gare aux gorilles !

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gare aux gorilles !
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gare aux gorilles !
par Thierry Groensteen
[Juin 2016]
Dans la première partie de cette étude, nous avons principalement eu affaire à des singes de
compagnie, pour la plupart sympathiques, facétieux, « malins comme des singes », souvent porteurs
d’un comique qui joue tantôt de l’imitation des humains, tantôt de l’inversion des codes supposés
distinguer ceux-ci des animaux. Dans cette deuxième partie, nous rencontrerons un certain nombre
de singes qui veulent domestiquer ou asservir l’humanité, et nous nous mesurerons aux gorilles qui, à
l’instar de King-Kong, sèment l’effroi.
Petit tour d’Europe à grande vitesse
Puisque j’ai parlé d’Hergé, je me tournerai quelques instants vers un autre grand auteur belge, mais
côté flamand : Willy Vandersteen, qui collabora du reste au journal Tintin de 1948 à 1959. Car
Vandersteen aussi fit montre d’un goût prononcé pour les singes. On se reportera notamment aux
épisodes de sa série vedette, Bob et Bobette (Suske en Wiske en V.O.) intitulés Le Singe volant, Le
Joueur de tamtam et Le Baobab trembleur (respectivement n°s 55, 88 et 152 dans la « collection
rouge »). Toutefois, les deux albums les plus significatifs sont à mon sens La Kermesse aux singes (1965)
et La Fleur de la jungle (1969).
Il est impossible de proposer ici un panorama même indicatif des singes qui ont hanté la bande
dessinée internationale. Ils sont bien trop nombreux, on en trouve partout, notamment dans les séries
enfantines, et, comme vedettes ou simples comparses, dans quantité de séries animalières.
Deux mots, tout de même, sur quelques personnages de la bande dessinée britannique. Je citerai
simplement ici le merveilleux Rupert Bear, ce classique de la bande dessinée anglaise, dû au crayon
de Mary Tourtel. Rupert se lie d’amitié avec le singe Jacko dans sa toute première aventure, publiée
en volume en 1921 sous le titre The Adventures of the Little Lost Bear. Et en 1928, le petit ours recevra
un animal de compagnie, qui sera à nouveau un singe, cette fois baptisé Beppo (Rupert and his Pet
Monkey).
Il y avait déjà un singe parmi les camarades de classe (connus sous le nom générique de « Bruin Boys
» parce qu’ils fréquentent l’école de Mme Bruin) de Tiger Tim, le héros de Julius Stafford, au faite de
sa popularité dans les années vingt.
Dans l’hebdomadaire The Dandy, une communauté animale, située en Afrique, était mise en scène,
dès le n°1, paru le 4 décembre 1937, sous le nom de Bamboo Town. Elle était rejointe par deux
chimpanzés, Pongo et Bongo, auparavant pensionnaires dans un zoo. Ils allaient rapidement
endosser un rôle de leaders et enseigner la civilisation aux autres bêtes plus rustiques. Ils étaient, du
reste, les seuls animaux à être représentés habillés, et même assez élégants (Bongo fume le cigare).
Le créateur de la série était Charlie « Chick » Gordon, un cartoonist populaire, actif jusqu’à la fin des
années quarante.
Rudolph Dirks, le créateur des Kids, a pu lui aussi s’amuser occasionnellement avec les singes. Témoin
cette page du 4 décembre 1938 (ici en version française, telle que l’a publiée Junior-Tarzan dans
son No.157, le 30 mars 1939), où les deux galopins prennent prétexte d’une leçon d’histoire naturelle
pour établir la parenté entre le capitaine et la gent simiesque.
Cependant, il faut rendre à César ce qui appartient à Gus Mager : ce dessinateur né en 1878, fils
d’immigrés allemands, avait été le premier à créer une série, dès 1904, dont les personnages avaient
tous des traits simiesques. Ses Monks (pour monkeys) allaient s’individualiser et jouer tour à tour les
vedettes. Ainsi se succédèrent, dans le rôle titre, Knocko the Monk, Rhymo the Monk, Mufti the Monk,
Freshy the Monk, Henpecko the Monk, Groucho the Monk (selon certaines sources, Mager auraient
inspiré leurs noms aux Marx Brothers). Le plus populaire de cette lignée allait être Sherlocko the Monk,
en 1910, parodie de Sherlock Holmes. Toutefois les singes de Mager avaient de moins en moins l’air
de ce qu’ils étaient et ressemblaient de plus en plus à des humains, dont seule la bouche trahissait
encore l’origine.
Le chef-d’œuvre de Winsor McCay Little Nemo in Slumberland comporte une séquence très
intéressante et rarement citée. Elle dure 7 semaines, à partir du 8 août 1909. Nemo, Spip et un
troisième larron du nom de Kiddo escaladent des palmiers pour ne pas être capturés par des singes
coiffés de casques d’explorateurs, très excités d’avoir découvert de si beaux « spécimens
d’humanoïdes ». Les singes les capturent, les mettent en caisses et les expédient au zoo où ils sont
encagés, exhibés comme « lointains ancêtres de notre race ». Les singes tiennent les trois captifs
pour féroces. Cependant un célèbre dompteur, le « professeur Gorilla », pénètre dans leur cage
pour les mater à coups de fouet. Or c’est lui qui se fait proprement rosser et assommer par les
prisonniers. Les singes changent alors de méthode et s’y prennent par la douceur, distribuant
cigares, nourriture et calins. Toutefois ils n’abandonnent pas l’idée de dresser les trois « humanoïdes »
et entreprennent de leur enseigner des tours de cirque. Rejoints par Impy, Nemo et ses amis
présentent leurs tours dans la rue, et réussissent à s’échapper.
Le motif du singe géant hostile et effrayant, fortement ancré dans la culture populaire, connaît
évidemment son incarnation la plus célèbre dans King-Kong. Bien que le gorille soit en réalité un
animal doux et pacifique, qui n’a pas besoin de faire usage de sa force puisqu’il ne connaît pas de
prédateur (en dehors de l’homme), il a régulièrement été assimilé au type même du monstre bestial.
Par exemple sur cette célèbre affiche de l’armée américaine appelant à s’enrôler, pendant la
Première Guerre mondiale, pour faire échec à l’Allemagne, cette « brute insensée » ; ou encore sur
cette affiche du cirque Barnum.
Il hantera aussi la « nouvelle BD » des années 60 et 70, en particulier ces deux récits avant-gardistes
en miroir que sont Arzach, de Moebius, et Allô ! Nous avons retrouvé M.I.X. 315 ! Il est vivant. Nous
allons le sauver !! (en abrégé M.I.X.), de Poïvet. Rappelons que M.I.X. est un récit en 12 planches
paru dans Comics 130 No.5 en 1971, mais vraisemblablement dessiné en 1965 [1]. Le singe géant
apparaît au bas de la deuxième planche et c’est en tentant d’échapper à son étreinte que le
protagoniste tombe dans un trou qui communique avec le palais d’une mystérieure reine.
Il figure bien entendu au nombre des motifs « empruntés » par Moebius, au même titre que la
végétation tentaculaire, les habitations troglodytes, les oiseaux-montures et l’arche en ruine. Mais le
monstre géant qu’affronte le guerrier mutique de Moebius (représentant d’une espèce inconnue qui
n’est apparentée aux primate que par son allure générale) est de beaucoup le plus effrayant, avec
son pelage rouge, ses attributs sexuels bien visibles, ses dents et ses griffes pareillement effilées.
Si King-Kong a connu de nombreuses versions cinématographiques (en 1933, 1976, 2005 et 2017,
pour les versions principales) et inspiré quantité de films de monstres, il n’a pas donné lieu à
beaucoup de bandes dessinées mémorables. Même la version imagée par Guido Buzzelli (21 pages
sur scénario de Jean Sanitas, dans Pif No.887, en février 1986) est assez peu inspirée.
Tarzan mis à part, beaucoup de comic books ont mis les singes à l’honneur, en particulier chez DC
Comics. Dans son No.8, daté de mai 1951, le magazine mensuel Strange Adventures montrait un
gorille en couverture et annonçait « l’histoire incroyable d’un singe avec un cerveau humain ! »
Selon le témoignage de l’éditeur Julius Schwartz, cette image aurait entraîné une hausse
significative des ventes du titre. Dès lors, la décision fut prise de multiplier les couvertures montrant
des gorilles, toujours agissant à la manière d’humains. Ainsi, notamment, des numéros 100 (janvier
1959, sur « L’étonnant procès de John (Gorilla) Doe ! » ; No. réédité fin 1972), et 117 (juin 1960, sur un
gorille génial dont les idées ont été volées par un savant dévoyé, le Dr Van Horne).
Dans From Beyond the Unknown, No.23, août 1973, il est toujours question d’un Man-Ape, mais il
s’agit cette fois d’un extra-terrestre supérieurement intelligent et animé de l’ambition de « conquérir
le monde ».
Parmi les « super-vilains » emblématiques de l’univers DC figure le gorille Grodd, mangeur d’hommes,
quoique doué de langage, de pouvoirs télépathiques et d’une haute intelligence (il appartient à
une civilisation de gorilles avancée, rendus intelligents par des extraterrestres et qui ont fondé une
cité à la technologie très sophistiquée : Gorilla-City). Ce super-vilain est apparu pour la première fois
en mai 1959 dans Flash (sous la signature de John Broome et Carmine Infantino), dont il deviendra
l’un des pires ennemis. Il connaîtra ensuite une carrière très longue et fertile en rebondissements.
Voici deux couvertures assez frappantes qui le mettent en scène : l’une (Flash No.172) signée de
Carmine Infantino et Murphy Anderson ; l’autre, par David Finch, qui représente Grodd face à Lex
Luthor.
Lex Luthor nous conduit naturellement à Superman. Les aventures du super-héros archétypal ont vu
l’apparition de deux singes la même année, en 1959. Beppo a été introduit en octobre dans
Superboy No.56. Il est originaire de la planète Krypton, où le père de Superman s’en servait comme
singe de laboratoire. Il possède des superpouvoirs, tout comme Krypto the super-chien, Streaky le
super-chat ou Comet le super-cheval, que Supergirl lui fera d’ailleurs rencontrer par la suite.
Par sa musculature et le fait d’être le plus souvent représenté à demi-nu, le personnage n’est pas
sans faire penser à Tarzan. Robert E. Howard (qui admirait Burroughs) a confronté le Cimmérien à des
singes dans ses romans. Ainsi, dans sa jeunesse, Conan a été capturé par une tribu d’hommes-singes
vivant dans des cavernes. Parmi les dessinateurs qui ont animé les aventures du célèbre barbare,
Barry Smith, en particulier, doit être cité ici pour la seconde partie de l’épisode The Talons of… Thak !
(sur un script de Roy Thomas ; voir Conan Saga vol. 1 No.4, Marvel Comics, août 1987.). Conan a
pour mission d’y tuer Nabonibus, le prêtre rouge qui tyrannise une cité corinthienne, mais il découvre
que celui-ci a été détrôné par son gorille Thaj, monstrueux et sanguinaire, « aussi différent d’un vrai
singe que d’un homme réel ». Notre héros n’a pas trop de toute sa vaillance, et de l’aide de son allié
Murilo, pour venir à bout de cet adversaire hors catégorie.
(à suivre)
Notes
[1] Sur cette histoire et les « emprunts flagrants » que Moebius y a faits pour Arzach, voir l’article de
Philippe Lefèvre-Vakana dans le dossier Poïvet publié sur ce site :
http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article437
[2] Des écrivains membres de l’Oulipo, Jacques Jouet, Jacques Roubaud et Hervé Le Tellier, se
sont amusés à écrire des poèmes en langue mangani.
[3] « Le mythe des terres lointaines dans la bande dessinée américaine », Phénix No.15, 4e trim.
1970, p. 19-31. Cit. p. 23.
[4] « Le petit lever du roi de la jongle », Rubrique-à-brac, t. II, Dargaud, 1971, p. 51-52.
[5] Rubrique-à-brac, t. III, Dargaud, 1972, p. 50-71.

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