Courrier du coeur - Jean
Transcription
Courrier du coeur - Jean
Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 4 1 C’est elle, c’est moi Élise, j’ai trente et un an et je suis incapable de travailler, je ne peux même pas effectuer des travaux saisonniers. Quand je vendange, je me trouve toujours à dix souches derrière les autres. De même, à la maison, je ne sais plus me servir ni de mes doigts ni de ma tête. Mon fiancé en a assez de me voir ainsi. Aidez-moi Élise, les spécialistes ne peuvent rien pour moi.1 Maryse Élise…Tout tient à cela. À une lettre écrite à quelqu’un que l’on ne connaît pas mais dont le nom est sur les lèvres de ceux qui ont le cœur au bord des lèvres. 1. Dans toutes les lettres citées, l’orthographe et la ponctuation originales ont été restranscrites. Seuls les prénoms et les lieux ont été modifiés. Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 6 6 C’est elle, c’est moi Élise, murmure d’une identité abandonnée, sésame de confidences. Ce pseudonyme – souhaité par la rédaction – se devait d’être, doux, neutre, facile à prononcer et usuel. Pourtant, on m’avait choisie. Pourquoi fallait-il que j’avance masquée ? L’intérêt d’être double je ne l’ai compris que plus tard. Être soi et seulement soi est trop. Trop violent, trop transparent, subjectif et restrictif. L’autre apporte la distance, le recul. Le sas nécessaire pour ôter un peu de l’épidermique de la première lecture. J’ai évincé tous les pseudonymes qui, à l’époque, n’avaient pas leur place dans le journal. Barbarella, Ulla, Eva… avaient une connotation érotique version « minitel rose » trop soutenue. Sarah, Fatima ou Zohra, à la consonance étrangère, ne permettaient ni une identification ni la familiarité nécessaires. Claude, Dominique ou Michèle C’est elle, c’est moi 7 s’avéraient trop asexués. Quant à Esméralda, Ninon, Aimée, Désirée Eugénie, Sidonie ou Honorine, un parfum de ludique, de fabriqué ou de désuet jouait contre eux. Un jour, j’ai choisi Élise. Pour les ailes. Parce que dans Élise, il y a elles, il y a elles lisent, elles élisent. Et puis c’était un clin d’œil à « La lettre à Élise » 2. Élise a convaincu. Elle est devenue le premier, le dernier ou le seul recours. Le premier, le dernier ou le seul espoir. Élise, tutoyée ou vouvoyée, happée sans somation dans l’intimité de ceux qu’elle ne connaît pas. Élise, celle 2. Ludwig Van Beethoven -»Fur Elise» Bagatelle en La mineur (WoO 59). Vraisemblablement composée en 1810. D’après Brigitte et Jean Massin, Beethoven (Fayard 1968), il semble que l’autographe aujourd’hui disparu ait porté non pas ce titre, mais celui de «Pour Thérèse» – l’oeuvre étant destinée à la jeune Thérèse Malfati que Beethoven aurait espéré épouser. « Fur Elise» résulterait d’une méprise de Ludwig Nohl qui le premier, publia la partition à Vienne en 1867. Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 8 8 C’est elle, c’est moi qui peut changer la fin, changer les mots, rosir le noir, étirer le temps. Élise, une oreille pour des oracles. Celle qui va traquer les non-dits, l’inertie et pousser les portes. Élise, c’est moi, c’est elle, c’est nous deux. Ensemble ou séparées, accordées ou désaccordées. Un jeu de masques. L’une qui comprend, qui tire à elle tant de misère affective. Et l’autre, la cérébrale, la révoltée, qui doute de tout, plisse le front et se demande combien de temps encore tiendra cette mise en abyme. L’une, animée de bon sens, rompue à la concision, toujours prête à accueillir pleurs et larmes, optimiste, positive, calme et sereine. Et l’autre, bouteille à la mer, toujours clouée sur l’autel du doute. L’autre qui, cinquante deux semaines par an est collée comme une siamoise à son pseudonyme et perpétue un rite qui n’appartient qu’à elle : entrer C’est elle, c’est moi 9 en terre de mises en scène et de fiction pour donner corps et chair à cette noria de prénoms, de surnoms ou d’anonymes. À ceux qui volent du temps au temps, qui posent leur vie, leurs tourments sur un coin de table ou à l’insu d’une famille. Qui possèdent un style qui n’appartient qu’à eux. Qui peuvent mettre deux « d » à j’adore, trois « f » à j’étouffe, écrire m’amer ne me comprend pas ; j’ai longtemps exiter avant de vous écrire ; j’ai du vague à lame ; j’ai peur de me faire envoyer dans le vent ; il parle en arrière de moi ; j’ai seize ans et je manque d’envie de sortir avec T. Je lui ai fait une déclaraison d’amour ; je ne vous l’ai pas crié, mais moi j’ai 28 ans, j’habite Metz et lui Toulon ; il me cherche de l’œil ; et un beau samedi, il me jeta comme une vieille chaussette et, sans un point, sans une virgule : je souffre de mon égard avec les garçons et de ma timidité qui me rend la Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 10 1 0 C’est elle, c’est moi vie courante ridicule. Élise et moi, deux équilibristes en piste pour que tienne droite une courriériste. Courriériste : pythie, ange, mère, sœur, fée, sorcière, passeuse, vestale ou menteuse. Une appellation surannée pour un métier souvent perçu comme obsolète et dérisoire 3. Sans jamais ni voir ni entendre qui lui écrit, Élise est la gardienne de cris qui traversent les murs de sa maison, des cœurs brisés, cassés en deux, lourds, déconcertés, pris, à prendre, perdus, et malheureux… De prénoms, de surnoms et de signatures étranges : Vénus en désespoir ; Étoile Filante ; Cha3. Le mot courriériste, apparu en 1857, fut fort employé, dans la première moitié du XXe siècle – beaucoup moins aujourd’hui –, pour désigner un journaliste chargé d’une chronique et/ou du courrier. Son travail spécifique consiste à rapporter un ensemble de petites nouvelles, plutôt du genre cancans et potins, en circulation dans divers milieux (théâtre, mode, sports, etc.). « Courriériste. n. masc. Celui qui, dans un journal, centralise les nouvelles littéraires théâtrales, mondaines, politiques, etc. » Dictionnaire de l’Académie française, huitième édition (19321935). C’est elle, c’est moi 1 1 grinée ; Âme agitée ; Anxieuse ; Rose Blanche ; Rose Rouge ; Petite chose désespérée… Sans oublier toutes les X amoureuses de Y depuis que D a raconté à V que… Sans oublier n°2 qui a un gros problème avec sa meilleure amie n°7 qui est dingue de n°10, hélas amoureux de n° 5… Élise, c’est une page dans Nous Deux, l’hebdomadaire du cœur et du rêve. Sexagénaire vilipendé ou adoré, Nous Deux est tiré à un demi-million d’exemplaires. Nous Deux est lu à Paris, en Province, dans les campagnes, dans toute l’Afrique francophone, au Canada, en Roumanie, en Hongrie, en Suisse, en Belgique et même à Hollywood. Par des ouvrières, des commerçantes, des agricultrices, des chômeuses, des employées de bureau ou des femmes au foyer. Elles sont étudiantes ou apprenties, habitent chez leurs parents ou font leur première expérience de couple. Elles sont veuves ou retraitées. Parfois elles cessent de lire Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 12 1 2 C’est elle, c’est moi pour prendre la plume, et écrire des lettres à Élise. Des textes étranges et douloureux, piquants et drôles, émouvants et pathétiques. Nous Deux est « piqué » par les filles de la maison, qui le passent à la copine qui le passe à une autre, réitérant un scénario immuable. Faisant ainsi mentir une vérité grammaticale : dans Nous Deux, le féminin l’emporte toujours sur le masculin. Même si quelques hommes lisent le magazine après leur femme ou à leur insu, le courrier du cœur reste le lieu de l’imaginaire féminin. Féminine, la lettre ? Est-ce la concentration, la courbe du cou, la gravité qui fait si souvent de l’épistolaire le territoire des femmes ? Corot, Picasso, Matisse, Renoir, Degas se sont arrêtés le temps d’une œuvre cette posture : Femme qui lit, Liseuse sur fond noir, C’est elle, c’est moi 1 3 Femme lisant une lettre, Femme lisant à une table, La Lecture, La Lettre d’amour, Femmes lisant. Instants volés au temps. Les visages, tantôt inquiets, tantôt tristes ou absorbés, touchent en nous quelque chose de profondément retiré. Qu’est ce qui s’est dit ? Qu’est ce qui s’est écrit ? Qui est l’autre ? Quels sont ses mots ? Et qui suis-je moi qui tiens la lettre ? Si un tableau titré La Courriériste du cœur avait à exister, il faudrait en peindre un chaque jour. Et peut-être même un pour chaque lettre. Nous Deux, Élise et les lectrices forment un trio inséparable qui chaque semaine, fait corps avec les épreuves, les drames, les abattements, les ruptures les joies, les espoirs, les retrouvailles, les découvertes, les amitiés qui se créent4. 4. La rubrique « réactions à la lettre de » qui permet aux lecteurs de réagir et de correspondre entre eux. Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 14 1 4 C’est elle, c’est moi Très chère Élise, J’ai trente cinq ans Mariée depuis 18 ans Mon mari est adorable Ma meilleure Amie A un Amant Tout les Mardis Je Déjeune Avec Elle Un Jour elle m’a dit Bouge fait comme Moi et me voilà parti. Depui un moi J’ai un amant Je Bois du vin Je m’abille et Maquille Differament Je me sens libre Mais pour comBien de Temps cela va durer Jusqu’au jour ou mon Mari va se douter de quelque chose Je suivrais votre conseil Bon ou Mauvais Nathalie Quatre-vingt-dix mots sans un point, sans une virgule, minuscules et majuscules confondues. Un carré de papier de dix centimètres sur quinze et le texte tout serré au centre de la feulle. C’est elle, c’est moi 1 5 Sa métamorphose, elle la raconte dans une lettre scandée à l’image de ce qu’à dû être l’événement. On entendrait presque Nathalie compter sur ses doigts tout ce qui vient de bouleverser sa vie et qu’elle retranscrit pour Élise. On peut l’imaginer elle et son amie à l’heure du déjeuner. Comme si toutes deux tricotaient le scénario d’un roman photos. L’amie un peu trop maquillée, trop court vêtue, peut être trop disponible. Nathalie plus effacée mais si envieuse de la bouche gourmande de la conquérante, l’initiatrice, référence ultime à la liberté. Puis Nathalie rentrant chez elle, essayant deux ou trois tenues plus colorées, plus osées, plus gênantes aux entournures. L’hésitation sur la couleur du bâton de rouge à lèvres et puis fébrilement, le rajout du verre de vin! Nathalie a osé! Il faut alors soumettre la métamorphose à Élise, que ses conseils Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 16 1 6 C’est elle, c’est moi soient bons ou mauvais. Mais Nathalie n’a-t-elle pas déjà son idée sur la vanité du conseil attendu ? Et que proposera Élise ? Suivre la direction qu’elle devine désirée par Nathalie ? Avaliser son aventure mais quand même l’alerter que tout ce qu’elle fera uniquement parce qu’on lui a dit de le faire ne pourra pas tenir la route longtemps ? Ou répondre en songeant aux mille autres femmes mariées qui pourraient s’aventurer comme Nathalie à « oser le rouge» et à mettre leur couple en péril ? Ou aux mille autres qui s’insurgeront contre une telle conduite et une telle réponse ? Il fallait que je vous écrive pour vous dire que vous avez bien de la constance et de l’abnégation à répondre à certaines correspondantes sur leurs problèmes qui des fois dépassent l’entendement et la raison ; moi personnellement j’aurais honte C’est elle, c’est moi 1 7 devant certains problèmes que certaines ou certains devraient garder pour elles notamment Nathalie qui ose vous demander des conseils et avoue sans honte qu’elle a 35 ans et qu’elle est mariée depuis 18 ans à un homme adorable, sous prétexte que sa meilleure amie a un amant et qu’elle lui dit un jour « fais comme moi ». Je me demande si non seulement elle manque de caractère, ou est idiote ou si elle aime vraiment car quand on aime quelqu’un, je me demande si on le trompe pour faire plaisir à sa meilleure amie. Vous avez de la constance à répondre à de telles idioties. Je mets quand même mon adresse. Gaby Lire l’aventure de Nathalie met Gaby hors d’elle-même. Elle a envie de communiquer sa révolte. Deux lettres, deux façons d’exister. Deux façons de faire sienne la page «courrier du cœur». Entre ces deux écritures, il y a toutes celles qui un jour, liront leur témoignage et qui, un autre jour, se décideront à Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 18 1 8 C’est elle, c’est moi faire comme elles. À vivre quelque chose et à l’écrire. Ou à s’offusquer de ce que pensent d’autres lecteurs, comme Raymonde, Andrée et Yvette. Je n’ai pas aimé quand vous avait répondu à une gamine de 19 ans qui voyait un garçon de 16 ans sans prendre de précautions. Vous lui dites de prendre conseil auprès d’un gynécologue. Moi je dis qu’elle doit travailler à l’école et qu’elle est trop jeune pour s’occuper de ces choses là. Ce serait ma fille, je la mettrais en pension. Raymonde Mon cœur se glace à chaque fois que je lis des histoires d’adultère. Je me demande si vous allez encore écouter leurs plaintes comme vous le faites parfois. Dites-leur qu’elles feraient mieux de laisser la paix dans les ménages… Andrée Dans votre rubrique, il arrive C’est elle, c’est moi 1 9 souvent que des jeunes adolescents vous demandent des conseils pour embrasser leur petit ami(e). J’ai soixante trois ans et à mon avis, je trouve plus joli et plus gentil pour des amoureux de s’embrasser gentiment sur la joue plutôt que de se lécher la bouche comme on voit à la télé. Un sondage du Dauphiné (journal de Rhone et Alpes) fait mention que les petits de 3 à 7 ans sennuiaient quand ils voyaient s’embrasser sur la bouche à la télé. Recevez Élise mes respectueuses salutations. Yvette Élise, c’est quelqu’un de moi en eux et d’eux en moi. Une disposition venue d’on ne sait où, tenue d’on ne sait qui pour le goût des autres. D’un mutisme et d’une écoute prudente, forgés dès l’enfance au bruit de la peine des uns et des autres. Élise, c’est aussi l’histoire d’un voyage entrepris à l’envers. Du mien. Retourner sur des terres repoussées il y Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 20 2 0 C’est elle, c’est moi a très longtemps. Là où la musique des mots, les intonations, les brusqueries, la fatalité, la paresse, le manque de curiosité, le peu d’estime de soi et l’habitude des humiliations ont formé les bases d’une familiarité avec les souffrances, petites et grandes. Là où, au cou des fiancées, pendait une médaille vieillotte, gravée de solennelles paroles : « Plus qu’hier, moins que demain », sésame d’un amour indestructible qu’il fallait connaître, au risque de se retrouver dans la marge. Ces gens-là et moi, on est un peu de la même glaise. Un monde de taiseux. Quand on aime comme on l’a toujours vu faire en famille, la lettre, aussi personnelle qu’elle soit, transpire des mots de l’histoire familiale. Chez certaines lectrices de Nous Deux, il y a, cachée et secrète, la virginité qui vous colle encore à la peau à la Sainte-Catherine, les tabous qui se C’est elle, c’est moi 2 1 reproduisent à la vitesse des packs de bière et le sixième enfant qu’on fait entre deux claques en espérant qu’il recollera les morceaux. Il y a aussi les cousins qu’on aime en coupable et l’homosexualité qui vous fait des signes assassins. Chez eux, la volée de coups, la bouteille de gnôle ou l’inceste répété n’ont parfois rien d’une fiction. Ils servent en bloc de réalité, d’expériences, de souvenirs et de projets. J’étais enfant et les murs de ma chambre n’étaient pas assez épais pour me protéger du malheur Ma mère subissait les violences de mon père et moi, son indifférence. Jusqu’à ce qu’il se rende compte que je grandissait. Il se mit à délaisser ma mère. Je n’osais rien dire. Un jour, elle nous a surpris. Elle a pris le fusil de chasse et a tiré sur lui. Je n’oublierai jamais ce cauchemar, ces choses, ce bruit, la police et le suicide de ma mère. Élise, donnez-moi votre avis, je vous en supplie… Gloria Courrier du coeur 2/01/07 22:23 Page 22 2 2 C’est elle, c’est moi Quand on ne sait plus comment faire, comment trouver ou retrouver le bonheur, un sens à sa vie, un homme à aimer, une page à tourner, quand la souffrance est là, tapie à la lisière de l’indicible, de l’innommable, y a toujours une petite phrase qui résonne dans la tête du lecteur : Vous éprouvez des difficultés dans votre vie sentimentale, vous avez envie de vous confier ? Élise est là pour vous aider. Élise est là. C’est écrit. Le voyage peut commencer.