Capitale des outre-mers

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Capitale des outre-mers
Capitale des outre-mers
Nicolas Bancel, Léla Bencharif et Pascal Blanchard
Capitale des outre-mers… Lyon et les espaces qui l’entourent ne sont ni des ports
(comme Bordeaux, Le Havre ou Marseille), ni des villes frontalières (comme
Strasbourg ou Lille), ni Paris. Pourtant, la ville va s’enrichir tout au long des deux
derniers siècles de ces ailleurs lointains. Toute la région est traversée, dès la fin du
XIXe siècle, par différents flux de migrants issus des Suds, se fixant sur l’axe PLM
(Paris-Lyon-Marseille) et remontant le Rhône, l’Allier et la Loire. Une géographie
historique est en construction. Elle englobe les départements de la Loire, du Rhône,
de l’Isère, de l’Ardèche et de la Drôme et s’engouffre jusqu’à la Saône-et-Loire, elle
tisse aussi des liens étroits avec l’Auvergne et les départements du Puy-de-Dôme, de
l’Allier, de la Haute-Loire et du Cantal, et ne concerne que très ponctuellement la
Savoie, la Haute-Savoie et l’Ain. Dans cet espace, aux frontières dessinées par
l’histoire, se constituent depuis cent vingt-cinq ans les espaces de l’immigration et se
forment les regards portés sur elle. Ce récit chemine à travers huit générations et
des dates charnières — 1894 et l’exposition coloniale, 1914 et la Grande Guerre,
1924 et le tournant en matière d’immigration coloniale, 1944 et la fin des années
noires, 1961 et les décolonisations, 1974 et le regroupement familial, 1981 et les
« émeutes urbaines », 2000 et le travail de mémoire — que nous nous proposons de
retracer ici.
Cet ouvrage s’inscrit dans une série de monographies portant sur les
immigrations des Suds en France, qui s’est attachée en premier lieu à la capitale1,
avant de proposer des études sur les grands espaces régionaux français2. Ce travail
voudrait contribuer à mieux cerner et comprendre cette histoire, en tenant compte
des spécificités régionales qui dessinent, au plan national, une constellation de
territoires de l’immigration qui excèdent les frontières administratives, et dans
lesquels se joue, chaque fois, une histoire singulière, une chronologie spécifique. Il
n’y a pas « une » histoire de l’immigration en France, mais « des » histoires de
l’immigration qui s’agencent et s’emboîtent avec chacune des rythmes propres et des
temporalités spécifiques. Le récit des migrations inter-européennes n’est pas celui
des flux migratoires en provenance de l’empire colonial ; l’histoire de l’immigration
des réfugiés arméniens n’est pas celle des pieds-noirs ; la présence migrante ne se
résume pas à la venue — et parfois l’installation — de « travailleurs » mais doit
s’attacher aussi et simultanément à celle des centaines de milliers de soldats de
passage (comme le souligne l’histoire des flux en provenance d’Afrique et d’Asie), ou
à l’histoire des vagues successives d’Asiatiques entrecroisant immigrations
japonaise, vietnamienne, chinoise ou cambodgienne.
L’ambition de cet ouvrage — comme des précédents — s’inscrit donc dans une
démarche explicite : rendre visible une histoire le plus souvent ignorée, montrer
comment, dans chaque territoire, dans chaque ville, les immigrations des Suds
1
BLANCHARD Pascal et DEROO Éric (sous la dir.), Le Paris Asie, Paris, La Découverte, 2004 ;
BLANCHARD Pascal, DEROO Éric et MANCERON Gilles, Le Paris noir, Paris, Hazan, 2001 ; BLANCHARD
Pascal, DEROO Éric, EL YAZAMI Driss, FOURNIÉ Pierre et MANCERON Gilles, Le Paris arabe, Paris, La
Découverte, 2003.
2
BLANCHARD Pascal et BOËTSCH Gilles (sous la dir.), Marseille, porte sud, Paris, La Découverte, 2005 ;
BLANCHARD Pascal (sous la dir.), Sud-Ouest, porte des outre-mers, Paris, Milan, 2006. Cette série sur
les grands espace régionaux s’achèvera avec deux ouvrages, le premier consacré aux immigrations des
Suds dans le Nord-Est (de Lille à Strasbourg), le second portant sur le Grand Ouest (du Havre à La
Rochelle, en intégrant la région Centre, les Pays-de-la-Loire, la Normandie et la Bretagne).
concourent à la vie économique, sociale, culturelle, politique, participent de plein
droit à l’histoire nationale. Plusieurs perspectives gouvernent l’élaboration de cet
« album de famille ». Tout d’abord, en choisissant de travailler sur les immigrations
des Suds, nous sommes amenés à articuler l’histoire coloniale et l’histoire de
l’immigration, puisque aussi bien celles-ci proviennent, dans leur grande majorité, de
l’espace colonial puis ex-colonial ou des outre-mers. Bien entendu, l’histoire des
autres flux migratoires, initialement plus importante (jusqu’aux années 60), bien
mieux connue et issue essentiellement de l’Europe, n’est pas ignorée, mais elle
s’inscrit dans un autre registre, dans une autre dynamique, qui appartient aux
migrations inter-européennes. Les immigrés sont ici les colonisés (les « indigènes »
comme on les nomme lors de la période coloniale) ou ex-colonisés, les « rapatriés »
et les « harkis », les soldats de l’empire mais aussi ces dizaines d’artistes,
d’intellectuels, de sportifs qui viennent dans les régions Rhône-Alpes et Auvergne. À
leurs côtés s’agrègent des flux migratoires spécifiques qui sont alors — et toujours —
perçus comme issus de « mondes autres », notamment les populations en
provenance de Chine ou d’Arménie. L’Autre n’est pas ici réduit à sa seule dimension
socio-économique (le « travailleur immigré ») : la diversité des immigrations et des
présences des Suds ouvre sur les cultures métissées, les univers associatifs
« communautaires », les régimes de filiation et de créolisation, mais aussi sur les
influences artistiques et architecturales… un ensemble d’éléments qui fait « traces »
dans le siècle.
Pour retracer ces histoires multiples et croisées de rencontres, de conflits mais
aussi de souffrances, nous avons cherché à réunir ici les documents les plus divers :
sources d’archives et iconographiques, témoignages collectifs ou individuels, récits
collectifs et travaux récents, en obéissant à une double perspective : comprendre
l’histoire concrète des immigrations des Suds mais aussi le regard porté par la
« société d’accueil » sur ces vagues successives. Ce livre et les cinq cents images
rassemblées voudraient être au cœur de cette articulation. Pour les contributeurs de
ce travail collectif, comprendre l’immigration c’est en effet saisir les conditions de
l’exil, de l’arrivée, de l’installation et — souvent — du retour, mais c’est aussi
accéder aux manières dont l’immigration est perçue, à travers les discours publics et
les images qui les désignent, les définissent, parfois les enferment3. C’est pourquoi
l’image — source parfois un peu négligée — joue un si grand rôle dans cet ouvrage.
À travers l’image apparaissent des modes de perception de l’immigré, qui
oscillent entre l’hommage et le rejet4, mais aussi des instantanés de photographes
sensibles — tels que nous les dévoilent les fonds exceptionnels comme celui de la
collection des ponts5 — nous plongeant au cœur de l’intimité et du vécu quotidien de
l’immigration. C’est dans cette interaction entre objectivation de l’immigration et
saisi de ses modes de représentation que se jouent les histoires vécues des
immigrés, que deviennent compréhensibles les vastes mouvements de crises qui
immanquablement stigmatisent « l’étranger », et que, en dernière analyse, se
dessinent les relations entre les immigrés des Suds et la société « métropolitaine ».
Au cœur de l’extraordinaire richesse iconographique de cet ouvrage (seuls 2 %
des documents réunis ici, auprès d’une centaine de fonds iconographiques, après
3
VIDELIER Philippe, « Les modes de pensée hérités de la sociobiologie du XIXe siècle et de la
domination coloniale », Mémoire et intégration, Paris, Syros, 1993.
4
SAYAD Abdelmalek, Immigration ou les Paradoxes de l'altérité, Bruxelles, De Boeck, 1991.
5
MULLER Maurice et PERRIER Jean-Yves, Le Photographe des ponts. Cérémonie du portrait. Archives
d’un atelier de quartier à Saint-Étienne (1920-1950), Saint-Étienne, Le Hénaff/Maison de la culture de
Saint-Étienne, 1983 ; ZANCARINI-FOURNEL Michelle, « Usages de la photographie et immigration : de
l’identification à l’intégration. Le photographe des ponts. Saint-Étienne (1917-1950) », La Trace, n° 5,
1991.
deux ans de recherche, ont été publiés parmi les plus représentatifs des corpus
identifiés), certaines images peuvent être saisies comme des balises de cette
histoire. Ces photographies « familiales », par exemple, réalisées en 1910 lors du
passage d’un « village noir » à Clermont-Ferrand où se dévoile le regard troublant
des exhibés ; les films des frères Lumière de 1897 également, documents
exceptionnels sur l’exhibition d’Ashantis ; les milliers de vues de Jules Sylvestre, qui
brise le regard attendu sur la ville de Lyon ; le travail de Marcelle Vallet,
enseignante, dans les années 50-70 sur les lieux de vie des populations immigrées,
qui est comparable, par sa sensibilité extrême, à celui de Robert Doisneau ; ou
encore le fonds Georges Vermard, constitué de treize mille négatifs et de près de six
cents reportages, qui reste un témoin privilégié de l’actualité régionale jusqu’aux
années 80. Chacune de ces images est un témoignage, souvent émouvant, de cet
Autre qui échappe au regard officiel.
De Lyon à Saint-Étienne, de Clermont-Ferrand à Valence, du Creusot à Grenoble
l’immigration des Suds est plurielle. Quels changements entre les premières grandes
vagues migratoires ouvrières des années 30 et celles des années 60 ? Comment
s’entrelacent la présence d’étudiants-ouvriers chinois et celle de combattants d’AOF ?
Comment se croisent les destins des réfugiés arméniens et les premières vagues de
travailleurs marocains ou algériens ? Progressivement, l’immigration, avec le
regroupement familial, s’installe, et ses « enfants » — pleinement français — sont à
la fois héritiers de ce passé et objets d’un imaginaire construit sur la longue durée :
le regard ne se décolonise pas comme les empires et il est malaisé de fixer les dates
d’une chronologie. Il s’agit plutôt d’un long processus de construction et de
transformation des manières de représenter les immigrés, de les objectiver, parfois
de les caricaturer, qui évolue avec les grandes respirations historiques de la société
française.
L’immigration est également le fruit des traumatismes historiques du XXe siècle
qui irriguent les flux migratoires. Les réfugiés du génocide arménien s’installent dans
les régions Rhône-alpes et Auvergne pour y demeurer, constituant la première
grande communauté immigrée extra-européenne en région6, à la différence des
premières générations de travailleurs maghrébins dont seule une minorité s’installe
de façon définitive. Ce sont aussi ces soldats coloniaux, après les deux conflits
mondiaux, qui décident de rester en France, préfigurant les grandes migrations des
Suds dans la région. Ce sont ces rapatriés, victimes des conflits indochinois et
algériens, poussés par l’histoire, qui arrivent en masse entre 1954 et 1962. Mais ce
sont aussi ces intellectuels, ces étudiants, ces artistes et ces sportifs, qui voient dans
l’Hexagone une terre d’accueil, désenclavant avec eux des cultures, des idées et des
mondes de représentation qui annoncent le formidable mouvement de la
« mondialisation ».
Ainsi, depuis deux siècles se sont progressivement forgés les liens qui unissent
Rhône-Alpes et Auvergne aux outre-mers. Au lendemain de la conquête de l’Algérie,
bien avant l’engouement lyonnais pour l’Asie du Sud-Est, la ville reçoit avec faste en
mars 1838 une délégation algérienne dirigée Mouloud Ben Arrach, khalifa d’Abd elKader. « Cet important personnage était accompagné de trois Arabes de la province
d’Oran, [d’un] Maure d’Alger » nommé Ahmed Abou Derbah, et de Ben Durand,
« négociant juif de la même ville7. » Quinze ans plus, Abd el-Kader fait halte à Lyon
et à Valence avant de se rendre en exil en Syrie, alors qu’il vient d’être libéré de sa
6
HOVANESSIAN Martine, Le Lien communautaire. Trois Générations d’Arméniens, Paris, Armand Colin,
1992 ; HUARD Jean-Luc, « Les Arméniens de Valence des années vingt à nos jours », Revue drômoise,
n° 515, mars 2005.
7
VIDELIER Philippe, L’Algérie à Lyon, une mémoire centenaire, Lyon, Bibliothèque municipale de Lyon,
2003.
résidence forcée du château d’Amboise à l’occasion du rétablissement de l’Empire par
Louis-Napoléon. Le 12 décembre 1852, il sera reçu dans la liesse populaire par les
Lyonnais, qui se montrent fortement impressionnés par la délégation qui accompagne
l’émir : « Les femmes, relevaient les témoins, étaient couvertes de haïks et de voiles
en toile blanche ; les domestiques et les nègres [c’était là le terme employé]
portaient les ustensiles et les aliments préparés selon les prescriptions de la loi
musulmane8. »
En même temps que se tissent ces premiers contacts avec l’ailleurs, les missions
catholiques lyonnaises, à l’exemple de l’Œuvre de la propagation de la foi fondée dès
1822 ou la Société des missions africaines instituée en 1856, vont être les premières
à ériger des attaches durables avec l’Afrique et l’Orient, cherchant à convertir là-bas
les « païens » et, ici, des chrétiens encore peu convaincus des aventures
ultramarines9. Deux musées missionnaires vont être créés à Lyon en 1863 et en
1886, témoignant de ce prosélytisme et de la volonté de faire connaître ces cultures
lointaines. Ces liens sont aussi économiques10 : Lyon, puis tout le bassin lyonnais,
participe de la croissance des manufactures de tissage qui dépendent des
importations de soie d’Extrême-Orient et plus particulièrement d’Indochine, qui
deviendra l’espace de relations privilégiées avec la capitale des Gaules.
Mais Lyon et sa région n’ont pas encore, au début des années 1870, réalisé leur
conversion coloniale11, comme en témoigne la très faible place accordée aux
échanges coloniaux à l’exposition universelle de 187212. Pourtant, l’action de la
société de géographie créée après l’événement, la propagande missionnaire, la
passion soudaine de la presse pour les conquêtes impériales, la multiplication des
ouvrages de fictions coloniales, l’action des milieux économiques ou la curiosité qui
se manifeste pour l’Orient — dont Émile Guimet se fera le découvreur pour les
Lyonnais en ouvrant son musée oriental en 187813 — prépare cette conversion.
Le véritable tournant est le succès de l’exposition coloniale de 189414, sous
l’impulsion d’Ulysse Pila15, véritable promoteur de l’idée coloniale dans la capitale
lyonnaise aux côtés de la chambre de commerce16. Le public découvre la propagande
coloniale et rencontre les « figurants indigènes ». Parmi eux, sous la houlette de
l’imprésario Louis Barbier, les Africains sont regroupés dans le village noir17, qui
rencontre un grand succès populaire et fait entrer dans le quotidien des populations
8
Le Courrier de Lyon, 14 décembre 1852.
DREVET Richard, « L’Œuvre de la propagation de la foi et la propagande missionnaire au XIXe siècle »,
Une appropriation du monde ? Mission et missions (XIXe-XXe siècles), Paris, Publisud, 2004.
10
ALOY Régis, La Politique coloniale des milieux d’affaires lyonnais (1884-1914), mémoire de DES,
université de Lyon II, 1972.
11
LAFFEY John F., « The Roots of French Imperialism: the Case of Lyon », French Historical Studies, vol.
6, avril 1961.
12
AIMONE Linda, OLMO Carlo et OLIVIER Philippe, Les Expositions universelles (1851-1990), Paris,
Belin, 1993.
13
BUTTIN Odile, Construction d’un grand musée de Province au XIXe siècle. Le Musée Guimet de Lyon
(1878-1888), Paris, École du Louvre, 1986 ; CHAPPUIS Françoise et MACOUIN Francis (sous la dir.),
D’outre-mer et d’Orient mystique : les itinéraires d’Émile Guimet, Paris, Éditions Findakly, 2001 ;
OMOTO Keiko et MACOUIN Francis, Quand le Japon s’ouvrit au monde. Émile Guimet et les arts de
l’Asie, Paris, Gallimard/RMN, 1990.
14
SALMON Marianne, L’Exposition coloniale de Lyon en 1894. Scènes et coulisses de l’idée coloniale à
Lyon, mémoire de maîtrise, IEP de Lyon, 1994 ; VINCENDON Aurélien, L’Exposition coloniale de Lyon en
1894. Une mise en scène de l’idéologie coloniale, mémoire de maîtrise, université de Lyon II, 2004.
15
KLEIN Jean-François, Un Lyonnais en Extrême-Orient. Ulysse Pila, vice-roi de l’Indochine, Lyon,
Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1994.
16
KLEIN Jean-François, « Ulysse Pila, l’âme coloniale de la chambre de commerce de Lyon (18891906) », Revue d’histoire consulaire, n° 12, mai 1997.
17
BERGOUGNIOUX Jean-Michel et alli., « Villages noirs » et visiteurs africains et malgaches en France et
en Europe (1870-1940), Paris, Karthala, coll. Hommes et sociétés, 2001.
9
locales cet « autre » dans le cadre d’une mise en scène qui privilégie l’exotisme et la
distanciation ethnographique. Les visiteurs peuvent également découvrir les
pavillons d’Algérie, d’Afrique noire et d’Indochine, déjeuner au « restaurant arabe »,
admirer la « caravane algérienne » et de nombreuses autres animations, se
constituant une culture coloniale bien avant les autres populations françaises, car
Lyon est la première ville à organiser une exposition coloniale. Après 1894, les
« expositions ethnographiques » vont se succéder autour de la vallée du Rhône,
jusqu’à l’exposition coloniale de Lyon en 1914, moins fastueuse que la précédente
mais signe que la ville revendique son statut de « capitale coloniale ». Alors que la
fascination pour l’exotisme semble entrer dans une nouvelle dynamique, les
premiers « travailleurs kabyles » arrivent dès avant la Première Guerre mondiale
dans les grands centres industriels et engagent la seconde phase des présences des
Suds en Rhône-Alpes et Auvergne.
La Grande Guerre va dynamiser cette présence. L’appel aux populations
coloniales — combattants et travailleurs — signe l’arrivée de plusieurs dizaines de
milliers de soldats issus de toutes les colonies, notamment d’AOF, de Madagascar,
d’Indochine ou d’Afrique du Nord18. Leur « accueil » va mailler le territoire
d’infrastructures : ils s’implantent autour du Rhône dans des camps de
rassemblement, d’entraînement et des structures d’hivernage et médicales, alors
que les travailleurs coloniaux recrutés pour l’effort de guerre sont regroupés dans
des institutions spécifiques et réparties dans toutes les usines du bassin industriel —
notamment à Clermont-Ferrand, Firminy, Saint-Fons, Vénissieux ou Feyzin —, qui
devient l’un des pôles de l’industrie de guerre. Très surveillés, ces nouveaux
travailleurs sont cantonnés à l’écart de la société locale afin d’être mieux contrôlés,
mais aussi dans une logique qui les distingue des autres populations migrantes,
comme une reproduction des mécanismes coloniaux alors en vigueur outre-mer.
Les tensions avec le prolétariat français se manifestent très tôt pendant les
années de conflit : les ouvriers coloniaux sont moins bien payés que les Français, ces
derniers protestant contre ces « briseurs de salaires ». Dans le contexte de la
guerre, grèves et manifestations sont régulièrement réprimées par l’armée19. La
dégradation des relations avec les Français se cristallise également avec la
population locale durant les années 1916-191720 : les journaux locaux se font l’écho
des « mœurs » et des « violences » attribuées aux Maghrébins ou aux Indochinois,
renforçant des stéréotypes déjà bien implantés. C’est dans ce contexte que les
premiers travailleurs chinois21, à la réputation moins sulfureuse, arrivent afin
d’appuyer l’effort de guerre. Une présence qui sera pérennisée par l’action de
l’Institut franco-chinois créé au lendemain de la Première Guerre mondiale22, qui
deviendra l’épicentre de cette présence jusqu’au milieu des années 20.
18
MICHEL Marc, Les Africains et la Grande Guerre. L’Appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, coll.
Hommes et sociétés, 2003 ; RIVES Maurice, « Les travailleurs indochinois durant la guerre 19141918 », Bulletin de l’Anai, octobre-novembre-décembre 1991.
19
TALHA Larbi, Le Salariat immigré dans la crise. La Main-d’œuvre maghrébine en France (1921-1987),
Paris, CNRS Éditions, 1989.
20
MEYNIER Gilbert, L’Algérie révélée. La Guerre de 1914–18 et le premier quart du XXe siècle, Genève,
Droz, 1981.
21
LIVE Yu-Sion, Chinois de France, un siècle de présences de 1900 à nos jours, Paris, Mémoire
collective chinoise, 1994.
22
PERROTIN DE BELLEGARDE (DE) Anne-Sophie, L’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1950),
mémoire de maîtrise, université de Lyon III, 1989 ; PHILIPPE Yann, L’Institut franco-chinois, un
exemple réussi de collaboration en éducation ?, mémoire de maîtrise, université de Lyon II, 1998 ;
PINET Annick et LI Danielle, L’Institut franco-chinois de Lyon, Lyon, Bibliothèque municipale de Lyon,
2001.
La fin du conflit signe le rapatriement de la presque totalité des soldats coloniaux.
Mais de nombreux travailleurs, essentiellement nord-africains mais aussi chinois23,
décident de rester en région, dans les villes industrielles de Rhône-Alpes, et vont
constituer le premier véritable réseau d’immigration en région. À partir de 1919,
l’immigration algérienne24 (mais aussi marocaine25) s’intensifie vers ces grands
centres industriels, alors que se développe parallèlement l’immigration arménienne
— à la suite du génocide de 1915-1916 —, qui s’installe pour former de petites
communautés26. Algériens27, Arméniens et Marocains commencent à s’insérer au
paysage local : « cafés maures » et petites épiceries apparaissent dans les quartiers
d’immigration maghrébine à Lyon, à Saint-Étienne28 et à Clermont-Ferrand ;
boutiques, friperies et restaurants s’érigent dans les quartiers arméniens, comme à
Valence29 ou à Romans30.
Les crises de l’emploi qui marquent la fin des années 20 et le début des années
30 annoncent un nouveau tournant de l’immigration des Suds. Elles contraignent les
pouvoirs publics et le patronat industriel à organiser le rapatriement de nombreux
travailleurs étrangers et coloniaux, et à définir un strict contingentement de la maind’œuvre immigrée, conformément à la législation sur la protection du travail
national31 (loi du 11 août 1926). À cela s’ajoute un durcissement de la législation sur
les conditions de circulation des coloniaux, candidats à l’émigration. Dans ce
contexte, les mouvements de grève de la main-d’œuvre immigrée des Suds seront
d’autant plus importants (grève des mineurs du bassin houiller de la Loire en 1930 et
en 1938, grève dans l’usine de la soie de Décines en 1936) que ces travailleurs
seront les premières cibles des licenciements. Dans la région, à Lyon notamment,
ces mouvements de contestation croiseront la mobilisation des militants de
l’Association des travailleurs algériens, qui participeront aux actions de la section
lyonnaise de l’Étoile nord-africaine (apparue en 193432). À Lyon comme à SaintÉtienne, la surveillance exercée par les Saina33 sur ces travailleurs sera
23
LIVE Yu-Sion, op. cit.
SIMON Jacques, L’Immigration algérienne en France, des origines à l’indépendance, Paris, ParisMéditerranée, coll. Documents, témoignages et divers, 2000 ; STORA Benjamin, Ils venaient d’Algérie.
L’Immigration algérienne en France (1912-1992), Paris, Fayard, coll. Enquêtes, 1992 ; TCHIBINDAT
Sylvestre, La Réglementation de l’immigration algérienne en France, Paris, L’Harmattan/Cahiers du
Creac, Politique et société, 2004.
25
ATOUF Elkbir, Les Marocains en France de 1910 à 1965. L’Histoire d’une immigration programmée,
thèse de doctorat, université de Perpignan, 2002.
26
JANIN-COSTE Dominique, La Migration arménienne dans l’Isère, du génocide à nos jours, mémoire de
TER, université de Grenoble, 1983 ; BARDAKDJIAN Mireille, La Communauté arménienne de Décines
(1925-1971), mémoire de maîtrise, faculté de lettres et sciences humaines de Lyon, 1972.
27
VIDELIER Philippe, « Des voies de la migration. Italiens et Algériens dans l’espace lyonnais »,
Migrations. Le Monde alpin et rhodanien, 3e et 4e trimestres 1989 ; VIDELIER Philippe, Destin collectif et
itinéraires individuels de deux immigrations. Italiens et Algériens dans la région lyonnaise de la grande
guerre aux années 1950, Lyon, MIRE, 1988.
28
Cf. par exemple BURDY Jean-Paul, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne (1840-1940), Lyon,
PUL, 1989 ; HAMMOUCHE Abdelhafid, « Saint-Étienne et ses immigrés » Hommes et migrations,
n° 1186, avril 1995 ; LAURAS Clarisse, Les Arméniens à Saint-Étienne. Une implantation originale dans
l’espace urbain, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2006.
29
BASTIDE Roger, « Les Arméniens à Valence », Bastidiana, n° 23-24, 1998.
30
GARDELLE Charles et SEGATTO Elvio, « Les étrangers à Romans », Revue drômoise, n° 505,
septembre 2002.
31
WEIL Patrick, La France et ses étrangers, Paris, Calmann-Levy, 1991.
32
CARLIER Omar, « Créativité associative et contrainte politique : la dynamique de l’immigration
algérienne en France dans l’entre-deux-guerres », Migrance, hors série « 1901-2001 », 4e trimestre
2002 ; VIDELIER Philippe, op. cit.
33
Services des affaires indigènes nord-africaines.
24
particulièrement étroite34. Simultanément, dans l’opinion publique, se multiplient les
réactions de rejet des travailleurs coloniaux et des étrangers, victimes toutes
désignées de la crise économique et du racisme « ordinaire ». Les stéréotypes sur
les migrants arméniens35 croisent ceux qui se diffusent dans la presse sur les
Maghrébins et, tandis qu’une partie de la presse régionale entame une campagne
xénophobe36, des personnalités politiques — à l’instar d’Édouard Herriot, fondateur
de la section lyonnaise de la Ligue des droits de l’homme, ou de nombreux militants
syndicaux — se rallient au discours dominant sur la défense de la main-d’œuvre
nationale.
Cette crise n’empêche pas la promotion de l’action coloniale : Lyon inaugure un
nouveau musée colonial (en 1927) ; d’autres institutions liées aux missions37 sont
inaugurées ; Grenoble en 1925 puis Clermont-Ferrand en 1932 organisent des
expositions coloniales qui rencontrent le succès. La promotion de la colonisation
s’élabore sur le fond de la poursuite des relations économiques et commerciales avec
la Chine, l’Indochine ou l’Algérie, comme en témoigne, en 1930, la fondation du
comptoir franco-chinois à Lyon, qui atteste de la vitalité des rapports commerciaux
entre les deux pays38. Dans la région, les affiches publicitaires diffusent une imagerie
coloniale39, jusque dans les catalogues de vente par correspondance de Manufrance
où casques coloniaux, vêtements et autres produits essentiels à la « vie dans les
colonies » occupent de pleines pages.
La Seconde Guerre mondiale va à nouveau provoquer un afflux massif de soldats
coloniaux. Dès avant-guerre, ceux-ci sont déjà présents à travers plusieurs unités
stationnées dans le cadre de la 14e région militaire de Lyon. À l’heure de la
déclaration de guerre, la 1re division est mobilisée, de nombreux Arméniens sont
incorporés dans diverses unités alors que des milliers de travailleurs indochinois sont
affectés aux usines et arsenaux. L’offensive allemande est fulgurante, et le 19 juin
1940 Lyon passe sous contrôle des armées du IIIe Reich. La résistance des unités de
tirailleurs sénégalais qui se battent autour de la ville provoque la fureur des armées
allemandes, largement imprégnées de propagande nazie, qui massacrent des
dizaines d’entre eux40. Au moment de l’armistice, cinquante mille soldats indigènes
sont prisonniers et, en 1941, environ soixante mille soldats maghrébins demeurent
sur le sol français.
La guerre perdue, Vichy met progressivement en place une politique de
« collaboration » avec le IIIe Reich et va développer une intense propagande
coloniale dont les régions Auvergne et Rhône-Alpes sont l’épicentre, visant à
restaurer le prestige national et à conserver un domaine impérial menacé par les
34
MASSARD-GUILBAUD Geneviève, Des Algériens à Lyon. De la grande guerre au front populaire, Paris,
Ciemi/L’Harmattan, 1995 ; BENCHARIF Léla, Pour une géostrophique de l’immigration maghrébine à
Saint-Étienne. Entre espace encadré et espace approprié, thèse de doctorat, université Jean-Monnet,
2002.
35
LE TALLEC Cyril, La Communauté arménienne en France (1920-1950), Paris, L’Harmattan, coll.
Mémoire du XXe siècle, 2001 ; BAROIN Henri, La Main-d’œuvre étrangère dans la région lyonnaise,
thèse de doctorat, université de Lyon, 1935.
36
SHOR Ralph, L’Opinion française et les étrangers en France (1919-1939), Paris, Publications de la
Sorbonne, 1985.
37
ZERBINI Laurick, Lyon : miroirs de l’Afrique noire ? Expositions, villages musées (1860-1960), thèse
de doctorat, université de Lyon II, 1998 ; PRUDHOMME Claude, « Lyon et les missions catholiques en
Asie orientale à l’époque contemporaine », Les Cahiers d’histoire, tome XL, n° 3-4, 1995.
38
TSE-SIO Tcheng, Les Relations de Lyon avec la Chine, thèse de doctorat, université de Lyon, 1982.
39
GASNIER Richard, « L’étranger dans l’affiche publicitaire française (1880-1920) : de l’exotisme
colonial au système d’alliances », Le Barbare, l’étranger : images de l’autre, vol. 2, Saint-Étienne,
Publications de l’université de Saint-Étienne, 2005.
40
DIETRICH Robert et RIVES Maurice, Héros méconnus. Mémorial des combattants d’Afrique noire.
1917-1918/1939-1945, Paris, association Frères d’armes/Lavauzelle, 1990.
alliés. Cette propagande donne lieu à des dizaines de manifestations en région. Trois
d’entre elles émergent par leur ampleur : la Semaine coloniale en 1941, la Quinzaine
impériale en 1942 (avec des manifestations de masse à Lyon et Vichy) et le train
exposition des colonies, qui circule dans toute la France de 1941 à 1944 et s’arrête
en 1941 à Vichy et Grenoble, en 1942 à Clermont-Ferrand, Saint-Étienne et Lyon.
Des centaines d’Arméniens, combattants des FTP-MOI41, réfractaires au STO ou
déserteurs des camps de travail forcé, prennent aussi une part active à la Libération,
particulièrement active en Rhône-Alpes et Auvergne, ainsi que des centaines de
travailleurs ou anciens combattants coloniaux.
À la sortie du conflit, la France est à reconstruire. La nécessité de trouver
rapidement une main-d’œuvre abondante, conjuguée à la crise économique en
Algérie, va provoquer un afflux de plus en plus important d’ouvriers, essentiellement
algériens, jusqu’au début des années 60. Organisée par l’Office national de
l’immigration (ONI), favorisée par la liberté de circulation entre l’Algérie et la France,
cette immigration est employée par les principaux sites industriels, et, plus
marginalement, les propriétaires agricoles. Les Marocains commencent à arriver au
milieu des années 50 et surtout après 1963, puis, à la fin de la décennie, les
Tunisiens, alors que se fixe sur toute la période l’immigration arménienne et que
s’amorce une immigration d’Afrique noire, surtout étudiante jusqu’à la fin des années
5042.
De 1946 à 1962, les guerres d’Indochine et d’Algérie se succèdent. En 1954, la
perte de l’Indochine provoque l’arrivée de cent mille personnes en France, suivies
par un flux continu les années suivantes. D’abord regroupée dans des camps (dont
certains survivront après la fin de l’empire), cette immigration s’agrège aux
travailleurs indochinois restés en région43. La fin de la guerre d’Algérie44 génère
également un vaste mouvement de « rapatriés », composé des Français d’Algérie et
de harkis45. L’immigration maghrébine connaît des conditions d’installation très
difficiles et, dès la fin des années 40, des « ghettos » apparaissent dans les villes
industrielles, les efforts pour les résorber se révélant largement insuffisants46. Cette
immigration est d’abord conçue comme provisoire, mais, dès le début des années
50, des familles s’installent à travers le regroupement familial, à Lyon, à Valence, à
Saint-Étienne ou à Clermont-Ferrand47. Avec l’extension ou la formation de nouveaux
« quartiers arabes », comme dans la zone industrielle de Villeurbanne, dans les
communes de Saint-Fons, de Vaulx-en-Velin, de Vénissieux, se développe le petit
commerce et naissent des associations immigrées qui recomposent les sociabilités.
41
Francs-tireurs partisans de la Main-d’œuvre immigrée (MOI).
AMOUGOU Emmanuel, Étudiants d’Afrique noire en France, Paris, L’Harmattan, 1997.
43
LE HUU Khoa, L’Immigration du Sud-Est asiatique en France, Paris, Agence pour le développement
des relations interculturelles, 1er semestre 1997.
44
GERVEREAU Laurent, RIOUX Jean-Pierre et STORA Benjamin (sous la dir.), La France en guerre
d’Algérie, Paris, La Découverte, coll. Publications de la BDIC, 1992.
45
JORDI Jean-Jacques, 1962, L’Arrivée des pieds-noirs, Paris, Autrement, 1995 ; AGERON CharlesRobert, « Le drame des Harkis en 1962 », XXe siècle, n° 42, avril-juin 1994.
46
LAVOIGNAT Jean, L’Accueil des étrangers dans le département du Rhône, Lyon, préfecture du Rhône,
1968.
47
CHAUVET Chantal, « Les immigrés maghrébins dans l’agglomération clermontoise », Nouvelles
Recherches sur l’agglomération clermontoise, Institut de géographie de la faculté de lettres de
Clermont-Ferrand, 1979 ; ESTIENNE Pierre, « Les étrangers dans l’agglomération clermontoise :
problèmes contemporains », Hommes et terres du nord, hors série, tome II, 1981 ; et, surtout, EL
KADIRI Chaouki, Les Algériens de Clermont-Ferrand de 1912 à 1947, mémoire de maîtrise, université de
Clermont-Ferrand II, 1997.
42
Le contexte de la guerre d’Algérie provoque la montée de la xénophobie « antiarabe48 », alors que se multiplient les contrôles de police, les arrestations et les
disparitions au fur et à mesure que le FLN étend son emprise sur les communautés
algériennes, notamment à Lyon et à Saint-Étienne. Pourtant, des solidarités
transversales, ouvrières (notamment grâce à l’action ponctuelle de la CGT ou des
JOC), se font jour dès le début des années 50, qui marquent le début de la
participation des immigrations à la vie civique et politique.
Proposer une histoire de l’immigration des Suds, c’est ainsi pénétrer un univers
d’expériences sociales, culturelles mais aussi syndicales et politiques. Chaque
période traitée dans cet ouvrage permet de mettre en évidence, dans le champ des
luttes, une histoire de l’engagement comme une histoire politique de l’immigration.
En 1917, dans les centres industriels de la région employant une main-d’œuvre
coloniale, la dureté des conditions de travail et de logement entraîne arrêts de travail
et révoltes, à l’exemple de la grève des soixante Chinois affectés dans les usines
Jacob Holtzer à Unieux. Quelques années plus tard, en 1921, la « marche sur Lyon »
des étudiants-travailleurs chinois conduira à l’expulsion de près de deux cents
manifestants49. Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, les revendications politiques des
nationalistes nord-africains, les grandes grèves des travailleurs immigrés, les luttes
des résidents des foyers Sonacotra50, la mobilisation des sans-papiers ou des
harkis51, attestent d’une forte tradition de luttes immigrées dans la région RhôneAlpes. Par la suite, luttes syndicales, luttes politiques, mouvements dans les
quartiers, « émeutes urbaines », candidats « issus de l’immigration » sur les listes
électorales, viendront prolonger une volonté de revendiquer la légitimité de « leur »
présence. Cette tradition militante a trouvé un écho avec les luttes urbaines et
politiques des héritiers de l’immigration maghrébine au début des années 80, et
donnera naissance dans l’agglomération lyonnaise au « mouvement beur52 » ; point
de départ d’une mobilisation d’une ampleur nationale. De cet héritage particulier
naîtront d’autres expérimentations politiques, portées par des jeunes Maghrébins53,
véritables révélateurs des mutations de la société française54. Pourtant — et en dépit
de ces expériences localisées —, force est de constater que la question de la
participation et de la représentation politique des minorités issues de l’immigration
post-coloniale, dans l’échiquier politique régional, reste posée.
Espace géographique dynamique et fécond en matière d’héritage des
immigrations, cette présence des migrations semble aussi en crise et laissé en
marge de la société économique et politique locale. La perception par l’opinion et les
médias de quartiers en crises permanentes, sous l’influence des « intégrismes » —
l’affaire Kelkal — et vivant au rythme de conflits mémoriaux réguliers — à l’image
des Turcs et des Arméniens pour l’inauguration d’un mémorial en 2006 —, constitue
un filtre face à un réel dynamisme local. En même temps, la région Rhône-Alpes est
48
GASTAUT Yvan, L’Immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Le Seuil, coll. XXe
siècle, 2000 ; SCHOR Ralph, Histoire de l’immigration en France, Paris, Armand Colin, 1996.
49
WANG Nora, Émigration et politique. Les Étudiants-Ouvriers chinois en France (1919-1925), Paris, Les
Indes savantes, 2002 ; VIDELIER Philippe, « Il y a soixante-dix ans. La France expulse ses étudiants
chinois », Le Monde, 13 octobre 1991 et LIVE Yu-Sion, op. cit.
50
GINESY-GALANO Mireille, Les Immigrés hors la cité. Le Système d’encadrement dans les foyers
(1973-1982), Paris, Ciemi/L’Harmattan, 1984.
51
JORDI Jean-Jacques et HAMOUMOU Mohand, Les Harkis, une mémoire enfouie, Paris, Autrement, coll.
Monde, 1999.
52
BOUBEKER Ahmed, Les Mondes de l’ethnicité. La Communauté d’expérience des héritiers de
l’immigration maghrébine, Paris, Balland, 2003.
53
JAZOULI Adil, L’Action collective des jeunes Maghrébins de France, Paris, L’Harmattan, 1996.
54
BOUAMAMA Saïd, « Le mouvement beur », Zaàma. Revue trimestrielle pour l’égalité, n° 3, Centre
régional d’études et d’observation des politiques et des pratiques sociales, décembre 2000.
en avance sur les autres régions françaises en matière de travail historique et
mémoriel ; le programme Traces55, initié par Aralis56 depuis 2000, en est le
témoignage le plus visible. A contrario, la région Auvergne est le parent pauvre de
cet intérêt pour l’histoire et la mémoire des Suds et semble entrer dans le XXIe siècle
comme si ces vagues migrantes n’avaient jamais été partie prenante de l’histoire du
siècle passé.
À partir des années 90, la région Rhône-Alpes devient le lieu et le laboratoire
privilégié d’une dynamique mémorielle associée à l’histoire de l’immigration. Une
pléiade d’actions commémoratives, à dimension culturelle, artistique mais aussi à
vocation pédagogique, va voir le jour. Les expositions dédiées à l’immigration au
Musée dauphinois de Grenoble57, la journée du patrimoine inaugurant un parcours
inédit sur les « lieux de mémoire » de l’immigration en Rhône-Alpes (1999)58, les
commémorations au camp de « rapatriés indochinois » de Noyant-d’Allier, le travail
de collecte du patrimoine musical de l’immigration réalisé par le CMTRA59, les
diverses commémorations organisées par les associations arméniennes et africaines
de la région, ou encore la production du film Mémoires de guerre, mémoires de
soldats oubliés par l’association stéphanoise Le Groupe de réflexion et d’action
interculturelle (2005) montrent la diversité des objets de cette fabrique mémorielle
et des acteurs engagés dans ce travail. Pourtant, sur le territoire, qu’il soit en
Rhône-Alpes ou en Auvergne, la notion de lieux de mémoire60 souffre encore d’un
déficit de reconnaissance institutionnelle. L’histoire de la culture coloniale et celle des
immigrations des Suds restent encore en marge des balises historiques du territoire
comme des mémoires collectives locales61.
A contrario, le monde associatif, celui de la recherche ou l’espace muséal sont,
eux, dynamiques62. Au premier rang de ces porteurs de projet se trouvent des
équipements culturels auxquels s’ajoutent diverses associations issues de
l’immigration, associations d’héritiers nées dans la dynamique du « mouvement
55
TRACES, « Faire mémoire. Traces des migrations en Rhône-Alpes », Écarts d’identité, n° 108, 2006.
Association Rhône-Alpes pour le logement et l’insertion sociale.
57
Exposition sur les Coratins (1988), les Grecs (1993), les Arméniens (1997), les Isérois d’origine
maghrébine (1999), puis sur les Français d’Isère et d’Algérie (2003).
58
BENCHARIF Léla et MILLIOT Virginie (sous la dir. de Daniel Pelligra), Traces et mémoires des
migrations dans la région Rhône-Alpes. Parcours avant l’escale, Vaulx-en-Velin, Drac Rhône-Alpes,
Maison des sociétés, 1999.
59
Centre des musiques traditionnelles en Rhône-Alpes.
60
ALDRICH Robert, Vestiges of the Colonial Empire in France: Monuments, Museums and Colonial
Memories, Houndmills, Baginstoke, New York, Palgrave Macmillan, 2005 ; BAROU Jacques, « Lieux de
mémoire de l’immigration », Écarts d’identité, hors série « Traces en Rhône-Alpes », avril 2000 ;
RAUTENBERG Michel, « La valorisation culturelle des mémoires de l’immigration dans la région RhôneAlpes », Hommes et migrations, n° 1260, mars-avril 2006.
61
À titre d’exemple, on reste surpris du faible écho pour ces mémoires et du faible intérêt pour ce
programme de recherche sur les immigrations des Suds par la quasi-totalité des conseils généraux et
des grandes métropoles régionales comme les municipalités — où le passé lié aux migrances est
pourtant riche — de Clermont-Ferrand, de Vichy, de Grenoble (GENET Yves, « Le Grenoble des
immigrés », Écarts d’identité, n° 95-96, printemps 2001 ; JACQUIER Claude, « Entre mythe grenoblois
et réalité de “Très-Cloître” : sélective mémoire », Écarts d’identité, n° 95-96, printemps 2001 ; VIAL
Éric, « Grenoble, l’immigration à travers le temps », Écarts d’identité, n° 95-96, printemps 2001 ;
WARIN Philippe, Cartographie de la présence étrangère dans l’agglomération grenobloise, Grenoble,
GETUR, 1988) ou de Valence (BASTIDE Roger, « Les Arméniens à Valence », Bastidiana, n° 23-24,
1998 ; KOUROUMA Mamadou Jean-Michel, « Aujourd’hui, les Africains de Valence », Revue drômoise,
n° 514, décembre 2004).
62
DUCLOS Jean-Claude, « Relier… Un siècle de mémoire, un siècle de lien », Écarts d’identité, hors série
« Traces en Rhône-Alpes », avril 2000 ; FASILD/DRAC RHÔNE-ALPES, Villes, patrimoines, mémoires.
Actions culturelles et patrimoines urbains en Rhône-Alpes, Lyon, La Passe du vent, 2000 ; VIDELIER
Philippe, « Travailler les mémoires locales des migrations », extraits du séminaire Les Mémoires dans les
villes, Lyon, février 2004.
56
beur », mais aussi des associations de solidarité, telles que l’Association dauphinoise
pour l’accueil des travailleurs étrangers ou l’Office dauphinois des travailleurs
immigrés.
Des premières associations arméniennes durant l’entre-deux-guerres63 à la
participation des ouvriers maghrébins aux grèves industrielles du début des années
5064, de l’engagement précoce des intellectuels indochinois en faveur de
l’indépendance dans les années 3065 aux mouvements nationalistes étudiants
africains au milieu des années 5066, du combat pour l’Algérie indépendante67 à la
participation progressive à la vie politique locale des Maghrébins au début des
années 60, des mouvements de travailleurs « arabes » durant les années 70 à
l’engagement politique des nouvelles générations arméniennes, de la « marche des
beurs68 » aux revendications mémorielles actuelles, les immigrations des Suds se
sont profondément insérées au paysage social, politique69 et culturel — même si
elles restent souvent cantonnées dans ses marges — et ont porté le souvenir vif de
tout un pan de l’histoire de ces régions. L’histoire de la formation des immigrations,
des communautés, des quartiers, le souvenir des luttes aussi, sont constitutifs d’une
multiplicité de mémoires historiques, d’identités politiques diverses et de métissages
culturels incessants. La richesse de cette histoire, complètement intégrée à l’histoire
nationale et régionale, est aujourd’hui peu connue et peu reconnue, un peu comme
si la première ne pouvait de pleine légitimité être partie prenante de la seconde. Cet
ouvrage voudrait, en quelque sorte, contribuer à infléchir cette réalité.
63
LE TALLEC Cyril, op. cit.
VIDELIER Philippe, op. cit.
65
HEMERY Daniel, Hô Chi Minh : de l’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, coll. Découvertes
Gallimard, 1990.
66
BAH Thierno, « Les étudiants de l’Afrique noire et la marche à l’indépendance », in Charles-Robert
Ageron et Marc Michel (sous la dir.), L’Afrique noire française : l’heure des indépendances, Paris, CNRS
Éditions, 1992 ; GUIMONT Fabienne, Les Étudiants africains en France (1950-1965), Paris, L’Harmattan,
coll. Études africaines, 2001.
67
HAROUN Ali, La 7e wilaya, la guerre du FLN en France (1954-1962), Paris, Le Seuil, 1986.
68
ABDALLAH Mogniss H., « 1983 : la marche pour l’égalité », Plein droit, n° 55, décembre 2002.
69
Les deux personnalités, issues de l’immigration et de la génération de la Marche de 1983, qui ont
marqué les gouvernements de droite de Villepin et Fillon, sont originaires de la région lyonnaise : Azouz
Begag (sociologue), en tant que ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances et Fadela
Amara (présidente de Ni putes ni soumises) au secrétariat d’État chargé de la Politique de la Ville.
64