Le modèle de personnalité en cinq facteurs et le test de Rorschach

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Le modèle de personnalité en cinq facteurs et le test de Rorschach
Psychologie française 49 (2004) 81–94
www.elsevier.com/locate/
Article original
Le modèle de personnalité en cinq facteurs
et le test de Rorschach
The five-factor model of personality
and the Rorschach
J.-M. Petot *
Laboratoire de psychologie clinique des faits culturels, (composante de l’EAD 3460 Clipsy),
université de Paris-X, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, France
Reçu le 8 octobre 2003 ; révisé et accepté le 17 novembre 2003
Résumé
Le modèle en cinq facteurs prétend donner une description adéquate de la personnalité en
recourant seulement à cinq grandes dimensions. Certains chercheurs se sont intéressés aux relations
entre ces dimensions et les scores du Rorschach, mais les corrélations qu’ils ont obtenues sont faibles
ou déconcertantes. On présente ici les résultats de l’administration conjointe du Rorschach et du
NEO-PI-R à 80 patients psychiatriques non psychotiques. On a trouvé quelques corrélations modérées, notamment entre l’ouverture et certaines variables du Rorschach. On discute ces résultats dans
le cadre d’une réflexion sur la différence entre les traits de personnalité et les réalités psychologiques
visées par le test de Rorschach, qu’on suppose beaucoup plus spécifiques que les traits de personnalité.
© 2004 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.
Abstract
The five-factor model (FFM) assumes that adequate description of personality may be reached by
considering no more than five broad dimensions. Some researchers recently investigated the relationships between these dimensions and the Rorschach scores, but they found few or puzzling
associations. This paper presents the results of 80 non-psychotic psychiatric patients, who were
administered both the Rorschach and the NEO PI-R. Even though the findings show some moderate
* Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (J.-M. Petot).
© 2004 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.psfr.2003.11.001
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correlations, especially between Openness and some Rorschach variables, there are few relationships
between the FFM dimensions and what is measured by the Rorschach. These findings are discussed
in the light of a speculation designed to differentiate personality traits from the psychological realities
addressed by the Rorschach, which may be much more specific.
© 2004 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Extraversion ; Modèle de personnalité en cinq facteurs ; Ouverture à l’expérience ; Rorschach ; Traits
de personnalité
Keywords: Extraversion; Five-factor model of personality; Openness to experience; Personality traits; Rorschach
1. Introduction
Rien n’illustre plus nettement les méfaits de la séparation des différentes sousdisciplines de la psychologie que l’absence presque complète de communication entre les
deux principales traditions de l’évaluation de la personnalité. Alors que les psychologues
cliniciens ont développé et largement utilisé, à côté des méthodes projectives d’exploration
de la personnalité, des questionnaires d’autoévaluation de la pathologie mentale, comme le
MMPI, ou des échelles cliniques d’autoévaluation ou d’hétéroévaluation des symptômes,
ils se sont généralement désintéressés des constructions théoriques et des instruments
d’évaluation utilisés par les spécialistes de la psychologie des différences individuelles, et
ces derniers leur ont rendu la pareille. La psychologie de la personnalité normale et la
pratique clinique de l’évaluation de la personnalité se sont de ce fait développées dans une
très grande ignorance réciproque. En dehors de quelques tentatives sporadiques de rapprochement, il a fallu attendre la dernière décennie du XXe siècle pour qu’apparaisse, à la
faveur de l’émergence d’un assez large consensus autour du modèle en cinq facteurs, un
certain souci de rapprochement entre la psychologie « académique » de la personnalité
normale et les approches cliniques de la personnalité.
En effet, un grand nombre des psychologues spécialisés dans l’étude des différences
individuelles se réfèrent aujourd’hui au « modèle des cinq grands » facteurs (Big Five
Model) ou théorie des cinq facteurs (Five Factor Theory). Sans qu’on puisse prévoir quel
sera leur avenir, les modèles concurrents à quatre, sept ou neuf facteurs récemment
proposés par certains chercheurs semblent n’avoir pour l’instant qu’une audience marginale. Les partisans des cinq facteurs estiment qu’il est possible de donner une représentation relativement exhaustive des différences de conduite, d’attitude et de réaction qui
existent entre les individus en regroupant ces différences en cinq rubriques principales :
instabilité émotionnelle (ou névrosisme), extraversion, ouverture à l’expérience, agréabilité et conscience (c’est-à-dire « conscienciosité », le fait d’être consciencieux). Deux de
ces rubriques sont admises universellement depuis plus d’un demi-siècle : il s’agit de
l’extraversion/introversion dont le concept a été introduit par Jung mais redéfini et opérationnalisé par Eysenck, et de l’instabilité/stabilité émotionnelle (ou « névrosisme »/stabilité
émotionnelle). L’extraversion est définie généralement, dans la forme la plus répandue du
modèle en cinq facteurs, par des marqueurs appartenant à trois registres principaux : la
sociabilité, le dynamisme et la propension à éprouver des émotions positives. La personne
extravertie est chaleureuse, aime être en groupe, prend volontiers, selon le cas, un rôle de
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meneur ou de boute-en-train dans les groupes dont elle fait partie. Elle est active, dynamique, s’ennuie facilement en l’absence de sollicitations extérieures, a besoin d’activité et de
mouvement, avec une certaine tendance à aimer et à rechercher les sensations ou les
émotions fortes. Elle éprouve facilement et spontanément des émotions positives, telles que
la bonne humeur, la joie ou l’enthousiasme. Dans le modèle en cinq facteurs comme dans
toutes les théories de la personnalité, l’introversion n’est que le négatif de l’extraversion :
une personne introvertie est tout simplement une personne peu extravertie.
Le névrosisme ou instabilité émotionnelle est défini comme la tendance à éprouver
facilement et fréquemment des émotions négatives, telles que la peur, l’angoisse, la
timidité, la perte de contrôle dans les situations difficiles, la tristesse, la dépression, la
colère et l’hostilité. La stabilité émotionnelle, dans la logique des dimensions bipolaires,
n’est rien d’autre que la tendance à éprouver ces émotions négatives rarement et à un faible
niveau d’intensité. Bien qu’il y ait en pratique une corrélation inverse modérée entre
l’extraversion et le névrosisme dans beaucoup de populations, ces deux dimensions sont
théoriquement indépendantes. L’extraversion, généralement assimilée à la propension à
éprouver des émotions positives, varie indépendamment du névrosisme ou propension à
éprouver des émotions négatives.
À ces deux dimensions, Eysenck avait lui-même ajouté le bien mal nommé « psychoticisme », qui n’a rien à voir avec les psychoses mais qui renvoie à une impulsivité affective
et surtout comportementale. Les sujets qui ont des scores élevés dans cette dimension sont
à la fois impulsifs et égocentriques. Ils ont du mal à se contrôler, à planifier leurs actions et
à en anticiper les conséquences. Ils ont une faible tolérance à la frustration et ne persévèrent
pas dans leurs entreprises lorsqu’ils n’obtiennent pas une satisfaction immédiate. Ils sont
par ailleurs égoïstes, indifférents aux besoins des autres avec lesquels ils entrent facilement
en conflit. On admet généralement que les dimensions des cinq facteurs nommées conscience et agréabilité correspondent largement, avec une inversion des pôles, au psychoticisme du modèle d’Eysenck : la conscience, qu’il vaudrait mieux traduire « conscienciosité », est l’inverse de l’impulsivité de type psychopathique et se manifeste par un sentiment
de compétence accompagné de capacités d’organisation, d’autodiscipline, d’anticipation et
de réflexion. Elle correspond à ce que les cliniciens nomment ordinairement la « force du
Moi ». L’agréabilité est le contraire de l’indifférence à l’égard d’autrui. La reconnaissance
de cette dimension d’agréabilité, qui concerne au premier chef l’attitude dans les relations
interpersonnelles, a amené une redéfinition partielle de la notion d’extraversion, traditionnellement caractérisée par la sociabilité. On pourrait dire, en simplifiant, que l’extraversion
comporte la notion quantitative d’un désir d’être en contact avec autrui aussi souvent que
possible, accompagné d’une facilité à établir des contacts avec des inconnus. L’agréabilité
est la tendance à s’entendre facilement avec autrui, à faire confiance aux autres, on pourrait
dire qu’elle dénote l’aspect qualitatif des relations interpersonnelles.
Enfin, le modèle des cinq facteurs comporte une dimension sur laquelle les conceptions
divergent assez fortement, qui est décrite assez différemment par les différents tenants des
cinq facteurs, et qu’on a appelé intelligence, intellectance, curiosité, ouverture à l’absorption, ouverture à l’expérience. McCrae (1994) a montré qu’en réalité cette dimension n’a
que peu de relations avec le niveau intellectuel. Lorsqu’ils ont élaboré l’inventaire de
personnalité NEO, Costa et McCrae (1985) l’ont opérationnalisée en la subdivisant en six
facettes qui évaluent la propension à la rêverie, la sensibilité à la beauté dans l’art ou dans
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l’environnement naturel ou culturel, la perception intuitive des sentiments (des autres ou de
soi-même), le goût du changement dans la vie quotidienne, le goût des activités intellectuelles gratuites, qu’elles soient ludiques ou plus sérieuses, ainsi que l’ouverture et la
tolérance aux idées ou valeurs différentes de celles auxquelles le sujet adhère. On pourrait
dire, en bref, qu’être ouvert c’est le contraire d’être routinier et terre-à-terre.
L’apparition d’un assez large consensus autour du modèle en cinq facteurs à partir de
1990 a été facilitée en partie par la mise au point, par Costa et McCrae (1985,1992) de
l’inventaire de personnalité NEO révisé (NEO-PI-R), instrument opérationnalisant ce
modèle en permettant l’évaluation fine non seulement des cinq grandes dimensions, mais
aussi de leurs composantes ou facettes. Cet instrument a suscité rapidement l’intérêt de
cliniciens qui l’ont utilisé dans leur secteur d’activité. C’est ainsi que le modèle des cinq
facteurs a pu être appliqué à l’indication de psychothérapie (Miller, 1991) ou à la recherche
sur les troubles de la personnalité (Costa et Widiger, 1994). Plus récemment, certains
chercheurs et cliniciens se sont interrogés sur la possibilité de mettre en rapport le modèle
des cinq facteurs et le test de Rorschach.
Meyer, Bates et Gacono (1999) ont abordé cette question en recherchant systématiquement les relations entre les cinq facteurs et les variables du test de Rorschach. Meyer (1996)
avait antérieurement formulé explicitement la signification généralement reconnue de près
de 200 scores, proportions ou indices en usage dans le système intégré et dans plusieurs
autres systèmes de cotation et d’interprétation du test de Rorschach. À partir de ces
formulations, il a construit les 185 items d’une échelle d’hétéroévaluation, la Rorschach
Rating Scale (RRS), permettant la description d’une personne par un observateur la
connaissant bien, dans le cadre d’un modèle de personnalité qui serait issu du test de
Rorschach (« ...a Rorschach based model of personality »). Meyer et al. ont, par ailleurs,
construit un inventaire d’hétéroévaluation des cinq facteurs et ont obtenu, de travailleurs
sociaux et d’étudiants en psychologie, la description de plus de 200 personnes (89 patients
suivis par les travailleurs sociaux et 145 personnes bien connues des étudiants) au moyen de
ces deux instruments. Ils observent une concordance partielle sur les dimensions de
névrosisme, d’agréabilité et de conscience, mais la RRS évalue mal l’extraversion et
l’ouverture. L’échelle d’hétéroévaluation des cinq facteurs évalue bien trois des six dimensions de la RRS. Quel que soit l’intérêt de ces résultats, il faut souligner qu’il ne s’agit pas
d’une mise en rapport réelle du test de Rorschach et des cinq facteurs, puisque le test de
Rorschach n’a été utilisé que pour construire un instrument de nature très différente, sans
doute supposé plus facile à comparer avec une autre échelle d’hétéroévaluation. En outre,
les six dimensions de la RRS dégagées par l’analyse factorielle ne correspondent pas aux
quatre composantes principales habituellement obtenues lorsqu’on factorise les résultats
du test de Rorschach (Meyer, 1992).
Deborah Greenwald (1999) a étudié les relations entre les réponses de sujets au
Rorschach et à un questionnaire d’autoévaluation des cinq facteurs. Elle a utilisé le
NEO-Five-Factor Inventory, qui est une version abrégée du NEO-PI-R ne comportant que
60 items, et ne permettant pas l’évaluation des trente facettes. Aucune des corrélations
qu’elle avait prévues sur la base des significations psychologiques couramment attribuées
aux variables du Rorschach ne s’est vérifiée. Elle a en revanche obtenu quelques corrélations inattendues, voire déconcertantes, notamment une corrélation inverse (–0,41) entre le
névrosisme et la somme des réponses déterminées par l’estompage, classiquement consi-
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dérée comme un indicateur d’anxiété et/ou de dépression. Mais au total, aucun des
coefficients de corrélation calculés n’est supérieur à 0,41, ce qui va dans le sens d’une quasi
absence de relations entre ce que mesure le NEO-FFI et le test de Rorschach.
Dragana Djurić Jočić (2002) a comparé les protocoles de Rorschach et les réponses au
NEO-PI-R de 200 patients serbes (100 psychotiques hospitalisés, 100 patients non psychotiques suivis en ambulatoire). Elle obtient des résultats moins surprenants : les corrélations
sont le plus souvent dans le sens attendu, mais la valeur absolue des coefficients de
corrélation est faible : aucune ne dépasse 0,30 et la plupart varient entre 0,20 et 0,30.
L’auteur conclut cependant à l’existence de relations entre les cinq facteurs et les dimensions psychologiques évaluées par le test de Rorschach. Del Pilar (2002), qui a fait sur une
population de 128 étudiants philippins une recherche centrée sur les relations entre
l’extraversion des cinq facteurs et l’extratensivité du Rorschach trouve une relation positive, mais très faible (0,22), entre les deux. De Carolis et Ferracuti (2002), se référant il est
vrai au modèle d’Eysenck et non aux cinq facteurs, obtiennent une relation plus forte (0,42)
entre l’extraversion et l’extratensivité dans une population de sujets normaux italiens.
Ces résultats suscitent de nombreuses questions. L’absence de relations, les relations
faibles ou de sens contraire à ce qui était attendu amènent à s’interroger sur la validité
convergente des instruments utilisés. On peut cependant se demander si le débat n’est pas
prématuré, parce qu’il repose sur des bases empiriques encore insuffisantes : Greenwald
(1999) s’est contentée d’étudier les grands domaines et a négligé l’étude des relations entre
les facettes et les variables du Rorschach. Par ailleurs, la plupart des données disponibles
concernent des étudiants en psychologie. La recherche de Djurić Jočić (2002) est à l’heure
actuelle la seule à avoir porté sur des patients psychiatriques nombreux et de pathologies
variées, et à avoir utilisé l’instrument le plus approprié, le NEO-PI-R, pour explorer
systématiquement les relations de chacun des cinq facteurs et de leurs trente facettes avec
un grand nombre de variables du test de Rorschach. L’objectif du présent travail est de
contribuer au débat en cours, mais en apportant tout d’abord de nouvelles données,
recueillies auprès de patients psychiatriques et concernant les relations entre les cinq
grands facteurs et leurs facettes et les principales variables du test de Rorschach.
2. Méthode
2.1. Sujets
On a retenu les 80 premiers patients examinés à l’unité d’hypnothérapie de l’institut de
psychiatrie Paul Sivadon (Paris) après la mise au point de la version française définitive
(1998) du NEO-PI-R (Costa et McCrae, 1992). Tous ces patients ont consulté pour
dépression récurrente ou pour troubles anxieux chroniques, et la plupart présentent également un trouble spécifique de la personnalité. Ils sont demandeurs d’une hypnopsychothérapie. On a exclu les patients âgés de moins de 18 ans et, afin d’être assuré que les items du
NEO-PI-R seraient véritablement compris, ceux dont la note brute au test de vocabulaire de
Binois et Pichot est inférieure à 17 (ce qui correspond à un quotient intellectuel verbal
estimé de 90). On a également exclu ceux dont les protocoles de Rorschach n’étaient pas
valides selon les critères du système intégré (nombre de réponses inférieur à 14, refus de
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répondre à certaines planches). L’échantillon est donc composé de 49 femmes et 31 hommes âgés de 18 à 62 ans (moyenne : 36 ans ; écart-type : 9 ans 6 mois). La note brute
moyenne au test de vocabulaire de Binois et Pichot est de 27,68 pour les femmes, et
27,42 pour les hommes, ce qui correspond à un quotient intellectuel verbal estimé d’environ 113.
2.2. Instruments
Tous les patients ont passé un examen psychologique complet, comportant notamment
le test de vocabulaire de Binois et Pichot, le NEO-PI-R (Costa et al., 1992) et le psychodiagnostic de Rorschach. Le NEO-PI-R est un questionnaire d’autoévaluation comportant
240 items auxquels le sujet répond au moyen d’une échelle de Likert à cinq valeurs (de
« fortement d’accord » à « fortement en désaccord »). Il comporte trente échelles de
premier ordre, évaluant des traits de personnalité considérés comme les composantes ou
« facettes » des cinq grands facteurs. Les scores évaluant les cinq grands domaines sont
obtenus par l’addition des notes de leurs six « facettes ». Le test de Rorschach a été
administré selon la procédure du système intégré (Exner, 1993), à laquelle on a ajouté la
notation du temps total et des temps de latence. On l’a également coté selon le système
intégré. On a, en outre, coté ou calculé certains phénomènes, variables ou proportions
traditionnellement utilisés en France (par exemple : temps total, temps par réponse, F%,
F+%, indice d’angoisse, etc.). Chaque protocole a été coté séparément par l’auteur et par
une étudiante avancée de l’université de Paris-X, Nanterre ayant reçu une formation au
système intégré. En cas de désaccord, l’avis d’une troisième cotatrice (D. Petot) a été
sollicité et retenu.
2.3. Analyse des données
Étant donné que la comparaison des 35 scores (5 domaines plus 30 facettes) du
NEO-PI-R avec les 46 variables retenues du test de Rorschach nécessite le calcul de
1610 coefficients de corrélation, il y a lieu de prévoir que 5 % de ces coefficients (soit 81)
atteindront par le simple fait du hasard la valeur absolue 0,22 associée dans les tables au
risque d’erreur de 5 %. Afin d’éviter l’erreur de type I (déclarer significatives des corrélations qui ne le sont pas), il convient donc d’opérer la correction de Bonferroni (Howell,
1997, p. 412–417), consistant à diviser la probabilité exigée de la corrélation par le nombre
de comparaisons effectuées. On ne pourra donc retenir comme significatives au seuil
p < 0,05 que les corrélations dont la probabilité théorique est inférieure à 0,000031. Pour un
effectif de 80 sujets, la valeur absolue du coefficient de corrélation correspondant à ce seuil
est 0,45.
3. Résultats
Trois cent soixante-sept des 1610 coefficients de corrélation (rho de Spearman) calculés
ont une valeur absolue supérieure à 0,22, ce qui est très supérieur à ce qu’on aurait attendu
du simple hasard. Deux cent-seize de ces coefficients sont compris entre 0,220 et 0,299,
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Tableau 1
Relations entre les domaines du modèle en cinq facteurs et les variables du test de Rorschach
Domaines du
NEO-PI-R
Névrosisme
Extraversion
Ouverture
Agréabilité
Conscience
Facteur du test de Rorschach
rho
Somme des réponses MOR (morbides) :
Somme des DV2 (verbalisations déviantes)
Nombre absolu de « H pures » (réponses humaines entières)
Isolate index (indice d’isolement subjectivement ressenti)
Temps par réponse
Somme G (nombre absolu des réponses globales)
Lambda (proportion des réponses purement formelles =
formule équivalente au F%)
Somme des M (kinesthésies humaines K et kp)
Blends (réponses ayant deux déterminants différents autres que la forme)
Somme des MOR (réponses morbides)
DR1 (nombre de réponses déviantes de niveau 1)
FABCOM2 (nombre des combinaisons fabulées de niveau 2)
CONTAM (nombre de contaminations)
RawSum6 (somme brute des cotations spéciales critiques)
WeightedSum6 (somme pondérée des cotations spéciales critiques)
Isolate index (indice d’isolement subjectivement ressenti)
Afr (rapport analogue au RC%)
Somme des Ban
Somme des DV1 (verbalisations déviantes mineures)
Somme des FABCOM2 (combinaisons fabulées majeures)
Somme des ALOG (justifications arbitraires des réponses)
31
36
33
39
37
31
– 47*
33
33
48*
31
52*
47*
38
38
37
31
32
–33
–37
–34
Ne figurent dans ce tableau que les corrélations dont le coefficient (rho de Spearman) est supérieur à 0,30. Les
valeurs des coefficients de corrélations ont été multipliées par 100. Les valeurs restant significatives au seuil
p < 0,05 après correction de Bonferroni sont signalées par un astérisque.
125 sont compris entre 0,300 et 0,399, 15 sont compris entre 0,400 et 0,449 et seulement
11 sont égaux ou supérieurs à 0,45 et restent significatifs au risque d’erreur 5 % après
correction de Bonferroni. Le Tableau 1 présente un résumé des principaux résultats
concernant les relations entre les cinq grands domaines du NEO-PI-R et les variables du
test de Rorschach.
Seules quatre corrélations sont hautement significatives et elles concernent exclusivement le domaine d’ouverture, dans ses relations avec le degré d’investissement de la tâche
(Lambda ou F%) ou avec des phénomènes particuliers donnant lieu à des « cotations
spéciales » : réponses dont le contenu est morbide et réponses bizarres ou fantaisistes
pouvant renvoyer soit à des troubles du cours de la pensée, soit à une créativité exubérante,
soit à un mélange des deux. On a fait figurer en plus dans le Tableau 1 toutes les corrélations
entre les cinq grands domaines et les variables du Rorschach dont le coefficient est
supérieur à 0,30. Cela permet de faire les constatations suivantes :
• aucune de ces autres corrélations n’approche la valeur critique de 0,45 ;
• certaines sont inattendues, voire aberrantes compte tenu de la signification généralement attribuée aux variables concernées du test de Rorschach. Ainsi, l’existence d’une
relation positive et relativement élevée entre l’extraversion et l’agréabilité d’une part,
et d’autre part l’isolement social est pour le moins étrange ;
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• la plupart des autres relations sont dans le sens attendu, mais surprennent par leur
faible valeur absolue : on ne peut manquer de faire cette remarque à propos de la
relation positive entre le névrosisme et les réponses morbides, entre l’extraversion et le
nombre des « H pures » (réponses représentant des êtres humains entiers, classiquement considérées comme signe d’un intérêt positif pour autrui et d’une « relation
d’objet » mature), entre l’ouverture et les indices positifs de richesse et de complexité
psychologique (kinesthésies humaines, blends, c’est-à-dire réponses à déterminants
multiples) comme à propos de la relation négative entre la conscience et les indices de
créativité fantaisiste et/ou de trouble du cours de la pensée. Il faut enfin mentionner que
les relations (estimées au moyen d’un coefficient de corrélation bisérial) entre d’une
part le domaine extraversion et d’autre part l’introversivité et l’extratensivité qui sont
en principe des dimensions très proches, sont respectivement de 0,00 et 0,12. Il n’y a
donc aucune relation entre ce que le modèle en cinq facteurs appelle l’extraversion et
ce que Hermann Rorschach avait nommé extratensivité et introversivité.
En ce qui concerne les relations entre les trente facettes ou dimensions de premier ordre
du NEO-PI-R et les variables du Rorschach, on ne relève que sept corrélations significatives après correction (Tableau 2). Quatre d’entre elles concernent des facettes de l’ouverture
et n’apportent aucune information nouvelle, puisqu’elles ne font que confirmer une relation
déjà constatée au niveau de la dimension de second ordre : relation négative entre l’ouverture aux actions et le lambda (F%) ; relations positives entre l’ouverture aux actions et
l’ouverture aux idées d’une part, et d’autre part les réponses morbides ; relations positives
entre l’ouverture aux actions et deux types de réponse (combinaisons fabulées et contaminations) associées à la notion de créativité fantaisiste ou bizarre.
Pour le reste, la relation négative entre une réponse de ce type (les combinaisons
incongrues les moins bizarres) et l’autodiscipline (facette de la conscience), est conforme
aux attentes. On a plus de mal à comprendre, en revanche, la relation négative entre les
réponses déviantes (remarques ou commentaires bizarres) et la droiture, facette de l’agréabilité opposée au « machiavélisme », ainsi que la relation positive entre la proportion des
réponses humaines entières par rapport à l’ensemble des réponses à contenu humain et la
« recherche de sensations ». Cette dernière est certes une facette de l’extraversion, mais
renvoie plus à l’impulsivité et à la prise de risque qu’à la notion d’une relation mature avec
autrui.
4. Discussion
Il est remarquable que huit des onze corrélations restant significatives après correction
de Bonferroni concernent la dimension et les facettes de l’ouverture. Il est tentant d’en
conclure que, contrairement à ce qu’avaient affirmé Meyer et ses collègues (1999), mais
conformément aux observations de Djurić Jočić (2002), l’ouverture est la seule des cinq
grandes dimensions qui a des corrélats au test de Rorschach. Cependant, un examen plus
attentif de ces corrélats rappelle à la prudence. Une seule des corrélations observées semble
vraiment compréhensible et généralisable à d’autres populations : il s’agit de la relation
inverse entre le lambda (ou F%) et l’ouverture. À cette exception près, les relations qu’on
aurait attendues entre l’ouverture et d’autres variables du Rorschach, comme la somme des
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Tableau 2
Relations entre les facettes du NEO-PI-R et les variables du test de Rorschach
Facettes du NEO-PI-R
Névrosisme
N1. Anxiété
N2. Colère-Hostilité
N3. Dépression
N4. Timidité sociale
N5. Impulsivité
N6. Vulnérabilité au stress
Extraversion
E1. Chaleur
E2. Grégarité
E3. Assertivité
E4. Activité
E5. Recherche de sensations
E6. Émotions positives
Ouverture
O1. Ouverture aux rêveries
O2. ouverture à l’esthétique
O3. Ouverture aux sentiments
O4. Ouverture aux actions
O5. Ouverture aux idées
O6. Ouverture aux valeurs
Agréabilité
A1. Confiance
A2. Droiture
A3. Altruisme
A4. Compliance
A5. Modestie
A6. Sensibilité
Conscience
C1. Compétence
C2. Ordre
C3. Sens du devoir
C4. Recherche de réussite
C5. Autodiscipline
C6. Délibération
Variables du test de Rorschach
Néant
Somme des D (détails fréquents)
Néant
Néant
X–% (pourcentage des réponses de mauvaise qualité formelle)
Néant
Néant
FABCOM1 (combinaisons fabulées mineures)
Néant
Néant
H : (H) + Hd + (Hd)
Néant
Néant
Sum AG (réponses kinesthésiques à contenu agressif)
FABCOM2 (combinaisons fabulées bizarres)
Néant
Lambda (formule équivalente au F%)
FABCOM2 (combinaisons fabulées bizarres)
CONTAM (contaminations)
Weighted Sum6 (somme pondérée des 6 cotations spéciales critiques)
T/R (temps par réponse, variable ne faisant pas partie du système
intégré)
Sum MOR (réponses à contenu morbide)
INCOM1 (combinaisons incongrues mineures)
Néant
Isolate index (indice d’isolement social)
DR2 (réponses déviantes bizarres)
Néant
Néant
Isolate index (indice d’isolement social)
Néant
Néant
FABCOM2 (combinaisons fabulées bizarres)
FABCOM2 (combinaisons fabulées bizarres)
Néant
INCOM1 (combinaisons incongrues mineures)
Néant
rho
40
40
–40
47*
41
42
–49*
56*
52*
42
40
47*
42
43
–49*
43
–42
–42
–55*
Ne figurent dans ce tableau que les corrélations dont le coefficient (rho de Spearman) est égal ou supérieur à 0,40.
Les valeurs des coefficients de corrélations ont été multipliées par 100. Les valeurs restant significatives au seuil
p < 0,05 après correction de Bonferroni sont signalées par un astérisque.
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réponses globales, la somme des réponses kinesthésiques humaines et la somme des
« blends » ne sont pas significatives. Les corrélations significatives qu’on obtient relient
l’ouverture ou ses facettes à deux variables du test de Rorschach associées à la pathologie
mentale, qu’on se serait attendu à voir associées plutôt au névrosisme. La première est la
somme des réponses à contenu morbide, corrélée positivement à l’ouverture aux idées et à
l’ouverture aux actions. La seconde est constituée par une série de scores en rapport avec
des troubles du cours de la pensée. L’ouverture aux actions est liée positivement à la
présence de combinaisons fabulées bizarres et de contaminations, réponses considérées
comme franchement pathologiques, même si certaines de leurs formes peuvent être mises
en rapport avec une certaine créativité. Un tel résultat est-il généralisable ? Wolfenstein et
Trull (1997) ont avancé qu’il y a une certaine relation entre l’ouverture et la dépression, ce
qui pourrait expliquer sa relation avec les réponses morbides et, à un moindre degré, avec
les troubles de la pensée. Mais on peut également supposer que cette relation s’explique par
le simple fait que, lorsqu’un patient psychiatrique est ouvert, il a par définition tendance à
être ouvert à ses propres contenus mentaux — qui se trouvent être morbides ou bizarres en
raison de ses troubles, non en raison de son ouverture. Il est donc possible que ces
corrélations soient propres aux patients psychiatriques et qu’on ne les retrouve pas dans une
population tout-venant.
Pour le reste, nos résultats sont peu différents de ceux obtenus par Greenwald (1999) et
Djurić Jočić (2002) : les relations entre les dimensions et facettes du modèle en cinq
facteurs et les variables du Rorschach sont parfois déconcertantes et toujours très modérées. Tout cela semble confirmer qu’il y a peu de relations entre les résultats du test de
Rorschach et les traits de personnalité du modèle en cinq facteurs. Il faut, en outre, rappeler
que cela ne s’applique pas seulement à la comparaison de ce modèle particulier avec le test
de Rorschach, mais d’une manière générale à toutes les tentatives qui ont été faites pour
comparer les résultats du Rorschach avec ceux des questionnaires d’autoévaluation, quel
que soit le modèle théorique dont ils sont l’opérationnalisation. Greenwald (1991) et De
Carolis et Ferracuti (2002) ont trouvé des corrélations faibles à modérées entre les
dimensions des modèles de Cattel et de Eysenck et les variables du test de Rorschach dont
on pouvait raisonnablement attendre qu’elles leur correspondent. Même les tentatives pour
établir une relation entre les échelles du MMPI et les variables du Rorschach ont régulièrement donné des résultats décevants (Archer et Krishnamurti, 1993), alors même que ces
deux instruments sont très souvent utilisés en combinaison par les mêmes psychologues. Il
faut se rendre à l’évidence : il y a peu de relations entre ce qu’évaluent les questionnaires de
personnalité les mieux validés et le test de Rorschach. Quelles sont les explications
possibles ?
La première est celle d’Eysenck et de ses continuateurs : les tests projectifs seraient des
instruments illusoires dépourvus des qualités psychométriques les plus élémentaires. Dans
cette perspective, la faiblesse des corrélations entre les questionnaires aux propriétés
psychométriques reconnues et les facteurs du Rorschach prouverait tout simplement la
faible validité convergente de cet instrument. Depuis cinquante ans, de nombreux psychologues ont réaffirmé cette position (par exemple : Lilienfeld, Wood et Garb, 2000), suscitant
à chaque fois des réponses argumentées de la part des spécialistes du Rorschach. Ainsi
Viglione (1999) a récemment rassemblé, sur la base de l’analyse de plus de deux cents
publications rendant compte de recherches quantitatives, les preuves des qualités psycho-
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métriques et de l’intérêt clinique du test de Rorschach. Cet instrument démontre, lorsqu’il
est référé à des critères externes objectifs, notamment comportementaux, une bonne
validité concourante. Il est particulièrement fiable pour l’évaluation comme pour la prédiction du résultat des psychothérapies et des interventions psychologiques, pour le diagnostic
des troubles du cours de la pensée chez les patients psychotiques et pour la prédiction du
risque de passage à l’acte, qu’il s’agisse de suicide ou de conduites antisociales. Administré
avec d’autres instruments, il fait preuve en outre d’une « validité additionnelle » (incremental validity), ce qui signifie que son adjonction à des instruments moins controversés
augmente la validité globale de l’évaluation.
L’existence de cette validité additionnelle montre que le test de Rorschach évalue des
réalités psychologiques qui ne sont pas saisies par le modèle des cinq facteurs. Ces derniers
se situent à un niveau de généralité élevé : ils doivent être considérés comme des prédispositions très générales, susceptibles de se manifester sous des formes concrètes très diverses
dont les différentes facettes ne sont elles-mêmes que des formes générales. Une personne
très ouverte peut être ouverte à l’imaginaire, à l’esthétique et aux sentiments, mais pas du
tout aux idées. Une personne ouverte à l’esthétique peut aimer certaines musiques et
certaines danses (rarement toutes les musiques et toutes les danses), mais être insensible à
la beauté des paysages naturels. Block (1995), qui s’est livré à un examen critique
approfondi des théories des cinq facteurs, a souligné que les vastes dimensions issues de
l’analyse factorielle sont des abstractions commodes dont rien ne garantit qu’elles correspondent à d’authentiques réalités psychologiques. Il a également souligné que le consensus
apparent sur les cinq facteurs dissimule en fait des désaccords non négligeables entre les
différents auteurs sur la nature et les caractéristiques de chacune de ces grandes dimensions. Or, les contributions les plus intéressantes du test de Rorschach concernent surtout
des phénomènes très spécifiques, dont l’intérêt clinique est évident, et que la théorie des
cinq facteurs ne peut expliquer qu’assez laborieusement, en les considérant comme des
combinaisons de plusieurs facettes appartenant à plusieurs facteurs. Ainsi, l’aptitude à
évoluer favorablement au cours d’une psychothérapie, bien prédite par un indice défini
jadis par Klopfer (Meyer et Handler, 1997), ne correspond pas à une réalité générale
saisissable au niveau d’un seul facteur ou d’une seule facette : elle met en jeu plusieurs
facettes du névrosisme, de l’ouverture, de l’agréabilité et de la conscience (Miller, 1991).
Le passage à l’acte suicidaire, bien prédit grâce à un indice dû à Exner et Wylie (1977), est
un autre exemple de ces réalités concrètes spécifiques dont la détection est le point fort du
test de Rorschach. L’une des explications possibles de la faible concordance entre les
scores des questionnaires de personnalité et les variables du test de Rorschach est qu’il
s’agit d’instruments qui n’explorent pas les mêmes aspects ou les mêmes niveaux de la
réalité psychologique.
Rien n’illustre mieux ce fait que la concordance faible ou nulle entre les évaluations par
ces deux instruments de deux dimensions qui semblent très proches, l’extraversion des
théories de la personnalité et l’extratensivité du test de Rorschach. Au départ, il s’agit du
même concept : il est manifeste que l’extratensivité (Extratensivität) se définit comme une
prédisposition à l’extraversion (Rorschach, 1921, p. 81). Mais aucun des chercheurs qui ont
récemment comparé l’extraversion et l’extratensivité n’a trouvé une relation significative, à
part Del Pilar (2002) et De Carolis et Ferracuti (2002) qui ont retenu des définitions
opérationnelles inhabituelles de l’extratensivité — respectivement somme pondérée des C
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et (Somme des C moins somme des K) — qui la transforment en variable quantitative
continue, alors qu’il s’agit d’une variable catégorielle.
Il faut en effet comprendre que l’extraversion et l’extratensivité, même si elles semblent
avoir quelques traits en commun, en particulier le fait de désigner une orientation vers la
réalité extérieure, objective et sociale, sont des réalités structurellement différentes. L’extraversion est un trait bipolaire, ce qui signifie que l’extraversion et l’introversion désignent
deux opposés parfaitement symétriques se situant aux deux extrémités d’un même continuum : les intermédiaires entre l’introversion et l’extraversion sont intégralement représentables graphiquement comme des positions sur une ligne droite. Il en va tout autrement des
relations entre l’introversivité de Rorschach, définie par la propension à donner plus de
réponses kinesthésiques humaines que de réponses couleur et l’extratensivité, même si
cette dernière est définie par la propension inverse. C’est que les réponses humaines
kinesthésiques et les réponses couleur ne sont pas des opposés situés aux deux extrêmes
d’un même continuum. Bien au contraire, il y a une corrélation positive (chez nos patients :
r = 0,47, p < 0,05 après correction de Bonferroni) entre ces deux types de réponse.
L’introversivité et l’extratensivité sont aux deux extrémités supérieures d’un V dont la
pointe inférieure correspond grossièrement à la coartation, c’est-à-dire à l’absence de
réponses déterminées par la kinesthésie ou la couleur. Mais elles s’opposent également
toutes deux, d’une autre manière difficile à représenter graphiquement, à l’ambiéqualité
(nombre à peu près égal de réponses kinesthésiques humaines et de réponses déterminées
par la couleur). Introversivité et extratensivité apparaissent ainsi comme deux modalités
différentes d’adaptation créative, qui ne s’opposent que partiellement.
Malgré certaines ressemblances superficielles, les relations complexes entre l’introversivité et l’extratensivité, inséparables de leur double opposition à la coarctation et à
l’ambiéqualité, ne sont absolument pas superposables aux relations simples et linéaires
entre l’extraversion et l’introversion du modèle en cinq facteurs ou des autres théories de la
personnalité. D’ailleurs Hermann Rorschach ne concevait pas l’introversivité et l’extraversivité comme des traits de personnalité, mais comme des styles personnels qui modulent la
présentation concrète des traits de personnalité : « Des caractérisations comme « bienveillant » ou « tyrannique » ou « modeste » ou « jaloux », etc. appliquent le même nom à des
phénomènes qui, du point de vue du type de résonance intime, ont des causes et des bases
tout à fait différentes. La tyrannie d’un introversif, par exemple, est tout autre chose que
celle d’un extratensif » (Rorschach, 1921, p. 105).
Il semble donc peu raisonnable d’attendre une concordance élevée entre les instruments
d’autoévaluation qui opérationnalisent la théorie des cinq facteurs (ou tout autre théorie des
traits de personnalité) et le test de Rorschach. Il est clair que ces instruments n’évaluent pas
les mêmes réalités. L’une des raisons des malentendus qui provoquent des anathèmes
récurrents est à mon avis une méprise des psychologues de la personnalité sur la nature du
psychodiagnostic de Rorschach : comme l’a très justement souligné Weiner (1994) la
« méthode des taches d’encre de Rorschach » n’est pas vraiment un test, et en particulier
n’est pas un test de personnalité. On pourrait ajouter qu’il n’est pas non plus un test de
projection, ou en tout cas qu’il n’est pas seulement cela : comme Hermann Rorschach
(1921) l’avait clairement énoncé dans le titre de son ouvrage (Psychodiagnostic. Méthode
et résultats d’une expérience diagnostique de perception), c’est avant tout un test de
perception, et c’est seulement parce qu’il est une épreuve de perception que peuvent
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survenir ces particularités ou distorsions de la perception qui nous permettent de détecter
les projections personnelles. Le psychodiagnostic est un instrument original qui se rapproche beaucoup plus des rares tests comportementaux existant ou des épreuves piagétiennes
que des questionnaires d’autoévaluation. Dans ces derniers on demande aux sujets une
activité verbale, même si cette réponse se fait la plupart du temps par écrit : il s’agit de dire
si on se reconnaît ou non dans des phrases décrivant les conduites, attitudes et sentiments
que des personnes sont susceptibles de présenter. Les réponses des sujets expriment pour
l’essentiel leur représentation de soi. Dans le Rorschach, même si la réponse est verbale, la
tâche ne l’est pas : il s’agit de voir à quoi pourraient ressembler des taches d’encre
reproduites sur les dix planches standardisées depuis 1921. Le langage est nécessaire pour
que le sujet nous communique ce qu’il a vu, mais c’est ce qu’il a « vu » et cela seulement
qui est coté et analysé dans le psychodiagnostic. Chaque sujet réagit à sa manière : ce que
nous observons au psychodiagnostic, ce n’est pas ce que le sujet dit qu’il fait, mais ce qu’il
fait réellement lorsqu’il est confronté à la demande d’effectuer une tâche cognitive inhabituelle à partir d’un matériel déconcertant. L’influence de la représentation de soi n’est pas
nulle, mais elle est faible. En ce sens, il est étonnant qu’on continue à opposer les tests
« projectifs » aux tests « objectifs » de personnalité, car ces derniers sont en fait éminemment subjectifs, puisqu’ils reposent intégralement sur la représentation de soi des sujets,
alors que les tests dits projectifs reposent sur des échantillons du comportement réel des
sujets mis dans une situation expérimentale. Ils sont en ce sens plus objectifs que les tests
dits objectifs. Mais ce qu’ils permettent de saisir n’est certainement pas du même ordre que
les traits de personnalité dérivés de l’analyse factorielle. Il semble s’agir tantôt de réalités
encore plus générales que les traits de personnalité, et qui en modulent l’expression, tantôt
et sans doute plus souvent de systèmes psychologiques très spécifiques, assez comparables
aux modules élémentaires régissant des opérations mentales ou des conduites bien particulières, dont la psychologie cognitive et la neuropsychologie ont entrepris l’inventaire
depuis une vingtaine d’années.
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