«Souvent un peuple entier s`incarne dans un seul homme»: Louis

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«Souvent un peuple entier s`incarne dans un seul homme»: Louis
« Souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme »: Louis-Joseph Papineau
vu par Louis Fréchette ou la construction de la mémoire nationale
Joanna Paluszkiewicz-Magner
Université Laval
Québec, Canada
«Souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme»:
Louis-Joseph Papineau vu par Louis Fréchette
ou la construction de la mémoire nationale
L’importance des figures emblématiques dans l’histoire nationale a très
souvent peu à voir avec l’analyse impartiale de leurs actes et leurs effets
historiques. Il ne s’agit pas tant de falsifier ou manipuler le discours historique
– quoi que cela arrive aussi – mais plutôt de le construire de façon nettement
téléologique. Si l’écriture de l’histoire constitue déjà son interprétation, la
présentation des personnes qui ont participé dans l’histoire comporte toujours
un élément de création. La « représentation » des personnages historiques
dans la littérature est donc une combinaison de faits déjà retravaillés et
d’éléments artistiques, déterminés à la fois par la convention littéraire et le
point de vue de l’auteur.
Je tenterai dans cette communication de présenter l’image de Louis-Joseph
Papineau telle que construite par la prose et la poésie de Louis Fréchette.
Cette analyse devrait contribuer à la meilleure compréhension des mythes
nationaux et donc du processus de la constitution de la mémoire historique.
Louis-Joseph Papineau (1786–1871), orateur brillant, dirigeant politique de
premier plan, patriote exilé: telles sont les multiples facettes du personnage
historique parmi les plus connus au Québec et dont le nom a donné naissance
à une expression populaire (« avoir la tête à Papineau », c’est-à-dire posséder
une intelligence très vive). Tour à tour admirateur du constitutionnalisme
britannique, partisan de l’annexion à la République états-unienne, vaincu de
l’Insurrection de 1837 et seigneur libéral, Papineau fut au cœur des controverses
juridiques et de la lutte armée, dominant ainsi la première moitié du XIX e
siècle québécois par ses actions et la deuxième, par sa légende. Pourtant,
comme l’a observé Yvan Lamonde, le grand tribun est aussi, paradoxalement,
un personnage méconnu (Papineau 1998, 7). Ceci dit, il faut se rappeler que
l’ambiguïté et la méconnaissance d’un personnage, ainsi que « l’indécidabilité »
de son rôle historique ne font souvent qu’accentuer sa force mythique: en
effet, l’imaginaire se nourrit souvent de l’union des contraires, que l’Histoire
et la politique ne peuvent admettre.
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La place de Papineau dans la mémoire collective québécoise est dans une
large mesure le résultat de son association avec les Rébellions, considérées
comme un point tournant dans l’histoire canadienne, tant de côté francophone
qu’anglophone. Ce lien est bien sûr ambigu: Papineau est un vaincu glorieux
sans avoir été un combattant, et un exilé des Rébellions sans avoir pris part
lui-même aux luttes armées.
Les troubles de 1837–1838 font partie du grand Récit national et sont à
l’origine d’un des « récits fondateurs » de l’histoire canadienne-française
(québécoise), construit autour de la lutte et de l’exil des Patriotes. Selon
Marylin Randall et Daniel Vaillancourt (2001, 453) : « la figure du Patriote
est bicéphale, figure à deux faces […] – l’une, la figure du tribun incarnée
par Papineau, l’autre, la figure de l’habitant – guerrier, remémorée, voire
créée par Henri Julien ». Dans la figure du tribun, qui est aussi représentant
de l’élite (seigneuriale et intellectuelle), on valorise avant tout l’intelligence,
l’instruction, la puissance oratoire et le charisme personnel.
Accusé par les uns, adulé par les autres, Papineau inspira les intellectuels de
son temps, dont Louis Fréchette (1839–1908). Venu au monde dans l’ombre
des Rébellions, Fréchette devint la figure de proue de la vie socio-littéraire
du Québec dans le dernier tiers du XIXe siècle. Poète engagé, journaliste
libéral et homme politique à ses heures, il fut fasciné par la figure éminemment
romantique de son compatriote. Les deux hommes avaient en partage l’esprit
de combat, le goût de la polémique et l’attachement aux valeurs libérales,
dans le contexte d’un romantisme à la fois politique et littéraire.
Au Canada français, à part les ouvrages historiques, les Rébellions ont
inspiré un grand nombre d’écrits de fiction (Aubin). La figure de Papineau
y apparaît assez régulièrement, mais rarement à titre de protagoniste principal,
si on excepte les courts poèmes ou chansons en vers qui glorifient le chef
politique ou, plus souvent, attribuent « la faute » (les conséquences néfastes
des Rébellions) à Papineau. Est-ce le résultat de son hésitation face à
l’engagement d’une lutte armée ? Parmi les écrivains du XIXe siècle, Fréchette
paraît être celui qui s’est le plus intéressé au célèbre homme politique.
Fréchette connaissait certainement à la fois le poème élogieux de Barthe sur
Papineau et les chansons populaires dénigrant l’homme politique « fuyard » 1.
1
Voir Éva Circé-Côté (110-111) pour le poème de Barthe et Jeanne d’Arc Lortie
et al. (370-374) pour « C’est la faute ».
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« Souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme »: Louis-Joseph Papineau
vu par Louis Fréchette ou la construction de la mémoire nationale
Fréchette a fait personnellement connaissance avec Papineau vers la fin de
la vie de celui-ci. En 1868, en exil volontaire à Chicago, le poète rédige son
pamphlet politique et poétique contre la Confédération, La Voix d’un Exilé.
Écrit dans l’amertume des événements entourant l’Acte de la Confédération,
cet ouvrage devait lui assurer une certaine notoriété au pays, tout en lui
aliénant une bonne partie du public. Il en a envoyé un exemplaire à Papineau.
« L’illustre vieillard » lui a répondu par une lettre enflammée et tout à fait
dithyrambique. Il semble voir dans les propos fougueux du jeune littérateur
la continuation de ses propres idéaux patriotiques: libéraux et pro-américains,
surtout dans le sens pro-républicains. Fréchette cite des fragments de la
lettre dans une série d’articles (Réminiscences) parus dans Le Monde Illustré
de Montréal en 1900. Les paroles du vieux patriote ne pouvaient que renforcer
sa vision romantique du poète guide et libérateur du peuple. En 1870,
Fréchette accepte l’invitation de son ami Alfred Garneau, et l’accompagne
à Montebello, pour rendre visite à celui qui est devenu « la grande et noble
personnification du peuple canadien ». George Klinck (89) qualifie cette
visite de « pèlerinage patriotique ». Dans la série d’articles mentionnée
précédemment, Fréchette accorde une grande valeur à la rencontre de
Montebello en la mettant en parallèle avec une visite faite chez un autre
idole de sa jeunesse, Victor Hugo : « J’ai été reçu un soir chez Victor Hugo,
dont le nom emplissait alors le monde; eh bien, je n’ai pas été plus
impressionné en lui serrant la main, qu’en portant à mes lèvres celle que me
tendit l’homme qui avait si longtemps hanté les rêves de mon enfance »
(Fréchette 1900, 98).
Fréchette a consacré à Papineau un certain nombre de ses écrits, dont deux
longs poèmes, une pièce de théâtre, des articles et des fragments importants
de ses Mémoires Intimes, sans parler de dédicaces. Dans tous ces écrits, à la
fois Papineau et les Rébellions sont dépeints sous un jour très positif. Le
premier ouvrage où il met en scène les événements liés à l’époque des
Rébellions est son drame Félix Poutré (représenté à Québec, le 22 novembre
1862 avec un grand succès et publié en 1871). Ce drame, à mi-chemin entre
la dramaturgie romantique et la comédie de mœurs, se trouve aussi
à être le première œuvre théâtrale consacrée aux Rébellions. Pourtant, le
personnage de Papineau n’y apparaît pas, cédant la place à l’autre facette de
la figure du Patriote, l’habitant rusé.
La Voix d’un Exilé
La Voix d’un Exilé, qui s’inscrit sans doute dans la poétique du pamphlet,
mais qui est également, sinon avant tout, un cri de conscience honnête ou
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« un cri de cœur », est un ouvrage où la figure du tribun apparaît clairement
pour la première fois. Comme dans les Châtiments, le lyrisme côtoie la
satire mordante qui ne ménage pas les invectives à ceux que leur auteur voit
comme des traîtres et des ennemis de la patrie. La première des trois parties,
dédiée aux libéraux du Canada est précédée d’un fragment de discours de
Papineau, cité en exergue. Il traite de l’exil et des exilés : « Ceux qui,
aujourd’hui, s’exilent en si grand nombre, parce que le dégoût pour les
hommes et les mesures actuelles les poussent à aller respirer un air plus pur
[...] » (Fréchette 1869, 7). Notons que la deuxième et la troisième partie de
l’ouvrage sont précédées de citations des Châtiments de Victor Hugo et
d’extraits du livre de Jérémie. Le fait de se trouver en compagnie d’auteurs
aussi illustres ajoute du poids aux paroles de l’homme politique canadien.
En faisant « planer la grande figure de Papineau » sur ses écrits (cette image
semble être un cliché du discours de l’époque), Fréchette vise surtout à
construire sa propre image de poète exilé. Du point de vue plus universel,
il se réfère à une figure bien connue de la vie littéraire européenne, celle de
l’écrivain persécuté et exilé, qui hante l’Europe romantique du XIX e siècle.
D’ailleurs, l’importance de l’exil dans le discours romantique littéraire n’est
pas sans incidence sur la valeur de l’exil des Patriotes (Cambron). Dans une
perspective plus locale et plus politique, Fréchette établit un lien entre la
situation des Patriotes exilés et sa propre situation. La référence à Papineau
lui permet d’établir un parallèle entre les événements de 1837-38 et l’époque
suivant de près la Confédération, qui lui est contemporaine. Ce parallèle
suggère la gravité de la situation socio-politique après 1867. Les Rébellions
sont présentées comme les temps héroïques, les « temps d’épopée » tandis
que l’époque contemporaine est vue comme un « âge d’apostats » (Fréchette
1869, 10). Les temps ont changé et la Patrie est aujourd’hui reniée, selon
Fréchette.
Ce contraste permet au poète de procéder à sa propre présentation comme
à peu près le seul juste, le héros romantique seul contre tous, à l’exception
peut-être de Papineau, le seul survivant de l’époque passée. Après avoir
adressé la parole aux « patriotes sublimes » (Papineau, Morin) et les « nobles
victimes » (Lorimier, Cardinal, Chénier), il fait une apostrophe à Papineau
lui-même : « Ô toi qui survis seul à ces temps d’épopée [...] » (Fréchette
1869, 10). Pour décrire les patriotes, le vocabulaire évoquant la Rome
antique est de mise, ce qui convient bien à un orateur, un tribun, un « vaincu
stoïque ». Cette image du noble orateur antique est complétée par des
références à la Bible. Une note explicative ajoutée à la version définitive du
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« Souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme »: Louis-Joseph Papineau
vu par Louis Fréchette ou la construction de la mémoire nationale
texte est très éloquente à ce sujet et digne d’être citée au complet : « LouisJoseph Papineau, le plus grand orateur qu’ait produit l’Amérique; maintenant
âgé de 84 ans. Comme Siméon, il semble attendre le sauveur d’Israël avant
d’entonner son Nunc dimittis » (Fréchette 1869, 44). L’incontestable majesté
du personnage ne voile pas sa passivité, son attitude d’attente et la conviction
que son rôle tire à sa fin. Le poète ne fait pas de portrait de Papineau en
action, à l’époque de ses grandes luttes parlementaires. En effet, Fréchette
s’inspire du Papineau qui lui est contemporain – vieillard noble, grand
homme politique déchu, héros mais aussi bouc émissaire, accusé d’avoir
déserté les siens en fuyant la Rébellion qu’il avait provoquée.
Pêle-Mêle
Dans Pêle-Mêle, recueil dont le succès a préparé le terrain à la future
reconnaissance officielle de son auteur, la figure de Papineau réapparaît,
cette fois-ci dans un poème dédié au fils du « grand défunt », Amédée
Papineau, avec qui, d’ailleurs, Fréchette échange plusieurs lettres (Klinck).
Tout comme dans La Voix, la première strophe du poème évoque la « majesté
sainte » qui se dégageait de sa personne. Les références à l’Antiquité sont
toujours privilégiées. Ainsi, Papineau était un cœur « à la trempe olympique »
(Fréchette 1877, 15), un « vaincu stoïque » (Fréchette 1877, 16), un « héritier
de quelque ombre romaine » (Fréchette 1877, 20), un « puissant tribun »
(Fréchette 1877, 17) dont les mains « des forums jadis remuaient les
tonnerres » (Fréchette 1877, 16) et qui commandait une « immortelle
phalange » de héros « sortis d’un moule antique » (Fréchette 1877, 21).
Cette antiquité classique – qui était par ailleurs la référence privilégiée de la
République états-unienne, surtout à ses débuts, et qui demeurait à la base de
la formation classique des collégiens au Québec – est lue à travers l’idéologie
du jour, car Papineau se présente comme un héros romantique. La grandeur
de son âme est rehaussée par sa solitude : les mots « seul », « solitude »,
« oubli » reviennent souvent dans le poème. Papineau est dépeint comme
un promeneur solitaire qui contemple le soleil couchant, « debout comme
une sentinelle » (Fréchette 1877, 17) 2. Il regarde passer « dans un songe
extatique » le passé glorieux de son pays. Cette capacité à transcender le
naturel l’apparente aux grands visionnaires: adeptes du mysticisme, prophètes
et romantiques.
2
Une des peintures les plus connues d’inspiration romantique, « Le Voyageur
au-dessus de la mer de nuages » de Caspar David Friedrich pourrait servir ici
d’illustration.
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Il n’est pas comparé explicitement à l’aigle, mais le fait que cet oiseau
grandiose soit mentionné dans la même strophe incite le lecteur à faire le
rapprochement et Papineau ne devient pas moins que « l’aigle canadien »
(dans un autre endroit, il est comparé explicitement à un vieux lion). À la
fois représentant de la race et son symbole, il remplit le rôle d’un héros
parangon de vertus patriotiques, un des éléments clés dans la construction
de l’identité nationale. La citation tirée de la dernière strophe en témoigne :
« Il fut toute une époque, et longtemps notre race / n’eut que sa voix pour
glaive et son corps pour cuirasse / S’il ne partagea point nos croyances
augustes / N’oublions pas qu’il fut juste parmi les justes, / Et le plus grand
parmi les siens » (Fréchette 1877, 22). Le ton de l’ensemble rapproche
ce texte de Fréchette de poèmes écrits au Canada français dans les
années trente et quarante, pendant la période du « jeune romantisme »
révolutionnaire. La stature grandiose des personnages comme Papineau,
somme toute contemporains pour les premiers lecteurs du poème épique de
Fréchette, rend évidente la continuité avec les grands ancêtres, qui est aussi
un des éléments de construction identitaire nationale.
Selon Fréchette, Papineau était cet homme d’exception, « géant d’une autre
époque oublié parmi nous » (Fréchette 1877, 18), nécessairement voué à
l’incompréhension et à l’ingratitude de ses compatriotes, le triste lot de « tous
les grands cœurs » (Fréchette 1877, 20) et des héros romantiques. Incompris
par les hommes, il se tourne vers la nature: les bruits des eaux, les murmures
du vent, la chanson des oiseaux et la plainte des bois, « tout ce concert confus
de rumeurs innommées » (Fréchette 1877, 17) lui parle du passé. Après sa
mort, il repose « au détour d’un sentier si sauvage et si beau », les deux
derniers adjectifs étant par ailleurs des synonymes de « romantique » dans
une des premières acceptations de ce terme. Solitaire, isolé du commun des
mortels, il se situe au-dessus de la foule, mais n’est pas pour autant insensible
à « l’appel désespéré d’un peuple qui s’effare » (Fréchette 1877, 20): sa
grandeur sublime s’allie à l’humilité. Son œil est « baigné de lueur héroïque »
(Fréchette 1877, 16), son âme s’élève dans les « célestes profondeurs » d’un
monde idéal (Fréchette 1877, 18), mais ses mains vieillissent « en cultivant de
fleurs » et sa voix enseigne aux petits enfants (Fréchette 1877, 16). Le héros
romantique, pour remplir toutes les exigences de son rôle, doit non seulement
se révolter contre les injustices de l’ordre établi, mais aussi avoir un « cœur
tendre » et plein de compassion pour les humbles et les « petits ». Dans le
portrait de Papineau se conjuguent donc deux tendances du romantisme: l’une
tournée vers la spéculation métaphysique et le monde idéal et l’autre qui
s’attendrit devant la simplicité des gens et des choses apparemment insignifiants.
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« Souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme »: Louis-Joseph Papineau
vu par Louis Fréchette ou la construction de la mémoire nationale
Légende d’un Peuple
En accord avec sa technique habituelle de collage, Fréchette « recycle » le
poème « Papineau » pour les besoins du recueil qui était conçu afin de
prouver sa valeur en tant que poète national. Il s’agit de la Légende d’un
peuple. La thématique des Rébellions occupe une place non négligeable
dans l’ensemble du recueil: sur dix-sept poèmes de la troisième partie, sept
ont pour sujet les personnages ou les événements liés aux troubles de 183738.
Dans la Légende, « Papineau » de Pêle-Mêle apparaît comme la deuxième
partie d’un poème portant le même titre. La première partie du texte
commence par des propos très flatteurs quant au rôle joué par son protagoniste
dans l’histoire du peuple canadien et qui ont servi de titre pour ma
communication: « souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme »
(Fréchette 1887, 151). Le héros individuel devient explicitement représentant
de la race, dont il est en même temps le modèle : il est pour ainsi dire à la fois
« fils » de sa nation et son « père ». Papineau est « cet homme porte-voix »,
« cet homme boulevard », « Chez nous l’homme-type s’appela Papineau »
(Fréchette 1887, 188).
Les comparaisons avec les grands hommes politiques européens
(O’Connell) et américains (Washington, Bolivar, Canaris) servent à anoblir
la figure du patriote canadien et permettent d’inscrire le Canada français
dans le réseau international: grâce à lui, les Canadiens participent au
mouvement libérateur et républicain inspiré par le principe des nationalités.
Papineau n’est pas seulement un patriote canadien, mais le défenseur
des opprimés et de la liberté en général. Il est décrit comme le « bon
génie » de son peuple, entre autres parce qu’il apparaît comme symbole
du compromis et de l’unité nationale canadienne-française ou même
canadienne: « Il savait être doux et pardonner pourtant » et « Tout entier
au pays, son cœur ne put haïr / Même les renégats payés pour le trahir ! »
(Fréchette 1887, 189). Ce rôle, renforcé par des éléments messianiques,
deviendra encore plus marqué dans le drame historique de Fréchette, intitulé
Papineau.
Drame Papineau
Représenté sur la scène montréalaise en 1880 (en alternance avec Le Retour
de l’Exilé), Papineau connut un grand succès. Tant le public que la critique
s’enthousiasmèrent pour les valeurs patriotiques véhiculées par le drame,
sans vraiment s’attarder aux valeurs proprement littéraires et dramatiques
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Place and Memory in Canada : Global Perspectives
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de l’œuvre3. À en croire le rédacteur de la Patrie, « la plus grande difficulté
sera peut-être de savoir qui des deux fut le plus grand patriote: ou de héros
(Papineau) ou de l’auteur de Papineau » (14 juin 1880). Des propos de ce
genre ne font que confirmer le fait que la production littéraire sur un sujet
« national », donne à son auteur plus de chances de consécration, surtout
dans le contexte d’une littérature naissante.
Avant même d’entrer sur la scène, Papineau est le héros de la pièce et le
héros de la nation lorsqu’il apparaît dans le discours des autres personnages.
Admiré par l’élite (Hastings) qui le considère un digne homologue des
hommes comme O’Connell et Washington, il est également adulé par le
peuple envers qui il manifeste une attitude quelque peu paternaliste et qui
voit en lui le chef « marqué du Bon Dieu », « le grand patriote canadien que
nous sommes tous ses enfants », échappé de périls possibles et impossibles.
Bref, comme le dit l’intrépide Dulac « Papineau, c’est pas permis de pas
savoir ce que c’est » (Fréchette 1974, 43).
Pourtant, quand il entre sur la scène, c’est dans le meilleur des cas pour
prêcher ou haranguer ses compatriotes, si ce n’est pas pour se laisser conduire
par les autres personnages. Pascal Poirier (1881) va jusqu’à dire que Papineau
est « de trop » dans la pièce. Coincé dans l’histoire, selon l’expression de
Lucie Robert (2001), il n’agit pas, mais plutôt subit son destin. Incapable de
convaincre les autres de ne pas prendre les armes, l’orateur finit par céder
à l’enthousiasme populaire et par accepter – avec réticence – la réalité,
c’est-à-dire l’insurrection. On décide à sa place: c’est la volonté populaire
qui est derrière sa décision d’exil. La discussion entre Nelson et Papineau,
accompagnée des menaces brandies du bon cœur par le brave Pacaud, ne
laisse pas de doute quant à la noble motivation de Papineau qui prévoit les
conséquences néfastes de la « fuite » pour sa réputation mais préfère le bien
du pays à sa propre gloire : du moins, c’est l’image que s’efforce de créer le
dramaturge. Je n’irais pas jusqu’à constater, avec Pascal Poirier, que « si
Papineau n’avait que le Canadien et M. Fréchette pour lui faire une réputation,
je plaindrais le grand homme » (1881, 363). Pourtant, il est indéniable que
dans le drame de Fréchette Papineau apparaît comme passif et dépassée par
les événements.
3
À l’exception d’une critique cinglante mais très juste de Pascal Poirier (1881) qui
a pointé de doigt les défaillances assez évidentes de l’ouvrage. Celles-ci ont été
d’ailleurs universellement admises lors de la reprise de la pièce vingt-cinq ans
plus tard.
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« Souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme »: Louis-Joseph Papineau
vu par Louis Fréchette ou la construction de la mémoire nationale
Toutefois, malgré le pathos de ses propos patriotiques et son immobilité
devant l’histoire qui s’accomplit sous ses yeux, Papineau acquiert une
certaine grandeur, en revêtant les attributs de prophète. Ainsi, il invoque
l’histoire et la postérité comme seuls juge et témoin de ses actes: « L’histoire
dira… » (Fréchette 1974, 87), « L’histoire dirait » (Fréchette 1974, 117),
« L’avenir le prouvera » (Fréchette 1974, 140), en se permettant même
d’étaler une vision grandiose de l’avenir de sa nation: « avant qu’il soit
un demi-siècle peut-être, notre jeune nation s’épanouira libre et puissante
au grand soleil de l’indépendance » (Fréchette 1974, 141). Ce « dire
prophétique » est renforcé par des allusions à la figure christique souffrante.
Il cite l’Évangile et se compare implicitement au Christ, en déclarant par
exemple: « laissez venir à moi les petits enfants » (Fréchette 1974, 63-64).
De plus, tout de suite après la scène avec le petit Jules aux allures de
Gavroche apparaît le traître Camel : ainsi, le lien avec Judas est très évident.
Lorsque Papineau consent à partir en exil, la grandiloquence de ses propos
en fait un autre Christ: « eh bien, puisqu’il me faut boire le calice jusqu’à la
lie » (Fréchette 1974, 118) et un moment plus tard « je comprends ce que le
Christ a dû souffrir au mont des oliviers » (Fréchette 1974, 119).
La dimension messianique du personnage combinée à sa réticence quant
au conflit armé et à sa tendance au compromis en font une figure de la
future réconciliation. Il préfigure l’unité nationale, symbolisée par le
mariage de Rose et de Hastings (la pièce reprend l’intrigue des Anciens
Canadiens en lui substituant une fin plus « hollywoodienne »), union bénie
d’ailleurs par Papineau. Or, en réalité c’est Rose qui est la véritable héroïne
de la pièce. Femme guerrière (dans la bonne tradition de Madeleine de
Verchères), mais aussi femme « féminine » (tendre, compatissante, avec
des inclinaisons artistiques, pieuse et romantique à la fois), elle devient à la
fin de la pièce prophétesse à son tour. Dans la dernière phrase du drame,
Rose résume l’image de Papineau que l’auteur aurait aimé véhiculer: « Les
Canadiens de toutes les origines vénéreront la mémoire du conquérant de
nos libertés, du grand Papineau proscrit aujourd’hui, mais que l’avenir
nommera la plus belle figure de notre histoire politique » (Fréchette 1974,
153).
Mémoires Intimes
Vers la fin de sa vie, l’admiration de Fréchette pour son grand compatriote
n’a pas faibli. En effet, en 1900, il lui consacre tout un chapitre des Mémoires
Intimes, livre de souvenirs de l’enfance, dont une partie fut publiée du
vivant de l’auteur sous forme d’articles. Héros « personnel » du jeune Louis
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Place and Memory in Canada : Global Perspectives
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et d’un bon nombre de ses amis, Papineau semble avoir été l’idole du peuple
en général, même si l’auteur admet un certain déclin injuste de sa popularité.
Il se peut que Fréchette exagère l’admiration des milieux populaires pour
son homme politique préféré, très respecté par le père du poète. Celui-ci
emmène le jeune Louis au Parlement pour lui montrer le personnage
légendaire. La description de cette visite est d’ailleurs le point culminant du
chapitre dix des Mémoires, consacré spécifiquement à Papineau et à l’impact
de la figure du patriote sur le poète en herbe. Tout en mettant en évidence
le fait que Papineau ait été pour lui et pour son milieu une légende vivante,
Fréchette construit lui-même sa propre légende d’un garçon qui pouvait se
vanter d’être « une tête à Papineau ». Le préfacier des Mémoires, Michel
Dassonville, va jusqu’à admettre qu’il « soupçonne Fréchette d’avoir prêté
au petit garçon l’expérience et les passions politiques du député libéral de
Lévis » (Fréchette 1977, 11).
Conclusion
Louis-Joseph Papineau, en tant que personnage dans les ouvrages de Louis
Fréchette, remplit essentiellement deux fonctions, qui ne sont pas
nécessairement exclusives. Tout d’abord, il contribue à la construction du
récit individuel ou de la légende personnelle de l’auteur. Ainsi, dans la Voix
d’un Exilé, il est une référence utile pour peindre l’image d’un patriote
proscrit, poète de surcroît, un des rares continuateurs de la tradition libérale
au Canada. Dans les Mémoires Intimes, l’évocation de Papineau permet
à Fréchette de brosser un portrait sympathique de lui-même: il se présente
comme un enfant patriote, doué, espiègle et attentif aux grandes questions
de son temps, malgré son jeune âge. En deuxième lieu, la présentation de
Papineau s’inscrit dans le cadre du récit collectif, national. Fréchette réussit
à contribuer à son élaboration en valorisant les Rébellions mais non sans
préconiser et prophétiser la réconciliation canadienne. Les liens du
personnage avec le discours messianique vont de pair avec le grand récit des
souffrances nationales qui mène au renouveau. Malgré toutes ses défaillances,
Papineau est conçu comme une figure emblématique, héros individuel
romantique qui incarne en même temps la grandeur de la race et devient un
modèle ou un substitut du grand ancêtre, élément du discours identitaire
propre à l’idéologie romantique nationale.
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« Souvent un peuple entier s’incarne dans un seul homme »: Louis-Joseph Papineau
vu par Louis Fréchette ou la construction de la mémoire nationale
Bibliographie
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Aubin, Georges. « Chronique des patriotes de 1837-1838 ». Bulletin d’histoire
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Cambron, Micheline. « Du „Canadien errant” au „Salut aux exilés” :
l’entrecroisement de l’histoire et de la fiction ». Études françaises
27, 1991/1, 75-86.
Circé-Côté, Éva. Papineau. Son influence sur la pensée canadienne. Essai
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Fréchette, Louis. La Voix d’un Exilé. Poésies canadiennes. Chicago :
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--------. Félix Poutré. (1871). Montréal : Leméac, 1974.
--------. Pêle-mêle. Fantaisies et Souvenirs Poétiques. Montréal: Compagnie
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--------. « Papineau I-VI » (Réminiscences) Le Monde Illustré vol. XVII,
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