Courrier du coeur - Jean

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Courrier du coeur - Jean
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C’est elle, c’est moi
Élise, j’ai trente et un an et je suis
incapable de travailler, je ne peux
même pas effectuer des travaux saisonniers. Quand je vendange, je me
trouve toujours à dix souches derrière
les autres. De même, à la maison, je
ne sais plus me servir ni de mes
doigts ni de ma tête. Mon fiancé en a
assez de me voir ainsi. Aidez-moi
Élise, les spécialistes ne peuvent rien
pour moi.1
Maryse
Élise…Tout tient à cela.
À une lettre écrite à quelqu’un
que l’on ne connaît pas mais dont le
nom est sur les lèvres de ceux qui ont le
cœur au bord des lèvres.
1. Dans toutes les lettres citées, l’orthographe et la ponctuation
originales ont été restranscrites. Seuls les prénoms et les lieux ont
été modifiés.
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6 C’est elle, c’est moi
Élise, murmure d’une identité
abandonnée, sésame de confidences. Ce
pseudonyme – souhaité par la rédaction
– se devait d’être, doux, neutre, facile à
prononcer et usuel.
Pourtant, on m’avait choisie.
Pourquoi fallait-il que j’avance masquée ? L’intérêt d’être double je ne l’ai
compris que plus tard. Être soi et seulement soi est trop. Trop violent, trop
transparent, subjectif et restrictif.
L’autre apporte la distance, le recul. Le
sas nécessaire pour ôter un peu de l’épidermique de la première lecture.
J’ai évincé tous les pseudonymes
qui, à l’époque, n’avaient pas leur place
dans le journal. Barbarella, Ulla, Eva…
avaient une connotation érotique version « minitel rose » trop soutenue.
Sarah, Fatima ou Zohra, à la consonance étrangère, ne permettaient ni une
identification ni la familiarité nécessaires.
Claude, Dominique ou Michèle
C’est elle, c’est moi 7
s’avéraient trop asexués. Quant à Esméralda, Ninon, Aimée, Désirée Eugénie,
Sidonie ou Honorine, un parfum de
ludique, de fabriqué ou de désuet jouait
contre eux.
Un jour, j’ai choisi Élise. Pour les
ailes. Parce que dans Élise, il y a elles, il
y a elles lisent, elles élisent. Et puis
c’était un clin d’œil à « La lettre à
Élise » 2.
Élise a convaincu. Elle est devenue le premier, le dernier ou le seul
recours. Le premier, le dernier ou le
seul espoir.
Élise, tutoyée ou vouvoyée, happée sans somation dans l’intimité de
ceux qu’elle ne connaît pas. Élise, celle
2. Ludwig Van Beethoven -»Fur Elise» Bagatelle en La mineur
(WoO 59). Vraisemblablement composée en 1810. D’après
Brigitte et Jean Massin, Beethoven (Fayard 1968), il semble que
l’autographe aujourd’hui disparu ait porté non pas ce titre, mais
celui de «Pour Thérèse» – l’oeuvre étant destinée à la jeune
Thérèse Malfati que Beethoven aurait espéré épouser. « Fur
Elise» résulterait d’une méprise de Ludwig Nohl qui le premier,
publia la partition à Vienne en 1867.
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8 C’est elle, c’est moi
qui peut changer la fin, changer les
mots, rosir le noir, étirer le temps.
Élise, une oreille pour des oracles.
Celle qui va traquer les non-dits, l’inertie et pousser les portes.
Élise, c’est moi, c’est elle, c’est
nous deux. Ensemble ou séparées,
accordées ou désaccordées.
Un jeu de masques.
L’une qui comprend, qui tire à elle
tant de misère affective. Et l’autre, la
cérébrale, la révoltée, qui doute de tout,
plisse le front et se demande combien de
temps encore tiendra cette mise en
abyme. L’une, animée de bon sens, rompue à la concision, toujours prête à
accueillir pleurs et larmes, optimiste,
positive, calme et sereine. Et l’autre, bouteille à la mer, toujours clouée sur l’autel
du doute.
L’autre qui, cinquante deux
semaines par an est collée comme une
siamoise à son pseudonyme et perpétue
un rite qui n’appartient qu’à elle : entrer
C’est elle, c’est moi 9
en terre de mises en scène et de fiction
pour donner corps et chair à cette noria
de prénoms, de surnoms ou d’anonymes.
À ceux qui volent du temps au
temps, qui posent leur vie, leurs tourments sur un coin de table ou à l’insu
d’une famille. Qui possèdent un style
qui n’appartient qu’à eux. Qui peuvent
mettre deux « d » à j’adore, trois « f » à
j’étouffe, écrire m’amer ne me comprend
pas ; j’ai longtemps exiter avant de vous
écrire ; j’ai du vague à lame ; j’ai peur de
me faire envoyer dans le vent ; il parle en
arrière de moi ; j’ai seize ans et je manque
d’envie de sortir avec T. Je lui ai fait une
déclaraison d’amour ; je ne vous l’ai pas
crié, mais moi j’ai 28 ans, j’habite Metz et
lui Toulon ; il me cherche de l’œil ; et un
beau samedi, il me jeta comme une vieille
chaussette et, sans un point, sans une
virgule : je souffre de mon égard avec les
garçons et de ma timidité qui me rend la
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vie courante ridicule.
Élise et moi, deux équilibristes en
piste pour que tienne droite une courriériste. Courriériste : pythie, ange,
mère, sœur, fée, sorcière, passeuse, vestale ou menteuse. Une appellation surannée pour un métier souvent perçu
comme obsolète et dérisoire 3.
Sans jamais ni voir ni entendre
qui lui écrit, Élise est la gardienne de
cris qui traversent les murs de sa maison, des cœurs brisés, cassés en deux,
lourds, déconcertés, pris, à prendre,
perdus, et malheureux… De prénoms,
de surnoms et de signatures étranges :
Vénus en désespoir ; Étoile Filante ; Cha3. Le mot courriériste, apparu en 1857, fut fort employé, dans la
première moitié du XXe siècle – beaucoup moins aujourd’hui –,
pour désigner un journaliste chargé d’une chronique et/ou du
courrier. Son travail spécifique consiste à rapporter un ensemble
de petites nouvelles, plutôt du genre cancans et potins, en
circulation dans divers milieux (théâtre, mode, sports, etc.).
« Courriériste. n. masc. Celui qui, dans un journal, centralise les
nouvelles littéraires théâtrales, mondaines, politiques, etc. »
Dictionnaire de l’Académie française, huitième édition (19321935).
C’est elle, c’est moi 1 1
grinée ; Âme agitée ; Anxieuse ; Rose
Blanche ; Rose Rouge ; Petite chose désespérée… Sans oublier toutes les X amoureuses de Y depuis que D a raconté à V
que… Sans oublier n°2 qui a un gros problème avec sa meilleure amie n°7 qui est
dingue de n°10, hélas amoureux de n° 5…
Élise, c’est une page dans Nous
Deux, l’hebdomadaire du cœur et du
rêve. Sexagénaire vilipendé ou adoré,
Nous Deux est tiré à un demi-million
d’exemplaires.
Nous Deux est lu à Paris, en Province, dans les campagnes, dans toute
l’Afrique francophone, au Canada, en
Roumanie, en Hongrie, en Suisse, en
Belgique et même à Hollywood. Par des
ouvrières, des commerçantes, des agricultrices, des chômeuses, des employées
de bureau ou des femmes au foyer. Elles
sont étudiantes ou apprenties, habitent
chez leurs parents ou font leur première
expérience de couple. Elles sont veuves
ou retraitées. Parfois elles cessent de lire
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1 2 C’est elle, c’est moi
pour prendre la plume, et écrire des
lettres à Élise.
Des textes étranges et douloureux, piquants et drôles, émouvants et
pathétiques.
Nous Deux est « piqué » par les
filles de la maison, qui le passent à la
copine qui le passe à une autre, réitérant
un scénario immuable. Faisant ainsi
mentir une vérité grammaticale : dans
Nous Deux, le féminin l’emporte toujours sur le masculin. Même si quelques
hommes lisent le magazine après leur
femme ou à leur insu, le courrier du
cœur reste le lieu de l’imaginaire féminin.
Féminine, la lettre ? Est-ce la
concentration, la courbe du cou, la gravité qui fait si souvent de l’épistolaire le
territoire des femmes ? Corot, Picasso,
Matisse, Renoir, Degas se sont arrêtés
le temps d’une œuvre cette posture :
Femme qui lit, Liseuse sur fond noir,
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Femme lisant une lettre, Femme lisant à
une table, La Lecture, La Lettre d’amour,
Femmes lisant. Instants volés au temps.
Les visages, tantôt inquiets, tantôt
tristes ou absorbés, touchent en nous
quelque chose de profondément retiré.
Qu’est ce qui s’est dit ? Qu’est ce
qui s’est écrit ? Qui est l’autre ? Quels
sont ses mots ? Et qui suis-je moi qui
tiens la lettre ?
Si un tableau titré La Courriériste
du cœur avait à exister, il faudrait en
peindre un chaque jour. Et peut-être
même un pour chaque lettre.
Nous Deux, Élise et les lectrices
forment un trio inséparable qui chaque
semaine, fait corps avec les épreuves, les
drames, les abattements, les ruptures les
joies, les espoirs, les retrouvailles, les
découvertes, les amitiés qui se créent4.
4. La rubrique « réactions à la lettre de » qui permet aux lecteurs
de réagir et de correspondre entre eux.
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Très chère Élise,
J’ai trente cinq ans Mariée depuis
18 ans
Mon mari est adorable
Ma meilleure Amie A un Amant
Tout les Mardis Je Déjeune Avec
Elle
Un Jour elle m’a dit Bouge fait
comme Moi
et me voilà parti. Depui un moi
J’ai un amant
Je Bois du vin Je m’abille et
Maquille
Differament Je me sens libre
Mais pour comBien de Temps
cela va durer
Jusqu’au jour ou mon Mari
va se douter de quelque chose
Je suivrais votre conseil Bon ou
Mauvais
Nathalie
Quatre-vingt-dix mots sans un
point, sans une virgule, minuscules et
majuscules confondues. Un carré de
papier de dix centimètres sur quinze et
le texte tout serré au centre de la feulle.
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Sa métamorphose, elle la raconte dans
une lettre scandée à l’image de ce qu’à
dû être l’événement. On entendrait
presque Nathalie compter sur ses doigts
tout ce qui vient de bouleverser sa vie et
qu’elle retranscrit pour Élise. On peut
l’imaginer elle et son amie à l’heure du
déjeuner. Comme si toutes deux tricotaient le scénario d’un roman photos.
L’amie un peu trop maquillée,
trop court vêtue, peut être trop disponible. Nathalie plus effacée mais si
envieuse de la bouche gourmande de la
conquérante, l’initiatrice, référence
ultime à la liberté.
Puis Nathalie rentrant chez elle,
essayant deux ou trois tenues plus colorées, plus osées, plus gênantes aux
entournures. L’hésitation sur la couleur
du bâton de rouge à lèvres et puis fébrilement, le rajout du verre de vin! Nathalie a
osé!
Il faut alors soumettre la métamorphose à Élise, que ses conseils
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soient bons ou mauvais. Mais Nathalie
n’a-t-elle pas déjà son idée sur la vanité
du conseil attendu ?
Et que proposera Élise ? Suivre la
direction qu’elle devine désirée par
Nathalie ? Avaliser son aventure mais
quand même l’alerter que tout ce
qu’elle fera uniquement parce qu’on lui
a dit de le faire ne pourra pas tenir la
route longtemps ?
Ou répondre en songeant aux
mille autres femmes mariées qui pourraient s’aventurer comme Nathalie à
« oser le rouge» et à mettre leur couple
en péril ? Ou aux mille autres qui s’insurgeront contre une telle conduite et
une telle réponse ?
Il fallait que je vous écrive pour
vous dire que vous avez bien de la
constance et de l’abnégation à
répondre à certaines correspondantes
sur leurs problèmes qui des fois
dépassent l’entendement et la raison ;
moi personnellement j’aurais honte
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devant certains problèmes que certaines ou certains devraient garder
pour elles notamment Nathalie qui
ose vous demander des conseils et
avoue sans honte qu’elle a 35 ans et
qu’elle est mariée depuis 18 ans à un
homme adorable, sous prétexte que sa
meilleure amie a un amant et qu’elle
lui dit un jour « fais comme moi ». Je
me demande si non seulement elle
manque de caractère, ou est idiote ou
si elle aime vraiment car quand on
aime quelqu’un, je me demande si on
le trompe pour faire plaisir à sa
meilleure amie. Vous avez de la
constance à répondre à de telles idioties. Je mets quand même mon
adresse.
Gaby
Lire l’aventure de Nathalie met
Gaby hors d’elle-même. Elle a envie de
communiquer sa révolte. Deux lettres,
deux façons d’exister. Deux façons de
faire sienne la page «courrier du cœur».
Entre ces deux écritures, il y a toutes
celles qui un jour, liront leur témoignage
et qui, un autre jour, se décideront à
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faire comme elles. À vivre quelque chose
et à l’écrire. Ou à s’offusquer de ce que
pensent d’autres lecteurs, comme Raymonde, Andrée et Yvette.
Je n’ai pas aimé quand vous avait
répondu à une gamine de 19 ans qui
voyait un garçon de 16 ans sans
prendre de précautions. Vous lui dites
de prendre conseil auprès d’un gynécologue. Moi je dis qu’elle doit travailler à l’école et qu’elle est trop jeune
pour s’occuper de ces choses là. Ce
serait ma fille, je la mettrais en pension.
Raymonde
Mon cœur se glace à chaque fois
que je lis des histoires d’adultère.
Je me demande si vous allez
encore écouter leurs plaintes comme
vous le faites parfois. Dites-leur
qu’elles feraient mieux de laisser la
paix dans les ménages…
Andrée
Dans votre rubrique, il arrive
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souvent que des jeunes adolescents
vous demandent des conseils pour
embrasser leur petit ami(e). J’ai
soixante trois ans et à mon avis, je
trouve plus joli et plus gentil pour des
amoureux de s’embrasser gentiment
sur la joue plutôt que de se lécher la
bouche comme on voit à la télé. Un
sondage du Dauphiné (journal de
Rhone et Alpes) fait mention que les
petits de 3 à 7 ans sennuiaient quand
ils voyaient s’embrasser sur la bouche
à la télé. Recevez Élise mes respectueuses salutations.
Yvette
Élise, c’est quelqu’un de moi en
eux et d’eux en moi. Une disposition
venue d’on ne sait où, tenue d’on ne sait
qui pour le goût des autres. D’un
mutisme et d’une écoute prudente, forgés dès l’enfance au bruit de la peine
des uns et des autres.
Élise, c’est aussi l’histoire d’un
voyage entrepris à l’envers. Du mien.
Retourner sur des terres repoussées il y
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a très longtemps. Là où la musique des
mots, les intonations, les brusqueries, la
fatalité, la paresse, le manque de curiosité, le peu d’estime de soi et l’habitude
des humiliations ont formé les bases
d’une familiarité avec les souffrances,
petites et grandes. Là où, au cou des
fiancées, pendait une médaille vieillotte,
gravée de solennelles paroles : « Plus
qu’hier, moins que demain », sésame
d’un amour indestructible qu’il fallait
connaître, au risque de se retrouver
dans la marge.
Ces gens-là et moi, on est un peu
de la même glaise. Un monde de taiseux. Quand on aime comme on l’a toujours vu faire en famille, la lettre, aussi
personnelle qu’elle soit, transpire des
mots de l’histoire familiale.
Chez certaines lectrices de Nous
Deux, il y a, cachée et secrète, la virginité qui vous colle encore à la peau à la
Sainte-Catherine, les tabous qui se
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reproduisent à la vitesse des packs de
bière et le sixième enfant qu’on fait
entre deux claques en espérant qu’il
recollera les morceaux. Il y a aussi les
cousins qu’on aime en coupable et l’homosexualité qui vous fait des signes
assassins.
Chez eux, la volée de coups, la
bouteille de gnôle ou l’inceste répété
n’ont parfois rien d’une fiction. Ils servent en bloc de réalité, d’expériences,
de souvenirs et de projets.
J’étais enfant et les murs de ma
chambre n’étaient pas assez épais pour
me protéger du malheur Ma mère
subissait les violences de mon père et
moi, son indifférence. Jusqu’à ce qu’il
se rende compte que je grandissait. Il
se mit à délaisser ma mère. Je n’osais
rien dire. Un jour, elle nous a surpris.
Elle a pris le fusil de chasse et a tiré sur
lui. Je n’oublierai jamais ce cauchemar,
ces choses, ce bruit, la police et le suicide de ma mère. Élise, donnez-moi
votre avis, je vous en supplie…
Gloria
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2 2 C’est elle, c’est moi
Quand on ne sait plus comment
faire, comment trouver ou retrouver le
bonheur, un sens à sa vie, un homme à
aimer, une page à tourner, quand la
souffrance est là, tapie à la lisière de
l’indicible, de l’innommable, y a toujours une petite phrase qui résonne
dans la tête du lecteur :
Vous éprouvez des difficultés dans
votre vie sentimentale, vous avez envie de
vous confier ? Élise est là pour vous aider.
Élise est là.
C’est écrit.
Le voyage peut commencer.

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