Muriel Joubert Le quatuor à cordes avec électronique

Transcription

Muriel Joubert Le quatuor à cordes avec électronique
Un premier regard sur le Quatuor à
cordes avec électronique
Muriel Joubert
Colloque du Concours International de Musique de chambre sur le quatuor à cordes,
du 28 octobre 2009 (Lyon)
Pour citer ce document (ainsi que le tableau annexe) :
Muriel Joubert, « Une premier regard sur le Quatuor à cordes avec électronique »,
colloque du Concours International de Musique de chambre sur le quatuor à cordes du 28
octobre 2009 (CIMCL, Lyon) consulté le***,
http://joubert.muriel.pagesperso-orange.fr/Joubert.Muriel/Publications.html
Cet exposé fixe un objectif très modeste. Après avoir dressé un état des lieux1 de ce
genre, nouveau de quelques décennies, je m’intéresserai aux différentes orientations prises
par les compositeurs, alors même que la représentation du quatuor à cordes est très forte
et connotée. Sous cet angle seront abordés des aspects communs aux autres genres
musicaux de la période qui s’étend de 1945 à nos jours : l’importance des inspirations
extra-musicales et la relation qu’entretiennent le quatuor et l’électronique.
1. Etat des lieux et tentatives de définitions
Le tableau qui suit recense quarante quatuors « avec électronique », depuis l’origine du
genre jusqu’à aujourd’hui. Malgré tous les efforts pour repérer et répertorier le plus grand
nombre d’œuvres possibles, force est d’admettre que cette liste n’est pas exhaustive, et ne
peut l’être. Composé à partir du site Internet « BRAHMS » de l’IRCAM, du site du
Quatuor Arditti, de différents autres sites de studio (comme GRAME) et grâce à la
technologie Internet du moteur de recherche, ce recensement donne néanmoins une
bonne image de la présence, pas excessivement abondante, de ce nouveau genre. Sur ces
quarante quatuors, j’ai pu en écouter une trentaine, dont la moitié ne connaît pas encore
un enregistrement commercial. Cette écoute n’a hélas pu être optimale, loin des
conditions de spatialisation d’un concert.
Je remercie les compositeurs, nombreux, qui ont accepté non seulement de me faire
parvenir un enregistrement de leur œuvre, une partition, mais aussi de répondre à mes
Etat des lieux non exhaustif, et en constante extension : ne pourront pas être pris en compte, notamment, les
quatuors avec électronique qui seront nés entre la date de cet article et la parution des actes du colloque.
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questions, parfois nombreuses, précises ou générales. Tous ces échanges très fructueux
m’ont permis de mener une première réflexion sur le quatuor avec électronique2.
Tableau n° 1 (cf document annexe)
Un tel tableau suscite une série d’observations diverses mais essentielles pour une
bonne compréhension du genre.
- 1ère observation :
Les origines de ces compositeurs sont multiples (USA, Mexique, Salvador ou Argentine
pour dix d’entres eux, Iran pour l’un, et européennes pour les autres – France, Angleterre,
Allemagne, Italie, Autriche, Grèce, Finlande, Norvège, Pologne, Tchèque). Pourtant,
hormis certaines exceptions où la référence musicale se veut être explicite (un instrument
à cordes iranien pour le quatuor Alireza Farhang, la tradition indienne du chant crié pour
Quipus d’Iglesias-Rossi), il n’est guère possible de parler d’un style « propre » à chaque
pays, sans doute parce qu’un certain nombre de compositeurs n’hésitent pas à voyager
pour explorer différents studios qui rassemblent des musiciens de différentes nationalités.
Un cosmopolitanisme qui, par le biais de la technologie, gomme l’appartenance culturelle
initiale du compositeur.
- 2e observation :
Chaque compositeur ne semble pas avoir écrit plus d’un quatuor « avec électronique »
(hormis Steve Reich). Plus encore, pour au moins la moitié des compositeurs, il s’agit de
leur premier quatuor…, ce qui signifie que ces compositeurs là ne sont pas passés par
l’expérience du quatuor à cordes « pur ».
- 3e observation :
Ce genre pose un problème de classification, tellement les possibilités de traitement
électronique sont larges. Le titre même de l’œuvre, par son imprécision, révèle rarement la
configuration. La classification proposée n’a pu se réaliser qu’à la lecture des
commentaires ou qu’à la suite d’échanges avec les compositeurs.
1) Le quatuor « avec bande » est issu de la musique mixte développée après 1956 (la
« bande » fait référence à l’ancienne bande magnétique, mais le support est informatisé
aujourd’hui). L’ajout électronique, superposé à l’instrumental, est ici fixé (il ne peut en
aucun cas être modifié en temps réel).
Etant donnés l’abondance de matériaux rassemblés et d’échanges suscités, cette première réflexion devrait aboutir à
un travail futur plus important. Qu’il me soit permis de m’excuser auprès des compositeurs dont les œuvres et le
contenu de ces échanges ne soient pas ici relatés, dans un cadre un peu étroit pour un si large sujet.
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2) Certains quatuors ne subissent qu’une amplification (sans autre ajout) : par là même,
ils sont à la limite du genre si ce n’est que l’amplification nécessite généralement une
spatialisation, indissociable de toute musique dite « avec électronique ». Il est à noter, de
plus, que quasiment toute œuvre avec « bande » ou avec « dispositif » est généralement
amplifiée, pour des questions d’équilibre sonore.
3) Au contraire des quatuors « avec bande », les quatuors « avec dispositif » sont traités
« en temps réel ». Le programme de transformation du son est fixé à l’avance par le
compositeur par le biais de l’ordinateur (ou, anciennement, d’appareils comme les
Yamaha), mais le matériau traité provient tout ou en partie du quatuor. Il est fréquent ici
que les compositeurs mêlent séquences pré-programmées (de type « bande »), et
séquences « en temps réel ».
a) Parmi les quatuors « avec dispositif », certains n’intègrent pas une possibilité
d’interprétation de la transformation du son par l’instrumentiste. L’ordinateur capture le
son pour suivre son programme, sans que l’instrumentiste puisse influer quoi que ce soit.
b) D’autres quatuors permettent aux instrumentistes de pouvoir modifier le son
qui sera traité en temps réel, par un jeu de nuances, de hauteurs, d’attaques, etc.
c) Pour une interprétation du temps réel encore plus grande chez l’instrumentiste,
quelques compositeurs ont placé des capteurs sur le chevalet, qui enregistrent et
transmettent le geste de l’instrumentiste.
4) Certains compositeurs étendent l’interactivité musicale au visuel, et associent jeux de
lumières ou images.
Remarque n° 1 : le tableau fait apparaître une production particulièrement importante
en 2007 ; à Acanthes a eu lieu avec le quatuor Arditti un atelier autour du quatuor à
cordes avec électronique qui a rassemblé un bon nombre de compositeurs.
Remarque n° 2 : La composition « avec dispositif avec interprétation » est
naturellement plus plébiscitée par les compositeurs au fur et à mesure des progrès
technologiques (ici à partir des années 2000). A ce propos, la place du microphone
pourrait par elle-même décrire une sorte d’évolution de ce genre : micro placé devant
chaque instrument, puis sur l’instrument même, puis près du chevalet, puis apparition des
capteurs sur l’archet…
2. Ce que le quatuor à cordes avec électronique est ou n’est pas
Après ce premier état des lieux, interrogeons-nous sur la place que prend le quatuor à
cordes avec électronique par rapport aux différentes représentations que le genre du
quatuor à cordes, ancien de plusieurs siècles, véhicule.
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2.1. la première représentation du quatuor à cordes : un genre
« pur »
Le quatuor à cordes appartient jusqu’au 20e siècle essentiellement à la musique dite
« pure » (par opposition à la musique « à programme »). Certes, dès le 18e siècle, puis au
19e, certains quatuors possèdent des titres aux références multiples, comme le Quatuor
« l’empereur » de Haydn (op. 76 n° 3) qui s’ouvre sur l’hymne impérial autrichien, ou
comme « La jeune fille et la mort » de Schubert (en lien avec le lied du même nom).
Certes, les assimilations à la vie intérieure des compositeurs est plus forte à l’époque
romantique (Smetana : Quatuor « de ma vie » en 1874). Mais en aucune manière il n’y a
d’équivalent dans le quatuor à cordes à ce que l’on peut rencontrer dans le répertoire pour
piano (avec les petites pièces de caractère) et dans celui pour orchestre (avec le poème
symphonique), sans doute parce que l’image véhiculée par le genre est rattachée à celle de
la rigueur.
Il faut donc attendre la 1ère partie du 20e siècle pour avoir de réelles références extramusicales ou des changements de titre : le Quatuor « Voces intimae » de Sibelius (1909),
les deux quatuors de Janácek (« de la sonate à Kreutzer » et « Lettres intimes », 1923 et
1928), la Suite lyrique de Berg, une « confession personnelle poignante et tragique »3. Et
encore, les exemples ne sont pas si nombreux que cela (aucun quatuor « à programme »
chez Debussy, Schoenberg, Webern ou Bartok) ! Un des moyens de détourner la tradition
de la forme fixe en quatre mouvements consistera à changer de titre : « 3 pièces pour
quatuor » pour Stravinsky, « 5 mouvements pour quatuor » chez Webern, ce que
continueront à faire les compositeurs après 1945 (avec, par exemple, le Livre pour le quatuor
en 1948-49 de Pierre Boulez ou ST4 de Xenakis en 1956-62)4.
En fait, dans la 2e moitié du 20e siècle et ce jusqu’à aujourd’hui, la référence extramusicale est extrêmement fréquente, et s’étend à l’ensemble des genres musicaux.
Le quatuor à cordes avec électronique ne déroge pas à cette tendance, et présente des
zones d’inspiration diversifiées, dont certaines seulement sont évoquées ici.
2.1.1. la référence musicale
L’hommage à des compositeurs disparus (ou non) ou à des œuvres pré-existentes est
parfois choisi : De Profundis Clamavi de Patricia Alessandrini est un hommage à la Suite
lyrique de Berg, Erinnerung de Denis Cohen s’appuie sur des harmonies de Farben
(Schoenberg) et Stephen Montague écrit son quatuor « In memoriam… Barry Anderson
& Tomasz Sikorski », deux amis compositeurs morts. Dans chacun de ces exemples,
l’hommage ne concerne pas seulement la pensée mais aussi le matériau utilisé, emprunté à
l’œuvre de référence.
Bernard Fournier, L’esthétique du quatuor à cordes, Paris, Fayard, 1999, p. 56.
« L’expression quatuor à cordes renvoie en effet à un référentiel tellement fort que les compositeurs désireux
d’affirmer l’originalité de leurs expériences choisissent une terminologie visant à signifier puissamment la rupture
radicale avec la tradition de la forme en quatre mouvement. » (Bernard Fournier, op. cit., p. 39).
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Pour Echos-Chaos, Alirez Fahrang s’inspire du jeu du kamancha, un instrument
traditionnel iranien à cordes, dans l’interprétation de Kayhan Kalhor5, tandis que
l’argentin Alejandro Iglesias-Rossi, retrouve la sonorité du jeu violonistique indien, de la
tradition du chant crié, dans Quipus*.
Pierre Jodlowski adopte un processus rythmique, à la manière de Steve Reich, qui
consiste en des boucles superposées (illusion de quarante quatuors, par un travail
préalable d’un pré-enregistrement, dans 60 Loops), tandis que Ioannis Kalantzis choisit de
faire entendre la « confrontation » (traduction du titre de Antiparastaseis) des deux mondes
sonores, électro-acoustique et instrumental*.
2.1.2. la référence à un épisode de l’histoire
Sans aucune intention d’engagement politique6, George Crumb évoque la guerre du
Vietnam dans Black Angels (une succession de 13 tableaux ayant comme sous-titre : « 13
images des pays sombres ») et Francisco Huguet rend hommage au massacre d’El Mozote
(pendant la guerre civile du Salvador) dans Mas de mil luciernagas, dont « le titre […] est
inspiré du phénomène des grandes quantités de lucioles dans la région du massacre.
Normalement, ce n’était pas une région où il y en avait autant. Les nouveaux habitants
disent que ce sont les âmes des anciens habitants qui ne veulent pas partir. »7
2.1.3. l’inspiration philosophique
Sebastian Rivas fait référence à la pensée de Borges et Berkeley lorsqu’il parle de Orbis
Tertius, Rolf Wallin à la philosophie chinoise dans Phonotope 1, et Labirinto de Joao Pedro
Oliveira est inspiré d’un po de Mario de Sá Carneiro, qui décrit la vie comme une sorte de
labyrinthe, structure reprise dans le quatuor*.
2.1.4. la référence visuelle
Il est assez curieux de constater l’abondance de références visuelles comme points de
départ de l’œuvre musicale.
Parmi les quatuors pris en compte dans cette étude, un certain nombre s’appuie sur
une image lumineuse. Le titre « Moires », de François-Bernard Mâche, fait entre autres
appel à une métaphore textile, une allusion aux effets changeants des interférences
L’astérisque * indiquera dans le texte que l’information a été donnée grâce à des communications personnelles du
compositeur.
6 notamment pour Francisco Huguet, selon une communication personnelle.
7 communication personnelle datée du 11/10/2009 de Francisco Huguet.
5
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lumineuses8, tandis que « Koma » (coma) de Gerhard E. Winkler serait un « halo
lumineux – produit par les vents solaires [la transformation électronique live] – qui entoure
le noyau [le quatuor] d’une comète »9. Broken mirrors, serait, selon le compositeur Arturo
Fuentes lui-même, « une macro-forme brisée, comme si l’on se voyait reflétés (déformés)
selon notre position devant un miroir brisé »10.
La référence est parfois un tableau de peinture : le tableau Not there – here de Barnett
Newman pour Here, not there de Frédéric Durieux, intéressé à la fois par la dimension
épurée des œuvres de Barnett Newman et par le rapport stabilité / instabilité que procure
l’usage des verticales et des diagonales* ; les célèbres Nymphéas de Monet pour le quatuor
de Kaija Saariaho, qui cite aussi un poème repris dans Stalker, un film de Tarkovski très
appréciée par la compositrice11. Plus encore, Patricia Alessandrini s’inspire dans De
Profundis Clamavi d’une technique picturale bien particulière mise en œuvre par Gerhard
Richter : la première couche de peinture d’un tableau (représentant un personnage, un
paysage ou tout autre objet reconnaissable) est recouverte par une couche laissant filtrer
par interstices des fragments de l’image initiale.
Pour les quatuors de Kaija Saariaho et de Florence Baschet, il s’agit plutôt d’une image
de type géométrique (« la structure symétrique du nénuphar qui, flottant sur les eaux, se
plie, se transforme »12 pour Nymphéa, l’image d’une spirale qui s’enroule vers son centre
pour StreicherKreis)13.
Détourner implicitement l’image visuelle en image « sonore », c’est bien ce que
semblent réaliser ces compositeurs, à l’exemple également de Eryck Abecassis, dans
Phaz 2 : « l’idée m’est venue de faire entendre du quatuor leurs ombres, leurs traces », d’où
un jeu spécifique produit par l’électronique, qui laisse « le quatuor […] intact, sur scène,
ses répliques invisibles peuplant la salle de concert »14.
2.1.5. la référence à une sensation humaine et à l’univers psychique
Si Denis Cohen part de la sensation du réveil du dormeur après un rêve marquant, de
la manière dont un souvenir peut se reconstituer, s’éloigner ou se rapprocher (Erinnerung),
si Gérard Pape emprunte à Freud la notion de libido dans Le Fleuve du désir, Ondrej
Adamek tente de reproduire le très curieux mouvement oculaire et les irrégularités de la
respiration qui a lieu pendant le sommeil paradoxal dans Rapid Eyes Movements. Ici,
rapidement rejoint par les instruments, l’électronique décrit ces mouvements humains à la
fois ordonnés et décousus par des petits battements qui semblent hésiter entre le
mouvement mécanique et l’aléatoire.
livret du CD de François-Bernard Mâche, Musidisc 292602, édité par l’INA/GRM en 1999.
notice du concert, in site BRAHMS de l’IRCAM http://brahms.ircam.fr/works/work/12677/
10 communication personnelle datée du 12/10/2009 du compositeur.
11 in Pierre Michel, « Entretiens avec Kaija Saariaho », in Kaija Saariaho, coll. Compositeurs d’aujourd’hui, Editions de
l’IRCAM, 1994, p. 20
12 Risto
Nieminen, notice du CD Ondine ODE 804-2, 1993, in site BRAHMS de l’IRCAM
http://brahms.ircam.fr/works/work/11582/
13 Florence Baschet, sur le site BRAHMS de l’IRCAM, http://brahms.ircam.fr/works/work/22666/
14 Eryck Abecassis, in http://www.eryckabecassis.com/Text.htm
8
9
6
Dans un bon nombre de ces quatuors avec électronique, il semble que les
compositeurs aient accordé une place importante au geste, qu’il soit d’origine graphique,
naturelle ou déclenchée. Ce geste, parfois seulement source d’inspiration visuelle, est
souvent transposé dans le domaine sonore, dans le timbre, et parfois dans le jeu même,
physique, de l’instrumentiste. A l’image de Florence Baschet (dont l’expérience semble
avoir été précédée par celles de Marek Choloniewski et d’André Serre), dans Streicherkreis.
Afin que les instrumentistes puissent réellement interpréter la partie électronique, des
petits capteurs ont été placés sur l’archet, pour transmettre avec précision la pression de
ce dernier sur les cordes. Un passage très curieux de l’œuvre montre le violoncelliste qui
bloque les cordes de son instrument, mais donne des coups d’archet assez violents sur ces
mêmes cordes (mais sans sons, puisque bloquées), et modifie de cette manière (par la
transmission de l’attaque, de la pression de l’archet à l’ordinateur) les sons que sont en
train de produire les trois autres instrumentistes !
Naturellement, le geste prend d’autant plus d’importance lorsqu’une dimension
interactive visuelle est intégrée au dispositif sonore (quatuors de Gerhard Winkler, de
Marek Choloniewski et d’André Serre), ou lorsqu’une démarche ludique s’ajoute à
l’ensemble (quatuors de Gerhard Winkler et de Rolf Wallin).
2.2. la deuxième représentation : l’homogénéité du quatuor à
cordes
Le quatuor à cordes véhicule encore une image timbrique d’homogénéité chez les
compositeurs d’aujourd’hui. Sebastian Rivas évoque son « aspect resserré »15 et Sohrab
Uduman considère le quatuor comme « un instrument unique, […] avec certaines
possibilités pour former et façonner des textures »16.
Jusqu’au 20e siècle, l’homogénéité d’écriture touche l’écriture pleine à quatre voix,
souvent de plus en plus contrapuntique. Dans la seconde moitié du 20e siècle, l’écriture de
l’homogénéité évolue et se différencie la plupart du temps de l’écriture contrapuntique,
non seulement dans le genre du quatuor à cordes « pur », mais également dans le quatuor
avec électronique.
« Avez-vous été marqué par un quatuor, écrit plus ou moins récemment (ou du répertoire classique) ? »
Lors de cette question que j’ai posée aux compositeurs17, j’ai pu remarquer que c’étaient
les quatuors du répertoire « classique » qui ressortaient le plus : Beethoven (Sohrab
Uduman prend même modèle sur le quatuor en mi bémol Majeur op. 74 dans Tracing
Metamorphoses) et Bartok, pour l’écriture contrapuntique et l’énergie, mais aussi Haydn,
Schoenberg, Berg… On aurait pu penser que le quatuor n° 2 de Ligeti avait tourné une
page dans la représentation du quatuor chez les compositeurs, mais ce n’est pas vraiment
le cas. Certes, l’œuvre est citée à plusieurs reprises, mais bien moins que le répertoire
Sebastian Rivas, lors de propos recueillis par Laurent
http://www.anaclase.com/dossier/articles/breves-rencontres2.htm
16 communication personnelle du compositeur du 16 octobre 2009.
17 une vingtaine de compositeurs m’ont gentiment apporté une réponse.
15
Bergnach,
le
29
octobre
08,
in
7
« classique », moins que les quatuors de Lachenmann et à peine plus que ceux de
Ferneyhough.
En fait, la plupart des compositeurs recréent l’homogénéité dans le quatuor même, de
différentes manières, ce qui amène à considérer de multiples formes d’homogénéité :
- l’homogénéité « classique », d’écriture contrapuntique qui reste relativement fidèle à ce
qui s’est passé plus anciennement : Stephen Montague par exemple, dans de larges parties
de In memoriam… Barry Anderson & Tomasz Sikorski
- l’homogénéité de type timbral
* l’homogénéité de texture : à la manière d’un Ligeti (qui joue sur cette relation
homogénéité / hétérogénéité)
* l’homogénéité issue d’une inspiration spectrale (Jonathan Harvey, Kaija Saariaho)
* l’homogénéité retrouvée dans le bruit (à la manière d’un Lachenmann)
Il faut quand même préciser que le choix de l’homogénéité n’est pas constant :
Gerhardt Winkler a souhaité par exemple une vraie individualisation de chaque
instrument, dans Koma.
Tandis qu’une forme d’homogénéité est recréée, il est évident qu’avec l’électronique, le
quatuor perd sa nudité, si on se réfère à la remarque de Charles-Marie de Weber qui
comparait en 1818 le genre au « Nu dans l’art des sons »18. Alors se pose la question de la
nature des relations entre le quatuor et l’électronique, naturellement au centre des
préoccupations des compositeurs. « Je voulais une électroacoustique qui ne soit surtout
pas envahissante par rapport aux cordes, je la voulais ‘insérée’ dans les lignes de
l’écriture », explique par exemple Florence Baschet19.
Encore une fois, plusieurs cas de figure traversent les dernières quarante années.
2.2.1. quatuor / électronique : le quatuor enrichi de la résonance de
ses propres sons
Avec Pierre Jodlowski (impression de superposition de quarante quatuors dans 60
loops), avec Stephen Montague, ou avec Frédéric Durieux, l’électronique crée quasiment
l’espace d’un orchestre de cordes. Dans Here, not there – A tribute to Barnett Newman
(Frédéric Durieux), les phénomènes de résonance et de rebonds démultiplient le son du
quatuor. Et plus l’œuvre se dirige vers la fin, plus elle est foisonnante. Ici, Frédéric
Durieux n’utilise que des sons tirés de la sonorité d’un quatuor à cordes : soit les sons
proviennent du quatuor même et sont traités par l’ordinateur, soit les quelques rares sons
pré-programmés sont issus d’une sonorité d’instruments du quatuor.
D’ailleurs, assez nombreux sont les quatuors qui utilisent en abondance – parfois
exclusivement - la sonorité du quatuor dans la « bande » (Le fleuve du désir de Gérard Pape,
le Triple quartett de Steve Reich ou les 60 loops de Pierre Jodlowski) ou dans le dispositif en
temps réel (Tracing Metamorphosis de Sohrab Uduman, Echos-Choas de Alireza Fahrang par
Charles-Marie Weber, in Gérard Condé, « Quatuors contemporains II », in Le quatuor à cordes en France de 1750 à nos
jours, Association Française pour le Patrimoine Musical, 1995, p. 202.
19 communication personnelle du compositeur du 12 octobre 2009.
18
8
exemple). Pour Broken mirrors, Arturo Fuentes crée sa partie électronique uniquement par
des transformations des sons du quatuor en temps réel (avec un patch de type
granulaire)*. L’œuvre fait entendre un spectre qui s’ouvre peu à peu vers le bruit. Un long
souffle parcourt l'ensemble de la pièce, à travers laquelle l'espace se remplit. La
progression des harmoniques semble saturer l'espace comme la multiplication d'images à
travers les miroirs, ainsi que le titre l'induit. Dans cette œuvre, l’auditeur ressent une
grande fusion entre la partie instrumentale et la partie électronique.
2.2.2. l’absorption complète du quatuor par l’électronique
Dans certains cas, la fusion est tellement forte que l’électronique absorbe l’ensemble
quasi sacré qu’est le quatuor. Cela s’entend dans certaines parties des quatuors de Gerhard
Winkler, Sebastian Rivas, ou Frédéric Kahn. Dans Moires de François-Bernard Mâche, la
bande électro-acoustique semble prendre plus de place que la partie instrumentale. Dans
Phaz 2 d’Eryck Abecassis, le son du quatuor est transcendé par l’électronique, aux sons
très différents de la sonorité du quatuor. Si le souhait du compositeur était « de faire
entendre du quatuor leurs ombres, leurs traces »20, alors ces ombres engloutissent l’image
de référence. Le compositeur évoque « quelque chose d’intensément fusionnant, d’ailleurs
à un point tel que le risque d’implosion est permanent »21. Les musiciens du Quatuor
Diotima auraient accepté, à la demande du compositeur, « le fait de ne plus s’entendre »,
alors même que « les musiciens […] considèrent l’électronique comme éminemment
instrumentale et non comme quelque chose qui vienne vaguement colorer ou perturber
leur instrument sont rares »22.
Certains quatuors jouent avec la fusion et la séparation des sons, tel In memoriam…
Barry Anderson & Tomasz Sikorski de Stephen Montague, où aux deux tiers de l’œuvre, le
Digital delay line (système en temps réel) enregistre une mesure que les instruments du
quatuor jouent dans l’aigu pour la réinjecter, en boucle légèrement transformée, dans les
hauts parleurs. La fusion des sons laisse peu à peu la place à la réapparition de sons très
« électroniques » qui finissent par absorber l’ensemble, puis de nouveau les deux espaces
se séparent. Rolf Wallin joue également avec ces notions de manière extrêmement
explicite dans Phonotope 1, où chaque mouvement se présente en trois étapes : purement
électronique, mélange de l’électronique et du quatuor, puis le quatuor seul. Enfin, un
compositeur comme Ioannis Kalantzis choisit dans Antiparastaseis, dont la traduction est
« confrontation », de distinguer clairement les sons du quatuor et les sons de la bande,
dont le timbre est aux antipodes.
cf. note 14.
communication personnelle du compositeur du 28 septembre 2009.
22 cf. note 21.
20
21
9
2.2.3. quatuor / électronique : un quatuor qui imite le « bruit » de
l’électronique
« Les cordes ont un répertoire sonore très vaste (martellati, sul ponticello, pressions-bruit,
etc.) ce que permet une « approche électro-acoustique » au moment de composer »23,
précise Arturo Fuentes. Effectivement, en dehors de toute présence de l’électronique, les
quatuors à cordes utilisent ces « sons-bruits » si caractéristiques de cette période qui
commence à partir des années 1970. Au delà des différentes variétés de pizzicato, les sons
sul ponticello ou sul tasto mènent à différentes formes de bruissements (Alessandrini : De
Profundis). Puis les sons crissent d’autant plus que la pression de l’archet sur la corde
s’intensifie (pour arriver au son « saturé »24 de Sebastian Rivas), et que la transformation
par le dispositif en temps réel accentue l’aspect bruité (Florence Baschet : Streicherkreis).
Au tout début de Nymphea de Saariaho, les sons vont jusqu’à une véritable distorsion
tellement l’archet est écrasé sur la corde, laissant alors percevoir les différentes
harmoniques du timbre (le matériau compositionnel de Nymphea est tiré de l’analyse du
spectre du timbre du violoncelle). Un peu plus loin, cet écrasement trouve sa résonance –
comme un écho démultiplié – dans le traitement électronique.
2.3. la troisième représentation : le quatuor comme « laboratoire de
recherche »
Le quatuor a longtemps été considéré comme le genre approprié pour les expériences
de langage des compositeurs (l’opus 33 de Haydn, l’opus 133 de Beethoven). A ce propos,
Alain Poirier distingue trois tendances de la place du quatuor à cordes entre 1945 et 1960 :
« - soit le quatuor est une illustration des préoccupations stylistiques plus que de la
spécificité du support quatuor […]
- soit le quatuor est le reflet de son époque : l’œuvre est en quelque sorte absorbée par un
courant, parfois aux dépens de la démarche individuelle, et dans lequel l’origine nationale et
géographique du créateur peut elle-même être absorbée par une préoccupation essentiellement
grammaticale ;
- soit, enfin, le quatuor reste ce lieu privilégié de spéculation du langage […] »25
Aujourd’hui, et pour le quatuor avec électronique, les trois propositions d’Alain Poirier
restent valables. Si l’écriture contrapuntique a constitué pour beaucoup un terrain
d’investigation important dans le quatuor, du 18e à la première moitié du 19e siècle, il
semble que les recherches se portent aujourd’hui davantage sur l’écriture timbrale, en lien
avec une pensée harmonique recréée. Ces recherches touchent depuis quelques décennies
autant les autres genres et les autres formations que le quatuor à cordes avec électronique.
communication personnelle du compositeur le 12 octobre 2009.
cf. note 15.
25 Alain Poirier, « Le quatuor à corde après 1945 : entre le genre et le medium instrumental », in Le quatuor à cordes en
France de 1750 à nos jours, op. cit., pp. 189-190.
23
24
10
Il suffit de consulter la liste des œuvres des compositeurs concernés pour s’en rendre
compte. Autrement dit, le quatuor se prête à ces explorations autant que d’autres types
d’ensemble. Néanmoins, l’image du « laboratoire de recherche » propre au genre du
quatuor est restée vraie – peut-être par simple opportunité – pour certaines œuvres, où un
réel travail d’expérimentation a été réalisé sur l’interaction entre le quatuor et
l’électronique, et notamment sur la possibilité que pourrait avoir l’interprète d’agir sur la
transformation de ses propres sons : Florence Baschet reprend la technique développée
dans Streicherkreis (avec les capteurs gestuels) pour un ensemble plus important de douze
instruments, constitué de bois, vents, voix et cordes* ; Phaz 2 de Eryck Abecassis est en
quelque sorte le point de départ d’un travail plus poussé sur l’écriture électronique que le
compositeur fait dans Wolkenloch, pour violoncelle et ordinateur*.
Premières conclusions et prolongements
Les trois représentations que sont « le genre pur », « l’homogénéité » et le « laboratoire
d’expérience » sont globalement dépassées dans le cadre du quatuor avec électronique.
Cela même si certains compositeurs, comme Frédéric Durieux, ne souhaitent pas que
l’électronique absorbe complètement le quatuor, qui n’est alors plus considéré pour sa
spécificité timbrique et d’écriture, mais comme matière sonore comme une autre. Et il est
vrai que Here, not there reste avant tout un quatuor à cordes, malgré sa démultiplication
électronique. Mais le choix dépend bien entendu de la perspective dans laquelle se place le
compositeur, soit initialement acousmaticien, soit désirant accroître son champ sonore
instrumental à l’électronique et au temps réel.
L’apport de l’électronique est intéressant à plusieurs points de vue. « L’électronique »,
au sens large, donne de la profondeur au quatuor, comme une troisième dimension (le
quatuor n’est plus « tout nu », selon l’expression de Charles-Marie de Weber).
L’électronique apporte une dimension onirique26 que le quatuor seul, par son timbre
naturel (sonorité un peu sèche, manque de résonance), ne procure pas ou moins que
d’autres formations. Affirmer cela n’ôte évidemment rien ni de l’intérêt de l’écriture de
cette formation, ni de toutes les belles réussites en matière de timbre, de relation au temps
et donc de projection onirique, de beaucoup de quatuors de la deuxième moitié du 20e
siècle (Dutilleux, Ligeti, Lachenmann…).
De plus, avec l’électronique, le quatuor effraie sans doute moins le compositeur que
sous sa forme la plus « pure » : un certain nombre de compositeurs n’ont pas écrit de
quatuor « pur » avant de composer leur quatuor avec électronique. Une manière de défier
cette « épreuve au sens initiatique du terme », selon l’expression de Pierre Boulez27.
Enfin, le quatuor avec électronique est susceptible de procurer une approche
extrêmement intéressante pour les interprètes, habitués à un certain type d’homogénéité.
L’électronique doit pouvoir apporter une forme de plaisir d’être au centre d’une autre
Frédéric Kahn parle d’une « véritable dimension poétique » que procure l’électronique en temps réel, lors d’une
communication personnelle du 5 octobre 2009.
27 Pierre Boulez, Introduction de l’ouvrage de Stéphane Goldet, Quatuors du 20e siècle, Paris, IRCAM/Papiers, 1986.
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sonorité, d’une autre spatialité, très différente du noyau soudé classique. Avec
l’interactivité, l’instrumentiste joue un véritable rôle, qui peut aller de l’incitation à un
véritable pouvoir (exemple du deuxième cycle de StreicherKreis de Florence Baschet). Ce
rôle est d’autant plus accru lorsqu’est intégrée une interactivité visuelle et/ou ludique.Si le
Quatuor avec hélicoptère de Stockhausen est réputé pour sa dimension spectaculaire sans
précédent, le quatuor Koma de Gerhard Winkler est intéressant en plusieurs points. Pas de
pupitre ni de partition, mais les indications sont transmises aux musiciens par des écrans
d’ordinateurs. Certaines parties sont pré-programmées et connues des musiciens, d’autres
sont découvertes « en temps réel » par les instrumentistes. L’interactivité visuelle consiste
en un jeu de lumière auquel les musiciens doivent réagir. Il s’agit pour eux de « ramener la
sonorité de transformation vagabondant dans l’espace vers cette zone intérieure, et plus
précisément vers elle-même »28. L’ensemble est composé selon le modèle mathématique
« butterfly », symbolisé par les couleurs projetées et avec lesquelles jouent les interprètes.
Un logiciel détecte trois paramètres (le glissando, les variations de dynamique, les
composantes de couleurs sonores), les traite et transmet de nouvelles données. Comme
dans toute œuvre « totale » interactive, il y a des constants va-et-vient entre
l’instrumentiste et le logiciel.
Dans une des parties de Dark and Light Zone, de Marek Choloniewski, les
instrumentistes posent même leurs instruments pour se rendre au centre de la scène et
accomplir des gestes autour d’une installation interactive basée sur un système optique.
Autant dire qu’ici, les « représentations » que le genre du quatuor s’est construit au fil des
siècles sont complètement pulvérisées.
L’objectif de cette intervention pour un colloque organisé dans le cadre d’un concours
international dédié cette année au quatuor à cordes était de faire susciter auprès des
interprètes la curiosité de découvrir un répertoire qui évolue et se constitue au fil des
années. Au-delà de la découverte de nouvelles sonorités et de nouveaux espaces, le fait de
monter ces quatuors avec électroniques, souvent avec l’aide du compositeur, est d’autant
plus intéressant qu’il y a une forme de transmission « directe ». A la question posée aux
compositeurs sur la difficulté technique (pour l’instrumentiste) ou technologique (par
l’utilisation des « machines ») de leurs œuvres, il ressort qu’effectivement, le niveau
instrumental requis est souvent élevé – mais plus ou moins cependant, et non destiné à
des amateurs. Lors de la présence d’une bande (sons pré-enregistrés et inflexibles), la
difficulté provient souvent de la nécessité de synchronisation, et la quasi obligation pour
certaines œuvres de jouer avec un « clic » dans les oreilles. Le dispositif en temps réel
nécessite une technologie plus ou moins complexe. Parfois est requis un minimum de
matériel (ordinateur, hauts-parleurs, microphones, souvent de contact). Parfois les œuvres
exigent un matériel perfectionné que possèdent les studios de recherche en matière
d’acoustique (Ircam, Grame, GMEM, etc), et les pièces concernées peuvent être souvent
transposables d’un studio à un autre. Dans tous les cas de figure, quasiment, il faut au
moins une cinquième personne pour déclencher les parties électroniques, ou surveiller le
bon déclenchement des séquences par les musiciens et rattraper toute erreur.
Nul doute que la demande est grande, de la part des compositeurs, pour que des
interprètes s’emparent de leurs quatuors avec électroniques…
Gerhard E. Winkler, programme du concert de création, le 17 février 1996, Ircam, Espace de projection, in
http://brahms.ircam.fr/works/work/12677/
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Œuvres dont des extraits ont été écoutés ou visionnés pendant la communication
2007 : Ondrej ADAMEK : Rapid eyes movements (réalisé à Ircam)
2008 : Florence BASCHET Streicherkreis (réalisé à l’Ircam)
2007 : Frédéric DURIEUX : Here, note there (réalisé à l’Ircam)
2008 : Arturo FUENTES, Broken mirrors (réalisé à Darmstadt et Freiburg)
2006 : Eryck ABECASSIS : Phaz 2 (réalisé au GMEM)
1988 : Kaija SAARIAHO : Nymphéa (à New York)
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