l`association des alsaciens et des lorrains de rabat

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l`association des alsaciens et des lorrains de rabat
L'ASSOCIATION DES ALSACIENS
ET DES LORRAINS DE RABAT-SALÉ
SUZIE GUTH
Tout ressortissant des provinces d'Alsace et de Lorraine habitant la capitale du Maroc peut
adhérer à l'Association des Alsaciens Lorrains et Rabat-Salé. Le Maroc arrive au deuxième rang
du classement mondial des collectivités françaises à l'étranger ( ). Au premier janvier 1972,
86.425 français résidant au Maroc étaient immatriculés au Consulat de France ( ). Depuis, la
colonie française a vu son importance diminuer, surtout après les mesures de marocanisation de
1974, et s'est stabilisée autour de 53.000 ressortissants. On imagine facilement, au vu de ces
chiffres, que des associations françaises puissent se multiplier et prospérer. 11 existe, à Rabat, une
dizaine d'associations. Cependant, l'Union des Provinces de France, qui regroupe différentes
associations régionales, dont celle des Alsaciens Lorrains, a du mal à survivre, à recruter. Ces
associations sont certes discrètes : quelques rares échos paraissent dans la presse d'expression
française, les locaux, d'anciens baraquements militaires, sont situés dans l'ancien quartier «pied
noir» de Rabat, qui est relativement éloigné du centre, le recrutement ne se fait plus que par
cooptation. A quoi est due cette désaffection ? Est-elle simplement conjoncturelle ?
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Pour procéder à notre étude, nous avons adhéré à l'Association des Alsaciens et des Lorrains
de Rabat-Salé, et nous avons brigué un poste au Comité, celui de secrétaire. Nous avions
l'intention de procéder à une enquête par questionnaire, qui nous aurait permis de définir une
certaine «alsacianité», soit une norme, ainsi que les dépassements de cette norme. Malheureusement, cette enquête n'a pu voir le jour, faute d'effectifs. En effet, les membres actifs de
l'association étaient au nombre d'une douzaine environ, certains n'étaient ni alsaciens, ni
lorrains, mais «symphisants» : notre échantillon aurait été finalement composé d'une demi
douzaine de personnes, dont l'auteur ! En fin de compte, nous nous sommes référés aux
archives, et c'est par l'observation-participation que nous avons essayé de comprendre le passé et
le présent de cette association. La technique de l'observation-participation, très à la mode pour
l'étude des subcultures, n'est néanmoins guère satisfaisante scientifiquement, car, où est la
neutralité de l'observateur ? Il est acteur d'un jeu social, et il se veut observateur ! Si son action
consistait seulement à écouter les autres parler, on pourrait encore croire qu'il observe -, mais
l'action consiste quelquefois à servir des centaines de choucroutes, à danser des scottish en
costume folklorique devant des officiels ! L'observation disparaît alors complètement au profit
de l'action et de ses aléas : la division du travail, les tentatives de leadership, le rendement, le
profit :
«Il reste encore une table à servir ! »
«Faut proposer du vin, ça rapporte plus ! »
« Les pommes de terres ne sont pas cuites ! »
(1) « l e s français établis à l'étranger» — La Documentation Française — Notes et Etudes Documentaires
(N» 3975), Paris, 1973 (p. 6).
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ALSACIENS
Bien sûr, l'observation-participation couchée sur le papier imite la vie, c'est là son charme : le
lecteur se voit transformé en dernier des Mohicans, son besoin d'exotisme est satisfait. De
nombreux romanciers ont peint des fresques sociales, mais le sociologue doit-il romancer sa
sociologie ? C'est pourquoi nous éviterons la couleur locale, les propos cités seront ternis,
anonymes, et si quelquefois nous nous laisserons emporter par le subjectif, nous nous en
excusons auprès de nos lecteurs.
1. — Buts de l'Association des Alsaciens-Lorrains
«En 1912 habitaient à Casablanca quelques alsaciens et lorrains venus au Maroc pour
coopérer à l'œuvre de pacification et de civilisation entreprise par M. le Général L.yauté, nommé
aux fonctions de Commissaire Résident Général de la République Française.
Chaque jour, vers 19 heures, ils se réunissaient à la Brasserie de Strasbourg, rue de
Bouskoura, établissement qui n'avait d'ailleurs d'alsacien que le nom de son enseigne.
Tout en prenant leur apéritif, ou en dégustant des demis de bonne bière, ils parlaient du pays,
de ceux qu'ils y avaient laissé, lisaient les journaux qu'ils en avaient reçus.
Chaque dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants, ils dégustaient, toujours à la Brasserie
de Strasbourg, «la bonne choucroute et la quiche». Ces réunions étaient de plus en plus gaies ;
ils décidèrent un jour de se grouper en une association. Ils en parlèrent au Général L.yauté qui les
y encouragea et accepta la présidence d'honneur de leur groupement, dont les statuts furent
aussitôt élaborés et déposés à la chancellerie du consulat de France. L.'Association était fondée et
son premier président fut le capitaine Nicolas de Neufchâteau, qui laissa quelque temps plus tard
la place au capitaine Briollet.
Petit à petit, le nombre d'adhérents augmentait ; de nombreuses réunions groupaient autour
de leur président tous les compatriotes heureux de se retrouver en famille» ( ).
Le 8 avril 1929, l'annonce suivante paraissait dans les journaux de Rabat :
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«Aux Alsaciens et Lorrains de Rabat
Avis très important.
Tous les Alsaciens et les Lorrains habitant Rabat sont priés d'assister à la réunion qui aura
lieu le dimanche 4 avril à 10 heures du matin au Café de la Comédie.
Cette réunion aura pour objet la création à Rabat d'une section de l'Association des Alsaciens
et des L.orrains du Maroc. L.es organisateurs de cette réunion font appel à l'esprit de solidarité qui
doit unir comme ils l'ont toujours été tous les Alsaciens et les Lorrains sans distinction
d'opinions, ni de religions.
Le Président du Comité Central accompagne d'une délégation assistera à cette importante
réunion et procédera à l'installation du bureau de la nouvelle section.
Peuvent assister à cette réunion et faire partie de la section :
«Les Alsaciens et les L.orrains nés de parents alsaciens ou lorrains dans les provinces
annexées avant la grande guerre. — L.es descendants des Alsaciens et des Lorrains ayant opté
pour la France après 70. — L.es Alsaciens et les Lorrains nés dans les départements suivants :
Vosges, Meuse. Meurthe et Moselle, Territoire de Belfort. Compatriotes Alsaciens et L.orrains
soyons unis n'oublions pas que les buts de l'Association sont Solidarité et entraide».
Venez tous adhérer au groupement» ( ).
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(2) In «Association des Alsaciens et des Lorrains du Maroc — Section de Casablanca», Casablanca, 1938 (p. 2).
(3) In «Archives de l'Association des Alsaciens et des Lorrains de Rabat. 1929-1951» (p. I).
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Quels sont exactement les buts de cette association ? Ils sont définis dans les statuts, adoptés
à la réunion du Comité Central du 6 novembre 1932 :
« A R T . 2. — But. — Elle a pour but de permettre aux Alsaciens et aux Lorrains habitant le
Maroc d'entretenir ou de créer entre eux des relations amicales et suivies, de se solidariser et de
s'aider de toutes les façons. Elle se propose de favoriser la création et le développement des
intérêts alsaciens et lorrains au Maroc, d'établir d'étroites relations entre ses membres et les
Alsaciens et Lorrains de la Métropole susceptibles de s'intéresser au Maroc. Elle s'interdit toute
discussion politique ou religieuse» ( ).
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Depuis l'accession du Maroc à l'indépendance, un nouveau but est apparu : l'amitié francomarocaine ( ). On parle maintenant de mission socio-culturelle :
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«A côté de nos activités culturelles (conférences, galas...), nos œuvres sociales, discrètes mais
efficaces, s'étendent aussi aux œuvres de bienfaisances marocaines : Enfance inadaptée, victimes
de catastrophe... Journées du Sang des Français de Rabat (une innovation de l'Union des
Provinces de France)» ( ).
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2. — Les activités
Nous disposons d'archives très inégales qui couvrent les périodes 1929-1951 et 1967-1972.
En effet, l'association s'était éteinte dans les années cinquante, très vraisemblablement avec
l'accession du Maroc à l'indépendance ; elle a repris ses activités en 1967 et les poursuit cahincaha.
Ces activités sont essentiellement des activités de divertissement : pique-nique, banquet, bal,
célébration de fêtes (arbre de Noël, Saint Nicolas, Epiphanie, Chandeleur, Mardi Gras). Lors de
ces manifestations, une constante apparaît : la consommation de nourriture, l'ingestion rituelle
de la choucroute garnie.
A partir de 1936, le dépôt périodique d'une gerbe au mausolée de Lyauté ajoute un caractère
patriotique à ces réunions. Mais le patriotisme n'est pas absent des banquets, des allocutions : il
est souligné par des chansons, des marches lorraines, etc. Les œuvres sociales sont très discrètes.
En 1929, on crée une caisse de décès; pour les naissances, les dames de l'association
contribueront de leur propre autorité. L'arbre de Noël est pour l'association l'occasion d'acheter
des jouets pour les enfants de ses membres. La deuxième guerre mondiale fut une période faste
pour les activités charitables ( 1 9 4 0 - 1 9 4 5 ) . On organise une aide aux réfugiés-, les fonds
proviennent de souscriptions, de fêtes de bienfaisance à caractère patriotique. L'association prête
de l'argent, collecte des vêtements, achète des couvertures et les distribue. En 1944, elle
revendique le titre de «résistante» au même titre que le Front National de Libération, qui lui
reconnaît cette qualité.
Toute association entretient des relations avec l'extérieur. Ce furent les réfugiés pendant la
guerre, ce sont les autres associations, les personnalités politiques en temps de paix.
L.e 8 septembre 1949, les Alsaciens-L.orrains de Rabat reçoivent 24 lycéens et lycéennes de
Nancy. Le 24 octobre 1949, l'association est honorée de la visite de M. Naegelen, gouverneur de
l'Algérie. En 1950, elle accueille 20 étudiants de Nancy et 24 éclaireurs colmariens.
(4) In «Association des Alsaciens et des L.orrains du Maroc — Section de Casablanca». Casablanca. 1938 (p. 20).
(5) In «Reflets de France» Numéro Spécial 11. Rabat, 1970 (p. 5).
(6) In «Reflets de France», Numéro Spécial 1 1 . Rabat. 1970 (p. 5).
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DES
ALSACIENS
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De 1967 à nos jours, l'accent est mis essentiellement sur les divertissements : pique nique,
week end à lfrane dans le Moyen Atlas, bal, fêtes, activités auxquelles s'ajoutent, depuis 1971,
un rallye-promenade automobile et une kermesse. L.es relations avec l'extérieur sont moins
cérémonielles actuellement : elles se font lors des journées de l'Est et lors de la kermesse. Une
journée de l'Est consiste en un repas composé de produits de l'Est, de la choucroute bien sûr, où
sont conviés les amis et connaissances des membres de l'association. La kermesse est annuelle et
dure quatre jours : on installe quelques stands, une salle, aménagée de façon plus ou moins
folklorique, d'une capacité de 100 personnes, sert de restaurant, et les alsaciens-lorrains, en
costume régional, servent des repas, escargots, saucisses de Strasbourg, salade de cervelas,
choucroute, poulets à la L.orrraine, quiches...
Ces manifestations sont actuellement moins spectaculaires que dans le passé, leur retentissement dans la presse locale est moins grand, car la parution d'un article se fait contre
espèces. L.es manifestations à caractère patriotique ont pratiquement disparu, la seule exception
est, nous semble-t-il, la représentation de danses folkloriques organisée en l'honneur du
Président de la République Valéry Giscard d'Estaing, lors de sa visite officielle au Maroc en
1974.
3. — Les effectifs
Il est extrêmement difficile d'établir un historique des effectifs des membres de l'association,
et ceci pour plusiers raisons. Nous ne disposons comme documents que des procès verbaux des
différentes séances tenues par l'association. Lorsque celle-ci fonctionne bien, les secrétaires sont
prolixes et prennent leur tâche au sérieux ; lorsqu'il n'y a presque plus de membres, les compterendu sont évidemment brefs et laconiques. L.e style ainsi que le contenu changent. Dans la
première série d'archives ( 1929-1951) on s'étendait sur certains aspects, sur les discussions, sur
les oppositions. Depuis 1967 on a tendance à se contenter de donner les résultats des votes : le
rapport moral devient de moins en moins lyrique ...
D'autres difficultés s'ajoutent à celles-ci. Dans certains cas, on compte les enfants des
adhérents comme membres, dans d'autres, on précise le nombre de membres et le nombre
d'enfants. Enfin, on comptabilise souvent dans le total non seulement les membres à jour de leur
cotisation, mais encore tous les membres qui n'ont pas donné leur démission et qui ne sont pas
partis (le non paiement de la cotisation est normalement un motif de radiation). Les chiffres
donnés sont donc très souvent surestimés, néanmoins le mouvement de population demeure, les
procès verbaux en sont également le reflet : à chaque baisse importante d'effectif correspond un
appel à l'union, à la solidarité des membres, de plus l'incitation au recrutement devient pressante.
On peut distinguer en gros trois périodes :
—
—
—
1929 à 1939 effectifs décroissants avec un minimum entre 1935 et 1937 ;
1946 à 1951 effectifs croissant rapidement ;
1967 à 1975 effectifs en baisse régulière.
Pendant la première et la dernière période, tout se passe comme si, lors des campagnes
initiales de recrutement, on faisait le plein ; puis, lentement et sûrement, les membres quittant le
Maroc et l'association ne recrutant presque plus, on s'achemine vers un minimum. L.a campagne
de recrutement se fait habituellement sous la houlette d'une «personnalité» civile ou militaire. Il
est bien évident que toutes les adhésions n'ont pas le même effet d'entraînement : un coopérant
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entraînera éventuellement un autre coopérant, mais un officier peut inciter ses soldats à adhérer
de même qu'un directeur ses cadres. Toutes les adhésions n'ont donc pas la même valence. Il en
est ainsi dans de nombreuses associations à but non lucratif : un directeur avec son secrétaire, le
matériel qu'il peut fournir est bien plus utile à l'association qu'un membre sans influence. Ce
phénomène est manifeste de 1946 à 1951, les effectifs ne cessent de croître grâce à l'apport des
militaires des groupes Normandie-Niémen et Lorraine en garnison à Rabat.
ASSOCIATION DES ALSACIENS ET DES LORRAINS
DE
RABAT-SALE
V A R I A T I O N D E S E F F E C T I F S E N T R E 1929 E T 1951
Il serait intéressant de caractériser par d'autres critères les adhérents de l'Association des
Alsaciens Lorrains, malheureusement nous ne disposons de fiches individuelles que pour l'année
1 9 7 5 / 7 6 . A partir de ces renseignements, essayons tout de même de donner quelques
indications. La majorité des membres du groupement a toujours été mariée, beaucoup d'entre eux
ont des enfants, et même de grands enfants, si l'on en juge d'après les photos disponibles. En
L'ASSOCIATION
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DES ALSACIENS
ASSOCIATION DES ALSACIENS ET DES LORRAINS
DE RABAT-SALE
V A R I A T I O N D E S E F F E C T I F S E N T R E 1967 E T 1975
1967
1968
1969
1970
1971
19*72
1973
1974
1975
1 9 7 4 / 7 5 , l'âge moyen des membres était de 38 ans et demi et les effectifs se répartissaient de la
manière suivante en ce qui concerne l'âge :
— moins de 40 ans : 13 personnes ;
— plus de 40 ans : 1l personnes.
et en ce qui concerne l'activité :
— enseignement : 7 personnes ;
— autres services publics : 5 personnes -,
— privé (sociétés et commerces) : 6 personnes ;
— sans profession : 6 personnes.
Le nombre d'enseignants est relativement important, ceci s'explique par le fait que 4 femmes
sont dans l'enseignement : au Maroc, il y a peu de possibilités d'emploi pour les épouses en
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dehors de l'Education Nationale. Dans les deux autres secteurs, seul l'homme travaille, à une
exception près. Ces chiffres ne font que refléter l'état de l'association en 1975. Il est fort
probable que sa physionomie ait été différente dans le passé, et surtout sous le protectorat, où le
nombre de cadres moyens, de commerçants devait être plus important qu'actuellement. Au point
de vue ethnique, on dénombre six alsaciens, neuf lorrains et neuf divers. Les divers sont souvent
des conjoints d'alsaciens ou de lorrains ; quelquefois même ce ne sont que des sympathisants qui
sont venus à l'association par relation d'amitié ou de hiérarchie.
4. — Les conflits et les incidents
De 1929 à 1968, les conflits sont de quatre ordres :
— conflits ethniques et religieux ;
— conflits avec la maison-mère ;
— conflits portant sur la gestion ;
— conflits de procédure.
L.es conflits les plus fréquents sont d'abord les conflits d'ordre ethnique et religieux. Dès
1929, lors de la première réunion, certains L.orrains souhaitaient fonder leur propre association.
En 1930, deux membres sont traités de «boches», et en 1931, certains sont traités de «juifs».
Par la suite, les procès-verbaux ne font plus mention de ce genre d'incidents. Il est vrai qu'au fur
et à mesure que le temps passe, les secrétaires deviennent plus pudiques et avares de détails.
Néanmoins, les conflits de cette nature ne s'éteignent certainement pas pour autant. L.ors de
notre premier contact avec l'association, au cours d'un repas, une vive discussion s'éleva entre
alsaciens et lorrains :
«Vous, les lorrains, ... vous n'avez pas été annexés ...»
« V o u s , les alsaciens, ... avec vos noms à coucher dehors...»
Plus tard, alors que deux membres parlaient entre eux en pseudo-alsacien — ils parlaient le
dialecte aussi mal l'un que l'autre — un lorrain leur dit :
«Arrêtez avec votre jargon ! ...»
Par contre on s'indigne que X. n'apprenne pas le dialecte alsacien à ses enfants ...
Une autre source de conflits périodiques se trouve dans les rapports avec la maison-mère, que
celle-ci soit, pendant la première période l'Association des Alsaciens et des L.orrains du Maroc de
Casablanca, ou pendant la seconde période, l'Union des Provinces de France.
Ces conflits sont mentionnés en 1931, en 1 9 4 1 , en 1944, en 1968. En 1 9 3 1 , une sécession
résulte du conflit avec Casablanca : on crée un nouveau groupement : l'Amicale des Alsaciens
L.orrains du Maroc. En 1941, c'est au sujet de l'aide au réfugiés alsaciens et lorrains que le
conflit se dessine. Constamment, la quote-part à verser au comité central de Casablanca est
remise en cause. Jusqu'en 1951, on se plaindra lors des manifestations, de l'absence de la
délégation de Casablanca. La tutelle de la maison-mère est mal supportée.
Il en est toujours de même en 1976. Casablanca n'exerce plus sa tutelle, mais l'association des
Alsaciens Lorrains est affiliée à l'Union des Provinces de France de Rabat (UPF) qui lui fournit
des locaux. L ' U P F n'a d'autres ressources que les cotisations que lui versent les membres des
associations régionales. Comme les charges auxquelles l'UPF e à faire face sont supérieures à ses
rentrées, les associations régionales sont condamnée à renflouer la caisse de la maison-mère. La
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DES ALSACIENS
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principale source de revenus de l'association est le bénéfice réalisé à la kermesse annuelle,
kermesse qui demande de la part des membres actifs un labeur considérable. Ceux-ci
n'apprécient guère de voir le fruit de leurs efforts servir à régler les arriérés ou les impôts de la
maison-mère.
Les conflits sur la gestion sont constants. L.a plupart du temps, ils font l'objet de joutes
verbales, et quelquefois un membre du comité se voit contraint à démissionner. Comme l'activité
principale de l'association est de réunir ses membres autour d'une table pour consommer en terre
d'Islam, des mets exotiques, et que le prix de chaque repas est relativement élevé par rapport aux
prix pratiqués dans les restaurants moyens de Rabat, nombreuses sont les attaques contre le
comité, organisateur de ces réjouissances.
Les problèmes de procédure sont aussi extrêmement courants : il s'agit habituellement de
problèmes de transmission de pouvoir, car certains membres font partie du comité sans y avoir
jamais été élus ... Dans les périodes de creux comme celles que traverse actuellement l'association, les membres du comité sont les seuls membres actifs de l'association, ou peu s'en faut.
Ce fait nous semble être une source perpétuelle de conflits : l'association est devenue un groupe
restreint avec la dynamique propre à ces groupes, mais elle se dote d'institutions et d'instances
hiérarchiques propres aux grands groupes. L.a dynamique du petit groupe est constamment mise
en échec par le formalisme de l'association ; de même ce formalisme fonctionne mal, car il se
heurte à la spontanéité du groupe restreint. Un schéma illustrera peut-être mieux ce propos :
On assiste constamment à l'émergence soit de leaders spécialistes de la tâche, comme la cuisine,
le service, les danses folkloriques, les idées neuves, soit de leaders généraux qui essayent de
prendre le pouvoir ; ces leaderships ne peuvent s'exercer librement, car il existe une structure
hiérarchique ainsi qu'une répartition formelle des tâches. De ce fait, les membres du groupe
cherchent constamment de nouvelles alliances, des cliques se font et se défont ; ce ne sont que
tentatives avortées, on passe constamment de 1 en 2 et vice versa.
Certes,
bénéficié,
n'essayait
L.orsqu'on
la subjectivité propre à l'observation accentue peut-être ce processus, mais nous avons
pour notre observation, de l'absence de «rationalisations secondaires» : personne
d'expliquer les inter-relations par des bribes d'information en sciences sociales.
parlait d'X. ou de Y., on disait :
«Oh, il se croit».
«Oh, elle est bête».
«Oh, ils sont cloches».
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Les jugements étaient absolus, stéréotypés, statiques et facilement reconnaissables comme tels :
ils ne pouvaient donc beaucoup modifier notre propre appréciation. Il en aurait été tout
autrement dans un groupe d'intellectuels ayant une certaine connaissance des sciences sociales :
les uns et les autres auraient essayé d'expliquer les comportements et les attitudes par la
psychanalyse, par les statuts et les rôles.
5. — La vie de l'association
Les buts officiels de l'association sont l'entraide et la solidarité entre mpatriotes. Pour y
parvenir, le groupe utilise des chemins divers, mais il secrète peut-être aussi d'autres buts,
d'autres ambitions.
Pour atteindre cette solidarité entre membres, il est nécessaire qu'il existe une solidarité
culturelle. Celle-ci peut-être obtenue par des manifestations patriotiques (référence au «grand
ancêtre» Lyautey, accueil de notables originaires des deux provinces) ou bien encore par des jeux
culturels semblables aux jeux radiophoniques bien connus :
«Quelle est la patronne de la Lorraine ?
Quel est l'auteur de «La Nef des Fous» ?
Quelles sont les armes de Strasbourg ?
etc.»
L.es jeux permettent d'établir un bilan des connaissances culturelles : on connaît mieux les saints,
le bestiaire, les vieilles pierres que les prédicateurs, les historiens et les humanistes ; on connaît
mieux l'histoire de l'Alsace française que celle de la période antérieure.
L.a solidarité naît aussi autour d'une table : la nourriture y est consommée sous sa forme
stéréotypée, la choucroute. On répète avec opiniâtreté des danses folkloriques : elles sont
simplifiées, les costumes le sont aussi, mais tout ceci ajoute la couleur locale nécessaire.
Mais, de plus, en dehors de ces manifestations classiques, le groupe permet de maintenir et de
véhiculer d'autres stéréotypes : stéréotypes d'attitudes, de perception de soi et des autres,
stéréotypes de relations, d'activités. Ces stéréotypes se manifestent habituellement sous la
forme :
«Il faut faire comme ceci, on a toujours fait comme cela ...
Nous, on est comme ça, chez nous ...»
Cet ethnocentrisme a pour fonction essentielle de maintenir la cohésion culturelle d'un groupe
minoritaire face aux «autres», les autres français et les marocains. Il permet de préserver les
valeurs culturelles, et même de s'opposer, voire d'imposer. Ceci est d'autant plus flagrant que les
«autres» possèdent de fortes traditions, ce qui est le cas au Maroc. 11 faut donc forger sa propre
tradition. C'est pourquoi tout devient traditionnel dans l'association : tradition de l'apéritifbrochettes, tradition des invitations, tradition de la kermesse, tradition de la célébration de telle
ou telle fête ... Toute cette tradition est également ritualisée :
«Il faut faire les choses comme cela parce que ...»
«... dans le passé on a toujours fait les choses comme ceci ! »
L.es membres anciens de l'association deviennent alors des spécialistes du rituel. Cette
ritualisation favorise l'action, les prévisions — il n'est pas nécessaire de tout réinventer à chaque
fois — mais d'un autre côté, elle fige l'association en une poignée d'initiés qui recommencent
éternellement les mêmes gestes.
L ' A S S O C I A T I O N
D E S
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A L S A C I E N S
Bien que l'ethnocentrisme tende à empêcher toute assimilation, celle-ci se fait néanmoins à
partir d'éléments très concrets de la vie quotidienne. Il faut acheter, manger, se faire servir, se
vêtir, et toutes ces opérations se font avec les «autres» : les marocains, les autres français. De ce
fait, en terre étrangère, même un groupe à fort ethnocentrisme est acculturé, voire transculturé ;
en effet, en parlant des autres français, les membres de l'association disent quelquefois «les gens
de l'intérieur», mais précisent aussi souvent les «français de France». Ces français de France, les
français de l'étranger, on les connaît souvent mieux que les alsaciens et les lorrains d'Alsace et de
Lorraine, car on a adopté certains comportements qui leur sont propres, leur nourriture, leur
langue, et on a peut-être plus souvent traversé la France en revenant du Maroc que ne le font les
alsaciens et les lorrains de France.
En fait, l'univers de référence des alsaciens-lorrains du Maroc est composé par :
— les alsaciens et les lorrains de France ;
— les français de France ;
—
les marocains ;
—
les français du Maroc.
Ces deux dernières catégories sont composées de plusieurs sous-catégories. Les français du
Maroc peuvent se décomposer en :
— français anciennement installés au Maroc ;
— «coopérants-météores» (ceux qui ne restent pas) ;
— coopérants qui restent ;
— commerçants -,
— etc.
Les marocains peuvent se subdiviser en :
— ceux à qui on parle (collègues, etc.) ;
— ceux à qui on achète ;
— ceux que l'on emploie ;
— ceux qui vous emploient ;
— ceux qui sont «bien»
— ceux qui ne sont pas «bien» ;
— etc.
Le groupe des alsaciens-lorrains de Rabat permet de reconnaître et d'apprécier les autres
groupes de référence par les informations que ses membres échangent entre eux. Ces
informations peuvent être des normes, des jugements de valeur, des informations stricto sensu,
des souvenirs, des suggestions, bref, un fatras d'éléments disparates que nous pourrions
commodément nommer culturèmes. Ces culturèmes ont leur propre dynamique et de même que
les atomes sociaux, ils forment des dyades, triades et étoiles. Ils s'organisent en structures qui
ensuite canalisent nos perceptions, nos affinités, nos inimitiés, dans une direction donnée.
L.e but de solidarité de l'association est donc atteint, mais par le biais de culturèmes. L.a
solidarité vient à l'existence lorsque les culturèmes ont été échangés. Parents et enfants célèbrent
Saint Nicolas en pays musulman, souvenir d'enfance pour les uns, futur souvenir pour les autres.
Ainsi, on reste ou on devient alsacien ou lorrain à Rabat, mais on n'est surtout pas français de
France.
Rabat,
décembre
1976.