La mesure du temps

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La mesure du temps
LNA#36
#36 / cycle la mesure
La mesure du temps
Par Bruno JACOMY
Ingénieur, directeur-adjoint du Musée des arts et métiers (Paris)
L
a mesure du temps occupe, dans l’histoire des sciences, des
techniques et des instruments, une place tout à fait originale.
Est-ce dû à la course frénétique que nous impose la société industrielle, ou à la difficulté de cerner cette grandeur qui sans cesse
nous échappe : temps universel, durée, temps psychologique… ?
La question ne sera pas tranchée avant longtemps car, dès ses
origines, cette mesure si particulière s’est heurtée à plusieurs
questions fondamentales.
L’une des plus remarquables est sans doute l’existence, depuis
toujours, de deux conceptions a priori incompatibles : le « temps
des astres », c’est-à-dire le temps qui rythme nos saisons, nos
journées, et qui a donné, dès l’Antiquité, nos 24 heures,
alors 12 heures de jour et 12 heures de nuit ; et le « temps
qui s’écoule », c’est-à-dire ce temps qui gère les événements,
telle la durée des plaidoiries des avocats grecs de l’Antiquité.
Ces deux conceptions ont cohabité tant bien que mal, avec
chacune ses propres instruments et ses propres usages. Au
temps des astres les gnomons et cadrans solaires, au temps qui
s’écoule les clepsydres et sabliers.
L’idée d’un temps variable est bien loin de nous aujourd’hui.
Pourtant, pendant des siècles, les hommes ont organisé leurs
activités sur la base de ce temps variable : 12 petites heures
de jour en hiver compensées par 12 longues heures de nuit,
et l’inverse en été, le lever et le coucher du soleil faisant les
frontières entre elles.
Dans une civilisation essentiellement agraire, le rythme de
la journée se satisfait de cette variabilité du temps, mais cette
dernière est inimaginable dans un monde urbain et industriel.
C’est là que l’observation des pratiques à des époques et des civilisations variées nous offre des pistes de réflexion très riches.
Alors que l’occident médiéval opte pour le temps régulier de
l’horloge à poids au XIVe siècle, le Japon préfère garder la maîtrise du temps traditionnel, adaptant ses horloges mécaniques
au rythme complexe des heures variables.
L’industrie de la mesure du temps est émaillée de ces
instruments optiques, hydrauliques, mécaniques ou électroniques, inventés pour répondre à chaque époque aux
besoins des hommes. L’évolution de ces instruments
va suivre au plus près les contraintes de précision que les
hommes exigeront. Lorsque les horloges ont pour mission,
à la fin du Moyen-Âge, de régler le travail des gens de
la ville, une heure de décalage par jour ne pose pas trop
de problème. Mais lorsque les marins, au XVIIIe siècle,
auront recours au chronomètre de marine pour mesurer la
longitude et donc faire leur point en mer, alors une course
à la précision s’engagera, pour traquer la seconde sur plusieurs journées en mer.
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Cet impératif de précision sera, tout au long des siècles,
le cheval de bataille des cadranniers, puis des horlogers ou
électroniciens qui mettront au point une succession de systèmes de régulation adaptés aux techniques en vigueur et aux
besoins exprimés.
Le balancier à eau cédera la place au foliot dans les horloges
des cathédrales. Puis le balancier imaginé par Galilée annoncera l’horloge à pendule de Huygens. On est au XVIIe siècle,
celui de la révolution scientifique, et le principe du balancier
ne sera pas remis en cause pendant les siècles qui suivront.
Mais les maîtres horlogers du siècle des Lumières le doteront
des métaux et des pierres précieuses qui lui permettront d’atteindre une précision incroyable : de l’ordre du dixième de
seconde par jour.
Cette extraordinaire prouesse n’est encore accessible qu’aux
gens les plus fortunés mais, en l’espace de cent cinquante ans,
elle deviendra le standard de la montre de tout un chacun grâce
à une production de masse.
Aujourd’hui, le tic-tac du pendule s’est effacé devant la vibration d’un diapason, d’un quartz et d’atomes de gaz rares.
Les progrès dans la précision ont fait, depuis la Seconde
Guerre mondiale, des bonds extraordinaires, suscités autant
par le besoin impérieux des astronomes ou des physiciens des
particules que par la mise au point des composants électroniques toujours plus performants, plus petits et moins chers.
Entre le XIVe et le XVIIe siècle, on est passé de l’heure à la
seconde ; de 1950 à 2000 on passe de la seconde au milliardième de milliseconde.
La leçon de cette brève histoire de la mesure du temps n’est
certes pas que l’homme d’aujourd’hui est incontestablement
plus performant que son ancêtre sumérien. Elle est plutôt que
les techniciens, mécaniciens ou savants n’ont fait que chercher,
à chaque étape de notre histoire, à doter leurs concitoyens des
instruments et machines les mieux adaptés à leurs besoins, à
leur mode de vie, à leur culture. Le mérite et l’ingéniosité n’en
sont que des conséquences.