régulation fonciere et justice spatiale. l`exemple des - n

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régulation fonciere et justice spatiale. l`exemple des - n
Régulation foncière et justice spatiale.
L'exemple des grandes villes colombiennes.
A. Beuf
N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012
RÉGULATION FONCIERE ET JUSTICE SPATIALE.
L'EXEMPLE DES GRANDES VILLES COLOMBIENNES 1
Alice Beuf
Institut Français d’Etudes Andines (UMIFRE 17 – CNRS / MAE)
CREDA (UMR 7227)
[email protected]
ABSTRACT :
La Colombie a adopté une des législations foncières et de développement urbain – loi dite de
« réforme urbaine » – les plus innovantes et régulationniste en Amérique latine. Perçue comme très
ambitieuse dans ses objectifs et dans les outils de planification, gestion foncière et financement du
développement urbain qu'elle met à disposition des municipalités, la loi 388 de 1997 constitue une
déclinaison de la Constitution de 1991 dans le champ urbain. Mais l'application de cette loi rencontre
d'importantes résistances, en partie liées aux divergences de conception du droit de propriété. Nous
proposons ici d'analyser la mise en œuvre de nouveau modèle d'aménagement urbain, ses effets
urbains dans les grandes villes colombiennes, ainsi que les évolutions dans l'utilisation des instruments
prévus par la loi, en relation avec les intérêts conflictuels des acteurs urbains : gouvernement national,
municipalités, agents formels et informels de production des espaces urbains, comités de résidents.
KEY WORDS:
Politique foncière, planification urbaine, villes, acteurs, Colombie.
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Cette communication va être publiée en 2013 dans la revue Cahiers des Amériques latines, dans le dossier
spécial “Colombie. Le(s) conflit(s) au cœur de la société” coordonné par Nadège Mazars et Marie-Laure
Guilland, sous le titre “Enjeux et conflits autour de la terre urbaine. Politiques foncières et planification urbaine
en Colombie”.
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La Colombie est aujourd'hui un pays urbain, mais dont les références identitaires restent en grande
mesure attachées au monde rural. Tout au long de son histoire et jusqu'à l'époque actuelle, la
colonisation de nouvelles terres a été perçue comme un moteur du développement économique. Le
processus d'appropriation foncière s'est effectué en niant les droits coutumiers préexistants des
communautés autochtones et paysannes et a engendré d'importances violences qui ont jalonné
l'histoire de ce pays. Les élites, espagnoles puis créoles, ont imposé un régime de propriété issu du
droit romain, où le droit de propriété est conçu comme inviolable et sacré. Le processus de
concentration des terres est ancien, mais il s'est accéléré au cours des dernières décennies, sous les
effets conjugués du conflit armé et plus récemment de nouvelles logiques mondiales d'achats massifs
de terres pour l'agroalimentaire et l'extraction de ressources naturelles. Ces dynamiques se donnent
dans des espaces ruraux où les mécanismes de régulation restent limités et peu appliqués et où la
question foncière demeure au cœur des conflits, armés dans certaines régions.
Dans les villes, ce panorama est différent et nous souhaiterions dans cet article prendre la mesure de la
spécificité de la terre urbaine : la spécificité de la conception du droit de propriété privée, des
politiques foncières et urbaines qui bornent ce droit ainsi que des pratiques effectives de planification
urbaine issues des rapports de force entre acteurs urbains qui redéfinissent sans cesse la portée du droit
de propriété par rapport à « l'intérêt général ». En effet, la Colombie a adopté une des législations
foncières et de développement urbain – loi dite de « réforme urbaine » – les plus innovantes et
régulationniste en Amérique latine, avec le Brésil. Perçue comme très ambitieuse dans ses objectifs et
dans les outils de planification, gestion foncière et financement du développement urbain qu'elle met à
disposition des municipalités, la loi 388 de 1997 constitue une déclinaison de la Constitution de 1991
dans le champ urbain. Mais l'application de cette loi rencontre d'importantes résistances, en partie liées
aux divergences de conception du droit de propriété.
Par ailleurs, les défis urbains auxquels doit répondre ce nouveau modèle d'aménagement urbain sont
immenses, bien que non spécifiques aux villes colombiennes. La croissance rapide des années 19501990 a produit des villes profondément inégalitaires : ségrégation socio-spatiale, importance de
l'informalité (de l'habitat, du travail et des entreprises), niveaux élevés de congestion et problèmes
d'accessibilité à la centralité et aux ressources urbaines pour les habitants des lointaines périphéries,
etc. Certes, les politiques de transports urbains ont indéniablement remporté des succès depuis le début
des années 2000 en promouvant BRT (Bus Rapid Transit : Transmilenio à Bogotá, Mio à Cali, etc) et
Metrocables. Mais aucune planification des transports n'est suffisante si elle n'est articulée à une
planification urbaine opérationnelle. C'est en ce sens que nous entendons analyser la mise en œuvre du
nouveau modèle d'aménagement urbain, ses effets urbains dans les grandes villes colombiennes, ainsi
que les évolutions dans l'utilisation des instruments prévus par la loi, en relation avec les intérêts
conflictuels des acteurs urbains. Les villes peuvent-elles être produites de manière plus juste en
Colombie ?
1. LA PRODUCTION DES ESPACES URBAINS : D'UN MODELE RENTIER A UN
MODELE REGULÉ
Dotée d'un réseau urbain plus équilibré que les autres pays latino-américains2, la Colombie comporte
seize villes de plus de 300 000 habitants. En 1950, seules deux dépassaient ce seuil : Bogotá (7,8
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Du fait d'un cloisonnement régional historique qui perdure, bien qu'atténué aujourd'hui par d'importants
investissements dans la construction de nouvelles voies rapides à l'échelle nationale.
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millions d'habitants en 2005, 650 000 en 1953) et Medellín (3,3 millions en 2005, 376 000 en 1950).
Les agglomérations de Cali et Barranquilla dépassent aujourd'hui les deux millions d'habitants et celles
de Bucaramanga, Cartagena et Cucuta ont franchi le seuil du million d'habitants. La plupart de ces
villes présentent au cours des années 2000 des taux de croissance de 2 à 3% annuels : la transition
urbaine – avec des taux de 6 ou 7% annuels dans les années 1950-1970 – est achevée, mais la
croissance urbaine se poursuit à un rythme soutenu. De plus, conformément à la tendance mondiale,
l'expansion spatiale est désormais plus rapide que la croissance démographique ; elle est impulsée par
de nouveaux développements commerciaux, logistiques et industriels à la périphérie des grandes
villes, mais aussi par d'importants chantiers de construction de logements, pour classes aisées en
grande périphérie et pour classes populaires en première couronne ou dans les interstices du tissu
urbain.
Les dynamiques d'expansion urbaine exercent des pressions sur les terres périphériques, des pressions
d'autant plus fortes dans les métropoles andines, qui, du fait de leur site, présentent diverses
problématiques qui réduisent les disponibilités de terrains urbanisables : risques de glissement de
terrain sur les pentes les plus raides, difficultés d'approvisionnement en eau, conflits
environnementaux pour la préservation des zones forestières ou des riches terres agricoles de
montagne, etc. L'épuisement des terrains urbanisables est ainsi un leitmotiv des plans et politiques
urbaines de Bogotá depuis les années 1990 (Molina, 1997)3. Par ailleurs, alors que les réserves
foncières publiques ou collectives jouent un rôle clé dans le processus d'expansion de certaines
métropoles des Suds (Denis, 2011 ; Salazar Cruz, 2011), ce n'est pas le cas pour les villes
colombiennes qui connaissent des processus anciens de privatisation du foncier, ce qui d'une part a
limité les processus d'invasion de terrains et, d'autre part, a favorisé l'accumulation spéculative de
terres. Les agents de production des espaces urbains, formels comme informels, c'est-à-dire
principalement les promoteurs immobiliers et les « urbanisateurs-pirates » ont su tirer profit des
réserves foncières privées à la périphérie des grandes villes. Ils se sont considérablement enrichis au
cours de la période de croissance urbaine rapide, très peu régulée.
Les premiers se sont renforcés à partir de la mise en place en 1972 du système d'ajustement de la
valeur des crédits hypothécaires sur l'indice de l'inflation (UPAC). Le développement du crédit a
donné naissance à une nouvelle manière de produire la ville, standardisée et à grande échelle, avec
pour conséquence directe l'essor de la construction des grands ensembles résidentiels fermés, destinés
dans un premier temps aux strates socio-économiques élevées4 et généralisés ensuite à la quasi totalité
de l'offre de logements neufs. Dans les années 1980, simultanément à la diminution de la production
immobilière artisanale, le pouvoir économique des grandes entreprises de la construction se consolide,
comme par exemple l'Organisation Luis Carlos Sarmiento Angulo (OLCSA), Pedro Gómez y Cia,
Grupo Bolivar. La trajectoire de Luis Carlos Sarmiento Angulo, 64ème fortune mondiale selon la
revue Forbes en 2012, est révélatrice de l'intensité des dynamiques d'accumulation de capital qui sous-
La délimitation d'un périmètre urbain et d'un périmètre de service, mis en place en 1979 et quasiment
inchangé depuis lors, s'est avérée efficace pour limiter le processus d'expansion urbaine.
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La stratification socio-économique est mise en place au niveau national en 1983. Son objectif est de
corriger les inégalités socioéconomiques par l'introduction de mécanismes de redistribution dans la taxation des
charges et services urbains. Une méthodologie est élaborée pour attribuer à chaque îlot une strate
socioéconomique allant de 1 (les plus précaires) à 6 (les plus riches). Les ménages des îlots de strate 5 et 6
subventionnent les prix des services urbains des ménages des îlots de strate 1, 2 et 3 : ce sont les « subventions
croisées ». Les critères retenus pour l'attribution d'une strate sont les conditions physiques externes du logement
et de son environnement immédiat. Principale mesure pour répondre aux inégalités intra-urbaines, la
stratification socio-économique a avec le temps un impact rétroactif sur les processus ségrégatifs spontanés,
même s’il est difficile de savoir dans quelle mesure, faute d’étude de référence sur le sujet.
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tendent le processus d'urbanisation des villes colombiennes. Ingénieur civil de formation issu de la
classe moyenne bogotaine, il lance en 1959 sa propre entreprise de construction qu'il développe en
réalisant une intégration verticale et en acquérant peu à peu les terrains qui deviendront par la suite les
espaces résidentiels pour les classes moyennes de Bogotá. Au début des années 1970, son entreprise
est déjà leader dans le domaine de la construction, mais avec l'adoption de l'UPAC, il entre dans le
secteur financier en créant une agence de crédits hypothécaires puis en rachetant d'importantes
banques colombiennes. A la fin des années 1990, il forme le groupe Aval qui contrôle aujourd'hui 40%
du secteur financier colombien et est bien implanté à l'international. En 50 ans, il aurait urbanisé plus
de 4 millions de m2, construit directement plus de 40 000 logements et donné naissance à toute une
série de quartiers et ensembles résidentiels dont les noms évoquent sa première agence de crédit « Las
Villas » : Villa Luz, Villa del Rosario, Villa del Prado, Villa de Granada, Bulevar Las Villas, etc... 48
Les seconds, les urbanisateurs-pirates, ont orchestré l'accès au logement informel des couches
populaires durant plusieurs décennies. Agissant comme de véritables agents capitalistes à la recherche
des meilleurs profits, les urbanisateurs-pirates peuvent être des propriétaires de terrains urbains ou
ruraux, des intermédiaires ayant regroupé des lots en les achetant selon diverses modalités à des
paysans (avec ou sans titre de propriété) ou bien des « tierreros », qui sont des escrocs agissant au sein
de réseaux mafieux. Tout en octroyant des titres de propriété (non reconnus par les autorités), ils
vendent ensuite des petites parcelles à des familles qui recourent à l'autoconstruction pour consolider
leur logement de manière progressive, en attente de la légalisation du quartier par les autorités
(Jaramillo, 2008). Certes, les urbanisateurs-pirates d'aujourd'hui prennent en charge un certain niveau
d'équipement des lotissements (VRD, lots vacants pour des équipements publics, etc), ce qui n'était
pas le cas dans les années 1960-70. Mais ils urbanisent bien souvent des zones à risques non
constructibles : zones inondables, terrains instables, etc. Ces opérations sont hautement rentables, du
fait des faibles investissements de départ et des densités de population très élevées des nouveaux
quartiers ainsi produits. Par ailleurs, aux bénéfices économiques, il faut ajouter la possibilité de
constituer un capital politique et électoraliste, selon des schémas clientélistes qui ont été bien étudiés
(Torres Carrilo, 1993). Au cours de la période 1950-2005 et pour la seule ville de Bogotá, 7150
hectares ont été produits et occupés de manière informelle (DAPD, 2006), dont plus de la moitié
pendant la décennie 1990-2000. Néanmoins, en chiffres relatifs et pour l'ensemble de la Colombie, le
taux de population urbaine qui vit dans des quartiers précaires a fortement diminué durant la dernière
décennie : 16,1% en 2007 contre 31,2% en 1990 (ONU-HABITAT, Global Report on Human
Settlements, 2011, p.209).
Le tournant des années 1980-1990 marque une certaine prise de conscience des injustices de tels
processus de production des espaces urbains, dénoncées y compris dans la feuille de route du
gouvernement national en matière de politique urbaine Ciudades y ciudadanía. La Política Urbana de
El Salto Social (Departamento Nacional de Planeación, 1995, p.8). Au-delà de la dénonciation des
inégalités socio-spatiales, de la mauvaise qualité des espaces urbains et de l'irrationalité des formes
d'occupation du sol, le débat vise à mettre en évidence les injustices des processus mêmes de
production des espaces urbains, et pas seulement leurs résultats. Pour María Mercedes Maldonado,
avocate et professeur à l'Institut d’Études Urbaines de Bogotá, actuelle Secrétaire de l'Habitat de
Bogotá, l'iniquité de ce modèle de développement urbain réside dans le comportement des marchés
fonciers, caractérisés par « la coexistence de situations de concentration de la terre qui génèrent de
rapides capacités de mobilisation du capital foncier (dans les marchés formels comme informels) avec
de faibles niveaux d'imposition, la quasi inexistence d'obligations pour les propriétaires fonciers, des
prix fonciers très élevés, de fortes relations patrimoniales à la terre et surtout la persistance de
l'informalité et d'une ségrégation résidentielle particulièrement aiguë » (Maldonado, 2008). Dans le
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modèle de développement urbain qui prévaut jusqu'aux années 1990, ce sont les propriétaires de la
terre qui perçoivent tous les bénéfices de la prodigieuse urbanisation, formelle et informelle, qu'ont
connues les grandes villes colombiennes, alors que toutes les charges doivent être assumées par les
collectivités, et ce, de manière d'autant plus coûteuse dans les quartiers d'origine informelle non
planifiés du fait de la nécessité de construire voiries et réseaux divers, espaces publics et équipements,
une fois les quartiers intégralement construits. Dans la ville formelle, la généralisation de
l'urbanisation parcelle par parcelle effectuée par le secteur privé ne permet pas non plus de construire
les équipements et réseaux rendus nécessaires par la densification du bâti, ce qui concourt à la
dégradation des espaces urbains (congestion, espaces publics insuffisants et de mauvaise qualité, etc).
Ces points sont au cœur du débat qui débouche sur l'adoption de la loi 388 de 1997, qui met en place
des mécanismes pour assurer une répartition équitable des charges et des bénéfices de l'urbanisation
entre les propriétaires fonciers, les promoteurs immobiliers et les municipalités : une loi qui combine
une ambition de réforme urbaine avec une refonte de la planification territoriale.
Cette loi a des antécédents, que l'on doit ici rappeler pour comprendre comment sa promulgation a été
possible (Maldonado, 2004). Premièrement, la Colombie est un pays pionnier dans l'application d'un
instrument de récupération des plus-values liées à la construction d'infrastructures. L'impôt de
« contribution de valorisation », appliqué dès les années 1920, fait porter la charge de la construction
des principales avenues sur les propriétaires de la zone d'influence, car ceux-ci sont supposés
bénéficier de la plus-value de leur bien. Ce dispositif a permis de financer une bonne partie du réseau
viaire des grandes villes colombiennes. Deuxièmement, les premières discussions sur la nécessité
d'une loi de réforme urbaine remontent aux années 1960. Une douzaine de projets de loi ont été
présentés au congrès au cours des années 1970-1980 et, malgré leurs successifs échecs, ils ont permis
de donner consistance à des thèmes comme la réglementation urbanistique, la récupération des plusvalues, etc. Dans ce contexte, le gouvernement libéral de Virgilio Barco adopte la loi 9a de 1989 dite
« de réforme urbaine » : une première loi qui définit une série d'instruments modifiant la portée du
droit de propriété au nom d'une redistribution plus juste de la rente urbaine. Parmi ces instruments, il
faut mentionner le droit de préemption et la possibilité pour les collectivités de constituer des réserves
foncières (sur le modèle français), le remembrement urbain (sur le modèle japonais), le transfert de
droits de construire (sur le modèle états-unien), la déclaration de développement prioritaire et la
confiscation des friches spéculatives, l'impôt sur les plus-values, l'expropriation administrative et
judiciaire. Or, cet ensemble d'instruments sophistiqués ne fait pas système et certains donnent lieu à
une levée de bouclier de la part des propriétaires fonciers, comme la possibilité d'exproprier des
terrains non urbanisés déclarés de développement prioritaire. Dès lors, et dans le contexte
d'élaboration de la nouvelle Constitution de 1991, la loi n'est pas appliquée. Le débat sur la réforme
urbaine et le renforcement de la planification territoriale n'est rouvert qu'au milieu des années 1990
pour adapter la législation foncière aux nouvelles dispositions de la Constitution concernant le droit de
propriété. En effet, manifestant explicitement la volonté de dépasser la tradition civiliste, celle-ci
établit que la propriété est un droit mais aussi un devoir, car la propriété est porteuse d'une fonction
sociale et écologique. De même, il est légitime en vertu de la reconnaissance de droits collectifs que
les municipalités récupèrent une partie des plus-values de l'urbanisation.
Il n'est pas aussi paradoxal qu'il n'y paraît que cette Constitution ait été adoptée simultanément à
l'introduction par le Président César Gaviria (1990-1994) du modèle néolibéral en Colombie.
Conformément au projet néolibéral, les limitations au droit de propriété et la régulation des processus
urbains qui en découle visent à éviter les situations monopolistiques et à produire un cadre
concurrentiel pour mobiliser le capital foncier urbain et suburbain au profit d'un projet de ville
collectif. Le changement de modèle économique a eu par ailleurs d'importantes conséquences sur les
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modalités de production et gestion des espaces urbains, au premier rang desquelles la privatisation des
services urbains et l'adoption d'une politique de logement social fondée sur l'attribution de subventions
à la demande qui abandonne toute action sur l'offre, laissée à la charge du secteur privé. C'est aussi à
cette époque qu'est introduit en Colombie le discours sur la compétitivité urbaine et sur la planification
stratégique, qui conduit à une transformation profonde des objectifs de l'action publique, avec le
passage d'un modèle gestionnaire à un modèle entrepreneurial visant prioritairement à attirer les
investissements (Harvey, 1989). Toujours est-il que ce n'est que sous le mandat du président libéral
Samper (de tendance centriste) qu'est adoptée la loi 388 de 1997 dite « de développement territorial ».
Dans la continuité de la loi de réforme urbaine de 1989, son principal apport est d'articuler les
instruments fonciers avec ceux de planification urbaine. Elle rend ainsi obligatoire l'adoption d'un Plan
d'Aménagement Territorial (POT) par chaque municipalité et établit une hiérarchie de plans urbains
articulés selon leur échelle (municipale, zonale, locale) et champs d'intervention (planification
sectorielle ou territoriale). Elle récupère enfin les différents instruments de régulation foncière, avec
quelques modifications et précisions, en particulier en matière de remembrement urbain. Ce
mécanisme devient essentiel pour financer le développement urbain dans les espaces d'expansion et de
rénovation urbaine ; il doit être mis en place à partir de la définition de plans partiels et d'« unités
d'action urbanistique » qui établissent le périmètre et les péréquations des opérations de
remembrement urbain. Assumant pleinement le changement de représentation du droit de propriété,
avec le passage d'un droit de propriété inaliénable, primant sur tout autre considération, à un droit de
propriété assorti de devoirs, la loi 388 de 1997 affirme la fonction publique de l'aménagement
territorial. Ce nouveau modèle marque une rupture avec la logique antérieure, rentière et spéculative et
met en place une logique de développement urbain régulée par l’État.
2. LA MISE EN ŒUVRE DES OUTILS DE GESTION FONCIERE ET
PLANIFICATION URBAINE : PERFECTIONNEMENT OU DETOURNEMENT DES
INSTRUMENTS?
A partir de la fin des années 1990, la Colombie entre donc dans une phase de construction de la
planification urbaine et d'application progressive des instruments de gestion foncière.
Les villes qui donnent l'impulsion en matière foncière sont Bogotá et Medellín, en premier lieu car
elles disposent d'un appareil administratif et technique leur permettant d'inventer de nouvelles
pratiques de planification et gestion et en second lieu car des maires indépendants et leurs équipes se
sont fortement engagés dans cette voie (Mockus à Bogotá et Fajardo à Medellín). Le plan partiel de
rénovation urbaine Naranja adopté en 2000 dans la ville de Medellín est par exemple le premier du
pays. Cette même ville peut se prévaloir d’une gestion foncière dynamique qui a été mise à
contribution dans la réalisation de projets urbains visant l’amélioration des quartiers d’origine
informelle et la construction de logements sociaux. C’est notamment le cas du projet de
réaménagement de la quebrada Juan Bobo où vivaient 300 familles en situation de risque du fait de
l’instabilité du terrain, risque auquel il faut ajouter des déficiences urbanistiques et des problématiques
sociales aiguës que l’on retrouve dans le reste de la Commune 2 et du secteur nord-oriental de la ville.
La démolition des maisons les plus vulnérables a été accompagnée de la construction dans le même
secteur de huit petits immeubles collectifs destinés à reloger les familles déplacées, ainsi que d’un
réseau d'espaces publics le long du ravin. Le processus participatif a permis d’obtenir l’adhésion des
habitants au projet, qui est présenté comme une des réussites de la politique d’ « urbanisme social » de
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Medellín (2004-2007). En effet, la quebrada Juan Bobo a également bénéficié des retombées positives
du Projet Urbain Intégral (PUI) 5 mené dans l’aire d’influence de la ligne K du Metrocable.
Cependant, au-delà des réussites de certains projets portés par une forte volonté politique, les
politiques foncières sont mises en œuvre très lentement. A Medellín toujours, sur les 75 propositions
de plans partiels d’initiative publique et privé, seuls 28 avaient été approuvés entre 1999 et 2005. Ces
lenteurs sont en partie liées aux complications bureaucratiques mais aussi au temps d’apprentissage
nécessaire aux collectivités pour appliquer les instruments de gestion foncière. L’évolution du rôle de
Metrovivienda à Bogotá est en ce sens significative. La création de cette entreprise commerciale du
District a joué un rôle moteur dans la mise en œuvre de la politique néolibérale du logement social,
non seulement à travers la production directe de logements mais aussi à travers la relance de la
production par le secteur privé, en montrant l’exemple de la possibilité de produire à plus bas coût. La
gestion de Metrovivienda a permis d’abaisser les prix fonciers et de construire des logements à 8500
US$ dans le cadre de son premier projet, Ciudadelo El Recreo, alors que les logements à l'époque ne
se négociaient pas à moins de 11500 US$ (Torres Arzayus & Garcia Botero, 2010). Fonctionnant
comme une banque de terre, Metrovivienda a élaboré au fil des années trois types de gestion foncière
et immobilière, qui correspondent à trois générations de projets. Dans un premier temps,
Metrovivienda achetait et regroupait les terrains, les urbanisait et vendait les parcelles ainsi constituées
aux constructeurs (cas pour El Recreo, El Porvenir). Il n’y avait pas d’utilisation d’outils de gestion
foncière. Dans un deuxième temps, Metrovivienda a mis en place une gestion foncière associée avec
les propriétaires des terrains avant de revendre les parcelles urbanisées aux constructeurs (cas de la
première citadelle d’Usme). Enfin, l’opération Nuevo Usme actuellement en cours constitue un
véritable laboratoire d’application des instruments promus par la loi 388 de 1997 : droit de
préemption, annonce du projet et gel des prix fonciers, remembrement urbain, répartition équitable des
charges et bénéfices, etc. La mise en place du nouveau modèle d’aménagement urbain suppose donc le
perfectionnement des outils qui ont été mis à disposition des municipalités et le soutien sans faille des
maires aux projets menés. L'exécution de l'opération Nuevo Usme, définie à un horizon de 20 ans, a
ainsi été freinée durant le mandat d'Eduardo Garzon (2004-2008), car ce dernier s'était rallié à la ligne
radicale des opposants au projet et à toute forme de concertation entre l'administration et la
communauté des paysans-résidents d'Usme.
Différents programmes de recherche ont été lancés pour évaluer la mise en œuvre des instruments
fonciers et leur impact, comme par exemple le programme du Lincoln Institute of Land Policy
« Monitoreo a las políticas de suelo en relación con los mercados formal e informal del suelo en
Bogotá ». Dans le cadre de cette étude, il a pu être démontré que, dans la plupart des cas à Bogotá,
l’application des instruments fonciers a transféré aux propriétaires les charges d’urbanisation et de
l’impôt sur la plus-value, dans la mesure où ces derniers ont tendance à décompter ces coûts des prix
des terrains mis sur le marché, même si ce sont les constructeurs qui les qui paient effectivement
(Borrero, 2007). Ces coûts ne sont pas supportés par les acheteurs finaux, qui n’ont pas la capacité
financière d'augmenter leur budget-logement. Ce résultat important atteste d'un début d'acceptation des
nouvelles politiques foncières qui parviennent, surtout dans le cas des zones périphériques de strates
populaires, à redistribuer dans une certaine mesure les rentes urbaines. A Bogotá, on observe donc
l’apparition d’un nouveau rapport à la propriété privée, mais ce type d’évolution n’est pas généralisé.
Si les propriétaires de parcelles petites ou moyennes incluses dans les périmètres urbains se plient
désormais à ces nouvelles exigences, les grands propriétaires de terres suburbaines, plus puissants,
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Action à dimension
interinstitutionnelle.
sociale,
économique
et
urbanistique
fondée
sur
une
coordination
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sont réticents. Les promoteurs immobiliers cherchent quant à eux à compenser la réduction de leurs
marges par la massivité des projets (économies d'échelle) et l'accélération de la rotation de leur capital.
Leurs stratégies économiques dépendent donc de grandes et constantes disponibilités foncières, un
paramètre de plus en plus difficile à garantir.
Les résistances à l'application de la loi 388 sont aussi relayées au niveau politique. A cet égard, la
phrase de l'ex-maire de Bogotá Enrique Peñalosa, proche des promoteurs immobiliers et grands
propriétaires terriens, pour qui les instruments de gestion foncière sont pour le Danemark (Dinamarca
en espagnol) et non pour le Cundinamarca (département de Bogotá) est révélatrice des tensions
politiques suscitées par le nouveau modèle de gestion foncière. Depuis que le District de Bogotá n'est
plus gouverné par la droite traditionnelle, qui a quant à elle toujours le pouvoir au niveau national, ces
tensions se cristallisent en un conflit entre Bogotá et la Nation qui a pour enjeu la capacité de
mobilisation de terrains pour la production de logements sociaux.
A travers l'adoption du décret 4260 de 2007, le gouvernement national a en effet créé la figure des
macro-projets d'intérêt national, accédant ainsi aux revendications des promoteurs immobiliers
(organisés au sein du gremio CAMACOL) qui critiquent la lenteur de la formulation et adoption des
plans partiels, une lenteur qui freine la rotation de leur capital. L'argument de l'impérieuse nécessité de
réduire le déficit quantitatif et qualitatif de logements 6 a justifié l'adoption de ce dispositif qui facilite
les transformations d'usages des sols – de ruraux à urbains – pour la production de logements sociaux.
Les macro-projets sont formulés à l'initiative de propriétaires qui se regroupent en société foncière et
qui portent leur projet auprès du Ministère du Logement. Dans un premier temps, ils pouvaient être
directement approuvés par le ministère, sans être concertés avec les municipalités ni même respecter le
Plan d'Aménagement Territorial et les zonages réglementaires.
Mais des élus de Bogotá ont dénoncé au niveau juridique cette figure urbanistique. Du fait du non
respect de l'autonomie des municipalités en matière d'aménagement territorial, ils ont obtenu la
déclaration de leur inconstitutionnalité par la Cour Constitutionnelle, mais non l'arrêt des dix macroprojets en cours. Ces derniers sont aujourd'hui dénommés macro-projets de première génération, les
plus importants sont Ciudad Verde à Soacha (42000 logements), Ciudad del Bicentenario à Cartagena
(25000 logements), Villas de San Pablo à Barranquilla (20000 logements), Nuevo Occidente à
Medellín (10000 logements), San José à Manizales (3500 logements). Dans un deuxième temps, le
président Juan Manuel Santos arrivé au pouvoir en 2010 a impulsé l’adoption de la « Loi de Sols
Urbanisables » n°1469 de juin 2011 dans le but d’ajuster la figure des macro-projets aux dispositions
de la Constitution. Les nouveaux macro-projets seront désormais concertés avec les municipalités : ce
sont les macro-projets de deuxième génération.
Mais la gestion foncière est inchangée, elle reste très avantageuse pour les propriétaires initiaux des
terrains qui reçoivent l’intégralité de la plus-value produite par le changement d’usages du sol, de rural
à urbain. Seul le mécanisme de répartition des charges et des bénéfices est utilisé dans un deuxième
temps par le promoteur, sur la base de la valeur urbaine des terrains. A titre d’exemple, dans le cadre
du macro-projet Ciudad Verde à Soacha (municipalité qui forme une conurbation avec Bogotá), les
propriétaires fonciers ont obtenu de la vente de leurs terrains ruraux au promoteur Amarillo des
bénéfices à hauteur de 60000 pesos/m2, alors que dans le même temps, l’estimation de la valeur vénale
à partir de laquelle Metrovivenda achetait le foncier dans le cadre de l’Opération Nuevo Usme était de
6
Selon le dernier recensement de la population du DANE, il y a 3,8 millions de ménages qui présentent
un déficit de logement en Colombie: 1,3 millions, un déficit quantitatif, et 2,5 millions, un déficit qualitatif.
Selon les autorités, au sein des 13 principales aires métropolitaines, il faudrait construire 623000 logements et en
restructurer 450000. Ces chiffres justifient l’approche quasi exclusivement comptable de la politique du
logement menée par le gouvernement national.
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L'exemple des grandes villes colombiennes.
A. Beuf
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4400 pesos/m2. Ces deux projets sont pourtant comparables en termes de localisation, dans la grande
périphérie sud caractérisée par l'intensité de l'urbanisation informelle et les niveaux de pauvreté les
plus élevés de l'agglomération. Il apparaît d’autant plus injuste d’appliquer des mécanismes fonciers
dans un cas et non dans l’autre que l’on connaît les propriétaires concernés. A Soacha, les 325 hectares
de Ciudad Verde se divisent en 26 parcelles appartenant à un nombre réduit de propriétaires, parmi
lesquels de grandes familles colombiennes ayant investi dans la constitution d’un patrimoine foncier à
la marge de la ville. A Usme 753 parcelles conforment les 627 hectares de l’opération. Près de 81%
des terrains font moins d’un hectare et appartiennent à des paysans-propriétaires ou sont en fermage,
alors que 40% de la superficie appartient à un seul propriétaire rentier, un urbanisateur-pirate 7.
Les macro-projets, qui permettent de développer de grandes extensions de terrains suburbains sans
formuler de plans partiels, sont quasi systématiquement reliés à de puissants intérêts fonciers
directement associés à des intérêts politiques. C'est ce que nous a révélé la réalisation d'une
cartographie des acteurs engagés dans ces projets. Par exemple, dans le cas des macro-projets Ciudad
del Bicentenario à Cartagena et Villas de San Pablo à Barranquilla, on retrouve comme promoteur et
gérent la Fondation Julio Mario Santo Domingo (2ème fortune de Colombie, 108ème fortune mondiale
selon Forbes en 2012) et des appuis forts de la part des maires Judith Piñedo et Elsa Noguera. Ces
convergences d'intérêt nous ont donc amené à interpréter les macro-projets comme un instrument de
détournement de la loi 388 de 1997 destiné à préserver certains intérêts menacés – ou insuffisamment
rétribués dans le cadre de projets appliquant les instruments fonciers de la loi 388 de 1997.
Ils fournissent aussi au gouvernement national l'opportunité politique de critiquer la lenteur voire
l'inefficacité de Bogotá dans la construction de logements sociaux. Les macro-projets se caractérisent
en effet par leur rapidité d'exécution, à la différence des plans partiels et zonaux. Ils contribuent de la
sorte à la croissance spectaculaire du secteur de la construction, une des cinq locomotives du Plan
National de Développement de Juan Manuel Santos, dans des villes comme Medellín ou Barranquilla
(+25% en moyenne ces derniers mois). Avec l'annonce en 2012 par le Président de la République de la
construction de 100000 logements gratuits « pour les plus pauvres », ces deux dernières villes font
désormais figure de bonnes élèves de la politique nationale. En revanche Bogotá, qui ne dispose pas de
macro-projets et qui a établi dans son Plan de Développement l'obligation de réserver 20% du foncier
de tous les plans partiels et plans zonaux pour des logements d’intérêt social, se heurte à une forte
opposition du secteur de la construction, relayée par le nouveau ministre du logement. CAMACOL a
ainsi annoncé en août 2012 la paralysie de 158000 projets immobiliers dans le périmètre de la ville et
dans les municipalités limitrophes. Cette situation s'explique par la normativité sur le logement social
mais aussi par le refus du maire de Bogotá de vendre désormais de l'eau en gros pour approvisionner
les grands projets immobiliers, d'intérêt social ou pour classes aisées, localisés hors des périmètres
urbains des municipalités de l'altiplano de la Savane 8. Celui-ci a également bloqué la construction de
projets dans des zones inondables où les conditions techniques d'atténuation du risque n'étaient plus
garanties. Pour Bogotá qui a adopté un modèle de ville compacte soucieuse de l'environnement, l'eau
est un élément décisif pour l'aménagement territorial. L'irrationalité de la construction d'ensembles
7
A titre de comparaison, et dans la mesure où ces opérations sont conçues comme des alternatives à
l’urbanisation informelle, il faut savoir que dans le secteur d’Usme, les urbanisateurs-pirate achetaient les
terrains ruraux aux paysans à 2500 pesos/m2 et les vendaient à 50000 pesos/m2 aux familles qui se lançaient dans
l’auto-construction.
8
L'aire métropolitaine de Bogotá, qui regroupe 17 municipalités, s'étend sur un plateau d'altitude à
2600m, la Savane, qui constitue un écosystème montagnard à la fois riche en biodiversité et menacé par
l'expansion urbaine.
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résidentiels conduisant au « bétonnage » de l'altiplano de la Savane doit être combattue, de même que
les projets de logements sociaux ne doivent pas être menés à tout prix9.
Cette perspective entre en conflit avec la politique du gouvernement national, fondée sur l'urgence de
construire les 100000 « logements pour les pauvres » promis dans tout le pays : une politique qui
présente un niveau d'opérationalité élevé pour diminuer le déficit de logement, mais qui, fondée sur
des critères exclusivement comptables, en oublie de nombreux autres tels que la prévention des
risques, le respect de l'environnement, l'adéquation des logements aux pratiques sociales et
économiques des bénéficiaires éventuels, la qualité des espaces urbains et leur accessibilité, l'urbanité
et l'identité des espaces construits. Cette politique ne permet pas de répondre aux attentes de nombreux
groupes sociaux. Par exemple à Moravia, un quartier de Medellín construit sur une décharge et donc
extrêmement pollué, de nombreuses familles expulsées refusent les appartements proposés par
l’administration dans le macro-projet Ciudadela Nuevo Occidente parce qu’ils ne leur permettent pas
de poursuivre leurs activités professionnelles et sociales. Cette politique exclusivement centrée sur le
logement montre aussi ces limites pour la reconstruction de villes détruites par des catastrophes
naturelles, comme Gramalote, dont les 1200 habitants attentent depuis décembre 2010 que soit posée
la première pierre de leur nouveau village.
Le terme de « logements pour les pauvres » utilisé par le ministre est en soi générateur de
stigmatisation et montre combien la politique de logement du gouvernement national est susceptible
de produire une nouvelle pauvreté urbaine (Hurtado Tarazona, 2011). La construction de la dimension
sociale et territoriale de la planification urbaine constitue une grande faiblesse du nouveau modèle
d'aménagement urbain, tant au niveau national qu'au niveau des municipalités, comme nous avons pu
le montrer ailleurs pour le cas de Bogotá (Beuf, 2011).
3. DES CONTRADICTIONS DE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL. LA PLANIFICATION
URBAINE AU RISQUE DE LA PAUPÉRISATION DES HABITANTS
Si la gestion foncière dans les fronts d'urbanisation donne lieu à des jeux d'échelles complexes et à des
tensions entre acteurs de pouvoir, l'application des instruments fonciers dans le cas d'interventions
dans les espaces construits soulève d’autres types de conflits, entre acteurs institutionnels et
communautés d’habitants.
En adéquation avec la tendance mondiale, la plupart des grandes villes colombiennes ont engagé des
programmes de “revitalisation”, “récupération” ou “rénovation” 10 de leurs espaces centraux, perçus
comme “dégradés” ou simplement détenteurs d'un potentiel de densification. Ces politiques sont
impulsées par le secteur public, avec une plus ou moins grande participation du privé dans leur
exécution. Elles ont comme conséquence une forte valorisation foncière et immobilière, que l'on
observe aujourd'hui dans la plupart des centres des villes colombiennes, grandes mais aussi moyennes
et petites, et en particulier dans les secteurs historiques. La ville où cette dynamique a été la plus forte
ces dernières années est Santa Marta. La “récupération” du centre historique y a fait l'objet depuis
2002 d'un programme appuyé par la BID, le Ministère de la Culture et la mairie, programme qui a
attiré d'importants investisseurs privés, comme l'ex vice-président de la République Francisco Santos.
9
En décembre 2011, les remontées d’eau dans le réseau d'évacuation des eaux dues au niveau de crue
élevé du rio Bogotá ont inondé des ensembles résidentiels formels de logements sociaux dans le Sud-Ouest de la
ville, faisant plus de 50000 sinistrés.
10
Le terme consacré dans le droit urbanistique colombien est celui de rénovation urbaine. Il intègre toutes
les formes d'interventions dans les espaces déjà construits, quels que soient leurs objectifs et modalités.
10
Régulation foncière et justice spatiale.
L'exemple des grandes villes colombiennes.
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Les paysages urbains du centre historique ont été profondément transformés: réhabilitation de maisons
à caractère patrimonial, démolitions et reconstructions, piétonnisation de rues, réaménagement
d'espaces publics et mise en concession d'un port de plaisance de luxe. Ces transformations physiques
vont de pair avec une hausse vertigineuse des prix fonciers, une plus-value en partie générée par les
investissements publics dans les espaces publics et les infrastructures qui, en l'absence d'application
des instruments de gestion foncière, termine totalement appropriée par les privés. Au cours de la
période 2006-2011, pour l'ensemble des 46 hectares du secteur historique, les prix du m² en valeur
constante ont doublé et dans quelques rues réaménagées de l'hypercentre près de la cathédrale, ils ont
quadruplé voire quintuplé 11 (Borrero, 2012). Ces processus ont d'importantes conséquences
économiques mais aussi sociales : alors qu'au début des années 2000, 9000 habitants vivaient dans le
centre historique de Santa Marta, ils ne sont plus que 3500 aujourd'hui (Ospina, 2012). Dans la mesure
où il s'agit d'une rénovation urbaine parcelle-par-parcelle menée par le secteur privé, il est très difficile
d'avoir des informations sur la manière dont sont parties ces familles ainsi que sur leur destination.
Toujours est-il que les mobilisations contre ce processus de gentrification n'ont pas pris d'ampleur, de
même qu'il n'y a pas eu de participation au moment de l'élaboration du programme. Il en est autrement
dans les projets de plus grande échelle encadrés par le secteur public.
La gestion foncière en matière de rénovation urbaine s'effectue principalement à partir de plans
partiels qui regroupent un ou plusieurs îlots. A une échelle supérieure, on peut identifier deux
expériences pionnières dans le pays : le Plan Zonal du Centre de Bogotá, rattaché à une “opération
stratégique” visant l'adéquation du centre aux standards internationaux en matière de compétitivité
(consommation de produits patrimoniaux et culturels, construction de logements neufs, mobilité,
sécurité, etc) et le Macroprojet d'Intérêt National San José à Manizales qui doit permettre de construire
3500 appartements, une avenue, des collèges et des parcs urbains en lieu et place d'un ancien quartier
d'invasion péricentral, développé autour de la place du marché sur un versant instable de la cordillère.
Les nouveaux édifices prévus à San José, aux normes, devraient reloger des familles vivant dans les
zones à risque de la ville. Alors que la rénovation urbaine du macro-projet de San José constitue une
tabula rasa d'un quartier historique dégradé, celle du centre de Bogotá est plus complexe et pensée à
un horizon de temps bien plus long. Elle articule des projets urbains de diverses natures et dimensions
et, surtout, prend en compte des objectifs de nature économique, culturelle et symbolique, en plus de la
construction de logements sociaux.
De part leur caractère intégral, et face aux menaces de destruction des tissus urbains et sociaux et de
paupérisation des familles les plus fragiles, ces deux projets ont donné lieu à de fortes mobilisations
des habitants qui présentent des similitudes : revendication du droit à la centralité (à vivre dans un
quartier central), exigence d'indemnisations justes, demande de prise en compte des pratiques sociales
et professionnelles des habitants, critique de l'absence de caractère décisionnel au sein des processus
participatifs menés par les autorités et réduits à une simple dimension informative, etc. Les
mobilisations, organisées et combatives, sont déjà anciennes et fondées sur des précédents
d'expulsions violentes 12 dans le centre de Bogotá, où il existe un conflit durable entre l'administration
municipale et les comités d'habitants et de travailleurs du centre (Beuf, 2011). Plus récentes et plus
diverses à Manizales, elles sont aussi fortement relayées par divers organismes extérieurs au quartier,
comme en témoigne la réalisation du film documentaire Viviendo la Comuna 13 par l'Université du
Caldas.
11
Cette hausse du foncier est directement imputable aux travaux de rénovation du centre historique, car
elle ne s'observe pas dans les autres parties de la ville.
12
Expulsions qui ont accompagné la destruction du quartier du Cartucho au début des années 2000.
13
http://vimeo.com/14190230
11
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Il est possible d'interpréter ces situations de blocage à partir de l'incompatibilité entre deux
conceptions de la justice : une justice compensatoire fondée sur les droits des individus à obtenir un
logement de qualité équivalente ou supérieure à celui qu'ils détenaient avant le début des opérations et
une justice procédurale fondée sur la sauvegarde des intérêts de l’État face à la prédominance
historique des intérêts privés, telle que l'on a pu la mettre en évidence dans le cas de Santa Marta. En
l'absence de réels financements publics des projets urbains, l'abaissement du coût du foncier devient
un impératif pour les promoteurs publics, qui doivent vendre les terrains urbanisés à bas prix aux
constructeurs privés pour que ceux-ci puissent offrir à la vente des produits immobiliers répondant aux
caractéristiques des logements sociaux, tout en réalisant des bénéfices. Tel est finalement l'un des
principaux motifs d’application des instruments de gestion foncière de la loi 388 de 1997. Dans cette
configuration, l’État est amené à acheter ou à indemniser les biens immobiliers et fonciers sur la base
de valeurs vénales très basses. Dès lors, au nom de la nécessaire réalisation de projets censés répondre
à l'intérêt général, l’État ne parvient pas à mettre en place des mécanismes compensatoires suffisants
pour que les personnes affectées puissent racheter un logement équivalent, ce qui génère de forts
sentiments d'injustice au niveau individuel. Les mobilisations et revendications collectives sont ensuite
d'autant plus fortes que l'intérêt général du projet ayant légitimé de telles interventions est lui-même
questionnable. Tel est le cas de la démolition de quartiers populaires pour construire des logements
auxquels seuls pourront accéder des classes moyennes et les franges supérieures des classes
populaires, sans que soient offertes de réelles alternatives aux populations expulsées. A ce sujet, un
travail de terrain sur la gestion sociale du projet Avenue Comuneros (projet intégré au Plan Centre de
Bogotá qui a nécessité l’expulsion de plus de 3000 personnes entre 2003 et 2007) nous a révélé que
l'administration n'avait quasiment pas d'information sur le devenir des familles expulsées (Beuf, 2011).
Dans cet autre contexte urbain qu’est la rénovation urbaine, les conflits en matière foncière se
cristallisent sur la question des compensations, dans les macro-projets comme dans les plans partiels et
zonaux. La redéfinition des rapports entre rentes publiques et rentes privées oblige à questionner avec
d’autant plus de finesse la nature des intérêts privés en jeu, tant il apparaît injuste d’indemniser au plus
bas des petits propriétaires ou possédants, qui n’ont d’autre capital que leurs maisons et les réseaux
sociaux et de voisinage construits dans la durée de leur permanence dans le quartier. C’est pourquoi la
législation foncière n’est pas en soi suffisante, elle trouve son sens au sein d’une politique urbaine
articulée dont la mise en œuvre suppose un positionnement clair face aux intérêts de chacun des
acteurs. En matière urbaine, comme dans de nombreux autres domaines en Colombie, la clé du
changement réside dans la volonté politique, et dans la convergence des actions menées aux différents
échelons territoriaux.
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L'exemple des grandes villes colombiennes.
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