L`acquisition des déterminants nominaux en français et en allemand

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L`acquisition des déterminants nominaux en français et en allemand
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L’ acquisition des déterminants nominaux en
français et en allemand
Une perspective interlangue sur la
grammaticalisation des noms
Dominique Bassano, Katharina Korecky-Kröll, Isabelle
Maillochon et Wolfgang U. Dressler
Laboratoire « Structures Formelles du Langage », CNRS UMR 7023 &
Université Paris 8 / Österreichische Akademie der Wissenschaften /
Laboratoire « Structures Formelles du Langage », CNRS UMR 7023 &
Université Paris 8 / Österreichische Akademie der Wissenschaften
Dans de nombreuses langues, l’acquisition du déterminant nominal est une
dimension centrale de l’émergence de la grammaire chez l’enfant. La présente
étude compare le développement des déterminants — entre un et trois ans —
dans les données de production naturelle de deux enfants apprenant respectivement le français et l’allemand autrichien. Partant du contraste entre langues
romanes et langues germaniques et centrée sur les facteurs morphosyntaxiques,
elle évalue l’impact des différences typologiques sur l’acquisition. Nous examinons la prédiction d’une plus grande précocité des déterminants en français
qu’en allemand et questionnons les hypothèses de prééminence les plus classiques — du défini sur l’indéfini, du masculin sur le féminin, du singulier sur le
pluriel — à la lumière des données de développement.
Mots-clefs : acquisition et typologie, déterminants nominaux, morphologie,
(in)définitude, genre, nombre
1. Introduction
L’acquisition des déterminants nominaux est un aspect central de l’élaboration
de la grammaire chez le jeune enfant. Servant principalement à désigner les entités -animées et inanimées, concrètes ou abstraites- autour desquelles s’organise
le monde, les noms constituent une catégorie essentielle des systèmes linguistiques. Dans les langues à articles que sont l’allemand et le français, l’emploi du
Language, Interaction and Acquisition 2 :1 (2011), 37–60. doi 10.1075/lia.2.1.02bas
issn 1879–7865 / e-issn 1879–7873 © John Benjamins Publishing Company
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Dominique Bassano, Katharina Korecky-Kröll, Isabelle Maillochon et Wolfgang U. Dressler
déterminant nominal est, en règle générale, obligatoire, représentant une caractéristique centrale de la catégorie grammaticale du nom. Il est antéposé et porte
les marques morphologiques du genre, du nombre, éventuellement du cas, et du
caractère défini/indéfini de la référence. L’acquisition des déterminants par l’enfant reflète ainsi une dimension essentielle du processus de ‘grammaticalisation
des noms’.
Dans cet article, nous présentons une étude contrastive sur l’émergence et
le développement des déterminants chez deux enfants monolingues apprenant
respectivement le français et l’allemand autrichien, deux langues– l’une romane,
l’autre germanique — aux systèmes de déterminants très différents. Avant de présenter l’étude, nous commencerons par un rappel des principales différences entre
ces deux systèmes et par une revue des travaux en acquisition, en particulier ceux
utilisant le contraste entre langues romanes et langues germaniques.
2. Les systèmes de déterminants en français et en allemand autrichien
Les deux langues possèdent chacune un riche système de déterminants, principalement articles définis et indéfinis, adjectifs possessifs et démonstratifs. Leurs
systèmes présentent cependant d’importantes différences, liées pour une part au
contraste typologique entre langues romanes et langues germaniques, mais aussi à
des caractéristiques idiosyncratiques.
Emploi du déterminant. Bien qu’elle ne soit pas sans exception, l’obligation
d’emploi du déterminant est particulièrement forte en français, la plus restrictive
des langues romanes à cet égard. Contrairement au français, et comme beaucoup
de langues germaniques, l’allemand autorise les noms sans déterminant en position
d’argument : il n’a pas d’article indéfini pluriel (A. Kinder, F. des enfants) et évite généralement les articles devant les noms massifs, là où le français utilise l’article partitif (A. Milch trinken, F. boire du lait). Les deux langues omettent les déterminants
dans certaines expressions idiosyncratiques et constructions prépositionnelles,
ainsi que dans certains emplois vocatifs et prédicatifs (A. Hans ist Lehrer, F. Jean
est enseignant). Le français n’emploie pas de déterminant avec les noms propres,
surtout quand ceux-ci désignent des individus animés, ni avec les noms communs
employés comme noms propres (maman). L’allemand autrichien, et notamment la
variante parlée à Vienne, présente une particularité qui le distingue de l’allemand
du Nord comme du français : dans le langage quotidien, on emploie souvent un
déterminant devant les noms propres pour éviter de « parler comme un livre ».
Prosodie. Les deux langues contrastent fortement au regard de leurs structures prosodiques. Là encore, le français a un statut particulier parmi les langues
romanes. Langue à rythme syllabique, elle présente une préférence originale pour
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L’ acquisition des déterminants nominaux en français et en allemand
les patrons iambiques (les locuteurs tendent à privilégier par la prosodie la dernière syllabe des mots ou groupes de mots et des pieds binaires). L’allemand,
prototype des langues germaniques, est une langue à accent, avec une préférence
marquée pour le rythme trochaïque (accent sur la première syllabe du pied dissyllabique final des unités lexicales).
Par ailleurs, le français est, après l’anglais, la langue européenne la plus riche
en mots monosyllabiques, comportant une proportion de monosyllabiques nettement plus forte que l’allemand, mais aussi que les autres langues romanes (selon
l’étude de Kupisch 2007, 53 % de noms monosyllabiques en français contre 38 %
en allemand et 4 % en italien). Cette propriété rapproche le français des langues
isolantes (Kilani-Schoch & Dressler 2005).
Enfin, les déterminants français, tous monosyllabiques et non accentués, sont
toujours proclitiques, de sorte que, si le nom est monosyllabique, le déterminant
et le nom forment une structure dissyllabique iambique (le/un chat), facile à produire pour un enfant français. En allemand, le déterminant ne forme pas systématiquement une unité prosodique avec le nom qui suit. Bien que le statut proclitique
soit le plus fréquent, l’article, s’il est sous forme réduite, peut parfois être enclitique, formant une unité prosodique avec le mot précédent — verbe, préposition,
pronom. Cela entraîne une certaine ambiguïté de la prosodification de l’article
(Lleó & Demuth 1999).
Morphologie. Les deux langues diffèrent fortement au regard de la morphologie de leurs systèmes de déterminants, beaucoup plus complexe et moins fiable en
allemand qu’en français. Comme l’illustre le Tableau 1, centré sur les articles définis et indéfinis, le système français encode le nombre (singulier, pluriel) et le genre
au singulier (masculin, féminin). Outre le genre au singulier (masculin, féminin,
neutre) et le nombre, le système allemand encode le cas. Les homophonies sont
SINGULIER
FRANCAIS
Masculin
Féminin
Def / Indef
Def / Indef
PLURIEL
Def / Indef
le / un
la / une
ALLEMAND
Masculin
Féminin
Neutre
les / des
Cas
Def / Indef
Def / Indef
Def / Indef
Def
Nominatif
der / ein
die / eine
das / ein
die
Accusatif
den / einen
die / eine
das / ein
die
Datif
dem / einem
der / einer
dem / einem
den
Génitif
des / eines
der / einer
des / eines
der
Tableau 1. Paradigmes des articles définis et indéfinis en français et en allemand
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particulièrement nombreuses en allemand, ce qui introduit une plurifonctionnalité porteuse d’ambiguïté et d’opacité.
3. L’acquisition des déterminants et le contraste entre langues
germaniques et langues romanes
Les études princeps sur l’acquisition des déterminants nominaux en anglais ont généré des positions théoriques opposées sur l’émergence de la grammaire chez l’enfant, de type « Grammaire Universelle » (Valian 1986) ou « modèles gradualistes »
(Pine & Lieven 1997). Par la suite, menés le plus souvent dans la perspective de
la G.U, mais aussi selon des approches constructivistes, les travaux monolingues
explorant d’autres langues que l’anglais ont mis l’accent sur les particularités de
ces langues. Ainsi, les travaux sur l’allemand se sont intéressés à l’acquisition de
la syntaxe des déterminants, mais aussi à celle de leur morphologie, particulièrement riche (Bittner 2006 ; Koehn 1994 ; Korecky-Kröll & Dressler 2009 ; Penner &
Weissenborn 1996 ; Szagun et al. 2007 ; Wittek & Tomasello, 2005). Les travaux sur
le français ont exploré l’acquisition des catégories grammaticales des noms et des
verbes en analysant des phénomènes développementaux transitionnels tels que
l’omission initiale du déterminant et la production de pré- ou proto-morphèmes
grammaticaux dits fillers (Bassano 2000 ; Bassano, Maillochon & Mottet 2008 ;
Veneziano & Sinclair 2000). La nature des fillers, éléments monosyllabiques non
conventionnels produits par les très jeunes enfants, souvent en position pré-nominale ou pré-verbale, a fait l’objet de nombreux débats concluant généralement
que ces éléments sont, sous certaines conditions, des précurseurs de morphèmes
grammaticaux tels que les déterminants (Bottari, Cipriani & Chilosi 1993/4 ; Peters 2001 ; Veneziano & Sinclair 2000).
Durant la dernière décennie, plusieurs recherches ont adopté une approche
comparative inter-langues utilisant le contraste typologique entre langues germaniques et langues romanes. Ces recherches suggèrent que l’acquisition des déterminants varie selon le type de langue : ils semblent apparaitre plus tôt dans les
langues romanes que dans les langues germaniques étudiées, l’omission étant plus
fréquente et durant plus longtemps dans les langues germaniques. Ces tendances
se dégagent de la comparaison de l’allemand avec l’espagnol (Lleó & Demuth
1999 ; Lleó 2001), de l’allemand avec le français et l’italien (Kupisch 2007), de l’anglais et du néerlandais avec le français (Rozendaal & Baker 2008 ; van der Velde
2004), du néerlandais avec le Catalan et l’Italien (Guasti et al. 2008), de l’allemand
et du néerlandais avec le français (Bassano et al. sous presse). Le décalage semble
lié à plusieurs facteurs, parmi lesquels les influences prosodiques sont souvent
évoquées.
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Le rôle des contraintes rythmiques dans la production ou l’omission des déterminants chez les jeunes enfants a été initialement montré sur des langues à accent
à dominance trochaïque, comme l’anglais (Gerken 1994). Les études contrastant
des langues germaniques à des langues romanes suggèrent que la prosodie peut
avoir dans ces dernières un effet facilitateur sur l’émergence des déterminants. Les
langues romanes présentent généralement des patrons non ambigus de prosodification des articles (presque toujours proclitiques) et fournissent souvent des modèles lexicaux facilitant leur intégration prosodique (selon Lleó et Demuth 1999,
et Lleó 2001, ce serait le cas de l’espagnol, par comparaison avec l’allemand). Le
français a fait l’objet de plusieurs recherches qui soulignent sa structure iambique
originale (Vihman et al. 1998 ; Veneziano & Sinclair 2000 ; Demuth & Tremblay
2008 ; Bassano et al. 2008). Dans une étude longitudinale de deux enfants, Demuth
et Tremblay (2008) trouvent que les déterminants sont produits plus tôt avec des
noms monosyllabiques que di- ou trisyllabiques. Des résultats compatibles ont été
obtenus dans l’étude transversale de Bassano et al. (2008) montrant que les enfants
français de 20 mois produisent beaucoup plus fréquemment un filler ou un déterminant devant un nom monosyllabique que di- ou multisyllabique, ce qui n’est
plus le cas à 30 ou 39 mois. L’effet facilitateur précoce des noms monosyllabiques
pourrait être en partie lié à la préférence iambique du français. Comme proposé
par une récente étude inter-langues sur trois enfants, la production d’un déterminant (ou d’un filler) devant un nom monosyllabique est plus ‘naturelle’ pour
l’enfant francophone que pour les enfants acquérant l’allemand ou le néerlandais,
car l’enfant français produit alors un pied binaire de type iambique qui correspond
au patron préférentiel de sa langue (Bassano et al. soumis).
Cependant, si les propriétés prosodiques semblent faciliter l’émergence des
déterminants dans certaines langues, elles ne peuvent pas expliquer à elles seules
l’ensemble du processus de développement. D’autres facteurs sont à considérer, tels
les facteurs morphosyntaxiques, les influences lexicales et sémantico-syntaxiques
(Bassano et al. 2008 ; Kupisch 2007 ; Guasti et al. 2008 ; Penner & Weissenborn
1996) ou les facteurs pragmatiques et discursifs liés à la structure argumentale de
l’énoncé (Rozendaal & Baker 2008).
4. Objectifs et hypothèses
L’ étude, comparant les premières étapes de l’acquisition des déterminants chez
deux enfants monolingues, apprenant, l’un, le français, et l’autre, l’allemand autrichien, vise à faire apparaître l’impact des facteurs généraux et des différences typologiques ou spécifiques entre les deux langues. Sans ignorer les facteurs prosodiques et lexicaux –examinés ailleurs — ni les facteurs discursifs — prévus pour de
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prochaines recherches- nous chercherons principalement ici à approfondir l’examen des facteurs morphosyntaxiques. Deux séries d’analyses seront présentées,
comparant, d’abord, le développement de la contrainte d’emploi du déterminant
chez les deux enfants, puis, au travers de la production des formes particulières, le
développement des systèmes de déterminants.
Notre premier objectif est de vérifier l’hypothèse typologique, qui prédit une
mise en place des déterminants plus précoce chez l’enfant français que chez l’enfant autrichien, en raison des différences opposant les deux systèmes et favorisant
le français. Comme on l’a vu, l’emploi du déterminant est plus systématique et régulier en français qu’en allemand autrichien ; le système morphologique est moins
complexe et plus fiable en français qu’en allemand ; les propriétés prosodiques facilitent la production des (proto)-déterminants au début de l’acquisition du français.
La précocité réfère ici à l’émergence des déterminants, c’est-à-dire leur apparition
dans la production, éventuellement sous forme de fillers. L’ émergence diffère de
l’acquisition, qui implique, d’une part, l’atteinte du niveau adulte d’emploi du déterminant, et, d’autre part, la correction des formes. Sur ce deuxième point, on
peut s’attendre à plus d’erreurs chez l’enfant autrichien, qui doit apprendre un
système plus complexe que l’enfant français.
Notre deuxième objectif est de préciser le rôle des facteurs morphosyntaxiques. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux articles définis et indéfinis, pour lesquels nous examinerons les effets de genre et de nombre (catégories partagées par le français et l’allemand). Nous analyserons dans quelle mesure
se vérifient trois hypothèses classiques de prééminence : du défini sur l’indéfini,
du masculin sur le féminin et du singulier sur le pluriel (selon les descriptions
linguistiques les plus fréquentes, ces catégories sont non marquées). Pour analyser la prééminence, nous utiliserons deux indicateurs : la précocité d’émergence
des formes et leur fréquence (chez l’enfant et dans l’input, la fréquence d’input
donnant celle de la langue cible). Nous examinerons aussi le rôle du facteur plus
spécifique qu’est la saillance perceptive. S’il y a toutes raisons pour que la forte
différence de complexité morphologique entre les deux systèmes joue globalement
en faveur du français, la saillance perceptive pourrait, quant à elle, jouer comme
facteur interne au sein de chaque langue et favoriser la production de certaines
formes particulières de déterminants (comme les formes dissyllabiques des articles indéfinis en allemand).
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5. Méthode
5.1 Participants et recueil des données
Les deux enfants participant à l’étude sont, pour le français, une fille, Pauline,
benjamine d’une famille de quatre enfants vivant à Rouen (France), étudiée de
l’âge de un an deux mois (1;2) à trois ans (3;0), et pour l’allemand, un garçon, Jan,
benjamin d’une famille de deux enfants vivant à Vienne (Autriche), étudié de l’âge
de un an trois mois (1;3) à trois ans (3;0).
Les corpus des deux enfants ont été recueillis indépendamment par l’équipe
française et l’équipe autrichienne, mais avec une méthode analogue d’enregistrement de production spontanée en situation naturelle. Chaque enfant a été enregistré à son domicile à raison de deux ou trois séances par mois au cours d’activités
quotidiennes variées (repas, toilette, jeux, livres d’images, etc.) et en interaction
avec son entourage (incluant toujours et principalement la mère). Les enregistrements ont été transcrits conformément aux normes de CHILDES. Toutes les
productions de l’enfant et de la mère adressées à l’enfant ont été transcrites orthographiquement et, si nécessaire, phonétiquement, avec des indications sur les
situations et contextes.
Pour l’étude, nous avons analysé les énoncés de l’enfant (output) et de la mère
(input) provenant de séquences d’interaction enfant/adulte extraites des transcriptions de chaque mois (au maximum deux ou trois séquences). Dans ces séquences sont codées toutes les productions de l’enfant considérées comme énoncés (comportant au moins un mot identifiable comme un mot de la langue cible)
jusqu’à atteindre 120 énoncés. Pour le langage de la mère adressé à l’enfant, 100
énoncés entourant ceux de l’enfant ont été codés.
5.2 Codage
Les mots considérés comme noms dans le langage des enfants sont les mots jugés
tels dans la langue cible, en incluant les noms propres. Pour analyser l’emploi des
déterminants avec les noms, nous avons identifié quatre principales constructions
nominales.
Deux constructions correspondent aux noms employés sans déterminant,
pour lesquels nous avons distingué l’emploi « sans déterminant correct » (le déterminant n’est pas requis dans la langue cible standard) et l’emploi incorrect ou
« omission du déterminant » (le déterminant est requis dans la langue standard).
Les emplois formant l’une ou l’autre de ces catégories peuvent différer selon la langue et le contexte. Ainsi, l’absence de déterminant devant un pluriel indéfini ou un
nom massif est correcte en allemand, mais généralement pas en français (voir Sec© 2011. John Benjamins Publishing Company
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tion 2). Dans les deux langues, l’absence correcte de déterminant peut concerner
les noms propres, les noms faisant partie d’expressions idiosyncratiques (F. : avoir
faim ; A. Bauchweh kriegen), les noms utilisés dans certaines constructions prépositionnelles ou vocatives et ceux pour lesquels l’absence de déterminant est due à des
raisons contextuelles (citation, correction, déterminant dans la phrase précédente).
La troisième catégorie, « emploi d’un déterminant », est la catégorie centrale :
elle correspond aux noms précédés d’un déterminant tel qu’article défini ou indéfini, adjectif possessif ou démonstratif (F. : le chat, un gâteau, ma maison, cette
viande ; A. : der Ball, ein Auto, unser Haus, dieses Mikrophon) ou encore d’un déterminant secondaire tel qu’un adjectif numéral. Les formes erronées ou confusions
de déterminant (par exemple les déterminants produits avec une erreur de genre,
de nombre ou de cas) sont incluses dans cette catégorie générale mais portent une
notation spécifique.
Une quatrième catégorie, dite « emploi d’un filler », correspond aux cas où
le nom est précédé, non pas d’un déterminant en bonne et due forme, mais d’un
élément monosyllabique qu’on peut considérer comme un précurseur de déterminant (F. : [ə] chat ; A. : [ə] Maus) : leur place est bonne mais leur réalisation ambiguë et approximative, et leur fonction à la fois phonologique et pré-grammaticale
(pour des précisions sur l’identification des fillers, voir notamment Bassano et al.
2008 , sous presse ; Veneziano & Sinclair 2000).
Le codage a été réalisé pour chaque enfant par les équipes respectives, tout en
donnant lieu à des échanges et discussions approfondies assurant la cohérence des
procédures. Un double codage a été effectué sur l’ensemble des énoncés codés avec
un accord initial de 80–90 %, et discuté jusqu’à accord complet.
6. Résultats
6.1. Le développement de la contrainte d’emploi du déterminant
Les quatre constructions nominales sont observées chez l’enfant française (Figure 1). La proportion de noms employés correctement sans déterminant fluctue localement sans montrer de net changement développemental, variant autour
de 30 % en moyenne. L’omission du déterminant, qui concerne 60 % des noms
dans les premiers mois, diminue et disparaît à partir de 2;5, au moment où explose la production des déterminants, peu fréquents avant 2;0. Quant aux fillers,
ils présentent une phase initiale d’augmentation de fréquence, diminuent ensuite
et disparaissent quand les déterminants sont utilisés systématiquement. Ainsi, dès
l’âge de 2;6, seules les deux constructions ‘adultes’ sont produites par Pauline :
les noms employés correctement sans déterminant (30–35 %) et avec déterminant
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Pourcentage
24
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1;2
1;4
1;6
1;8
1;10
2;0
2;2
2;4
2;6
2;8
2;10
3;0
age enfant
Pauline
Pourcentage
sans déterminant correct
omission
filler
determinant
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1;2
1;4
1;6
1;8
1;10
2;0
2;2
2;4
2;6
2;8
2;10
3;0
age enfant
Input Pauline
sans déterminant correct
omission
filler
determinant
Figure 1. Distribution
des 1.
quatre
constructions
nominales :nominales
Pauline: et Input Pauline
Figure
Distribution
des quatre constructions
Pauline et Input Pauline (français)
(français)
(65–70 %). Ce sont les deux constructions présentes dans l’input, en proportions
moyennes (31 % et 69 %) similaires à celles de l’enfant à 2;6.
Chez l’enfant autrichien (Figure 2), la proportion de noms employés correctement sans déterminant ne présente pas non plus de changement développemental
clair, oscillant autour de 23 % en moyenne. L’omission est très fréquente jusqu’à
2;0 (plus de 70 %) et diminue très brutalement. Jan ne produit pas de déterminants
avant l’âge de 1;10, mais l’explosion qui se produit ensuite est particulièrement
marquée chez lui. Cela est à relier, non seulement à la fréquence initiale et persistante des omissions, mais aussi à l’absence presque totale de fillers. Chez Jan,
comme chez Pauline, on ne trouve à peu près plus, dès 2;6, que deux constructions
nominales : les noms employés correctement sans déterminant (20–25 %) et avec
déterminant (70–75 %), qui sont les deux constructions présentes dans l’input
(18 % et 82 %).
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Pourcentage
25
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0
1;2
1;4
1;6
1;8
1;10
2;0
2;2
2;4
2;6
2;8
2;10
3;0
age enfant
Jan
Pourcentage
sans déterminant correct
omission
filler
determinant
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1;2
1;4
1;6
1;8
1;10
2;0
2;2
2;4
2;6
2;8
2;10
3;0
age enfant
Input Jan
sans déterminant correct
omission
filler
determinant
Figure 2. Distribution des quatre constructions nominales : Jan et Input Jan (autrichien)
Figure 2. Distribution des quatre constructions nominales :
et Input
Jan (autrichien)
Ces données sont synthétiséesJan
dans
la Figure 3,
présentant, pour chaque enfant,
le développement de la contrainte d’emploi du déterminant dans les contextes
dits ‘obligatoires’ (rapport du nombre de noms employés avec déterminant sur le
nombre de noms pour lesquels un déterminant est requis et serait employé dans la
langue cible). L’ indice est calculé sous deux versions, l’une, la plus stricte, comptabilisant uniquement les déterminants, et l’autre comptabilisant les déterminants
et les fillers pré-nominaux.
Deux principaux résultats sont ainsi mis en évidence. La contrainte d’emploi
du déterminant émerge plus précocement chez l’enfant française que chez l’enfant autrichien. En effet, l’enfant française produit quelques déterminants dès les
premières observations, et, avant de produire des déterminants de façon systématique, elle utilise assez fréquemment des fillers pré-nominaux, qui en sont des précurseurs. L’enfant autrichien, quant à lui, ne produit pas de déterminants avant
l’âge de 1;10 et n’emploie pas de fillers (les deux versions de l’indice sont chez
lui superposées). Cependant –c’est le second résultat notable- le développement
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26
1,2
Pourcentage
1,0
0,8
0,6
0,4
0,2
âge
2;
7
2;
9
2;
11
1;
5
1;
7
1;
9
1;
11
2;
1
2;
3
2;
5
1;
3
3;
0
2;
4
2;
6
2;
8
2;
10
1;
2
1;
4
1;
6
1;
8
1;
10
2;
0
2;
2
0,0
âge
Pauline (français)
Déterminant
Jan (autrichien)
Filler ou déterminant
Figure 3. Figure
Emploi3. du
déterminant
en contexte
obligatoire
chez chez
les deux
enfants
Emploi
du déterminant
en contexte
obligatoire
les deux
enfants
Pourcentage
des déterminants proprement dits (indice strict) est caractérisé par un phénomène
d’explosion remarquable et très similaire chez les deux enfants. De la sorte, dès
2;6, le niveau
80 adulte d’intégration de la contrainte est acquis pour tous deux, bien
qu’on puisse
70 noter chez l’enfant autrichien quelques omissions résiduelles jusque
dans les dernières
observations. Que la contrainte d’emploi du déterminant soit
60
acquise ne50signifie pas que les enfants ne produisent pas d’erreurs sur la forme
des déterminants
employés. Cette question sera examinée, parmi d’autres, dans la
40
section suivante.
30
20
10 en place des systèmes de déterminants : dimensions
6.2 La mise
morphosyntaxiques
0
P2
P3
P4
P2
P3
P4
Cette section présente trois ensembles d’analyses consacrées à l’examen de la mise
en place du système des déterminants chez chacun des deux enfants. Ces analyses
DEF (+contr)
POSS
DEMdes différentes
reposent sur les Tableaux
2 et 3, INDEF
qui fournissent
un AUTRES
état exhaustif
formes de déterminants produits respectivement par Pauline et Jan. Pour établir
la fréquenceFigure
de chaque
forme, des
nous
avons
segmenté leschez
corpus
enenfants
quatre périodes
4. Distribution
classes
de déterminants
les deux
d’âge, semblables pour les deux enfants (P1 : avant 1;6 – P2 : de 1;6 à 2;0 – P3 : de
2;1 à 2;6 – P4 : de 2;7 à 3;0). La période P1 n’est pas représentée chez Jan, qui n’a
produit aucun déterminant avant 1;6. En revanche, il en produit légèrement plus
que Pauline en P2, beaucoup plus en P3, et moins en P4. Ces fréquences sont en
accord avec les fréquences totales des noms dans les deux corpus.
période
Pauline (français)
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période
Jan (autrichien)
47
48 Dominique Bassano, Katharina Korecky-Kröll, Isabelle Maillochon et Wolfgang U. Dressler
Tableau 2. Déterminants produits par l’enfant français Pauline
Forme
Classification
un
INDEF
une
INDEF
des
INDEF
le
DEF
la
DEF
l’
DEF
les
DEF
DEF.CONT
du
DEF.CONT
de la
DEF.CONT
de l’
au
DEF.CONT
à la
DEF.CONT
mon
POSS
ma
POSS
POSS
mes
POSS
ton
ta
POSS
POSS
tes
son
POSS
sa
POSS
ses
POSS
leur
POSS
DEM
ce
cette
DEM
ces
DEM
deux
NUM
quatre
NUM
neuf
NUM
dix
NUM
quel
DET.INTER
à le*
DEF
à les*
DEF
Total Déterminants
Total NOMS
P1
(1;2–1;5)
P2
(1;6–2;0)
P3
(2;1–2;6)
P4
(2;7–3;0)
TOTAL
err.
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
err.
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
err.
   0
   1
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   2
err.
   0
   0
   1
   0
   1
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   1
   5
err. ad.
   0   73
   1   37
   1   20
   0   61
   2   61
   1   15
   0   35
   0   22
   1    5
   0    1
   0    8
   0    5
   1   22
   0   15
   0    3
   0    1
   0    2
   0    2
   0    9
   0    6
   0    3
   0    0
   0    1
   0    4
   0    1
   0    1
   0    1
   0    1
   0    1
   0    3
   1    0
   1    0
   9 419
1157
ad.
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   2
178
ad.
   7
   2
   0
   2
   1
   0
   1
   0
   0
   0
   3
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
  16
274
ad.
  23
  12
   3
  17
  21
   5
   5
  12
   0
   1
   3
   2
  11
   7
   2
   0
   0
   1
   5
   4
   1
   0
   0
   3
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
139
299
ad.
  43
  23
  17
  42
  38
  10
  28
  10
   5
   0
   2
   3
  11
   8
   1
   1
   2
   1
   4
   2
   2
   0
   1
   1
   0
   1
   1
   1
   1
   3
   0
   0
262
406
Pour chaque forme, classe sémantique et nombre d’occurrences par période d’âge (« err. » : produit avec
erreur de forme ; « ad. » : conforme à la forme adulte ; * : forme n’existant pas dans la langue)
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L’ acquisition des déterminants nominaux en français et en allemand 49
Tableau 3. Déterminants produits par l’enfant autrichien Jan (cf. Tableau 2)
P2 (1;6–2;0)
Forme
Classification
ein
INDEF
INDEF
eine
INDEF
einem
einen
INDEF
INDEF
einer
INDEF(PRON)
einer
INDEF(PRON)
ein(e)s
DEF
der
DEF
die
DEF
das
DEF
dem
DEF
den
PREP+DEF
an+(de)m
auf+(de)m
PREP+DEF
PREP+DEF
bei+(de)m
PREP+DEF
in+(da)s
PREP+DEF
in+(de)m
PREP+DEF
von+(de)m
POSS
mein
POSS
meine
POSS
dein
POSS
deine
POSS
unser
QUANT
alle
QUANT
beide
QUANT
kein
QUANT
keine
keinen
QUANT
QUANT
mehr
viele
QUANT
QUANT
vielen
NUM
einen
NUM
acht
NUM
drei
NUM
sechs
NUM
vier
NUM
zwanzig
zwei
NUM
0/einen → was* INDEF.PRON*
alle viele*
Total Déterminants
Total NOMS
P3 (2;1–2;6)
P4 (2;7–3;0)
TOTAL
err.
ad.
err.
ad.
err.
ad.
err.
ad.
   0
   0
   0
   0
   0
   3
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   3
   3
   2
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   2
   0
   0
   0
   0
   0
   2
   0
   0
   0
   2
   1
   0
   1
   7
   0
   0
  20
   3
   0
   0
   1
   0
   0
   1
   4
   3
  12
   0
   9
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   2
  36
  61
   7
   0
   6
   0
   0
   0
  65
  32
  30
   7
   5
   1
   0
   0
   2
   4
   1
   0
   2
   1
   0
   2
   0
   0
   4
   0
   0
   1
   1
   1
   1
   1
   0
   0
   2
   0
   5
   0
   0
242
   3
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   2
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   9
  62
  20
   1
   7
   2
   0
   0
  45
  31
  11
   7
  11
   0
   1
   1
   2
   5
   2
   2
   0
   0
   1
   0
   0
   1
   0
   3
   1
   0
   2
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   2
   0
   0
221
   6
   0
   0
   2
   0
   3
   1
   4
   3
  13
   0
  11
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   0
   1
   2
  48
126
  29
   1
  13
   2
   0
   0
110
  63
  41
  14
  16
   1
   1
   1
   4
   9
   3
   2
   2
   1
   1
   2
   2
   1
   4
   3
   1
   1
   5
   1
   1
   1
   2
   1
   3
   1
  14
   0
   0
483
453
Le nombre total de noms pour la période 1 est 111
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444
311
1321
50
Dominique Bassano, Katharina Korecky-Kröll, Isabelle Maillochon et Wolfgang U. Dressler
6.2.1 Les classes de déterminants et leur distribution
Dans les deux langues, nous avons pu classer les formes produites en cinq catégories distinctes : les quatre principales classes — articles indéfinis, articles définis,
adjectifs possessifs, adjectifs démonstratifs- auxquelles s’ajoutent des déterminants secondaires, regroupés sous l’appellation ‘autres’ (principalement, adjectifs
numéraux en français, et quantificateurs et adjectifs numéraux en allemand). Les
articles définis incluent les formes simples et les formes contractées (contraction
d’une préposition et d’un défini). La seule possible ambiguïté de classe dans les
deux langues concerne la forme de l’article indéfini un / ein qui pourrait être aussi
un numéral. Bien que les formes de l’allemand présentent beaucoup d’ambiguïtés
du point de vue du genre, du nombre et du cas, cela n’entraîne pas d’autres ambiguïtés de classe.
Chez les deux enfants, les classes globalement les plus fréquentes (moyennes
sur l’ensemble du corpus) sont les articles définis (51 % des déterminants chez
Pauline, 56 % chez Jan) et les articles indéfinis (31 % chez Pauline, 34 % chez Jan),
avec un avantage net pour les définis. Pauline produit en outre d’assez fréquents
possessifs (15 %) et quelques démonstratifs (1 %), tandis que Jan produit peu de
possessifs (1 %) et aucun démonstratif. En revanche, les déterminants ‘autres’, peu
nombreux chez Pauline (2 %), sont assez fréquents chez Jan (9 %).
Les hiérarchies de fréquences moyennes établies chez les enfants se retrouvent dans les inputs, pour Pauline (définis : 61 % ; indéfinis : 18 % ; possessifs : 17 % ;
démonstratifs : 3 % ; autres : 1 %), comme pour Jan (définis : 54 %, indéfinis : 34 % ;
possessifs : 4 % ; démonstratifs : 1 % ; autres : 7 %).
L’analyse de la distribution globale montre donc que, dans les deux langues,
les articles définis prédominent en fréquence sur toutes les autres classes de déterminants, et en particulier sur les articles indéfinis. La supériorité de fréquence des
définis sur les indéfinis est particulièrement nette dans l’input français de Pauline.
Autre résultat notable, les deux enfants, de même que leurs inputs, diffèrent par
la fréquence relative des possessifs, assez présents dans les données du français et
peu nombreux dans les données de l’allemand, où ils sont compensés par l’emploi
de déterminants ‘autres’ (les quantificateurs kein(e) et viele, le numéral zwei).
L’analyse du développement des classes de déterminants chez les deux enfants
apporte à ce tableau des nuances intéressantes. La Figure 4 présente pour chaque
enfant la fréquence des différentes classes de déterminants dans chaque période
d’âge (la période 1 n’est pas représentée, car seulement trois déterminants ont été
produits par Pauline et aucun par Jan).
Cette analyse confirme pour les périodes 3 et 4 la hiérarchie des fréquences
établie globalement. Mais elle montre aussi que cette hiérarchie n’est pas reflétée
dans les productions de la période 2, qui représente la véritable période d’émergence des déterminants (17 déterminants chez Pauline, 23 chez Jan). Pauline
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Déterminant
Filler ou déterminant
Figure 3. Emploi du déterminant en contexte obligatoire chez les deux enfants
L’ acquisition des déterminants nominaux en français et en allemand
80
70
Pourcentage
60
50
40
30
20
10
0
P2
P3
P4
P2
période
Pauline (français)
DEF (+contr)
INDEF
P3
P4
période
Jan (autrichien)
POSS
AUTRES
DEM
Figure 4. Figure
Distribution
des classes
declasses
déterminants
chez les deux
4. Distribution
des
de déterminants
chez enfants
les deux enfants
produit alors essentiellement des articles définis et indéfinis, et les indéfinis sont
un peu plus fréquents que les définis. Jan produit une majorité de déterminants
‘autres’ (des adjectifs numéraux surtout) et des articles indéfinis, tandis qu’il ne
produit encore aucun article défini. Ainsi, chez l’enfant français comme chez l’enfant autrichien, la prédominance des définis sur les indéfinis ne s’installe qu’après
deux ans. Auparavant, on observe une préférence pour les indéfinis.
6.2.2 Analyse des articles définis et indéfinis : genre et nombre, saillance
Cette analyse précise le développement des deux classes centrales, articles définis
et indéfinis, chez chacun des enfants et examine les effets de genre et de nombre
(hypothèses de prééminence du masculin et du singulier), ainsi que les effets de
saillance perceptive.
En ce qui concerne l’enfant française (Tableau 2), les tout premiers déterminants produits dans la période 1 sont des articles définis, probablement non analysés (les pépieds = les pieds, la pa = la poupée, la baba = le bébé). Durant la période
2 et au-delà — en réalité, jusqu’à l’âge de 2;4, tant que les déterminants sont peu
nombreux– quelques rares définis sont utilisés, mais les indéfinis dominent la production (un chat, un pion = un biberon, une mouche là, cherche une serviette, des
pâtes !). C’est à partir du moment d’explosion et d’emploi systématique des déterminants que s’affirme l’avantage des définis, alors souvent deux fois plus fréquents
que les indéfinis.
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51
52
Dominique Bassano, Katharina Korecky-Kröll, Isabelle Maillochon et Wolfgang U. Dressler
Dans quelle mesure se vérifient dans ces données les hypothèses de prééminence du masculin sur le féminin et du singulier sur le pluriel ? S’agissant des indéfinis, la distinction masculin/féminin a été examinée au singulier, où elle est
marquée univoquement et sans ambiguïté. La forme Masc. Sg un est produite par
Pauline dès 1;6 alors que la forme Fem. Sg une apparaît à 2;0. La fréquence de la
première est supérieure à celle de la seconde dans chaque période et globalement
(Masc. Sg : 66 % des indéfinis singuliers, vs. Fem. Sg : 34 %). La forme du pluriel des,
non marquée pour le genre, est produite pour la première fois à 2;3 et sa fréquence
est très inférieure aux formes du singulier dans chaque période et globalement
(Sg : 84 % des indéfinis, vs. Pl : 16 %). Pour les indéfinis, la prédominance attendue
du masculin sur le féminin est donc nette dans les données de Pauline, et celle du
singulier sur le pluriel plus encore. Cette double prédominance se retrouve dans
l’input, bien que légèrement atténuée (Masc. Sg : 60 % des indéfinis singuliers, vs.
Fem. Sg : 40 % ; Sg : 69 % des indéfinis, vs. Pl. : 31 %).
Pour les définis, la distinction masculin/féminin est marquée au singulier de
façon non univoque (masculin : le, du, au ; féminin : la, de/à la), non marquée
dans la forme élidée ambiguë (l’) et non marquée au pluriel. La première forme
produite par Pauline est celle du Fem. Sg la, puis celle du Masc. Sg le, les deux
formes restant aussi fréquentes l’une que l’autre dans toutes les périodes. La forme
contractée du apparaît plus tardivement, à 2;4. La forme du pluriel les, produite
sporadiquement très tôt, n’est pas non plus assurée avant 2;4. Au total, les formes
cumulées marquées pour le masculin sont plus fréquentes que les formes marquées pour le féminin (Masc. Sg : 50 % des définis singuliers vs. Fem. Sg : 41 %),
mais la prédominance du masculin est beaucoup moins nette s’agissant des définis
que des indéfinis, cela en raison de la forte fréquence de la forme la par rapport
à le, en particulier dans les premières périodes. En revanche, la prédominance
du singulier sur le pluriel pour les définis (Sg : 84 % des définis, vs. Pl. : 16 %) est
exactement comparable à celle observée pour les indéfinis. L’ input présente des
tendances analogues (Masc. Sg : 46 % des définis singuliers, vs. Fem. Sg : 42 % ; Sg :
82 % des définis, vs. Pl. : 18 %).
En ce qui concerne l’enfant autrichien (Tableau 3), les articles indéfinis émergent aussi en priorité. Jan commence par produire la forme du féminin eine (à
l’âge de 1;10), suivie par la forme du masculin ou du neutre ein et la forme incorrecte *einer au lieu de ein (qui, dans ce contexte précis, doit être interprétée comme
un pronom indéfini erroné). Les articles définis der et das apparaissent seulement
à 2;1, suivis par den, die et dem à l’âge de 2;2. La première forme contractée imitée
(vom) est produite à 2;1, mais la première forme contractée spontanée (im) seulement à 2;3. Pendant les trois premiers mois de production des articles chez Jan
(1;10–2;0), on peut donc observer une légère préférence pour les formes indéfinies
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dissyllabiques (eine, *einer : 5 occurrences, ein : 3 occurrences), probablement due
à leur plus grande saillance phonologique.
En raison de la forte ambiguïté des articles allemands pour ce qui est des
marques du genre, du nombre et du cas, la vérification des hypothèses de prééminence du genre masculin et du nombre singulier s’avère peu concluante si l’on
s’appuie seulement sur les formes des articles. Seulement 8 % des articles indéfinis
produits par Jan sont univoques (la forme einen qui correspond au masculin singulier à l’accusatif). La grande majorité (92 %) des indéfinis (ein, eine, einer, einem,
eines) et la totalité des définis (der, die, das, den, dem, des) présentent des ambiguïtés de nombre, de genre ou de cas (ou même des trois à la fois).
Nous avons donc effectué une seconde analyse, fondée sur le genre et le
nombre des noms (dans la langue cible) associés aux emplois des articles définis
et indéfinis. Cette analyse montre, pour le singulier, une nette prédominance du
genre masculin sur le neutre et plus encore sur le féminin, cela s’agissant des indéfinis (Masc. Sg : 53 % des indéfinis singuliers, vs. Fem. Sg : 18 %, vs. Neut. Sg : 30 %),
comme des définis (Masc. Sg : 55 % des définis singuliers, vs. Fem. Sg : 19 %, vs.
Neut. Sg : 26 %). Elle montre aussi une forte prédominance du singulier sur le pluriel pour les articles définis (Sg : 90 % des définis, vs. Pl. : 10 %). Pour les indéfinis,
il n’existe pas d’article au pluriel. L’input montre des tendances similaires pour le
genre (Masc. Sg : 48 % des indéfinis singuliers, vs. Fem. Sg : 19 %, vs. Neut. Sg : 34 % ;
Masc. Sg : 49 % des définis singuliers, vs. Fem. Sg : 24 %, vs. Neut. Sg : 27 %) comme
pour le nombre (Sg : 91 % des définis, vs. Pl : 9 % ; pas d’article indéfini pluriel).
6.2.3 Les erreurs sur les déterminants
Les analyses précédentes ne distinguaient pas entre formes correctes et formes erronées. Cette sous-section examine dans quelle mesure les deux enfants, lorsqu’ils
produisent un déterminant, commettent des erreurs morphologiques. Comme
l’indique le Tableau 2 (colonnes ‘erreurs de forme’), Pauline produit très peu de
formes erronées (9 au total, soit 2 % des déterminants employés), et la majorité
de ces erreurs sont tardives. Deux sont des erreurs de genre (forme du féminin
à la place du masculin), les autres correspondent à un défaut de contraction ou
d’élision, ou à l’emploi d’un déterminant devant un nom propre. Jan (Tableau 3)
produit nettement plus d’erreurs que Pauline (48 au total, soit 10 % des déterminants employés), beaucoup dans la période 3. La plupart (40) sont des erreurs de
genre ou de cas, parfois impossibles à distinguer, comme dans Ich habe ein Fisch
(J’ai un poisson) avec ein mis pour einen, qui peut être un emploi du neutre à la
place du masculin ou du nominatif à la place de l’accusatif. On trouve quelques
cas d’utilisation d’un pronom indéfini au lieu de l’article, et un cas d’emploi de
déterminant non requis devant un nom propre. La comparaison est convaincante :
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comme attendu, l’enfant autrichien produit plus d’erreurs que l’enfant française, et
en particulier beaucoup d’erreurs de genre ou de cas.
7. Discussion
7.1 La variation interlangue dans l’acquisition des déterminants
Conformément à notre hypothèse contrastive de base, le développement de la
contrainte d’emploi du déterminant devant le nom débute plus précocement en
français qu’en allemand. L’enfant française produit quelques déterminants dès
les premières observations et d’assez fréquents fillers pré-nominaux, tandis que
l’enfant autrichien, ne produisant pas de déterminant avant l’âge de 1;10 et pratiquement pas de fillers, présente un taux initial d’omission très élevé. Cependant,
si l’enfant de langue allemande fait preuve d’un délai d’émergence dans l’emploi
des déterminants, la contrainte est acquise à peu près au même moment pour les
deux enfants (avant 2;6), au terme d’un processus d’explosion très similaire. Ces
résultats s’accordent avec ceux d’autres études contrastives comparant des enfants
germanophones et hispanophones et indiquant que les petits Allemands avaient
six mois de retard par rapport aux Espagnols dans le développement de l’article
mais rattrapaient ces derniers avant 2;6 (Lleó & Demuth 1999 ; Lleó 2001). Ainsi,
le retard de développement du déterminant en allemand apparaît comme un délai
d’émergence, mais pas d’acquisition, si l’on entend par acquisition l’atteinte du niveau adulte d’intégration de la contrainte d’emploi. Toutefois, l’examen du critère
de correction fait apparaître un taux d’erreurs sur les déterminants plus élevé chez
l’enfant autrichien que chez l’enfant française.
Le délai d’émergence des déterminants en allemand peut être mis en rapport
avec les propriétés prosodiques et morphophonologiques du système. Comme
discuté en introduction, la production de déterminants ou de fillers prénominaux
est vraisemblablement favorisée par la structure prosodique des langues fournissant des modèles lexicaux non ambigus pour l’intégration prosodique des articles, ce qui est plus fréquemment le cas des langues romanes que des langues
germaniques (Bassano et al. 2008 ; Lleó & Demuth 1999). L’avantage est net si
l’on compare le français, dont la préférence pour la structure binaire iambique
facilite la production de syllabes non accentuées devant les noms monosyllabiques
(le/un chat), et l’allemand, à préférence trochaïque (Bassano et al. sous presse).
D’autre part, les propriétés morphophonologiques spécifiques du système allemand de déterminants peuvent partiellement expliquer l’absence de fillers prénominaux chez l’enfant autrichien. Les déterminants de l’allemand — dont certains
sont dissyllabiques et accentués — sont moins propices à générer des fillers que les
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déterminants du français. Cela ne signifie évidemment pas que les enfants apprenant l’allemand ne produisent jamais de fillers. Certains en produisent (cf. Penner
& Weissenborn 1996), mais il reste que l’utilisation des fillers est favorisée dans les
langues ou les variantes qui présentent beaucoup de proclitiques non accentués.
Le taux de production d’erreurs formelles, nettement plus élevé chez l’enfant
autrichien que chez l’enfant française, est à mettre en relation avec la complexité
morphologique et l’opacité du système allemand : la plupart des erreurs de Jan
sont des erreurs de genre et/ou de cas, qui ne peuvent souvent pas être distinguées
pour des raisons d’homophonie (Korecky-Kröll & Dressler 2009). En concordance
avec les résultats de Pauline, la rareté des erreurs chez les enfants français — en
particulier des erreurs de genre — a souvent été notée (Kupisch, Müller & Cantone
2002). Elle peut être liée aux capacités des enfants à repérer certaines régularités morphophonologiques associées au masculin ou au féminin sur la finale des
noms, ou, plus vraisemblablement à nos yeux, au fait que les enfants français apprennent précocement à prêter attention aux déterminants, marqueurs fiables du
genre et du nombre. Il faut noter aussi que les fillers produits en français, s’ils sont
des précurseurs de déterminants, sont aussi des sortes d’erreurs, en tout cas des
approximations auxquelles manquent notamment les marques morphologiques.
Notre comparaison interlangue a ses limites. Elle ne porte que sur un enfant
de chaque langue –et de sexe différent- ce qui rend difficile la distinction entre
variation linguistique et variation individuelle. Les filles sont généralement plus
précoces que les garçons en matière de langage (l’étude de Veneziano et Parisse,
2010, sur l’émergence des verbes en français chez –seulement aussi- deux enfants
indique un décalage de 2–3 mois en faveur de la fille). Bien que l’effet ‘fille/garçon’ ne soit pas observé dans toutes les études, nous ne pouvons exclure que cette
variable ait joué dans la notre, de même que d’autres aspects de la variation individuelle. Cependant, nos résultats sont compatibles avec les prédictions et hypothèses du modèle linguistique dont nous sommes partis, ainsi qu’avec d’autres
études comparatives, et, en l’état, apportent une confirmation à l’interprétation en
termes de variation interlangue.
7.2 Les hypothèses de prééminence : (in)définitude, genre, nombre
Dans quelle mesure l’hypothèse d’une prééminence du défini sur l’indéfini est-elle
vérifiée par nos données ? Elle l’est au plan des fréquences globales moyennes, nettement à l’avantage des articles définis. Comme on l’a vu, les articles définis et indéfinis prédominent globalement sur les autres classes de déterminants, et les définis sur les indéfinis, dans les données du français comme dans celles de l’allemand,
chez les enfants comme dans l’input. La supériorité de fréquence de l’emploi des
définis sur les indéfinis, qui apparaît comme une similitude de fonctionnement
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dans les deux langues, est compatible avec les théories linguistiques les plus classiques considérant l’article défini comme l’article de base, non marqué, et la ‘définitude’ (impliquant identifiabilité et unicité) au centre de la notion grammaticale
de déterminant (Lyons 1999).
Cependant, cette conception est débattue, notamment par les descriptions
qui considèrent l’indéfini singulier comme l’article non marqué (Farkas 2006),
ou celles qui soulignent l’existence de langues n’encodant pas la ‘définitude’ dans
leur système de déterminants (voir Ghomeshi et al. 2009). Du point de vue diachronique, les articles définis se sont développés avant les indéfinis dans certaines
langues comme l’allemand, mais l’inverse se serait produit dans d’autres, comme
le français, où la grammaticalisation de l’article indéfini à partir du numéral latin
unum et de l’article défini à partir du démonstratif illum s’est effectuée très tôt dès
la période romane, et sans doute d’abord pour l’indéfini (Carlier 2001 ; MarchelloNizia 2006).
Les résultats développementaux que nous avons obtenus suggèrent aussi de
nuancer l’hypothèse de prééminence du défini sur l’indéfini : durant la période
d’émergence des déterminants, chez aucun des deux enfants, on n’observe cette
prééminence, qui ne s’établira qu’entre deux ans et deux ans et demi. Chez l’enfant autrichien, les indéfinis ein et eine sont produits à partir de 1;10, en même
temps que des quantificateurs et des adjectifs numéraux, alors que les définis ne le
sont pas encore. Chez l’enfant française, si les deux classes d’articles sont produits
entre 1;6 et 2;4, les indéfinis un et une sont pendant cette période un peu plus fréquents que les définis. Pour le français, les tendances sont compatibles avec l’étude
transversale de Bassano et al. (2008), qui indique des proportions moyennes de
définis et indéfinis sensiblement égales à 20 et 30 mois, la supériorité de fréquence
des définis ne s’affirmant qu’à 39 mois. Ces résultats suggèrent la possibilité d’une
émergence des articles par le biais des indéfinis. La précocité des indéfinis pourrait
s’expliquer par des raisons fonctionnelles, en liaison avec leur origine numérale
ainsi qu’avec leur fonction de dénomination et d’étiquetage, usuelle au début du
langage.
Qu’en est-il, dans nos données, des hypothèses de prééminence du masculin
sur le féminin et du singulier sur le pluriel ? Nous avons analysé séparément les
définis et les indéfinis, en utilisant les deux critères de précocité et de fréquence.
Pour le français, l’analyse des indéfinis a permis de conclure à une très nette prééminence du masculin sur le féminin et du singulier sur le pluriel. L’analyse des définis a montré aussi une très nette prééminence du singulier sur le pluriel, mais une
moindre prééminence du masculin sur le féminin, en raison de la fréquence élevée
et de la précocité de l’article défini féminin la (voir ci-après l’interprétation de ce
phénomène). La relative fréquence de la forme du féminin pour les définis par
rapport aux indéfinis apparaît dans d’autres données françaises, bien qu’elle soit
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particulièrement amplifiée dans le corpus de Pauline. Ainsi, l’étude transversale de
Bassano et al. (2008) indique, dans les groupes de 30 et 39 mois, une proportion
moyenne du féminin légèrement inférieure à celle du masculin pour les définis
(le : 15 % des déterminants, la : 12 %), alors que cette proportion est trois fois inférieure pour les indéfinis (un : 22 %, une : 8 %). Pour l’allemand, où l’ambiguïté des
formes des articles rend impossible l’analyse directe, nous avons eu recours à une
analyse indirecte fondée sur la fonction des articles. Cette analyse montre une très
nette prééminence du masculin sur le féminin et du singulier sur le pluriel, pour
les définis comme pour les indéfinis. Pour les deux langues, nos résultats viennent
donc, dans l’ensemble, à l’appui des hypothèses d’une prééminence des catégories
non marquées du masculin et du singulier, tant au regard de la fréquence que de
la précocité d’émergence.
Cependant, les tendances générales ainsi établies dans le développement des
articles définis et indéfinis demandent à être nuancées. L’existence de déterminants dissyllabiques en allemand nous avait conduits à formuler l’hypothèse que la
saillance perceptive spécifique de certaines formes pouvait jouer subsidiairement
en leur faveur. L’enfant autrichien manifeste en effet, dans la période d’émergence
des déterminants, une légère préférence pour les formes indéfinies dissyllabiques
(eine, *einer). Il est possible aussi que la précocité et la fréquence de l’article défini
féminin la dans les données de l’enfant française soient liées à la saillance phonologique de la voyelle [a] de cette forme, contrastant avec le schwa de la forme du
masculin le. A l’appui de cette interprétation, on notera que, tandis que la forme
de l’article la n’est jamais indûment tronquée, la forme le l’est souvent dans le français familier, signe de sa moindre saillance phonologique (le corpus de Pauline en
contient des exemples : est pas dans l’même sens, la boîte ; on met là, l’bébé). Finalement, la précocité de développement des indéfinis dans les deux langues pourrait
être favorisée par différents phénomènes de saillance phonologique (saillance de
la forme un par rapport à le en français, saillance des formes d’indéfinis dissyllabiques en allemand).
8. Conclusion
Cette étude, qui compare le développement de deux enfants apprenant respectivement le français et l’allemand autrichien, a montré comment l’acquisition des
déterminants était influencée par les propriétés morphosyntaxiques des langues,
agissant en interaction avec les facteurs prosodiques et sémantico-syntaxiques. S’il
est remarquable que les deux enfants étudiés parviennent au même âge à l’intégration de la contrainte d’emploi du déterminant obligatoire devant le nom, leurs
trajectoires développementales diffèrent : l’émergence des déterminants semble
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être fonction des différences morphosyntaxiques et prosodiques entre les deux
langues, favorisant une apparition plus précoce en français.
En revanche, la réalisation des propriétés sémantiques des formes paraît suivre
des tendances similaires dans les deux langues — prééminence de fréquence du
défini sur l’indéfini, du masculin sur le féminin, du singulier sur le pluriel — sans
doute fondées sur le caractère marqué ou non-marqué de ces propriétés. Toutefois,
chez les deux enfants, ces tendances sont modulées par les analyses développementales. Le phénomène le plus notable est la précocité de production des articles
indéfinis, qui suggère la possibilité d’une émergence des déterminants dans le langage par le biais des indéfinis plutôt que des définis. Des données plus nombreuses
et sur d’autres langues seront nécessaires pour préciser ces résultats, notamment
avec une analyse des contextes linguistiques et non linguistiques de l’emploi des
déterminants.
Remerciements
Cette recherche a reçu le soutien financier de l’Agence Nationale pour la Recherche (Projet
LANGRAMACQ, ANR-06-BLAN-0011). Nous remercions les deux experts anonymes qui ont
relu cet article.
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Abstract
In many languages, noun determiner acquisition is a central aspect of the emergence of grammar in children. The study compares the development of determiners — between one and three
years of age — in the spontaneous productions of two children who acquire French and Austrian German, respectively. Starting with the contrast between Romance and Germanic languages
and focusing on morphosyntactic factors, it evaluates the impact of typological and languagespecific differences on determiner acquisition. We examine the prediction that determiners
should emerge earlier in French than in German and classical hypotheses concerning the preeminence of definite over indefinite, masculine over feminine, and singular over plural in the
light of developmental data.
Authors’ addresses
Dominique Bassano
Centre CNRS, Laboratoire « Structures
Formelles du Langage »
59–61 rue Pouchet
75017, Paris, France
Isabelle Maillochon
Centre CNRS, Laboratoire « Structures
Formelles du Langage »
59–61 rue Pouchet
75017, Paris, France
[email protected]
[email protected]
Katharina Korecky-Kröll
Austrian Academy of Sciences
Department of Linguistics and
Communication Research
Kegelgasse 27
A-1030 Vienna, Austria
Wolfgang U. Dressler
Austrian Academy of Sciences
Department of Linguistics and
Communication Research
Kegelgasse 27
A-1030 Vienna, Austria
[email protected]
[email protected]
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