je me trouvais,
comme Job, confronté à la toute-puissance. Non pas à ce Dieu qui ne
se manifeste jamais que par la bouche de ceux qui parlent à sa place.
Plutôt à quelque chose comme Béhémoth ou Léviathan, quelque
chose qui existe même si personne ne le nomme, une sorte de nonêtre premier. L'expression "part maudite" qu'utilise Georges Bataille
pour désigner cette réalité est très juste ; à condition toutefois qu'on
ne s'en serve pas, comme il le fait lui-même, pour valoriser cette
réalité et y voir une part "souveraine" : il s'agit pour moi, je l'ai dit,
de m'interroger sur un fait et non de l'ériger en valeur.
La terreur dont j'étais victime ne pouvait prendre sa source
qu'en moi, et c'est ce qu'il faudrait que j'éclaircisse, ne serait-ce que
pour ne pas retomber dans la rhétorique du sublime. Si, à propos de
mon expérience de la cave, je peux dire aujourd'hui "Le monstre,
c'est moi", il me faut bien distinguer cette déclaration de
l'identification valorisante dont j'ai parlé plus haut : "Job, c'est moi",
ou : "Le Christ, c'est moi". Dans ce dernier cas, on jouit d'un fort
51
rapport à la complétude, quelque chose qui ressemble à l'absolu,
mais qui n'est cependant pas l'expérience d'une illimitation radicale,
c'est-à-dire de la pure et simple destruction. C'est pourquoi
l'identification à Job ou au Christ peut donner l'impression exaltante
d'atteindre à un noyau indivis de l'être-soi. Il est clair au contraire
que j'étais incapable de reconnaître quelque chose de moi dans le
monstre et que je n'en avais surtout aucune envie. Cette expérience
n'avait rien d'idéal, ce n'était pas une approche de la transcendance,
elle n'avait rien d'une expérience spirituelle. Elle faisait partie de
l'enfance, c'est tout. D'ailleurs, bien que le monstre doive sa
présence à mon imagination, c'est-à-dire à moi, il n'était pas moi en
ce sens qu'il était bien plutôt l'impossibilité d'être moi, une bouffée
de non-être jaillie de moi mais dans laquelle j'étais sur le point de
disparaître, et qui, pour cette raison ne pouvait m'apparaître
qu'extérieure à moi.
Comment est-il possible que le monstre ait tiré de moi son
existence et sa puissance? Pourquoi fallait-il que je le perçoive
comme une présence? Et pourquoi éprouvais-je cette présence dans
une angoisse d'anéantissement?
Il y a dans l'exemple que j'ai donné une constante si générale
(on la retrouve dans toutes les terreurs de ce genre) qu'on risque de
ne pas y prêter attention : l'opposition entre deux espaces, en
l'occurrence la salle à manger et la cave. D'un côté, un monde où j'ai
ma place auprès des autres, où les personnes sont bien identifiées,
un monde éclairé où les choses aussi sont distinctes et familières. De
l'autre, le lieu de la terreur : un environnement de ténèbres et de
solitude, souterrain comme un caveau. Décrire ainsi la cave à
charbon n'est évidemment pas en donner une image objective.
Après tout, ce n'est qu'une pièce de la maison et la fonction qu'elle
52
remplit est bien anodine. Pourquoi ne pas la vivre sur le même
mode que la cuisine ou la pièce commune? Parce que pour l'enfant,
le chaos primordial n'est jamais loin ; une cave à charbon suffit à
l'évoquer.
La conception de la personne qui est habituellement la nôtre et
qui correspond à celle que la pensée des Lumières nous a léguée ne
permet guère de comprendre ce partage entre deux espaces, ni par
conséquent de répondre aux questions que soulève la présence
spectrale du monstre. Pour commencer à rendre ces questions
pensables, il faut renoncer à l'idée que la personne se construit et se
modèle autour d'un noyau (un soi) donné par nature, et que la
personne étant ainsi assurée d'elle-même, son développement
équivaut à un investissement progressif de son environnement par
la connaissance et par l'action. Il faut au contraire faire l'hypothèse
que le véritable soi, la "personne authentique" n'est pas un noyau
natif, mais qu'elle se constitue à mesure que l'enfant prend pied
dans un monde commun, un monde où il se définit en rapport avec
d'autres et qui lui permet de prendre progressivement consistance.
Le soi natif, le soi premier n'est pas soi, mais une sorte de protosubjectivité non-délimitée, non-différenciée. Ainsi, répondre à
l'impératif "Deviens ce que tu es", c'est d'abord renoncer (dans la
mesure du possible) à ce soi infini qui précède le soi défini comme le
chaos primordial précède le monde différencié.
"On ne naît pas soi, on le devient", pourrait-on dire pour
paraphraser Simone de Beauvoir. Mais il faut prendre garde que la
célèbre formule du Deuxième sexe ("on ne naît pas femme, on le
devient") s'inscrit dans un contexte culturaliste : la société modèle
les femmes, modelage contraignant et répressif. La formule "on ne
naît pas soi" ne prend pas son sens de ce contexte : elle implique au
53
contraire que ce serait le retour à notre état premier qui serait
oppressif. On pourrait invoquer, à cet égard, le patronage de
conceptions forgées au fil de l'expérience psychanalytique.
Conceptions qui soulignent le caractère fondateur de ce qui vient
délimiter, situer, repérer la personne de l'enfant et son corps
(Winnicott, Lacan, Françoise Dolto seraient à citer, entre autres).
Mais on pourrait aussi bien se référer à une idée de la personne très
répandue en Afrique. Au monde du village fondé sur un ordre
permettant que les personnes se distinguent les unes des autres et
coexistent, s'oppose le monde de la forêt et de la brousse, gisement
d'énergies précieuses, mais aussi lieu où rôdent des forces
prédatrices. L'enfant qui naît devient une personne en prenant place
parmi les autres, au village ; mais il faut pour cela qu'il abandonne
une part de soi, se désolidarise d'une sorte d'alter ego dont le lieu
propre est le monde de la forêt. Ainsi, être, c'est être divisé : d'un
côté l'illimitation native, de l'autre l'existence sociale. Et si la
division s'établit mal, si elle se trouve battue en brêche, la personne
devient le vecteur de forces qui se manifestent sur un mode
prédateur par le vampirisme ou la sorcellerie38.
Dans le cadre d'une telle conception, le fait que la cave ne soit
pas vécue comme une pièce ordinaire devient intelligible. On peut
comprendre que l'enfant qui se trouve seul et dans le noir ne soit
plus lui-même, ne soit plus celui qu'il est dans l'espace de la pièce
commune. En effet, précisément parce qu'il est un enfant, il n'a pas
encore suffisamment intériorisé le soutien que lui apporte le fait de
prendre place dans le monde des autres. La représentation qu'il a de
Je renvoie aux actes du colloque international sur La notion de personne en
Afrique noire, organisé par G. Dieterlen, éditions du CNRS, 1973, ainsi qu'à
l'excellente étude de Ch.-H. Pradelles de Latour, Le crâne qui parle.
Ethnopsychanalyse en pays Bamiléké, E. P. E. L. , 1996.
38
54
lui-même n'est pas encore en mesure de triompher d'un
environnement sensoriel qui se présente à lui comme étant à l'écart
du monde des autres. Ainsi, inévitablement, des sensations de
ténébreuse solitude le reconduisent à ce qu'il était avant d'être soi, et
il baigne à nouveau dans le mauvais infini où son être se confond
avec le néant, se fond dans l'illimité. Bien qu'on répèt à l'enfant
qu'"il n'y a pas de raison d'avoir peur", ce n'est donc pas sans raison
qu'il se trouve en proie à une angoisse d'anéantissement.
L'hypothèse demande à être complétée. En effet elle n'explique
pas pourquoi le mauvais infini est vécu par l'enfant comme une
présence. L'adulte aussi connaît l'infinitude et l'angoisse. Mais il les
vit plus souvent sur le mode de la dépression que sur celui de la
terreur. L'état dépressif peut se traduire chez lui par un sentiment
angoissé d'anéantissement, mais ce sentiment ne lui est pas infligé
par une présence toute-puissante : ce qui jusqu'alors apportait un
relatif soutien se retire, et il ressent les effets d'un reflux, d'une
marée basse de l'être.
Les enfants, bien sûr, ne sont pas à l'abri des états dépressifs et
il leur arrive en tous cas d'être en proie à un ennui mortel. Un tel
état peut être vécu en plein jour, et même au milieu des autres, alors
que les terreurs, nous l'avons vu, ont pour milieu spécifique la
solitude et le noir. Il s'agit d'un état qui, contrairement à la
dépression, est directement lié à un environnement sensoriel
spécifique : un livre d'images impose la silhouette menaçante du
loup, les ténèbres encerclent et assiègent le corps. Il y a là un indice
important qui va nous aider à comprendre pourquoi le mauvais
infini est alors perçu comme présence toute-puissante. La lumière
permet de distinguer les choses et les êtres, de même que la parole
permet de les identifier et de tisser un monde habité. L'obscurité, au
55
contraire, ronge les traits qui permettent d'identifier ; comme les
mâchoires du loup, elle s'en prend aux limites du corps de l'enfant,
elle matérialise l'intrusion du néant (c'est pourquoi, ce corps, il lui
faut le protéger en s'enveloppant dans l'ultime refuge que lui offre
son lit, en prenant bien soin de ne laisser dépasser ni pied ni main).
L'obscurité fait revenir l'enfant à l'aube de lui-même, lorsque
l'indistinction de son âme s'accompagnait d'une indéfinition quant
aux limites de son corps. Alors, l'adulte qui prenait soin de lui était
la divinité toute-puissante dont il se distinguait encore mal. Quel
corps était l'appendice, la prothèse de l'autre? Laquelle des deux
personnes était un écho de l'autre? Certes, le père, la mère - en
principe - distinguent leur enfant d'eux-mêmes. Mais le bébé ne s'est
pas encore constitué comme une entité distincte. Pour lui, être soi
n'exclut pas encore d'être l'autre, et la criante impuissance du petit
corps cloué sur place se mêle bizarrement à la force du géant qui le
tient contre lui, et qui constitue alors son seul miroir. Dans la
mesure où elle est liée à cette expérience précoce, l'infinitude
menace de ses vagues puissantes aussi bien l'intégrité de la
personne que celle de son corps. L'enfant se sent repris par l'entité
illimitée et toute-puissante qui était là avant qu'il devienne soi. Et
comme alors, faute d'un monde commun qui assure la coexistence,
il n'y a plus place pour deux, il se voit inexorablement anéanti par
celle-ci. Cette présence qui envahit tout ne correspond donc à
aucune identité définie. Ce quelqu'un qui n'est personne ne saurait
se délimiter comme étant son père, ou sa mère, ou lui-même : il
s'agit aussi bien de l'infinitude qu'il perçoit à travers ses parents que
de celle qu'il projette sur eux39.
Je ne dirais donc pas, comme le fait Mélanie Klein dans son article sur "Les
premiers développements de la conscience chez l'enfant", que de telles
puissances d'anéantissement représentent en fait les parents.
39
56
La puissance de destruction du persécuteur équivaut à une
irrésistible attirance pour le franchissement ou l'affranchissement
des limites fondatrices : l'enceinte que trace un nom propre, la
muraille délicate d'un corps et d'un visage à la forme unifiée et
distincte. Puissance nécessairement prédatrice, donc : "Seule, la
voracité d'un chien féroce accomplirait la rage de celui que rien ne
limiterait", écrivait Georges Bataille à propos de la violence
sadienne40. La créature de Frankenstein n'a pas besoin de crocs pour
défaire la belle unité de sa victime. Sa puissance destructrice se
signifie par le fait que lui-même est affranchi des limites fondatrices
: il n'a pas de nom. Sur les affiches qui, du vivant de Mary Shelley,
annonçaient les adaptations théâtrales du roman, on laissait
généralement, en face du nom de l'acteur qui incarnait le monstre,
une ligne en blanc. Le procédé plaisait à Mary Shelley : "This
nameless mode of naming the unameable", écrivit-elle, "is rather good"41.
Quant au corps de la créature, c'est une vision de cauchemar : aucun
être humain ne pourrait reconnaître en lui son semblable.
J'ai montré comment, dans la cave à charbon, mon propre
"mauvais infini" s'en prenait à moi sous les espèces d'une présence
destructrice. Restent à éclaircir les liens entre la terreur et deux
autres sentiments qui, pour n'être pas au premier plan de ma
rencontre avec le monstre, n'en étaient pas moins présents : désir et
culpabilité.
Lorsque j'étais dans la pièce commune, j'existais au milieu de
ma famille. Existence relationnelle et donc relative, comme dans
toute vie sociale. Une certaine manière d'être convient avec telle
personne et ne convient pas avec une autre, un certain
40
41
"L'homme souverain de Sade", dans L'érotisme, 1O/18, 1965, p. 185.
Cité par Cathy Bernheim, Mary Shelley, La manufacture, Lyon, 1988, p. 90.
57
comportement correspond à telle situation et non à une autre :
limitations complexes, contraignantes et inévitables. En les
intériorisant, nous gagnons en contrepartie une extension du champ
de notre existence à la mesure des liens que nous tissons avec notre
entourage. Mais cette expansion demeure limitée, elle nous interdit
à jamais une affirmation absolue et radicale de nous-mêmes. A la
cave, une forme d'existence illimitée s'ouvrait à nouveau. Je pouvais
en approcher et en ressentir toute l'intensité. Cependant, le prix à
payer était lui aussi absolu : tendant à se confondre avec moi,
l'infinitude m'absorbait et me confrontait donc à l'imminence de
mon propre anéantissement.
Si transgresser, c'est franchir délibérément une barrière
interdite, alors il ne s'agissait pas d'une transgression : on ne
m'interdisait pas de me rendre à la cave, on me le prescrivait. Et ma
rencontre avec le monstre ne résultait pas d'un choix puisque sa
présence, au contraire, s'imposait à moi malgré tous les efforts que
je faisais pour l'exorciser. Néanmoins, considérée du point de vue
de ce qui est coupable ou légitime, la limite que je franchissais
n'était pas anodine : c'était la frontière séparant la construction du
monde de sa destruction (par monde, j'entends ici tout ce qui rend
possible l'existence et la coexistence des humains) ; il s'agissait, en
somme, d'une frontière antérieure à toute autorité instituée. Le
franchissement que je vivais lorsque je descendais à la cave
répondait donc à quelque chose qu'il faut bien nommer un désir,
même si sa réalisation se traduisait par l'angoisse et la terreur, et à
un désir coupable, même si la frontière franchie ne faisait l'objet
d'aucun interdit explicite.
Cela, peut-être aurais-je pu le comprendre quelques années
plus tard en voyant le film dont j'ai parlé, où il était question d'un
58
pharaon revenant se venger. J'aurais pu le comprendre, d'abord,
parce que le film ne m'avait pas apporté seulement de la peur, mais
aussi du plaisir. Ensuite parce que le récit lui-même mettait en scène
le fait de pénétrer, non dans une cave, mais dans une tombe, et que
cette intrusion répondait évidemment au désir des archéologues.
Restait cependant une différence notable entre mon expérience et
celle des savants. Dans leur cas en effet le châtiment, venant assez
longtemps après la satisfaction de leur désir, s'en distinguait
nettement. Dans le mien au contraire, la jouissance et le châtiment
coïncidaient parfaitement. De sorte que, pris dans cette confusion, je
ne pouvais reconnaître dans ce qui m'arrivait ni la réalisation d'un
désir transgressif ni la sanction de celui-ci, et l'expérience demeurait
aussi inintelligible qu'elle était fatale.
A cet égard, elle était proche de celle à laquelle Victor
Frankenstein se voit confronté. Le jeune savant n'a qu'un désir - un
désir auprès duquel tout le reste pâlit, même l'amour qu'il porte à sa
fiancée - : percer le secret de la vie, créer lui-même la vie. Pour cela,
il est près à tout ; on le voit violer des tombes lui aussi, pour se
procurer les matériaux de chair dont il a besoin. Et à l'instant précis
où un labeur de plusieurs années porte enfin ses fruits, au moment
même où le corps qu'il a fabriqué prend vie, la jouissance tant
attendue se métamorphose en un châtiment cauchemardesque, et
lui-même ne peut supporter la vue de son oeuvre. Tant que l'unique
objet de ses désirs n'était pas encore une personne, tant qu'il n'était
pas devenu total, il pouvait s'en approcher, y travailler de ses mains.
Mais lorsque la chose devient une présence, un être qui jette sur lui
son regard, il fuit, submergé par l'angoisse : face à l'illimitation
radicale, on ne peut qu'être anéanti.
59
Cette chair composite à laquelle Victor redonne vie constitue un
nouveau genre de revenant (c'est bien ainsi que Mary Shelley
considérait le monstre). On peut élargir à la crainte des morts ce que
l'on vient de voir à propos de Victor Frankenstein. Sur l'universelle
crainte des morts, la pensée des Lumières appose l'étiquette
superstition (l'élite intellectuelle du XVIIIe siècle remplace les
revenants par ces corps qui ne sont pas vraiment morts et que l'on
enterre prématurément42). Tout esprit éclairé le sait, les morts ne
reviennent pas, et c'est bien à cause de cette certitude qu'il peut
nous arriver de désirer la mort d'une personne qui nous
empoisonne l'existence. Les morts ne reviennent pas, c'est un fait ;
mais la connaissance de ce fait n'a jamais empêché personne de
croire aux revenants, ni de leur attribuer une malfaisance sans
limites : ceci également est un fait. Si, contrairement à la pensée
"rationnelle", on admet que l'infini radical ne peut être qu'un
mauvais infini et que l'être humain a partie liée avec cette illimité
incompatible avec la coexistence, on verra dans la crainte des
revenants la manifestation d'une peur tout à fait fondée : la peur de
ne pouvoir tenir à distance sa propre infinitude.
Le processus du deuil ne concerne pas seulement le lien entre
soi et le disparu. Il concerne également le rapport que l'on entretient
avec sa propre infinitude. Le mort dont on n'a pas fait son deuil
dispose ainsi du même pouvoir d'envahissement que l'objet d'un
amour impossible et passionné. Combien de récits de tradition
orale, combien de poèmes et de romans font résonner cette analogie!
L'auteur de Frankenstein connaissait sans doute La fiancée de Corinthe
de Goethe, ou La ballade de Lénore de Bürger (dont le sujet appartient
Voir par exemple dans A. de Baecque, La gloire et l'effroi. Sept morts sous la
terreur , Grasset, 1997, le chapitre consacré à Madame Necker.
42
60
à la tradition orale, et dont il existait plusieurs traductions
anglaises). Dans ces deux poèmes, l'un des amants meurt. L'autre ne
le sait pas (il ne peut donc pas en faire son deuil). Voyant revenir la
personne aimée, il la croit toujours vivante; elle l'emporte avec elle
dans la mort. Mattew Gregory Lewis, l'auteur du fameux roman
gothique Le Moine, passa quelque temps à la villa Diodati durant
l'été 1816, en compagnie de Byron, Polidori, Shelley et Mary. Il avait
séjourné en Allemagne, avait rencontré Goethe, s'était imprégné de
folklore et de ballades comme celle de Bürger. Il aimait raconter des
histoires de fantômes. Notamment celle-ci : un jeune homme est
appelé au régiment ; sa femme l'attend, inconsolable. Un soir elle
l'entend qui revient ; mais en voyant la blessure mortelle qu'il porte
au front, elle se rend compte qu'elle a affaire à un fantôme. Celui-ci
parvient à la rassurer. Cependant, une nuit où, toute au plaisirs d'un
bal, elle n'a pas entendu la cloche qui annonce régulièrement la
venue du fantôme, celui-ci l'entraine dans la mort43. Lorsque l'être
aimé et bienfaisant devient réellement illimité, il se mue en une pure
puissance d'anéantissement.
Lors de leur séjour sur les bords du lac de Genève, Shelley,
Byron et la jeune Mary lurent également un recueil d'histoires de
fantômes, traduit de l'allemand en français. Comme toute
introduction à Frankenstein le rappelle, ces histoires à faire se dresser
les cheveux sur la tête leur donnèrent envie d'en inventer euxmêmes. A la suite d'une conversation sur le galvanisme, sur
l'étincelle de vie, sur la possibilité de créer un être vivant ou de
ranimer un cadavre, Mary fut poursuivie toute la nuit par des
Voir M. Summers, The Gothic Quest. A History of the Gothic Novel, Russell and
Russell, New York, 1964, p. 121-122 et 291.
43
61
images de cauchemar. Ce cauchemar lui fournit le noyau de son
roman : "What terrified me will terrify others", pensa-t-elle44.
L'un des récits d'épouvante que la jeune fille avait lus racontait
l'histoire d'une femme qui, abandonnée par son mari, meurt dans la
solitude. Elle se présente à l'homme comme si elle était encore
vivante, puis se venge en lui découvrant sa nature de spectre (c'est
là sans doute une intrigue universelle ; on la retrouve, en tous cas,
dans le recueil de contes japonais qu'avait constitué Lafcadio
Hearn45).
L'histoire ressemble à celle d'Ondine, un récit poétique que La
Motte-Fouqué, un romantique allemand, avait publié en 1811.
Ondine, femme des eaux et de l'au-delà, revient auprès de l'homme
qui l'a aimé ; elle revient le soir même où celui-ci vient d'épouser
une autre femme, et elle entraine son ancien mari dans la mort.
Non-deuil (l'homme, en réalité, aime toujours Ondine) et vengeance
(l'épouse délaissée reprend à jamais son mari) : les deux motifs se
combinent. Une même douleur sans limite circule entre celui qui
reste et celle qui a été rejetée, et le retour de la disparue répond à
leurs deux désirs. Mais ce retour constitue en même temps un
châtiment ; un châtiment que l'époux s'attire à la fois parce qu'il a
oublié sa première épouse et parce qu'il lui est impossible d'en faire
son deuil.
Ce paradoxe répond à une logique, et celle-ci ne s'applique pas
seulement aux rapports entre vivants et morts dans la fiction, mais
aussi dans la réalité. Les vivants, on l'a vu, ont lieu de craindre les
morts quand, ne pouvant s'en séparer, ils les vouent à remplir leur
C'est ce que Mary Shelley raconte dans la préface d'une réédition de
Frankenstein publiée en 1831.
45 "La première femme du samouraï", dansFantômes du Japon, Union Générale
d'Editions, 1980, p. 103-106.
44
62
propre infinitude. Mais oublier un mort, effacer le lien qu'on a eu
avec lui de son vivant, ne vaut pas mieux : c'est une manière
d'ignorer cette frontière de soi que constituait le lien avec lui ; au
lieu de lui donner une place illimitée, on supprime sa place, ce qui
est encore une manière de dépasser les bornes - ces bornes
fondatrices qui garantissent à chacun un lieu d'être.
A cet égard, les rapports entre vivants et morts ne sont qu'un
cas particulier des rapports entre les humains. La formule la plus
générale pourrait être celle-ci : il n'est pas de relation viable entre deux
êtres si l'un occupe une non-place. Par non-place, on peut entendre rien
: l'infinitude de l'un réduit à rien la place de l'autre. Ou tout : l'un
envahit l'infinitude de l'autre.
Ce chapitre nous a permis de dégager une forme spécifique du
fantasme de toute-puissance : le fantasme d'un être absolument
méchant. Il me reste, pour finir, à montrer comment s'opère le
passage du fantasme à la réalité.
Contes populaires, romans, films fantastiques, films d'action
donnent corps à ce fantasme en le revêtant d'images façonnées à
partir du monde visible. Ils lui confèrent un semblant de réalité. De
ce point de vue, la créature de Frankenstein n'est qu'une figure
parmi d'autres dans la vaste galerie des spectres de la malfaisance
absolue : ogres, loups, sorcières, diables, vampires, savants fous
prêts à détruire le monde pour en devenir les maîtres, serial killers et
autres génies du crime. On voit bien, par exemple dans les films
dont James Bond est le héros, comment le "grand méchant" à la fois
présente certains traits irréels du fantasme (ainsi le mystérieux chef
de cette organisation criminelle qui s'appelle le "Spectre") et en
emprunte d'autres à la réalité (espionnage, technologie, guerre
froide, etc.). Ce genre de films nous aide à comprendre a quel point
63
la frontière qui sépare la fiction de la réalité peut être mince et
poreuse.
Par réalité, ici, on peut entendre deux choses : d'une part le
comportement réel d'une personne ou d'un groupe de personnes
(par exemple le comportement de tel Indien d'Amérique ou de telle
tribu d'Indiens à une époque donnée) ; d'autre part les croyances,
les convictions concernant cette personne ou ce groupe. Ces
croyances peuvent être fausses, elles peuvent ressembler à des
fictions, mais pour ceux qui y croient elles sont bien réelles. Voici
par exemple ce qu'écrivait un commissaire au affaires indiennes
vers le milieu du XIXe siècle :
Qui parmi vous n'a pas entendu avec des sentiments d'effroi ces histoires
pour enfants qui évoquent l'Indien et sa cruauté? Dans notre esprit d'enfants il
représentait le Moloch de notre pays. On nous faisait entendre son hurlement ;
et on nous mettait sous les yeux sa haute silhouette émaciée couverte de peaux
de bêtes qui lui battaient les flancs, et puis ses yeux de feu à la recherche d'une
nouvelle victime à laquelle s'accrocher pour satisfaire sa soif de sang.46
L'auteur admet que cette image de l'Indien relève pour une part
de la fiction (d'histoires pour enfants), mais cela ne l'empêche pas de
croire qu'il y a en elle beaucoup de vrai : le fantasme et la fiction
alimentent les représentations que l'auteur et d'autres colons
américains se font des Indiens. La méchanceté qui leur est attribuée
a donc deux sources. L'une est la cruauté bien réelle manifestée par
un certain nombre de guerriers indiens, redoutés à juste titre par
ceux qui étaient venus s'approprier leurs terres. L'autre source est le
fantasme d'absolue malfaisance que ces mêmes colons projetaient
sur les Indiens. Comme le note très justement Michael Rogin, "les
atrocités mises sur le compte des Indiens ne servirent pas seulement
Cité par Michael Rogin, Les démons de l'Amérique. Essais d'histoire politique des
Etats-Unis, Seuil, 1998, p. 151.
46
64
à justifier les guerres qui leur furent faites. Elles eurent également
pour effet que les Blancs répondirent à la violence des Indiens en
s'abandonnant à leur tour à des fantasmes et des actions dans
lesquels s'exprimait la même rage que celle qu'ils imputaient aux
Indiens."47 Il ne s'agit donc pas seulement ici de faire de l'autre
l'agresseur afin de présenter comme légitime défense ses propres
agrressions. Il s'agit également du sentiment exaltant d'accéder à
une complétude supérieure, sentiment procuré par la nécessité que
l'on sent de rivaliser avec l'illimitation que l'on a projetée sur l'autre.
On peut généraliser cet enchaînement de la façon suivante : je
me perçois comme un "bon" (même si certains de mes actes, vus par
un autre que moi, ne sont pas jugés "bons") ; j'ai conscience que
quelqu'un à qui j'ai affaire se livre à un acte agressif à mon égard ; je
projette sur lui mon fantasme de toute-puissance (de touteméchanceté) ; puisque l'autre est tout, je vais être anéanti ; pour me
défendre contre cet anéantissement, il faut donc que moi-même je
sois tout - un être entier, indivis, total. Ainsi m'adonnerai-je à une
jouissance de toute-puissance (tout en continuant à croire que je suis
bon et que c'est l'autre qui est méchant). On voit par cet
enchaînement comment il est possible d'accéder à une complétude
transgressive (tout en croyant celle-ci légitime) dès lors qu'au lieu de
s'identifier directement au mauvais infini de l'absolue méchanceté,
on s'identifie à lui par miroir interposé (par exemple en se voyant
soi-même comme étant celui qui fait face à un complot diabolique complot ourdi par la CIA, les Juifs, les communistes, les étrangers
en général, les extraterrestes, etc.).
Les films d'action fournissent d'innombrables exemples de cet
enchaînement mimétique. De sorte que le spectateur participe avec
47
Les démons de l'Amérique, p. 155.
65
joie à la toute-puissance manifestée par un héros seul contre tous
(Rambo, par exemple) - une toute-puissance qui pourtant ne diffère
en rien de celle qui l'oppresse et l'épouvante lorsqu'elle est
manifestée par un personnage démoniaque à la méchanceté
illimitée. Si les mécanismes de la méchanceté dans la fiction sont les
mêmes que dans la réalité, doit-on pour autant considérer que le
plaisir éprouvé par le spectateur est mauvais et que celui-ci est
corrompu par la violence du cinéma? Il n'y a pas de réponse simple
à cette question. D'un côté en effet, comme on le souligne
habituellement, les jeunes spectateurs peuvent être fascinés par les
personnages de fiction qui exercent la violence et, du coup, désirer
être comme eux. D'un autre côté, le fait même que ces personnages
apparaissent dans la fiction - c'est-à-dire dans le domaine du jeu et
du semblant - apporte une contribution essentielle au processus qui
nous permet d'établir une certaine distance entre notre fonds
d'illimitation et nous-mêmes. Le spectacle d'une momie revenant
étrangler un à un les savants qui ont violés sa tombe, le spectacle
des tueries de Rambo n'introduisent pas dans l'esprit du spectateur
une méchanceté qui n'y était pas : elle la révèle, ce qui est bien
différent (de même, l'image d'un objet sexuel n'introduit pas en
nous un désir dont, autrement, nous serions restés préservés ; elle
révèle la présence de ce désir en nous). Face à la menace que fait
peser cette révélation, il y a trois attitudes possibles :
Ou bien, faute de distinguer entre le plan de la fiction et celui
de la réalité, nous y voyons un encouragement à exercer pour de
bon la violence du personnage tout-puissant.
Ou bien au contraire nous rejetons cette violence à l'extérieur de
nous ; un tel rejet entraine deux conséquences : d'abord le mauvais
infini qui est en nous demeure méconnu, ignoré, donc tout aussi
66
virulent ; ensuite, avec ce refoulement nous nous privons du même
coup du bon côté de notre illimitation, de l'énergie et de la joie dont
il est source.
Ou bien enfin nous assumons le plaisir que nous procure le
spectacle de la violence, nous admettons qu'une part de notre
énergie est stimulée par les mauvais sentiments, nous reconnaissons
que le mal nous fait du bien. Et de fait, du moment que nous
assumons la toute-méchanceté dans un espace de jeu, du moment
que, par conséquent, nous nous l'approprions en tant que semblant
(comme le font les enfants en jouant à "Loup y est-tu?" ou en
incarnant d'autres figures de toute-puissance), ce mal nous fait du
bien. Nous ne nous identifions plus pour de bon (c'est-à-dire sans le
savoir) à notre fonds d'illimitation, nous continuons d'y être reliés,
mais avec la distance et la désidentification qu'introduisent la
conscience que la fiction et le jeu ne sont pas la réalité48.
Il y a quelque chose de paradoxal dans l'idée qu'une vitalité
psychique véritable puisse prendre appui sur du semblant. Des
auteurs comme Nietzsche ou Bataille s'en sont plutôt mal
accommodés (ils sont loin d'être les seuls), et c'est l'un des mérites
de Lacan d'avoir au contraire soutenu et développé cette idée. Si on
admet, comme j'ai essayé de le montrer dans le chapitre sur le
monothéisme, que le bien et l'être ne proviennent pas d'une source
mais d'un compromis ou d'un mariage qui s'opère entre deux
sources, cette idée cesse d'être paradoxale : en tant que le semblant,
la représentation a pour source notre illimitation fondamentale, le
lien vital avec celle-ci se maintient ; et en tant que nous nous
Voir Jeu et réalité de Winnicott, et, sur la désidentification que permet une
imitation consciente, aux suggestions très éclairantes d'O. Mannoni ("La
désidentification", dans Le Moi et l'Autre, présentation de Maud Mannoni,
Denoël, 1985).
48
67
contentons de sa représentation (donc d'une réalité à la fois
délimitée et significative pour les autres), nous maintenons en
même temps un lien qui n'est pas moins vital, celui de la coexistence
avec les autres. En ce sens, la lecture d'un ouvrage consacré à la
méchanceté peut se révéler non pas déprimante comme on pourrait
le craindre, mais plutôt vivifiante.
Nous allons voir dans le chapitre suivant que le propre de
Victor Frankenstein, le savant qui crée le monstre, c'est précisément
qu'il refuse de se contenter d'un semblant d'illimitation.
68
3
La démesure de Victor Frankenstein
Au cinéma, l'intérêt se porte surtout sur le monstre. Le roman
est plutôt centré sur le couple infernal que forment le créateur et sa
créature. J'avais une trentaine d'années lorsque j'ai lu Frankenstein.
Le plaisir que m'apporta cette lecture ne fut pas à proprement parler
le plaisir de la peur ; ce fut plutôt celui d'y trouver un charme,
suranné sans doute, mais inattendu. Inattendu parce que les
différentes versions popularisées par le cinéma ont, dans l'ensemble,
écarté les aspects les plus romantiques du récit. J'ai donc découvert
que le personnage de la créature était loin de se réduire à un
épouvantail aux grognements inarticulés. C'était un être capable de
s'exprimer en de longues tirades dignes d'un personnage de
Shakespeare ou de Milton ; capable de lire (Le Paradis perdu de
Milton, précisément, le Werther de Goethe et même Plutarque).
C'était un être qui s'intéressait aux autres et éprouvait les sentiments
les plus humains. J'ai découvert les familles idylliques formées par
les personnages secondaires (Mary Shelley avait lu La nouvelle
Héloïse de Rousseau). Mais aussi, contrastant avec ces tableaux
harmonieux, des lieux sauvages et désolés au milieu desquels
éclataient les sentiments les plus violents. Glacier dominé par le
Mont Blanc, île perdue au large de l'Écosse, étendues polaires (en
partie inspirées par The Rhyme of the Ancient Mariner de Coleridge)
où Victor et sa créature finiront par trouver la mort.
Ces deux personnages passionnément liés l'un à l'autre me
parurent manifester l'envers de l'idylle : ils étaient le négatif de Paul
et Virginie. Je sentais que le roman exhumait des vérités
69
déplaisantes. Il me parlait de mes amours de jeune homme, il en
grossissait impitoyablement les mauvais côtés.
A l'époque où j'ai lu pour la première fois Frankenstein, je me
suis contenté de l'impression qu'il s'agissait d'une longue scène de
ménage et je n'ai pas cherché à en savoir davantage. Aujourd'hui,
relisant Frankenstein, je vois mon impression première se confirmer.
Il me faudra donc, cette fois, la préciser et repérer ce qui me conduit
à l'éprouver. Mais avant d'en arriver à ce point, nous devons
d'abord faire plus ample connaissance avec Victor Frankenstein.
Commençons par rappeler une interprétation du roman de
Mary Shelley aussi répandue qu'évidente : Frankenstein illustrerait le
thème de l'apprenti sorcier, du savant qui, emporté par les pouvoirs
de la science, voit retomber sur les autres et sur lui-même les
conséquences désastreuses de sa démesure. Cette manière de
résumer l'intrigue n'est pas fausse, mais elle laisse échapper le
meilleur, le plus intense, le poison spécifique de l'histoire.
Il est vrai que Victor poursuit obstinément son projet, perdant
de vue tout ce qui devrait l'en détourner. A cet égard, il semble
préfigurer ce type de personnage que le roman d'aventures a
exploité sans relâche depuis Jules Verne jusqu'à Ian Fleming, ce
savant mégalomane que le cinéma nous a tant de fois montré
régnant sur son laboratoire secret (aménagé de préférence dans le
sous-sol d'une île volcanique), et engagé dans une entreprise aussi
titanesque que destructrice.
Le but poursuivi par Victor peut même nous faire penser à des
réalisations actuelles de la biologie, comme la fécondation in vitro ou
le clonage. Pourtant, le désir qui anime les biologistes qui se livrent
à ce type d'expériences n'est pas nécessairement du même ordre que
le désir auquel le personnage de Victor donne figure : le fait qu'un
70
scénario fantasmatique et une action réelle se ressemblent ne prouve
pas que l'action réelle présente le même caractère transgressif et
délétère que le fantasme. Ainsi, les premiers médecins qui ouvrirent
des cadavres pour les disséquer ne mettaient pas nécessairement en
acte un fantasme de nécrophilie et de transgression de l'intégrité du
corps humain.
Certes, il est toujours possible de lire dans les thèmes explicites
d'un récit une leçon concernant la réalité factuelle. Ainsi, de même
que Le Chaperon rouge parlerait aux enfants du danger de se laisser
aborder par un inconnu, Frankenstein nous mettrait en garde contre
des
ambitions
d'interprétation,
scientifiques
même
outrancières.
lorsqu'il
correspond
Mais
aux
ce
type
intentions
annoncées par l'auteur du récit, ne livre qu'une explication
superficielle de ce qui constitue la vie propre des récits, c'est-à-dire
l'action qu'ils exercent sur nous. Qu'il s'agisse d'un conte, d'un
roman ou d'un film, il ne faut pas confondre le contenu manifeste de
la mise en scène avec le point où le récit nous atteint. Le thème du
savant en quête de puissance scientifique et technique relève du
contenu manifeste. L'effet que la lecture de Frankenstein a produit
sur moi et sur des générations de lecteurs ne se réduit certainement
pas à la portée d'une fable.
Essayons de dégager les traits qui spécifient le désir figuré par
le personnage de Victor. "La vie et la mort", raconte le jeune savant,
"me semblaient des limites idéales qu'il me faudrait franchir" : pour
lui, donner naissance ou ramener à la vie ce qui est mort, c'est tout
un. C'est pourquoi Victor est "contraint de passer des journées et
des nuits entières dans des caveaux et dans des charniers", et doit
poursuivre en secret son horrible travail, "pataugeant dans la
profondeur humide des caveaux ou torturant un animal vivant pour
71
tenter d'animer la matière inerte". Au bout du compte, pense-t-il,
"une espèce nouvelle me bénirait comme son créateur". Au désir de
transgresser la limite qui sépare les vivants des morts s'associe
implicitement mais inévitablement un défi lancé à la différence des
sexes. "Après des jours et des nuits d'un labeur inimaginable, j'étais
parvenu ... à découvrir le secret de la génération et de la vie." Savoir
comment on fait des enfants n'est rien en comparaison d'un tel
secret : ce qui intéresse Victor, ce n'est évidemment pas de faire un
enfant avec Elisabeth, sa fiancée ; c'est de le faire tout seul.
Victor, semble-t-il, veut prendre la place de Dieu, ou celle de ce
Prométhée qui a modelé le premier homme. Pas exactement
pourtant. Car Dieu ou Prométhée assument le fait que créer un être
humain, c'est produire un être différent de soi ; que le fait de doter
cet être de la conscience de lui-même oblige à lui donner une place,
un lieu d'être distinct de celui que l'on occupe soi-même. Alors que
ce qui pousse Victor à créer un être, c'est précisément un désir
contraire à l'ordre du monde, contraire à la distinction des lieux
d'être : un désir qui abolit toute limite et par conséquent toute place
possible pour le nouvel être.
Le roman retrace avec soin la genèse de ce désir. Comme tout
désir, celui-ci prend racine dans l'infinitude. Mais ce qui caractérise
en propre le désir de Victor, c'est le refus de quitter celle-ci, le refus
de s'engager dans un processus qui l'amènerait à composer avec un
monde dont l'ordre implique des différences et des limites
fondatrices. "Possédé du fervent désir de pénétrer les secrets de la
nature", le jeune Victor se passionne pour d'anciens alchimistes et
pour la recherche de l'élixir de vie. Cependant, vers l'âge de quinze
ans, le spectacle d'un violent orage donne un tour nouveau à sa
passion. "Alors que je me tenais sur le pas de la porte", raconte-t-il,
72
"je vis soudain comme un torrent de feu jaillir d'un beau vieux
chêne situé à une vingtaine de mètres de la maison. Dès que
l'aveuglante lumière se fut dissipée, je m'aperçus que l'arbre avait
disparu. Il n'en demeurait qu'un informe moignon carbonisé.
Lorsque nous allâmes le voir de plus près, le lendemain, nous
découvrîmes que le chêne avait été mutilé d'une étrange façon. Le
choc ne l'avait pas fait voler en éclat, mais l'avait réduit en de
minces lanières de bois. Je n'avais jamais vu quelque chose qui fût
plus complètement détruit."
Cette idée de destruction revient à maintes reprises au cours du
récit. Le destin, déclare Victor deux pages plus loin, "avait décidé
ma destruction. Elle fut terrible et totale." Parlant de sa rencontre
avec un savant qui jouera un rôle décisif dans sa formation, Victor
dit : le hasard, ou plutôt "l'Ange de la Destruction" ; et le discours
que tient ce professeur est adressé à Victor pour sa "destruction".La
méchanceté, ainsi, n'apparaît pas comme l'action d'une volonté
libre, ou d'une volonté aveuglée par l'ignorance. Elle résulte ici de
l'impossibilité d'exister dans certaines limites. Elle n'est donc pas
seulement tournée vers les autres, elle exerce aussi bien ses effets
sur Victor lui-même.
La foudre est la toute-puissance en action. La foudre franchit
d'un coup l'étendue qui sépare le ciel de la terre. Elle court-circuite
la zone qui, normalement, tient à distance l'un de l'autre ces deux
ordres de réalité - un peu comme la lave qui jaillit d'un volcan
réunit violemment le monde souterrain à la surface du sol. Elle
déverse ainsi brutalement l'infini sur le fini. A l'Université
d'Ingolstadt, Victor apprend à délaisser Albertus Magnus et
Paracelse pour la science moderne. Il s'agit, comme il le dit luimême, "de troquer des chimères d'une infinie grandeur contre des
73
réalités de médiocre valeur". Échanger des chimères pour des
réalités, oui. Mais renoncer à l'infini pour la médiocrité, non. Victor
utilisera donc les sciences modernes, mais pour pénétrer ces mêmes
"secrets de l'immortalité et de la puissance" que poursuivaient les
alchimistes.
Dans le film de James Whale (1931), c'est en captant au moyen
d'un cerf-volant l'électricité de nuages orageux que Victor donne vie
à sa créature. Ce dispositif, qui ne se trouve pas dans le roman, a été
inspiré au scénariste par un texte de Hogg, un ami de Percy Bysshe
Shelley, texte dans lequel cet ami évoque les conversations qu'il eut
avec le jeune poète. Shelley, dans son désir prométhéen de dérober
le feu divin, se plaisait à imaginer des "cerf-volants électriques" qui
pourraient "faire descendre l'éclair du ciel". "Quel outil terrible le
choc surnaturel se révèlerait être", ajoutait-il, "si nous étions
capables de le guider ; combien de secrets de la nature un choc aussi
prodigieux dévoilerait-il!"49 En s'inspirant du poète, le scénariste
restait fidèle, en fait, au personnage de Victor tel que Mary Shelley
l'avait imaginé. En effet, bien des traits de Victor ont été inspirés à
celle-ci par son mari. Y compris une certaine pente destructrice à
laquelle son adolescence la portait sans doute à participer, mais qui
a dû aussi l'angoisser. Surtout quand l'un de ses proches était rejoint
par la mort. Quelle hécatombe en effet autour d'elle : à l'époque où
elle écrit Frankenstein et n'est encore que la maîtresse de Shelley, sa
demi-soeur se suicide ; puis la première femme du poète, qui était
enceinte. Sa propre mère était morte quelques jours après lui avoir
donné le jour, et elle-même perdra trois de ses enfants. Enfin,
Shelley se noie (il s'était embarqué sur son yacht dans des
Voir Chr. Small, Mary Shelley's Frankenstein. Tracing the Myth, University of
Pittsburgh Press, 1973, p. 107 (d'abord publié en Angleterre sous le titre : Ariel
like a Harpy. Shelley, Mary and Frankenstein, 1972).
49
74
conditions si défavorables qu'elles rendaient le naufrage très
probable). "On dirait", avait écrit Shelley à un ami, "que la
destruction qui me consume est une atmosphère qui envahit et
infecte tout ce qui a un lien avec moi."50
Qu'est-ce qu'un désir de créer la vie qui se confond avec un
désir de tout-puissance et de destruction? C'est un désir de s'autoengendrer dans la complétude. Cette réponse paraîtra plus claire
lorsque nous aurons abordé sous un autre angle le personnage de
Victor.
Victor n'est pas seulement fasciné par la toute-puissance ; il est
également dévoré, nous l'avons vu, par le désir de percer le secret
de la vie. Les lecteurs ou les spectateurs de Frankenstein n'ont pas de
peine à s'associer à cette curiosité : quel enfant n'a pas été fasciné
par le mystère de la sexualité et de la procréation? Autour de ce
secret, une curiosité brûlante a forgé en chacun de nous un fantasme
: ce qui était alors hors de notre portée s'imposait à nous comme le
lieu d'une jouissance sans limite et suscitait en nous une convoitise
fébrile et angoissée. Il y avait ce que les parents se réservaient et qui
nous était interdit. Et au-delà de cette réalité ou au coeur de celle-ci,
il y avait la jouissance infinie qui seule devait combler notre désir, il
y avait l'origine totale qui seule pouvait apporter à notre être une
fondation à sa mesure. Ce qui était imaginé à propos de l'intimité
réelle des parents comportait déjà quelque chose de troublant. Mais,
portée vers l'abîme d'une jouissance superlative, notre imagination
ne s'en tenait pas là. En effet, le sentiment confus de notre infinitude
pouvait difficilement s'accommoder des limitations qu'impliquent la
reproduction sexuée : coment la conscience d'être un pouvait-elle
Cité par Monette Vacquin, Frankenstein ou les délires de la raison, éd. François
Bourin, 1989, p. 106.
50
75
être issue de deux êtres et non d'un seul? Comment était-il possible
que nous soyons le fruit du rapprochement contingent de deux
personnes ordinaires? Comment admettre que nous n'ayions
aucunement présidé à cet acte mais qu'il s'était au contraire effectué
sans nous, dans un monde qui nous ignorait?
Je dirais (en utilisant pour une fois le langage psychanalytique),
que les fantasmes de scène originaire - précisément parce qu'il s'agit
de fantasmes et non pas seulement de souvenirs liés au rapports
sexuels des parents - rejoignent, dans leurs formes archaïques, ces
fantasmes narcissiques où l'image de soi envahit tout, au point
d'écraser celui même qui s'identifie à cet être-tout.
Victor - c'est l'une des raisons pour lesquelles Frankenstein est
devenu un mythe - réalise le voeu de chacun d'entre nous. Refusant
de se reconnaître dans le miroir réducteur que lui tend la réalité des
liens de parenté, il se voue à sa propre régénération, au réengendrement de lui-même par appropriation de la source de vie et
atteinte du lieu où il situe sa propre complétude. Il se voue à un
calvaire, celui de créer lui-même l'Eucharistie qui consacrera l'infini
de son être - Eucharistie blasphématoire, car elle n'est pas le pain
qui représente le sacrifice rédempteur, elle est la chair même du
sacrifice.
Cela explique que sa créature ne soit baptisée d'aucun nom
propre. Comment son créateur lui donnerait-il un nom puisqu'il
n'est ni son père ni sa mère? Et comment la créature jouirait-elle du
statut de personne humaine, puisqu'elle n'est que le complément
recherché par Victor en réponse à son désir de soi ; puisqu'elle est
l'objet dont il attend l'impossible : qu'il comble le vide de sa propre
infinitude.
76
La créature a bien quelque chose d'illimité, de monstrueux, de
tout-puissant. Cependant, si elle incarne le mauvais infini de Victor,
elle ne saurait lui porter remède : à l'instant précis où le désir de
Victor touche au but, à l'instant où "la chose", pour la première fois,
ouvre les yeux, son créateur découvre avec terreur l'évidence : sa
créature est un autre que lui. Un autre illimité, en qui par
conséquent, à l'instant où il voit l'aboutissement de sa quête, il voit
du même coup sa propre destruction.
J'ai parlé, à propos de mes rencontres avec le monstre dans la
cave à charbon, de transgression et de châtiment ; j'ai parlé de la
terreur que je portais seul comme un coupable secret, en cela
comparable à Victor qui dira à propos de son affairement solitaire :
"Je fuyais mes semblables, comme l'eût fait un criminel". La
transgression consiste à rejeter l'altérité - la rejeter parce que le rêve
d'être soi exige, à l'extrême, d'être tout, et par conséquent qu'il n'y
ait pas d'autre. Le châtiment, dans sa forme la plus effrayante, est
l'effet d'un renversement nécessaire et immanent, le changement du
rêve en cauchemar. Puisqu'en effet chaque personne n'a lieu d'être
qu'à occuper une place nommée et délimitée, son rêve d'illimitation
se retourne de lui-même en cauchemar d'anéantissement. C'est ce
que Mary Shelley souligne de la manière la plus claire dans
l'épisode-clé où la créature prend vie. "Maintenant que mon oeuvre
était achevée", raconte Victor, "mon rêve se dépouillait de tout
attrait, et un dégoût sans nom me soulevait le coeur." Victor se
précipite hors de son laboratoire et se réfugie dans sa chambre, où il
finit par sombrer dans un sommeil agité. Il fait alors un rêve qui,
précisément, se transforme en cauchemar : Victor se voit d'abord
enlacer Elisabeth, sa délicieuse fiancée. "Mais tandis que je posais
mon premier baiser sur ses lèvres, elles devinrent livides comme
77
celles d'une morte. Ses traits semblèrent se décomposer, et j'eus
l'impression de tenir dans mes bras le cadavre de ma défunte mère.
Un linceul l'enveloppait, et dans les plis du drap, je voyais grouiller
des vers." Dans le rêve d'amour, on est encore deux. Inceste,
nécrophilie, voilà l'union totale, l'union que rien ne limite! Victor se
réveille, et il aperçoit dans la pénombre le monstre qui le regarde de
ses yeux vitreux, la "hideuse momie ressuscitée" qui tend vers lui sa
main décharnée comme pour l'agripper.
Tout à son exaltation créatrice, Victor ne sait pas, ne veut pas
savoir que la démesure qui l'entraine fait de lui un méchant. Si
quelqu'un avait tenté de le mettre en garde contre les implications
de son projet sans précédent, il aurait sans doute écarté la critique. Il
aurait pu le faire par une réponse comparable à celle que Goebbels
adressa en avril 1933 au chef d'orchestre W. Furtwängler, en
réponse aux réserves que celui-ci avait émises sur son action :
La politique est elle aussi un art, peut-être même l'art le plus élevé et le
plus large qui existe, et nous, qui donnons forme à la politique allemande
moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute
responsabilité de former, à partir de la masse brute, l'image solide et pleine du
peuple. La mission de l'art et de l'artiste n'est pas seulement d'unir, elle va bien
plus loin. Il est de leur devoir de créer, de donner forme, d'éliminer ce qui est
malade et d'ouvrir la voie à ce qui est sain.51
Créer à partir de la "masse brute". Créer l'homme nouveau et
l'unité d'une société organique, c'était aussi la mission dont se
prévalait Lénine. Il s'agissait pour lui de hausser les masses "jusqu'à
une oeuvre créatrice historique" en prenant modèle sur la "grande
industrie mécanique, qui constitue justement la source et la base du
Cité par Ph. Lacoue-Labarthe, la fiction du politique (Heidegger, l'art et la
politique), Association des Publications près les Universités de Strasbourg, 1987,
p. 53.
51
78
socialisme". Celle-ci "exige une unité de volonté. (...) Comment une
rigoureuse unité de volonté peut-elle être assurée? Par la
soumission de la volonté de milliers de gens à la volonté d'un
seul."52
Même un simple cadre, au sein d'une entreprise ou d'une
administration, est tenté de justifier à ses propres yeux la volonté
qu'il a d'agir par l'état des choses, la nécessité d'y remédier, les
bienfaits d'un changement, et tout le poids de ce qui s'y oppose. De
là, il est facilement porté à radicaliser ce mal et à idéaliser l'objectif
qu'il vise. Ainsi, pris par l'action, il s'aveugle toujours davantage sur
le désir qui l'anime à son insu et ne voit pas que derrière la
grandeur de sa tâche, derrière la détermination de sa volonté se
dissimule en réalité son propre fonds d'illimitation.
Extrait des Tâches immédiates du pouvoir des Soviets, cité par D. Colas, Le
léninisme, PUF, 1982, p. 267-268. Voir également le chapitre IV, "Les modèles :
l'orchestre, l'armée, la machine, l'usine"
52
79
4
Le couple infernal
En 1816, l'année même où Mary commence à écrire
Frankenstein, Benjamin Constant publie Adolphe, un récit dans lequel,
avec une cruelle lucidité, il témoigne de ses relations avec Mme de
Staël et de l'impossibilité de vivre l'illimitation à deux. De cette
impossibilité aussi témoignent Victor Frankenstein et sa créature,
voués à un destin que chacun de nous frôle, redoute, évite et,
parfois, rencontre. Le destin de ces amours où, sans le savoir et avec
les meilleures intentions, chacun demande à l'autre à la fois de combler
son infinitude et de l'en délivrer. De sorte que les amants, ainsi que
leur bel idéal et leur dignité, sombrent dans les eaux noires de la
confusion et de la méchanceté.
Victor et le monstre vont s'affronter dans une scène de ménage
grandiose, et le décor de celle-ci est à la mesure de leurs passions53.
Depuis ce qui fut pour tous deux une sorte de scène originaire, le
temps a passé. La créature a mené une vie solitaire, errante et
ignorée. Pour se venger d'avoir été rejetée, elle a étranglé le jeune
frère de Victor et a fait condamner une innocente à sa place. De son
côté, pour fuir le désespoir et la culpabilité qui l'étreint, Victor
entreprend une longue randonnée dans la vallée de Chamonix, un
paysage cher à son enfance. Le tableau est placé sous le signe du
sublime, mot qui vient à plusieurs reprises sous la plume de Mary
Shelley (on sent bien dans ce passage que l'auteur partage les goûts
de son époux, qui a consacré au mont Blanc un poème du même
53Pour
ce chapitre, je m'aide d'une précédente recherche, la scène de ménage,
Denoël, 1987.
80
ton). "D'immenses montagnes et les parois abruptes des précipices
me dominaient de toutes parts. Le mugissement furieux de la rivière
se ruant parmi les rochers et celui des cascades révélaient en ces
lieux la présence de forces évoquant celle de la toute-puissance."
"D'immenses glaciers descendaient presque jusqu'au bord de la
route. J'entendis le puissant grondement d'une avalanche et vis son
blanc panache dévaler les pentes. Le mont Blanc, le suprême, le
resplendissant mont Blanc, s'élévait bien haut au-dessus des
aiguilles environnantes, et son dôme dominait majestueusement la
vallée." Au milieu de ce décor "d'une désolation terrifiante", Victor
jouit pleinement de sa solitude : "la présence auprès de moi d'un
être humain eût porté atteinte à la grandeur solitaire du site". La
description paraît faire écho à une page de Kant. Celui-ci, en effet,
en développant sa conception du sublime, s'était plu à imaginer un
être qui, bienveillant à l'égard des hommes mais déçu par eux,
jouirait de lui-même dans l'isolement de toute société ; il avait
évoqué le voyageur qui, traversant les Alpes, se sentait gagné par
"une intéressante tristesse" et s'élevait avec sublimité au-dessus de
tout intérêt sensible54.
Mais Victor est arraché à la contemplation. Voici que surgit
l'autre solitaire, l'autre errant, son reflet monstrueux! Alors, sur celui
qui espérait dilater son âme dans la quiétude, la créature sans nom
jette tout le poids de sa détresse et de son angoisse. Ce poids qui
écrasera Victor jusqu'à la fin du roman, le monstre le lui présente
comme une dette : "Accomplissez plutôt votre devoir envers moi, et
j'accomplirai le mien envers vous." Par ces paroles, le monstre
semble situer ses relations avec Victor dans un cadre contractuel.
Mais le lien qui les unit est tout sauf un contrat : il est obscur, il est
54
Critique de la faculté de juger, Vrin, 1982, p. 112.
81
indissoluble et il les engage jusqu'au coeur d'eux-mêmes. Le
monstre, d'ailleurs, le rappelle à Victor : "Vous me détestez et me
reniez, moi, votre créature à qui vous êtes lié par des liens qui ne
pourraient être tranchés que par la mort de l'un de nous deux."
Liens indissolubles, et qui plus est, innommables : les deux
personnages, nous l'avons vu, n'occupent pas l'un par rapport à
l'autre une place définie, une place jalonnée par des devoirs et des
droits renvoyant à l'ordre de la vie sociale. Certes, l'un est le
créateur et l'autre sa créature. Cependant, ces deux mots, tout en
impliquant un enjeu absolu, ne prennent sens ni dans l'ordre des
relations de parenté, ni dans celui d'un ordre voulu par Dieu.
C'est ici le moment de rappeler que Mary Shelley avait dédié
Frankenstein à son père ; mais qu'elle avait également placé en
exergue ces vers de Milton:
Did I request thee, Maker, from my clay
To mould me Man, did I solicit thee
From darkness to promote me?
"T'avais-je requis dans mon argile, ô Créateur, de me mouler en
homme. T'ai-je sollicité de me tirer des ténèbres?"55
Ainsi, Mary faisait-elle un parallèle entre la créature de
Frankenstein et Adam, après la chute, maudissant sa condition tout en attirant discrètement l'attention de son père sur son propre
mal de vivre (un peu comme ces adolescents qui, dans une phase de
nihilisme, déclarent qu'ils n'ont pas demandé à vivre ; reproche,
appel à l'aide, mais aussi rage haineuse de ne pouvoir être à
l'origine de soi, de ne pouvoir être soi par soi).
Victor est pris au piège d'une relation qui, née de sa propre
illimitation, le déborde ; il est enchaîné par un lien qui ne peut être
55
Le Paradis perdu, livre X, vers 743-745, traduction de Chateaubriand.
82
ni brisé ni aménagé ; il est écrasé par une dette dont il ne peut ni se
débarrasser ni s'acquitter. Ses réactions seront donc des réactions
d'impuissance. Un obstacle qui nous empêche d'exister et contre
lequel nous ne pouvons rien nous pousse à nous affirmer malgré
tout. Une affirmation brute, régressive, pleine de rage, nourrie de
fantasmes élémentaires de toute-puissance, et qui par là rejoint la
démesure du tyran. Le tyran est méchant parce qu'il ne voit pas de
limites à sa puissance. L'impuissant est méchant par révolte contre
son impuissance.
La plus brutale des réactions d'impuissance de Victor est
l'expression d'un désir de mort à l'égard du monstre. Victor est
comparable à ces parents qui voient leur vie empoisonnée par la
venue au monde d'un enfant. Ainsi, dans cet hôpital où l'on soigne
des nourrissons maltraités, les parents qui viennent les visiter ; on
les laisse seuls avec l'enfant, non sans qu'une caméra enregistre leur
comportement ; certains pincent le bébé, lui tordent le bras et
l'apostrophant : "T'es venu au monde pour nous faire chier, toi!"
Dans la scène de ménage aussi, le désir de mort peut éclater.
Pour tuer son étrange conjoint, Victor le poursuivra jusque dans les
régions polaires, mais en vain : ce "démon" (fiend), comme il
l'appelle, est increvable. Dans le cas d'un couple réel, il est certes
possible de tuer son conjoint, mais cela revient à échanger un boulet
pour un autre : on devient un meurtrier et on le reste jusqu'à la fin
de ses jours. Comment se débarasser de l'autre sans le tuer? En le
fuyant? Victor fuit. Il s'efforce d'oublier, il dissimule aux autres, il
fait comme si tout était normal. Comme le Docteur Jekyll de
Stevenson ou le Barbe-Bleue de Perrault, il mène une double vie.
Comme eux, il se présente sous des dehors aimables et garde secrète
la passion qui le domine. Mais chacun des meurtres commis par la
83
créature fait peser plus lourdement sur Victor le fardeau de
l'inavouable. Cacher, cacher à tout prix ; cultiver l'illusion de
reprendre pied dans la vie commune ; enterrer au fond de soi
l'accablante transgression. Dans la scène davantage que dans
l'amour on perd retenue et dignité ; c'est que le goût du pire va plus
loin que le goût du meilleur. Mais dès le lendemain, les horribles
paroles qu'on s'est laissé aller à prononcer font l'objet d'une
véritable amnésie. La honte et la culpabilité conduisent à refermer
sur ce chaos des portes épaisses et à chercher refuge dans les
apparences de la normalité.
Mais l'autre poursuit Victor de sa vindicte. L'affirmation par la
créature de sa toute-puissance persécutrice répond à la démesure de
son créateur. Un enjeu d'être et de néant à la dimension du monde :
pour Victor, il n'est plus d'ailleurs. Dans la scène, celui qui fuit part
en claquant la porte, ou fait sa valise, ou s'attarde au café dans
l'espoir d'échapper à un affrontement prévisible. Mais il a beau fuir,
l'orage qui doit éclater éclatera, et la bouffée d'air happée ici ou là
n'aura apporté qu'un répit. J'ignore si les relations entre Shelley et
Mary furent orageuses, mais ce que la jeune fille pouvait savoir des
relations entre Byron et sa femme était en tous cas de nature à
l'inspirer. Byron, lorsque Mary le rencontra en Suisse durant le
fameux été 1816, était comme Victor une sorte de criminel en fuite ;
la haine dont sa femme le poursuivait et la connaissance qu'elle
avait de son secret incestueux faisaient d'elle quelqu'un de
redoutable56.
La confrontation à cet autre en qui s'est incarné son mauvais
infini soulève chez Victor des bouffées de haine. Il éclate en injures
Voir Phyllis Grosskurth, Byron. The Flawed Angel, Hodder and Stoughton,
Londres, 1997.
56
84
et en imprécations dont l'écho se perd au loin dans les neiges et les
gouffres. Et puis, lorsque sous la rage du monstre transparaît sa
détresse et que le combat sans merci connaît un répit, Victor voulant
croire, peut-être, à un possible apaisement, se laisse gagner par la
compassion. Le monstre mettra à profit cette disposition pour
raconter à Victor sa vie d'orphelin errant. Dans la scène aussi,
lorsqu'après un déferlement de violence les deux protagonistes se
trouvent à bout de force, ils se prennent à espérer que le miracle
d'une douceur retrouvée vienne les sauver de l'enfer.
Le monstre, de son côté, n'est pas condamné à une moindre
impuissance que Victor. Mais chez lui cette impuissance s'étale de
manière si accablante qu'il cherche à en faire, par un renversement
paradoxal, la source d'un pouvoir sur Victor. Dans la scène de
ménage, ce désir de renversement peut s'exprimer ainsi: "Regarde
où j'en suis à cause de toi! Vois ce que tu fais de moi!"
Cette posture fondamentale du monstre constitue d'abord une
accusation. Si je suis une victime - une victime absolue - toute la
monstruosité qui, en apparence, me caractérise retombe en fait sur
l'autre, le bourreau. La haine que Victor éprouve pour son rejeton ne
saurait lui apporter un véritable soulagement, car il ne peut oublier
qu'à travers elle s'exprime l'horreur que lui inspire l'entreprise à
laquelle lui-même s'est adonné. La haine qu'éprouve le monstre,
celui-ci la ressent au contraire comme justifiée ("J'ai la haine",
pourrait-il dire). Et quelle jouissance de haïr lorsque la haine se
nourrit d'une accusation légitime! Dans le déchirement de la scène,
de la séparation ou du divorce, chacun des membres du couple est
tenté de se donner ce dédommagement. Il ne s'agit évidemment pas
de faire reconnaître à l'autre qu'on le hait davantage qu'il nous hait.
85
Il s'agit, en lui faisant reconnaître ses torts, de se donner sur lui
l'avantage et la pleine jouissance d'une haine légitime.
De la part du monstre, l'étalement agressif de sa détresse
constitue également une demande. Comme c'est souvent le cas dans
la scène, la demande qui est sous-jacente à l'expression d'une
détresse pèse sur l'autre d'un poids intolérable. Il ne s'agit pas en
effet de la demande de quelque chose de limité - une demande, par
conséquent, à laquelle il serait possible d'accéder - mais d'une
demande qui, au fond, est ontologique. La détresse dont il s'agit
déborde en effet de beaucoup la demande à travers laquelle elle se
manifeste : c'est la détresse d'un sentiment d'inexistence ; on se noie
dans sa propre illimitation - terreur, mais aussi fascination de celui à
qui il ne reste, comme à l'ancient mariner de Coleridge perdu dans la
désolation polaire, que la conscience de se sentir environné d'un
néant sans bornes. L'enfant se tourne vers l'adulte, l'amant(e) vers
l'aimé(e), et, leur attribuant un pouvoir supérieur, ils leur adressent
une prière angoissée : "Tu ne peux pas me laisser comme ça!" Ou
bien, le désêtre ne trouvant pas de recours dans les autorités
humaines, on se tourne vers un Père ou une Mère divinisés : "De
profundis clamavi ad te, Domine!" Mary Shelley a voulu que le
monstre, comme Job ou comme Adam déchu, soit porteur de
l'incompréhensible et injustifiable douleur qui guette toute
conscience de soi.
Et en effet, Dieu seul pourrait répondre à une telle demande,
car elle va au-delà de ce qu'un être humain a le pouvoir de faire
pour un autre. Pour celui qui l'émet, cependant, la demande paraît
raisonnable, elle réclame seulement ce qui serait normal. "Ça n'est
pourtant pas grand chose, ce que je te demande!" Oui, pour l'un, il
s'agit d'un minimum vital. Mais pour l'autre, c'est trop. Aussi
86
demeure-t-il paralysé, muet, et, aux yeux de celui qui se sent perdre
pied, il apparaît comme quelqu'un qui, se tenant sur la berge, cruel
et indifférent, refuserait de lui tendre la main.
Ce que le monstre, après avoir fait le récit de sa vie solitaire,
demandera à Victor, c'est de lui créer une compagne, c'est de le
considérer comme Adam, et non comme Satan, l'ange déchu à
jamais réprouvé. "Ce que je vous demande est pourtant
raisonnable", dit-il ; mais pour Victor, accéder à pareille demande,
ce serait s'enfoncer beaucoup plus profondément encore dans une
transgression destructrice dont le fardeau lui est déjà intolérable : le
couple maudit se reproduirait, il pourrait "plonger le genre humain
dans la terreur et même, dans un avenir très lointain, mettre son
existence en péril". C'est pourquoi, après s'être mis à l'ouvrage,
Victor détruit son ébauche et jette à la mer les macabres restes,
s'exposant ainsi à une vengeance sans fin de la part du monstre qu'il
condamne à une solitude perpétuelle. (L'intrigue du roman diffère,
on le voit, de celle que le cinéma a popularisé : dans La fiancée de
Frankenstein, Victor fabrique une créature féminine, mais, à la vue
du monstre, celle-ci est saisie d'horreur et le rejette.) Dans le passage
qui concerne la possible postérité du monstre, Mary Shelley se
souvient des vers du Paradis perdu dans lesquels Adam voit
s'étendre à sa descendance la malédiction du péché originel :
Tout ce que j'engendrerai est une malédiction propagée. Ô parole
ouïe jadis avec délices : Croissez et multipliez! aujourd'hui mortelle à
entendre! Car que puis-je faire croître et multiplier, si ce n'est des
malédictions sur ma tête? Qui, dans les âges à venir, sentant les maux par
moi répandus sur lui, ne maudira pas ma tête? - Périsse notre impur
87
ancêtre! ainsi nous te remercions, Adam! - Et ces remerciements seront
une exécration!57
Dans l'esprit de Mary Shelley, la démesure de Victor et ses
effets ne sont pas sans analogie avec la théologie de la transgression
et la chute originelles. Seulement, dans le roman, le rôle d'Adam
touchant à l'arbre de la connaissance est joué par Victor, tandis que
le monstre qui naît de cette transgression incarne l'Adam déchu. De
l'infini comme conquête naît l'infini comme défaite. Du pouvoir
d'atteindre à l'illimité est née la malédiction du sentiment
d'inexister.
La posture subjective que le monstre figure - "Vois ce que tu
fais de moi!" - ne constitue pas seulement une accusation et une
prière angoissée. C'est aussi une menace. L'excès de sa douleur
oblige le monstre à en investir l'énergie ravageante dans des actions
propres à lui procurer une forme de réparation et à renverser son
écrasante dépendance à l'égard de Victor. A l'occasion de la
parution de Frankenstein, un critique publia dans une revue, le
Quaterly, un article dont se détache cette remarque : "Le monstre a le
bons sens de détester son créateur pour lui avoir imposé le terrible
fardeau d'une existence consciente."58 Oui, Victor lui a donné la
conscience de soi, mais il ne lui a pas donné ce qui en en allégerait le
poids : une place définie et légitime dans le monde des autres. Il ne
lui a pas donné non plus ce qui comblerait ce vide : la jouissance
d'un infini positif et plein.
La rage dont le monstre est animé présente, du coup, deux
versants, deux composantes qu'il est d'autant plus nécessaire de
distinguer que, dans la vie comme dans le personnage, elles se
Livre X, vers 729-736. Ces vers figurent dans la même page de Milton que
ceux que Mary a placés en exergue de son roman.
58 Cité par Chr. Small, Mary Shelley's Frankenstein, p. 21.
57
88
mêlent confusément. Le premier versant correspond à une plainte
légitime : Il est injuste qu'un autre ait sur moi le pouvoir de me priver de
moi. Le second est le reflet, la réplique de la démesure qui
caractérise Victor et dont la création du monstre est l'effet : Je refuse
d'en passer par un autre pour être moi.
Si je ne puis ni obtenir de l'autre mon propre sentiment
d'exister ni l'atteindre sans lui, alors, condamné au non-être de
l'infinitude, je puiserai en celle-ci la toute-puissance destructrice
qu'elle contient et je la déchaînerai sur l'autre, dût-elle m'anéantir
aussi! Ainsi tirerai-je de mon propre fonds le pouvoir d'envahir
l'âme de l'autre et d'y régner. Ainsi obtiendrai-je malgré lui la
jouissance à laquelle il fait obstacle, celle de renverser le rien en tout.
Le monstre tuera donc un à un les proches de Victor. Et pour
finir, puisque celui-ci refuse de lui créer une compagne, il étranglera
sa jeune épouse le soir même de leurs noces. Le monstre se fait ainsi
le maître de son maître. Cependant, il le confesse à la fin du roman :
contraint "à ne me délecter que dans la destruction", je me suis vu
devenir "l'esclave, et non le maître, d'une impulsion qui m'horrifiait,
mais à laquelle j'étais incapable de résister". Ainsi, c'est dans la
poussée de son mauvais infini que le monstre trouve son
accomplissement, jusqu'à ce que, tel une divinité sauvage et
solitaire, il s'immole sur un bûcher au milieu des glaces inexplorées
du Pôle.
La littérature sait tirer un bien d'un mal et transformer la
destruction en un tableau exaltant. Dans la scène de ménage, la
destruction vengeuse aimerait elle aussi toucher au sublime, mais
au lieu de cela, elle tombe dans l'abjection, la confusion et la hargne.
Cette dégradation peut rendre la scène infernale en incitant les
protagonistes à s'enfoncer davantage encore dans la méchanceté :
89
puisque j'ai perdu ma dignité, autant renoncer tout à fait à faire
bonne figure et rechercher plutôt les profits d'une conduite indigne
et sans retenue (par dignité, j'entends ici ce qui fait que l'on conserve
une valeur pour les autres, ce qui témoigne que l'on a place dans le
monde des autres).
Et quand, dans la scène, le désir agressif se retourne contre soi,
il sombre dans le chantage et l'abjection : "Je vais me tuer, et tu auras
ma mort sur la conscience!" Pour réaliser l'idéal de grandeur
pathétique, le prix à payer est élevé : il faut joindre l'acte à la parole.
Maurice Leenhardt (qui, pasteur puis ethnologue, passa vingt-cinq
ans parmi les canaques de Nouvelle Calédonie) connut plusieurs cas
de suicides passionnels. Dans son livre, Do Kamo, il montre par ces
exemples que les canaques, à certains égards si différents de nous,
n'en sont pas moins, comme nous, les proies possibles de la passion
amoureuse. Une femme que son amant trompe, enchaînée par la
douleur d'une dépendance qui l'arrache à elle-même, se libère en se
donnant la mort59. Conduisant ainsi à son terme la rage et
l'anéantissement qui l'étreignent, elle acquiert l'immense pouvoir de
hanter l'infidèle et d'occuper à jamais son coeur. On retrouve ici,
dans la réalité et non plus dans la fiction de contes à faire peur, le
renversement de l'impuissance en la toute-puissance du spectre.
J'ai souligné les analogies entre le couple infernal du roman de
Mary Shelley et le mauvais côté des relations de couple. Mais en
réalité, non seulement celles-ci, mais toute relation humaine contient
en germe la crise que Frankenstein porte à son plus haut degré
d'intensité. C'est qu'en effet notre fondamentale propension à exister
comme un tout se heurte au fait que pour exister, il nous faut exister
Do kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Tel, Gallimard, 1985,
p. 88-94.
59
90
dans l'esprit d'au moins quelques autres, il nous faut occuper une
place définie dans un monde commun. Les sensations, les objets
matériels ou mentaux que nous désirons ne sauraient en eux-mêmes
nous combler : s'ils nous soutiennent, c'est toujours aussi à la
condition qu'ils nous permettent, indirectement, d'occuper une
certaine place dans l'esprit des autres. Aussi, voués à l'incomplétude
et aux aléas de la dépendance, nous nous efforçons par tous les
moyens possibles d'échapper aux murs de notre prison.
L'amour (entre parents et enfants ou entre personnes de la
même génération) est l'un de ces moyens, c'est pourquoi il est
fondamentalement ambigu : d'un côté il bride le désir d'être tout et
permet d'accéder à un certain effacement de soi au profit de l'être
aimé ; de l'autre, il est précisément au service du désir de
totalisation de soi, et celui qui aime attend de la personne aimée
qu'elle actualise et complète sa propre existence.
Or, quel que soit le lien d'affection ou d'amour que nous avons
avec quelqu'un d'autre, ce lien ne nous conduit jamais à renoncer
entièrement à cette dernière ambition, et il ne nous permet jamais
non plus de la satisfaire tout-à-fait : l'autre reste toujours un autre. Il
ne partage pas les sentiments que nous lui portons. Ou bien il y
répond, puis ses dispositions changent. Ou bien encore, plus
banalement, il n'est pas comme nous voudrions qu'il soit. En outre,
la recherche de la réciprocité, en nous confrontant à l'incertitude et
aux limites de notre pouvoir, nous fait durement sentir notre
dépendance. La réciprocité exige que nous nous rendions aimables,
que nous présentions quelque trait qui plaise, que nous nous
placions sur un terrain qui convient à l'autre. Avec cela, nous
restons exposés à l'échec! Enfin, même en admettant que l'autre
91
réponde à nos désirs et fasse notre bien, il reste que c'est à lui, et non
à nous-mêmes, que nous sommes redevables de ce bien.
Dans ces conditions, la haine, il faut en convenir, présente des
avantages que l'amour n'offre pas. La haine sert l'entreprise
d'occuper l'esprit de l'autre, et elle peut y parvenir d'elle-même,
sans avoir à dépendre de son assentiment. En haïssant, je jouis du
pouvoir de m'affirmer absolument, inconditionnnellement. Je puis
hanter l'autre de ma haine et m'imposer à lui comme l'image de
l'aimé(e) possède l'amant(e) : c'est l'autre, alors, qui dépend de moi
et non pas moi de lui. Ainsi, seule la haine peut apporter au rêve
d'amour son plein accomplissement.
Dans ses Souvenirs de la maison des morts, Dostoïevski raconte
l'affaire qui a conduit l'un de ses compagnons au bagne60. Ce récit
montre bien comment un être humain, saisi par l'amour mais
incapable d'assumer l'incomplétude et la dépendance que celui-ci
implique, se trouve poussé malgré lui à la haine et à la destruction.
L'histoire se déroule dans un village pauvre. Un vieil homme,
qui jouit d'une certaine aisance et du respect général, a une fille à
marier, Akoulka. Un jeune homme, Filka, est en affaires avec le
père. Il lui réclame son dû et jette au vieillard des paroles de défi :
"Je ne veux pas de ta fille ; d'ailleurs, je n'ai pas eu besoin du
mariage pour coucher avec elle - et je ne suis pas le seul!" Filka, on
ne sait pourquoi, s'attache à ternir la réputation d'Akoulka. Celle-ci
est longuement et violemment battue par ses parents, et le
commerçant à qui le vieil homme projetait de marier sa fille ne veut
plus d'elle. Pendant ce temps, Filka, qui a les moyens de faire la fête,
se soûle du matin au soir.
60
Le Livre de Poche, 1969, deuxième partie, chap. IV.
92
Sa fille déshonorée, le père finit par la donner en mariage à un
pauvre garçon, compagnon de beuverie de Filka. Celui-ci est fort
surpris, au soir de ses noces, de constater qu'en fait Akoulka n'avait
pas "perdu son innocence". Il reproche donc à Filka ses calomnies,
mais celui-ci, plus malin que le nouveau marié, le convainc qu'en
réalité il a été dupé. L'homme bat sa jeune femme et boit.
Filka, de son côté, fait la fête de plus belle jusqu'au jour où,
pour l'emmener à la caserne où il doit s'engager, on le dessoûle.
Alors, entouré des villageois qu'il va quitter, Filka déclare à
Akoulka qu'il l'aime et lui demande pardon pour tout le mal qu'il
lui a fait. La jeune femme répond à Filka avec une bienveillance
inattendue. C'est qu'elle aussi l'aime. L'aveu porte à son comble
l'humiliation du mari : il emmène Akoulka dans un champ et
l'égorge.
On pourrait comparer ce récit au roman de Tolstoï, La sonate à
Kreutzer, où celui-ci dépeint les affres d'un mari jaloux qui finit par
tuer sa femme. Autant le milieu social auquel appartiennent les
personnages les sépare, autant leurs passions les rapproche. Dans
les deux récits, on voit un homme que la dépendance amoureuse
pousse à la haine. Comment supporter que l'objet auquel tient la
jouissance de soi puisse être un autre que soi? Question aussi insoluble
pour Filka que pour le personnage de Tolstoï (et sans doute aussi
pour Tolstoï lui-même). L'alcool, au contraire, ne peut rien refuser à
Filka. Il y trouve une satiété océanique, et en outre, affichant ses
soûleries, il montre à tous que sa jouissance ne dépend de personne.
Telle est, pour lui (et en réalité aussi pour des millions d'hommes),
la voie royale de l'affirmation virile. Avec une femme, comment
faire? On a beau la battre, elle reste quelqu'un d'autre. Oui, ce corps
de femme, l'homme ne peut ni y renoncer (l'appel de la chair,
93
Tolstoï le sait bien, est plus fort que la volonté), ni empêcher qu'il
soit celui d'une autre personne. Une autre personne qui a ses
propres désirs, et dont le désir de l'homme le contraint à dépendre.
Pour Filka comme pour le personnage de Tolstoï, exister, c'est
exister d'un bloc, entièrement. De sorte que, ne pouvant ni échapper
à l'intensité de leur désir ni empêcher que celui-ci les lie à quelqu'un
d'autre, leur amour vire à la haine. Et, pour franchir le barrage de
leur impuissance, l'affirmation d'eux-mêmes ne trouve une issue
que dans l'autodestruction, la violence et la cruauté.
94
5
Pitié pour le monstre
"Puisque je ne parviens pas à me rendre aimable, puisque
personne n'a pitié de moi", semble dire le monstre, "autant me
rendre tout à fait détestable et, ainsi, jouir de la terreur et des
souffrances que je répands." De son côté, l'auteur du roman semble
délivrer un message moral répondant au triste enchaînement qui
condamne le monstre à la méchanceté : "Plongé dans la détresse par
sa disgrâce physique et son rejet par les autres, le monstre est une
victime, et il mérite de la part du lecteur la pitié que Victor lui
refuse."
Les idées qui se mêlent ainsi à la trame narrative correspondent
à ce que j'appellerai le "triangle des relations morales". Ce triangle
est une manière d'inscrire les relations interpersonnelles dans une
forme définie, un cadre qui scelle une alliance entre la sensibilité
(une expansion de soi en résonance à une réalité extérieure) et le
principe moral fondamental d'égalité et de justice (traiter tout être
humain comme un alter ego).
Le "triangle des relations morales" s'est constitué et s'est
répandu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle61. Aujourd'hui plus
que jamais, il organise nos perceptions et nos réactions morales. Le
modèle qui permet cette alliance entre le mouvement spontané de la
sensibilité et les exigences de la morale a été emprunté aux récits de
fiction et plus précisément au théâtre. Il résulte d'une moralisation
du spectacle. Sur la scène, deux personnages : le méchant et la
Il est très présent, par exemple, dans la théorie des sentiments moraux d'Adam
Smith. Voir L. Boltanski, la souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et
politique, Métailié, 1993.
61
95
victime innocente, l'oppresseur et l'opprimé. Le troisième sommet
du triangle est constitué par le spectateur. Celui-ci réagit au
comportement du méchant par une indignation qui diabolise celuici ; et il répond à la détresse de la victime par une compassion qui
l'idéalise. Il s'identifie à celle-ci, et croit au contraire n'avoir rien de
commun avec le méchant. Ainsi, grâce aux deux pôles vers lesquels
ses sentiments sont appelés à se déployer, le tiers se trouve délivré
de l'ambivalence qui s'attache naturellement à eux. Le voilà
débarrassé de ses mauvais sentiments : ceux-ci sont entièrement
reportés sur le personnage du méchant. Cependant, il en conserve
l'énergie : comme celle-ci s'est convertie en indignation, elle est
maintenant légitime. Le dualisme du tableau qui s'offre à lui lui
permet de jouir du sentiment exaltant d'être à la fois indivisé et bon une synthèse qui exerce sur tout être humain un irrésistible attrait.
Le triangle des relations morales fait bien notre affaire. Il nous
conduit - c'est en cela qu'il est complaisant et même dangereux - à
confondre le principe de la morale avec le principe de notre
constitution réelle. Dans le principe qui la définit, la distinction
entre le bien et le mal est claire et distincte ; le concept de ce qui est
juste et bon peut se délimiter sans ambigüité. mais dans notre être
réel, en revanche, il n'est pas possible de séparer tout à fait le blanc
du noir, le bon grain de l'ivraie. Assurément, il est bon de désirer
être bon ; mais il n'est pas bon de croire que, pour être bon, on doit
et on peut s'affranchir de cette ambivalence dont j'ai parlé à propos
de "la rançon du monothéisme". Cette ambivalence, je l'ai souligné,
est constitutive de notre être. Croire que l'on doit et que l'on peut s'en
affranchir, c'est donc s'idéaliser soi-même et croire que l'on est ce
qu'en réalité on n'est pas. C'est, en outre, projeter sur la réalité des
autres les effets de notre propre confusion, ce qui nous empêche de
96
penser cette réalité comme elle demande à l'être (or, comment
améliorer les choses si on ne les voit pas comme elles sont?).
Un jeune homme m'a raconté qu'il avait vu le film Elephant man
une première fois lorsqu'il était enfant. Le personnage difforme que
désigne le titre du film, cet être venu de nulle part et qui émet des
sons inarticulés avait d'abord fait sur lui l'effet d'un cauchemar.
Mais lorsque, plusieurs années plus tard, il revit le film, rien de
semblable ne se produisit ; il se sentit gagné par la douleur sans
fond de cet être affreusement disgracié et son coeur se serra. De
manière comparable, la créature de Frankenstein, après avoir
provoqué la terreur, peut susciter la pitié. La pitié est sensibilité à
l'injustice et désir de la réparer. Mais la pitié qu'inspirent la détresse
et la douleur d'un personnage de fiction va au-delà d'une réaction à
l'injustice. De la terreur à la pitié, il y a un renversement. Mais il y a
également (bien que de manière moins apparente) quelque chose
qui demeure : l'emprise du mauvais infini. Le mauvais infini se
manifeste d'abord comme puissance de destruction, puis, lorsque le
personnage est vu de l'intérieur, comme abîme de détresse. Objet de
terreur et objet de pitié sont alors symétriques comme deux images
en miroir - comme Yahvé et Job. Et c'est la même appel
identificatoire qu'ils nous lancent.
Les enfants apprennent d'abord à faire pitié, et seulement
ensuite à avoir pitié. L'enfant joue spontanément du pouvoir de faire
pitié, pouvoir susceptible d'agir avec force sur l'adulte et de
renverser en sa faveur le rapport du faible au puissant. Il est dans le
rôle de Job, mais un Job que Dieu, pris de compassion, viendrait
réconforter. L'étalage de sa douleur permet à l'enfant d'attirer sur lui
les bienfaits de la toute-puissance protectrice qu'ils prête à ses
parents ; et en même temps de prendre une discrète revanche sur
97
eux en leur faisant sentir le poids de ce qu'ils lui doivent. Ainsi,
lorsque l'enfant en vient à avoir pitié, ce sentiment s'étaie sur
l'expérience antérieure de faire pitié. Certes, il ne se ramène pas à
cette première expérience ; mais l'accès à la dimension morale de la
pitié ne supprime pas pour autant le fonds sous-jacent. Avoir pitié
d'Elephant man ou de la créature de Frankenstein, c'est éprouver un
sentiment moral, mais c'est aussi, plus confusément, sentir résonner
en soi les ondes puissantes qui émanent d'une douleur sans fond.
La bienveillance des parents à l'égard de leurs enfants se
manifeste en toutes sortes de circonstances quotidiennes qui
n'impliquent ni la détresse, ni l'abîme, ni la pitié. La pitié est, si l'on
veut, une forme de bienveillance, mais très particulière. La
bienveillance circule à travers des relations ordinaires et des enjeux
relatifs (elle peut s'exercer entre des personnes de statut égal, qui
sont en sécurité et épargnées par la douleur). La pitié demande au
contraire - comme la cruauté - un abîme de souffrance, un enjeu
absolu et une distance verticale entre les deux protagonistes (l'appel
de la pitié résonne entre l'animal et l'homme, la victime et le
bourreau, l'esclave et le maître, l'enfant et le parent, l'homme et
Dieu). Il n'est donc pas étonnant que les récits (religieux, héroïques
ou simplement destinés à distraire) mettent plus volontiers en scène
pitié ou cruauté que des formes de bienveillance ou de malveillance
anodines : pourquoi les récits se limiteraient-ils au comparatif alors
qu'ils ont toute liberté de déployer le superlatif?
C'est le fonds d'illimitation qu'évoquent les objets de terreur ou
de pitié qui explique que des représentations du malheur puissent
être source de plaisir. On s'est beaucoup penché, au XVIIIe siècle,
sur le paradoxe d'une sorte de plaisir procuré par la représentation
de ce qui, dans la réalité est au contraire très pénible. Nous allons
98
nous arrêter un moment sur un auteur de cette époque, Edmund
Burke, dont les observations pourraient constituer une préface tout
à fait indiquée pour Frankenstein. Nous reviendrons ensuite à ce
qu'il y a de jouissif dans la pitié qu'inspire le monstre.
Burke est surtout connu, du moins en France, pour ses
Réflexions sur la révolution de France, ouvrage dans lequel il professe
des opinions fort éloignées de l'enthousiasme manifesté par un
autre témoin de l'époque, Mary Wollstonecraft, la mère de Mary
Shelley. Une bonne trentaine d'années plus tôt, en 1757, Burke avait
publié sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et
du beau - un ouvrage dans lequel il écrit notamment que la laideur
est assez compatible avec le sublime, surtout lorsqu'elle est propre à
susciter la terreur. Au plaisir simple qui exclut la terreur, Burke
oppose ce qu'il désigne par le mot de delight, une sorte de plaisir qui
se déploie en relation avec la douleur. A propos de la représentation
du malheur dans la tragédie, Burke nous rappelle qu'on a
ordinairement attribué le delight qu'elle procure "d'abord au
soulagement que nous éprouvons à la pensée qu'une histoire aussi
mélancolique n'est qu'une fiction et, ensuite, à la considération que
nous sommes nous-mêmes exempts des maux que nous voyons
représentés."62 Si Burke avait écrit son livre quelques années plus
tard, il aurait pu ajouter une autre explication à celles qu'il passe en
revue : en éveillant la pitié, la représentation de malheurs injustes
dilate le coeur du spectateur et le rend meilleur. Mais il est probable
que cette explication, Burke l'aurait rejeté comme les précédentes
car, pour lui, la représentation de la violence constitue en elle-même
une source de delight. Souffrance et destruction, argumente-t-il, sont
J'utilise la traduction de Baldine Saint Girons, Vrin, 1990, p. 85. Citations
suivantes p. 108 et 109.
62
99
l'effet de forces d'une incomparable violence : "l'idée de la douleur
portée à son plus haut degré est bien plus forte que le plus haut
degré de plaisir". En effet, le simple plaisir est, par définition,
conforme à notre nature ; les forces en jeu dans ce qui est agréable
ne sont pas disproportionnées par rapport aux nôtres. En revanche,
"la douleur nous est toujours infligée par un pouvoir à quelques
égards supérieur et auquel nous ne nous soumettons jamais
volontairement. Ainsi, les représentations de la force, de la violence,
de la douleur et de la terreur s'unissent-elles pour envahir l'esprit."
On pense à cette remarque de Balzac dans Le lys dans la vallée : "La
douleur est infinie, la joie a des limites." Le sublime, avec la
jouissance qu'il procure, n'est donc pas pour Burke ce qu'il sera pour
Kant : le sentiment de notre destination surnaturelle. Selon Burke, le
sublime a pour principe essentiel la terreur. Il est jouissance d'un
déchaînement de puissance. Il exige obscurité, infini et destruction.
Le sublime "fond sur nous dans les forêts ténébreuses ou dans les
solitudes hurlantes, sous la forme d'un lion, d'un tigre, d'une
panthère ou d'un rhinocéros". On le trouve dans le livre de Job, avec
les "magnifiques descriptions" du Léviathan. Le sublime éclate dans
le Paradis perdu, notamment lorsque Milton dépeint la Mort :
. . . The other shape,
If shape it might be called that shape had none
Distinguishable in member, joint, or limb
Or substance might be called that shadow seemed,
For each seemed either ; black he stood as night ;
Fierce as ten furies, terrible as hell ;
And shook a dreadful dart ; what seemed his head
The likeness of a kingly crown had on.63
Paradise lost, II, v. 666- 673 (j'utilise l'édition d'Alastair Fowler, Longman,
London and New York, 1996). Burke, Du sublime et du beau, p. 100.
63
100
L'autre Figure, si l'on peut appeler Figure ce qui n'avait rien de
distinct en membres, jointures, articulations, ou si l'on peut nommer
Substance ce qui semblait une Ombre (car chacune semblait l'une et
l'autre), cette figure était noire comme la nuit, féroce comme dix furies,
terrible comme l'enfer ; elle brandissait un effroyable dard ; ce qui
paraissait sa tête portait l'apparence d'une couronne royale.
Devant ces citations que fait Burke du livre de Job (l'homme
annihilé devant le Tout-Puissant) et du Paradis perdu (évocations du
chaos, de l'espace infini, de la Mort, de la révolte de Satan), je serais
prêt à croire qu'il fait du sublime une sorte de jouissance de soi liée
au désir de s'identifier à l'illimité. D'autant plus qu'à propos de
l'ambition qui nous pousse à l'emporter sur nos semblables, Burke
écrit ceci : "Cet orgueil ne s'aperçoit jamais mieux et n'agit jamais
avec plus de force que lorsque, sans courir de danger, nous
envisageons des objets terribles : l'esprit revendique alors toujours
pour lui-même une part de la dignité et de l'importance des choses
qu'il contemple."64 Burke prolonge ainsi une remarque qu'il a lue
dans le traité Du sublime attribué à Longin (sans doute écrit au Ier
siècle après Jésus-Christ) : sous l'action d'un discours sublime,
"notre âme s'élève, et, atteignant de fiers sommets, s'emplit de joie et
d'exaltation, comme si elle avait enfanté elle-même ce qu'elle a
entendu".65
Je dois cependant me garder d'attribuer à Burke mes propres
idées. Car c'est moi qui considère ce qu'on a appelé le sublime
comme une forme de jouissance narcissique : un spectacle ou un
texte déploient une figure de complétude, de toute-puissance,
d'infinitude et nous sommes emportés par elle (c'est-à-dire poussés
à nous identifier à cette figure), elle évoque une origine ou une
destination qui nous aimante, elle invite notre sentiment d'exister à
64
65
Idem, p. 92.
Du sublime, traduction J. Pigeaud, Rivages, 1993, VII, 2, p. 61.
101
s'affirmer au-delà des limites qui, dans la vie quotidienne, nous
maintiennent dans le relatif et nous lient aux autres.
Ce type d'excitation n'est pas réservé aux Occidentaux ; les êtres
humains, d'une manière générale, sont ouverts à des formes de
séduction plus ou moins délétères, à l'appel identificatoire que leur
lancent des figures d'illimitation (le cinéma chinois contemporain,
par exemple, a eu vite fait d'assimiler une forme de sublimité
tragique pourtant étrangère à la tradition chinoise : une déréliction
existentielle du héros, une solitude à certains égards névrotique
mais que le metteur en scène présente comme intéressante, cruelle
et riche d'intensité). Cependant, ce que la tradition occidentale
désigne par le sublime constitue une élaboration particulière de
l'infinitude humaine et de l'étrange jouissance de soi que celle-ci
apporte. Le sublime permet en effet à cette jouissance de se faire
valoir comme légitime en la rattachant aux valeurs esthétiques et
morales. Dans l'antiquité, l'art du discours était le vecteur essentiel
du sublime (le sublime antique ne se vivait pas dans la solitude,
mais dans la relation de l'auditoire à l'orateur) ; aux yeux de Longin,
une formule dont la fulgurance rend présente la vertu guerrière
qu'elle évoque offre le meilleur exemple du sublime (c'est pourquoi
il place L'Iliade au-dessus de L'Odyssée). La conception française du
sublime restera marquée par une rhétorique de la grandeur et par
une illustration de la vertu plus ou moins empreinte de virilisme
(chez Boileau évidemment, mais également chez Diderot66). Le
sublime kantien est lui aussi passablement viril, mais, surtout, il se
66On
trouve en bonne place chez Boileau les fameux vers de Corneille : "Que
vouliez-vous qu'il fit contre trois? - Qu'il mourût.", et Diderot les cite aussi
comme l'exemple-type du sublime (Boileau, Préface au traité Du sublime de
Longin, Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1966, p. 340 ; Diderot, Traité
du beau, Oeuvres, La PLéiade, Gallimard, 1992, p. 1099).
102
veut l'affirmation solitaire de la force morale de l'individu67. Le
sublime anglais, en partie grâce à Milton, ne cherche pas à être
édifiant. Sombre, violent et sauvage, il s'adresse aussi bien aux
femmes qu'aux hommes. En somme, débarassé du voile qui ailleurs
l'apprivoise, le moralise ou l'annoblit, il est plus intéressant et
semble toucher de plus près à une vérité de l'âme humaine.
Pourtant, nous allons voir qu'avec Burke se met en place un
partage qui permet d'éviter l'impact de cette vérité. Un partage qu'il
est essentiel de repérer car il n'a pas cessé, depuis, de jouer un rôle
fondamental dans la représentation que les Occidentaux se font
d'eux-mêmes. Car si Burke n'édulcore pas le sublime, s'il ne
dissimule pas le lien que celui-ci entretient avec la destruction, il se
situe cependant bien en-deçà de Milton : c'est seulement dans les
émotions esthétiques de l'âme humaine qu'il reconnaît ce goût pour
la destruction. Le domaine esthétique et littéraire devient avec
Burke ce qu'il n'a cessé d'être depuis : un champ où le mauvais
infini peut s'exprimer en toute liberté sans pour autant que son
évidence entraine la moindre conséquence au plan philosophique (si, de
nos jours, le mauvais infini est réapparu dans le champ du pensable,
c'est à la psychanalyse qu'on le doit, non à la philosophie). Burke
voit bien que les êtres humains ne sont pas des anges puisque les
spectacles les plus affligeants (leurs semblables en proie à la
souffrance, une ville dévastée par les flammes) sont susceptibles de
leur procurer de la jouissance68. En lisant Burke, on peut penser au
reportage de Pierre Loti sur la prise de Hué (qui lui valut quelques
ennuis au ministère de la Marine) : "...Les villages de derrière
Dans la Critique de la faculté de juger (1790), et dès les Observations sur le
sentiment du beau et du sublime (1764). Voir B. Saint Girons, Fiat Lux. Une
philosophie du sublime, Quai Voltaire, 1993.
68 Du sublime et du beau, p. 87-89.
67
103
brûlaient avec des flammes rouges et des fumées noires... Et on se
réjouissait de voir tous ces incendies, de voir comme tout allait vite
et bien, comme tout ce pays flambait. On n'avait plus conscience de
rien, et tous les sentiments s'absorbaient dans cette étonnante joie de
détruire." Chassés par l'incendie, les Vietnamiens fuient à
découvert, on les arrose de balles, et après la fusillade, dans
l'excitation générale, on ira achever les blessés à coups de crosse ou
de baïonnette.69
Mais Burke, lui, ne fait pas le lien entre les flammes et la guerre.
Des plaisirs de la destruction, il ne tire pas de conséquence
anthropologique. C'est que Burke est un esprit des Lumières : sa
conception de l'être humain se place sous le double patronage du
théisme et de l'explication scientifique. Le théisme implique un
infini, mais un infini positif, et même providentiel. Quant à l'intérêt
pour les recherches empiriques, il conduit à une conception des
passions humaines dans laquelle l'infini ne joue aucun rôle. On est
loin des moralistes augustiniens du XVIIe siècle pour lesquels
l'amour-propre, laissé à lui-même, est sans limite. Même si, chez
Burke, l'orgueil tel qu'on le concevait encore quelques décennies
plus tôt n'a pas disparu, l'amour de soi tend à se ramener, pour lui
comme pour la plupart des philosophes du XVIIIe siècle, à la
conservation de soi. Une "passion" somme toute plus utilitaire que
passionnelle puisque le soi dont il s'agit ici ne désigne pas l'âme
mais le corps.
L'attrait pour le beau est lié aux passions sociales, nous dit
Burke, et le goût du sublime à la conservation de soi70. Symétrie plus
apparente que réelle. Car une fois admis que le sens du beau
Le Figaro, 17 octobre 1883. Cité par J. Borgé et N. Viasnoff, Archives de
l'Indochine, éd. Michèle Trinckvel, 1995.
70 Du sublime et du beau, p. 79-83.
69
104
contribue aux relations sociales (et d'abord entre les deux sexes), on
s'attend à ce que Burke montre comment le goût du sublime
contribue à la conservation de soi. Or Burke nous dit au contraire
que si le sublime éveille toujours un sentiment de terreur, c'est qu'il
nous offre le tableau de ce qui met en danger la conservation
physique de soi. L'anthropologie de Burke, on le voit, ne lui permet
pas de concevoir que des représentations de destruction exaltent
l'âme par des illustrations de sa propre illimitation. Burke n'est ni
Milton (qui concevait encore le mauvais infini), ni Sade.
Pour conclure sur Burke et en revenir à Frankenstein, disons que
l'auteur de A philosophical inquiry into the Origin of ours Ideas of the
Sublime and Beautiful nous aide à reconnaître qu'à la terreur où à la
pitié éprouvée devant le monstre se mêle la jouissance de
l'illimitation et de la toute-puissance auxquelles celui-ci donne
figure ; mais que, comme s'il fallait limiter la portée d'observations
potentiellement désagréables et inquiétantes, Burke introduit un
hiatus entre les activités esthétiques (où le mauvais infini s'exprime
sans restriction) et la nature humaine (qui est censée être
fondamentalement positive). Ce partage, encore effectif aujourd'hui,
je le récuse et je soutiens au contraire que les récits de fiction nous
parlent de ce que nous sommes.
Reste à indiquer comment le monstre, sous le couvert de la pitié
morale qu'il suscite chez le lecteur, lui propose aussi ce qui répond à
une pitié jouissive, une pitié d'identification.
D'abord, le récit de sa vie que fait la créature de Frankenstein
nous montre qu'à sa manière, il n'est pas moins prométhéen que
Victor. Celui-ci a créé son corps ; le monstre a modelé son propre
esprit.
105
Il y a plusieurs manières d'être à l'origine de soi. Victor, en
faisant sa créature, veut se réaliser ou se faire lui-même. Un peu
comme Rousseau, s'imaginant en précepteur d'Émile, se fait ou se
refait lui-même. Robinson Crusoé, la seule Bible que Rousseau
impose à Émile, lui donne en modèle un entrepreneur qui se passe
de tout commerce. Le monstre, lui, se passe et de commerce et de
précepteur. Nous allons voir que tout en restant ancré dans le no
man's land de l'état sauvage, il accède à un état social qui ne doit rien
à la société et acquiert par lui-même conscience de soi, langage,
lecture, savoir et sentiments raffinés. Il deviendra ainsi le reflet à la
fois semblable et inversé de Victor.
Reflet inversé : son aspect extérieur offre l'image trop visible de
l'invisible culpabilité qui, à l'insu de ses proches, ronge l'âme de
Victor. Réciproquement, les belles et nobles qualités que ceux-ci lui
connaissent sont là, dans le coeur de sa créature, mais elles y restent
cachées.
Reflet semblable : les deux personnages présentent le même
violent contraste entre l'intérieur et l'extérieur, une discontinuité, un
fossé qui brisent chez eux tout lien social et en même temps les
vouent à la passion supérieure d'être à l'origine de soi.
A l'origine de lui-même, le monstre l'est d'abord parce que,
contrairement à nous autres qui commençâmes par être des bébés, il
assiste à l'éveil de lui-même, de ses sensations, de la conscience qu'il
prend du monde environnant. Il incarne le fantasme d'être né
adulte. Rêverie plaisante et infantile, bien sûr, mais à laquelle vient
se mêler au XVIIIe siècle des préoccupations plus sérieuses. Ce sont
ces histoires d'enfants isolés de toute société, chez qui se révèlerait
la nature humaine dans son intégrité native (le roman de DucrayDuminil, par exemple, Victor ou l'enfant de la forêt (1797), qui connut
106
un grand succès71). Ce sont les tableaux savants des premiers
développements de l'esprit humain qu'ont peints Locke, Condillac
ou Buffon. Celui-ci fait parler ainsi le premier homme : "Je ne savais
ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux. Quel
surcroît de sensation!"72 C'est le même type de discours que reprend
le monstre au début de son autobiographie : "Une étrange
multiplicité de sensations s'empara d'abord de mon être. La vue, le
toucher, l'ouïe, l'odorat, tout me fut révélé simultanément." Bien
qu'elles soient d'abord confuses, ces sensations n'en sont pas moins
accompagnées, immédiatement et comme par miracle, de la
conscience de soi. Il est vraisemblable que, pour tracer ce tableau du
monstre en nouvel Adam découvrant la nature et ses beautés, Mary
Shelley s'est appuyée sur Locke73. Cependant, la lecture du Paradis
perdu a pu aussi le lui inspirer. Milton en effet (en 1667, soit plus de
vingt ans avant Locke) avait déjà placé dans la bouche d'Adam et
d'Eve le même témoignage émerveillé. "Souvent, fait-il dire à Eve, je
me rappelle ce jour où je m'éveillai du sommeil pour la première
fois ; je me trouvai posée à l'ombre des fleurs, ne sachant, étonnée,
ce que j'étais, où j'étais, d'où et comment j'avais été posée là."
"Autour de moi, dit Adam en évoquant le même instant auroral,
j'aperçus une colline, une vallée, des bois ombreux, des plaines
rayonnantes
de
soleil
et
une
liquide
chute
de
ruisseaux
murmurants."74 (Adam est cependant conscient de la difficulté de
témoigner de sa propre origine : "Pour l'homme, dire comment la
Voir Lynn Hunt, Le roman familial de la Révolution française, Albin Michel, 1994,
p. 195-197.
72 Voir J. S. Spink, "Les avatars du sentiment de l'existence de Locke à
Rousseau", Dix-huitième siècle, n° 10, 1978, p. 269 à 298, qui cite le passage de
Buffon (1er volume de l'Histoire naturelle, 1749).
73 Essai concernant l'esprit humain, livre II, chap. 1. C'est ce que pense J.-J.
Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, PUF, 1988, p. 34.
74 Le Paradis perdu, livre IV, vers 449 suiv. et VIII, v. 261 suiv.
71
107
vie humaine commença, est difficile, car qui connut soi-même son
commencement?"75)
Le monstre est également à l'origine de lui-même au sens où il
est son propre précepteur. Après avoir fait l'expérience de l'horreur
qu'il inspire aux êtres humains, il trouve refuge dans "un misérable
appentis" qui s'adosse à "un gracieux chalet". Une fente du mur lui
permet "en y appuyant l'oeil, de voir à l'intérieur" de la maison. Un
vieillard aveugle et un couple de jeunes gens y vivent. Ces trois
personnages, pourvus de toutes les qualités, forment une petite
société idyllique. Le monstre passe des mois à observer ce résumé
idéal de l'humanité, en proie à des sentiments d'admiration et
d'envie. Il nourrit ainsi son développement intellectuel et moral
ainsi que sa culture. Plusieurs ouvrages lui tombent heureusement
sous la main : Le Paradis perdu (le monstre, non sans raison, se sent
proche du Satan de Milton) ; La vie des hommes illustres de Plutarque
(standard de la culture de l'époque, mais aussi lecture favorite de
deux grands réprouvés : Rousseau âgé, solitaire et persécuté, et Karl
Moor, le héros des Brigands de Schiller) ; Les souffrances du jeune
Werther (le monstre, évidemment, est une sorte de Werther, rejeté,
non par Charlotte, mais par son créateur et par la société). A ces
ouvrages emblématiques, ajoutez la lecture que le jeune habitant du
chalet fait à haute voix des Ruines ou méditations sur les révolutions des
empires, de Volney (ami de Condorcet, disciple de d'Holbach et
d'Helvétius).
On comprend aisément que le monstre, lorsqu'il se présente
comme un nouvel Adam autodidacte, procure du plaisir au lecteur.
Mais lorsqu'il apparaît comme un exclu, comme le voyeur rejeté et
ignoré d'un couple qu'il envie (les jeunes gens du chalet, Victor et sa
75
Livre VIII, vers 250-251.
108
fiancée Elisabeth)? Pourtant, nous allons voir que dans cette
misérable position, le monstre illustre un désir très proche de celui
d'être (ou d'être présent) à l'origine de soi : le désir d'être indivis (au
sens littéral du mot : non divisé). Pour rendre ceci plus clair, le plus
simple est de faire un rapide détour par deux oeuvres postérieures à
celle de Mary Shelley dans lesquelles le même fantasme se déploie
et suscite également la pitié, voire les larmes : La petite sirène et Les
travailleurs de la mer.
Dans le conte d'Andersen, l'héroïne est une ondine qui aspire à
devenir un être humain. Elle pourrait y parvenir à condition de se
faire aimer d'un homme. Elle aime un jeune prince qu'elle a sauvé
d'un naufrage (mais le prince ignore que c'est elle qui l'a sauvé). Ce
qui empêche la petite sirène de se faire reconnaître par lui n'est pas,
comme dans le cas du monstre, son aspect physique : elle est jolie et
elle a échangé sa queue de poisson pour des jambes humaines.
Mais, ces jambes, elle les a payées du prix de sa voix. Elle ne pourra
jamais dire au prince qui elle est, ce qu'elle a fait pour lui, l'amour
qu'elle lui porte. Le jeune homme va se marier avec une autre.
L'ondine sait qu'ayant échoué elle va mourir. Elle contemple une
dernière fois, avant de se dissoudre en écume, le couple qui figure
son idéal et qui ne la voit pas.
La petite sirène n'a pas été reconnue, elle reste coupée du genre
humain. Pour elle, une douleur déchirante. Mais pour le lecteur ou
la lectrice, ce rejet, cette mort ouvre la porte au rêve d'une existence
vécue dans l'infinitude. A la compassion qu'il ou elle éprouve pour
un destin si malheureux se mêle le délicieux sentiment d'un moi
qui,n'étant pas reconnu, identifié, échappe aux limitations qu'imposent
les liens entre personnes et jouit de sa propre infinitude. Ce trait l'impossibilité pour un personnage de se faire reconnaître
109
transmuée en delight - apparaissait déjà sous la forme la plus
littérale dans la pièce de Schiller, Les Brigands (1781)76. Karl Moor,
héros à la fois vertueux et hors la loi, se trouve à plusieurs reprises
en présence de son père ou d'Amalia, la jeune fille qu'il aime ; mais
ni l'un ni l'autre ne le reconnaissent (au sens propre). Une telle
invraisemblance nous paraît aujourd'hui ridicule. Mais pour les
contemporains de Schiller, elle ajoutait à la grandeur douloureuse
du personnage et à son caractère absolu au sens étymologique du
terme, c'est-à-dire affranchi de tout lien. la compassion qu'il
inspirait ainsi aux spectateurs de la pièce contribuait à leurs délices.
Gilliatt, le héros du roman de Victor Hugo, Les travailleurs de la
mer, Gilliatt dans lequel Victor Hugo voyait un Job-Prométhée, est,
un peu comme l'ondine, un personnage proche des profondeurs
marines. Mais l'abîme qui le sépare de la jeune fille qu'il aime est
avant tout un abîme social - une distance qui se révèlera aussi
infranchissable que celle qui sépare de l'humanité la petite sirène ou
la créature de Frankenstein. A la fin du roman, on voit Gilliatt assis
sur un rocher à la marée montante. Il attend que celle-ci le recouvre
et le noie. Alors que seul son visage émerge encore, il voit partir et
s'éloigner un navire, et il devine à son bord la jeune fille à cause de
laquelle il se sacrifie - la jeune fille et son fiancé au départ d'une
nouvelle vie.
Combien d'adolescents et d'adolescentes ont versé des larmes
en lisant les dernières pages des Travailleurs de la mer ou de La petite
sirène! Combien se sont vus à la place du personnage rejeté, comme
lui inondés par sa douleur - mais, contrairement à lui, se laissant
Une pièce que Mary Shelley pouvait connaître par la traduction anglaise qui
parut en 1792 (voir M. Summers, The Gothic Quest. A History of the Gothic novel,
Russell & Russell, New York, 1964).
76
110
aller à cette dissolution océanique dans une expansion d'eux-mêmes
délicieuse et sans limite!
Passer du rêve à sa réalisation implique de renoncer à
l'infinitude qui l'auréole. Aimée, la petite sirène aurait dû renoncer à
son être indivis pour devenir femme, pour devenir la moitié de son
conjoint. Et Gilliatt pareillement aurait dû abandonner sa stature de
titan pour se réduire à un bon et bourgeois époux. En échouant à
réaliser le rêve d'amour (que pourtant ils portent à son comble), ces
deux personnages exaltent chez le lecteur une double visée
d'intégrité : réparation de l'autre, réparation de soi. Le lecteur
voudrait corriger l'issue malheureuse du récit en réparant le
dommage subi par le personnage qui suscite sa compassion (c'est le
versant moral de la pitié). Cependant, confusément, il se complaît
dans
cette
issue
même
qu'il
déplore
car
elle
offre
à
l'inassouvissement de ses propres voeux un dédommagement
inappréciable : comme la sirène, comme Gilliatt, le jeune lecteur ou
la jeune lectrice échappe ainsi à l'alternative, à la division
qu'implique la différence des sexes, il ou elle jouit de pouvoir rêver
d'amour sans pour autant avoir à quitter la complétude enfantine.
Comme Gilliatt et la petite sirène, la créature de Frankenstein
offre au lecteur la jouissance d'une figure de complétude. Avec cette
différence qu'il pousse celle-ci plus loin encore que les deux
personnages imaginés par Andersen et Victor Hugo. En effet, il
n'incarne pas seulement, comme eux, le refus de la différence des
sexes (il a été créé, et non pas procréé) ; mais aussi le refus de la
division, plus fondamentale encore, entre vivant et mort (il est en
cela comparable à son créateur cherchant le secret de la vie dans
caveaux et charniers). Le monstre, nous l'avons vu, est une sorte de
revenant ou de mort-vivant, ce dont son aspect même témoigne. Ce
111
qu'il offre à la vue des autres n'est pas un visage mais un blason de
destruction. Cela l'exclut à jamais de la société des hommes ; mais
cela, aussi, lui permet de conserver l'infinitude du spectre.
Ainsi rejeté, le monstre se trouve dispensé de se montrer
aimable. Or - nous l'avons vu en comparant les avantages respectifs
de l'amour et de la haine - être aimable, c'est intérioriser la division
entre soi et l'autre, c'est se limiter pour faire place à autrui, c'est
donc une manière de renoncer à être entier. La méchanceté du
monstre est une manière d'affirmer son entièreté.
Rejeté, le monstre demeure innommable : tout nom délimite.
L'une des scènes cruciales du roman est celle au cours de laquelle le
monstre sort, non de sa tombe, mais de son appentis pour tenter de
se faire reconnaître comme être humain par le vieillard qui vit au
chalet. Le début de leur rencontre se déroule au mieux : étant
aveugle, celui que le monstre a choisi comme ultime recours n'est
nullement effrayé par son visiteur et lui manifeste la plus grande
bienveillance. Malheureusement, les jeunes gens qui étaient sortis
rentrent plus tôt que prévu. A l'instant même où le vieillard pose au
monstre la question "Qui êtes-vous?", la porte s'ouvre, les jeunes
gens sont frappés de terreur, et le monstre, plongé à nouveau dans
la rage et le désespoir, n'a plus qu'à s'enfuir. Qui êtes-vous?,
question pour lui sans réponse.
Lovecraft a consacré l'une de ses nouvelles d'épouvante, The
Outsider (titre français : Je suis d'ailleurs) à une variante de cette
scène77. Le narrateur est un être qui vit seul, plongé dans l'obscurité
d'un château qui ressemble à une tombe. Il entreprend, pour sortir
de ce trou, de ce non-lieu, une difficile ascension au terme de
Le recueil porte le titre de cette nouvelle : Je suis d'ailleurs, Denoël, 1976, p. 7 à
17.
77
112
laquelle il atteint non pas, comme il l'avait supposé, le sommet d'un
tour, mais seulement le niveau du sol. Alors, marchant, il atteint une
demeure illuminée où se déroule une fête. A travers la porte fenêtre,
il aperçoit une joyeuse compagnie, a laquelle, sans doute, il pense
pouvoir se joindre. Mais à peine a-t-il franchi la porte que tous
s'enfuient, saisis d'épouvante. Et le narrateur aperçoit, lui faisant
face, un monstre informe et repoussant, une charogne putride. Il
tend le bras pour écarter l'insupportable vision : sa main rencontre
la froide surface d'un miroir!
Le lecteur de la nouvelle participe à l'entreprise du narrateur, il
découvre par ses yeux le décor du récit. A la fin, le miroir lui révèle
une sorte de personnage d'Halloween, et c'est comme si, par
l'intermédiaire du narrateur, lui-même se trouvait revêtu d'un
déguisement particulièrement convaincant. Anéanti, le narrateur de
la nouvelle n'a plus qu'à retourner à ses catacombes. Sans doute le
lecteur éprouve-t-il de la pitié ; cependant, la douleur que le
personnage est supposé ressentir lui est épargnée. De plus, en se
voyant renvoyé l'image de cette entité solitaire échappant à toute
limite, il éprouve, pour reprendre encore une fois le terme choisi par
Burke, du delight. Les pitoyables monstres de Lovecraft et de Mary
Shelley sont délétères, morbides ; et pourtant, dans la mesure où ce
sont des semblants, ils déploient des figures d'absolu qui, pour le
plaisir du lecteur, lui évoquent les sources de sa vitalité psychique.
Le personnage imaginé par Lovecraft, victime d'un destin
violemmment injuste, est, comme la créature de Frankenstein, un
nouveau Job. Au terme de sa quête, un face à face révélateur, non
pas avec Léviathan ou Yahvé, mais avec sa propre illimitation. Cette
confrontation, pas plus que celle de Job avec Dieu, n'apporte de
réponse au problème du mal. Mais elle montre que la douleur nous
113
conduit bien plus près de l'infinitude que le bonheur. Comme
l'écrivait Burke - avant, précisément, de prendre en exemple le livre
de Job -, "L'idée de la douleur portée à son plus haut degré est bien
plus forte que le plus haut degré de plaisir". Il faut reconnaître que
les idées noires, "négatives", déprimantes peuvent exercer sur nous
une irrésistible séduction - un attrait avec lequel les idées
"positives", plaisantes, constructives (donc relatives et limitées) ne
sauraient rivaliser. La méchanceté et le goût pour les idées
déprimantes proviennent de la même source.
114
6
Pensée et raison d'un côté, littérature et passions de l'autre
Mary Shelley éprouve de la compassion pour son monstre.
Lorsque celui-ci plaide sa cause devant son créateur, elle place dans
sa bouche des arguments auxquels elle-même adhère. "J'étais doux
et bon. Les tourments ont fait de moi un rénégat. Donne-moi le
bonheur, et je redeviendrai vertueux." Et plus loin : "Crois-moi,
Frankenstein : j'étais bon ; mon âme rayonnait d'amour et
d'humanité, mais je suis seul, affreusement seul. (...) Si l'ensemble
des humains apprenaient mon existence, ils feraient comme toi et
s'armeraient pour me détruire. N'est-il pas normal que je les haïsse
aussi, eux qui m'ont en abomination?"
Ces arguments sont ceux qui se répandent dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle pour concilier avec la thèse de la bonté
naturelle de l'homme ce que l'on commence à savoir à propos des
"bons sauvages" et qui s'accorde mal avec leur idéalisation : "Tous
les peintres des moeurs sauvages ne placent point la bienveillance
dans leurs tableaux, écrit l'abbé Raynal. Mais la prévention ne leur
a-t-elle pas fait confondre avec le caractère naturel une antipathie de
ressentiment? (...) Ils sont devenus, par représailles, durs et cruels
envers nous." Les cruautés dont les Européens se plaignent ne sont
en fait qu'une réaction à leur conduite odieuse78 . Grâce à cet
argument, le tableau des méfaits humains, pour accablant qu'il soit,
ne contredit pas la thèse de la bonté naturelle : la méchanceté des
Européens n'entre pas en ligne de compte puisqu'ils sont dénaturés,
Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens
dans les deux Indes, t. VII, p. 160-161 et 138-139. Cité Michèle Duchet,
Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Albin Michel, 1995, p. 216.
78
115
et celle des sauvages non plus puisqu'elle n'est qu'une réaction au
comportement du colonisateur. Et même en admettant que les
moeurs des sauvages étaient cruels avant l'arrivée des Occidentaux,
leur perfectibilité nous assure qu'une action civilisatrice et
éducatrice les rendra à une bonté naturelle qui a été seulement
obscurcie par l'ignorance. Somme toute, comme l'écrit Diderot à
Sophie Volland, "La nature ne nous a pas faits méchants ; c'est la
mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation
qui nous corrompent."79 "Les hommes d'une même société sont en
paix naturellement", dira Saint-Just en 1793, l'homme n'est
"malheureux et corrompu que par les lois insidieuses de la
domination".80 Mais du coup, dans ce monde où tous son
fondamentalement bons, le mal ne peut être introduit - comme au
paradis terrestre - que par des êtres qui, sous une apparence
humaine, sont en réalité diaboliques. "Je regrette l'enfer, écrit
Diderot, pour les abominables corrupteurs de ces enfants-là."81
Contrairement à ce que l'optimisme humaniste s'imagine, il
n'échappe pas au dualisme.
Aux yeux du poète Shelley, de Mary, de son père William
Godwin et de beaucoup d'autres progressistes de l'époque, la thèse
de la bonté naturelle s'impose d'autant plus fortement qu'elle est
une condition nécessaire pour que l'on puisse croire qu'une société
meilleure fera le bonheur de l'homme. Cette thèse, en effet, la
philosophie des Lumières devait la soutenir afin de pouvoir
transférer l'idée de Salut du religieux au politique. Si le péché
originel est nécessaire à la doctrine chrétienne du Salut, la
Lettre de novembre 1760, Diderot, Correspondance, Minuit, 1957, t. III, p. 226.
Discours sur la Constitution de la France prononcé à la Convention nationale le
24 avril 1793, Mille et une nuits, 1996, p. 9.
81 Lettre de décembre 1769, idem, t. IX, p. 236.
79
80
116
rédemption politique exige au contraire que le mal prenne source
dans la société telle qu'elle est (et dans certains individus
diaboliques), mais non dans l'âme humaine en général. Injustice
sociale et obscurantisme vont de pair ; aussi Volney écrira-t-il dans
son Catéchisme du citoyen - une sorte de Décalogue laïc basé sur la loi
naturelle - que "le véritable péché originel", c'est l'ignorance82 (alors
que pour l'Eglise, le péché avait au contraire été de toucher à "l'arbre
de la connaissance"). On ne saurait mieux affirmer la promotion du
sujet connaissant au rang de modèle de l'être humain. Le Progrès est
donc la voie du nouveau Salut, le bonheur en ce monde.
Etre exempté du péché originel, c'est être débarrassé du
mauvais infini. C'est être doté par nature du sentiment de sa propre
existence et c'est en être doté suffisamment pour jouir paisiblement
de soi-même. C'est satisfaire le désir de se conserver grâce à l'intérêt
bien compris83. C'est ne pas dépendre de l'autre pour être soi (une
telle dépendance ne saurait être que l'effet des passions artificielles
engendrées par une société dénaturée).
Le progressisme politique des Lumières est professé de manière
exemplaire par William Godwin dans l'ouvrage qui le rendit célèbre
: Enquiry concerning Political Justice and its influence on General Virtue
and Happiness (1793). "Nous commencerons, écrit Godwin pour
présenter son ouvrage, par examiner rapidement les maux qui
existent dans la société. Nos prouverons ensuite que ces maux sont
les résultats des institutions politiques et non le lot immuable de
notre existence, et nous démontrerons enfin que la nature de
C. F. Volney, La loi naturelle et Leçons d'histoire, présentés par J. Gaulmier,
Garnier, 1980, p. 46.
83 Sur ce point, voir par exemple A. O. Hirschman, The Passions and the Interests :
Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton Univesity Press,
Princeton, 1977 (traduction française, PUF, 1980), et P. Tillich, La naissance de
l'esprit moderne et la théologie protestante, éd. du Cerf, 1972.
82
117
l'homme permet d'espérer qu'un jour il en sera complètement
délivré." Plus loin, Godwin revient sur la thèse de la bonté naturelle
: "Dans une société juste, dit-il, la jalousie et la haine n'auraient plus
d'empire, parce qu'elles ne sont que le résultat de l'injustice."84
Benjamin Constant (en dépit de ses réserves sur certains aspects de
la pensée de Godwin qui lui paraissent utopiques) admire l'auteur
anglais. Et dans l'Appendice qu'il joint à sa traduction de Political
Justice , Constant écrit lui-même : "La passion perd chaque jour de
son empire, et ce qu'elle perd, la raison le gagne."85 La Godwinian
school, comme on dit alors en Angleterre, milite pour une politique
sociale de gauche, tandis qu'aux yeux de ses adversaires, le
progressisme des godwiniens revient à admettre que n'importe qui
est méritant du moment qu'il est pauvre, et la politique des
godwiniens ne conduirait, si elle était mise en pratique, qu'à une
augmentation du crime86).
Dans ce chapitre, il s'agit de montrer à partir d'un roman à
thèse écrit par William Godwin comment la racine intérieure de la
méchanceté qui n'a aucune place dans la pensée militante du père de
Mary Shelley fait retour dans l'impensé du récit. Comment, en
d'autres termes, ce que le sujet connaissant a chassé par la porte, le
sujet existant auquel en appelle la trame narrative le fait revenir en
contrebande.
Les
Français
connaissent
peu
Godwin.
Pourtant,
dans
l'Angleterre des dernières années du XVIIIe et du début du XIXe
C'est moi qui souligne. De la justice politique (traduction française par
Benjamin Constant), Presses de l'Université de Laval, Québec, 1972, p. 67 et 177.
Voir également p. 85 où Godwin imagine une sorte d'Émile, un être bon car
"nourri des idées d'égalité et d'indépendance".
85 De la justice politique, p. 372.
86 Voir Christopher Small, Mary Shelley's Frankenstein, Univ. of Pittsburgh Press,
1973, p. 23.
84
118
siècles, cet écrivain jouissait d'un prestige comparable à celui que
Sartre a chez nous. Comme lui philosophe et romancier, il était
également sincèrement préoccupé par les souffrances de ses
semblables et par l'injustice sociale. En 1794, un an après Political
Justice, Godwin publie un roman, Things as they are, or : The
Adventures of Caleb Williams. Le roman connaît un énorme succès en
Angleterre, mais également en France, tant par sa traduction en
1796 qu'à travers son adaptation théatrale en 1798 (plus tard, Balzac
dira son admiration pour "le chef d'oeuvre du célèbre Godwin").
Frankenstein, comme on va le voir en découvrantCaleb Williams, doit
beaucoup au roman de Godwin.
En écrivant Caleb Williams, l'intention de Godwin était
d'illustrer les idées qu'en bon disciple de d'Holbach, Helvétius et
Rousseau, ainsi qu'en témoin enthousiaste de la Révolution
française, il avait développé dans Political Justice. Or, ce qui est
troublant pour un lecteur d'aujourd'hui, c'est que Caleb Williams
semble bien plutôt contredire ces idées optimistes : alors que
Political Justice présuppose constamment la bonté naturelle de
l'homme, le roman nous montre des personnages pris dans des liens
aussi destructeurs qu'impossibles à briser. Un enfer dont
Frankenstein reprendra toute la noirceur, mais en la transposant
dans le registre du récit d'épouvante. Ainsi, chez William Godwin
comme chez sa fille, la thèse de la bonté naturelle se trouve associée
à la peinture de personnages mus par des passions forcenées,
haineuses et criminelles.
Comment se fait-il que ni Godwin ni Mary Shelley ne voient là
une contradiction? Dans le cas de Mary Shelley, la réponse est
simple : elle ne prétendait pas illustrer des idées, mais avant tout
transmettre au lecteur le plaisir de la peur. Protégée, en quelque
119
sorte, par les conventions d'un genre littéraire en vigueur, elle
pouvait donc ouvrir les vannes de la violence sans pour autant
encourir le reproche de donner une vision pessimiste de l'être
humain. Il lui était même possible de reprendre au passage le thème
godwinien de la bonté naturelle : ce thème, comme nous l'avons vu,
se combinait sans difficulté avec la méchanceté du monstre dès lors
qu'elle faisait de celui-ci une victime.
Godwin aussi avait fait de son personnage principal une
victime, ce qui lui permettait, comme à sa fille, de donner au lecteur
le plaisir de sentir vibrer sa fibre morale tout en lui procurant les
plaisirs de la violence et de la destruction. Toutefois, à la différence
de Mary Shelley, Godwin ne prétendait nullement offrir au lecteur
un récit fantastique, mais au contraire une peinture des relations
humaines comme elles sont :Things as they are, annonce le titre de
son roman. Godwin se démarque donc du roman gothique alors en
vogue. Et s'il lui arrive de vouloir susciter chez le lecteur un frisson
d'horreur, il ne recourt nullement pour cela à l'évocation de ruines
médiévales dans une nuit de tempête, il montre plutôt les terribles
conséquences de l'injustice sociale et des préjugés. "Pendant qu'un
parti réclame la réforme et les innovations", écrit-il dans la Préface
de Caleb Williams87, "l'autre exalte la constitution existante de la
société. Il m'a semblé que ce serait hâter la solution de cette question
que de développer fidèlement dans ses effets pratiques cette
constitution tant vantée". Il s'agit donc de montrer à tous ceux qui
n'ont pu lire Political Justice comment "l'esprit et le caractère du
gouvernement se communiquent à toutes les classes de la société en
y engendrant toutes les formes de despotisme domestique par
La traduction française que j'utilise a été publiée aux éditions Henri Veyrier,
1979.
87
120
lesquels l'homme devient le destructeur de l'homme." (on songe,
bien sûr, à la formule qui s'imposera plus tard: "l'exploitation de
l'homme par l'homme").
Godwin, comme il l'a lui-même raconté, écrivit son roman d'un
jet et dans la fièvre, emporté par l'intensité du duel passionnel et
destructeur qui s'y déployait. Nous allons voir comment le récit,
même si l'auteur croit qu'il ne fait qu'illustrer ses idées, s'émancipe
de cette tutelle et tisse sa propre vérité. Voici, brièvement résumée,
l'intrigue de Caleb Williams :
Toute une première partie du roman est consacrée à la lutte à mort
qui oppose deux personnages. L'un est un noble robuste, brutal et borné,
bientôt en proie à une haine envieuse à l'égard de Falkland, aristocrate
nouvellement installé dans la région. Falkland, quant à lui, est doué des
plus belles qualités - "une sorte de visionnaire dans le genre sublime".
Après différents mauvais procédés auxquels Falkland s'efforce de ne pas
répondre, la brute finit par le molester publiquement. Or, pour Falkland c'est son seul point faible - l'honneur est tout. Le voici donc déchiré par
l'humiliation, l'exécration et un violent désir de vengeance.
On retrouve bientôt l'agresseur mort. Un homme est condamné pour
le crime.
Caleb Williams, jeune homme d'origine modeste, est au service de
Falkland. Caleb en vient à penser que ce dernier est le véritable auteur du
crime. Esprit curieux et intelligent , Caleb est de plus en plus dévoré par le
désir de percer le secret de son maître. D'autant plus qu'un jour, Caleb
ayant pénétré dans certaine petite pièce attenante à la bibliothèque et y
ayant découvert un coffret fermé à clé, Falkland survient et lui défend
sévèrement l'accès de cette pièce.
Caleb continue d'épier son maître. Il aperçoit Falkland, tel le roi Lear,
errant désolé dans la nuit et la tempête. Il voit Falkland, appelé à se
prononcer sur une affaire criminelle qui ressemble à la sienne, se trahir
involontairement (Caleb guette ses réactions comme Hamlet celles de son
beau-père).
Voici qu'un incendie se déclare dans la demeure de Falkland! Caleb
en profite pour se rendre dans la pièce interdite et pour forcer l'ouverture
du coffret qu'il sait s'y trouver. A nouveau, son maître le surprend et, cette
fois, doit se retenir pour ne pas le tuer d'un coup de pistolet. Cependant,
121
Falkland, accablé par la culpabilité, finit par se confesser à Caleb - mais
celui-ci doit jurer de ne jamais dévoiler le secret de son maître. La
satisfaction de sa curiosité dévorante se transforme ainsi pour le jeune
homme en un fardeau aussi pesant que celui qui écrase Falkland. Il
cherche à s'en libérer en échappant à son maître, tandis que celui-ci
s'efforce au contraire de le garder sous son contrôle, calomniant et
persécutant Caleb afin de ruiner le crédit que celui-ci pourrait trouver
auprès de tierces personnes. Dès lors, la vie du jeune homme n'est plus
qu'une suite de tribulations : prison, chaînes, oppression, évasion, errance,
séjour auprès d'une bande de brigands, clandestinité, espoirs,
désillusions, abattement, rejet, solitude.
Pour finir, une ultime et tragique confrontation a lieu entre Caleb et
un Falkland rongé par ses crimes. Falkland, enfin, se repent des torts
irréparables qu'il a causés à Caleb, et meurt.
Au terme de ses aventures, plongé dans la solitude du
réprouvé, Caleb n'a plus d'autre recours que d'écrire le récit de sa
vie (il est donc le narrateur du roman) : "Les hommes, instruits par
mon exemple du déluge de maux que la constitution actuelle de la
société entraîne sur leur tête, tourneront enfin leur attention vers la
source d'où découle tant de douleurs et d'amertumes."
Ainsi, le narrateur seconde les intentions militantes de Godwin.
Ici et là, il tire la leçon des événements. Falkland, par exemple, est
un esprit sublime, "mais dans l'aride et hideux désert des sociétés
humaines, à quoi servent les plus beaux talents...? C'est un sol
empesté où la plante la plus précieuse ne s'imbibe que de poison."
"Dans les périodes futures des progrès de la civilisation, il viendra
un temps où il sera impossible de rien comprendre à cette étrange
sorte de calamité" qu'est le sens de l'honneur et de l'humiliation. "Si
l'on réglait sa conduite sur les principes de raison et de
bienveillance, on ne se sentirait pas atteint par d'injustes agressions"
(comme celle que subit Falkland frappé en public par le lord brutal
auquel ses talents portent ombrage).
122
Autre exemple. Emprisonné, enchaîné, le narrateur accède à
une liberté intérieure qui contraste avec l'asservissement de son
maître (et des riches en général) aux fausses valeurs de la société.
"Tel est l'homme considéré en lui-même ; tant sa nature est simple,
tant ses besoins sont peu nombreux. Que l'homme de la société
artificielle est différent!" Disciple de Rousseau, Godwin, ici, se
souvient sans doute de l'auteur des Rêveries d'un promeneur solitaire,
qui se déclarait libre sur son île "séparée du reste du monde" et
convaincu qu'il serait encore tel "à la Bastille ou même dans un
cachot"88.
Caleb est un nouveau Job dont le destin accablant propose au
lecteur une méditation sur le problème du mal. Avec ces deux
grandes différences par rapport au personnage de la Bible qu'au
fond du malheur, ce n'est pas la toute-puissance de Dieu qu'il
découvre mais celle de la société, et que celle-ci demeure à ses yeux
tout à fait injustifiée. C'est pourquoi il est en même temps un
nouveau Prométhée enchaîné. Un Prométhée romantique dont la
révolte, contrairement à celle du personnage d'Eschyle, est
entièrement justifiée.
Son maître a interdit à Caleb de pénétrer dans la petite pièce au
coffret secret. Interdiction que la trame du récit rend légitime
puisque Caleb est le domestique de Falkland. Mais cela n'empêche
pas le jeune homme de justifier en ces termes son désir de
transgresser l'interdiction : "Nous trouvons toujours des charmes à
faire ce qui est défendu, parce que nous sentons confusément que la
défense renferme en soi quelque chose d'arbitraire et de
tyrannique."89 Les idées de Godwin exigent que Caleb soit innocent.
88
89
5ème promenade, Garnier-Flammarion, 1964, p. 103.
P. 117.
123
Mais le récit fait malgré tout porter à celui-ci une part de
responsabilité dans le lien destructeur qui se noue entre son maître
et lui.
Ce noeud, en fait, ressemble fort à celui dont le conte de BarbeBleue offre un prototype fameux. Or, dans le conte, tout l'accent se
trouve placé sur le caractère irrépressible du désir de transgresser
l'interdit, de sorte que le comportement de l'héroïne qui pénètre
dans le cabinet fermé à clé et perce le terrible secret de Barbe-Bleue
n'est aucunement présenté comme légitime. La version de Perrault,
qui reste proche de la tradition orale, met en scène les affres de
l'héroïne en proie à une violente curiosité - une curiosité qui n'est
pas un désir rationnel et justifié, mais une pure passion. Et l'enfant à
qui l'on raconte Barbe-Bleue, fasciné par la troublante saveur de
culpabilité qui émane du conte, ne pense pas que l'héroïne est dans
son droit : le conte fait trop bien écho au désir que l'enfant lui-même
éprouve de pénétrer dans un domaine que ses parents se réservent ;
et ce que l'héroïne découvre dans le cabinet interdit illustre trop
bien le caractère démesuré et effrayant du secret qu'il leur suppose.
En fait, la pièce interdite où se trouve dissimulé le coupable secret
de
Falkland
appartient,
comme
le
laboratoire
de
Victor
Frankenstein, à la même famille que le cabinet de Barbe-Bleue.
L'intensité qui, dans le roman de Godwin, tient le lecteur en
haleine, ne provient donc que très partiellement de la lutte
idéologique dans laquelle l'auteur cherche à enrôler le lecteur. Elle
est surtout fournie par le noyau narratif du roman. Ce noyau
irréductible à des idées est, nous venons de le voir, de même nature
que celui des contes du genre de Barbe-Bleue. Il est comparable,
également, à celui du roman de Mary Shelley. Falkland et Caleb
forment un couple infernal dont la persécution mutuelle et sans
124
issue a certainement frappée Mary (Caleb Williams résume ainsi ses
relations avec son maître : "We were each of us a pleague to the other",
"Nous étions un fléau l'un pour l'autre"). Victor Frankenstein et
Falkland, l'un et l'autre des esprits sublimes, portent au fond d'euxmêmes le poids d'un crime inavouable. Pour Victor comme pour
Falkland, l'accomplissement supérieur de soi passe par la suppression
d'un autre : engendrer, mais sans partenaire ; soutenir sa réputation,
mais en éliminant son rival. L'autre, fatalement, fait retour : c'est le
monstre, incarnation du coupable secret de son créateur ; c'est
Caleb, seul à connaître le crime de son maître. Et à nouveau, le
maître, le créateur, en proie à ce cauchemar de l'autre, cherche à s'en
délivrer. Cet autre, vivant reproche qui met en échec leur désir de
complétude - mais aussi seul dépositaire de ce désir, seule âme avec
laquelle le maître ou le créateur puisse partager sa propre infinitude
(pourtant par définition impossible à partager). Cet autre, pour finir,
réussit là où son persécuteur échoue ; car c'est lui, le hors-place,
l'errant, le réprouvé, qui, dans l'abîme de sa douleur, présente au
lecteur la figure la plus accomplie de la toute-puissance du solitaire,
du soi indivis et sans autre. A cet égard, les deux romans
contrastent singulièrement avec le conte de tradition orale : l'héroïne
de Barbe-Bleue est sauvée par ses liens de parenté (sa soeur Anne,
ses deux frères). Le conte relève en effet d'un monde social étranger
à celui qui exalte l'individu.
Ce n'est pas seulement le noeud général de l'intrigue qui a pu
inspirer Mary Shelley, ce sont également des scènes où le héros,
apparaissant en victime absolue, peut susciter un vertige de pitié.
J'ai évoqué, à propos du monstre, la scène cruciale que constitue sa
démarche auprès du bon vieillard et son rejet irrémédiable. Caleb,
au cours de ses tribulations, est lui aussi pris en pitié par un aimable
125
et noble vieillard. Voyant en lui son ultime recours, Caleb se confie.
Mais lorsqu'il se nomme, le vieillard (qui, à cause des calomnies
répandues par Falkland, a entendu parler de Caleb dans les termes
les plus défavorables) rejette violemment l'infortuné jeune homme.
Caleb est à ses yeux "un monstre que la terre gémissait de porter".
Plus loin, au cours d'un épisode où une dame, d'abord très amicale,
le repousse pour la même raison, celle-ci lui dira : "Allez monsieur,
je vous méprise, vous êtes un monstre et non un homme."90
Ces précisions sur le roman de Godwin étant apportées, faisons
le point sur les relations entre idées et récit dans Caleb Williams et
Frankenstein.
Il est clair que l'interprétation que Godwin donne de son propre
roman est une manière de ramener le récit à la raison. Une manière
qui n'est pas nouvelle : depuis longtemps, dans la pastorale
chrétienne, le tableau des désastres causés par les passions
mondaines servait à prôner la nécessité de suivre la bonne voie. Il
suffisait de rattacher celle-ci à la raison plutôt qu'à la religion pour
permettre un usage laïc de l'édification par le récit. Les
interprétations modernes de Frankenstein ne sont pas tout-à-fait
étrangères à ce procédé. On dira par exemple que le monstre
revendique les droits du coeur et illustre ce qui arrive lorsqu'un
rationalisme outrancier s'empare des esprits (l'excessive confiance
dans les Lumières, par exemple, conduit la Révolution à la
Terreur)91. Ou bien on dira que Mary Shelley, en s'appuyant sur sa
sensibilité de femme, mettait en garde son mari contre sa propre
démesure et annnonçait à l'avance les dangers que les apprentis
P. 304. Épisode du vieillard : p. 255-256.
Anne K. Mellor, Mary Shelley, Her Life, Her Fiction, Her Monsters,
Routledge, New York, 1988, p. 70-88 et 237-238. Voir également Lisa Catron et
Edgar Newman, "Frankenstein : les Lumières et la Révolution comme monstre",
Annales Historiques de la Révolution Française, 1993, n° 2, en particulier p. 208-211.
90
91Voir
126
sorciers de la techno-science font courir à l'humanité : "Dire à
Shelley et dire aux hommes l'indicible venu du savoir profond de la
féminité et de la maternité, tels furent les enjeux des livres de Mary",
conclut Monette Vacquin au terme de son étude sur Frankenstein et
la fécondation in vitro92.
Selon un autre type d'interprétation, lui aussi contemporain, le
tableau de déraison que nous offre le récit ne représente pas un
danger sur lequel il nous alerte, mais au contraire une composante
normale ou en tous cas inévitable de nous-mêmes. Le récit, alors,
nous inviterait à accepter celle-ci au lieu de la refouler. Falkland,
Victor Frankenstein figureraient l'être humain qui refuse de
reconnaître
sa
propre
zone
d'obscurité.
Le
monstre,
lui,
représenterait notre dark side. Ce pauvre monstre, il ne faut pas le
rejeter ; il faut au contraire, autant que possible, love the unlovable93.
Ce type d'interprétation qui s'inspire (du moins en apparence) de la
psychanalyse, renonce donc à ramener le récit à la raison et prend
acte de son altérité par rapport à celle-ci. Malheureusement, il en
reste là. De sorte que, d'abord, l'interprétation, n'étant pas élaborée
en fonction des traits spécifiques de Frankenstein, s'applique aussi
bien à toutes sortes de récits (par exemple Docteur Jekyll et Mister
Hyde) Ensuite, en adhérant à ce type d'interprétation, on croit
accéder à une position supérieure consistant à reconnaître des
réalités que l'on aurait tendance à écarter, alors qu'en fait on
continue tout bonnement à ne rien vouloir savoir de ces réalités. En
Frankenstein ou les délires de la raison, éd. François Bourin, 1989, p. 219. Voir
également D. Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein, Les empêcheurs de penser
en rond, 1996.
93 Je renvoie ici, notamment, à la conclusion de Christopher Small (Mary
Shelley's Frankenstein. Tracing the Myth, Univ. of Pittsburgh Press, 1972). Je me
hâte d'ajouter que l'ensemble de l'ouvrage est très supérieur à sa conclusion et
que j'ai tiré grand profit de cette lecture.
92
127
effet, lu dans cette perspective, Frankenstein ne nous apprend rien de
nouveau sur nous-mêmes et ne modifie pas notre manière de penser
- à moins que l'on ne considère comme nouvelle l'idée qu'il existe
deux versants en chacun de nous, l'un qualifié de rationnel et l'autre
d'émotionnel, affectif ou passionnel!
En réalité, la tension entre ces deux versants n'est ici qu'un
trompe l'oeil, une façade. Derrière celle-ci, c'est d'une autre tension
que Caleb Williams et Frankenstein nous parlent ; une tension que
l'histoire occidentale a élaborée de manière spécifique : la tension
entre, d'une part, le fait qu'il n'est pas de soi sans un ordre qui nous
donne une place parmi d'autres et, d'autre part, le fait
qu'idéalement, être soi c'est être Dieu, c'est être unique et illimité.
Cette tension, le chemin parcouru jusqu'ici en compagnie de
Frankenstein nous a aidé à la repérer et à en sentir la force. Pour ce
qui est de Caleb Williams, rappelons que l'écart entre les idées de
Godwin et le récit qui malgré lui déborde ses idées se présente ainsi:
alors que l'auteur pense que cette tension n'est pas inhérente à la
condition humaine, son récit suggère le contraire.
Précisons : l'écart entre les idées de Godwin et les ressort
narratifs de son roman tourne autour de l'ambigüité même du désir
de se libérer d'un assujettissement aux autres - un désir qui se situe
en partie du côté de la dikè (justice) et en partie du côté de l'ubris
(démesure). Ce désir en effet se traduit, au niveau des idées, par une
aspiration à la justice, par la conviction que chacun en vaut un autre
et que chaque autre vaut autant que soi. Mais ce désir ne s'en tient
pas là : au-delà de la justice, il vise à se trouver affranchi de tout
autre, il vise à être tout à soi. Cette démesure anime le récit qui, sans
elle, perdrait ce qui le rend captivant. En même temps, il est
nécessaire qu'elle ne se montre pas pour ce qu'elle est, sans quoi elle
128
ôterait à l'auteur et à ses lecteurs l'apaisement que leur apporte le
niveau des idées en les persuadant que Caleb et eux-mêmes ne
désirent rien de plus que la justice.
Si Godwin adhéra à la philosophie des Lumières, il fut d'abord
marqué par les études religieuses qui le destinaient à la fonction de
pasteur. Ces deux strates de sa formation se retrouvent dans son
roman, la plus récente dans ses idées, la plus ancienne dans le récit.
Son cas - c'est ce qui le rend si intéressant à étudier - nous aide ainsi
à comprendre comment, d'une manière générale, s'est creusé le
fossé entre l'écriture de la raison et l'écriture des passions, comment,
à la charnière des Lumières et du Romantisme, l'infinitude humaine
est devenue tout à la fois impensable par la raison et libre de se
déployer dans la poésie, le roman puis le cinéma (d'où, sans doute,
le mot de Freud : "Les écrivains sont nos maîtres").
Le XVIIe siècle voit l'extraordinaire entreprise de Spinoza (dans
la troisième partie de l'Éthique) pour concevoir une logique des
sentiments et des passions. Il produit également des moralistes
chrétiens - plus précisément augustiniens - comme Pascal, Arnauld,
Nicole ou La Rochefoucauld qui s'efforcent de penser l'amourpropre. A leurs yeux en effet l'amour-propre n'offre pas seulement
matière à observations et descriptions : il a sa place dans une
conception générale de l'être humain, une conception qui place le
salut en Dieu (et non pas, bien sûr, dans le changement des
institutions). Le siècle des Lumières déplace l'accent de la déraison
et le fait porter sur la société telle qu'elle est. L'amour de soi n'est
plus à la merci d'un désir sans limite : l'être humain cherche
seulement à se conserver, il poursuit des intérêts qui, bien compris,
sont compatibles avec ceux des autres. Ce sont donc les
129
circonstances sociales qui font qu'il est en lutte avec ses semblables,
ce n'est plus son essence.
Godwin n'ignore pas la conception janséniste de l'amourpropre, mais il lui retire toute pertinence en l'attribuant elle aussi à
l'influence néfaste de la société : "La vertu n'a jamais été honorée
dans les Monarchies. Les Rois et les courtisans ont intérêt à la
rendre suspecte. (...) C'est dans les Monarchies qu'on a inventé le
système philosophique qui considère l'amour-propre comme le
principal mobile de nos actions, et toutes les vertus humaines
comme des vices déguisés."94 Godwin ne pense plus l'amour-propre
comme les moralistes du XVIIe siècle, et même, à proprement parler
il ne le pense plus.
Cela ne l'empêche cependant pas d'en dépeindre la puissance
avec autant de vigueur qu'eux. C'est qu'en effet, si la cause que
Godwin défend n'est plus celle du christianisme augustinien, les
ressources qu'il place au service des idées nouvelles, il les puise
dans sa formation pemière. Fils d'un pasteur dissident, Godwin fut
lui-même pasteur, tout en s'éloignant progressivement des rigueurs
de la doctrine calviniste. Comme tout prêcheur, Godwin sait qu'on
frappe davantage les esprits en leur mettant sous les yeux les
abîmes de la Chute, du péché et de la damnation que des visions
paradisiaques. La parole prêchée, écrit un prédicateur puritain au
début du XVIIe siècle, "doit amener toutes les âmes à trembler. (...)
La jachère de nos coeurs doit d'abord être brisée par le tranchant de
la Loi et une véritable terreur de Dieu, avant de devenir apte à
nourrir la douce semence de l'évangile." L'auteur d'un ouvrage
visant la consolation et l'apaisement - Instructions for Right
Comforting of Afflicted Consciences (Londres, 1631) - préconise lui
94
De la justice politique, p. 159-160.
130
aussi un traitement de choc : "Quand un malheureux pauvre et
corrompu ... commence à apercevoir la face menaçante de Dieu dans
le pur miroir de sa sainte Loi et à sentir la divine justice qui, d'une
main invisible, prend une secrète vengeance sur sa conscience ... il
défaille."95 Godwin aussi veut faire vaciller ses lecteurs sous le poids
de la peinture du mal. Les crimes de Falkland le poursuivent
comme la main invisible et vengeresse de Dieu, et le processus de
destruction dont les personnages du roman sont la proie rend
d'autant plus nécessaire, par son écrasante toute-puissance, le
recours au seul remède qui, selon Godwin, doit lui être opposé (un
peu comme on voit aujourd'hui des prêcheurs laïcs rappeler
l'insupportable réalité du mal radical pour orienter vers le bien ceux
à qui ils s'adressent).
On peut se demander jusqu'à quel point la stratégie mise en
oeuvre par ces "prédicateurs tonnants" dont la réthorique était
familière à Godwin était une stratégie délibérée. Eux-mêmes, en effet,
risquaient fort d'être séduits par les évocations de toute-puissance
qui se déployaient à travers leurs sermons, et sans doute beaucoup
en jouissaient-ils, même si c'était à leur insu. C'est pourquoi il
arrivait que leurs paroles produisent un effet plus écrasant
qu'édifiant et qu'elles laissent leurs fidèles dans le désarroi: un
pasteur modéré du XVIIIe siècle écrit à propos de ces prédicateurs
qu'"ils conduisent ainsi leurs auditeurs à la haine de Dieu et au
désespoir"96. Il arrivait également que des récits proposés à des fins
édifiantes captivent leurs lecteurs comme de vulgaires romans, à
cause des passions qui s'y déchaînaient - un mal auquel seule la
J'utilise ici un article de J. Delumeau, "La pastorale de la peur chez les
Puritains", dans A. Morvan (textes réunis par), La peur , actes du colloque organisé
par le Centre de Recherches sur l'Angleterre des Tudors à la Régence, Université de
Lille, 1985, p. 14 et 20.
96 Cité par J. Delumeau, p. 16.
95
131
grâce, en définitive, pouvait remédier - mais c'était le tableau du
mal et non l'indication du remède qui retenait l'intérêt du lecteur97.
De sorte que, au XVIIIe siècle, chez l'abbé Prévost ou chez
Richardson par exemple, le projet édifiant nous paraît souvent
n'être guère plus qu'un prétexte ou une justification.
Mais ce n'est pas le cas chez Godwin qui, au contraire, écrit en
militant. C'est même ce qui explique que la force de l'histoire qu'il
raconte doit quelque chose à l'un des récits fondamentaux du
christianisme, l'histoire de la Chute. Godwin en effet, en se
retournant contre ses premières convictions, récuse ce récit et le
contredit ; au point que, dans sa volonté d'opposition symétrique, il
finit par l'imiter.
J'ai dit que le noeud de l'intrigue de Caleb Williams s'apparente
au conte de Barbe-bleue. Mais au-delà du conte, ce qui a stimulé
l'imagination de Godwin, c'est l'histoire d'Adam et Eve brûlant de
partager le secret de Yahvé. Dans un texte de jeunesse, Godwin
déclarait que "Dieu lui-même n'a pas le droit d'être un tyran"98.
Rejetant le dogme du péché originel dans lequel il ne pouvait voir
qu'une explication inacceptable de la misère humaine, Godwin s'est
certainement fait à propos de la défense de Yahvé ("Tu ne mangeras
pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal car, du jour où
tu en mangeras, tu mourras certainement") la réflexion qu'il prête à
Caleb à propos de l'interdiction de son maître : "Nous sentons
confusément que la défense renferme quelque chose d'arbitraire et
de tyrannique". Godwin propose donc, avec Caleb Williams, une
version de l'histoire du fruit défendu qui en renverse la signification
Je pense surtout aux romans et nouvelles écrits par Jean-Pierre Camus, un
disciple de Saint François de Sales. Voir Sylvie de Baecque, Le salut par l'excès.
La poétique d'un évêque romancier, J.-P. Camus, 1608-1662, Champion, à paraître
en 1999.
98 Cité par Burton R. Pollin dans son introduction à De la justice politique, p. 5.
97
132
: le jeune curieux n'est pas coupable, c'est au contraire son maître
qui l'est, et la part que se réserve celui-ci n'est pas un savoir qui lui
appartient de plein droit. Elle est (comme dans le cas de BarbeBleue) la trace d'une jouissance criminelle. Cependant, Godwin ne
développe pas pour autant une contre-théologie comme le fera plus
tard Byron dans un long poème, Caïn, où le Dieu qui interdit à
l'homme l'arbre de la connaissance se trouve blâmé et Lucifer
réhabilité. Pour lui en effet, aller à l'encontre de la théologie, ce n'est
pas en inverser le contenu, c'est passer de celle-ci à la politique.
Avec le récit de la Genèse se trouvait nouée une relation à la fois
indissoluble et intenable entre rapport à la complétude et rapport à
l'autre (je ne puis présenter ici une analyse détaillée du texte ; je me
borne à indiquer ici l'une des conclusions que j'en tire).
L'interdiction faite à Adam et Eve par Yahvé les arrache à la torpeur
d'un Éden sans altérité pour leur faire désirer la jouissance que Luimême, cet Autre, se réserve. Mais une fois franchie la frontière qui
les sépare de cette jouissance, de nouvelles divisions se substituent à
cette frontière. D'abord, l'altérité se reconstitue sous une autre forme
: "Leurs yeux s'ouvrirent et ils surent qu'ils étaient nus" - chacun,
désormais, se voit sous le regard de l'autre, et chacun a quelque
chose à cacher. Ensuite, avec la mort, la finitude qui caractérise la
condition humaine apparaît. Mais l'infinitude du désir qui fut
éveillée par le fruit défendu ne disparaît pas pour autant, elle se
maintient.
La doctrine chrétienne propose une solution à cette antinomie
(même si cette "solution", à certains égards, exacerbe l'antinomie).
Obéis à Dieu et à sa loi de justice, accepte de n'être qu'un parmi
d'autres. Mais aussi : sache que tu as été créé à l'image de ce Dieu
qui est une personne et qui est en lui-même le Tout unique ;
133
participe à l'infini sacrifice que son Fils a fait pour toi, et les portes
d'une béatitude sans limites te seront rouvertes. La soumission à
Dieu est la source de toute paix. Mais aussi : l'identification à Dieu
réactive le vertige de l'infinitude. Il s'est agi, pour le christianisme,
de louvoyer entre ces deux pôles, de maintenir une forme de
cohabitation entre, d'une part, le principe moral d'une égalité de
tous les êtres humains et, d'autre part, la sublimité d'une
confrontation de soi à l'infini. Une telle association, pour n'être pas
seulement une construction intellectuelle, exige que la religion
imprègne l'ordre social. Un ordre qui, fondé sur la hiérarchie et sur
l'autorité divine, permet à chacun - du moins en principe - de se voir
attribué une place délimitée qui le rattache aux autres, tout en étant
également rattaché à Dieu et en jouissant ainsi, grâce à la médiation
du clergé, d'un rapport à la complétude.
Les conceptions individualistes et émancipatrices, avec les
exigences qu'elles développaient, ne pouvaient trouver dans cet
ordre hiérarchique et théocratique ni assez de justice, ni assez
d'affirmation de soi. Avec la Réforme, puis les Lumières et le
Romantisme, l'ancienne forme de compromis entre ces deux pôles
se défait en même temps que l'ordre social qui la maintient.
L'exigence de justice et le principe d'égalité se trouvent de plus en
plus pris en charge par une pensée juridique, politique, économique
et philosophique qui se veut rationnelle et adéquate aux réalités
objectives - tout en récupérant dans la sphère politique une part de
l'idéal qui s'investissait dans la religion. L'excédent d'infinitude que
le politique ne peut absorber se voit attribué pour domaine légitime
d'expression
la
fiction
(poétique,
romanesque
puis
cinématographique) où continueront à résonner les échos du
tragique chrétien.
134
En un temps où le christianisme parvenait encore à maintenir
associées idées et récit, le grand précurseur qui annonce leur
prochaine séparation, c'est Milton. Les hommes des Lumières
admireront en lui le révolutionnaire qui justifie le régicide, qui rêve
d'établir une libre république et ne souffre aucune atteinte à la libre
expression. Les romantiques seront fascinés par son poème
théologique, Paradise lost, et l'extraordinaire figure de l'ange révolté,
plus profondément humaine à certains égards que celle d'Adam et
Eve. Le Paradis perdu posait déjà, et avec quelle force, la question que
Godwin (à son insu) et Mary Shelley (plus consciemment peut-être)
mettent en scène : si Dieu est le miroir dans lequel j'aperçois et désire ma
propre infinitude, alors comment supporterai-je de n'être qu'un parmi
d'autres? Telle est la question qui pointe sous ces paroles qu'Adam
adresse à Dieu :
"Tu es parfait en toi-même et on ne trouve rien en toi de défectueux :
l'homme n'est pas ainsi ; il ne se perfectionne que par degré : c'est la cause
de son désir de société avec son semblable pour aider ou consoler ses
insuffisances. Tu n'as pas besoin de te propager, déjà infini, et accompli
dans tous les Nombres, quoique tu sois UN. Mais l'homme par le nombre
doit manifester sa particulière imperfection, et engendrer son pareil de son
pareil, en multipliant son image défectueuse... Toi dans ton secret, quoique
seul, supérieurement accompagné de toi-même, tu ne cherches pas de
communication sociale." (Le texte anglais précise que l'homme "est
défectueux en unité", "In unity defective") 99
Comment mieux formuler la tension à laquelle seront en proie
aussi bien Victor Frankenstein que sa créature? Tension entre le
désir de jouir de la complétude de soi-même et le fait que dans la
recherche de sa satisfaction, ce désir rencontre l'autre dont
l'existence même implique que l'existence de soi ne peut être que
partagée et incomplète. Cette impasse de la condition humaine que
99
Le Paradis perdu, VIII, vers 415-424.
135
les moralistes français du XVIIe siècle avaient souligné (non moins
que Milton même si c'est à travers un autre type de discours), la
pensée des Lumières l'ignore, l'efface ou croit en avoir trouvé
l'issue.
Godwin, sa fille, le poète Shelley (et d'autres écrivains du début
du XIXe siècle), bien que pénétrés de la pensée des Lumières,
illustrent à nouveau cette tension, mais à travers des récits de fiction.
Ils entérinent ainsi implicitement le partage que mettent en place les
Lumières, à savoir que, désormais, une telle problématique n'a plus
sa place dans le domaine des idées. Ainsi, la trame narrative de
Caleb Williams témoigne-t-elle obscurément d'une vérité qui est en
rupture avec les idées que ce roman est supposé défendre et
illustrer.
Cette coupure entre pensée et littérature permet de comprendre
pourquoi les écrivains romantiques occupent une position ambigüe
et malaisée par rapport à la philosophie universitaire.
Tantôt en effet ils revendiquent la liberté souveraine de la
fiction et prennent argument de la neutralité du terrain artistique
pour ne pas endosser la responsabilité d'un acte de contestation
(que pourtant leur oeuvre semble exprimer). Ainsi, Schiller dans sa
préface aux Brigands. Ou Byron, dans la préface de son Caïn (1822),
qui est pourtant un long poème philosophique sur le problème du
mal. Caïn, dit-il, est une fiction, l'auteur ne partage pas les idées qu'il
place dans la bouche de ses personnages. Et "si Caïn est un poème
blasphématoire, écrit-il à son éditeur, Le Paradis perdu de Milton ne
l'est pas moins". Byron s'abrite ainsi derrière l'autorité du grand
poète pour réduire la portée d'une justification de Lucifer pourtant
136
beaucoup plus clairement affirmée dans son Caïn (où Lucifer mérite
bien son nom de porteur de lumière) que dans Le Paradis perdu100.
Tantôt, au contraire, les écrivains romantiques se veulent
mages, prophètes, ou, à leur manière, philosophes. Mais en fait,
l'auteur d'un récit de fiction a beau affirmer que son oeuvre exprime
une importante vérité, il ne peut le justifier - sauf, précisément, à
trahir le langage du récit pour emprunter celui des idées. Ainsi,
dans la préface qu'il écrit pour Frankenstein, le poète Shelley
présente ce roman comme une "occasion de cerner les passions
humaines avec plus de compréhension et d'autorité que l'on ne
pourrait le faire en se contentant de relater des faits strictement
vraisemblables". Mais cette affirmation (à mes yeux très pertinente),
il ne la développe ni ne la justifie. De même Chamisso à propos de
son Peter Schlemihl (l'homme qui a perdu son ombre) : comme
Shelley, Chamisso suggère que son récit, précisément parce qu'il s'agit
d'une fiction, met sur la voie d'une certaine vérité ; mais ne voulant
pas dénaturer celle-ci, il se refuse à la traduire dans le langage des
idées. On peut encore donner l'exemple de Balzac qui, sous le titre
La peau de chagrin, ajoute la mention Roman philosophique. Ainsi
affirme-t-il une prétention, mais sans rien pouvoir faire pour la
justifier aux yeux des philosophes professionnels.
Disons pour conclure que la pensée laïque donne au récit un
place très différente de celle qu'il occupe dans le christianisme.
Dans le christianisme, la pensée prend appui sur le récit essentiellement celui de la Chute et de la Rédemption. Elle
interprète le récit, mais celui-ci ne se résorbe pas pour autant dans la
doctrine. Le récit conserve en effet un pouvoir qui lui est propre car
il est censé relaterce qui a eu lieu en amont de la vie actuelle des
100
OEuvres de Lord Byron, traduction Amédée Pichot, Paris, 1836, vol. IV
137
humains,
ce
qui,
parce
que
cela
a
eu
lieu,
détermine
fondamentalement leur condition (lorsque Milton écrit - ou plutôt
dicte à ses filles - Paradise lost, il ne s'agit pas seulement pour lui
d'une oeuvre littéraire faisant allusion aux événements politiques
qu'il a traversés : il reste convaincu que les événements qui
constituent la trame de son poème ont réellement eu lieu et furent
déterminants pour la condition humaine).
Puisque la pensée laïque s'appuie sur la Raison, puisqu'elle
s'émancipe de la tutelle du dogme et de la Révélation, ou bien elle se
passe des services du récit, ou bien, si elle y fait appel, il faut que ces
récits se montrent perméables à la raison. Ainsi par exemple les
récits sur l'origine des sociétés politiques : les philosophes les
racontent et les prennent au sérieux, non parce que ces récits nous
transmettraient l'histoire précieuse de ce qui a eu lieu à l'origine des
temps, mais au contraire parce que ce sont des conjectures
rationnelles. Quant aux récits qui sont rebelles à la raison ou qui ne
se proposent pas d'illustrer des idées, ils ont toute liberté de se
déployer, mais à condition de rester dans l'enceinte de la littérature;
ce mot de "littérature", tout auréolé des valeurs modernes de l'Art et
de l'Artiste, remplit ainsi, discrètement, la fonction de cordon
sanitaire.
138
7
Les bons sentiments
Ce que nous avons vu jusqu'ici permet d'éclairer un trait
frappant de l'humanisme aujourd'hui diffusé par les médias et par
certains intellectuels : son penchant pour les bons sentiments. Une
idéologie lénifiante qui attribue à l'être humain, à condition qu'il
fasse preuve d'ouverture d'esprit et de bonne volonté, le pouvoir de
nouer des relations harmonieuses et enrichissantes avec toute autre
personne, quelles que soient les différences qui à première vue les
séparent. Sous couvert de rationalisme, de "confiance en l'homme"
et de "messages d'espoirs", la bonne volonté se voit ainsi attribué un
pouvoir dont, malheureusement, l'expérience montre qu'il est
surestimé.
Comme nous l'avons vu, ce bel optimisme a reçu de la pensée
des Lumières une impulsion décisive. La virulence de l'infinitude
humaine ne s'en est que plus librement exprimée dans le registre du
récit, mais en ayant perdu toute chance de se faire entendre dans le
monde des idées. Dans ce chapitre, je voudrais suggérer que le rejet
d'une conception de l'être humain dans laquelle le mauvais infini
reçoit une certaine place a condamné le registre des idées à ce qu'on
pourrait appeler un puritanisme des bons sentiments.
Cependant, on aurait tort de croire que la pensée se trouve ainsi
à l'abri des tensions qui travaillent les récits de fiction ; quoi qu'on
fasse, en effet, la pensée reste élaborée et vécue par des êtres de
chair et d'os. c'est pourquoi le puritanisme des bons sentiments ne
résulte pas d'une candide ignorance de ces tensions, mais constitue
plutôt une mesure de protection contre elles. Comme le fait un chez
139
soi au milieu d'un environnement inhospitalier, les bons sentiments
nous apportent le soulagement d'un paysage mental plus agréable
que le monde réel dans lequel l'humanité patauge.
Revenons un instant sur ce que le roman de Mary Shelley nous
a appris, car ce sont précisément des tensions du type de celles que
Frankenstein met en scène que la niaiserie veut ignorer. Ce dont il est
question
dans
Frankenstein,
c'est
d'être
soi
pleinement
et
inconditionnellement. C'est ce désir radical qui met en tension deux
pôles : illimitation, et nécessité d'en passer par l'autre. Une tension
qui se place sous le signe du duel, car elle exige à la fois l'autre et sa
destruction. Elle exige l'autre, et ceci à un double titre : l'autre
comme objet, comme complément propre à me combler ; et l'autre
grâce à qui j'éprouve comme réelle ma propre existence. Cette
tension, en même temps, exige la suppression de l'autre car dans un
tout il n'y a pas place pour deux. En d'autres termes, dès lors que
l'autre est exigé pour que j'accomplisse ma propre existence, je
dépends de lui dans mon être même ; de sorte que le fait qu'il existe
en dehors de moi et indépendamment de moi constitue un
insupportable obstacle à l'affirmation pleine et entière de moimême.
Comment échapper à la tenaille de ces deux exigences à la fois
antinomiques et inséparables? On peut, en simplifiant, distinguer
trois directions principales dans lesquelles chercher (je ne dis pas
trouver) une issue.
La première, aussi simple que brutale, consiste à tuer l'autre
pour être enfin débarassé de lui (malheureusement, comme nous le
rappellent les romans policiers et les histoires de revenants, tuer ne
serait-ce qu'une personne est un acte qui pèse lourd ; qui plus est,
on ne peut pas supprimer tout le monde).
140
La seconde consiste à se supprimer soi-même. Ou, variante
moins violente, à se tenir hors de toute place. Ceci, éventuellement,
en anticipant l'au-delà : la complétude trouvée en Dieu et non plus
vainement recherchée dans d'insatisfaisantes relations avec les
autres (mais, évidemment, il n'est pas si facile de s'arracher à ce
monde).
Si le meurtre apparaît condamnable et le Salut illusoire, il reste
une troisième voie : s'accrocher à un idéal fait de relations idylliques
avec les autres, et se convaincre que, pour sa part au moins, on est
tout disposé à "accepter l'autre".
Cette dernière voie semble plus réaliste que les deux
précédentes. Pourtant, comme celles-ci, elle prétend déboucher sur
une véritable solution. Or, le problème tel que je l'ai posé n'admet
pas de solution : il est seulement possible d'en aménager les tensions
par des compromis. et c'est d'ailleurs bien ainsi que la vie en société
nous aide, très banalement, à ne pas rester empêtrés dans le
problème qui nous occupe ici. Dans ce qu'elle ont de meilleur, les
pratiques de la vie en société nous protègent contre notre rêve de
parvenir à une véritable solution : en aménageant des formes de
compromis suffisamment viables, elles nous permettent de renoncer
à réaliser pour de bon l'une ou l'autre des solutions radicales
auxquelles nous rêvons. La vie en société, avec les formes de
civilisation qu'elle comporte, maintient tant bien que mal un monde
commun entre soi et les autres, qui joue à la fois le rôle d'une zone
tampon, d'un trait d'union, et d'un espace où il est possible
d'accéder à une certaine expansion de soi, d'éprouver un certain
sentiment d'exister. Si l'on a la chance de se trouver suffisamment
ancré dans ce monde commun, l'infinitude passe au second plan,
son étau se relache. On reste aux prises avec les autres, et souvent
141
durement, mais d'une manière qui n'est pas destructrice, ou qui ne
l'est pas trop.
Ces remarques vont nous aider à comprendre comment la
violence des tensions ainsi que la recherche de solutions idéales ou
désespérées ne s'expriment pas seulement dans des récits de fiction,
mais se prolongent secrètement dans le registre des idées morales et
rationnelles. Autrement dit, comment la négation même de la tension ou
son apparent dépassement restent tributaires de celle-ci.
Prenons un exemple. Dans Political Justice, Godwin consacre
une page au duel101. Le duel, dit-il, fut d'abord un moyen de
vengeance, et il se maintint par l'asservissement au préjugé qui
pousse à faire le glorieux. Le véritable courage, c'est au contraire de
refuser le duel. Comment ne pas souscrire à ces raisonnables
propos? Dans Caleb Williams, Godwin évoque à nouveau la question
du duel. Le noble Falkland vient d'être injurié et brutalisé
publiquement par son rival envieux. Godwin reprend à cette
occasion la thèse déjà formulée dans Political Justice : accepter un
duel constitue une méprisable faute d'amour-propre ; le refuser
n'est pas déshonorant, bien au contraire. Et il ajoute : "Il n'y a que le
tort d'avoir commis une injustice qui puisse vraiment me couvrir de
honte. Mon honneur est en moi et sous ma propre garde ; il est hors
de portée des autres hommes"102. Sous l'idéal moral perce ici
l'exaltation narcissique qui cultive une illusion de toute-puissance.
Le rejet du duel est encore une manière de le gagner, de jouir de sa
propre complétude en se débarrassant de l'autre.
L'ambigüité de cette position idéale (triomphe de la raison ou
triomphe de la passion de soi?) se manifeste de manière encore plus
101
102
De la justice politique, p. 346-347.
P. 108.
142
claire lorsque le poète Shelley l'adopte à son tour dans Prometheus
Unbound103. Ici, l'affrontement oppose Prométhée à Jupiter. Comme
Falkland dans l'épisode que je viens de rappeler, comme Caleb dans
l'ensemble du roman, Prométhée a été écrasé, enchaîné par plus fort
que lui. Il évoque au début du poème la malédiction qu'il a jadis
lancée contre le maître de l'univers et prédit le prochain
renversement de celui-ci. Se vengera-t-il alors de son oppresseur?
Non, il ne le haïra même plus, il ne le dédaignera même pas, il en
aura pitié : "Disdain! Ah no!I pity thee." La situation première de duel
("Fiend, I defy thee!") est dépassée - en tous cas c'est ce que
Prométhée prétend en affichant une sublimité morale qui le place
bien au-dessus du dieu qui le tient enchaîné. Il est cependant assez
clair que cette sublimité, loin de constituer un retour à la
modération, prolonge et couronne le défi lancé par Prométhée. De
même Caleb, enchaîné au fond d'un cachot et constatant que son
maître avait maintenant fait tout ce qu'il pouvait faire contre lui, se
représentait la situation renversée à son profit : "Je triomphe, me
disais-je avec raison, de l'impuissance de mon persécuteur."
Prométhée enchaîné voit dans l'abîme même de ses souffrances une
force capable de contrebalancer la toute-puissance de Jupiter :
I curse thee! Let a sufferer's curse
Clasp thee, his torturer, like remorse ;
Till thine Infinity shall be
A robe of envenomed agony ;
And thine Omnipotence a crown of pain.
Pour Godwin, pour Shelley, il s'agit de lutter contre l'injustice
sociale. Mais au désir d'une société plus juste se mêle- et cela vaut
sans doute aussi pour le monde occidental en général - celui de
susbstituer à des liens sociaux d'interdépendance des relations de
103
Prométhée délivré, édition bilingue, Aubier Montaigne, 1942.
143
nature morale. Celles-ci permettraient de ne plus être aux prises
avec les autres, de sorte que le triomphe de la morale résoudrait
l'antinomie autour de laquelle tourne cet essai (impossible de ne pas
dépendre des autres, et impossible d'atteindre par eux à la
complétude de soi).
L'idéal moral incarné par Caleb ou par le Prométhée de Shelley
paraît très éloigné de la rage qui dévore la créature de Frankenstein.
Cependant, les deux positions ont en commun leur illimitation,
masquée dans le premiercas, manifeste dans le second. Nous allons
voir avec l'exemple de Rousseau comment, à partir de ces deux
positions (la haine meurtrière du monstre, l'indépendance sublime
de Caleb ou du Prométhée de Shelley), il est possible de passer à
une troisième, celle des bons sentiments.
Ce qui est passionnant dans l'oeuvre de Rousseau - du moins à
mes yeux - ce n'est pas seulement qu'elle émane d'une intelligence
supérieure, mais aussi qu'elle est toute entière travaillée par
l'antinomie qui, d'une autre manière, s'exprime dans Frankenstein et
d'autres récits. La tension à laquelle donne lieu cette antinomie
envahira Rousseau, vers la fin de sa vie, et deviendra pour lui un
véritable cauchemar.Il passe, écrit-il alors, "pour un monstre"et il est
devenu "l'horreur de la race humaine", "proscrit par un accord
unanime"104. Il est vraisemblable que les Confessions et les Rêveries de
Rousseau ont communiqué à son disciple Godwin une part de
l'énergie qui anime ce dernier lorsqu'il dépeint les malheurs de
Caleb : "Tout est fini pour moi sur la terre,déclare Rousseau. On ne
peut plus m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer
ni à craindre en ce monde, et m'y voilà tranquille au fond de
Les rêveries du promeneur solitaire, Garnier Flammarion, 1964, Première
promenade, p. 35-36. Citation suivante, p. 39.
104
144
l'abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu
même."
Pourquoi cette atmosphère de cauchemar (que dissimule mal la
revendication de sublimité sur laquelle s'achève le passage cité)?
Plus haut, j'ai distingué entre solution de l'antinomie et compromis
(ou aménagement). Rousseau rejette les compromis, il lui faut une
solution. "En fait de bonheur, il me fallait tout ou rien."105 C'est ainsi,
par exemple, que, pour Rousseau, la masturbation se trouve plus
proche du tout que du rien : d'un partenaire imaginaire, on n'a pas à
demander l'accord ni à essuyer le refus106. D'ailleurs, même
lorsqu'une femme aimée rendit à Rousseau son affection, même
dans ce cas, écrit-il, il éprouva "un secret serrement de coeur". Car
"la seule idée que je n'étais pas tout pour elle faisait qu'elle n'était
presque rien pour moi."107 Quelques lignes plus haut, Rousseau
déclare : je me suis toujours conduit de telle manière "qu'on ne put
jamais me dire avec vérité dans mes malheurs : Tu les as bien
mérités". Et certes, ce n'était pas volontairement qu'il comptait pour
presque rien un être pour lequel il n'était pas tout. Mais cela
n'empêchait sans doute pas la victime d'une telle réaction de
percevoir celle-ci comme un mélange d'exigence tyrannique et
d'ingratitude. La soif de complétude que Rousseau porte en lui
distille, comme il le note si justement, son propre poison qui
l'empêche de jouir de la vie : "Non, la nature ne m'a pas fait pour
jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur
ineffable."108
Les confessions, Folio, Gallimard, 1988, t. II, p. 174.
t. I, p. 153.
107 T. II, p. 177.p. 59.
108 T. II, p. 59. Voir également t. I, p. 281 : "J'étais donc brûlant d'amour sans
objet".
105
106Idem,
145
Cette soif de complétude, nous la partageons tous ; seulement,
en général, le cours de la vie nous conduit à mettre de l'eau dans
notre vin. Rousseau ne le peut ou ne le veut. Dès son Discours sur les
sciences et les arts il prend parti contre l'aimable sagesse du siècle et
il finira par professer un "entier renoncement au monde"109.
Rousseau n'est pas de ces accommodants théistes qu'il a rencontrés
dans le milieu des philosophes. Il est resté, au fond, un calviniste
(ou, disons, un augustinien) : se trouver sous le seul regard de soimême ou, ce qui revient au même, sous le seul regard de Dieu lui
convient, cela le confirme dans son "tout ou rien" et fait de l'ancrage
dans un monde social commun une valeur de deuxième ordre. Il y a
là-dessus, comme on l'a souvent relevé, ce que Rousseau âgé dit de
sa réforme et de sa solitude, de sa personnalité unique et de sa
moralité supérieure. Mais il y a également - les Confessions en
témoignent à plusieurs reprises - sa tendance à décourager la
bienveillance que des personnes de son entourage lui manifestent et
son étonnante propension à faire échouer leurs bienfaits. Les payer
de sa gratitude représenterait pour Rousseau un tribut trop lourd.
De même, il préfère bouder son succès d'écrivain (succès pourtant
aussi vif que rapidement obtenu) plutôt que de reconnaître qu'il en
doit la satisfaction à ses lecteurs.
C'est pour la même raison que, sur les points que je viens de
noter, sa conscience ne lui fait aucun reproche. Un passage célèbre
d'Emile nous apprend comment Rousseau conçoit la conscience
morale : c'est un "instinct divin", une "immortelle et céleste voix". (Il
me semble que, plus modestement, notre "conscience morale"
correspond plutôt au sentiment qu'il faut y mettre du sien pour que
se maintienne tout ce qui permet une certaine coexistence, un état
109
Rêveries, troisième promenade, p. 61.
146
dont on bénéficie et auquel par conséquent on doit quelque chose).
Rousseau reste fidèle à la conception chrétienne que Kant théorisera
: la conscience morale est intérieure et transcendante ; du coup,
celle-ci, paradoxalement, ne doit rien aux autres. Cette conscience
qui, chez Rousseau, est animée en secret d'un désir narcissique
d'absolu, il n'est donc pas étonnant qu'elle lui épargne les reproches
que mériterait, précisément, son point aveugle. Aussi cette
conscience, pour scrupuleuse qu'elle soit, ne lui permet-elle pas de
soupçonner la triste vérité : que les persécutions qu'il subit - les
imaginaires et les réelles - sont pour une part l'effet en retour de son
propre désir de se débarrasser des autres. Que par conséquent ce
n'est pas à tort qu'il éprouve un sentiment de culpabilité : il est
réellement coupable. Non pas coupable de quelque méfait, mais
coupable du désir auquel, malgré lui, il est en proie.
On pourrait consacrer un livre entier à montrer, d'abord,
comment les récits de Rousseau (Les confessions, Les rêveries, La
nouvelle Héloïse) témoignent de la tension qui à la fois le stimule et
l'oppresse ; ensuite, comment cette tension travaille ses oeuvres
théoriques et comment Rousseau a tiré parti de celle-ci avec génie,
tenaillé qu'il était par le désir de trouver une solution à l'insoluble et
de concevoir comment on peut à la fois être tout à soi et dans une
harmonie sans faille avec les autres (ne pas être dé-complété, ne pas
être aliéné par les liens qui nous rattachent ou nous enchaînent à
eux).
Dans son effort de pensée, Rousseau à la fois suit sa pente et lui
résiste. Il est vivement tenté par l'idéalisation d'un état originel
(d'où ces formules auxquelles on a trop souvent réduit ses thèses :
"L'homme naît bon, c'est la société qui le déprave", "l'homme est né
libre et partout il est dans les fers"). Cependant, il en convient,
147
l'homme ne peut véritablement être tel et développer ses facultés
que dans la compagnie de ses semblables110. La grande affaire pour
Rousseau, c'est de concevoir comment, à rebours de l'état social
actuel qui voue l'être humain à l'incomplétude, celui-ci a connu ou
pourrait connaître un état de complétude, la coïncidence de soi et
du Tout.
Relier l'être humain à la complétude grâce à la pierre de touche
d'un état originaire (suivi d'une chute), c'est poser la question :
comment a-t-on pu en arriver au point où nous sommes? (Discours
sur l'origine de l'inégalité). Le relier à la complétude par une théorie
de l'éducation, c'est poser la question : à quelles conditions celle-ci
peut-elle préserver "l'homme de la nature"? (Émile). Le relier à la
complétude par une théorie politique : comment dé-naturer
l'homme de telle manière qu'il s'identifie au tout du corps politique
sans pour autant être assujetti à quiconque? (Du contrat social).
Rousseau a beau faire son possible pour prendre ses semblables
comme ils sont, il n'y parvient pas (sur ce point, à vrai dire, il est
difficile de lui jeter la pierre) : il les aime, mais à condition qu'ils
soient imaginaires (c'est le cas de Julie, l'héroïne de La nouvelle
Héloïse, ou des vertueux et frugaux habitants du Valais, qu'il ne
connaît que de loin et qu'il idéalise). Aimer à distance, aimer par
représentation interposée111, tout en croyant aimer pour de bon :
c'est l'une des illusions qu'entretiennent les bons sentiments, et qui
nous console un peu des discordances triviales auxquelles nous
expose la vie quotidienne (par exemple dans l'expérience des
Voir notamment, dans le Contrat social (livre I), le chapitre VIII qui célèbre le
passage de l'état de nature à l'état social.
111 Voir l'étude de L. Boltanski sur la compassion médiatique, La souffrance à
distance, Métailié, 1993.
110
148
relations de travail, de la vie conjugale ou de réunions de
copropriétaires).
La niaiserie, somme toute, s'alimente à deux sources. L'une
constitue une tentation permanente : c'est le besoin d'idéaliser, de
meubler son paysage mental de vues flatteuses et réconfortantes,
tout en concentrant le mal en une zone du monde circonscrite,
extérieure et éloignée de soi. L'autre source est apportée par une
conception spécifique de l'être humain, conception fondée sur la
convictionque celui-ci doit pouvoir s'accomplir de manière pleine et
entière, c'est-à-dire sur la base d'une solution et non pas seulement
grâce à des aménagements. C'est pourquoi il vaut la peine de se
demander ce qui empêche Rousseau (ou ce qui nous empêche) de
concevoir qu'un aménagement soit préférable à une solution. Pour que
Rousseau lève cet empêchement, il lui aurait fallu reconnaître
l'ambivalence de son propre fonds d'infinitude ; admettre, par
conséquent, que la complétude a ses mauvais côtés côtés, ne pas
idéaliser son exigence de tout ou rien ; et ainsi, se reconnaître le
droit d'éprouver des mauvais sentiments (sentiments et désirs qui
ne sont d'ailleurs pas plus mauvais chez lui qu'en chacun de nous).
On n'a évidemment pas attendu Rousseau pour rejeter le mal à
l'extérieur de soi et s'adonner au puritanisme des bons sentiments.
Mais Rousseau peut cependant être considéré comme l'un des saints
patrons de la niaiserie actuelle (même si la palme aurait plutôt dû
revenir à d'autres avant lui, Hutcheson par exemple112). Cette
niaiserie présente chez Rousseau certains traits particuliers (par
exemple celui qui consiste à appeler Mme de Warens "Maman", ou
sa propension à se considérer comme une victime). Mais ces
Voir Ch. Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identiy,
Cambridge University Press, 1992, p. 261.
112
149
singularités se sont conjuguées, chez lui, avec l'esprit du temps qui
exemptait l'homme de la source intérieure de la méchanceté et
reportait celle-ci sur le monde extérieur (ce qui a notamment eu
pour effet, précisément, de promouvoir sur une large échelle le
statut valeureux de victime absolue donc idéalement bonne, statut
jusque là réservé au Juste crucifé). L'adoption de cette vision du
monde par les esprits éclairés est sans doute inséparable du
mouvement de laïcisation de la pensée et du progrès des
connaissances positives. Mais en même temps, elle marquait une
étape décisive dans ce qu'on pourrait appeler le processus
d'édulcoration de l'infini. Ce processus avait franchi un pas
important avec le développement du monothéisme et d'une
métaphysique rationnelle, un développement qui reléguait dans le
domaine de la fiction l'idée que le monde, pour devenir habitable,
devait s'arracher au chaos et en tirer parti - un chaos qui offrait un
fonds illimité de ressources, mais aussi que son illimitation même
rendait destructeur. Avec la pensée des Lumières, ce n'est plus
seulement la source originelle de l'être humain qui, en la personne
du Dieu unique, se trouve réduit à un infini bénin : c'est aussi le
mauvais infini intérieur dont, désormais, nous sommes délivrés.
Grâce à la conception utilitaire et rationnelle de l'homo
economicus, l'individu renonce à l'infinitude de l'amour propre pour
se limiter au service de ses intérêts. Et grâce à un christianisme
laïcisé (par Rousseau et Kant notamment), il conserve malgré tout
un lien à l'infini, sous la forme édulcorée mais hautement
recommandable de sa conscience morale. D'un côté il s'agit
d'accepter raisonnablement une réduction de l'image que l'on se fait
de soi (avoir un horizon borné par le gain et la réussite sociale). De
l'autre, il faut bien conserver un moyen d'échapper à sa propre
150
médiocrité et de s'idéaliser Retrouver les grandeurs de l'héroïsme
viril constitue une tentation, mais l'occasion d'y céder reste liée à
des situations d'exception (celle du combattant de la race des
vainqueurs, ou bien celle du résistant, du militant révolutionnaire).
Reste donc à portée de main, dans la vie ordinaire qui est la nôtre,
cette forme d'idéalisation de soi qu'est le puritanisme des bons
sentiments (brandir le discours du bien, sympathiser avec les
victimes, être consterné par la méchanceté des autre).
Adhérer à cette représentation épurée de soi qu'offre aujourd'hui
le sujet rationnel (le sujet de la connaissance), revient à prolonger un
vieux dualisme qui a pris de nouvelles formes. Ainsi, puisque les
récits de fiction puisent leur énergie dans un fonds non dualiste, la
pensée rationnelle s'installe-t-elle dans un régime qui est en
contradiction avec le leur. Mais une contradiction qui demeure
invisible, donc impensable, tant que qu'idées et récits sont regardés
comme deux registres hétérogènes qui n'ont aucune commune
mesure.
Une telle séparation, si elle n'a pas empêché la raison (sous les
espèces de la philosophie romantique allemande) de prétendre
récupérer le mythe, l'a obligé à le méconnaître. Rien ne suggère
mieux la profondeur du malentendu que cette phrase de Friedrich
Schlegel: "La beauté suprême, oui, l'ordre suprême ne sont jamais
que ceux du chaos, c'est-à-dire d'un chaos qui n'attend que la touche
de l'amour pour se déployer en un monde de l'harmonie, d'un chaos
tel que l'étaient la mythologie et la poésie ancienne."113
F. Schlegel, Discours sur la mythologie; cité par Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L.
Nancy, L'absolu littéraire, Seuil, 1978, p. 312. Voir également J.-M. Schaeffer, La
naissance de la littérature. La théorie esthétique du romantisme allemand, Presses de
l'École Normale Supérieure, 1983.
113
151
Le
muthos
des
anciens
Grecs
et
d'autres
civilisations
polythéistes ne présente certainement pas l'harmonie comme étant
en continuité avec le chaos (c'est au contraire l'esprit prométhéen
moderne qui s'est plu à imaginer que l'harmonie pouvait sortir du
chaos). Dans la logique d'un récit polythéiste comme comme la
Théogonie d'Hésiode, par exemple, il est vrai que ce qui est
constructif tire parti de ce qui est destructif, mais ceci à un prix très
élevé : au prix de divisions et de mises à distance, c'est-à-dire au prix
d'une perte de complétude . La conception romantique de la
mythologie s'applique à des mythes idéalisés ; elle méconnaît la
logique interne des mythes qu'elle prétend faire revivre ; elle
méconnaît également ces récits puissants - comme Frankenstein - que
le romantisme lui-même nous a donnés. La complétude idéale,
idyllique n'est dans les récits qu'une illimitation limitée, car,
contrairement à la pensée, le récit, lui, n'oublie pas qu'au-delà de la
complétude idyllique, il y a toujours le mauvais infini. On pourrait
le montrer même à propos d'une histoire aussi bien-pensante que
Paul et Virginie : au tableau des bons sentiments, Bernardin de SaintPierre a su adjoindre, pour retenir les lecteurs, celui d'un naufrage,
celui d'un irréparable désastre ; car sans la puissance destructrice de
l'océan, l'idylle édénique des jeunes amants n'aurait pu atteindre
l'intensité que seule apporte une illimitation sans bornes. De même,
le lecteur du Prométhée de Shelley a beau croire que c'est un idéal de
justice qui suscite son adhésion, il n'en jouit pas moins, même si
c'est confusément, d'un personnage dont l'affirmation de soi ne
reconnaît aucune limite.
152
8
Complétude idyllique, complétude violente :
l'ambigüité du désir de réparation
Pour secouer la torpeur des bons sentiments dans laquelle
baigne la pensée actuelle, il convient de remonter à la tension
fondamentale et insoluble qu'ils nous aident à oublier. Dans ce
chapitre, j'aimerais montrer :
- comment le désir que nous avons d'échapper à cette tension
oriente nos rêves et nos comportements dans deux directions, celle
de la "complétude douce" (concorde, idylle et paradis), et celle de la
"complétude violente" (être un dans la destruction) ;
- comment ces deux orientations tendent à se mêler et se
confondre en nous.
En se peignant comme la victime de persécutions injustes,
Rousseau se présente comme bon et digne de compassion. Dans le
chapitre intitulé "Pitié pour le monstre", nous avions vu celui-ci
adopter la même argumentation, la même posture que Rousseau. Et
il était apparu que le monstre, tout en inspirant au lecteur un
sentiment de pitié, lui offrait aussi la jouissance d'une figure de
toute-puissance. Cependant, à la différence de Rousseau, le
monstre, lorsqu'il fait le récit de sa vie, ne perd pas tout à fait de vue
les sentiments destructeurs auxquels il est en proie. Dans le tableau
qu'elle trace de l'idyllique et édifiante petite société observée jour
après jour par le monstre, Mary Shelley paraît s'engager dans la voie
des bons sentiments déjà tracée parLa nouvelle Héloïse (elle put
contempler avec Shelley et Byron, durant leur fameux séjour en
Suisse, les paysages évoqués par Rousseau dans son roman). Elle
153
invite ainsi le lecteur à partager les plaisirs de la complétude douce des plaisirs avec lesquels la poésie pastorale avait bercé des
générations de lecteurs avant elle. Mais elle a lu Milton (qui résida
lui aussi sur les bord du lac Léman, dans la villa même où Byron
logea et eut maintes conversations avec les Shelley), et elle a fait lire
Milton au monstre. La complétude douce ne lui a pas fait oublier le
goût combien plus fort d'une complétude violente et exclusive.
"Maintes fois, dit le monstre, je fus tenté de considérer Satan comme
personnifiant plus exactement ma condition ; comme lui, je
ressentais l'âpre morsure de l'envie, ce qui se produisait parfois
lorsque je contemplais la félicité dont jouissaient mes protecteurs."
Victor Frankenstein, envieux quant à lui du pouvoir créateur de
Dieu, se compare également à Satan : "Comme l'archange qui
aspirait à la toute-puissance, je suis plongé dans les flammes d'un
éternel enfer." Milton montrait déjà Satan épiant Adam et Eve. Le
couple auroral présente un tableau idéal et fleuri qui doit davantage
à la tradition pastorale qu'à l'austérité biblique. Aussi Satan est-il
presque séduit par le couple charmant ("Je pourrais les aimer"), et
Eve, telle "une belle vierge au pas de nymphe", le désarme.
"Toutefois d'un oeil méchant et jaloux il les regarde de côté et se plaint
ainsi à lui-même : «Vue odieuse, spectacle torturant! ainsi ces deux êtres
emparadisés dans les bras l'un de l'autre, se formant un plus heureux Eden,
possèderont leur pleine mesure de bonheur sur bonheur, tandis que moi je suis
jeté à l'Enfer où ne sont ni joie ni amour, mais où brûle un violent désir.»"
Ce désir qui consume le coeur de l'envieux (mais dont en même
temps il se nourrit) est désir, non pas de goûter le plaisir, "mais de
détruire tout plaisir excepté celui qu'on éprouve à détruire."("All
pleasure to destroy, save what is in destroying, other joy")114.
114
Le Paradis perdu, IV, vers 363, 502-509et IX, v. 453 et 476-477.
154
On répète toujours, à propos de Milton, le fameux jugement
formulé par William Blake dans The marriage of Heaven and Hell :
"Milton était du parti de Satan sans le savoir" ; on tend ainsi à faire
du poète un annonciateur de l'esprit moderne de révolte. Le
progressisme politique de Milton justifie sans doute cette
interprétation. Toutefois, celle-ci ne doit pas nous faire oublier le
profond augustinisme que Milton partageait avec bien d'autres
esprits de son temps, humanistes puritains ou jansénistes. Outre La
Cité de Dieu (dont le livre XXII lui avait fourni le sujet de Paradise
lost), Milton connaissait certainement les frappantes descriptions du
désir envieux que Saint Augustin propose au début des Confessions.
Augustin s'imagine bébé, convoitant le sein avec une avidité
mauvaise. "J'ai vu et observé, ajoute-t-il, un petit enfant jaloux : il ne
parlait pas encore et il regardait, tout pâle et l'oeil mauvais, son frère
de lait." Augustin souligne également l'impuissance du nourrisson
qu'il fut : lorsque les adultes qui l'entouraient ne se faisaient pas les
esclaves de mes volontés inexprimées, écrit-il,"j'étais furieux ... et je
me vengeais d'elles par des larmes"115. Augustin avait compris ce
que, avec la pensée des Lumières, nous avons oublié : qu'il n'est pas
nécessaire qu'un autre nous ait lésé pour que nous désirions obtenir de lui
réparation : l'écart vertigineux entre la conscience que nous avons de
nous-mêmes et la place limitée que nous occupons parmi les autres
suffit à nous les faire haïr. De ce point de vue, le Satan de Milton
déploie, radicalise et même, pour ainsi dire, théorise la vision
augustinienne de la mauvaiseté humaine.
Satan, de manière explicite et déterminée, s'est voué à la
complétude désastreuse du mauvais infini, rejetant du même coup
la coexistence idéalisée qu'est la complétude douce.
115
Les confessions, Garnier-Flammarion, 1987, p. 22 et 20.
155
His trust was with the Eternal to be deemed
Equal in strength, and rather than be less
Cared not to be at all ; with that care lost
Went all his fear : of God, or hell, or worse.
"Sa prétention est d'être réputé égal en force à l'Eternel, et plutôt que
d'être moins, il ne se souciait pas du tout d'exister : délivré de ce soin d'être, il
était délivré de toute crainte. De Dieu, de l'Enfer, ou de pire que l'Enfer."116
Comme le dit très justement René Girard (à propos, il est vrai,
du personnage principal de L'étranger de Camus), "fonder toute
l'existence sur ce néant qu'on porte en soi c'est transformer
l'impuissance en toute-puissance, c'est élargir l'île déserte du
Robinson intérieur aux dimensions de l'infini".117
Effectivement, Satan se meut dans un royaume infini. Le voici,
par exemple, contemplant "les secrets du vieil Abîme : sombre et
illimité océan, sans borne, sans dimension, où la longueur, la
largeur, et la profondeur, le temps et l'espace sont perdus, où la nuit
aînée et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle
anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres et se soutiennent
par la confusion". Satan, dit Milton porte en lui l'Enfer; mais le poète
ne confond jamais Enfer et Chaos. L'enfer intérieur de Satan n'est
que la conséquence de son identification au Chaos. Seule est à sa
mesure la sublimité destructrice de "l'incommensurable Abîme,
orageux comme une mer, sombre, dévasté, sauvage, bouleversé
jusqu'au fond par des vents furieux, enflant des vagues comme des
montagnes, pour assiéger la hauteur du ciel et confondre le centre
avec le pôle."118
Le chaos est l'espace du poème, c'est lui qui donne au
personnage de Satan toute son envergure. La tradition chrétienne, à
II, vers 46-49.
Mensonge romantique et vérité romanesque, Le Livre de Poche, 1982, p. 307.
118 II, vers 891-897 et VII, 211-215.
116
117
156
elle seule, n'aurait pas suffi à Milton pour forger cet extraordinaire
personnage : il a fallu qu'il s'inspire aussi du paganisme - des Titans
et du Chaos que dépeint la Théogonie d'Hésiode. Du coup, Milton
frôle l'hérésie : le Dieu du Paradis perdu n'a pas créé le monde ex
nihilo mais à partir du Chaos. Lorsque Milton écrit que "le monde
s'élevant des eaux ténébreuses et profondes" est une "conquête faite
sur l'infini vide et sans forme", on pourrait croire qu'il pense à la
notion d'un espace infini dont, peut-être, il s'était entretenu avec
Galilée lorsqu'il lui rendit visite dans sa prison à Fiesole119. Mais
lorsque le poète évoque "la nuit incréée", lorsqu'il écrit qu'à la
première parole proférée par Dieu, "la masse informe, moule
matériel de ce monde, se réunit en monceau : la Confusion entendit
sa voix, le farouche Tumulte se soumit à des règles, le vaste Infini
demeura limité", lorsqu'il affirme qu'"alors que ce Monde n'était pas
encore, le Chaos informe régnait"120, il devient clair que Milton
écarte le dogme chrétien d'un Dieu créant le monde à partir de rien
(de rien d'autre que Lui) au profit de la conception païenne d'un
chaos incréé préexistant au monde différencié (conception d'ailleurs
quasiment universelle). Grâce à cette vision peu orthodoxe, Milton
peut faire de Satan bien davantage qu'un agent malfaisant dont les
pouvoirs restent contrôlés par un Dieu qui est seul à être
véritablement infini: il peut déployer dans son Satan tout un versant
de la subjectivité humaine. Satan est une personne comme nous et
comme nous en proie à l'infinitude. Une personne dont l'espace
intérieur dépasse les dimensions de l'Etre pour rejoindre celles du
Non-être, de la toute-puissance du Chaos (le Non-être, en un sens,
III vers 10-11. Voir A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard,
Idées, 1973.
120 II, 149, III, 710-712, V, 577-578.
119
157
est plus que l'Etre puisque tout ce qui est existe au prix de
différences et de limites tandis que le Néant est illimité).
Ainsi, le vaste poème de Milton place-t-il au coeur de l'âme
humaine ce puits vertigineux dont Satan se fait l'emblème et le
miroir. Milton déploie sous nos yeux le mauvais infini, il se refuse à
dire que celui-ci n'est rien et que seul existe, en fin de compte, le bon
infini. Cela ne veut pas dire qu'il était du parti de Satan, mais plutôt
qu'il n'était pas du parti des philosophes (puisque ceux-ci s'en
tiennent à des formes plus bénignes du désir de complétude). La
philosophie, au siècle de Milton, met en oeuvre une forme de
rivalité avec le Créateur, mais une rivalité licite : l'enjeu n'est pas
d'exister à Sa place, mais seulement de connaître en se mettant à Sa
place. Grâce à la Raison que l'être humain partage avec Dieu, il est
possible au philosophe de penser ce que Dieu a pensé en créant le
monde. Ainsi, lorsque Leibniz, afin de prouver qu'il ne pouvait y
avoir de vide dans l'univers, prenait appui sur les pensées que le
Créateur, d'après lui, avait nécessairement eues, même ses
adversaires le prenaient au sérieux et continuaient de discuter avec
lui. La grande supériorité de Milton sur les philosophes qui ont fait
des systèmes, c'est de n'avoir pas édulcoré le désir de plus-être en le
restreignant à celui d'un Savoir global. Pour son Satan, être est tout
autre chose que connaître ; c'est pourquoi la certitude d'exister, la
fondation de soi, Satan ne saurait les trouver dans le cogito.
Descartes, à sa manière, rivalise avec ce mirage, avec ce reflet
superlatif de lui-même qu'il nomme Dieu. En un sens, le cogito lui
permet de remporter la victoire, et en un autre sens il apaise au
contraire cette rivalité. La certitude de penser entraine avec elle la
certitude d'avoir conscience de soi ; et Descartes semble tenir pour
acquis que le fait d'être conscient de soi équivaut au fait d'être,
158
comme il dit, une substance, c'est-à-dire un substrat stable, quelque
chose qui est - identification abusive dont G. Agamben a souligné à
juste titre l'importance121. Grâce à cette équivalence, la "substance
pensante" s'approprie un pouvoir d'être par soi-même qui est un
attribut de Dieu (attribut qui s'ajoute à l'âme immortelle dont le
christianisme l'avait déjà dotée ou qui en prend le relais). Mais en
même temps, comme le fait d'exister en tant que sujet pensant (sujet
de la connaissance) permet au sujet de jouir de sa complétude sur la
base de l'idée d'infini et que cette idée a sa source en Dieu, il y a
place pour deux. Dans le cas du personnage de Milton, cette
harmonie entre illimitation et coexistence n'est pas viable. Qu'il y ait
quelque chose d'infini dans le fait d'avoir conscience de soi n'apaise
pas Satan (de ce point de vue, il ressemble davantage à chacun de
nous que le sujet cartésien). Satan, lui, ne confond pas conscience et
substance : il est bien plutôt conscience d'inexister. Pour lui, penser
l'infini n'est pas être infini et l'idée du tout n'est pas le tout.
L'attribut divin que Satan désire s'approprier n'est donc pas
l'omniscience, c'est l'existence elle-même. Mais, comme Milton le dit
par l'intermédiaire d'Adam, la perfection de l'être-tout, de l'être-un
est inaccessible aux humains qui, inévitablement, sont multiples.
Pas de solution, donc, sinon de s'autodétruire en régnant sur
l'illimitation de son propre néant : "Better to reign in Hell than serve in
Heaven!"
Quel que soit le bonheur qu'un être humain puisse apporter à
un autre, et si enviable que soit la complétude douce d'Adam et Eve
"imparadised in one another's arms", l'existence idyllique n'est jamais
totale puisqu'elle présuppose un partage et une acceptation de
Voir Enfance et histoire. Dépérissement de l'expérience et origine de l'histoire,
Payot, 1989, p. 31.
121
159
l'altérité : chacun est redevable à l'autre, et tous deux sont
redevables au milieu environnant dans lequel et grâce auquel ils
vivent. Le personnage de Satan nous rappelle que le sous-sol de
l'âme humaine, hanté par le refus radical de l'altérité, n'est pas
disposé à se contenter du bonheur.
Pour échapper aux contraintes, à l'usure et aux souffrances de
la vie quotidienne, nous rêvons du bien, mais aussi du mal qui nous
en délivreraient. D'un paradis, mais aussi d'une destruction. Et ces
deux rêves, en se mêlant, nous rendent prisonniers de leur
confusion. Ces indications paraissent peut-être abstraites au yeux
du lecteur. Je vais les illustrer par l'exemple de quelques faits
humains dans lesquels se mêlent confusément le désir d'échapper à
l'infinitude (afin de retrouver la paix et la concorde) et de s'y
abandonner (pour jouir de l'illimitation).
Au début de cet essai, j'ai donné un exemple de ces terreurs
irraisonnées auxquelles les enfants sont sujets, oscillants, comme
entre jour et nuit, du monde limité et rassurant qu'ils partagent avec
les autres à une confrontation solitaire et dévoratrice avec la toutepuissance. Chez la plupart d'entre nous, à mesure que nous passons
de l'enfance à l'âge adulte, l'expérience de la terreur se mue
progressivement en un sentiment, généralement passager lui aussi,
de vide déprimant (le trait d'union entre ces deux types
d'expérience étant constitué par l'angoisse). L'alcool ou d'autres
drogues sont presque universellement utilisés pour soulager
l'angoisse et colmater le vide. Avec les premiers verres, un nuage,
un liant, un flou bienfaisant se développent. En même temps
s'assouplissent ce que les relations avec les autres ont d'anguleux et
de distant. C'est la paix, voire l'euphorie où s'estompent le pesant
face à face avec soi-même aussi bien que le côté laborieux et
160
contraignant du commerce avec les autres. Un plein à la place du
vide, un bain océanique au lieu du terrain aride où se heurtent des
roches erratiques. Et puis, à mesure que l'on boit plus et plus
souvent, l'enfer perce sous l'éden122. Soit que les autres perdent
presque toute existence et que l'on patauge solitairement dans ce
qui est devenu un marécage (un peu comme le consul d'Au-dessous
du volcan). Soit que le sentiment d'être sans entraves, joint à
l'affirmation d'une virilité autrement incertaine ou humiliée, offre
une issue aux rancoeurs accumulées. Alors, à la place du
soulagement qu'apporte le bien-être avec les autres, on se soulage
en s'en prenant à eux et en les agressant.
L'alcool, avec les heures de la nuit, est propice aux scènes de
ménage. Celles-ci, comme nous l'avons vu à propos de la
confrontation de Victor Frankenstein avec sa créature sur le MontBlanc, témoigne du même mélange de désirs opposés. Une quête de
soulagement qui oscille entre le rêve fusionnel et le désir de
meurtre. Accablé de détresse et d'angoisse, on exige de l'autre, au
nom de l'amour, au nom de ce qu'il nous doit, un remède qui soit à
la mesure du vertigineux déficit d'existence auquel on se sent en
proie. L'autre est à la fois celui qu'on appelle à l'aide et celui qu'avec
rage on rend responsable de sa propre détresse. Cet autre, angoissé
à son tour par le poids de la demande, se sentant agressé et
impuissant, est tenté de se murer ou de se venger.
Mais, de même qu'il est des manières de boire qui se marient à
la sociabilité, il y a également des manières socialement acceptables
de se payer sur les autres des tourments dont nous assaille l'écart
entre l'infinitude et notre trop peu d'être. La guerre, évidemment, et
d'autres formes de lutte ou de concurrence. En nouant des liens
122Voir
Giulia Sissa, le plaisir et le mal. Philosophie de la drogue, Odile Jacob, 1997.
161
entre ceux qui combattent côte à côte, la lutte ou la guerre tisse pour
chacun un champ d'expansion de soi qui dépasse de beaucoup celui
que procure l'état de paix : à la première source d'expansion de soi
que le combattant trouve dans la solidarité qui l'unit à ses
camarades s'en ajoute une seconde dans le fait de détruire les limites
que les autres - les adversaires cette fois - opposent à l'expansion de
son être.
Ici, on rejoint la question plus générale du "nous" et du "eux" deux groupes qu'oppose une haine de classe, une haine raciale,
religieuse, ou toute autre forme de clivage. Une telle haine peut
paraître tout à fait déplorable, et l'observateur extérieur s'étonne
souvent que les deux groupes dépensent tant d'énergie dans des
comportements qui leur rendent la vie difficile et vont à l'encontre
de leur intérêt bien compris. Cependant, comme j'ai essayé de le
montrer, dès lors qu'on ne conçoit pas les enjeux relationnels en
termes d'intérêt mais en termes de sentiment d'exister, on voit que
haïr produit un plus-être immédiat auquel il est difficile de
renoncer. Ce qui est profitable pour les membres du "nous", ce n'est
pas d'être approuvé par "eux", c'est de s'approuver les uns les
autres. Déprécier le "eux" confirme aux membres du "nous" la
valeur des traits qui les rapprochent et qui leur permettent de se
valoriser mutuellement. Le "eux", bien entendu, paie les frais de
l'opération (ce dont il se rembourse en haïssant à son tour le "nous").
Mais la désapprobation ou la haine en provenance du "eux" n'est
pas en mesure de détériorer le sentiment d'exister du "nous" précisément parce que le "eux", par définition, ne fait pas partie du
"nous". Il est également compréhensible que les admonestations
n'aient guère de prise sur ce "nous" : le discours moral étant émis
par une autorité tierce, cette autorité est souvent perçue par le
162
"nous" comme étant un "eux". Lorsque de telles conditions sont
réunies, le "nous" ne peut que perséverer dans son mode d'être, et
seul un changement dans la composition des rapports de force peut
lui éviter de poursuivre le désastre.
L'exercice du pouvoir constitue une autre forme de compromis
entre l'idéal de coexistence et celui d'une affirmation maximale de
soi. La personne dont d'autres dépendent tire de ceux-ci le plus-être
qu'un amant ne reçoit pas nécessairement de la personne qu'il aime,
ni le combattant de son adversaire ; celui qui exerce un pouvoir
reconnu échappe en effet aux risques de la violence physique ainsi
qu'aux mortifications de l'amour non-partagé. En outre, lorsqu'on a
le pouvoir, on peut se venger. Tirer réparation de ceux qui nous ont
fait du tort constitue, certes, une jouissance. Mais se venger de ceux
qui ne nous ont rien fait apporte une réparation suprême car
dégagée de toute loi, même de la loi du talion : c'est le rêve
souverain de celui qui s'imagine en "maître du monde". Nietzsche
l'avait compris - ou plutôt il l'avait presque compris. Car à opposer,
comme il le fait dans La Généalogie de la morale123, les esclaves qui
sont animés par le ressentiment et, au-dessus d'eux, indifférents à
eux, les hommes nobles qui tirent de leur seul moi l'idée de ce qui
est bon et déploient leur volonté de puissance comme de grands
félins innocents, Nietzsche projette sur la réalité son désir
d'échapper à l'interdépendance. S'il était vrai que le pouvoir
comptait véritablement pour rien ceux qu'il écrase, il jouirait aussi
bien de lui-même en n'écrasant personne - ce qui ne s'est jamais vu.
Ignorer quelqu'un est encore une manière de jouir de lui ; c'est donc
avoir besoin de lui, même si celui qui ignore se plaît à croire que son
attitude est l'effet d'une souveraine indépendance. Et le sentiment
123
Voir en particulier la première dissertation, § 10, 11 et 16.
163
de la valeur de soi, pour superlatif qu'il se veuille, ne saurait se
déployer que sur le fond d'une comparaison. La pure volonté de
puissance - c'est-à-dire une expansion de soi libérée du désir
d'exister dans l'esprit des autres - n'existe pas. On n'échappe pas au
désir de se sentir valeureux, et ce qui définit une valeur quelle
qu'elle soit, c'est qu'on n'est pas seul à l'apprécier. Vincent
Descombes relève la difficulté dans l'ouvrage que Deleuze a
consacré à Nietzsche : pour se sentir d'une valeur incomparable, il
faut se comparer, donc n'être pas incomparable124.
Autre exemple, à plus modeste échelle, de comportements qui
participent de la même logique (qui n'est pas, je le répète, une
logique de pensée mais une logique d'existence, une "économie"
d'existence) : les discussions politiques (entre amis, collègues ou
personnes apparentées). Ce type d'échange, on le sait, tourne
facilement à la mêlée confuse, ou bien - lorsqu'un mâle est
particulièrement
désireux
d'affirmer
sa
prééminence
-
au
monologue véhément. Pour celui qui se lance dans une tirade
politique, les enjeux, conscients ou non, de ses paroles ne sont
jamais seulement de nature politique. Parler de problèmes politiques,
c'est parler de ce qui, massivement, ne va pas, d'un mal ou d'un
remède essentiels. Dans "la faute à qui", "la faute à quoi", il est ainsi
obscurément question de soi et de ses relations avec les autres. Mais
en même temps, parler politique répond au désir de se montrer
pertinent, de se montrer à ses interlocuteurs en position de maîtriser
du regard la marche générale de la société125. La globalité de cet
horizon et l'ampleur des problèmes évoqués tendent à réveiller des
124V.
Descombes, Le même et l'autre. Quarante-cinq ans de philosophie française
(1933-1978), Minuit, 1979, p. 193.
125 Pour la visée de pertinence qui sous-tend toute parole, je me permets de
renvoyer à mon livre, La parole intermédiaire, Seuil, 1978, "L'énonciation comme
rapport à la complétude", p. 101-112.
164
désirs de toute-puissance infantile ; ceux-ci se mêlent à des blessures
d'amour-propre non cicatrisées : double courant sous-jacent qui
entre alors en résonance avec le contenu explicite de la discussion et,
insensiblement, la parasite. On veut que les choses aillent mieux.
Misères, désordres, égoïsmes, imprévoyance, injustice, le genre
humain en proie à toutes sortes de discordes et de discordances. On
voudrait que ça s'arrange, que ça s'arrête, on voudrait une solution,
la paix, l'harmonie enfin. Mais la discorde c'est les autres - la
pluralité des personnes, des groupes, des manières d'être, des
intérêts, des classes, des nations. On se heurte donc aux autres
comme au mur de sa propre impuissance. Du coup, la recherche
d'un ordre bienfaisant, d'un remède d'intérêt général en vient à se
confondre avec le refus de l'altérité, avec le désir de l'éliminer. Et
dans l'acte même de parler, on s'affirme et l'on occupe, le temps
d'un discours, le trône des puissants de la terre. On balaie du regard
un théâtre immense dans lequel les interlocuteurs en sont réduits au
rôle de spectateurs muets et inexistants.
Cette illimitation, lorsque s'y ajoute un excès d'alcool ou une
humeur dépressive, a vite fait de se retourner contre celui qui s'en
grise. Il s'est chargé des maux du pays, des malheurs du monde et
ceux-ci pèsent trop lourd, rien n'en viendra à bout. Le voici entrainé,
accablé par un courant de désastres dans lequel, à cause des bons
sentiments dont il se prévaut, il ne sait pas reconnaître, projetée
dans le monde extérieur, l'infinitude délétère qui est la sienne. La
lecture du journal nous engage parfois sur une pente analogue.
"Décidément, les choses vont de plus en plus mal". Nous le
déplorons. Mais en même temps, puisque ce qui va mal tend vers
l'infini alors que ce qui va bien ne tend qu'à la médiocrité, nous
165
sommes malgré nous aspirés par des vues catastrophiques et
jouissons à notre insu de ce qui entretient nos idées noires.
Plus quotidiennement encore, il y a ces paroles qui s'échangent
continuellement dans des milliers de cafétérias et de restaurants
d'entreprise à travers le monde. Ca ne marche pas comme il faut,
c'est irritant, c'est lassant ; les autres (ceux qui sont plus hauts placés
dans la hiérarchie, ceux qui sont plus bas, ceux qui appartiennent à
l'autre service) ne font pas ce qu'ils devraient faire. Pour nous
dédommager du défaut d'harmonie qui limite l'expansion de notre
être, nous nous offrons le plaisir de nous sentir supérieurs à ceux
que nous critiquons ; et nous alimentons ainsi la discorde dont nous
nous plaignons.
L'ambivalence
(recherche
du
qui
bien
sous-tend
général,
les
discussions
jouissance
d'un
politiques
discours
de
domination), on la retrouve aussi bien dans le domaine de la
religion.
Arrêtons-nous un instant sur un exemple : le sacrifice humain
que pratiquaient les Aztèques. La marche du monde consomme de
l'énergie et, aux yeux des Aztèques, le rayonnement du soleil offrait
le meilleur témoignage de cette dépense cosmique. La prise en
considération du monde dans sa totalité, le décompte du temps
dans ses plus grands cycles débouche ainsi sur des perspectives de
chaos. Si le cours ordonné du monde, une fois arrivé au temps mort
qui marque la fin d'un cycle, ne parvenait plus à s'en dégager pour
prendre un nouveau départ! Si le soleil, mangé par une éclipse,
s'éteignait! Si à la faveur des ténèbres, les revenants envahissaient
les cités pour en dévorer les habitants! Il importe donc de
renouveler l'énergie du soleil qui règne sur cette économie
désastreuse et il faut pour cela lui donner l'aliment le plus riche et le
166
plus fort, le sang de guerriers capturés au combat126. Dans la
passionnante étude qu'il a consacré au sacrifice aztèque, Christian
Duverger présente l'idée d'un possible épuisement de l'énergie
cosmique comme une intuition de ce qu'aujourd'hui nous appelons
entropie. Dès lors qu'il prend cette hypothèse comme fil conducteur,
il lui paraît "curieux" que chez les Aztèques l'entropie "s'exprime
largement par la fonction orale : le soleil doit manger les sacrifiés
pour se nourrir", et que ses emblèmes soient l'aigle et le jaguar, les
deux plus grands prédateurs du Mexique127. Il présente également
comme un paradoxe le fait que le sacrifice humain, dont le principe
est justifié par la nécessité économique d'entretenir l'énergie du
soleil, "induit en pratique une prodigieuse consumation de
richesse"; "le sacrifice, constate-t-il, est un gouffre" (captifs sacrifiés
sans compter au cours de festivités dignes des superproductions
hollywoodiennes, guerres de conquête de plus en plus lointaines
pour faire converger de nouvelles ressources vers des monuments
sacrificiels de plus en plus grandioses)128.
Dans ces notations, l'interprétation du sacrifice aztèque se
heurte à un obstacle lié, me semble-t-il, à l'usage que fait l'auteur de
la notion d'économie. L'économie telle que la conçoit Christian
Duverger - un peu comme l'"économie générale" dont Bataille a
formulé les principes dans La part maudite - s'applique à un
ensemble de faits beaucoup plus vaste que l'économie d'Adam
Smith, de Marx ou de Keynes. Et à ce titre, la description d'une
économie dans laquelle entrent en jeu non seulement la gestion des
biens matériels, mais aussi celle du pouvoir exercé sur les
Voir J. Soustelle, La pensée cosmologique des anciens mexicains, Hermann, 1940,
et Chr. Duverger, La fleur létale. Economie du sacrifice aztèque, Seuil, 1979.
127 P. 50-51. C'est l'auteur qui souligne.
128 P. 217-224.
126
167
populations aztèques et celles qui les entouraient, sans oublier
l'articulation de l'énergie sociale à celle de l'univers, une telle
description présente un grand intérêt. Elle est en outre plus précise
les spéculations de Bataille, pa ailleurs si suggestives. Reste que,
pour dépasser les présupposés que l'économie classique nous a
léguée, il ne suffit pas d'en élargir le champ à des pratiques nonmarchandes et non-utilitaristes, ni d'en inverser les principes (en
passant du profit à la dépense, par exemple). Il faut également
déconstruire la conception de l'être humain que les sciences
économiques ont tenue pour évidente et universelle. C'est dans cette
perspective que j'aimerais souligner ici l'incidence du mauvais
infini.
Si les Aztèques ont vu dans le soleil un dévorateur insatiable
exerçant sur eux un chantage sans fin, ce n'est certainement pas
seulement à cause de leur intuition de l'usure des choses. C'est aussi
parce que, tout simplement, cette idée leur plaisait. Et à cet égard, ils
sont comme la plupart des autres sociétés qui aiment se raconter des
histoires dans lesquelles des êtres humains se trouvent aux prises
avec ogre, vampire, ghoul, cyclope, loup, panthère, tigre ou autre
mangeur d'hommes. Seulement, dans les contes d'ogre, il s'agit
généralement d'échapper à la demande vorace et non d'y répondre.
Le Petit Poucet, comme tant d'autres personnages de contes
d'Europe, d'Afrique ou d'Asie, prend appui sur un autre règne que
celui de l'ogre, il utilise des ressources liées non pas à l'illimitation
mais au contraire à la délimitation, au jeu des différences et des
repères, à l'usage du langage, à l'espace socialisé. L'histoire d'ogre
que se racontaient les Aztèques et dont le pouvoir central de Mexico
organisait la mise en scène faisait une part plus large à l'infinitude.
Les Aztèques voyaient bien la nécessité de limiter la menace
168
destructrice du mauvais infini afin que se maintienne un monde
différencié et habitable. Mais en même temps ils ne pouvaient
renoncer à la séduction qu'exerçait sur eux l'image d'une puissance
qui absorbe tout. En se plaçant sous la menace d'un dévorateur qu'il
n'était possible d'apaiser qu'en cédant à sa voracité, ils associaient la
lutte contre le chaos à la jouissance de s'y plonger. Ainsi, tout en
contribuant à l'ordre du monde, ils imitaient le prédateur dont ils
cherchaient à se protéger ; comme lui, ils faisaient des hécatombes
de gibier humain et s'adonnaient à l'anthropophagie.
Un compromis comparable sous-tend un type de sacrifice
humain en apparence très différent, celui que pratiquaient encore
les "Thugs" dans l'Inde du XIXe siècle129. Notre rationalisme nous
pousserait à considérer les Thugs comme une simple confrérie de
voleurs. Mais en réalité, il était aussi important pour eux de tuer que
de voler, et c'était toujours la même méthode qu'ils utilisaient, la
strangulation. Comme les Aztèques, ils justifiaient leurs crimes au
nom de la menace qu'une toute-puissance destructrice faisait peser
sur l'humanité. A leurs yeux, le meurtre était un sacrifice, c'est-àdire un mal dont ressort un plus grand bien. En immolant à Kali un
certain nombre d'êtres humains, ils maintenaient son appétit de
destruction dans des limites supportables ; s'ils s'étaient abstenus, la
mort, au contraire, se serait abattue sur une masse énorme de gens.
Ce n'est pas au soleil ni à Kali que les Aztèques et les Thugs, en
réalité, avaient affaire, mais à leur propre infinitude. Pour conjurer
celle-ci, pour en limiter la pression, ils lui payaient un tribut.
Quelque bénéfice que l'on trouve à vivre dans un monde matériel et
un monde psychique différenciés, ordonnés et délimités, on ne
Je m'appuie ici sur l'étude détaillée de Martine Van Woerkens, Le voyageur
étranglé. L'Inde des Thugs, le colonialisme et l'imaginaire, Albin Michel, 1995.
129
169
renonce jamais tout-à-fait à l'illimitation et au désir de toutepuissance. Aussi, dans les cas que je viens d'évoquer, la nécessité de
lutter contre le chaos, loin de se traduire par l'édification d'une
barrière fondamentale capable de lui résister, se présente comme la
nécessité d'y faire face, d'entrer en relation avec lui pour lui opposer
un remède qui soit à la hauteur du mal, un moyen d'apaisement qui
réponde à sa voracité. Et puisque seul l'infini peut se mesurer à
l'infini, le remède, en définitive, entretient le mal.
Celui qu'absorbe le désir de réparer, de sauver une personne
aimée s'engage dans une "économie" (une logique d'existence)
analogue. Pourquoi s'obstine-t-il à faire face au puits sans fond que
l'autre lui demande de combler? Parce que dans ce puits et en lui
seulement il trouve l'image de sa propre complétude, du Tout qu'il
a à être afin de donner à l'autre le Tout qui lui manque. Ainsi, plus il
répare, plus il s'enfonce dans l'irréparable.
On a coutume d'opposer aux religions polythéistes, considérées
comme plus ou moins barbares, la mutation morale qui inscrivit son
exigence au coeur du monothéisme juif, puis chrétien. C'est ce que
fait Lessing, par exemple, en retraçant l'histoire des progrès de
l'humanité ; faisant l'apologie des Lumières et du mouvement
maçonnique, Lessing situe le polythéisme du côté de l'idôlatrie et
des ténèbres et l'avènement d'un Dieu unique du côté de la raison et
du progrès130. Cette vision contient une part de vérité, mais aussi
une part de préjugé, comme je l'ai souligné dans le chapitre consacré
à "La rançon du monothéisme". Je voudrais évoquer ici, plus
précisément, la manière dont le christianisme associe un idéal de
G. E. Lessing, L'éducation du genre humain , précédé des Dialogues
maçonniques, Aubier, 1946.
130
170
justice et d'harmonie entre les hommes à un idéal qui tend vers
l'infini.
Le Fils de Dieu s'est incarné et s'est offert en sacrifice pour nous
sauver : tel est le pivot de la doctrine chrétienne. Le récit de
l'incarnation, qui commence avec la joie de Noël et culmine dans le
tragique du calvaire enduré par le Christ, vient cautionner le
message évangélique d'humanité. Mais c'est aussi à un autre versant
de la doctrine que la passion du Christ vient donner tout son poids :
comment combler la distance infinie qui sépare l'homme de Dieu?
Seul l'infini peut racheter l'infini. Seul le long et ignominieux
supplice volontairement subi par un Dieu constitue une oblation
suffisante pour racheter la faute originelle qui a condamné les
humains à leur mortelle condition.
Le Christ est assurément bien différent du soleil-ogre des
Aztèques : loin de vampiriser l'humanité, il s'offre au contraire à eux
à travers l'Eucharistie, tel le pélican qui nourrit ses petits de sa
propre chair. Cependant, le sang versé par l'Homme-Dieu (Pascal le
rappelle, et toute la prédication chrétienne le souligne) n'en fait pas
moins peser sur chacun de nous le poids d'une dette infinie : après
tout ce que Jésus a souffert pour toi, tu n'en feras jamais assez pour
être digne de l'immortalité qu'Il t'offre.
Pour le chrétien, le mystère de l'Incarnation noue donc de la
manière la plus étroite deux obligations en elles-mêmes très
différentes : celle d'aimer son prochain et celle de faire son salut. Un
message d'humanité se mêle ainsi à un message d'inhumanité, des
images de bonté à des tableaux d'apocalypse. Charité et vie éternelle
étant liées, la souffrance revêt dans le christianisme un statut
ambigu. La souffrance est un mal, il faut la soulager. Il faut, comme
le bon Samaritain, tendre la main aux déshérités, il faut lutter contre
171
l'injustice et la violence. Mais la souffrance, c'est aussi la passion du
Christ, qui en a consacré la valeur en la marquant du sceau de
l'infini. Jésus au Jardin des Oliviers, seul dans la nuit, Jésus accablé
par la prescience du calvaire qui l'attend, Jésus adressant à son Père
une prière angoissée, et néanmoins acceptant son destin. Ce Jésus
rappelle Job, solitaire lui aussi, et rencontrant pour finir, au fond de
l'abjection dans laquelle il est plongé, le face à face avec la véritable
et infinie grandeur. Ici, la douleur se présente comme le miroir de la
complétude, comme ce qui s'en rapproche le plus, comme ce qu'un
simple renversement suffit à transmuer en complétude effective.
Cette douleur, il s'agit donc de l'atténuer, mais aussi, au contraire de
l'accepter, de s'en rapprocher, de se mortifier au contact de la
misère. C'est toute l'ambigüité du baiser au lépreux ou du mouroir
de Mère Teresa, toute l'ambigüité de "l'esprit de sacrifice".
La relation du chrétien à la souffrance oscille donc entre deux
orientations (qui ne s'opposent que d'un point de vue extérieur car
pour lui elles se mêlent et se confondent). La première vise une
amélioration. Elle se traduit par une action dont les effets sont
pratiques (c'est l'orientation du christianisme social). La seconde
vise un renversement. Elle se traduit par une logique sacrificielle
qu'anime l'espérance de la rédemption, et s'inscrit donc dans un
horizon d'absolu. Ce qui permet de passer insensiblement d'une
orientation à l'autre, c'est l'idée de réparation. Soulager, améliorer,
c'est déjà réparer - plus ou moins - ce qui ne va pas. Ici, réparer
renvoie à une opération d'une portée limitée, relative - le bien dans
l'incomplétude (comme lorsqu'un bricoleur fait ce qu'il peut avec ce
qu'il a). Mais lorsqu'on dit du Sauveur qu'il est venu "réparer la
faute originelle", lorsque le fidèle ou le militant s'engage dans une
forme de charité sacrificielle, le bien n'est plus dans l'incomplétude,
172
il est dans la complétude (la réparation espérée doit être une
rédemption, une révolution).
Nous verrons dans le prochain et dernier chapitre que le
scénario christique, étant de nature à auréoler la notion d'individu
d'un intensité inégalée, s'est trouvé intimement mêlé au processus
d'émancipation qui a marqué et marque encore si profondément
l'histoire occidentale.
Mais avant d'aborder ce point, j'aimerais clore le présent
chapitre en évoquant un dernier exemple, celui d'un avatar
contemporain de l'association entre le sentiment d'humanité et le
culte de l'infinitude.
Dans Evangelium vitae, encyclique sur la valeur et l'inviolabilité de
la vie humaine131, Jean-Paul II cherche l'appui d'un consensus large en
faisant appel aux convictions morales partagées par toute personne
de bonne volonté, même non-croyante. Ainsi rappelle-t-il que tout
ce qui est offense à la dignité de l'homme doit être réprouvé, à
commencer par l'homicide. C'est donc au nom de valeurs morales
universelles que l'Eglise reprend sans cesse "le cri évangélique de la
défense des pauvres du monde, de ceux qui sont menacés, méprisés
et à qui l'on dénie les droits humains"."Il y a un siècle, c'était la
classe ouvrière qui était opprimée dans ses droits fondamentaux" ;
aujourd'hui, c'est "une multitude d'êtres humains faibles et sans
défense qui sont bafoués dans leur droit fondamental à la vie,
comme le sont, en particulier, les enfants encore à naître."132 Dans la
suite de son argumentation, Jean-Paul II joue constamment sur ce
qui apparaît à beaucoup de lecteurs comme une ambigüité.
Conformément au message moral de l'évangile, le pape en appelle à
131
132
Assas éditions / Desclée de Brouwer, 1995.
P. 13.
173
la compassion - appel propre à toucher tout homme de bonne
volonté ; puis il glisse insensiblement du respect de la personne au
respect de la vie (une notion très valorisée par le christianisme : le
Christ est ressuscité, il est"la voie, la vérité et la vie", l'eucharistie est
le "pain de vie"). Ici, la vie désigne l'embryon humain, lequel, selon
la théologie chrétienne, est doté d'une âme dès sa conception133.
Pour beaucoup de gens de bonne volonté, cependant, l'embryon
n'est pas encore une personne, n'est pas encore un être conscient de
lui-même. Jean-Paul II passe donc, comme s'il s'agissait d'une seule
et même chose, du sentiment moral qui nous rattache à nos
semblables au respect de toute vie. Un respect exigé non parce qu'à
cette vie s'attache la dignité d'une personne humaine, mais parce
que, sortant directement des mains de Dieu, elle est sacrée.
Mon propos, on s'en doute, n'est pas de situer la position prise
par Jean-Paul II dans le cadre convenu de la controverse pour ou
contre l'avortement. Les véritables enjeux, me semble-t-il, ne sont
pas là ; pour les saisir, il convient de rappeler deux traits essentiels
du contexte dans lequel Evangelium vitae a été publié.
Premier point : il est devenu aujourd'hui difficile et peut-être
même impossible de donner pour axe principal à l'espérance et
surtout aux devoirs des fidèles la perspective de leur immortalité
personnelle. Même les bons chrétiens sont devenus de plus en plus
réticents pour désinvestir la vie en ce monde au profit de l'au-delà
(qui plus est, d'éminents théologiens américains se sont prononcés,
Jean-Paul II est fidèle à la plus ancienne tradition. Tertullien (qui meurt au
début du IIIe siècle) enseignait déjà que "tout fruit est dans le germe", que l'âme
vient de la semence et qu'elle n'est pas donnée au corps par le premier souffle
respiré par le nouveau-né comme le prétendent les Stoïciens. La thèse de
Tertullien s'opposait également au droit romain pour lequel l'embryon était
encore une partie du corps de la femme. Voir M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères
de l'Eglise de Clément de Rome à Clément d'Alexandrie, Seuil, 1957.
133
174
il y a peu, contre le dogme de l'immortalité de l'âme). Dans ces
conditions, le rattachement de l'être humain à un bon infini,
essentiel pour le christianisme, devient problématique, et la distance
qui le sépare du simple théisme se réduit dangereusement. Dans
son encyclique, Jean-Paul II prend acte de cette situation en invitant
les fidèles à se rapprocher de Dieu non pas en sauvant leur âme,
mais en sauvant des âmes, des âmes innocentes et sans défense, des
vies qui relèvent de l'autre monde non pas parce qu'elles se situent
après la vie terrestre, mais avant celle-ci.
Second point : l'humanité, comme on sait, se trouve aujourd'hui
devant un problème démographique sans précédent. A cet égard,
l'invention de moyens contraceptifs tombe à point nommé. Le pape
rejette la contraception. cependant, il ne peut pas non plus la
condamner de manière trop insistante. D'abord, en effet, cela
reviendrait à prescrire le contrôle des naissances par l'abstinence
sexuelle - un message dont l'expérience montre qu'il est de plus en
plus difficile à faire passer. Ensuite, la solution alternative qui
consiste à prôner la multiplication à tout va (de nouvelles âmes
pour le Seigneur) paraîtrait trop irresponsable. Enfin, la perte de
petits êtres qui auraient pu être conçus mais qui (du fait de la
contraception) ne l'ont pas été parle peu à l'imagination. Le foetus
en revanche - un être qu'il est possible de photographier! - offre à cet
égard de grandes possibilités, de sorte que Jean-Paul II peut même
inviter les fidèles à reconnaître dans l'embryon ou le foetus mis à
mort un écho du drame christique. Jésus cloué sur la croix, nous
rappelle-t-il, "vit le moment de son «impuissance» la plus grande et
sa vie semble totalement exposée aux moqueries de ses adversaires
et livrée aux mains de ses bourreaux ...Et pourtant, devant tout cela
et «voyant qu'il avait ainsi expiré», le centurion romain s'écrie :
175
«vraiment, cet homme était le fils de Dieu»." Ainsi la gloire du
Christ se révèle-t-elle sur "l'arbre de la Croix". "De la Croix, source
de vie, naît et se répand le «peuple de la vie»."134 Mettre à mort un
foetus, c'est donc, en quelque sorte recrucifier le Christ. Il convient
au contraire de révérer dans l'embryon humain le Fils de Dieu, et de
subordonner ainsi notre bien-être terrestre à la valeur absolue de la
Vie.
L'embryon ou le foetus recommandés à notre dévotion doivent
donc l'emporter sur la compassion que nous pourrions éprouver à
l'égard de ces millions de vies humaines que l'irresponsabilité en
matière de reproduction déverse sur la planète et que nous savons
voués à la misère et à la douleur. Le point essentiel, ici, n'est pas que
le pape condamne l'avortement (on ne peut tout de même pas lui
demander de l'approuver!) ; le point essentiel est qu'en faisant de
l'enfant à naître une cause sacrée, le pape, dans sa délicate gestion
des relation entre l'humanité et l'inhumanité du christianisme,
relègue dans l'ombre les souffrances endurées par des masses
énormes d'êtres humains dont la vie n'est pourtant pas moins sacrée
que celle des foetus.
134
P. 61 et 62.
176
9
La révolte prométhéenne :
idéal d'émancipation et posture d'affrontement
Au cours du chapitre consacré au roman à thèse de William
Godwin, nous avons vu qu'avec l'avènement de la pensée des
Lumières, d'un côté le récit est appelé à illustrer et à exalter l'idéal
d'émancipation de l'individu ; mais, d'un autre côté, les aspects par
lesquels le récit touche au mauvais infini sont désamorcés en étant
portés au compte des valeurs esthétiques (en particulier celle du
sublime). La raison de ce partage, comme nous l'avons également
vu, n'est pas difficile à trouver : s'il est vrai que l'être humain est en
proie à l'illimitation, alors la conception moderne de l'individu,
soutenue par l'euphémisation de l'infini dans la personnne de Dieu,
doit être remise en question, et avec elle l'idéal d'émancipation de
l'individu.
Parmi les récits qui illustrent cet idéal d'émancipation, ceux qui
ont pour thème la révolte prométhéenne occupent une place de
choix. Le sous-titre de Frankenstein, The modern Prometheus, n'a pas
manqué d'intriguer les exégètes. Ceux qui n'ont pas résisté à la
tentation de plaquer sur le roman le schéma de l'apprenti sorcier ont
conclu que Mary Shelley avait voulu mettre en garde contre les
excès
de
l'attitude
prométhéenne.
Cette
interprétation
a
l'inconvénient de réduire le roman à la portée d'une fable morale,
donnant ainsi une nouvelle illustration du désir universitaire de
désamorcer les forces vives du récit au profit de vues raisonnables.
Il est vrai, cependant, que Victor Frankenstein est un Prométhée au
sens où il dérobe aux dieux l'étincelle de vie et modèle un être
177
humain (comme le Prométhée plasticator qui fut familier au monde
gréco-romain et que la Renaissance remit à l'honneur). Mais nous
avons vu que le monstre qui s'attire la pitié du lecteur est lui aussi
un Prométhée, un Prométhée mis au supplice et qui, comme
Prométhée enchaîné, se révolte et maudit son maître. Quant au fait
que tous deux, dans le défi qui les anime, courrent à leur
destruction, il ne signifie pas que Mary Shelley ait eu le propos
moral de condamner l'audace prométhéenne, mais plutôt qu'elle a
été capable d'en porter l'intensité à son comble. Enfin, le poète
Shelley n'aurait pas donné son aval à Frankenstein (comme il l'a fait
en encourageant Mary à l'écrire, en relisant son texte et en rédigeant
lui-même la préface) si la jeune fille avait eu pour intention de
désavouer Prométhée. Celui-ci, en effet, s'identifiait au titan135 et, à
l'époque où paraissait Frankenstein, en 1818, écrivait un long poème
à la gloire de Prométhée (déjà célébré deux ans auparavant par son
ami Byron). De plus, le défi libérateur de Prométhée devait être
d'autant plus présent à l'esprit des époux Shelley qu'à cette époque
précisément, une répression féroce s'abattait sur l'agitation ouvrière
et démocratique.
Dans ce chapitre, je propose quelques remarques sur l'idéal
d'émancipation dans ses rapports avec le personnage de Prométhée
et quelques uns de ses rejetons. Au cours de la brillante carrière qui
fut la sienne à l'époque romantique, Prométhée manifesta des traits
qui l'apparentaient aussi bien au personnage biblique de Job qu'à
l'allégorie platonicienne de la caverne, au Satan de Milton qu'à
Jésus. Ce qui est en jeu dans les avatars modernes du titan, dans
cette grande figure du coupable innocent, ce sont les réponses que la
Voir G. Mc Niece, Shelley and the Revolutionnary Idea, Harvard University
Press, Cambridge (Mass.), 1969, en particulier p. 219.
135
178
modernité apporte à la question : Qu'est-ce qu'être soi?, c'est le
rapport de l'individu à la complétude, et c'est, évidemment, notre
conception de l'émancipation. Mon but, dans les pages qui suivent,
est de montrer que l'idéal occidental d'émancipation de l'individu
ne prend pas seulement appui sur des valeurs ouvertement
défendues comme celles de liberté et de justice, mais également sur
un scénario d'affrontement dans lequel le mauvais infini joue un
rôle - mais sans le dire. En présentant une critique de l'idéal
d'émancipation, j'aimerais contribuer à une tâche aujourd'hui
nécessaire, celle de repenser cet idéal afin de ne pas le laisser
s'enliser
dans
un
mélange
de
paresse
et
d'arrogance
(l'autosatisfaction de prêcher au monde entier des valeurs que, sans
nous interroger sur les raisons pour lesquelles nous les aimons tant,
nous présentons d'emblée comme universelles).
Aussi, avant de m'arrêter sur le Prométhée de Shelley et sur
quelques autres exemples où s'illustre la posture du héros moderne,
j'aimerais rappeler les traits essentiels qui constituent, me semble-til, les soubassements de l'idéal d'émancipation.
Les Européens, en diffusant le mouvement d'émancipation qui
traverse leur histoire, se sont représenté ce mouvement sous une
forme simple et universelle : la valeur de l'individu, son droit à la
liberté, son pouvoir de penser par lui-même se dégagent
progressivement du carcan des traditions et du joug de l'oppression.
En faisant valoir cette belle épopée, la culture européenne tend à
oublier ce que celle-ci doit à une pré-construction qui, elle, n'est pas
universelle. Cette préconstruction, c'est la distinction entre deux
niveaux de réalité. Ceux-ci portent des noms variables, mais à
travers cette diversité se manifeste la permanence de la distinction
qui les oppose : Dieu et ce bas monde, l'Etre et le devenir, la
179
transcendance et l'immanence, le spirituel et le matériel, l'âme et le
corps, le soi authentique et la société artificielle, l'essentiel et le
contingent, l'absolu et le relatif, l'infini et le fini, etc. Cette série
d'oppositions, telle que philosophie et christianisme l’ont élaborée,
plonge des racines profondes dans la tradition européenne, mais
elle n'en est pas moins étrangère à la pensée chinoise comme à la
plupart des conceptions non-monothéistes. L'idéal d'émancipation
implique toujours le passage d'un niveau de réalité à l'autre. Même
si à première vue cela paraît contradictoire, l'émancipation conduit
aussi bien de ce bas monde vers un monde supérieur que dans le
sens inverse. Prenons un exemple. Le récit biblique de la sortie
d'Egypte a constitué un poncif de la libération pour les Puritains (et
plus tard pour les esclaves des Etats-Unis). Un tract politique
diffusé en 1659 par les révolutionnaires anglais annonce : "We are
upon a march from Egypt to Canaan, from a land of bondage and darkness
to a land of liberty and rest."136 La Terre promise fait figure de terre
céleste dans la mesure où Yahvé y conduit ses élus. Mais en même
temps les révolutionnaires se réfèrent au pouvoir de l'épiscopat
conservateur comme à une "Egyptian tyranny" ; de ce point de vue, la
sortie d'Egypte affranchit du joug théocratique pour donner accès à
une liberté laïque. D'une manière analogue, la Révolution française
proclame le renversement du pouvoir venu d'en Haut et désavoue
les justifications religieuses de l'ordre social hiérarchique pour y
substituer un pouvoir profane émanant d'en bas, c'est-à-dire du
peuple.
Mais
en
même
temps,
les
espérances
que
les
révolutionnaires placent dans l'avènement d'une société "régénérée"
et d'un "homme nouveau" (une expression empruntée à Saint Paul)
Cité par Chr. Hill, Milton and the English Revolution, Faber and Faber,
London, 1977, p. 206.
136
180
prolongent, même si elles l'infléchissent, l'annonce du Royaume de
Dieu.
On observe le même double mouvement lorsqu'on passe de
l'émancipation politique à celle de la personne. Penser par soimême, c'est prendre appui sur la raison naturelle au lieu de se
soumettre à la Révélation. Et la promotion protestante de l'individu
s'appuie,
comme
on
sait,
sur
une
justification
de
son
accomplissement en ce monde (d'où le rejet de la vie monastique
qui, aux yeux d'un protestant, ne préfigure nullement la cité
céleste). Mais cette restauration humaniste de valeurs profanes se
combine avec un mouvement inverse, car l'émancipation de
l'individu s'appuie également sur la transcendance affirmée de son
intériorité. Selon les calvinistes, les jouissances profanes que
l'homme tire de la nature résultent d'un droit qui lui est conféré
directement par Dieu, dont il seconde ainsi le pouvoir créateur137.
De même chez Kant, dont la morale est emblématique de l'esprit
moderne : si je dois traiter les autres comme une fin et non comme
un moyen, ce n'est pas parce qu'un lien fondamental de coexistence
me rattache à eux ; c'est par pur respect pour la Loi qui m'enracine
intérieurement dans la Raison et le monde suprasensible.
La conception occidentale de l'émancipation correspond donc à
un remaniement des rapports entre immanence et transcendance.
Un double mouvement placé sous le signe de la liberté : d'un côté
rendre disponibles pour l'action humaine en ce monde des forces
jusque là définies et gérées dans le cadre du monde d'en haut, de
l'autre, de souligner le caractère indépendant (donc intérieur) de
l'ancrage de soi dans une forme de transcendance. Ce qui est en jeu
Voir Ch. Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identity,
Cambridge University Press, 1992, p. 231. Voir également Locke, Traité du
gouvernement civil, sur le droit naturel et la propriété.
137
181
dans cette redistribution est la question de l'accomplissement de soi;
or, comme je l'ai souligné au cours de cet essai, toute réponse à cette
question implique certaines formes de compromis entre coexistence
et complétude. Seulement, l'idéal d'émancipation ne saurait
reconnaître explicitement le caractère constitutif de la tension entre
ces deux pôles puisque, précisément, il s'agit pour lui d'accréditer
une représentation de l'être humain et de la société dans laquelle
cette tension disparaît.
Le point essentiel, concernant l'impensé qui s'attache à l'idéal
d'émancipation, peut maintenant être mis en lumière : si, comme j'ai
voulu le montrer dans les chapitres précédents, le véritable infini ne
peut être que le mauvais infini (l'illimitation destructrice), alors la
croyance en un niveau supérieur de réalité (la transcendance, le bon
infini, le soi authentique, etc.), loin de toucher au lieu de la vérité,
est le fruit d'un aménagement qui maquille celle-ci. Le bon infini est
l'euphémisme dont nous avons besoin pour rendre compatible le sentiment
absolu que nous avons de nous-mêmes avec les liens de la coexistence. Je
ne prétends pas qu'il soit possible renoncer à toute idéalisation de
l'infini : cela reviendrait à prétendre que j'ai moi-même dépassé
cette propension et que je puis dénoncer de mon haut une illusion
dont le reste de l'humanité serait prisonnière - prétention ridicule,
car tributaire du désir même dont elle se déclarerait affranchie. Ce
que je prétends, en revanche, c'est que, pour commencer à repenser
nos idées concernant l'émancipation (ou plus généralement les
formes d'accomplissement accessibles et souhaitables pour des êtres
humains), il est nécessaire,
1 - de tenir compte du mauvais infini dans la représentation
que nous nous faisons de nous-mêmes, autrement dit de ne plus
182
faire comme si notre rapport à la complétude se limitait au rapport à
un bon infini ou même à une Raison débarassée de toute infinitude ;
2 - de mettre en question la distinction même entre deux
niveaux de réalité, distinction qui, telle qu'elle s'est construite et
perpétuée dans la pensée occidentale, encourage à croire que le
niveau de l'idéal ou de l'"authenticité" transcende celui de la réalité
matérielle et sociale telle qu'elle est.
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre comment
le clivage entre deux niveaux de réalité conduit à penser
l'émancipation sous la forme dualiste d'un affrontement dans lequel
le pôle de complétude se confond toujours avec le Bien. Nous
pouvons
également
comprendre
pourquoi
les
idées
sur
l'émancipation se doublent d'un récit. Un récit qui se donne comme
le simple décalque de ces idées (tableau de la réalité telle que ces
idées la pensent, ou fiction illustrant, défendant, symbolisant ces
idées) ; mais un récit qui en réalité, déployant la grandeur d'une
affirmation inconditionnelle de soi, fait naître à l'égard de cette
posture une adhésion exaltée et en partie obscure.
Le héros de ce type de récit, qu'il s'agisse de Prométhée ou d'un
autre personnage, touche au sublime dans la confrontation solitaire
à la toute-puissance. Il se montre alors, selon les variantes du
scénario-type :
- écrasé injustement ( tel Jésus, ou Job, ou Samson aveugle et
enchaîné, ou Prométhée lui aussi enchaîné et supplicié),
- méconnu (tel celui qui, après être sorti de la caverne, après être
passé des ombres à la réalité en soi, revient parmi ses camarades
enchaînés, ou tel Jésus, voué à l'infamie de la croix comme un
vulgaire criminel, mais en son invisible intériorité le Fils de Dieu),
183
- rebelle (tel le Satan du Paradis perdu et des romantiques ou tel,
encore, Prométhée),
- et libérateur (c'est un leader, un titan, un révolutionnaire).
Regardons de plus près l'un des récits de ce type, le Prométhée
délivré de Shelley, et comparons-le au Prométhée enchaîné d'Eschyle.
Comme d'autres romantiques après eux, le poète Shelley et Mary
vouaient une grande admiration à la tragédie d'Eschyle. En lisant à
leur suite Prométhée enchaîné, on devine aisément quels passages ont
suscités leur enthousiasme. Le Prométhée d'Eschyle s'est élevé
contre l'inflexible dureté de Zeus, et c'est par philanthropie - on
l'apprend dès les premiers vers - qu'il a donné le feu aux hommes
(Eschyle est le premier auteur grec qui donne au titan une telle
importance et fait de lui l'initiateur de toute civilisation).
Ecrasé et triomphant à la fois, Prométhée est le type même du
personnage sublime. Shelley a certainement aimé le passage dans
lequel Prométhée s'identifie à Typhée foudroyé par Zeus et gisant
au pied de l'Etna "tandis qu'au haut de ses cimes Héphaïstos installé
frappe le fer en fusion" - Typhée vaincu et qui pourtant exhale
encore des torrents de lave! La fin de la tragédie aussi a dû susciter
son enthousiasme, en particulier ce passage où l'on voit Prométhée
lancer un dernier défi à Zeus :
"Allons! que la tresse de feu à double pointe soit donc lâchée sur moi,
l'éther ébranlé par la foudre et la fureur convulsive des vents sauvages ; que
leur souffle secouant la terre, l'arrache avec ses racines à ses fondements ; que la
houle des mers, d'un flux hurlant et rude, aille effacer au firmament les routes
où croisent les astres ; puisque, pour en finir, il me jette donc au ténébreux
Tartare, dans les tourbillons d'une impitoyable contrainte! Une chose est sûre :
il ne peut, à moi, m'infliger la mort."
Les Océanides, alors, refusent d'abandonner l'audacieux
supplicié, et la tragédie s'achève dans un bouleversement cosmique
où se manifestent les forces du chaos : le sol est ébranlé, un abîme
184
s'ouvre et l'enchaîné est englouti au milieu des grondements du
tonnerre et des vents furieux.
Un tel passage se prête bien à la lecture qu'en feront les
romantiques. Car c'est précisément lorsqu'il est réduit à rien que le
héros romantique - toujours plus ou moins christique - s'accomplit
pleinement, c'est lorsqu'il est face à la destruction qu'il coïncide
enfin avec sa propre infinitude. Ainsi, comme nous l'avons vu, la
créature de Frankenstein s'immolant au milieu des déserts sauvages
et glacés du pôle. Ou aussi bien, après lui, le capitaine Achab rivé à
son Léviathan, l'immense baleine blanche qui l'entraine dans les
profondeurs de l'océan. Ou, déjà, Rousseau. Rousseau persécuté,
dépossédé comme le sera Caleb Williams, et s'écriant commme lui :
"Toute la puissance humaine est sans force désormais contre moi..."
Jean Starobinski, qui cite cette phrase (écrite par Rousseau sur une
carte à jouer), ajoute avec justesse : "Le pouvoir infini que découvre
Jean-Jacques, c'est le pouvoir d'être soi d'une façon inconditionnée,
une fois que toutes les conditions adverses se sont accumulées."138
Le Prométhée de Shelley, lui aussi, défiera Jupiter en affirmant
le renversement de son supplice en triomphe :
" . . . torture and solitude,
Scorn and despair, - these are mine empire : More glorious far than that which you surveyest."139
Ainsi, on pourrait croire que ce qui sépare Shelley d'Eschyle, ce
sont seulement les traits christiques et le souffle révolutionnaire
dont le poète anglais auréole Prométhée. Le titan du poème de
Shelley, lorsqu'un personnage secondaire lui rappelle les tortures
subies par le Christ, déclare qu'il veut être "The saviour and the
strength of suffering man". Quant à l'admiration de Shelley pour la
138
139
Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle, Gallimard, 1987, p. 286-287.
J'utilise l'édition bilingue publiée chez Aubier Montaigne, 1942.
185
Révolution française, on la voit se manifester, par exemple, lorsque
Prométhée prédit au tyran Jupiter son renversement et sa chute :
" . . . Thine Infinity shall be
A robe of envenomed agony ;
And thine Omnipotence a crown of pain."
Jupiter, de son côté, exprime sa crainte de l'humanité :
"The soul of man, like unextinguished fire,
Yet burns towards heaven with fierce reproach...
Hurling up insurrection, which might make
Our antique empire insecure."
Sans doute Shelley pensait-il ainsi prolonger et enrichir le
personnage du philanthrope révolté qu'avait campé Eschyle dans la
première moitié du Ve siècle avant Jésus-Christ. Mais en réalité c'est le point que je veux souligner -, la problématique dans laquelle
s'inscrit la tragédie d'Eschyle est radicalement différente de
l'idéologie moderne dont participe Shelley : Eschyle n'accorde pas
moins d'importance que nous à la justice, mais il ne la pense pas
comme nous. Ou plutôt, ce qui est différent chez lui, c'est sa
conception de l'être humain. Lorsqu'un conflit se noue autour d'une
injustice, chacune des deux parties tend à adopter une posture
d'affrontement. Eschyle se montre très attentif à ce qu'implique cette
posture d'affirmation de soi face à l'autre. Lorsque nous sommes
pris dans un conflit, nous risquons fort de méconnaître la tension ou
la division inhérente à notre désir - désir de coexistence et de justice,
mais en même temps désir de supprimer l'autre, de l'écraser. Dans
la conscience que nous avons de nous-même, cette division tend à
s'estomper car la frontière entre les deux désirs, au lieu de passer à
l'intérieur de nous, nous paraît passer à l'extérieur de nous : à nos
yeux, elle se confond avec la frontière qui nous sépare de l'autre
partie. Ainsi, une fois entrée dans un scénario d'affrontement,
186
chacune des deux parties en cause se voit dotée d'une entièreté (et
par conséquent d'une jouissance de soi) que l'état de paix lui refuse.
Ce qui importe à Eschyle, c'est que si, au début du conflit, l'une des
parties est dans son plein droit, le rapport d'affrontement porte
celle-ci à outrepasser ce qui est juste. L'idée de justice s'oppose à
l'idée d'injustice ; Prométhée s'oppose à Zeus. Pour Eschyle, s'il y a
matière à tragédie, c'est précisément parce que le couple de concepts
et le couple de personnages ne coïncident pas, ne se superposent
pas. Entre l'idée de justice et les personnages qui prétendent agir en
son nom se creuse un décalage - décalage auquel chacun des deux
protagonistes reste aveugle, mais qui est visible à partir d'une position
tierce140. Dans le poème de Shelley au contraire, Prométhée n'incarne
pas seulement l'une des deux parties mais aussi le tiers : la vision
qu'il a du conflit se confond avec le point de vue supérieur de la
justice et de la vérité. C'est pourquoi l'avènement de la justice ne
requiert chez lui aucun personnage médiateur : c'est dans le cadre
d'un duel à mort que la justice triomphera. (Il en ira de même dans
l'adaptation que fera Sartre des Troyennes d'Euripide : Sartre,
comme le souligne Nicole Loraux, donnera à la tragédie un
caractère manichéen qu'elle n'avait pas dans le texte grec, la tirant
ainsi du côté de la préface qu'il avait écrite pour Les damnés de la
terre de Fanon141.)
Chez Eschyle, la position tierce se trouve incarnée par le
choeur, par Héphaïstos (qui a été chargé par Zeus d'enchaîner
Prométhée, mais qui répugne à exécuter la sentence), par Océan ou
par Hermès. Le choeur constate que "Zeus exerce un pouvoir sans
Voir J.- P. Vernant, Entre mythe et politique, Seuil, 1996, les textes consacrés
au tragique p. 425-498, en particulier p. 437.
141 "les damnés de la terre à Troie. Sartre face aux Troyennes d'Euripide", Le Genre
humain, n° 29, Les bons sentiments, 1995, p. 41.
140
187
règles" : c'est le Zeus violent des commencements du monde : en
proie à la démesure (ubris), il n'a pas encore appris à se plier à la
justice (dikè). A propos de l'excessive dureté du nouveau maître,
qu'Héphaïstos et Hermès déplorent autant que lui, Prométhée note
avec sagacité qu'"il n'est rien que le temps n'enseigne". Mais ces
mêmes tiers qui manifestent au titan enchaîné leur sympathie ne se
rangent pas pour autant à ses côtés : Prométhée aussi va trop loin.
"Je hais tous les dieux", déclare Prométhée à Hermès - "Je
comprends, tu délires", répond celui-ci. Et il ajoute : "Tu eusses été
intolérable, si tu avais réussi". Le Choeur, en s'adressant au
supplicié rebelle, approuve le messager des dieux : "Hermès parle
un langage qui n'est pas sans à propos. Il t'invite à laisser là toute
opiniâtreté pour interroger la sage réflexion." De même, Océan, tout
en étant touché par le sort injuste qui échoit à Prométhée, ne déplore
pas moins son attitude de défi. "Connais-toi toi-même", conseille-til, "et, t'adaptant aux faits, prends des leçons nouvelles". Connais-toi
toi-même, c'est-à-dire : apprends à te voir du point de vue du tiers,
et reconnais ainsi que la frontière qui sépare le juste de l'injuste ne
passe pas seulement entre toi et Zeus, mais aussi à l'intérieur de toi,
de sorte que ton désir te porte à la fois à la justice et à la démesure.
Dans le Prométhée enchaîné d'Eschyle, les tiers-médiateurs ne
parviennent pas à faire sortir le conflit de la relation d'affrontement
dans laquelle il s'est enferré. Lorsque la tragédie s'achève, Zeus et
Prométhée, grisés par leur posture de toute-puissance, persistent
dans l'affirmation inconditionnelle d'eux-mêmes, dans le duel du
tout ou rien. Dans Prométhée délivré, une tragédie qui est perdue,
Eschyle devait montrer, à travers la conciliation à laquelle
parvenaient les dieu et le titan, le triomphe de la justice. Une
conclusion qui, on s'en doute, aurait répugné à Shelley : pour lui, il
188
ne s'agit pas de réussir à sortir d'une relation de duel, mais de
vaincre à l'intérieur du duel.
Comment est-on passé du Prométhée antique au Prométhée
moderne? Pour répondre brièvement à la question, deux points
essentiels sont à considérer142.
D'abord, la position ambigüe du titan, entre dieux et hommes.
En volant le feu aux dieux pour le donner aux hommes, Prométhée,
bien qu'immortel, paraît se ranger du côté des humains. Cependant,
dès le IVe siècle avant Jésus-Christ, Prométhée fait également figure
de créateur de l'humanité : il fabrique les hommes avec de la terre et
de l'eau (le feu, alors, n'est plus seulement culinaire et technique, il
donne vie à la créature). C'est en s'appuyant sur cette ambigüité de
statut que le Prométhée romantique conciliera en lui le titanesque et
l'humain, le créateur et la créature, la démesure et la justice.
Ensuite, le rapprochement qui s'opère entre le mythe de
Prométhée et le récit de la Genèse. Prenant la suite de compilations
médiévales, certains traités de la Renaissance lisent la mythologie
grecque comme un déguisement des vérités de la Bible. Ainsi, pour
Henri Estienne, le premier homme fabriqué par Prométhée était
Adam et Pandore était Eve. Le feu dérobé aux dieux équivaut au
fruit défendu qui donne la connaissance du bien et du mal, et la
révolte de Prométhée équivaut à celle de l'homme qui, en
commettant le péché originel, se rebelle contre l'ordre divin.
D'autres auteurs comme Boccace, Filippo Villani ou Marsile Ficin
voient plutôt en Prométhée le héros civilisateur qui apporte les arts
à l'humanité déchue. Pic de la Mirandole, de son côté, souligne le
Je m'appuie ici sur l'ouvrage de R. Trousson, Le thème de Prométhée dans la
littérature européenne, 2 volumes, Librairie Droz, Genève, 2e édition, 1976. Je
remercie également Yves Hersant pour les indications qu'il m'a apportées sur la
figure de Prométhée à la Renaissance.
142
189
pouvoir prométhéen que Dieu a donné à l'homme, le pouvoir de se
modeler lui-même. Galilée, dans son Dialogo sopra i due massimi
sistemi, parlera de l'artiste comme d'un second créateur, "un
véritable Prométhée sous Jupiter". En 1710, dans Soliloquy, or Advice
to an Author, Shaftesbury reprendra la formule ; si le peintre et le
sculpteur imitent, le véritable poète crée : "Such a Poet is indeed a
second Maker, a just Prometheus under Jove."
On comprend donc que la philosophie des Lumières, dès lors
qu'elle rejette le dogme du péché originel, justifie la rébellion de
Prométhée contre Zeus. Voltaire est le premier (dans Pandore, en
1740) à faire de Jupiter un tyran qui persécute l'humanité.
Prométhée secoue ce joug et combat le dieu sur son propre terrain :
"Ose former une âme, écrit Voltaire en s'adressant au titan, et sois
créateur à ton tour". Trente ans plus tard, c'est au tour de Goethe
d'exalter Prométhée. Désormais, Prométhée n'est plus divisé en un
personnage proche des dieux et un autre proche des hommes : il
incarne l'élément divin en l'homme. Il devient pour le Sturm und
Drang le héros par excellence, à la fois rebelle politique et artiste
créateur (non plus sous Jupiter, mais à l'égal de Dieu). "Dans le
calendrier philosophique, écrira Marx en 1841, Prométhée occupe le
premier rang parmi les saints et les martyrs."143 Schlegel, Byron,
Hugo et, bien entendu, Shelley portent Eschyle aux nues. Mais en
ignorant - comme nous l'avons vu - l'essentiel de sa problématique
et en rabattant la position du tiers, seul à même de discerner le juste
de l'injuste, sur celle de Prométhée qui se trouve ainsi pleinement
justifié.
Voir D. Lecourt, "Marx-Prométhée", dans Prométhée, Faust, Frankenstein, Les
empêcheurs de penser en rond, 1996, p. 60-61.
143
190
Shelley n'invite donc plus le lecteur à adopter la position d'un
tiers qui serait partagé entre la compassion pour le sort infligé au
titan et la distance qu'il prend à l'égard de son aveuglement et de sa
démesure. Il n'invite plus le lecteur à s'appliquer à lui-même le
"Connais-toi" qu'Océan, dans la tragédie d'Eschyle, adressait à
Prométhée. Celui-ci (nous l'avons vu dans le chapitre consacré à la
pitié qu'inspire la créature de Frankenstein) est maintenant invité à
s'inscrire dans le "triangle des relations morales". Un triangle très
différent de celui qui était formé par Zeus, Prométhée et le tiers,
puisque la compassion autorise désormais ce dernier à s'identifier
sans réserve avec un personnage qui, dans la position christique de
victime absolue, s'affirme absolument. (Aujourd'hui, de manière
comparable, les émissions télévisées à caractère humanitaire
accréditent l'idée que le plus important, lorsqu'un conflit se produit,
c'est de décider qui sont les victimes et de donner ainsi un bon objet
de compassion aux téléspectateurs).
Tout se passe donc comme si, jusqu'à présent, les progrès de
l'émancipation n'avaient pu s'effectuer qu'au prix d'une certaine
régression intellectuelle. Avec la philosophie des Lumières, on
assiste, comme l'a si bien montré Paul Bénichou, à la naissance d'un
pouvoir spirituel laïque144. Chez les représentants de ce pouvoir en
partie arraché au clergé et qui forment une élite intellectuelle
artistique et littéraire, la posture du révolté (ou celle du paria,
comme on dira au XIXe siècle) tend à fusionner avec la place de
celui qui intervient au nom de valeurs transcendantes. Pour le
Christ et pour ceux qui parlent en son nom, les vérités dernières
s'affirment en rupture avec celles de ce bas monde. Dans leur
Voir Le sacre de l'écrivain, 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir
spirituel laïque dans la France moderne, José Corti, 1985, et Le temps des prophètes.
Doctrines de l'âge romantique, Gallimard, 1977.
144
191
sillage, les représentants du pouvoir spirituel laïque critiqueront la
société à partir de leur for intérieur, une place qui est censée être
extérieure et supérieure à cette société car fondée sur les principes
universels de la morale et nourrie par l'objectivité du savoir145.
Défenseurs de l'idéal d'émancipation, ils mettent cet idéal en scène
(et ils se mettent eux-mêmes en scène) à travers récits et des
scénarios d'affrontement.
L'effet que produisent de tels récits sur leurs lecteurs était censé
n'avoir pour source que les idées au service desquelles ils sont placés
(de même qu'auparavant, la force rhétorique d'un discours
d'édification était supposée émaner des vérités même de la religion).
Du coup, l'effet propre de ces récits (le supplément de plaisir qu'ils
apportent indépendamment des idées) passe donc en contrebande.
Ainsi, ce qui caractérise l'idéal occidental d'émancipation et le rend
si séduisant, c'est que, grâce à l'impensé de tels scénarios, l'humaine
propension à tirer jouissance de l'affrontement revêt un camouflage
et trouve une légitimation pour ainsi dire inespérés. Certes, le
processus de civilisation, d'adoucissement des moeurs et de
pacification des relations dont Norbert Elias a souligné l'importance
dans l'histoire de l'Europe moderne a trouvé dans les idées
émancipatrices un soutien146 : plus policé, l'individu est également
plus indépendant ; plus démocratique, la société donne à l'injustice
sociale
des
formes
moins
violentes.
Cependant,
l'idéal
d'émancipation a également fourni une contrepartie, une soupape
d'échappement à ce processus de civilisation en préservant sous des
formes annoblies des postures et des scénarios d'affrontement en
eux-mêmes assez frustes.
Voir R. Koselleck, Le règne de la critique, Minuit, 1979.
Voir La civilisation des moeurs, Calmann-Lévy, 1973, et, de N. Elias également,
La société des individus, Fayard, 1991.
145
146
192
Pour donner une idée de la continuité qui s'est ainsi maintenue
entre, d'une part, des récits sans prétention destinés à une
consommation de masse et, d'autre part, des conceptions propres à
une élite sophistiquée, le plus simple est sans doute de partir d'un
exemple.
J'ai vu, étant enfant, le film de Cecil B. de Mille, Samson et Dalila.
Victor Mature jouait le rôle de Samson (j'avais déjà fait connaissance
avec cet acteur dans un ou eux autres films - des peplums - et
j'aimais beaucoup ses allures de costaud dédaigneux). Je me
souviens de la scène finale de Samson et Dalila. Samson aveugle et
enchaîné, Samson humilié, Samson devenu objet de risée pour les
Philistins (tel le sauvage King Kong trasformé en phénomène de
foire). Et puis Samson au temple de Dagon, demandant à un jeune
garçon de le conduire entre les deux colonnes principales et
parvenant à les ébranler ; Samson instrument de la colère de Dieu,
et les lourdes pierres du temple s'abattant sur la masse des
Philistins. Quelle jouissance, quelle jubilation! Après avoir vu le
film, je fis revivre cette scène de toute-puissance en la racontant à
mes frères et soeurs et en la mimant, et, parmi la foule des Philistins
terrrorisés, j'imaginai quelques uns des adultes qui avaient autorité
sur moi.
Samson et Dalila prend place parmi les nombreux films d'action
qui ont jalonné ma jeunesse. Dans tous ces films, westerns, histoires
de chevalerie, de vikings ou d'espionnage, un homme en affronte un
ou plusieurs autres et, généralement, les tue. Une fois adulte, j'ai
remarqué, à propos des westerns, que dans quelques uns d'entre
eux le héros prétend imposer les bienfaits civilisateurs de la loi
écrite et du tribunal à la rusticité de villageois qui ne connaissent
que les armes à feu, le duel et la vengeance. Cependant, ce héros
193
apparemment atypique ne se consacre jamais vraiment à un rôle de
médiateur et n'occupe jamais la place de ce tiers auquel la tragédie
grecque accordait tant d'importance. Il finit toujours par se couvrir
de gloire en dégainant à son tour et en massacrant les méchants147.
Le héros américain n'est pas un médiateur qui rétablit la justice en
apaisant un conflit et en s'efforçant d'empêcher que le mal se
produise. Le mal est fait, il le punit (il s'agit par exemple d'"un flic
aux méthodes peu orthodoxes" - c'est-à-dire musclées). Lui-même,
d'abord vaincu, humilié, persécuté, finalement se redresse, se justifie
et se venge. Samson, et aussi d'autres héros ou prophètes de la Bible
ne lui ont-il pas montré l'exemple? (Peut-être existe-t-il des films
américains où un enjeu de justice et d'injustice ne se traduit pas par
un scénario d'affrontement, mais je n'en ai vu aucun.)
Je viens de souligner la continuité entre l'histoire de Samson et
d'innombrables films destinés à la consommation populaire. Mais le
lien entre ce personnage biblique et l'idéal d'émancipation n'est pas
moins fort. Milton, l'un des grands promoteurs de cet idéal, lui qui
était à l'avant-garde des luttes politiques de son temps et dont le but
était "the liberation of all human life from slavery", a écrit un Samson
agonistes. Le point culminant du poème, ici aussi, c'est la destruction
du temple de Dagon par le héros aveugle (comme Milton lui-même)
mais rédimé. Les Philistins sont des idolâtres. Ils ressemblent donc
aux adversaires du poète, idolâtres eux aussi puisqu'ils sacralisent la
royauté ou s'inclinent devant le pape148. Dans Paradise lost, Satan se
dresse contre Dieu pour le renverser. Samson s'en prend, sinon à
Dieu, au moins à la demeure d'un dieu. Et là où Satan échoue, il
Qu'on ne croie pas que, dans le rôle de tiers, un personnage ne puisse jamais
acquérir une dimension héroïque. L'ouvrage de T. Todorov, Une tragédie
française (Seuil, 1994), qui relate un épisode de la résistance dans une ville du
Berry, offre un bon exemple dehéros médiateur.
148 Voir Chr. Hill, ouvrage cité, en particulier p. 92, 180, et 428 suiv.
147
194
réussit. Car ce qui était absolue noirceur chez Satan est devenu chez
Samson l'effet de la puissance divine. Samson combat l'oppression,
c'est une sorte de Prométhée révolté. Samson se sacrifie, c'est une
sorte de Christ.
On pourrait aussi bien montrer, à propos de nombreux
écrivains et intellectuels du XIXe et du XXe siècles, comment leur
idéal progressiste et émancipateur continue de faire appel au vieux
scénario d'affrontement. Je me limiterai à quelques exemples. Les
premiers concernent le versant politique de l'idéal d'émancipation,
les seconds, le versant de l'accomplissement personnel.
Du côté politique, les exemples sont abondants dans l'histoire
de la pensée progressiste-révolutionnaire, depuis la révolution
anglaise jusqu'à nos jours. Pour une vue générale du discours
politique d'affrontement, je renvoie à Michel Foucault qui en a
brossé un tableau remarquable149. Foucault oppose ce type de
représentations historico-politiques, qu'il appelle "le discours de la
guerre des races" au discours juridico-philosophique qui s'appuie
sur le Droit naturel et l'idée d'un contrat social pour établir une
théorie de la souveraineté légitime. Avec "le discours de la guerre
des races", discours de combat, "on voit se dessiner, dit Foucault,
quelque chose qui, au fond, se rapproche bien plus de l'histoire
mythico-religieuse des Juifs que de l'histoire politico-légendaire des
Romains." Et il rappelle à ce propos que "la Bible a été, à partir de la
seconde moitié du Moyen Age au moins, la grande forme dans
laquelle se sont articulées les objections religieuses, morales,
politiques au pouvoir des rois et au despotisme de l'Eglise." C'est du
côté de cette histoire-revendication, de cette histoire-insurrection,
Voir "Il faut défendre la société", cours au Collège de France (1975-1976),
Hautes Etudes, Gallimard, Seuil, 1997.
149
195
ajoute-t-il, "que s'est placé le discours révolutionnaire - celui de
l'Angleterre du XVIIe siècle et celui de la France et de l'Europe, au
XIXe siècle."150
Parmi les récits emblématiques de l'émancipation, il en est un
qui est devenu une référence obligée pour toute personne qui se
pique de philosophie : "la dialectique du maître et de l'esclave".
Chez Kojève, dans son commentaire de la Phénoménologie de l'esprit
de Hegel, le scénario est explicitement proposé au titre d'une
anthropogénèse (une histoire de l'accès à l'être-soi) : "le rapport
entre Maître et Esclave", dit Kojève, "c'est-à-dire le premier résultat
du «premier» contact humain, social, historique)"151. En réalité, le
scénario correspond à une situation tout à fait spécifique, celle d'un
duel sans témoins (un affrontement sans tiers). En somme, une
variante de l'histoire de Robinson et de Vendredi. Comme dans
Robinson Crusoé (qui représente le point de vue du maître), ou
comme dans Caleb Williams (le point de vue de l'esclave), il s'agit
d'un affrontement entre hommes ; dans ces récits, il n'y a pas de
place pour la différence des sexes, parce que celle-ci ouvre une
brèche dans la toute-puissance. Le caractère prenant de l'histoire
que nous racontent Hegel et Kojève tient précisément au fait qu'il
n'y a pas place pour deux - enjeu de toute-puissance, donc, insistant
tout au long de leur récit mais inavoué. Grâce à la tension narrative
et au pathos que produit cet enjeu de tout ou rien, le lecteur est
porté à croire que ce qu'Hegel et Kojève sont en train de lui
raconter, c'est bien la vérité - car un sentiment d'intensité est
toujours pêt à nourrir une conviction de vérité. A travers son
affrontement avec le maître, l'esclave rencontre "l'angoisse de la
150
151
M. Foucault, ouvrage cité, p. 62 et 68. Voir également p. 44-45.
Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1992, p. 26 (1e édition : 1943).
196
mort, du Maître absolu"152. La mort occupe ainsi par rapport à
l'esclave la place qui est celle du Tout-Puissant face à Job. Et c'est
parce qu'il en passe par cet affrontement, raconte Kojève, que
l'Esclave est un révolutionnaire. "L'homme qui n'a pas éprouvé
l'angoisse de la mort (...) agira en réformiste «habile», voire en
conformiste, mais jamais en révolutionnaire véritable." En effet, la
"transformation
révolutionnaire
du
Monde
présuppose
la
«négation», la non-acceptation du Monde donné dans son ensemble.
Et l'origine de cette négation absolue ne peut être que la terreur
absolue inspirée par le Monde donné, ou plus exactement par ce ou celui - qui domine ce Monde, par le Maître de ce Monde. Or le
Maître qui engendre (involontairement) le désir de la négation
révolutionnaire est le Maître de l'Esclave."153
Certaines
révolutionnaire
des
sont
formes
les
apparues
plus
dans
récentes
le
champ
du
discours
des
luttes
anticoloniales. Les idéaux du colonisateur, la rhétorique et les
grandes figures narratives que celui-ci a mobilisées sont réutilisés
contre lui (le premier discours placé dans la bouche d'un Moïse du
peuple africain a été écrit par Prévost en 1735 ; et dans l'édition de
1774 de l'Histoire des deux Indes, Diderot appelle de ses voeux la
venue d'un Spartacus noir154). On voit ainsi, chez Aimé Césaire par
exemple, un noir révolté qui n'est pas sans rappeler le personnage
romantique du monstre-réprouvé (un personnage dont, me semblet-il, le Caïn de Byron ou la créature de Frankenstein offrent un
meilleur exemple que Caliban, dans La tempête de Shakespeare) :
P. 27.
P. 33.
154 Voir Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Albin
Michel, 1995, p. 140 suiv., "Le thème de la révolte", et p. 175.
152
153
197
"Le rebelle - Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon
état : révolté ; mon âge : l'âge de pierre.
La mère - Ma race : la race humaine . Ma religion : la fraternité...
Le rebelle - Ma race : la race tombée. Ma religion... mais ce n'est
pas vous qui la préparerez avec votre désarmement... c'est moi avec
ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute."155
Dans Peaux noires masques blancs, Frantz Fanon décrit son
expérience d'être désigné comme noir dans un monde de blancs156 :
"Maman, regarde le nègre, j'ai peur!" Fanon exprime le sentiment
qu'il éprouve alors d'une brutale déshumanisation qui l'atteint dans
son corps, dans son apparaître, et du coup, le style des pages qui
suivent se trouve empreint d'une exaltation vengeresse. En lisant ce
passage, j'ai pensé à la rage qui s'empare de la créature de
Frankenstein lorsque, sur sa simple apparence, elle se voit rejetée
par les autres. Ce rapprochement peut donner lieu à deux inférences
bien distinctes. La première : que la conception occidentale de
l'individu ou plutôt sa dramatisation, sa force de séduction
s'exprime de manière récurrente par le scénario d'une nonreconnaissance violente, situation dans laquelle le rejeté puise le
sentiment aigu de lui-même et le supplément d'énergie qui
nourrissent sa posture d'insurrection. La seconde : que Mary
Shelley, en écrivant ce genre de scène, a su exprimer l'essence des
expériences de non-reconnaissance auxquelles tant d'êtres humains
sont exposés, en réalité et non dans la fiction.
Dans Les damnés de la terre, Fanon montre le colonisé
révolutionnaire se défaisant des idées occidentales. Celui-ci en était
imprégné, il était attaché au "socle gréco-latin" ; mais "pendant la
A. Césaire, Et les chiens se taisaient, Présence Africaine, Paris, Dakar, 1989, p.
155
68.
156
Points Seuil, 1975, p. 90.
198
lutte de libération, au moment où le colonisé reprend contact avec
son peuple, cette sentinelle factice est pulvérisée. (...) Tous ces
discours apparaissent comme des assemblages de mots morts."157
Cela n'empêche pas Fanon de concevoir l'émancipation du colonisé
selon les formes obligées du discours occidental. "La décolonisation
est véritablement création d'hommes nouveaux" : Saint Paul. "Les
derniers seront les premiers"158 : l'Evangile. Débarrassé des formes
de pensée de la bourgeoisie coloniale, le militant découvre le
peuple, "il est littéralement désarmé par la bonne foi et par
l'honnêteté du peuple" ; orgueil et égoïsme sont détruits ; dans les
assemblées villageoises, il voit s'épanouir dans une simplicité
détendue l'esprit de communauté et de solidarité159 : ce tableau
contrasté de la mauvaise et de la bonne société, on le voit déjà chez
Rousseau (dans La nouvelle Héloïse), dans les pastorales édifiantes de
la fin du XVIIIe siècle ou dans le tableau de la société future que
trace Shelley à la fin de son Prometheus Unbound. Dans la préface
qu'il a écrite pour Les damnés de la terre, Sartre adopte lui aussi la
posture qu'exalte Fanon. Les colonisés affrontent les colonisateurs
comme Prométhée enchaîné se dressant contre la tyrannie de
Jupiter. Le pouvoir colonial renversé, "l'espèce minoritaire disparaît,
cédant la place à la fraternité socialiste"160. La conception sartrienne
du rôle critique de l'intellectuel n'invite évidemment pas celui-ci à
intervenir en tiers, mais bien plutôt, comme l'a souligné M.
Walzer161, à choisir son camp. Si l'on considère le cas exemplaire de
la résistance contre les Nazis, la conception sartrienne de
Les damnés de la terre, Folio, Gallimard, 1995; p. 77.
Cette citation et la précédente, p. 67.
159 P. 79 et 78.
160 P. 53.
161 Interpretation and Social Criticism, Harvard University Press, Cambridge
(Mass.), London, 1987.
157
158
199
l'engagement apparaît très justifiée, car dans cette situation
historique, même une personne qui n'idéalisait aucunement la
posture d'affrontement pouvait comprendre que son devoir était de
combattre l'ennemi. Cependant, la conception sartrienne de
l'engagement ne dérivait pas seulement de l'exemple apporté par la
Résistance,
et
pas
seulement
non
plus
de
la
tradition
révolutionnaire. Elle était également liée à une certaine idée de
l'accomplissement de soi.
Comme bien d'autres auteurs modernes, Sartre ne distingue
pas très clairement entre la liberté qui consiste à "briser les chaînes"
de l'oppression et des préjugés, et celle qui se manifeste par une
auto-affirmation inconditionnelle de soi, voire par la revendication
d'une sorte d'auto-engendrement : rien d'étonnant à cette confusion
puisqu'elle est au coeur de l'idéologie moderne. Lorsque j'étais
adolescent, j'ai entendu ou lu cette citation de Sartre (je ne sais
toujours pas duquel de ses livres elle est tirée) : "La liberté est cette
part de néant qui nous contraint à nous faire au lieu d'être." Je
trouvais que cette fière affirmation sonnait très bien, et durant cette
période de mes dix-huit ans (qui était celle aussi où je me grisais de
la lecture d'Ainsi parlait Zarathoustra) je répétais la phrase de Sartre à
qui voulait l'entendre. (La formule, il faut en convenir, était bien
faite pour plaire à quelqu'un qui, tout juste sorti de l'enfance et de
son admiration pour le personnage de Samson, se trouvait
facilement séduit par ce qu'on pourrait appeler un usage phallique
de la parole.)
Dans une pièce de Sartre, Les Mouches, on voit Oreste
apostropher Jupiter d'une manière qui rappelle les défis lancés par
Prométhée : "Etranger à moi-même, je sais. Hors nature, contre
nature, sans excuse, sans autre recours qu'en moi. Mais je ne
200
reviendrai pas sous ta loi : je suis condamné à n'avoir d'autre loi que
la mienne."162 Dans Sens et non-sens de la révolte, Julia Kristéva cite ce
passage163, favorablement semble-t-il. Dans l'ensemble de son livre,
constatant le pouvoir qu'a le monde contemporain de nous absorber
dans ses compromis envahissants, elle prône ce qu'elle appelle un
"culture-révolte", réaction salutaire contre l'arasement de l'individu
par la marée médiatique et technologique. Ce propos m'a fait
souvenir du livre d'Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel
(1968), dans lequel il disait que la société unidimensionnelle
refoulait les vérités poétiques et métaphysiques comme les animaux
dans les réserves, afin d'éviter leur action subversive164. Je me suis
souvenu également des nombreux sermons entendus dans mon
enfance, dans lesquels le représentant du pouvoir spirituel mettait
en garde ses ouailles contre leur propension à se laisser absorber par
les
soucis
et
les
compromis
d'une
vie
quotidienne
"unidimensionnelle", et les exhortait à se réveiller et à reprendre le
combat - bref, à se porter à la rencontre de leur être véritable.
Cette série d'associations sur la lancée d'une phrase de Sartre
montre à quoi conduit le ressassement complaisant de l'idéal
d'émancipation : au conformisme et à la soumission - soumission au
vieux courant héroïque de la prédication occidentale, conformisme à
l'égard de valeurs recyclées sans examen critique.
La rhétorique de l'authenticité héroïque, Simone de Beauvoir la
déploie à partir de l'exemple d'un réprouvé célèbre : le marquis de
Sade. Dans les années cinquante, Sade entre dans le panthéon des
écrivains. Non sans difficulté, bien sûr. Il faut que des esprits aux
idées avancées prennent sa défense. C'est l'occasion pour la posture
Théâtre, I, Gallimard, 1947, p. 113.
Fayard, 1996, p. 336.
164 Editions de Minuit, 1968, p. 208.
162
163
201
d'affrontement dont Shelley et plus encore Byron furent les héros
emblématiques de reprendre du service. Un mélange de morale
dans la lutte politique et d'immoralisme dans l'affirmation de soi :
double manière de combattre une société d'injustice et de préjugés.
Sade, dit Beauvoir, "a dépassé le sensualisme de son époque pour le
transformer en une morale de l'authenticité". Dans le long article
qu'elle consacre au marquis, Beauvoir semble prendre pour argent
comptant ses développements philosophiques. En tous cas, elle fait
de lui quelqu'un qui s'est délibérément et volontairement fixé sa
voie : "Contre l'indifférence il a choisi la cruauté."165 C'est le moment
d'ouvrir une parenthèse pour rappeler une chose que la tragédie
grecque savait et que notre volontarisme tend à oublier : dans
quelque direction que nous nous trouvions poussés à développer
l'affirmation de nous-mêmes, la force même qui nous pousse nous
invite à nous représenter qu'elle ne nous contraint pas, mais qu'au
contraire c'est nous qui agissons volontairement : il nous serait
pénible en effet d'admettre que nous n'avons pas le pouvoir de régir le
mode d'affirmation de notre propre pouvoir. Le volontarisme - le
fantasme de maîtrise -, lorsqu'il s'exprime dans les fières
déclarations que Shelley place dans la bouche de Prométhée, nous
paraît aujourd'hui avoir quelque chose de puéril. Et sans doute la
posture byronienne paraissait-elle aussi un peu désuète aux auteurs
qui, dans les années cinquante, exaltaient la subversion sadienne.
Mais cela n'a pas empêché certains d'entre eux de profiter de
l'occasion que Sade leur offrait pour adopter à nouveau cette
posture. Car ce n'est pas celle-ci qui se démode, ce sont seulement
les discours dans lesquels elle se met en scène. Lorsque, le temps
C'est moi qui souligne. "Faut-il brûler Sade? (fin)", Les Temps Modernes,
janvier 1952, p. 1228 et 1230.
165
202
ayant passé, ces discours perdent de leur fraîcheur subversive,
laissant ainsi paraître la naïveté que dissimulait leur enveloppe de
dureté, on s'en éloigne, et l'on croit ainsi s'être dépris de la posture
qui les animait. Il n'en est rien, celle-ci renaît et se perpétue sous de
nouvelles formes.
Dans la posture d'auto-affirmation, l'illusion du volontarisme
se double d'une méconnaissance quant à la transgression. Les
déclarations faites par Jean Paulhan, toujours à propos de Sade, le
montrent bien. En 1956, la parution des oeuvres de Sade aux
éditions Pauvert fait l'objet d'un procès pour outrage aux bonnes
moeurs. A cette occasion, Paulhan fait une déposition dans laquelle
il explique à Maître Maurice Garçon que "Sade est venu à une
époque où une sorte de philosophie un peu molle admettait sans
réserve que l'homme était bon et qu'il suffisait de le rendre à sa
nature première pour que tout se passe bien. De là, Sade a été
conduit, par contraste, à soutenir que l'homme était méchant, et à
démontrer dans le détail, de toutes les façons, cette méchanceté qu'il
a fondé le premier sur la sexualité."
On assiste alors au dialogue suivant :
Le président - "Je voudrais que vous nous expliquiez où vous
voyez la pureté de cette philosophie, qui me paraît destructrice.
J. Paulhan - Il y a une pureté dans la destruction. C'est Saint-Just
qui a dit...
Le président - Vous trouvez que la pureté de la destruction n'est
pas dangereuse pour les moeurs?
203
J. Paulhan - Elle est dangereuse. J'ai connu une jeune fille qui est
entrée au couvent après avoir lu les oeuvres de Sade, et parce qu'elle
les avait lues."166
On voit ici le niveau réfléchi des idées contaminé et pour ainsi
dire absorbé par le niveau non-conscient de la posture (qui est un
scénario agi de l'affirmation de soi). Dans sa défense de Sade,
Paulhan s'appuie d'abord sur une thèse philosophique - la même
que celle que je soutiens dans cet essai : Sade était fondé à refuser la
niaiserie diffusée par la pensée des Lumières. Mais comme en même
temps, aux yeux de Paulhan, Sade est représentatif de la révolte
contre l'ordre établi, posture qu'il fait sienne, défendre Sade, c'est
suivre son exemple. Sade, dangereux? Oui, mais seulement pour
ceux qui reculent devant "la pureté de la destruction" - c'est-à-dire
ceux qui se réfugient dans la bigoterie. Avec son histoire de jeune
fille au couvent, Paulhan se dresse devant le président comme Sade
lui-même défiant l'ordre établi. Paulhan est passé insensiblement
d'une réflexion sur la méchanceté à une posture d'affrontement.
En glissant ainsi du niveau des idées à celui du scénario,
Paulhan glisse du constat (il y a chez les êtres humains une
propension au mal) au jugement de valeur (il est bon d'exercer ce mal,
même si ou parce que cela répugne à la pusillanimité du bourgeois).
La confusion réside à la fois dans l'ambiguïté du qualificatif de
"bon" et dans la nature du mal dont il s'agit. Comme Lacan l'a
souligné, Sade montre que nous pouvons trouver du "bonheur dans
le mal" et pas seulement dans le bien, apport dont Freud a su faire
son profit167. Cependant, l'oeuvre de Sade ne constitue pas à
proprement parler le moment "inaugural d'une subversion" : l'idée
J. Paulhan, Oeuvres complètes, Cercle du livre précieux, Paris, 1969, t. IV, p.
39-40.
167 "Kant avec Sade", Ecrits, Seuil, 1966, p. 765-766.
166
204
d'une jouissance dans le mal était déjà familière à la conception
augustinienne de l'être humain, et elle se trouve exprimée de la
manière la plus radicale et la plus éclatante dans le cri que jette le
Satan de Milton : "Evil be thou my Good!", "Que le mal soit mon
bien!"168
Il est évident que dans la perspective augustinienne, la
jouissance éprouvée à faire le mal n'est pas moralement bonne.
Chez Paulhan et d'autres, la distinction entre les deux sens du mot
"bon" s'estompe ; et en même temps, le mal dont il s'agit de jouir
passe du registre d'une cruauté effectivement destructrice (par
exemple les maux que les Espagnols, d'après Las Casas, firent
endurer aux Indiens169) à une forme de cruauté qui s'exerce dans le
champ de la liberté sexuelle. Ce passage s'effectue silencieusement,
d'une part à travers l'idée, qui se veut freudienne, que la
méchanceté humaine serait fondée sur la sexualité (une méchanceté
par conséquent pas si méchante que ça). D'autre part en prenant le
contrepied du puritanisme chrétien (le puritanisme a eu tort de
condamner la sexualité, il est temps de la revendiquer comme un
bien et une liberté).
Au bout du compte, la transgression en tant que passage réel à
la destruction se trouve éludée. Précisément parce que la littérature
a le pouvoir de faire revivre l'illimitation réelle dans un texte,
l'écrivain veut croire qu'il transgresse pour de bon alors qu'il se livre
en fait à des transgressions esthétisées ou érotisées. Du coup, pour
lui, la différence s'efface entre le semblant et l'illimitation réelle. Un
effacement qui rejoint par une autre voie celui auquel la niaiserie
elle-même aboutit. Le puritanisme des bons sentiments innocente
168
169
Livre IV, vers 110.
J. Paulhan, ouvrage cité, p. 28.
205
l'homme : ce qu'il désire fondamentalement, c'est le bien. La
transgression selon Paulhan - étant, comme chez Bataille (et déjà
chez Shelley et Byron) esthétisée - n'est qu'une expérience des
limites : il n' y a pas de véritable trangression puisque ce qui est
franchi, ce n'est au fond que la barrière sociale des préjugés et de la
médiocrité. En se rendant coupable, on demeure donc innocent - et
l'on atteint même à une pureté supérieure.
La figure du coupable innocent donne toute sa grandeur à la
posture d'affrontement liée à l'idéal d'émancipation. L'ouvrage
présenté par Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma
mère, ma soeur et mon frère..., offre une remarquable illustration de
cette figure. En 1835, en Normandie, un paysan de vingt ans tue sa
mère, sa soeur et son jeune frère. En prison, il rédige non pas sa
confession, mais le texte qu'il avait le projet d'écrire avant de
commettre son triple crime. Celui-ci apparaît donc comme le fruit
d'une longue fermentation silencieuse. Le jeune homme avait
l'intention de conclure son action en se donnant la mort. En prison il
se voit déjà mort ; il se pend en 1840.
Dans son mémoire s'exprime la souffrance de ses proches. La
vie de labeur de sa grand mère, le mari de celle-ci pendant vingt ans
malade et invalide, un seul de ses quatre enfants encore en vie - le
père de Pierre Rivière - et ce père en butte à la haine de son épouse,
humilié, persécuté par elle ("les peines continuelles qu'il endurait",
écrit Pierre Rivière). Et à nouveau la plainte qu'ont livré des
tablettes mésopotamiennes et que Job adresse à Yahvé : "Ah, dit-elle
en pleurant..., je voudrais être dans le cimetière, ah faut-il que j'aie
eu tant de mal dans ma vie pour en être récompensée de la sorte,
pour qui que le bon Dieu en fait donc tant souffrir."170 Et le jeune
170
Moi, Pierre Rivière, Gallimard-Julliard, 1973, p. 103-104.
206
homme sur lequel retombe le poids de ces souffrances, ce jeune
homme en proie à un déchirement insupportable : n'être rien, être
tout :
- "Je montrais des singularités. Mes compagnons d'école s'en
apercevaient ils se moquaient de moi, j'attribuais leur mépris à
quelques actes de bêtise que je pensais avoir fait dès les
commencements, et qui suivant moi m'avaient discrédité pour
toujours."
- "J'étais dévoré des idées de grandeur et d'immortalité, je
m'estimai bien plus que les autres."
Le fantasme du renversement du rien en tout s'empare donc de
Pierre Rivière, un renversement qui s'opérera par la vengeance et le
suicide ("me venger de tous ces gens là"). "Je conçus l'affreux projet
que j'ai exécuté. (...) Il me sembla même que dieu m'avait destiné
pour cela, et que j'exercerai sa justice." Pour défier des lois humaines
iniques, il s'agit de prendre modèle sur de grands exemples de
sacrifice. Ainsi, l'un des frères Macchabées qui tua un éléphant sur
lequel se trouvait le roi ennemi, "quoiqu'il sut qu'il allait être étouffé
sous le poids de cet animal" (comme Samson sous les pierres du
temple philistin). Et Notre Seigneur Jésus Christ, qui "est mort sur la
croix pour sauver tous les hommes, pour les racheter de l'esclavage
du démon, du péché, et de la damnation éternelle". Pierre Rivière
nourrit, comme il le dit lui-même, des idées sublimes.
Pour forcer le destin - l'impossibilité d'exister - et, enfin,
réparer, s'affirmer dans un éclat aveuglant, Pierre Rivière convoque
le vieux scénario de la sublimité dans l'affrontement destructeur.
"Un martyr, comme il le croyait lui-même ; un monstre, comme l'on
décidé ses juges", écrira un journal du Calvados.
207
Quelles figures Foucault et ses collaborateurs convoquent-ils
autour de Pierre Rivière? Des figures plus modernes, qui ne sont
pas inspirées par la Bible, mais qui procèdent cependant du même
scénario que celui dans lequel le jeune homme s'était lui-même
inscrit.
Comme la créature de Frankenstein, "l'autre (indigène, sauvage
ou péquenaud) ne peut pas se nommer (...), en tant qu'homme il
n'est plus rien du tout. Alors, il ne lui reste que la possibilité
d'inverser les valeurs. (...) Pour qu'on l'entende, il faut qu'il tue."
L'oppression, l'écrasement qui accablent les paysans sont les mêmes
que ceux décrits par Michelet dans La sorcière. Comme la sorcière,
certains se rebellent. Ils se dresssent, ils se sacrifient. "Evénement
exemplaire, le meurtre ici vise, dans un monde figé, l'intemporel de
l'oppression et l'ordre du pouvoir."171
Dans sa présentation de l'ouvrage, Foucault écrit que "par une
sorte de vénération, et de terreur aussi peut-être pour un texte qui
devait emporter avec lui quatre morts, nous ne voulions pas
surimposer notre texte au mémoire de Pierre Rivière. Nous avons
été subjugués par le parricide aux yeux roux." Simone de Beauvoir,
dans le texte auquel je me suis référé, donne cette citation de Sade :
"Le crime a un caractère de grandeur et de sublimité qui l'emporte et
l'emportera toujours sur les attraits monotones de la vertu."172 Dans
le même numéro des Temps Modernes où paraît l'article de Beauvoir,
Etiemble consacre un article au mythe de Rimbaud : "l'aventurier, le
fou, le criminel et le poète assassiné", écrit-il. Et il montre qu'après
Rimbaud, d'autres grandes figures incarneront chacun de ces
qualificatifs, en l'auréolant de la même idéalisation. Le criminel,
171
172
J.- P. Peter et Jeanne Favret, "L'animal, le fou, la mort", p. 254, 251, 250 et 252.
"Faut-il brûler Sade (fin)", Les Temps Modernes, janvier 1952, p. 1221.
208
c'est Genet : le "caractère sacré du criminel, que Genet, dans son
oeuvre entier, s'efforce d'accréditer".173
Aux yeux de Foucault, Pierre Rivière est une sorte de Genet ; et
Genet est lui-même, à ses propres yeux, une sorte de Christ. Genet,
écrit Catherine Millot dans l'étude qu'elle lui a consacré, voulut
"opérer
des
retournements
triomphaux,
des
renversements
héroïques, s'inspirant du message évangélique : les premiers seront
les derniers et les derniers seront les premiers. Les damnés de la
terre sont les élus du poète et son regard se confond avec celui dont
Dieu nous contemple." Genet accorde donc à la perdition une valeur
rédemptrice174. Ce n'est pas là, ajouterai-je, un trait qui lui est propre
; Genet - comme Bataille, comme Pierre Rivière et tant d'autres - ne
fait que se confier à la vieille élaboration occidentale d'un fantasme
de toute puissance qui implique à la fois une dévalorisation de ce
qui est relatif et une identification de l'absolu du rien à l'absolu du
tout.
Dans ce dernier chapitre, j'ai voulu montrer que les idées
modernes d'émancipation sont sous-tendues par une posture
d'affontement liée à un vieux scénario héroïque qui, lui-même,
implique une conception du monde fondée sur deux niveaux de
réalité. La tradition occidentale, il faut le rappeler, n'a pas connu
d'idéal qui n'en appelle à une forme de dépassement de la condition
humaine, à une solution. La sagesse, la gentillesse du tact ont
quelque chose d'accommodant, il leur manque un côté dramatique.
Donc, pas de sages à la chinoise, mais des saints, des Prométhée et
des forcenés.
173
174
"Un mythe explose", p. 1264 et 1268.
Gide Genet Mishima. Intelligence de la perversion, Gallimard, 1996, p. 82 et 89.
209
210
Conclusion
Tant qu'on pense que la méchanceté n'est due qu'à des causes
extérieures, tous les espoirs sont permis : société régénérée et
harmonieuse, homme nouveau, fraternité, fin de l'exploitation,
éradication du racisme, etc. Admettre au contraire que la racine
intérieure de la méchanceté ne peut être arrachée, c'est reconnaître
qu'il n'y a pas de solution.
Mais reconnaître qu'il n'y a pas de solution, ça ne veut pas dire
qu'on ne peut rien faire. Que peut-on faire pour s'améliorer soimême et pour améliorer la société? Les pages qui précèdent ne
fournissent évidemment pas les réponses, mais elles permettent tout
de même d'esquisser quelques suggestions.
Prenons d'abord la question de l'amélioration personnelle. Le
perfectionnement moral de soi n'est pas à la mode : aujourd'hui, la
vie personnelle et les relations entre proches sont psychologisées ; ce
qui est moralisé, ce sont les relations à distance. Ces dernières sont
prises en charge par ce que j'ai appelé le "triangle des relations
morales" (dénonciation du mal, compassion pour les victimes) dont
le champ est politique, social et humanitaire. Partage discutable,
bien sûr, même si, pour ce qui est de la vie personnelle, il vaut
certainement mieux comprendre que condamner. Mais qu'il y ait à
comprendre ne signifie pas que la question du bien ou du mal que
l'on fait ne se pose plus. Se préoccuper d'aller bien ou d'aller mieux
est un souci légitime et même recommandable ; ce souci conduit à
poser autrement la question de devenir meilleur, mais il ne la fait
pas disparaître.
211
Il a plusieurs fois été question dans ce livre du "puritanisme des
bons sentiments". J'y ai vu une forme d'auto-idéalisation. Celle-ci
s'appuie sur le raisonnement suivant : je distingue nettement le bien
du mal ; devant le spectacle du persécuteur et de sa victime, je me
range du côté du bien ; donc, je suis bon. Ce sophisme complaisant
va évidemment à l'encontre du perfectionnement de soi puisqu'il
fait comme si celui-ci était déjà acquis.
Le perfectionnement de soi passe donc par un processus de
désidéalisation. Il s'agit de reconnaître l'ambivalence de notre fonds
d'illimitation, c'est-à-dire de reconnaître qu'en nous, les forces de vie
et les forces qui nous poussent à la méchanceté s'alimentent à la
même source. Ces forces ne sont donc pas bonnes ou mauvaises en
elles-mêmes ; tout dépend des relations qu'elles nouent ou ne
nouent pas avec l'autre pôle, celui de la limitation.
Prenons un exemple. Nous pouvons éprouver un sentiment
sans pour autant réaliser que nous l'éprouvons, ou bien en le
sachant mais en nous méprenant sur sa nature : nous trouvons
quelqu'un détestable pour telle ou telle raison, et ce jugement
circonstancié nous dispense d'apercevoir les sentiments que nous
éprouvons à son égard, ou bien nous présente ces sentiments
comme étant justifiés (il est l'agresseur, nous sommes la victime).
Dans ce cas de figure très banal, les forces qui orientent notre
comportement à l'égard de la personne dont il s'agit échappent à la
limitation qui, si elle s'appliquait à ces forces, les remanierait. Cette
limitation, ce serait l'acte mental d'identifier le sentiment éprouvé, et
de le reconnaître comme étant injustifié. "Ayant un esprit haineux,
dit un texte bouddhique ancien, le moine sait : «Ceci est un esprit
haineux», quand la méchanceté est en lui, il sait : «En moi est la
212
méchanceté»"175. la manière dont agit le processus de délimitation
est paradoxale : je me surprends en train de nourrir de mauvais
sentiments - de la haine, de l'envie, un désir de supplanter l'autre,
de le faire disparaître ; me voici donc moins bon, moins justifié que
je voulais le croire ; la frontière entre le bon et le mauvais ne passe
plus à l'extérieur de moi, elle passe à l'intérieur de moi : je me suis
désidéalisé (un peu). Cependant, au prix de cette perte, mes
mauvais sentiments sont devenus moins intraitables qu'ils l'étaient
lorsque je les méconnaissais ; ils sont entrés dans un champ de
différenciation qui, en les mettant en contact avec d'autres aspects
de ce que je suis et de ce qu'est la réalité, les ouvre à une certaine
élaboration, les oriente vers une relative viabilité.
Il est inévitable que nous éprouvions de mauvais sentiments,
c'est pourquoi ceux-ci nous posent des problèmes comparables à
ceux que le désir sexuel a posé au puritanisme. Reconnaître ses
mauvais sentiments (c'est-à-dire à la fois les identifier et admettre
qu'ils viennent de nous, qu'ils ne se réduisent pas à une réaction
justifiée) est coûteux ; mais ne pas les reconnaître est également
coûteux. Les reconnaître, c'est à la fois perdre l'idéalisation de soi à
laquelle on attachait le sentiment de sa valeur et perdre l'entièreté
dont on tirait une satisfaction narcissique. Ne pas les reconnaître,
c'est limiter sa vie au cercle des bons sentiments, c'est abandonner
l'énergie répudiée à un destin empoisonné et empoisonnant. Il y a
donc un profit à apprivoiser sa propre méchanceté, qui compense
en partie la perte que cette reconnaissance implique. En ce sens, la
lecture de ce livre aura peut-être apporté au lecteur un soulagement
- pas très différent, somme toute, de celui que procure la violence
Walpola Rahula, L'enseignement du Bouddha d'après les textes les plus anciens,
Seuil, 1978, 141-142.
175
213
des films d'action : le plaisir de renouer avec une part de lui-même
pleine de vie, part dont le puritanisme des bons sentiments l'oblige
à se priver.
Laissons la question du perfectionnement de soi et passons au
problème général de l'amélioration de la société. Sur ce point, ce que
les pages qui précèdent suggèrent essentiellement, c'est de se défier
de la vision que la morale tend à donner de la méchanceté : quelque
chose sur quoi le discours du bien devrait pouvoir agir. J'ai souligné
à plusieurs reprises le fait que, pour comprendre la méchanceté, il
faut distinguer le sujet de l'existence du sujet de la connaissance. En
effet, dès lors que nous professons des idées morales, nous sommes
portés à croire que le sujet de la connaissance a le pouvoir de
surplomber et de régir le sujet de l'existence : il nous est agéable de
penser que nous sommes les maîtres de notre comportement,
surtout lorsque celui-ci correspond aux idées que nous professons.
Du coup, nous sous-évaluons l'importance du réseau existentiel qui
soutient notre manière d'être et d'agir. Par "réseau existentiel", je
veux dire toute l'épaisseur de la vie en société dans laquelle nous
sommes pris, avec ses différents types de relations (familiales,
amicales, professionnelles) et ses différents tissus de contraintes et
de possibilités (espace de la ville, emploi du temps et relations entre
le passé et l'avenir, vie économique, institutions juridiques et
politiques, etc.). Il est vrai qu'il y a des cas où seuls les principes
auxquels nous nous référons commandent notre action ; mais ce
sont précisément des cas où nous ne sommes pas engagés dans une
relation avec l'autre ; pour que la morale, le droit ou le règlement
soient seuls à parler, il faut qu'il y ait désaffiliation ou que la
relation soit une relation à distance (avoir seulement affaire à l'idée
qu'on se fait des autres).
214
Etre honnête, juste et bienveillant est une manière d'exister.
Etre méchant est également une manière d'exister. Il est donc
essentiel de distinguer la morale en tant qu'elle nous propose un
but, de la morale en tant que discours se voulant un moyen d'action.
On peut reconnaître au bien une valeur absolue, il n'empêche que le
discours qui proclame et rappelle cette valeur absolue n'aura jamais,
quant à lui, qu'un pouvoir relatif. Vouloir transformer les gens par
la prédication, c'est croire que l'on peut se soulever de terre en se
tirant par les cheveux. Appréhender une situation uniquement en
termes de morale est donc, au fond, immoral : il y a là une paresse,
un refus de l'effort qui est nécessaire pour discerner dans la
situation les traits spécifiques qu'il faudrait pourtant connaître et
comprendre pour mieux agir. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut
douter de l'efficacité qu'auraient des cours d'éducation civique et
morale dans les collèges, une mesure que l'on envisage lorsqu'on se
trouve confronté à "la violence de ces jeunes qui n'ont pas de
repères". En effet, si la parole a le pouvoir d'apporter des repères,
c'est à condition de s'articuler à l'expérience vécue. L'éducation
civique, par conséquent, ne doit pas être séparée de la pratique des
relations dans le collège, notamment des triviales et rebutantes
questions de discipline. Pour nobles qu'elles soient, les idées, à elles
seules, ne changent pas nos manières d'exister. Il faut pour cela que
ces idées se traduisent un peu moins en discours et un peu plus
dans les conditions réelles qui déterminent les formes de la
coexistence. La morale peut régler des relations, mais elle ne peut
pas les constituer (en ce sens, il n'y a pas de relations morales). La
volonté morale d'amélioration doit compter avec la constitution des
relations humaines et s'intéresser de près à la complexité des
facteurs qui les déterminent.
215
Ces remarques invitent à souligner les limites de l'essai qu'on
vient de lire. Celui-ci permet, je l'espère, de reconnaître la racine
intérieure de la méchanceté et de mieux comprendre les effets
observables qui en découlent ; mais, comme je l'ai précisé dans
l'introduction, cela ne suffit pas pour appréhender tout ce qui, dans
des manifestations de méchanceté, est dû à un contexte historique et
social spécifique. J'aimerais donc, pour finir, proposer quelques
indications visant à articuler la question de la source intérieure de la
méchanceté à l'autre question, celle des conditions sociales
extérieures dans lesquelles la méchanceté se produit. Pour présenter
ces indications, il est commode de découper l'éventail des relations
humaines en trois grandes classes :
1- l'ensemble des relations dans lesquelles les individus
produisent mutuellement le sentiment de leur existence. On parlera
dans ce cas de coexistence, d'"être à plusieurs" ou d'affiliation ;
2 - l'ensemble des relations dans lesquelles, pour que l'existence
de l'un s'accroisse, il faut que celle de l'autre diminue. Il y a ici
antagonisme, méchanceté et destruction ;
3 - l'ensemble des cas où l'autre est extérieur à notre sphère
d'existence : éloignement, évitement, neutralisation.
Dans nombre de cas on peut observer une intersection entre les
deux premiers ensembles ou une oscillation entre les deux176. Soit
des personnes ou des groupes qui existent sur la base de quelque
chose qui leur est commun, qui aiment la même activité, les mêmes
lieux, les mêmes choses, les mêmes valeurs. Tous désirent ce qui
leur paraît soutenir leur existence. Ce désir les pousse à comprendre
l'intérêt qui leur est commun, celui de préserver les ressources
Un fait souvent mentionné par les ethnologues, par exemple EvansPritchard
dans Les Nuer, Gallimard, 1968.
176
216
matérielles, les institutions et les pratiques qui permettent à chacun
d'associer son bien-être à celui des autres. Mais ce désir les pousse
également dans une autre direction : désir d'en avoir plus que
l'autre ou d'avoir ce que l'autre a, désir d'avoir une meilleure place
que l'autre ou de prendre sa place. En même temps qu'ils
soutiennent les affiliations, les biens matériels et immatériels
alimentent les rivalités. Le fait qu'aucune société ne puisse jamais
réaliser l'harmonie n'en rend que plus précieux et plus intéressants
les multiples arrangements et dispositions qui maintiennent tant
bien que mal un certain équilibre ou qui permettent d'améliorer
celui-ci.
Voici un exemple de méchanceté ordinaire suscité par l'amour
des mêmes choses. Le rez de chaussée d'une maison est à vendre.
Un couple s'y installe avec ses deux enfants, un garçon et une fille
qui sont maintenant des adolescents. Au premier étage habite
depuis des années une vieille dame. Le petit jardin qui est derrière
la maison est lié à la propriété du rez de chaussée, la dame doit
désormais se limiter à son domaine légal. De sa fenêtre elle observe
cette jeunesse, qui reçoit ses amis, qui prend des bains de soleil sur
la pelouse ; l'envie aiguise sa réprobation. Il lui faut supporter le
bruit de leurs voix, de leur musique ; elle proteste, elle fait venir la
police. Agée et solitaire, il ne lui reste plus que ça, remplir le vide de
ses journées du souci de ses voisins, sentir que, quoi qu'ils veuillent,
elle occupera malgré tout une place dans leur esprit. Elle n'a plus
d'autre mode d'existence, c'est donc plus fort qu'elle, elle les
envahira de ses procès, elle y sacrifiera ses économies. Un
travailleur social qui fait office de médiateur s'efforce de calmer le
jeu, il prend les choses avec patience, il a l'habitude des conflits de
217
voisinage : l'autre mitoyen, l'autre qui empiète sur moi, le
persécuteur que je rêve de supprimer.
Renversement de l'ami en ennemi, affrontement, duel, tout cela
fascine. Du coup, lorsqu'on se penche sur la violence, on néglige
souvent le troisième ensemble (éloignement, neutralisation) qui, par
nature, tend à passer inaperçu. Il joue pourtant un rôle considérable
aussi bien dans la vie sociale la plus paisible que dans les processus
qui conduisent à la méchanceté. Chacun de nous distingue entre
ceux avec qui il a un lien et les autres. Dans le cercle de nos proches,
il y a les moments où nous sommes en contact et les moments où le
contact est suspendu (il est en effet insupportable d'être obligé de
maintenir le contact activé en permanence, même avec des
personnes que l'on aime). Cette alternance est déjà observable chez
le nourrisson, ainsi que la neutralisation des personnes qui ne lui
sont pas familières. Nous pouvons bien inclure tout le monde dans
la sphère du savoir (par exemple lorsque nous lisons le journal),
mais dans notre sphère d'existence nous ne pouvons inclure qu'un
nombre limité de personnes, et ceci avec une alternance d'activation
et de désactivation. Le processus de neutralisation - il faut insister
sur ce point - est donc en lui-même à la fois sain et universel. Il est
d'ailleurs inscrit dans le langage sous la forme de la troisième
personne : sont neutralisés tous les ils dont je et tu s'entretiennent.
Cependant, la neutralisation n'est pas moins sujette à
l'instabilité que la coexistence. Celle-ci peut tourner à la rivalité ; la
neutralisation tourne aisément à la dépréciation et à l'hostilité.
Comment s'opère le passage? Les ils et les eux ne disparaissent pas
de mon champ de conscience, je sais qu'ils existent, souvent même je
les vois, je les croise dans la rue. Mais j'existe aussi bien sans eux, il
n'y a pas entre nous l'existence commune que procure le fait d'aimer
218
la même chose, de participer à la même sphère d'existence. Les ils et
les eux existent dans d'autres sphères, ce qui compte pour eux n'est
pas ce qui compte pour moi. Et c'est là que leur existence peut
commencer à me gêner. Ce qui vaut à leurs yeux réduit
indirectement l'étendue de ce qui vaut à mes yeux : ils ne font pas
allégeance à ce qui soutient l'idée que je me fais de ma valeur, ils
vivent comme si ce qui est important pour moi (pour nous)
n'existait pas. Ainsi, indirectement, ils déprécient ce par quoi je
m'apprécie. Nos différences nous appauvrissent (elles ne nous
enrichissent que si, d'abord, nous nous sommes trouvés un terrain
commun). Si en outre, je dois côtoyer ces autres alors qu'ils ne
pratiquent pas les usages et les manières qui, dans mon entourage,
constituent un terrain d'entente et me permettent de savoir où j'en
suis avec mon interlocuteur ou mon partenaire, alors, me voici dans
l'impossibilité de délimiter et de situer ce qu'ils me veulent. Je ne
sais comment ménager une relation avec eux. Je me sens
impuissant, ils me font peur. C'est comme si je me trouvais
confronté à une présence non-délimitée, de sorte que je ne puis
m'empêcher de projeter sur eux le fantasme de l'absolue
malfaisance. Tous ces autres m'exposent donc à une humiliation et à
une menace, celles de me sentir submergé par l'écoeurante disparité
de la macédoine humaine. Ainsi, comme les membres du nous
contribuent mutuellement au maintien et au renforcement de leur
sentiment d'exister, ils sont portés à retirer aussi du eux un surcroît
d'existence, et c'est précisément ce qu'ils obtiennent en étant
méchants avec eux. Comme je l'ai montré au cours des chapitres qui
précèdent, la dépréciation et la haine, la souffrance infligée et la
destruction, primo, apportent au nous
un plus-être que la
bienveillance ne saurait lui donner ; secundo, lui offrent réparation
219
du moins-être que lui inflige toute non-allégeance aux insignes
auxquels il attache le sentiment de sa valeur ; tertio, lui permettent
de jouir d'une entièreté qui est l'image en miroir de l'illimitation
mauvaise projetée sur ces autres.
L'enchaînement que je viens de retracer me porte à contester la
thèse soutenue par Pierre Clastres dans Archéologie de la violence. La
guerre dans les sociétés primitives177. La thèse de Clastres présuppose
une conception de l'être humain de laquelle est absente l'idée d'une
amorce intérieure de la méchanceté. Pour lui, la guerre permanente
que se font de nombreuses sociétés primitives répond à une
fonction. Non pas celle, pour un groupe, de faire triompher ses
intérêts (les enjeux économiques, ou bien sont absents, ou bien se
réduisent à des prétextes), mais celle de maintenir les groupes
séparés et ainsi, d'empêcher la formation d'un état : le morcellement
serait le but de la guerre. Pour soutenir cette thèse, Clastres est
obligé (comme Carl Schmitt, mais pour une autre raison que lui)
d'admettre que "les Autres sont classés d'emblée en amis et en
ennemis". Clastres ne prête donc pas attention à la possibilité,
pourtant largement pratiquée, de classer les autres en zone neutre.
Du coup, il laisse échapper un aspect de la violence qui est pourtant
essentiel : le passage de la neutralité à l'hostilité. L'évitement des
autres groupes suffirait à préserver chaque groupe de la formation
d'un état. Si à cette mise à distance s'ajoutent l'hostilité et la guerre,
c'est donc pour d'autres raisons. Un peu comme dans le cas banal de
ces automobilistes qui profitent de la distance protectrice
qu'instaure la coque vitrée de leur véhicule pour déverser leur
hargne sur les piétons ou sur d'autres conducteurs.
177
Editions de l'aube, 1997.
220
Voici deux exemples dans lesquels on peut voir comment
s'effectue le passage de la neutralité à la désaffiliation agressive.
Premier exemple. Plusieurs élèves d'une classe ont l'habitude
de jouer ensemble à la récréation. Ceux avec qui ils ne jouent pas
sont donc plus ou moins neutres à leurs yeux. Parmi les
"neutralisés", il y a des enfants qui, à cause de leur origine sociale,
ont des manières d'être très différentes des leurs. Dans leur cas,
pour les raisons que j'ai données plus haut, la neutralisation se
teinte donc d'une certaine hostilité. Cependant celle-ci reste
contenue, tout simplement parce que ces autres étant liés entre eux,
ils se font craindre. En revanche, l'un des élèves de la classe, lui
aussi étranger au groupe de ceux qui jouent ensemble (il n'est pas
leur genre) apparaît, de plus, isolé. Les membres du petit groupe
peuvent donc s'en prendre à lui. Ils en font la cible de leurs
sarcasmes. Un jour, excités par la jouissance qu'ils se procurent ainsi
à moindres frais et enhardi par leur impunité, ils s'acharnent sur lui.
Le lendemain, la victime est absente. L'enfant est déprimé, malade,
il ne veut pas retourner à l'école. Les parents se plaignent auprès de
l'instituteur.
Second exemple. En juillet 1942, le 101e bataillon de réserve de
la police allemande est envoyé à Josefow, en Pologne. Il est
essentiellement composé d'ouvriers et d'employés de la ville de
Hambourg. Leur chef leur explique qu'il s'agit de rafler les mille
huit cents Juifs qui vivent là et d'abattre dans la forêt voisine
femmes, enfants et vieillards. Pour des hommes qui ne connaissent
rien au métier de bourreau, cette journée de tuerie est très
éprouvante. Certains se sont dérobés à la tâche ; la seule sanction
qui leur est réservée est d'être regardés par leurs camarades comme
des lâcheurs ou de ne pas être considérés comme des "hommes".
221
D'autres ont retrouvé parmi les Juifs de Josefow tel ou tel qu'ils
avaient connus à Hambourg. Le soir, tout le monde se saoûle.
D'autres opérations suivront ; progressivement, ils s'y font. Autant
que de nouvelles techniques d'abattage, la propagande anti-juive les
aide à creuser l'écart entre eux et leur victimes178.
Je raconte cette histoire (et aussi celle de soldats du Viet Nam
qui n'avaient pu s'empêcher de vomir la première fois qu'on leur
avait ordonné de mitrailler des civils du haut de leur hélicoptère) à
un ami qui a des responsabilités dans une grande entreprise. Luimême a été chargé, me dit-il, de licencier plusieurs personnes. Il les
connaissait vaguement ; il lui était arrivé, à la cafétéria, d'échanger
quelques paroles avec certaines d'entre elles. Il me dit que pour la
première personne, il était très mal à l'aise et qu'il ne savait pas
comment s'y prendre. Ce qui était difficile, surtout, c'était d'aller à
l'encontre d'une relation qui, si lointaine soit-elle, était néanmoins
marquée par le fait de travailler dans la même entreprise, donc par
une affiliation. Peu à peu, il s'était forgé une contenance, il avait
appris à se détacher de ses interlocuteurs et à dire ce qu'il fallait
dire. Et puis il avait constaté que, grâce à la posture de désaffiliation
dans laquelle il était parvenu à s'établir, au-delà du désagrément qui
persistait quelque chose d'autre pointait ; quelque chose que,
maintenant qu'il m'en parle, il identifie comme une sorte de
satisfaction : à travers le rôle qu'il remplissait, c'était la voix de la
nécessité qui parlait ; une réalité plus grande que lui lui
communiquait sa force et il participait de cette puissance
souveraine.
Voir Chr. R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la
police allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1994. D'autres
exemples dans le séminaire de Françoise Héritier, De la violence, Odile Jacob,
1996.
178
222
Toute forme de relation interhumaine, même si elle a quelque
chose d'intolérable, engendre une addiction. Car, de même que
l'eau, parce qu'elle tend à s'écouler, épouse les formes du terrain, la
nécessité d'exister qui nous porte reçoit l'empreinte de la
conjoncture relationnelle dans laquelle nous nous trouvons. L'eau
(la nécessité d'exister) peut être encouragée par la pente que lui
offre la situation ; dans ce cas apprendre à exister dans cette
situation est facile et immédiatement profitable (les enfants dont j'ai
parlé dans mon premier exemple). L'eau peut au contraire se
trouver freinée par des obstacles (les policiers allemands en
Pologne). Cependant, dès lors que la situation présente un écart
entre "affiliés" et "neutralisés" ou entre affiliations fortes et
affiliations faibles, la nécessité d'exister met à profit cette brèche.
S'efforçant aveuglément de se trouver une assiette, elle fonde sa
sphère d'existence sur les affiliations qui s'imposent à elle et s'écarte
au contraire de celles qui en briseraient l'unité ou en réduiraient
l'étendue.
223
TABLE DES MATIÈRES
Introduction,
1 - La rançon du monothéisme,
2 - Le spectre de la malfaisance absolue,
3 - La démesure de Victor Frankenstein,
4 - Le couple infernal,
5 - Pitié pour le monstre,
6 - Pensée et raison d'un côté, littérature et passions de l'autre,
7 - Les bons sentiments,
8 - Complétude idyllique, complétude violente : l'ambigüité du
désir de réparation,
9 - La révolte prométhéenne : idéal d'émancipation et
posture d'affrontement,
Conclusion,
224