Les pratiques journalistiques en France et au Japon

Transcription

Les pratiques journalistiques en France et au Japon
Communication & langages
http://www.necplus.eu/CML
Additional services for Communication
&
langages:
Email alerts: Click here
Subscriptions: Click here
Commercial reprints: Click here
Terms of use : Click here
Les pratiques journalistiques en France et au
Japon : points de rencontre et divergences
Chantal Claudel
Communication & langages / Volume 2010 / Issue 164 / June 2010, pp 13 - 31
DOI: 10.4074/S0336150010012020, Published online: 13 July 2010
Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150010012020
How to cite this article:
Chantal Claudel (2010). Les pratiques journalistiques en France et au Japon : points
de rencontre et divergences. Communication & langages, 2010, pp 13-31
doi:10.4074/S0336150010012020
Request Permissions : Click here
Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 21 Feb 2017
13
Les pratiques
journalistiques en
France et au Japon :
points de rencontre et
divergences
CHANTAL CLAUDEL
Cet article propose une mise en regard des modalités de fonctionnement des systèmes journalistiques
français et japonais au travers de la prise en compte
d’éléments caractéristiques de la communauté professionnelle à l’étude et de paramètres inhérents aux
cultures concernées. Cette perspective comparée vise
non seulement la saisie de facteurs de différenciation
qui, compte tenu de l’éloignement des pays engagés dans
la comparaison, conduit d’emblée à poser l’existence de
différences dans les manières de faire entre les sphères
médiatiques impliquées, mais elle envisage également
la détermination de lieux de convergence reposant sur
l’hypothèse de pratiques partagées car imputables à la
communauté transculturelle journalistique marquée par
certaines traditions anglo-saxonnes.
Après la présentation de certains traits caractéristiques du journalisme de l’une et/ou de l’autre communauté et un retour sur les données institutionnelles, historiques et économiques à l’origine de leurs spécificités,
l’approche traitera des règles journalistiques préconisées
dans les guides français et japonais. La démarche se
propose ainsi de dégager le degré d’implication de
facteurs linguistico-culturels sur les pratiques et de
mettre au jour certaines conduites transculturelles afin
de mesurer la portée transfrontalière des modes de
fonctionnement des deux pays.
Cet article met en regard différents
aspects propres au milieu médiatique
français et japonais, ce qui conduit au
repérage de pratiques partagées par
les communautés professionnelles des
deux pays et à la saisie de points de
divergences imputables à des traditions
historiques et à des impératifs institutionnels et économiques culturellement
marqués. Le regard porté sur les prescriptions émanant de guides de journalisme
japonais et français donne lieu à la
mise au jour de démarches quelque
peu similaires partiellement imputables
à des manières de faire anglo-saxonnes,
en dépit d’écarts entre les traditions
discursives et rhétoriques des deux pays.
Mots clés : pratiques journalistiques,
comparaison, France, Japon, cultures,
communauté transculturelle
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
14
CULTURES PROFESSIONNELLES
QUELQUES POINTS DE REPÈRE SUR LA SITUATION DANS LES DEUX PAYS
Cette partie identifie certaines facettes de la profession au travers de données
linguistiques, institutionnelles et sociologiques.
Suite à la présentation des formes de nominations du journalisme en japonais
et de leur impact sur l’évolution de la profession, on introduit des aspects relatifs
à l’importance accordée par chaque pays à la carte de presse et aux conditions
d’entrée dans la profession de journaliste, avant de conclure sur la répartition
sociologique des professionnels des médias.
Les termes « journaliste » et « journalisme » en japonais
En japonais, plusieurs termes renvoient au « journaliste » et au « journalisme ».
« Journaliste » se traduit kisha et se compose des caractères1 ki, signifiant « noter »,
et sha, « la personne ». On rencontre en outre le mot d’origine anglaise transcrit
dans le syllabaire katakana, jânarisuto. Les dictionnaires définissent ces deux
termes si ce n’est de façon identique, tout du moins de manière complémentaire.
Selon le dictionnaire japonais Kôjien, kisha est « une personne qui rédige, et, en
particulier, une personne qui écrit des articles dans des journaux, des revues, etc.
ou encore qui en dirige la rédaction2 », alors que jânarisuto est un « terme général
pour les rédacteurs, les journalistes, les pigistes de journaux, de magazines, etc.3 ».
Ces deux entrées mettent l’accent sur des aspects différents ; le terme le plus ancien,
d’origine japonaise (kisha), signale notamment l’acte de rédaction des personnes
impliquées, tandis que celui issu de l’anglais (jânarisuto) insiste sur les différentes
professions relatives au monde médiatique. En conséquence, le mot jânarisuto ne
peut se substituer à kisha. Il introduit une valeur qui marque les développements
rencontrés par la presse au cours du XXe siècle.
Si la définition que fournissent les dictionnaires de kisha réfère uniquement aux
journalistes « papier », dans certaines collocations, ce terme étend son acception
aux autres professionnels des médias. Dans la composition d’expressions comme
« club de presse » – kisha kurabu, littéralement « club pour les journalistes » –
ou « carte de presse » – kisha shô, littéralement « attestation du journaliste » –,
kisha implique l’ensemble de la profession, médias audio et audio-visuels compris :
l’association et l’attestation en question les concernant également. En ce sens, kisha
et jânarisuto rejoignent le mot français journaliste que Le Petit Robert4 glose de cette
façon : « Personne qui s’occupe de l’information dans un système de médias. »
Quant au vocable jânarisumu (journalisme), tout comme jânarisutô, c’est un
terme issu de l’anglais. Les dictionnaires le définissent comme « l’action qui
consiste à informer, expliquer, critiquer les problèmes d’actualité dans les journaux,
1. Rappelons que les systèmes d’écriture du japonais renferment deux syllabaires, les kana, de quarantesix signes chacun (hiragana et katakana) et au minimum 1945 caractères d’origine chinoise (les kanji).
2. Dictionnaire Kôjien [Le Grand jardin des mots], 1987, « Bunsho wo kaku hito. Toku ni shimbun,
zasshi nado no kiji wo kaki, mata wa henshû suru hito. », Iwanami shoten, Tôkyô. L’ensemble des
citations du japonais et de l’anglais a été traduit par nos soins.
3. « Shimbun, zasshi, nado no henshûsha, kisha, kikôka nado no hanshô. » (Ibid.)
4. Le Petit Robert, 2004.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
15
les magazines, à la télévision, à la radio, etc. De plus, cela renvoie à la sphère relative
à cette entreprise5 . »
Néanmoins, dans les faits, ce mot semble n’être utilisé que pour évoquer le
produit (un journal, une émission télévisée, etc.), la locution jôhô kankei gyôkai (le
monde de l’information) étant privilégiée pour renvoyer au travail ou aux activités
journalistiques.
Cette rapide approche des termes employés pour nommer le journaliste et le
journalisme en japonais met en avant un croisement de vocables : aux locutions
typiquement japonaises semblent correspondre des mots d’origine anglo-saxonne.
Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que ces termes recouvrent des
réalités bien distinctes. L’introduction de mots d’origine anglo-saxonne semble
bien plus témoigner d’une évolution de la profession que d’une réelle imprégnation
de procédés venus d’outre-atlantique.
La carte de presse (kisha shô)
Les lignes qui précèdent ont montré que le terme kisha pouvait entrer dans la
formation du mot japonais « carte de presse ». On va maintenant considérer la
place que cette carte d’identité professionnelle occupe au Japon.
Conformément au modèle américain, dans ce pays la carte de presse n’a pas
l’importance qu’elle revêt en France6 . En revanche, pour les journalistes comme
pour les professionnels japonais de n’importe quel secteur, la carte de visite est un
document indispensable. Elle permet non seulement d’indiquer le nom et l’adresse
des personnes en présence, mais également « le titre, le grade et l’institution dont
dépend celui qui la produit7 . » Dès lors, cela
permet aux deux parties d’évaluer leur rang respectif, c’est-à-dire de repérer
comment se situe chacun dans l’institution dont il dépend. Ce n’est qu’une fois ce
geste accompli que chacun peut parler avec assurance, sans craindre d’adopter des
termes honorifiques ou un style de politesse inadéquat8 .
On le voit, la prise de parole est complètement tributaire du statut des partenaires
en présence. Elle ne peut s’effectuer que par rapport à, et au travers de ce paramètre,
5. « Shimbun, zasshi, radio, telebi nado de jiji mondai no hôdô, kaisetsu, hihan nado wo okonau
katsudô. Mata sono jigyô (kai). » (Ibid.) Une définition un peu plus restreinte est également proposée
par le dictionnaire de katakana, Deilî konsaisu katakana-go jiten : « Shimbun, zasshi, hôsô nado no
jôhô dentatsu katsudo. Mata, sono keieitai. » [Action de transmettre des informations par le biais
de journaux, de magazines, d’émissions de radio, de télévision, etc. En outre, l’entité administrative,
gestionnaire de ce milieu. Daily Concise Dictionnary of katakana, 1995, Sanseido, Tôkyô.
6. Il semblerait cependant que la situation tende à changer. Selon Hervé Demailly : « Si la carte confère
à son possesseur le statut de journaliste, elle n’est, aujourd’hui, pas obligatoire pour exercer cette activité
et n’a, finalement, qu’une portée assez limitée », in Demailly, Hervé, 2009, « Les métiers du journalisme,
quel avenir ? États des lieux et perspectives », La presse après les États généraux, La documentation
française, Paris, p. 38.
7. Nakane, Chie, 1974, La société japonaise, Armand Colin, Paris, p. 45. [Conformément à l’ordre
japonais, dans cet article, le patronyme est suivi du prénom des personnes citées.]
8. Ibid.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
16
CULTURES PROFESSIONNELLES
et ce, quelle que soit la situation. Plus que l’âge, la popularité ou le sexe, c’est le
statut social qui prévaut9 .
Pour exprimer la politesse, la langue japonaise renferme un répertoire lexical et
morphosyntaxique très riche incluant notamment la déférence. Les partenaires de
l’échange doivent donc connaître leur position statutaire respective pour pouvoir
recourir aux formes d’adresse et à un registre de langue appropriés10 . C’est la
raison pour laquelle au Japon, toute première rencontre est marquée par un
échange de cartes de visite11 . Ainsi, les journalistes japonais peuvent se contenter
de présenter celle qu’ils possèdent au logo de leur organe de presse pour pouvoir
accéder aux sources d’information, aux sites des manifestations à couvrir, etc. Cette
« attestation maison » explique la raison pour laquelle, à la différence de leurs
homologues français (cf. infra 1.3.), ils n’ont généralement pas de carte de presse ;
à moins qu’ils ne soient affiliés à un club de presse (cf. infra 2.3.), mais en ce
cas, posséder une telle carte est avant tout une marque d’appartenance à un club
particulier.
La question se pose néanmoins de savoir quel parcours doit suivre l’aspirant
journaliste désireux de rejoindre l’un des nombreux clubs japonais ? Et s’il
s’agit d’une femme, pourra-t-elle nourrir les mêmes espoirs d’embauche que ses
confrères ? C’est ce que l’on va examiner dans la section qui suit.
Formation, recrutement et répartition entre hommes et femmes
Comme le souligne D. Eleanor Westney12 , les premiers grands journalistes
japonais de la période Meiji (1866-1912) formés à l’université eurent d’étroites
relations avec le monde académique. C’est le cas de Gôrai, rédacteur en chef
au Yomiuri entre 1914 et 1915, qui quitte son poste pour créer et diriger le
premier département de journalisme à la faculté de Tôkyô Semmon Gakkô qui
deviendra l’université de Waseda13 . Et si à cette époque le recrutement des futurs
journalistes va de plus en plus s’effectuer parmi les candidats diplômés, notamment
9. Claudel, Chantal, 2002, Comparaison du genre interview de presse en français et en japonais : une
approche énonciative et pragmatique à travers la notion translangagière de figure, thèse de doctorat en
Sciences du langage, université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3, p. 157.
10. Pour une présentation détaillée de cet aspect, voir Claudel, Chantal, 2009, « Représentation des
marqueurs de politesse du japonais en français », Bulletin de la Société néophilologique, vol. 78, pp.
214-217. Disponible en ligne : <http://www.helsinki.fi/jarj/ufy/RSL.htm>. Voir, en outre, Benedict,
Ruth, 1991, Le chrysanthème et le sabre, Philippe Picquier, Arles, (1987 et 1946 pour la 1re éd., The
chrysanthemum and the sword), p. 46.
11. Nakane Chie précise à ce sujet : « Dans la vie courante, quelqu’un qui ignorerait la position
respective des gens qui l’entourent ne pourrait rien faire : il ne pourrait ni parler, ni s’asseoir, ni
manger. En effet, parler c’est manier une série d’expressions aux nuances diverses et subtiles qui tiennent
compte du rapport entre le rang du locuteur et celui de l’interlocuteur. Les expressions et le ton
convenables pour un supérieur ne doivent jamais être utilisés pour s’adresser à un inférieur. Même
entre collègues, il faut que les deux partenaires soient très intimes pour qu’ils puissent se dispenser des
termes honorifiques de rigueur, termes dont les langues occidentales ne fournissent guère d’équivalents.
Le comportement et le langage se trouvent ici étroitement mêlés. » (op. cit.)
12. Westney, D.-Eleanor, 1987, Imitation and Innovation, The Transfer of Western Organizational
Patterns to Meiji Japan, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, p. 199.
13. Ibid., p. 200.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
17
auprès de ceux de l’université de Tôkyô (Tôdai), cela n’exclut pas l’embauche de
personnes provenant d’horizons très divers. C’est dans ce contexte que dans les
années 1920 les principaux organes de presse vont mettre en place un examen
d’entrée (nyûsha shiken14 ), à l’instar des concours de recrutement de la fonction
publique japonaise. Ce système est d’ailleurs toujours en vigueur. Une série de
tests est, aujourd’hui encore, soumise à toute personne désireuse d’accéder à un
organe de presse15 . Quelques sites présentent la démarche à suivre en vue des
concours de recrutement dans le secteur des médias. L’un d’eux16 introduit par
exemple le moment de ces examens selon la profession ou le secteur d’activité
concerné (présentateur17 radio/télé, postes généraux à la télévision ou la radio,
journalisme, édition, agence de publicité) ainsi que l’intitulé de certaines des
épreuves (culture générale, questions d’actualité, anglais, essai et composition).
Des conseils de travail sont également proposés ; en particulier pour l’épreuve de
« questions d’actualité » dont la nature nécessite, précise-t-on, des connaissances
étendues. Ainsi recommande-t-on aux futurs candidats en journalisme une lecture
« sérieuse » des journaux, et tout spécialement celle de la une, de la rubrique société,
des entrefilets, des articles récapitulatifs. . . ; celle d’ouvrages sur l’utilisation des
kanji (cf. supra note 1) dans les mass media ; celle de best sellers et de n’importe
quelle presse hebdomadaire, mensuelle, spécialisée ; celle de manuels sur la
rédaction d’essai, etc.
Ce mode de recrutement, qui se déroule dans chaque entreprise ou organe
de presse, n’implique pas nécessairement la poursuite d’une formation dans
un département universitaire spécialisé ou dans une école18 . Les diplômés des
universités se présentent généralement aux examens d’embauche de journalisme
sans avoir été précisément formés à ce domaine. Dans la perspective japonaise, ce
n’est qu’une fois recrutés que les postulants le seront.
Par ailleurs, lorsqu’on se penche sur la répartition entre hommes et femmes
dans le milieu journalistique, on constate un taux de présence des femmes
bien plus faible au Japon qu’en France. Dans l’archipel, sur un total de 21 103
journalistes, les femmes sont 3 129, ce qui représente 14,8 % des professionnels19 ,
un pourcentage peu élevé au regard de l’état du marché en général, puisque
l’emploi concerne 47,9 % des femmes japonaises20 . Mais cet état de fait n’est pas
14. Selon Takagi Takeo, le premier examen d’entrée dans un organe de presse date de 1881, époque à
laquelle l’Osaka Asahi proposa un concours à trois aspirants journalistes chargés de rédiger le premier
jet d’un article. (In Shimbun shôsetsu, pp. 70-71 cité par Westney, D.-Eleanor, op. cit., p. 200.)
15. Notons que ce mode de recrutement n’est pas l’exclusivité du monde médiatique, l’ensemble des
entreprises japonaises y ayant recours.
16. Intitulé : « Masukomi shiken taisaku » [Comment préparer les concours de recrutement dans le
secteur des médias »] <http://www.geocities.jp/mnm_2100/gaidansu.html>.
17. Le terme japonais est anaunsâ (de l’anglais announcer).
18. Il existe de nombreux organismes privés qui proposent des formations très variées. Voir la liste des
écoles que propose le site suivant : <http://game.excite.co.jp/news/>.
19. Chiffres pour l’année 2009 : <http://www.pressnet.or.jp/data/05koyokisha.htm>.
20. D’après les chiffres de janvier 2009. Voir <http://www.stat.go.jp/data/roudou/sokuhou/tsuki/index.
htm>. « Mais cet état du marché du travail cache une autre réalité : les contrats à temps partiel sont
en nette hausse pour la population féminine : en 2002, 39,7 % des femmes étaient concernées pour
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
18
CULTURES PROFESSIONNELLES
récent comme le souligne D.-Eleanor Westney21 selon qui, « à l’époque Meiji,
l’industrie journalistique japonaise était un bastion tenu par les hommes, comme
ça l’est encore de nos jours »22 .
En France, les statistiques émanant de la Commission de la carte d’identité
des journalistes professionnels du 2 janvier 2009 indiquent que sur 37 307
journalistes23 , 43,85 % sont des femmes (soit 16 362) et 56,14 % des hommes
(soit 20 945). À un niveau plus général, au cours de l’année 2007, le pourcentage
de femmes sur le marché du travail français était de 65,3 %, contre 74,6 %
d’hommes24 .
Ces données propres au journalisme japonais ont permis d’établir les
particularismes sur lesquels s’ancre la profession. Parallèlement, cela a donné lieu
à l’explicitation de traits culturels permettant de mesurer, en filigrane, le degré
d’éloignement des modalités de fonctionnement de la communauté au regard de
la sphère française.
FONDEMENTS ET FONCTIONNEMENT DU JOURNALISME EN FRANCE ET AU JAPON
Dans cette section, l’examen des lieux de distinction de la presse quotidienne des
deux pays précède un bref retour historique destiné à situer les conceptions de
l’information de chaque communauté. Le rôle des clubs de presse au Japon et
celui de la place de l’État en France sont ensuite évoqués pour dégager quelques
particularités institutionnelles, avant de conclure sur les relations entretenues entre
le milieu médiatique et la publicité.
Présentation de la presse quotidienne française et japonaise
Parmi les 94 quotidiens que la presse française diffuse25 , Le Monde, Le Figaro et
Libération sont les trois grands journaux nationaux d’information générale. Perçus
comme des quotidiens de la capitale, en raison de leur ancrage et de la teneur
de leur information générale, économique, culturelle, etc., ces titres demeurent
« sinon complètement nationaux, du moins “parisiens” »26 , à la différence de ce
qui se passe au Japon où les grands quotidiens nationaux s’imposent sur tout le
territoire27 . Dans l’archipel, la presse quotidienne nationale comprend cinq grands
titres : le Yomiuri shimbun, l’Asahi shimbun, le Mainichi shimbun, le Sankei shimbun
qui sont tous les quatre des quotidiens d’information générale, et le Nihon keizai,
qui s’apparente à un journal d’économie. Tous appartiennent à de grands groupes
¯
seulement 10 % des hommes », selon le compte rendu rédigé par Stéphanie-Anne Mauro de la
conférence de Iwata Kimie qui s’est tenue le 18 mars 2004 sur « Les femmes et le travail au Japon ». Cf.
<www.strasbourg.fr.emb-japan.go.jp/francais/culture/mani-f/CR %20IWATA %2018032004.doc>.
21. Op. cit., p. 201.
22. « The Japanese newspaper industry was a male bastion in the Meiji period – as it still is today. »
23. <http://www.ccijp.net/carte/carte.htm>.
24. <http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF03103>.
25. Dont douze quotidiens sont parisiens. Voir Albert, Pierre, 2004, La presse française, La
documentation française, Paris, p. 142 et p. 139.
26. Charon, Jean-Marie, 1991, La presse en France de 45 à nos jours, Seuil, Paris, p. 138.
27. Ibid., p. 137.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
19
de presse éditant en outre plusieurs magazines. Celui du Yomiuri shimbun par
exemple publie deux hebdomadaires et deux mensuels. Le groupe Asahi assure la
diffusion de sept magazines, d’un quotidien sportif et d’une publication journalière
destinée aux collégiens.
La publication Nouvelles du Japon28 expose en quatre points ce qui distingue
la presse quotidienne japonaise de son pendant français, et précise : « presque
tous les quotidiens japonais sont livrés à domicile ou au bureau », alors que cette
pratique est beaucoup moins développée en France. C’est l’un des points forts des
quotidiens japonais ; ce système permettant de stabiliser les ventes et de fidéliser
les abonnés29 . Autre distinction, les quotidiens de l’archipel ont deux éditions :
une le matin, l’autre le soir. Née de difficultés techniques liées notamment à
la nécessité de fournir la lecture des caractères d’origine chinoise en furigana30 ,
un procédé difficilement concevable avec la matrice d’impression d’alors31 , cette
double diffusion perdure aujourd’hui encore malgré l’évolution technologique.
Par ailleurs, les journaux japonais sont achetés par l’ensemble de la
population32 et non par une majorité de lecteurs de la capitale ou des grandes
villes, comme c’est le cas en France33 . Enfin, ces journaux sont tous affiliés à des
chaînes de télévision : le Yomiuri à la chaîne Nihon Television Network, l’Asahi
à l’Asahi National Broadcasting, le Mainichi à la Tôkyô Broadcasting System, le
Nihon Keizai à TV Tôkyô et le Sankei à la Fuji Sankei Network34 .
Cette comparaison « contrastante »35 renseigne sur différents facteurs
susceptibles de peser sur les pratiques journalistiques française et japonaise.
Souvent mises en avant dans les ouvrages de référence, ces caractéristiques
témoignent de deux réalités difficilement comparables étant donné, d’une part,
les différences observées dans le mode de diffusion des quotidiens et dans les zones
géographiques concernées, et compte tenu, d’autre part, des écarts au niveau de la
28. Yasuki, Nogawa (responsable de la publication), 1994, Nouvelles du Japon, « La presse au Japon »,
ambassade du Japon en France, n◦ 10, septembre, pp. 1-2.
29. À titre indicatif, les chiffres d’octobre 2005 du NSK (Nihon shimbun kyôkai, Comité de la
presse japonaise) révèlent que 94,5 % des quotidiens japonais étaient livrés à domicile. Ce chiffre
dépasse les 99 % pour les trois grands quotidiens que sont l’Asahi, le Yomirui et le Mainichi (voir
<http://adv.asahi.com/english/newspaper/delivery.html>).
30. Il s’agit de la notation, à côté des caractères les moins courants, de leur lecture en syllabaire kana,
les textes se présentant à la verticale et se lisant de droite à gauche.
31. Voir Westney, D.-Eleanor, op. cit., pp. 183-184.
32. Voir Pons, Philippe, 1994, « Presse », in Berque, Augustin (dir.), Dictionnaire de la civilisation
japonaise, Hazan, Paris, p. 420.
33. D’après Pierre Albert, la répartition des lecteurs de la presse nationale est selon l’habitat, la suivante :
ruraux 12 % ; agglomération 18 % ; région parisienne 24 % ; Paris 51 %. In Albert, Pierre, 2008, La Presse
française, La documentation française, Paris, p. 111.
34. Voir Freeman, Laurie Anne, 2000, Closing the Shop, Information Cartels and Japan’s Mass Media,
Princeton University Press, Princeton, N.-J., p. 18.
35. D’après Mattei Dogan et Dominique Pélassy, la comparaison contrastante « ne vise pas à mettre
en lumière des processus plus ou moins analogues ou communs ; mais au contraire à identifier
des aires spécifiques régies par de communes règles de fonctionnement ou affrontant des problèmes
particuliers ». In Dogan, Mattei et Pélassy, Dominique, 1982, Sociologie politique comparative, Problèmes
et perspectives, Economica, Paris, p. 147.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
20
CULTURES PROFESSIONNELLES
cible et du nombre de lecteurs, ainsi que des formes de partenariats conclus entre
les médias japonais, lesquelles sont inexistantes en France.
Ceci posé, l’origine des mécanismes qui régissent les presses contemporaines
japonaise et française va être évoquée dans les lignes qui suivent.
Retour historique
Si, à ses débuts, la presse française est le véhicule d’idées36 bien plus que
d’informations, elle prend un nouvel élan à partir de 1832, moment où
Louis-Charles Havas, alors directeur d’un service de messagerie, charge son
personnel de glaner toutes sortes d’informations (état des routes, météo, etc.).
Quelques années plus tard, en 1835, l’Agence Havas, qui deviendra l’Agence
France-Presse en 1944, est créée37 . L’émergence des agences, chargées de
redistribuer avec objectivité les informations de leurs reporters et d’apporter un
témoignage sur les faits, va quelque peu modifier la ligne rédactionnelle des
journaux. En choisissant de transmettre l’événement tel qu’il s’est produit, certains
journaux abandonnent leur verve pamphlétaire38 . C’est ainsi que l’absence (ou le
masquage) d’idéologie contribue à diversifier et à élargir le lectorat des journaux39
et, par voie de conséquence, leurs revenus.
Cependant, si la place faite à cette époque à l’information bouleversa certaines
pratiques, Pierre Albert et Fernand Terrou assurent que les journaux français
gardèrent leurs distances vis-à-vis des manières de faire anglo-saxonnes « [. . .] par
la place que la politique intérieure continua à occuper dans ses colonnes tant sous
la forme d’exposés doctrinaux que sous celle de polémiques dont la violence nous
surprend aujourd’hui40 . »
À partir du milieu du XXe siècle, on assiste à une nouvelle orientation des
agences. L’évolution des médias et la forte concurrence aidant, celles-ci vont
témoigner « d’une moins grande retenue dans la présentation des événements,
en dramatisant à l’occasion l’accident ou l’accessoire au lieu de s’en tenir à
l’essentiel41 . »
Le statut de l’Agence France-Presse est néanmoins assez particulier à cet égard,
puisque celle-ci sera tenue par la loi du 10 janvier 1957 à l’objectivité :
L’Agence ne peut en aucune circonstance tenir compte d’influences ou de considérations de nature à compromettre l’exactitude ou l’objectivité de l’information ;
elle ne doit en aucune circonstance passer sous contrôle de droit ou de fait
d’un groupement idéologique, politique ou économique [. . .]. Elle doit donner
aux usagers français et étrangers, de façon régulière et sans interruption, une
information exacte, impartiale et digne de confiance42 .
36. Voir Ferenczi, Thomas, 1993, L’invention du journalisme en France, Plon, Paris, p. 21.
37. Voir Albert, Pierre et Terrou, Fernand, 1979, Histoire de la presse, PUF, Paris, p. 121 ; Gagnon,
Jean-Louis, 1991, « À l’origine de l’information moderne, les agences de presse », in Charon, Jean-Marie
(dir.), L’État des Médias, La Découverte - CFPJ, Paris, p. 45.
38. Voir Ferenczi, Thomas, op. cit., pp. 32, 35 et 37 ; Albert, Pierre, op. cit., p. 166.
39. Ferenczi, Thomas, op. cit., p. 38.
40. Op. cit., p. 65. Voir en outre Ferenczi, Thomas, op. cit., pp. 28 et 42.
41. Gagnon, Jean-Louis, op. cit., p. 47.
42. Albert, Pierre, op. cit., 2004, p. 69.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
21
Une ligne de conduite qui, comme on va le voir, se rapproche des conceptions
japonaises. Mais, examinons d’abord comment les journaux de l’archipel ont
évolué.
Abordant ce point, Francine Hérail expose ainsi leur développement :
Après des tâtonnements et des expériences manquées, l’essor des journaux
commença vers 1872 et s’accentua après 1877. Cette presse, qui connut vite des
aspects divers, quotidiens, hebdomadaires, revues d’intérêt général, revues d’idées,
revues pour les femmes, revues pour les enfants, etc., ne se développa pourtant pas
sous un régime de liberté : elle a connu diverses formes de contrôle, la censure,
les procès de presse et une législation assez restrictive. Elle se tourna donc vers
l’information plus que vers le débat d’idées ; néanmoins le personnel politique avait
des vues suffisamment variées pour assurer une certaine diversité43 .
Il n’en demeure pas moins qu’à la différence de la situation qui prévaut au
Royaume-Uni et aux États-Unis, la liberté de la presse au Japon a été très tôt
encadrée par la loi.
Si, dans un premier temps, les journaux se firent l’écho d’opinions ou de partis
politiques qu’ils soutenaient, la conjoncture les poussa par la suite à se désengager,
pour ne livrer qu’une information neutre. En effet, au début de l’époque de Meiji
(1868-1912), la presse était soutenue par le gouvernement. Les journaux se faisant
plus critiques, le pouvoir modifia ses relations, promulguant au milieu des années
1870 des lois visant à restreindre la liberté d’opinion44 . Mais la rupture entre les
deux instances couvait depuis un certain temps :
[. . .] très tôt des divisions apparurent au sein des sphères dirigeantes. La presse
s’empara, de manière inattendue, de plusieurs affaires confidentielles, provoquant
des retombées spectaculaires. Le pouvoir réagit par des limitations plus sévères
du droit d’expression. Ce fut le début d’un engrenage irréversible : les journaux
s’engagèrent de plus en plus loin dans l’opposition, et le gouvernement répondit
par des mesures de répression de plus en plus dures45 . »
Le profil de la presse japonaise actuelle est également le produit de mesures prises
par l’armée d’occupation américaine suite à la défaite japonaise. Instrument de
propagande au cours de la Seconde Guerre mondiale, la presse se devait de prendre
de nouvelles orientations, ce qui lui fut imposé au travers d’un « code de conduite
de la presse japonaise » stipulant notamment :
Il faut que les informations rendent compte des faits tels qu’ils se sont produits ;
de plus, celles-ci doivent être complètement épurées de toute opinion de la
rédaction46 . »
C’est ainsi que les journaux japonais se tournèrent vers une conception de
l’information recouvrant les règles suivantes : « objectivité de l’information »
43. Hérail, Francine, 1986, Histoire du Japon, Des origines à la fin de Meiji, POF, Paris, p. 438.
44. Voir à ce sujet Séguy, Christine, 1993, Histoire de la presse japonaise, POL, Paris, pp.118 et 122-124
pour une traduction du contenu de l’ordonnance de presse de 1873 et de celle de 1875.
45. Ibid., p. 104.
46. Arai, Naoyuki, 1980, « Shimbun shi » [Le journal], in Wada, Yôichi (dir.), Shimbun-gaku wo manabu
hito no tame ni [À l’attention des personnes qui étudient le journalisme], Sekai shisô sha, Tôkyô, p. 59.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
22
CULTURES PROFESSIONNELLES
(kyakkan hôdô), « impartialité » (fuhen futô), « équité et neutralité » (kôsei
chûritsu)47 .
Tout en illustrant les débuts des presses française et japonaise, ces quelques
points de repère historiques permettent de cerner certains éléments à l’origine des
orientations actuelles.
L’intervention de l’État en France et le poids des clubs de presse japonais
Par ailleurs, nombreux sont les ouvrages sur le journalisme des deux pays qui
rapportent la singularité de chacune des communautés professionnelles à un
système spécifique, historiquement ancré, à savoir le mode d’intervention de l’État
en France48 et le poids des clubs de presse au Japon49 .
De nos jours, une des particularités de la presse française réside dans la
place que l’État y occupe notamment au niveau économique. Dès la Libération,
par souci de pluralité un système d’aide est mis en place. Depuis lors, l’État
intervient de façon indirecte en abaissant certaines taxes, en octroyant des prêts
à des taux avantageux ou en offrant des tarifs postaux préférentiels. Il accorde
également des aides directes aux journaux nationaux et régionaux à faible diffusion
publicitaire pour leur permettre d’équilibrer leur budget, de même qu’il soutient
la distribution, la « modernisation sociale de la presse quotidienne »50 , etc. Le
montant de cette aide peut atteindre jusqu’à 20 % des recettes d’un journal51 . Mais
comme le souligne Jean-Marie Charon, l’attribution d’aides n’est pas l’apanage de
la presse française, le taux de TVA des journaux en Grande-Bretagne étant de 0 %52 .
Côté japonais, les clubs de presse sont une des spécificités des médias. Créés en
1882 pour faciliter l’accès à l’information, les « clubs de presse » (kisha kurabu) sont
au nombre de huit cents et regroupent près de douze mille journalistes53 . Attachés
aux ministères, au milieu des affaires, aux partis politiques ou aux groupements
patronaux, ils permettent aux journalistes d’accéder à l’information de l’intérieur.
Ce système, parce qu’il encourage des modes de relations privilégiés avec des
personnages haut placés, favorise les membres des clubs admis suite au versement
d’un droit d’entrée mensuel. C’est à eux en priorité que sera livrée l’information
et, qui plus est, les éventuelles confidences transmises au cours de réunions
47. Ibid.
48. Voir notamment Pecquerie, Bertrand, « Presse quotidienne française : “l’Homme malade de
l’Europe” », La presse après les États généraux, op. cit., pp. 26-27.
49. Voir notamment Hayashi, Toshitaka, 1993, « “Kisha kurabu” seidô to janârizumu » [Le système des
clubs de presse et le journalisme »], in Tamura Norio, Hayashi, Toshitaka (éd.), Jânarizumu wo manabu
hito no tame [À l’attention de ceux qui étudient le journalisme], Sekai shisôsha, Tôkyô, pp. 102-122.
50. Voir Charon, Jean-Marie, 2005, La presse quotidienne, La Découverte, Paris, pp. 92-93.
51. Pouthier, Jean-Luc, 1996, « L’État et la communication, Le “modèle français” », L’État de la France,
La Découverte, Paris, pp. 562-566.
52. Op. cit., p. 96.
53. <www.saturn.dti.ne.jp/~davidyt/kishaclub.htm>. Laurie Anne Freeman introduit les principaux
clubs de presse de Tôkyô. Sont recensés plus de 120 clubs affiliés à des organisations politiques (La
Diet, le PLD [Parti libéral-démocrate], le Cabinet, la Chambre des représentants, etc.), à des ministères,
à des agences gouvernementales, à la justice et à la police, au monde de l’économie et au milieu des
affaires (la Banque du Japon, le Keidanren, NTT, JR, etc.), op. cit., pp. 70-74.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
23
informelles (kondankai). Les clubs sont également un moyen de neutraliser le flux
d’information, de « contrôler “la fraction flottante” du monde journalistique et de
surveiller l’octroi d’interviews (limitant ainsi la possibilité d’exclusivité)54 . »
Un tel état de fait entraîne une certaine frilosité de la part des journalistes55 . Par
égard pour leur source et pour préserver l’harmonie au sein d’une communauté
professionnelle qui risquerait de les bannir du club, ceux-ci se doivent de respecter
un certain nombre de règles tacitement établies. Ainsi vont-ils, à l’instar des
journalistes concurrents, se contenter de livrer l’événement, laissant le soin aux
magazines de dénoncer les différentes « affaires » politiques ou économiques56 .
En effet, « dans la pratique, l’un des moyens de contourner le système est de
“passer” l’information à un journaliste qui ne subit pas les contraintes propres au
système des clubs. C’est là d’ailleurs l’une des raisons d’être des hebdomadaires
que publient les grands journaux57 . » De même, l’ensemble de la presse va préférer
s’autocensurer plutôt que d’aborder des sujets jugés délicats comme ceux touchant
à la raison d’être du système impérial, au rôle de l’empereur pendant la Seconde
Guerre, à la minorité burakumin58 , etc.
Bien que très éloignées, ces modalités de fonctionnement des presses française
et japonaise se rejoignent quant au regard très critique que leur portent les
observateurs de la sphère médiatique étrangère. Le système de financement des
médias par l’État en France et celui des clubs de presse au Japon sont fréquemment
désapprouvés, car soupçonnés d’entraver la liberté de la presse et/ou de favoriser
l’autocensure59 .
En France, une Déclaration des droits et des devoirs de la presse énoncée en
novembre 1945 stipule dans son article 1 que la presse « n’est pas un instrument
de projet commercial mais un instrument de culture60 . » Cette orientation marque
le rejet d’un dispositif libéral tombé en totale disgrâce après la Seconde Guerre
et explique que les acteurs d’alors aient préféré l’assistance de l’État au mode de
fonctionnement anglo-saxon tributaire d’obligations de résultats financiers et de
retours sur investissement.
54. Collection du Bureau français de la Maison franco-japonaise de Tôkyô, 1993, Le Japon 1993,
L’Harmattan, Paris, p. 118.
55. Voir Pons, Philippe, op. cit., p. 421.
56. Ibid., p. 422.
57. Sisyphe, 1995, « Dossier Communication », Le Japon 1995, Service d’information et de presse,
ambassade de France, p. 416.
58. Voir ibid., p. 119.
59. Patrick Eveno déclare à ce sujet : « La fragilité même des entreprises de presse entraîne une
dépendance à l’égard de l’État, en fait des gouvernements qui se succèdent, et aboutit à une
connivence entre les politiques et les gestionnaires de la presse. Cette dernière repose sur les petits
cadeaux régulièrement distribués par les ministres aux entreprises, mais aussi à leurs employés, par
l’intermédiaire de plans sociaux largement subventionnés et d’avantages fiscaux ; en échange, les
quotidiens et les journalistes ne fouillent guère dans les arrière-cours de la République et ne s’aventurent
pas dans la description des turpitudes de certains hommes politiques. » In Eveno, Patrick, 2008, La presse
quotidienne nationale, Fin de partie ou renouveau ?, Vuibert, Paris, p. 167.
60. Voir Leprette, Jacques et Pigeat, Henri (dir.), 2003, Liberté de la presse le paradoxe français, PUF,
« Cahier des sciences morales et politiques », Paris, p. 52.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
24
CULTURES PROFESSIONNELLES
Au Japon, comme le souligne Laurie Anne Freeman, les relations s’établissent
sur la durée et se construisent de façon informelle au sein d’organisations clés, à la
différence de ce qui se passe en Occident et en particulier aux États-Unis où
[. . .] l’organisation sociale [. . .] est considérée comme étant plus compartimentée
et transactionnelle (c’est-à-dire, basée sur des relations à court terme)61 .
Dans ce contexte, on comprend mieux la raison d’être des clubs de presse qui
favorisent les relations suivies, ainsi qu’une forme de collaboration62 où prévaut
le système du giri caractéristique de la société japonaise. En effet, comme l’indique
Ruth Benedict63 , cette obligation spécifiquement japonaise ne trouve aucun
équivalent anglais64 . L’auteure distingue deux formes de giri dont « le « giri envers
le monde » – littéralement : « rembourser le giri » – [qui] désigne l’obligation
de rembourser le on65 à ses congénères [et qui peut être présenté] comme le fait
d’honorer des relations contractuelles [. . .]66 . » Dans ce contexte, comme « les
Japonais [. . .] considèrent comme en faillite tout homme qui ne s’acquitte pas
de son giri, lequel est contracté d’une manière ou d’une autre à l’occasion de
chaque contact que l’on noue dans la vie67 », les professionnels du journalisme
tout comme l’ensemble de leurs concitoyens ne sauraient échapper à ce « contrat
tacite obligatoire » et aux enjeux qu’il implique.
Et l’on voit comment ces deux dispositifs, éloignés des pratiques anglosaxonnes, mettent en avant certaines singularités procédant de facteurs historiques
et socioculturels.
Les relations entre presse et publicité
Un autre élément souvent évoqué dans les écrits relatifs au journalisme français et
japonais concerne les relations entretenues entre la presse et la publicité.
Le développement de nouvelles techniques d’impression a entraîné une
augmentation des coûts de production qui a justifié, en partie, la venue
61. « [. . .] social organization [. . .] is viewed as more fragmented and transactional (i.e., based on
shorter-term linkages) », op. cit., p. 12.
62. Un aspect dénoncé par William De Lange qui note : « What looms large when dealing with the
Japanese press club is the exceptionally close relationship between the reporters and their news source. »
[Ce qui apparaît distinctement lorsque l’on traite avec un club de presse japonais c’est les relations
exceptionnellement étroites entretenues entre les reporters et leurs sources. »] In De Lange, William,
1998, A History of Japanese Journalism: Japan’s press club as the last obstacle to mature press, Japan Library,
Richmon, Surrey, p. 182.
63. Benedict, Ruth, op. cit., p. 157.
64. Laurence Caillet indique que le giri renvoie à « [l]a nécessité absolue de rendre une invitation ou un
cadeau en contrepartie d’un cadeau ou d’un service reçu, [cela] crée un mode d’échange systématique
qui, tout en dépouillant le don ou le contre-don d’une part de l’affectivité que nous y mettons
généralement, perpétue les liens sociaux. » In Caillet, Laurence, 1991, « La civilisation japonaise »,
in Poirier, Jean (dir.), Histoire des mœurs III, Thèmes et systèmes culturels, Gallimard, Paris, p. 1024.
Voir également Benedict, Ruth, 1995, op. cit., pp. 139-140 et pp. 166-167 ; Claudel, Chantal et Felten,
Geneviève, 2006, « Rendre compte d’analyses comparatives sur des corpus issus de langues/cultures
éloignées », Carnets du Cediscor, n◦ 9, p. 25.
65. Le on est une dette. Pour une présentation de ce concept, voir Benedict, Ruth, op. cit., p. 136 sq.
66. Ibid., p. 158.
67. Ibid., p. 166.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
25
d’annonceurs et leur impact dans le mode de financement des médias français.
Pour autant, la place de la publicité dans la presse, et notamment celle qui est
réservée aux petites annonces, est peu importante au regard de ce qui se pratique
dans d’autres pays. Les chiffres recueillis par Pierre Albert indiquent en effet qu’en
France 56 % des recettes générées par la presse d’information générale provient de
la vente68 . La publicité et les petites annonces se partagent à parts égales 44 % des
recettes.
Cette répartition entre vente et publicité telle qu’elle se présente en France
montre que « malgré la progression globale de ses annonces, la presse française
est encore bien loin de bénéficier de recettes publicitaires comparables à celles de la
presse de ses grands voisins européens et, bien entendu, de la presse américaine69 . »
Et de la presse japonaise pourrait-on ajouter, car comme on va le voir, la place de
la publicité n’y est pas négligeable.
Dans ce pays, les rapports entre les annonceurs et la presse ne sont pas récents,
comme le souligne Christine Séguy en rappelant que « [. . .] la publicité en soi
a pratiquement toujours existé, dès les premières tentatives de journalisme au
Japon70 ». Et de poursuivre en évoquant Yamamoto F. :
L’exploitation financière de la publicité commence en 1874, par un article du
Shinbun zasshi expliquant les pratiques en vigueur dans la presse anglaise, et fixant
dorénavant les modalités de publication des annonces dans son journal71 .
Que de nos jours les quotidiens constituent un véhicule publicitaire important
procède donc d’un développement logique72 . Ils représentent 25 % des parts
de marché et sont, avec la télévision, l’espace de diffusion le plus sollicité
puisqu’ensemble ils atteignent 55 %73 . Dans ce contexte, l’émergence de problèmes
entre les sphères rédactionnelle et publicitaire n’est guère surprenante. Ariyama
Teruo rapporte que la publicité peut fortement orienter la rédaction :
Dans la presse contemporaine, la rédaction est conditionnée par la publicité. Par
exemple, le nombre de pages d’un journal (la quantité d’articles) sera fixé moins en
fonction des besoins de la rédaction ou des exigences du lectorat que du volume de
publicité à insérer74 .
68. Op. cit., p. 46. Des chiffres presque inchangés depuis 2004 comme l’indique Info-Médias
d’août 2008 : « La part des recettes publicitaires dans le chiffre d’affaires s’établit à 43 %
et celle des recettes de vente à 57 %. » (Voir <http://www.portailpresse.com/PmedBin/ppresse.
dll/AGET?ACTION=laprofession/profession_chiffres).
69. Ibid. Mais comme le remarque Pierre Albert, les comparaisons internationales sont à saisir avec
prudence compte tenu de leur caractère « très aléatoire, du fait que les méthodes de calcul et les
périmètres pris en compte varient notablement selon les organismes nationaux. » Ibid., p. 93.
70. Op. cit., p. 95.
71. Ibid., p. 96.
72. Au minimum, le tiers inférieur de chaque page d’un quotidien est consacré à de la publicité.
73. Sabouret, Jean-François, 1994, « Publicité », in Berque, Augustin (dir.), Dictionnaire de la civilisation
japonaise, Hazan, Paris, pp. 423-424.
74. Teruo, Ariyama, 1980, « Shimbun sangyô [« L’industrie de la presse »], in Wada, Yôichi (dir.),
Shimbun gaku wo manabuhito no tame ni [À l’attention des personnes qui étudient le journalisme], Sekai
shisô sha, Tôkyô, p. 133.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
26
CULTURES PROFESSIONNELLES
Pierre Albert pose le problème de l’impact de la publicité sur le contenu des
articles sous un angle quelque peu différent. Pour lui, l’abondance d’annonces
permet une certaine prise de distances du journal vis-à-vis de ses annonceurs,
le support pouvant « plus facilement refuser un contrat qu’un journal moins
achalandé75 . » Une vision qu’il convient cependant d’ajuster à la réalité des
pays concernés, dès lors que l’écart entre les grands organes de presse semble
bien plus réel en France qu’au Japon où l’importance des ventes76 comporte
d’autres conséquences. Ainsi, à propos du fonctionnement de la presse japonaise,
de multiples avis convergent pour dire qu’elle prend rarement position77 . Le
nombre élevé de lecteurs justifie peut-être cette attitude ; en conséquence,
les groupes de presse soucieux de conserver leur lectorat mais aussi leurs
annonceurs présenteraient sciemment une information neutre, à l’écart de toute
polémique.
Lorsqu’on observe ce qu’elle représente en chiffres, on s’aperçoit que la place
occupée par la publicité dans la gestion des journaux au Japon n’est pas négligeable.
La conversion en pourcentages du revenu des quotidiens japonais que livre le
bulletin en ligne de l’association des journaux japonais Nihon shimbun kyôkai78
indique que, pour 2002, 53,5 % des recettes provenaient des ventes, 32,56 % de
la publicité et 13,92 % d’autres formes de financement. On est loin des chiffres
de 1991 avancés par Hashimoto Tadashi79 qui faisaient état de 46,6 % de recettes
publicitaires contre 39 % de recettes de ventes. Et si la reprise économique
japonaise du début des années 2000 a pu laisser croire à la réapparition de
taux proches de ceux des années fastes, la conjoncture récente va sans doute
contribuer à la poursuite du désengagement amorcé depuis 2006, date à laquelle
est apparue, selon le News Bulletin Online de mars 200880 , une baisse de 5,2 % des
investissements publicitaires dans les quotidiens.
75. Op. cit., 2004, p. 98.
76. Les ventes des journaux japonais sont en effet assez considérables au regard de ce qui se passe
en France, comme l’illustrent les chiffres de 2009 ou 2010 correspondant aux exemplaires vendus biquotidiennement par les principaux journaux de l’archipel : Asahi : 8 031 579 exemplaires pour son édition du matin et 3 357 950 exemplaires pour son édition du soir (<http://adv.asahi.com/2010/004.pdf>
(consulté le 2-04-2010)) ; Yomiuri : 8 290 895 exemplaires le matin, 3 648 233 le soir
(<http://adv.yomiuri.co.jp/yomiuri/busu/busu01.html> (consulté le 2-04-2010)) ; Mainichi : 3 804 373
exemplaires le matin, 1 292 352 le soir (<http://macs.mainichi.co.jp/now/section-b/01.html> (consulté
le 2-04-2010)).
77. Ariyama Teruo indique à ce propos que la situation qu’engendre la place de la publicité dans les
journaux japonais a amené à penser l’information au travers de la notion de chûritsu fuhen (neutralité
et impartialité). (op. cit., pp. 127-138). Ce mode de positionnement imputé plutôt à l’existence des
clubs de presse est évoqué entre autres par Pons, Philippe, op. cit., pp. 421-422 ; Barral, Étienne, 1995,
« 52 millions de journaux pour 43 millions de foyers », L’État du Japon, La Découverte, Paris, p. 295 ;
Freeman, Laurie Anne, op. cit., pp. 19 et 170.
78. <http://www.pressnet.or.jp/adarc/data/data03/01.html> (consulté le 12 mars 2009)
79. Hashimoto, Tadashi, « Nihon no shimbun no sangyô kôzô to keiei kôzô » [Structure industrielle et
économique des journaux japonais »], in Tamura Norio, Hayashi Toshitaka (éd.), op. cit., p. 242.
80. NSK, 2008, « Dentsu: Spending on Newspaper Ads Dives 5.2 % in 2007 », News Bulletin Online,
n◦ 77, mars, <http://www.pressnet.or.jp/newsb/j0307.html> (consulté le 12 mars 2009).
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
27
L’examen de la place occupée par la publicité dans les presses française
et japonaise témoigne d’une présence plus discrète de celle-ci dans les médias
français. Le constat dressé d’un degré de dépendance des organes de diffusion
nippons vis-à-vis du milieu publicitaire a permis d’entrevoir les conséquences d’un
tel assujettissement.
Ancrée sur des aspects institutionnels, historiques et économiques, cette partie
a permis de circonscrire certains aspects caractéristiques des sphères médiatiques
française et japonaise. L’identification des deux communautés va se poursuivre par
l’approche des procédés recommandés dans les guides destinés aux professionnels
du journalisme.
LES ÉCRITS JOURNALISTIQUES DANS LES DEUX COMMUNAUTÉS
Qu’ils soient japonais ou français, les manuels destinés aux professionnels du
journalisme préconisent un certain nombre de règles de mise en texte pouvant
se rejoindre en dépit de l’existence de procédés d’exposition qui, à un niveau plus
général, puisent leur origine dans des traditions distinctes.
Les modes d’exposition discursifs
Si la mise en parallèle des procédures discursives privilégiées en français et en
japonais peut constituer un moyen d’évaluer le degré d’éloignement des deux
communautés étudiées, elle peut aussi motiver les raisons pour lesquelles les guides
de journalisme de chaque pays réfèrent préférentiellement aux traditions grecques
et/ou à des recommandations anglo-saxonnes.
Ainsi, lorsque l’on se penche sur les techniques de mise en texte conseillées au
Japon, l’un des formats fréquemment évoqué est le ki shô ten ketsu81 . Cette forme
de composition repose sur une progression en quatre parties : ki (le surgissement
du thème), shô (le développement), ten (le coup de théâtre), ketsu (la synthèse)82 .
Ce mode d’exposition permet d’entrevoir l’écart entre les pratiques japonaise
81. Voir Makino, Seiichi, 1980, Kotoba to kûkan [Les mots et l’espace], Tôkai Daigaku
shuppankai, Tôkyô, pp. 135-138 ; Hinds, John, 1984, « Retention of information using
a japanese style of presentation », Studies in Language, volume 8, n◦ 1, pp. 45-69 ;
Connor, Ulla, 1996, Contrastive Rhetoric, Cross-cultural aspects of second language writing,
Cambridge University Press, pp. 37-45. Voir, en outre, Uji, Yoshio, 1995, Shin tora no maki
[Nouveau livre d’apprentissage], Yûhisha, Tôkyô; Maynard, Senko-K, 1998, Principes of Japanese
Discourse, Cambridge University Press, Cambridge. Voir aussi Claudel, Chantal, 2004, « La
notion de figure : propositions méthodologiques pour une approche comparée du genre
interview de presse en français et en japonais », Travaux neuchâtelois de linguistique, 40,
pp. 27-45.
82. À titre d’exemple, ce poème plaisant souvent cité (Uji, Yoshio, ibid., p. 22 ; Maynard, Senko-K.,
ibid., p. 33 ; Claudel, Chantal, ibid., p. 30) illustre la façon dont se présente la rupture thématique
correspondant au ten, dans le troisième vers :
– Osaka funaba no itoya no musume [Les filles de la mercerie du port d’Osaka]
– Ane wa jûhachi, imoto wa jûroku [L’aînée a 18 ans, la cadette en a 16]
– Shokoku daimyô wa yumiya de koroshi [Les seigneurs de toutes les provinces tuent avec leurs arcs
et leurs flèches]
– Itoya no musume me de korosu [Les filles de la mercerie assassinent d’un regard]
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
28
CULTURES PROFESSIONNELLES
et française83 . Ce n’est cependant pas le seul procédé. Aux côtés du ki shô ten
ketsu, certains auteurs revendiquent la nécessité de recourir au développement en
trois parties plus familier à nos yeux84 . Ce rapport aux pratiques occidentales est
également répandu dans le journalisme. Illustrant intuitivement ce phénomène
en le traduisant par des pourcentages quelque peu arbitraires, Wada Yôichi85
souligne l’influence de pays comme les États-Unis (50 %) et l’Angleterre (25 %)
sur le fonctionnement médiatique japonais. Un constat renforcé par la circulation
d’ouvrages de journalisme traduits de l’anglais dès le début du siècle dernier86 .
Dans ce contexte, que l’organisation transphrastique d’un article obéisse à des
règles dont la plus connue, celle des 5W et du 1H, soit revendiquée dans les guides
de journalisme japonais ne saurait surprendre. C’est également l’une de celles
que l’on rencontre dans les manuels français. Cependant, l’introduction de cette
technique d’exposition passe aussi par l’évocation des grands rhéteurs Cicéron
et Quintilien et par les questions : quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo,
quando87 .
Les avantages de cette forme rédactionnelle reposent sur la garantie d’un
traitement complet de l’événement. Ce mode de conditionnement de l’information
offre en outre au lecteur, susceptible d’abandonner sa lecture à tout instant,
l’assurance qu’il vient de prendre connaissance de la partie la plus importante
de l’article. Et si l’on souscrit à l’idée que ce schéma correspond à l’ordre des
« curiosités élémentaires de l’homme88 », il est, en ce cas, un excellent moyen de
satisfaire le désir de savoir du lecteur.
L’autre règle anglo-saxonne plus régulièrement préconisée par les guides
japonais est celle de la pyramide ou du triangle inversé(e) (gyaku sankaku), évoquée
par Fujikura Teruo89 , Arai Naoyuki90 ou encore dans l’ouvrage Shimbun kisha
83. Pour les procédures françaises, voir notamment Robrieux, Jean-Jacques, 1993, Éléments de
rhétorique et d’argumenation, Dunod, Paris, p. 16.
84. C’est le constat que l’on fait à la lecture de l’ouvrage de Sugihara Shiro, Inoue Tadashi et Enomoto
Takashi, 1987, Kenkyû repôto no susume, sotsuron - zemiron no matome kata [Comment faire un rapport
de recherche, ordonner son mémoire de fin d’études, ses dossiers de séminaires], Yûhikaku shinsho, Tôkyô,
p. 111, qui aborde les modes d’exposition écrits et conseille aux étudiants d’adopter un plan en trois
parties.
85. Op. cit., p. 3.
86. Arai, Naoyuki, op. cit., p. 62.
87. Mathien, Michel, 1992, Les Journalistes et le Système médiatique, Hachette, « Hachette Supérieur »,
Paris, p. 213.
88. « Et s’il [l’ordre des curiosités élémentaires de l’homme] est immuable, c’est qu’il est déterminé par
l’ordre d’urgence, lui-même universel et permanent, des six questions que l’homme se pose en toutes
circonstances à propos du mouvement des choses et du sort de ses semblables : Que s’est-il passé ? Qui
est concerné ? Où et quand cela s’est-il déroulé ? Comment est-ce survenu ? Pourquoi est-ce arrivé ?
Que va-t-il s’ensuivre ? » Par conséquent, « l’un des moyens de faire oublier l’écriture », et donc, de
prévenir l’abandon de la lecture, « consiste a en calquer humblement la logique. » Douël, Jacques, 1987,
Le journal tel qu’il est lu, CFPJ, Paris, p. 81.
89. Teruo, Fujikura, 1955, Shimbun no bunshô, [Le style journalistique], Dôkunkan, Tôkyô, p. 5.
90. Op. cit., p. 62.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
29
nyûmon (Une introduction pour les journalistes)91 . Cette approche, qui s’oppose au
découpage habituel de type introduction, développement et conclusion des textes,
consiste à commencer son article par la conclusion, à le poursuivre en développant
les circonstances de l’événement et à le terminer par la mise en perspective de ce
qui vient d’être traité. Opter pour une telle mise en texte permet de livrer, dès les
premières lignes, l’essentiel de l’information.
La concision des phrases
La précision et l’accessibilité sont les qualités attendues à un niveau de structure
moins élevé, celui de la phrase. En conséquence, les guides préconisent l’emploi
de propositions courtes pouvant être embrassées d’un seul regard. Selon Jacques
Douël, une séquence verbale doit renfermer, tout au plus, une trentaine de mots,
un moyen pour le lecteur de les préserver dans sa mémoire immédiate92 . Et comme
ce dernier « retient mieux, en général, la première moitié d’une phrase », Jean-Luc
Martin-Lagardette93 conseille de livrer les informations les plus importantes au
début de chaque paragraphe. Et de suggérer en outre avec José de Broucker94 , le
recours à une structure syntaxique simple de type sujet, verbe, complément, au
motif que c’est la mieux intériorisée95 . Car, « face à l’océan verbal que constitue
un simple quotidien », la démarche du lecteur va être « d’en apprendre peu sur
beaucoup de sujets plutôt que beaucoup sur peu de sujets »96 , d’où le succès de la
brièveté.
De son côté, Horikawa Naoyoshi97 précise qu’en japonais une proposition
facilement abordable ne comportera pas plus de 35 à 45 caractères. Et de poursuivre
sur les avantages de la concision qui, tout en encourageant l’entrée dans l’article,
donne un certain rythme à celui-ci et facilite sa compréhension. Il conviendra
en outre de recourir à des constructions d’un emploi répandu, plutôt que des
tournures issues de la langue classique ou de type administratif98 .
Similitudes et variations
Cette mise en parallèle des procédures française et japonaise a permis de dégager
quelques traits distinctifs dans les démarches scripturales privilégiées. Cependant,
que l’on se réfère aux classiques ou à des pratiques anglo-saxonnes, ce sont
91. 1988, Shimbun kisha nyûmon [Introduction au travail des journalistes], Asahi karuchâ sentâ hen,
Ôsaka shoseki, Tôkyô, p. 54.
92. Op. cit., p. 80.
93. Martin-Lagardette, Jean-Luc , 2000, Le guide de l’écriture journalistique, Concevoir, rédiger, présenter
l’information, Syros, Paris, p. 53.
94. Broucker de, José, 1995, Pratique de l’information et écriture journalistique, CFPJ, Paris, p. 92.
95. Martin-Lagardette, Jean-Luc, op. cit.
96. Ibid., p. 76.
97. Naoyoshi, Horikawa, 1966, Kiji no kakikata, naoshikata [La manière d’écrire et de corriger des
articles], Nikkei rensha naihô sentâ, Tôkyô, p. 18.
98. Ainsi il est préférable d’employer zannen nagara que ikansen (c’est regrettable), yôna que gotoki
(comme), tabi tabi ou sûkai no que sûji ni watari (à plusieurs reprises), etc. (Kôji, Komori, 1991, Kiji no
kakikata nyûmon, Initiation to writing articles for organ papers, Nihon kikanshi shuppan sentâ, Ôsaka,
p. 92.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
30
CULTURES PROFESSIONNELLES
globalement les mêmes procédures discursives qui, sous l’angle journalistique, sont
préconisées au travers notamment de la règle de Quintilien.
En français comme en japonais, les préoccupations semblent essentiellement
tournées vers la réception de l’article et sa compréhension par le plus grand
nombre. Dans ce contexte, un même souci de clarté est partagé par les deux
cultures pour qui la qualité phrastique repose sur la brièveté et l’intelligibilité.
Néanmoins en japonais, plus que les problèmes relatifs au mode de composition
des textes, c’est l’utilisation des caractères d’origine chinoise qui soulève de
nombreux questionnements. C’est pourquoi, comme le rappelle Katayama Asao99 ,
l’on n’a de cesse de conseiller aux journalistes de s’adresser à un lecteur qui
aurait un niveau d’éducation égal à celui d’un lycéen (kôkôsei ga yonde wakaru
koto). Au terme de sa scolarité, ce dernier est censé maîtriser au minimum les
1945 caractères usuels. Lorsque l’on sait que 94 % des Japonais100 atteignent ce
niveau, cela permet d’évaluer le seuil de connaissance de la grande majorité. Parallèlement à cela, prévaut l’idée qu’au nom de la démocratie, le devoir de la presse
est d’être accessible à tous. Au Japon, cette ouverture sur le peuple passe nécessairement par un emploi modéré des caractères absents du corpus des kanji usuels.
Le gommage des formes de politesse (masu/desu) est également un facteur de
singularité japonaise. L’encouragement à la suppression de tournures pourtant
essentielles en interaction en face-à-face s’explique par l’économie de place que
cela permet de réaliser, les suffixes de politesse enrichissant chaque séquence
verbale d’un ou deux caractères. Cela étant, tous les supports ne suivent pas cette
recommandation. C’est notamment le cas du journal communiste Akahata qui use
de ces suffixes dans tous ses articles sans exception101 et non en cas de nécessité
absolue uniquement102 .
Dans les manuels français, la question de l’attachement au style est
l’une des spécificités fréquemment évoquée103 . Présenté comme un facteur de
différentiation prééminent au regard du journalisme d’outre-Atlantique, cet
aspect semble cependant n’être mentionné que pour mettre en garde les futurs
journalistes contre des pratiques appartenant à une époque révolue, le talent
littéraire n’étant plus un gage de recrutement104 .
99. Asao, Katayama, 1994, « Shimbun wa hizokugo no tsukai-te » [Les journaux : d’habiles utilisateurs
de termes vulgaires »], Nihongo gaku, vol. 13-5, Meiji shoin, Tôkyô, p. 18.
100. Sabouret, Jean-François, 1994, « Éducation », Dictionnaire de la civilisation japonaise, Hazan, Paris,
p. 162.
101. Selon Vladimir Mikhailovich Alpatov (1973 : 32), le recours à ces formes permet à Akahata de se
rapprocher de son lectorat (voir Wlodarczyk, André, 1996, Politesse et personne, Le japonais face aux
langues occidentales, L’Harmattan, Paris, p. 94). Mais ce journal ne comprenant que quelques feuillets,
on peut aussi y voir un moyen si ce n’est de l’étoffer, du moins de le densifier.
102. Voir Claudel, Chantal, 2009, « L’interview écrite dans les médias français et japonais : un même
genre ? », in Ringoot, Roselyne et Utard, Jean-Michel (dir.), Genres journalistiques, savoirs et savoir faire,
L’Harmattan, Coll. « Communication et civilisation », Paris, pp. 203-221.
103. Voir Ferenczi, Thomas, op. cit., p. 51 ; Palmer, Michael B., 1983, Des petits journaux aux grandes
agences, Naissance du journalisme moderne, Éditions Aubier Montaigne, Paris, pp. 68-91.
104. Jacques Douël signale en effet que désormais, « on lit [. . .] bien plus pour savoir ce qu’ils [les
journalistes] savent que pour goûter leur façon de l’écrire », op. cit., p. 81.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010
Les pratiques journalistiques en France et au Japon
31
CONCLUSION
Le postulat d’homogénéité inhérent à toute approche comparative présente « des
risques d’interprétation erronée105 » qu’il est essentiel de contourner. Dans cette
perspective, ancrer la recherche, en première analyse, sur les spécificités des
communautés à l’étude et non s’attacher aux seuls points de convergence, constitue
un préalable indispensable pour l’intelligibilité des sphères professionnelles
concernées. C’est dans ce contexte qu’on a entrepris un état des lieux général des
pratiques médiatiques à l’œuvre en France et au Japon.
L’étude du fonctionnement des médias des deux pays a ainsi permis de dégager
des facteurs de différentiation entre les communautés professionnelles et de mettre
au jour certaines démarches communes.
Des différences de pratiques ont pu être identifiées non seulement dans le mode
de formation et de recrutement des journalistes, mais aussi
– dans la manière de fédérer la profession qui, au Japon, s’effectue au sein
d’organismes structurés comme les clubs de presse, tandis qu’en France cela
se réalise dans l’obtention d’une carte d’identité professionnelle ;
– dans l’importance accordée à la presse, le Japon touchant des millions de
lecteurs, là où la France n’en retient que quelques centaines de milliers ;
– ou encore, dans la forme de financement des journaux et, en particulier, dans
les rapports que ceux-ci entretiennent avec l’État et/ou la publicité.
En outre, on a pu rendre compte de manières de faire susceptibles de rejaillir dans
les manières de dire comme, par exemple, celles relatives au passage d’un niveau de
langue soutenu à un niveau de langue courant en japonais. Des points de rencontre
ont également été décelés dans les règles de mise en texte des articles de presse qui,
pour certaines, sont d’inspiration anglo-saxonne.
Et si l’hypothèse d’un enracinement des pratiques anglo-saxonnes est en partie
infirmée, elle ne saurait être définitivement rejetée, la démarche entreprise n’ayant
concerné que quelques points certes primordiaux, mais qui impliquent nullement
l’exhaustivité.
CHANTAL CLAUDEL
105. Traverso, Véronique, 2001, « Interactions ordinaires dans les petits commerces : éléments pour
une comparaison interculturelle », Langage et société, n◦ 95, p. 9.
communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010

Documents pareils