Le Mythe antique

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Le Mythe antique
Jean-Paul Savignac
Le Mythe antique
pourpre et ors
ÉTUDES, TRADUCTIONS, RECHERCHES
Les Essais
Éditions de la Différence
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INTRODUCTION
Tous les hommes désirent naturellement savoir.
Aristote, La Métaphysique (A, 980 a 21)
Il s’agit de s’interroger ici sur le présent choix de textes relatifs à
l’Antiquité gréco-latine et gauloise. Études ? Recherches ? Mises au
point ? Coups de cœur ? Tout cela sans doute – un butinement voué à
la délectation, une plongée du regard dans le miroir des héroïsmes passés. Une passion. Issus d’offres circonstancielles ou de préférences
avouées, ces articles et conférences s’essaient à deux pratiques du langage, celle qui crée, en vue du travail de traduction, et celle qui critique, pour le commentaire de textes. Reproduire à travers quelques
exemples la pourpre de la poésie, célébrer l’or du mythe, telle est bien
la tentative immodeste de cet ouvrage. Parallèlement à d’autres travaux, que les Éditions de la Différence ont publiés, ces écrits, cousus
les uns aux autres, qui n’obéissent à aucune idée préconçue consciente
et n’entendent illustrer aucune thèse, résultent de la volonté de récolter
un peu du sens et de la vérité des choses de l’imaginaire antique. C’est
ainsi que sont cités ici Homère, Hésiode, Pindare, Eschyle, Sophocle,
Porphyre, Cicéron, Virgile, Ovide et Pline. Ce qui les réunit, c’est une
quête amoureuse du mythe, tout émerveillée, quand cet instrument de
connaissance de soi et du monde peut être suivi mot à mot, comme
c’est le cas dans la littérature gréco-latine, ou bien pleine d’attente et
d’espoir, lorsqu’il est à peine saisissable dans le monde dormant de la
Gaule. Ce choix, pratiqué au fil des ans, répond, en fin de compte, au
besoin d’être effrayé et ébloui, d’où l’errance vers les rives glorieuses
de l’au-delà et les retrouvailles dans des espaces de félicité.
Textes et traductions ont été regroupés en trois parties.
La première rassemble des articles ayant trait à une géographie
mythique, inspirés de sujets et de textes littéraires. Écrit initialement
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à propos du thème de l’épouvantail, le « Jardin en transe » s’est augmenté des mythes de Priape et de la Nymphe Lotis, puis a surpris le
secret du domaine féminin pour en venir, au-delà de l’usage de l’épouvantail proprement dit, aux présences symboliques qui fondent un
jardin. Ce premier article, qui a déclenché la venue des autres, combine plusieurs élans.
Une charité ardente, d’abord. L’épouvantail, c’est l’homme mal
en point ; il a besoin de se relever de sa déchéance et de sa mélancolie stérile, ce fantôme humain ! Il est le héros des réhabilitations et de
toutes les histoires de rédemption. Le combat essentiel, tendu, torturant qu’il est toujours amené à engager, c’est de faire éclater la justice, quand précisément elle est oblitérée par le langage d’un détenteur
de la parole qui ment et qui fait taire. L’oppression de la liberté incendie notre faculté de penser et consume notre énergie psychique :
nous suffoquons à ne plus pouvoir parler que dans un état spasmodique. C’est une expérience comparable à une agonie rageuse : nous
devenons un sanglot qui parle, un épouvantail délabré. La seule
ressource pour porter plainte : écrire. Sous ses haillons, l’épouvantail a été un dieu.
Ensuite, l’amour du sol. Cette défroque mise en croix défend et
protège le jardin, espace de l’éros. Un lien puissant nous attache à la
terre. L’écriture est le moyen d’entretenir et de célébrer la relation
sans cesse renouvelée à l’herbe, aux fleurs, aux arbres, aux fruits,
aux graines et à l’élément terre. L’écrivain herborise avec les mots. Il
explore l’espace enchanté en foulant le corps élastique et rassurant
de la terre. Il échappe à la menace d’abstraction en contemplant la
bouche de la Terre, c’est-à-dire l’Oracle, son sexe, soit le jardin, sa
chevelure qui est la forêt, aussi ses seins, ce que sont les collines, ses
yeux, les sources, et son front, les monts.
Enfin, le désir d’aller au-delà de l’apparence. Est-il un objet ou
un être plus défini par son aspect que l’épouvantail ? Sa fonction
réside tout entière dans son apparence. Pourtant, qu’un oiseau se pose
sur les haillons d’épouvante, et la fonction est abolie : il n’y a plus
d’apparence qui vaille ; une essence se révèle – se réveille. Cachée
sous la guenille, subsiste une présence héritée du passé païen, qui
consent à se laisser découvrir. Terrible vertu du déguisement ! Il dévoile. Alors tout devient double : sous la surface colorée, la fluide
profondeur du passé se décèle. Le rêveur se fait aussi interprète. Bachelard écrit précisément : « L’imagination veut toujours à la fois
rêver et comprendre, rêver pour mieux comprendre, comprendre pour
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mieux rêver. » Voilà qui prédispose à l’esprit d’enquête et à l’art de
la traduction. « Le jardin en transe » présente, de fait, une courte translation d’Ovide.
Dans la même veine, « Pour saluer les grues » explore la riche
mythologie de la grue, cette dame oiselle qui mérite bien, elle aussi,
d’être réhabilitée, sous ses apparitions de fleur (le géranium), de
déesse, de fée bâtisseuse et d’initiatrice.
Quelques autres articles concernent des étapes odysséennes qui
ont chacune leur mystère. « Chez les Lestrygons » aborde un épisode
qui a peu intéressé les commentateurs en raison de son caractère négatif. Il semble inutilement doubler la Cyclopie. Son étrangeté possède pourtant une profondeur sans laquelle la vision homérique du
monde serait incomplète. L’étude commence, en bonne méthode, par
la traduction du passage de l’Odyssée qui concerne les redoutables
sujets d’Antiphatès, puis se poursuit par une enquête sur les noms et
expressions qui les identifient et s’achève sur une interprétation du
mythe dont ils sont l’expression.
Ensuite le texte intitulé « Les Lotophages » pose, bien entendu,
la question de la nature du lotos, mais relève l’originalité du danger
qui menace plus Ulysse que ses compagnons, s’il est admis que le roi
d’Ithaque est bien aussi, dans son périple, un grand rêveur.
C’est rendre justice à la haute spiritualité païenne que de présenter, après cela, un résumé de « L’Antre des Nymphes », l’interprétation allégorique que Porphyre propose de la grotte du port d’Ithaque
décrite par Homère. Ce texte du IIe siècle a rencontré un tel succès
que le mysticisme du Moyen Âge en a été ébloui. À ce propos, il faut
se dire qu’il est vain de rapporter à une réalité étiquetée les différentes indications fournies par Homère. Le commentaire de Porphyre
est à saluer pour ce qu’il est : une production de l’imaginaire d’un
artiste de la pensée, et il y a lieu de voir, comme lui, par exemple
dans les improbables métiers de pierre des Nymphes de la grotte
d’Ithaque, non pas des stalactites, mais, à partir d’une lecture symbolique, des appareils fabuleux à fabriquer les corps. La beauté onirique de la Porte et du Chemin des Âmes enflamme notre esprit, et il
n’est pas nécessaire d’être néoplatonicien pour adhérer à cette vision
inspirée. Il faut tenir bon dans le songe.
« Olympie », le texte consacré au sanctuaire des grands concours
panhelléniques, donne toute sa place au mythe de fondation, transmis et ennobli par Pindare, qui fait de ce lieu cultuel une oliveraie
plantée par Héraklès lui-même. Il est rappelé que l’olivier (réputé
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hyperboréen, d’après Pindare) qui pousse toujours dans son sol, couronnait les athlètes vainqueurs d’un feuillage merveilleux. Le mythe,
ici encore, transcende la réalité.
Avec « Les Ichthyophages », bien que cet article se réfère à une
peuplade exotique réellement rencontrée par l’amiral d’Alexandre le
long de la région du Makran actuel qui borde l’océan Indien, le lecteur prend connaissance des mœurs de ces « Mangeurs de poissons »
comme d’une relation historique à peine croyable et découvre qu’un
mythe rédempteur assure que le sort misérable subi par ces hommes
présente l’atténuation d’un destin autrement plus cruel qui avait accablé les habitants primitifs de la région. Comme quoi les mythes
savent être consolateurs.
Enfin l’article qui s’intitule « Le pays des Cimmériens », après une
recherche bien évidemment inutile sur la localisation de la contrée
où Ulysse va consulter les morts, conclut au caractère mythique de
ce peuple et montre un Homère préoccupé de consigner, à défaut de
connaissances géographiques vérifiées, des légendes qui satisfont au
besoin très grec de savoir et de se souvenir.
Ces recherches s’inspirent du sentiment que l’Antiquité avait un
rapport au monde beaucoup plus intense et voluptueux que nous.
D’aucuns l’ont affirmé. Nietzsche a écrit que les Grecs étaient simples. Par cette assertion, l’on pressent qu’ils jouissaient de la découverte du monde sans inhibition, comme l’univers entier jouit, à en
croire Claude Mettra qui confie ce secret dans son Saturne ou l’herbe
des âmes. L’étude et la traduction des textes poétiques de l’Antiquité
donnent l’avantage de satisfaire le désir de connaissance de ce qui se
savait alors et, par surcroît, offrent à l’imagination le sentiment d’entrer en contact direct avec le cosmos, sinon de remonter jusqu’aux
pures splendeurs des origines. Lire Homère produit un effet de fraîcheur. C’est à l’image du serpent qui change de peau ou du cerf qui
perd ses bois pour en avoir d’autres : il y a régénération. La jeunesse
de leur monde civilisé, qui n’échappait pas aux Anciens, a pu donner
aux grands éveillés qui ont découvert la terre habitée des impressions
intenses comparables aux états de tension dont parle Rilke ou à l’afflux de sensations qui assaille Rodion Romanovitch en train de renaître à lui-même au point de l’empêcher de penser, à la fin de Crime
et Châtiment. Cette sensibilité dans sa plénitude aurait offert à ces
Anciens la capacité éprouvée de manier le temps, de rajeunir, de changer en restant eux-mêmes ! Dans leur virginale ignorance d’un long
passé historique et leur proximité avec un temps réputé mythique, ils
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auraient pratiqué l’expérience de se succéder à soi-même. En devenant musiques (mousikoí), ils se seraient identifiés, dépassant leur
mélancolie imaginative, à ce qui ne cesse de se succéder à soi-même,
c’est-à-dire au Temps. Voyez comme ils jouent avec le temps, le raccourcissent, le remontent, y circulent, en inventent les cycles, infinis
et calendaires ! Et, de surcroît, puisque le Temps ne cesse jamais,
celui qui acquiert le sentiment d’être comme le Temps, d’être le Temps,
s’éprouve éternel ! Pour jouir aujourd’hui, en idée, de cette liberté, il
n’est que de remonter aux sources de nos littératures et de voir le
monde avec des yeux antiques. La lecture d’Homère et d’Hésiode
permet de retrouver une simplicité désirante. Encore faut-il, si l’on
ne lit pas le grec, que la langue de la traduction offerte à la lecture ne
soit pas algébrosée ni nécrosée, mais en état de fleur vive, dans son
état natif, c’est-à-dire, comme l’original, « pleine de sons et de force »,
selon l’heureuse formule d’Hermès Trismégiste louant en ces termes
sa langue égyptienne, qu’il oppose à la grecque parlée à son époque,
hégémonique et quasi morte. La sonorité de la langue, de départ et
d’arrivée, confère toute sa vérité au mythe.
Le deuxième regroupement de textes mêle divers articles qui traitent de la motivation et du mode d’écriture du poète ainsi que de
l’écriture poétique de la traduction.
Le premier article, explorant les résonances chez Pindare du thème
du « souci », y découvre une ligne de force de sa poésie. Celle-ci
répond en effet au double souci d’embellir l’existence éphémère de
ses contemporains et de créer un langage embelli. Son intention est
de célébrer et d’immortaliser, en lyrique, son dédicataire. Ce n’est
pas celle d’Homère ni celle des tragiques. Si les différents genres
épique, lyrique et tragique ont en commun un caractère d’offrande,
ils sont spécifiquement différents, et ces quelques textes retracent, à
travers la traduction poétique et la lecture des Classiques, les tâtonnements qui conduisent à constater l’importance essentielle, pour
chacun de ces trois genres poétiques, de la langue, du style, du ton,
du mètre. Traduire ne se fait pas naïvement : il importe de tenir compte
de l’effort qui consiste à éviter tout mélange et à veiller à se distinguer par toute une série de traits spécifiques de ce qui caractérise les
autres types de poésie. Beaucoup d’études théoriques ont contribué à
déterminer ces impératifs ; parmi elles, Les Problèmes théoriques de
la traduction de Georges Mounin, et d’Henri Meschonnic, Pour la
poétique II, le débat portant, pour faire très bref, sur la nécessité qu’une
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traduction se présente avec ou sans notes explicatives. Mais ce qui
s’est écrit de plus fort sur cette distinction l’a été par Hölderlin.
Résumons-le ici : Le ton passionné de l’épopée s’exprime à travers
un langage naïf, le ton naïf de la lyrique s’exprime à travers un langage idéal, le ton idéal de la tragédie s’exprime à travers un langage
passionné. À compléter. Sachant qu’en Grèce la langue est le dialecte parlé dans certaines zones du pays, le style, la manière d’ennoblir le vrai, le ton, la forme suprême et pure de l’émotion du poète, le
vers, la réunion, formant un tout, d’éléments rythmiques sensibles à
l’oreille, il est établi que les trois genres fondamentaux de la poésie
grecque associent ces différents éléments de la façon suivante : pour
l’épopée, l’ionien, la description et la narration indéfiniment buissonnantes, l’aspiration à la grandeur, l’hexamètre dactylique ; pour
la lyrique, le dorien, l’expression métaphorique, le sentiment de l’exultation, les vers libres ; pour la tragédie, l’attique, l’expression énergique et concise, la volonté passionnée de la prééminence de l’idée, le
trimètre ïambique. Les contraintes qui résultent de cette analyse déterminent le travail de la traduction.
Le second article, « L’effort classique », tâche de comprendre en
quoi consiste ce qui dépasse la lyrique baroque, à savoir le classicisme, tant celui de Sophocle que celui de Racine, et quel en est le
ressort.
Suivent deux textes traitant de la traduction de Pindare, « Atelier
de grec ancien, Pindare » et « Traduire Pindare » ; ils insistent sur le
travail qu’elle exige, en comparant, pour l’un, diverses versions d’un
même passage, en soulignant, pour l’autre, le rôle formateur des cours
portant sur les Pythiques donnés par le grand helléniste Fernand Robert et l’influence libératrice exercée par la traduction de l’Énéide de
Pierre Klossowski.
Deux conférences ensuite, « La joie chez Pindare » et « Pindare,
le langage de la gloire », développent deux thèmes centraux chez
l’illustre Béotien, la joie et la gloire. Celle-là béatifie le dédicataire
de l’ode, celle-ci le transmue en héros.
Le texte qui suit, « Pindare et Alexandre », admettant de probables affinités entre Alexandre le Grand et Pindare, révèle l’influence
paradigmatique que la poésie du Thébain a exercée sur l’esprit des
Grecs en général, et sur celui du plus prestigieux d’entre eux en
particulier. Mais cette poésie ne faisait que s’inscrire dans la continuité d’une tradition qui remonte à Homère, celle de l’amour de la
gloire.
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L’article à lire ensuite, « Le macédonien », s’intéresse à la langue
pratiquée en Macédoine, que, paraît-il, Alexandre parlait quand il
était sous le coup d’une violente émotion. Cet idiome, mal connu,
offre de réelles ressemblances avec le dialecte dorien forgé par Pindare, et rend compte, pour une part, du goût d’Alexandre pour la
poésie pindarique.
Un article est, après cela, consacré à une nouvelle traduction de
l’Énéide due à Jean-Pierre Chausserie-Laprée, occasion un peu amère
de constater que l’exemple de Klossowski n’a pas été suivi, mais
aussi salut d’un exploit littéraire qui met à l’honneur un classicisme
réconciliateur.
Une traduction du latin est ensuite proposée, celle du « Songe de
Scipion » de Cicéron, texte capital, sur lequel s’est, en partie, fondé
le mysticisme du Moyen Âge, et prose artiste d’une haute inspiration, un défi et un désir pour le traducteur.
Enfin, prononcée à l’occasion de la représentation au théâtre
d’Évreux du Prométhée enchaîné d’Eschyle (traduction de J.-P. Savignac), une conférence sur le mythe grec et le théâtre clôt cette
série.
Le sujet de la traduction tient tout particulièrement à cœur à
l’auteur de ces lignes qui a traduit l’œuvre de Pindare en un langage
jugé par certains rébarbatif. On y a vu un parti pris inadmissible de
violence faite à la langue française, et on y a concédé le mérite d’épousseter le texte. La belle affaire ! En osant restituer les hardiesses du
poète il a donné au texte la force de paroles percutantes comme des
flèches. La langue pindarique surprend et porte des coups. Comme
l’action magique, elle dérange ou rétablit l’ordre naturel. Pindare ne
glose pas la gloire, il la décoche. C’est la prière efficace adressée au
ciel qui fait pleuvoir, ce n’est pas l’élégant bavardage. Le verbe qui
frappe, force, heurte, berce, transporte, incendie, c’est l’incantation
primitive et raffinée, cette parole en mouvement qui vient du monde
et va vers lui.
C’est que le langage poétique des Anciens ne dissociait pas, dans
la parole, le Sens, le Son et l’Être. Aujourd’hui, le premier souci du
traducteur de textes poétiques de l’Antiquité doit le conduire à être
nostalgique de cette unité et à essayer de la recomposer. Tous les
mots de la langue française, y compris les termes médiévaux, sont
bons à prendre ; les néologismes sont autorisés, les glossèmes recommandés. Ce qui compte, c’est la couleur, le contraste et la tension du rendu, non la pâle fadeur paraphrastique. Il faut faire sentir
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que l’Être est uni au Dire. Alors, dans l’émotion que procure ce
suscitement verbal, le rêve exprimé dans le Cratyle, que les mots
émanent des choses mêmes, peut ne pas apparaître erroné ou
inatteignable. L’arbitraire du signe linguistique est aboli. L’intensité
des sensations nous rend capables de dire, comme Rimbaud : « Une
fleur me dit son nom. » Le poète retrouve sa vocation de rassembler
les sons qui rôdent dans le monde. À bien les entendre, ce sont les
fleurs qui nous soufflent leur nom. Pour entretenir le désir de ce qu’il
faut bien appeler, avec Walter Benjamin, le pur langage, le mieux est
de s’exercer à traduire densément, en sorte que la traduction tende à
n’être, pour ainsi dire, qu’un énorme mot, car c’est un organisme
biologique, une voile tendue qui respire, un tout fonctionnel que le
poème. Dans un genre de travail tout différent, commenter les textes
et les thèmes doit s’accomplir en sympathie, c’est-à-dire en s’en régalant suprêmement. Et pas de jargon ! une langue pleine, au contraire,
et, du moins idéalement, royale.
Pour atteindre cette allégresse d’expression, il y a certes des résistances à vaincre, des interdits rhétoriques à rejeter, une préparation à mettre en place. Nous marquons tous plus ou moins un recul au
moment d’écrire et particulièrement avant de traduire. Qui n’a jamais senti, sans le formuler, qu’une langue étrangère lui était transcendance et que des étrangers en train de se parler échangeaient, sans
qu’on les comprenne, d’inestimables secrets en un phrasé qui imitait
par ses sonorités le réel exotique qu’il dépeignait ? Nous avons tout
intérêt à être plus sensibles à la musique des mots qu’à leur sens. Le
russe parlé, par exemple, n’évoque-t-il pas un ciel sombre et doux,
celui de quelque Cimmérie qui plonge les Barbares qui le hantent
dans un éblouissement primitif et raffiné ? Chercher à comprendre le
sens de la musique. Chercher, seulement après, à percer le secret du
sens linguistique en abordant celui des signes écrits. Le grec ancien,
à cet égard, est très utile. Une écriture à déchiffrer, ainsi masquée,
pour nous du moins, donc théâtrale attire, et les blocages tombent.
Puis écrire. De la musique avant toute chose ! Lire l’exquise Première Partie des Confessions de J.-J. Rousseau, Poe, Rimbaud, Nerval surtout, Rilke, Artaud et Bachelard et Gaignebet, des maîtres de
qui l’on se sent à jamais proche. Ils attisent le feu de l’inquiétude
poétique, le désir d’extase et de délire, l’envie d’acquérir une écriture rigoureuse. Et l’on comprend qu’il est possible d’être à la fois
immanent et transcendant à soi-même. Il suffit de s’approprier le souci
de suggérer les choses.
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Le troisième assemblage de textes concerne la Gaule et la langue
gauloise. Ce domaine à découvrir renouvelle la perspective que les
enquêtes précédentes ont ouverte. Au lieu d’aller aujourd’hui vénérer
au loin, où ils demeurent, les modèles de notre culture gréco-latine,
avisons-nous que nous disposons, en France-Gaule, à portée de main,
pour ainsi dire, de signes, de sites et de mythes quasi autochtones dont
témoignent à la fois des textes anciens, une riche toponymie et une
nombreuse onomastique. Cette triple matière est à travailler ; elle a
besoin de relevés, d’hypothèses, de comparaisons et de recoupements
subtils pour recomposer un héritage que l’histoire a dispersé et enfoui.
La langue gauloise redécouverte est un trésor, et, en France, la loi fait
obligation à l’inventeur de déclarer sa trouvaille à l’État pour la partager. C’est ce à quoi l’auteur de ces lignes s’emploie de grand cœur. On
ne peut pas s’arroger une langue. Nul n’en est le propriétaire, elle n’a
que des usagers. Le lien que crée cet héritage institue entre les Gaulois
et nous, Français, une mystérieuse familiarité peu explorée, d’une profondeur totalement apaisante, nourrissante comme un lait noir. La découverte de la Gaule et du gaulois remonte, pour l’auteur qui s’exprime
ici, à une lecture apparemment fortuite, en bibliothèque, de la revue
pionnière OGAM, sans doute afin de satisfaire une interrogation sur les
origines du français. Plus tard, le déchiffrement détaillé de l’inscription NEDDAMON DELGU LINDA (c’était la première) fut pour lui une
révélation. L’attrait des choses gauloises fut et est encore puissant.
Enracinement, épanouissement, confiance en soi, repères, identité,
autorité, fidélité, toutes ces valeurs sont stimulées par l’étude assidue
des restes de cet idiome et des lambeaux de mythologie que les érudits
commencent à savoir démêler. Le bonheur de nouer des liens avec
cette langue retrouvée était à peine assombri par la constatation que le
latin l’avait évincée, car la consolation était venue, un jour, de la réflexion d’un ami celtisant : « Consolons-nous ! Si le gaulois avait survécu, il serait devenu du français. » Des mots le prouvent : arpent,
chemin, glaner, petit… Ce qui aurait pu être est toujours plus beau que
ce qui est.
Le caractère, la formation, les goûts de ceux que Nerval appelle les
« âmes sensibles » les tournent vers les temps anciens. Le tragique du
destin humain leur étant insupportable, ils tentent de le fuir ; ils mettent un voile dessus, et ce voile se constelle de mots. À travers cet
écran diaphane, qui permet une recréation simplifiée et raffinée du
monde, l’existence leur devient acceptable, presque agréable. Lire, dire,
écrire, conjure le vertige angoissant qui borne notre vie. Heidegger l’a
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dit : « Le langage est ce qui, en général et avant tout, garantit la possibilité de se trouver au milieu d’un existant qui soit existant révélé. » La
Gaule se prête éminemment à cette vision agrémentée du monde et
c’est sans créer la surprise que la candeur qu’on lui demande apparaît,
par exemple, sous les espèces de l’hérésie pélagienne. Le moine Pélage, « un Celte, un naïf », selon Celan, niait que le péché originel,
seulement imputable à Adam et Ève d’après lui, pût souiller en rien
leurs descendants. Sain raisonnement (qui ne résout pas, certes, le problème du mal) ! Les Gaulois, comme Rabelais, étaient joyeux et angoissés dans ce monde mélancolieux. Ils n’étaient pas honteux. Eux
aussi, comme les Grecs, étaient simples. Une telle ingénuité est désirable. Elle renforce la nostalgie que l’homme véritable ressent à l’égard
de l’Antiquité. Le repli vers le passé n’est guère jugé glorieux, pourtant il est des individus qui acceptent de « fondre leur teint dans celui
des cadavres », selon l’expression violente de l’oracle de Delphes, c’està-dire d’étudier les Anciens, à moins qu’il ne faille plutôt prendre la
formule au pied de la lettre et entendre qu’il s’agit de mourir au monde
pour consulter, un moment, les ancêtres, avant de revenir, nouveaux
chamans, offrir à la tribu récits et conseils. Alors, pour chacun, le
dialogue avec le monde s’instaure de plus riche façon.
Un article intitulé « La gauloiserie » inaugure cet ensemble. Le
terme, inventé au XIXe siècle, est d’abord nettoyé de sa vulgarité
puis trempé dans l’espace de Rabelais et enfin doté d’une signification religieuse plus conforme à ce que nous savons des Gaulois.
Inévitablement pétri des différentes influences culturelles que la
France a reçues, le riche légendaire français fournit ensuite l’occasion d’une enquête sur le thème des laveuses de nuit, laquelle débouche en pleine astronomie mystique digne de l’« Antre des Nymphes »
et du « Songe de Scipion ». Son titre est « Les lavandières de La Souterraine ».
De notre héritage celtique, reste triomphante la « matière de Bretagne » avec son fleuron Tristan et Iseut (ou Yseult) ; un article,
« Quand les Amants s’enforestent », lui est consacré qui touche au
mythe du Temps inversé, si populaire au Moyen Âge, dont l’exposé
le plus développé se lit dans le Politique de Platon.
Survient, après ces préliminaires, un texte délirant, ou plutôt évocatoire, au titre tiré de Rabelais « Galli (ce sont les Françoys)… » qui
par un simple assemblage de thèmes fait comme jaillir de force les
Gaulois rêvés hors de la gangue d’oubli qui les emprisonnait. Cette
éclosion, quasi galvanique, est obtenue en répartissant en huit synthè-
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ses ce que l’on pense savoir d’eux concernant les cinq sens et les facultés de la pensée, de la parole et de la génération (c’est-à-dire les huit
constituants de l’âme selon les Stoïciens). Le résultat est positif. Cette
espèce de nékuia est un moyen de connaissance bien bizarre et compliqué, néanmoins c’est le seul qui fasse, à ce stade, progresser le chercheur, étant admise une marge d’erreur somme toute assez mince.
Après quoi se déploie un important développement : « Le gaulois,
fond intime de la langue française », qui approfondit l’enquête sur les
Gaulois et sur la langue gauloise, dont il est montré qu’elle a résisté à
la latine et a finalement conditionné la naissance du français.
La réflexion qui suit, « Les Gaulois, un secret de famille », tente
de décaricaturer les Gaulois et, par le recours à la mélancolie, de
conjurer le préjugé qui fait d’eux des sauvages et des vaincus et les
maintient à l’écart de notre attention et de notre respect.
Ensuite l’article intitulé « Alexandre et les Celtes » entend faire
justice d’une autre vision caricaturale des Celtes, celle de leur crainte,
exprimée devant Alexandre, que le ciel ne leur tombe dessus. Cette
affirmation doit être replacée dans un contexte de croyances eschatologiques aussi peu frivoles que celles que l’Inde connaît encore
aujourd’hui à propos des mythes touchant le renouvellement cyclique du monde.
Le texte suivant creuse l’avancée développée plus haut et, comme
l’indique son titre, « Parlons gaulois, la langue gauloise retrouvée »,
entre dans le détail du vocabulaire gaulois, présente des inscriptions
déchiffrées, inventorie l’héritage linguistique gaulois dans le français et se risque, à partir de données aussi diverses que celles de
l’onomastique et du folklore, à reconstituer des éléments de la mythologie gauloise dont on commence à entrevoir la richesse.
L’avant-dernier article, « La Gaule, pays mythique », fait précisément le point sur ce que des textes d’auteurs gréco-latins et des
noms celtes de l’Antiquité permettent de connaître à propos de la
représentation que les Gaulois se faisaient eux-mêmes de leur terre et
du monde.
Le dernier, « L’héritage mythologique des Gaulois », approfondit la quête de la mythologie gauloise en pariant sur la permanence
des traces qu’elle aurait laissées dans un héritage traditionnel qui
comprend littérature sacrée et profane, art populaire et données folkloriques. Il se limite à dégager des sources celtiques, antiques et médiévales, la figure de la déesse polyonyme dont les noces successives
déterminaient le cycle de l’année.
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LE MYTHE ANTIQUE
Ces textes plaident en faveur d’une vision plus globale de l’héritage que nous devons à l’Antiquité, et, spécialement pour la France,
en faveur d’une vision réajustée de ce patrimoine jusqu’ici tronqué
duquel nous tirons parure et références. La France, ce velours, mérite
bien de retrouver ses fils de chaîne gaulois.
Plus généralement, ils nous invitent à chercher et à traduire le
mythe susceptible de parler en nous, source des images parlantes,
état poétique d’Artaud, regard qui unit le regardant et le regardé, à le
prolonger aussi et à en compléter les amorces apparues au travers de
ces quelques travaux. Pour un peu nous renouerions le dialogue que
les conteurs prétendent avoir entretenu, une heure à peine avant
d’énoncer leurs contes, avec les animaux, les arbres, les astres. Si
nous prêtons réellement attention à ces êtres, leur langage devient
interprétable. Alors la vie se poétise. « La poésie, dit Bachelard, élucide le rêve des choses. »
Dans la traduction, la langue s’élance vers un domaine étranger et
revient triomphante dans la sphère familière. Dans la recherche, elle
s’efforce de formuler la meilleure hypothèse, la plus hardie, et de la
vérifier en présentant une démonstration. Le raisonnement cependant
ne peut pas être purement déductif. Comment prouver, par exemple,
que le Lestrygon Antiphatès est une hypostase de l’ours paléolithique ? On pourrait reconnaître aussi dans ce personnage de l’Odyssée
un Hitler, à la voix effroyable et dévastatrice. Déjà que dans le domaine de la géométrie les choses sont très ardues : celui qui veut, par
exemple, approfondir le théorème de Pythagore, s’aperçoit que sa démonstration occupe, dans Euclide, une page entière, très dense, remplie de renvois à des résultats précédents, un défi à la mémoire ! Il est
impossible d’étayer en toute rigueur une hypothèse mythologique. Usant
de moyens qui lui sont propres, la réflexion circule dans son propre
labyrinthe, joue des échos de la langue et de la facilité des ressemblances, s’accommode avec bonheur des confuses paroles de la nature, opte
pour l’intuition, plonge jusque dans les réflexes sensori-moteurs les
plus archaïques de l’humain, et finit par jouir de libertés arbitrairement
conquérantes. C’est alors que la (re)traduction permet de vérifier l’état
des choses : elle répond au principe d’aller y voir. Les mots, les mots
eux-mêmes, souvent plus précis que la traduction française qu’on leur
applique spontanément, ou, inversement, plus flous, se montrent exigeants, et ils révèlent, traduits au plus juste, une perception particulière
qui autorise ou recommande une interprétation originale qu’on ne soupçonnait pas. C’est ainsi que, dans l’épisode homérique des Lestrygons,
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INTRODUCTION
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le nom Artakíè, s’il sonne bien comme « Oursière », consolide la
conjecture émise plus haut sur Antiphatès, sans toutefois constituer
une preuve formelle.
Quant à la traduction des mots eux-mêmes, elle se situe entre le
pari et le compromis. Qui peut jamais affirmer connaître et rendre le
sens exact d’un mot ? C’est un rapport, comme un nombre est le
nombre d’un nombre. C’est un signe et un être animé, un emblème
vivant entrelacé à d’autres emblèmes. Le terme grec kháris signifie
« charme, faveur, reconnaissance » ; le français « grâce » lui correspond heureusement, mais combien de vocables à polysémie non superposable d’une langue à l’autre obligent à jongler avec des mots
différents qui charrient des significations adventices et risquent de
fausser la résonance ! Le mot choisi, non sans quelque méprise, peut
ne pas être celui du dictionnaire, s’il rend son effet sonore et assume
le sens à faire passer. Le vœu d’interprétation du traducteur va à l’encontre du désir d’harmonie du créateur. En effet, dans la musique,
cette jouvence, jamais la note ne reste, toujours une autre lui succède. L’intempérance expressive caractérise en général la pensée
musicale par opposition au corset des mots : pas d’économies dans
le ressassement, l’émission régulière d’ondes concentriques en expansion, la répétition qui va jusqu’au hachage par le menu d’un thème.
C’est l’élément intellectuel du poème, le souci d’offrir un sens qui
fait vieillir, car il fixe la pensée au lieu de l’emporter à la suite d’ellemême. Le poème naît d’une retenue de débordements, la musique,
d’un lâcher de débordements. C’est pour rester mouvant que le poème
doit être, comme sa traduction, de la musique avant toute chose, sans
pouvoir jamais prétendre être musique pure.
Enfin, la mise en perspective de ces textes, qui souvent se recoupent, se complètent et s’approfondissent, compose une thématique
originale, quelque limitée qu’elle puisse être, propre à servir de passerelle initiatique vers le territoire des mythes.
Forcément éloigné de l’actualité et de la mode, l’antiquisant est
voué à l’étude de récits de situations archétypales dont il essaie de
tirer des analyses révélatrices. Il rafraîchit une mémoire et défend
une forme. Il va au cœur du mystère, parce qu’il sait que rien ne vaut
le risque de s’affronter aux difficultés de l’énigme.
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DE L’AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Pindare, Œuvres complètes, traduction du grec et présentation, 1990 ; coll. « Minos »,
2004.
« Merde à César » – Les Gaulois, leurs écrits retrouvés, 1994, réédition mise à
jour, 2000.
Le Chant de l’initié et autres poèmes gaulois, avec des encres de Philippe Canal,
2000.
Oracles de Delphes, choix, traduction du grec et présentation, 2002.
Dictionnaire français-gaulois, 2004.
Sophocle, Œdipe roi, traduction du grec et présentation, coll. « Minos », 2006.
AUX ÉDITIONS BELIN
Eschyle, Prométhée enchaîné, traduction du grec, 2000.
AUX ÉDITIONS ROBERT LAFFONT
Alexandre le Grand, Histoire et dictionnaire (articles), sous la direction de Olivier Battistini et Pascal Charvet, 2004.
Dictionnaire des lieux et pays mythiques (articles), sous la direction de Olivier
Battistini et Pascal Charvet (à paraître).
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2008.
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