Profession : Reporter Michelangelo Antonioni

Transcription

Profession : Reporter Michelangelo Antonioni
Janvier
2008
161
Michelangelo Antonioni
Identification d’un homme
Fiche d’analyse de film
Jack NICHOLSON
Maria SCHNEIDER
Jenny RUNACRE
Ian HENDRY
Ambroise BIA
Chuck MULVEHILL
Profession : Reporter
Italie, Espagne, France, USA.
• 1975 • Couleurs • 2h04
Scénario Mark PEPLOE,
Peter WOLLEN et Michelangelo ANTONIONI
Photographie Luciano TOVOLI
Montage Franco ARCALLI et Michelangelo ANTONIONI
Musique Ivan VANDOR
Production Carlo PONTI
L’histoire
Un homme blanc quelque part dans un pays
saharien écrasé de soleil. Son nom est David
Locke. Journaliste, il enquête sur une rébellion
clandestine et souhaite en interviewer un leader.
Guidé vers le désert, il doit abandonner son
projet pour n’être pas repéré par une patrouille
gouvernementale. Lors du retour, son véhicule
s’enlise sur la piste et il doit rentrer à pied à
son hôtel, excédé par cet échec, au bord de
l’épuisement.
Dans cette pension insalubre où loge un
dénommé Robertson, il s’aperçoit que celui-ci
vient de décéder subitement sur son lit. Locke
voyant en lui son sosie, décide d’inverser les
rôles, trafique les passeports pour endosser
l’identité du défunt et faire croire à son décès
à lui. L’agenda du disparu donne à Locke
l’occasion d’un nouvel emploi du temps, d’une
nouvelle vie. Fin de l’ouverture Africaine.
Après s’être rendu secrètement à son
domicile à Londres en guise d’exorcisme,
Locke devenu Robertson honore un rendezvous en Allemagne dans une église. Il y trouve
deux émissaires qui lui remettent une grosse
somme d’argent. Robertson était un trafiquant
d’armes qui commerçait avec les rebelles. Une
irrépressible envie de poursuivre sa mystification
conduit Locke à se rendre en Espagne aux
endroits mentionnés dans le calepin emprunté,
aux dates indiquées, ignorant que le cherchent
parallèlement des agents de la contre guérilla.
En vue d’élucider les circonstances de la
disparition, sa femme Rachel aidée par Martin
Knight, un ancien collaborateur de David, se
lance à la recherche de Robertson dont on croit
identifier la trace à Barcelone. Martin s’y rend
mais n’arrive pas à contacter l’homme présumé.
Locke réussit en effet à s’esquiver, croise
une jeune touriste qui par désoeuvrement ou
oisiveté accepte de l’aider à fuir en se joignant à
lui. A la remise des biens du mort à l’ambassade,
Rachel comprend la supercherie de son mari et
arpente les traces du fuyard malgré l’étiolement
consommé de leur relation.
Locke, au rendez-vous suivant, ne remarque
personne. Son escapade prend des airs de
déroute. Un étau se resserre sur lui, il sème
des policiers, se terre dans un ermitage, et avec
la complicité d’une jeune fille caresse l’espoir
d’obtenir un billet de bateau en partance
pour le Maroc, à condition qu’ils se séparent
momentanément.
Locke alias Robertson s’endort paisiblement.
Dehors, à travers les grilles, dans la poussière,
on aperçoit un vieillard qui lézarde, un enfant
qui jette des pierres, une femme qui trottine,
une voiture publicitaire qui fait la ronde, une
autre qui débarque des hommes de main
puis repart après quelques instants. Toutes
sirènes hurlantes, la police déboule sur la place
en compagnie de Rachel. Ils se font conduire
à la chambre de Locke où ils le découvrent
inanimé. Suicide ? Assassinat ? A la question
posée à Rachel et à la jeune fille revenue sur ses
pas « Reconnaissez-vous monsieur Robertson ? »,
Rachel affirme ne l’avoir jamais connu, la jeune
femme répond oui.
PISTES DE REFLEXIONS
Pistes de réflexion
Apprécier Profession:reporter, c’est d’abord
mesurer la profonde modernité d’un cinéaste
dont la paternité est toujours active, et se
plonger dans le fourmillement créatif d’une
période au cours de laquelle expérimentation
et audience pouvaient coexister dans les salles
avant qu’une tendance au conformisme et à la
standardisation imposée par la prééminence
économique ne l’emporte. Ce film est celui
d’un artiste visionnaire arrivé à pleine maturité
ainsi qu’un exemple de l’apogée d’un cinéma
désormais disparu, expérimentateur bien que
destiné au grand public, qui ne pouvait voir le
jour qu’au seuil historique de ces années de
fort ébranlement du monde, peu après 1968
(guerre froide, héritages de la décolonisation,
mouvements contestataires, libération des
moeurs). A la charnière.
Le contexte de réalisation de Profession :
reporter est effectivement important pour en
cerner la genèse.
La consultation de la une des journaux
d’alors démontre l’imprégnation du film par son
époque. En Afrique, des dictateurs sanguinaires
confisquent des libertés nouvellement
gagnées par l’indépendance (cf. les Amin
Dada, Mobutu, Bokassa), des mouvements de
libération se lancent dans des luttes armées
(ETA en Espagne, OLP au proche orient), des
révolutions fondamentales sont en marche
(Vietnam, Iran, Portugal). Le temps est aux
remises en cause des systèmes et, par voie de
conséquence, de l’homme dans son acception
sociale. Le personnage de Locke est déjà à lui
seul un agrégat de ce bain évènementiel et
idéologique. Par son métier de journaliste, il
est naturellement l’observateur d’une actualité
conflictuelle, de ses douteux rouages, au
cœur des nombreux troubles contemporains.
Pourtant, dans sa pratique du reportage, il
édulcore ses renseignements et sacrifie sa
personnalité au crible d’une reproduction
filmée qui dissimule une vérité indigne. Deux
flash-back éloquents signalent l’intolérable
acceptation de sa veulerie, lorsque sa femme
Rachel lui reproche lors de l’entretien avec le
président son pacte tacite avec le mensonge
établi en une règle, et lorsque le clairvoyant
sorcier inverse les rôles intervieweur /
interviewé, scène métaphorique sur le pouvoir
de mystification de l’information dans laquelle
Locke est confronté à sa lâche duplicité.
Enfin, juste avant le dénouement, l’anecdote
de l’aveugle recouvrant la vue est une preuve
supplémentaire de l’insupportable découverte
de l’envers hideux du monde, et de soi-même
en conséquence. Posture invivable qui explique
le vertige du héros. Pour cette transcription à
l’écran de la confusion du monde et des esprits,
Profession : reporter est un film réellement
politique, non pas au sens où il exprime un point
de vue mais dans la mesure où il syncrétise les
sombres atermoiements de quidams dans leur
rapport à la société au moment exact où celleci connaît des bouleversements. Tandis qu’une
vague de réalisateurs porteurs de convictions et
d’espérance mêlées produit en même temps que
lui un cinéma engagé dont la vision à posteriori
est devenue très datée (voir la période Mao de
Godard), Antonioni réussit
là une oeuvre intemporelle
qui rend compte de la
mouvance des idées et de
l’évolution complexe de la
communauté humaine au
travers de témoins dont
le vécu indécis au milieu
des autres renvoie à leur
propre raison d’être. Le
récit foisonnant ouvre plus
de perspectives qu’il ne donne de clés. La
quête introspective du sens à donner à sa vie
individuelle (ici par le choix énigmatique de
l’évanescence) s’effectue dans un entourage
socialisé où les destins au mieux se mêlent, se
croisent plutôt (être marié, avoir un employeur,
trouver une compagne, rechercher le contact
d’inconnus aux noms simplement mentionnés
sur un carnet, c’est à dire « être parmi » voire
« aller vers »). Seul ou presque au sein de la
multitude, Locke, dans son extraction volontaire
du groupe (au sens de structure : profession,
famille) se pose implicitement la question de la
place qu’il y tient. N’est-ce pas un acte purement
politique que celui de traiter de la relation de
l’homme, solitaire par sa condition, avec la masse
de tous ses semblables ? Démarche faussement
égocentrique, en dépit de son apparence, qui
vise à s’interroger, consciemment ou pas, sur
son rang et non pas d’en nier la légitimité. En
résumé, le refus de communiquer représenté
comme la formulation d’un besoin incompris de
reconnaissance, ou hypothétiquement comme
l’expression d’un désir refoulé d’intégration.
S’il ne faut pas croire à une volonté d’Antonioni
d’apposer une opinion sur ce thème, saluons en
revanche la pertinence de son angle d’attaque
qui lui fait décrire une forme d’agoraphobie
comme le symptôme d’un malaise sociétal plus
large, de nature existentielle. Ce qui confère à
Profession : reporter une touffeur plus riche de
sens que son intrigue minimaliste ne le laisse
supposer.
Hormis sa substance qui stimule l’imagina
-tion (les interprétations sont multiples), la
valeur du film repose autant sur sa facture.
En premier lieu, son aspect documentaire.
Caméra posée, Antonioni s’attache à transcrire
à l’écran une réalité saisie dans sa naturelle
continuité. Le début nous renseigne sur la vie
précaire et ralentie d’un village africain, plus
tard les séquences qui se déroulent dans les
pays occidentaux précisent singulièrement les
particularités locales (il n’y a pas plus anglais
que le cottage du couple Locke, l’Espagne est
inondée du soleil éclatant de
la Méditerranée). Et puis,
l’insert à plusieurs reprises
d’extraits de reportages
visionnés par Rachel et son
ami Martin contribue à fixer
solidement le scénario dans
un espace très tangible,
aussi
reconstitué
soitil (à l’exception de cette
authentique
exécution
sommaire sur une plage, hallucinante de cruauté
qui à elle seule fait définitivement basculer
le film vers une note tragique). Pour cela,
Antonioni exploite à fond toutes les possibilités
du panoramique technicolor en durcissant le
bleu du ciel, en accentuant la couleur d’une
orange sur un fond vert, en s’attardant sur la
blancheur de murs couverts de chaux. Il garde
avec acharnement cette attention du détail, du
réel, dont la perception est rehaussée par sa
visibilité immanquable. Et pas seulement pour
les objets. De nombreuses fois, des figurants
Nous contacter
se détachent si distinctement au premier plan
ou dans la profondeur qu’ils semblent devoir
participer activement à l’action. Or, si le film
captive en avançant, il le doit également à ces
seconds rôles entraperçus (rencontres de
hasard, guichetiers, simples silhouettes), et à
certains éléments discernables dans le champ
(enseignes de rue, automobiles, architectures
des bâtiments), tout un ensemble de choses
apparemment anodines et fugitives mais
tellement perceptibles qu’elles entretiennent
un doute et une tension latente chez le
spectateur par l’étrange présence de leur
réalité insinuée dans la fiction. Enchevêtrement
troublant d’un vrai réinventé et d’un faux
réaliste, au service d’une dramaturgie et
comme part intégrante de la narration. Il s’agit
d’une contribution majeure d’Antonioni à l’art
de la mise en scène. Instaurer une connexion
entre un lieu physique et un état mental sans
que cela soit relayé par une description mais
par un impressionnisme diffus. La réussite
totale du célèbre plan final illustre cette
capacité unique d’Antonioni à faire signifier
des gestes, des sons, des accessoires, qui ne
participent pas directement à l’histoire mais
l’accompagnent indissociablement par un jeu
de correspondances. Aidé par la prouesse
technique qui lui permet la dématérialisation
des murs et fenêtres, Antonioni arrive
à embrasser dans ce travelling virtuose
la thématique fondamentale du film :
l’impossible évasion de soi-même. On ne
sort pas impunément d’une prison intérieure.
Locke qui depuis un téléphérique déploie
ses bras au-dessus du vide simule un envol
libérateur, la fille debout sur la banquette
arrière d’une décapotable veut appréhender
l’impalpable qu’elle fuit. Ils formulent une
chimérique volonté de sortir de sa carapace.
Durant la conversation où Robertson et
Locke échangent leurs impressions, Antonioni
avait déjà introduit cette aspiration à une
métamorphose qui prendra corps en définitive
dans une substitution. Ce plan qui annihile
le temps par un subtile décrochage entre le
dialogue et l’image (on réalise soudainement
que la voix qu’on entend vient finalement d’un
magnétophone et nous bascule donc du passé
vers le présent) est aussi essentiel que celui
de l’épilogue car il décrit sans la montrer une
réincarnation en train de s’opérer. Deuxième
innovation majeure d’Antonioni : avoir inventé
sa forme cinématographique, qui soit en
résonance avec la teneur de ses sujets. On
a tellement glosé à son propos que le risque
existe maintenant de le faire apparaître
exclusivement comme le peintre rigoriste
de l’incommunicabilité. Cette dimension est
présente dans ce « passager », titre original
mieux adapté au contenu vagabond, en
particulier lorsque Locke ensablé avec sa jeep
dans l’immensité inhospitalière, fait signe à
un touareg majestueusement juché sur un
chameau qui, dans une attitude d’indifférence
sidérante, dédaigne cet appel et poursuit son
chemin sans esquisser le moindre écart. Ce
serait néanmoins regrettable de ne retenir que
cet aspect. Profession : reporter ne se classifie
pas, ses lectures sont très larges. C’est un road
movie qui suit la cavale d’un couple en train
de se former. C’est un suspens Hitchcockien
sur fond de thriller dont la fin culmine sans
prévisibilité. C’est une étude lucide sur la
difficulté de vivre à deux. C’est une enquête
sur les rapports obscurs entre commerce
des armes et intérêts stratégiques. C’est une
allégorie sur la disparition considérée comme
un moyen de renaissance. De quoi y puiser
son plaisir.
Patrick GONZALEZ
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