2. Les passions nationales
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2. Les passions nationales
1 LES DIALOGIQUES DU MEMORIAL DE CAEN Cycle 2014 Second semestre Cycle : La mémoire contestable par Charles-Edouard Leroux [email protected] 2. Les passions nationales L’évènement fort que constituent, de manière multiple, les révolutions en cours au Moyen Orient ont immédiatement été associées, sous la formule de Printemps arabe, au Printemps des peuples qui ont marqué dans l’Europe de 1848 la poussée des sentiments nationaux. Cette capillarité mémorielle, qui est également à l’œuvre dans la question ukrainienne, constituera le point de départ d’une réflexion sur les conditions auxquelles les passions nationales, si déconsidérées par les apologistes de la mondialisation, pourraient se révéler susceptibles de construire un avenir positif pour nombre de peuples. ____________ I Pour renouer avec le fil du propos engagé le mois dernier, je voudrais en premier lieu rappeler l’orientation de ma réflexion. A l’heure où se multiplient les rappels mémoriels, et où les instances politiques, enseignantes, éducatives, commerciales mêmes, rivalisent d’ingéniosité pour conjuguer en tous sens le devoir de mémoire1, parfois jusqu’à l’inflation, souvent jusqu’aux conflits des mémoires et même aux abus de mémoire, il semble que nous n’en soyons plus actuellement au point de la fin du siècle dernier où nous avions à nous convaincre de la nécessité de réintroduire la mémoire dans l’élaboration de nos identités individuelles et collectives, mais plutôt au point de nous interroger désormais sur la pertinence de nos références mémorielles dans une ambiance, parfois, de trop-plein mémoriel. Je parle de pertinence dans la mesure où la mémoire peut tout autant servir le vivre 1 Pour une synthèse de la question http://centrealbertobenveniste.org/formail-cab/uploads/Pour-une-genealogie-du%20devoir- de-memoire-Ledoux.pdf 2 ensemble, se situant du côté de la réconciliation, voire du pardon, que compliquer voire empêcher la construction de projets nouveaux en maintenant à vif les traumatismes et les rancunes occasionnés par les tragédies passées. Si j’ai parlé le mois dernier des nostalgies susceptibles de sommeiller au fond de toute mémoire, c’était pour introduire cette idée que le devoir de mémoire peut constituer, éventuellement au corps défendant de celui qui la mobilise, un facteur de dérive, ainsi que l’illustre le phénomène précisément nommé régression en psychanalyse2 pour diagnostiquer chez un sujet le retour à un stade de développement antérieur dans des circonstances où il s’agirait, tout au contraire, d’aller de l’avant, de construire un projet inédit ; autrement dit de grandir, ce qui signifie en somme, pour citer Hannah Arendt, « inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin »3. C’est pourquoi j’ai choisi comme intitulé pour ces quatre conférences : la mémoire contestable. Formule qu’il convient d’entendre en deux sens, à savoir, d’une part, que nous devons pouvoir contester qu’il faille à tout prix faire œuvre de mémoire là où parfois, peut-être, s’impose de tourner la page pour voir et comprendre le monde dans ce qu’il a d’inédit ; nous avons parfois e sentiment d’une complaisance, d’un ressassement mémoriels qui peuvent se substituer à une prise en compte lucide du présent et empêcher un rapport lucide à l’avenir ; et d’autre part, je signifie par mémoire contestable que tout travail de mémoire doit pouvoir donner lieu à discussion, critique, mise en question, contestation pour que la mémoire ne devienne pas la nouvelle pensée unique, le nouvel instrument de blocage de la société en proie aux démons d’un « passé qui ne passe pas », pour reprendre la formule qu’Henry Rousso a naguère appliquée à la mémoire du régime de Vichy. 4 En somme, y a-t-il pertinence ou non pertinence du rappel mémoriel, et avec quel degré d’urgence ? Est-ce que nous n’encourons-nous pas, en chaque circonstance où s’impose un geste de mémoire, le danger de raviver en pure perte des épisodes dramatiques ou de confisquer pour les nouvelles générations des possibilités d’avenir inédites ? Mais alors au risque de considérer, comme l’a écrit l’historien Tony Judt, que « le passé n’a rien d’intéressant à nous apprendre »5. Ce qui n’est pas sans faire question. Avant de trancher, prenons conscience que ce qui vaut pour Munich ou pour Vichy ou pour la tragédie algérienne doit valoir aussi pour le Rwanda ou la Bosnie, pour l’Irak, la Tunisie ou l’Ukraine. C’est pour démêler cet écheveau des relations complexes entre mémoire et oubli, mémoire utile et mémoire traumatique, mémoire légitime et mémoire instrumentalisée, que j’ai proposé de concentrer notre réflexion sur ce que je désignerai, de la manière la plus large possible, comme les passions nationales. II 2 Bernard Chervet : Place et valeur de la régression dans les traitements analytique (2006). http://www.societe-psychanalytique- de-paris.net/wp/?p=1727 3 Hannah Arendt : Condition de l’homme moderne (1958). Ed. Agora, 1983. 4 Eric Conan et Henry Rousseau : Vichy, un passé qui ne passe pas. Nouvelle édition, 500 p., Fayard/Pluriel, 2013. 5Tony Judt, (1948-2010) : Retour sur le XXe siècle. Une histoire de la pensée contemporaine. (UK, 2008). Champs/essais, 647p., 2012. 3 Cet intitulé de passions nationales est quasi pléonastique, dans la mesure où nous sommes presque tous les héritiers d’une histoire dans laquelle s’est trouvée et se trouve encore mise en cause l’idée nationale, associée, dans le jeu complexe des évènements et des crises qui ont agité le siècle (entre Communards et Versaillais, dreyfusards et antidreyfusards, dans le développement des Internationales, Ouvrière ou Socialiste, dans le jeu des colonisations et décolonisations, des patriotismes républicain ou poujadiste, et jusque dans les avatars de l’idée européenne), aux exaltations, objurgations, accusations et confrontations, en sommes aux passions qui ont rythmé et rythment encore, dans la plupart de nos vieux Etats-nations européens et des anciens Empires, russe, occidentaux et asiatiques, comme dans les quasi ou pseudo Etats de certaines régions du monde actuel et dans les démocraties de transition, la longue marche des peuples en quête de souveraineté, précisément nationale. Je distingue ainsi délibérément la passion nationale de la passion nationaliste, même si la distinction n’est pas toujours aisée à opérer, en ce que mon propos, qui est de travailler sur ce que je présente comme la mémoire contestable, vise à montrer que le monde présent, qui avait cru, sans doute un peu vite, pouvoir remiser la question du national au magasin des idéologies d’antan, se trouve plus que jamais mis en demeure de clarifier les idées de nation et de nationalisme, demeurées, en dépit (ou en raison) de l’effondrement du bloc soviétique et de l’avènement de la mondialisation, des enjeux géopolitiques de première importance. Je rends hommage à Bernard Michel, historien spécialiste de l’Europe Centrale, qui a su diagnostiquer, dès la fin de la Guerre froide, que l’une des clés de déchiffrement des crises qui allaient rythmer l’histoire occidentale au XXIe siècle résiderait dans la réappropriation des idées nationales de la part des pays libérés du joug soviétique. 6 Mais je crois qu’au-delà du champ d’étude de Bernard Michel, il s’avère que la réapparition des idées nationales (ou nationalistes) dans le débat démocratique nous oblige à revenir sur cette idée que la question du nationalisme vaut en tout cas d’être (ré)examinée attentivement. Je crois que, sous l’impulsion d’un certain nombre de facteurs dont je m’efforcerai de rendre compte un peu plus loin, nous avons un peu trop vite tourné le dos à une histoire, celle du XXe siècle, terriblement violente et extrêmement culpabilisante, en particulier – mais pas seulement – pour un Occident qui s’est tellement cru destiné à dominer les monde qu’il s’était pensé, à travers les Etatsnations qui en constituent la trame politique, comme le dépositaire de valeurs universelles qui devaient éclairer « l’humanité en marche », pour reprendre le titre d’une collection ambitieuse dédiée à cette question au début des années 70. Et c’est précisément en tournant cette page d’un XXe siècle tourmenté que nous avons été tentés de jeter l’idée nationale aux oubliettes. Cela parce qu’aux cours des XIX et XXe siècles le nationalisme, entendu en ce cas comme l’exaltation du sentiment national promu à la hauteur du sacré, a révélé tout ce que pouvait receler de négatif l’affirmation nationale, associée à une volonté de puissance qui s’est exercée si souvent au détriment de masses d’individus sacrifiés, à l’intérieur des 6 Michel Bernard : Nations et nationalismes en Europe Centrale. XIX-XXe siècles. 321 p. Aubier, 1996. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342x_1995_num_60_4_4479_t1_1027_0000_1 4 Etats-nations, comme à l’extérieur, aux intérêts supérieurs d’une entité proclamée nationale. Colonialisme, racialisme, ethnicisme, antisémitisme, xénophobie, à l’Ouest comme à l’Est de l’Europe, dans l’Empire soviétique comme dans la Chine de Mao : c’est très souvent au nom des intérêts nationaux supérieurs que furent commises les atrocités de l’ âge des extrêmes, pour reprendre le titre de l’ouvrage qu’Eric J. Hobsbawm a naguère consacré à l’ histoire du court XXe siècle7. L’un des axes majeurs des travaux d’Hobsbawm réside précisément dans l’étude de la construction des nationalismes en Europe depuis la fin du XIXe siècle, qui conduit l’historien à la contestation des mémoires nationales, dont il explique que les traditions censées fonder le passé commun d'un peuple sont souvent inventées ou revisitées à des fins totalitaires. 8 Il convient, bien entendu, d’opérer toujours une distinction entre l’idée nationale comme principe d’adhésion à un ensemble ou à une composante d’un ensemble sociopolitique appelé Etat et l’exaltation belliciste à laquelle peut donner lieu une telle idée. C’est sans doute faute de cette distinction que le terme de nationalisme s’est trouvé discrédité pour la raison qu’il a été souvent considéré comme l’un des facteurs principaux qui ont inspiré, au XXe siècle, les idéologies impérialistes, racistes et xénophobes et alimenté les propagandes bellicistes. Il n’est pas dans mon intention d’entrer ici dans l’exploration de ce qu’il est convenu d’appeler l’antinationalisme, dans la mesure où chacun d’entre nous peut savoir tout ce que les passions nationales ont pu faire subir aux Etats-nations d’Europe tout au long du XXe siècle. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est de prendre en considération ce fait que la fin de la Guerre froide, l’émancipation des anciens empires coloniaux, la globalisation des échanges, la construction et l’élargissement de l’Europe, loin d’avoir consacré l’affaiblissement des sentiments nationaux, loin de confirmer la thèse de Francis Fukuyama prophétisant, en 1992, la fin de l’histoire et l’avènement d’une paix inédite consacrée par la seule loi de l’activité économique mondialisée 9, les passions nationales sont loin d’avoir fait long feu, et même sont en passe de constituer aujourd’hui, à travers le retour en force de la géopolitique, l’une des clés du déchiffrement de la marche du monde. Nous pourrions dire que la faiblesse de la thèse de Francis Fukuyama reposait sur un déni de mémoire, puisqu’au fond, préconiser la fin de l’histoire revenait à reléguer le passé au rang de souvenir inconsistant, à l’édulcorer, à considérer que tout le vécu antérieur des sociétés pouvait se trouver comme nul et non avenu du seul fait de la domination sans partage du marché mondialisé. Comme si le marché pouvait abroger la mémoire, faire taire les nostalgies, distribuer urbi et orbi l’absolution pour tout ce qui s’est produit avant la fin de l’histoire. Alain Minc manifestait pourtant son étonnement dès 1990 : « La nation, cette étrange figure, est de retour. C’est tout notre imaginaire qui risque de se transformer. Depuis un demi-siècle, il s’était articulé autour d’une double conviction : le dynamisme économique rapproche les pays, et la construction européenne en était la projection naturelle. Cette utopie est en 7 Eric J. Hobsbawm (1917-2012): L’âge des extrêmes (1994). Rééd. André Versailles éd., 2008, 810 p. 8 Eric J. Hobsbawm (1917-2012): Nations et nationalismes depuis 1780 : programmes, mythe et réalité (1990). 384 p., Folio Histoire, 2001. 9 Francis Fukuyama : La fin de l’histoire et le dernier homme (1992). Collection Champs/Essais. 5 voie de disparition. »10 Minc témoignait déjà de cet effet de surprise, qui va totalement à l’encontre de la thèse d’une fin de l’histoire. Il n’évoque pas tant le nationalisme, que nous aborderons un peu plus loin, que l’idée de nation. Et quand il souligne que « c’est tout notre imaginaire qui risque de se transformer », il perçoit, d’une certaine manière, à quel point les phénomènes de mémoire répondent à des logiques que les seules injonctions du devoir de mémoire, des commémorations et des lois mémorielles ne peuvent suffire à canaliser. J’ai insisté, le mois dernier, sur le poids des nostalgies qui s’exercent, de manière souvent involontaire et inconsciente, en matière de mémoire collective. Nous recevons ici la confirmation que l’impératif mémoriel, le volontarisme mémoriel, tout légitime et tout urgent qu’il soit, peut se trouver contesté par des forces de mémoire et d’oubli qui viennent contredire, et parfois contrarier, nos désirs d’avenir. Le regain de l’idée nationale en est l’illustration. Et quand je parle de mémoire contestable, ce n’est pas pour donner raison aux nostalgiques, voire aux révisionnistes (aucune allusion à Eric Zemmour !); quand je veux énoncer que la mémoire doit pouvoir être contestée, c’est parce que je crois qu’en matière de mémoire, la critique, le débat, la discussion doivent avoir lieu, au risque, comme l’écrit Minc, de transformer notre imaginaire, de décevoir nos attentes, de trahir nos utopies. Mais c’est parfois, peut-être, le prix de la lucidité. En somme, que nous le voulions ou non, les passions nationales sont à nouveau à l’ordre du jour, et la marche du monde se trouve décidément condamnée à en tenir compte. III En la matière, je distinguerai la résurgence, la recrudescence, et l’émergence de passions nationales, trois modalités qui présentent des enjeux de mémoire de natures très diverses. Les résurgences, d’abord. Résurgence du nationalisme arabe enclenché au début des années 70 11, résurgence du nationalisme japonais à l’occasion des législatives de 2012 12, qui pourrait remettre en cause l’équilibre de la zone asiatique, ou résurgence du nationalisme dans la zone Europe, comme l’a attesté la crise de 2010 autour du reproche fait à l’Allemagne d’adopter une posture « nationaliste » sur la question de l’euro, ou bien la tournure prise par l’actuelle la campagne présidentielle en Bosnie. Les résurgences, autrement dit le retour au premier plan d’idées nationales – ou nationalistes, plus accentuées – mettent en œuvre, par définition, des processus mémoriels visant à légitimer des projets sociétaux, et peuvent, ou du moins doivent pouvoir donner lieu à contestation dans la mesure où elles se réclament du passé. Plus alarmantes, les recrudescences, qui infléchissent un sentiment national somme toute légitime dans le sens d’un déni de démocratie et d’ouverture, comme c’est le cas en Turquie depuis quelques années, où la passion nationale qui a constitué l’une des « six flèches » (expression turque) de 10 Alain Minc : La vengeance des nations (1990). Le livre de poche. 11 http://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2004-2-page-59.htm 12 Pour une vue globale 1759_1988_num_18_1_2913 de la question nippone http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294- 6 l’époque kémaliste, tend à se métamorphoser en un nationalisme régressif sous influence islamiste13. En Europe, la recrudescence, non pas simplement des sentiments nationaux, mais des nationalismes radicaux dont on assiste au durcissement en Hongrie, en Serbie, en Grèce, en Norvège, en Suède, en Belgique, aux Pays-Bas, ainsi qu’en France ou en Italie, doivent impérativement donner lieu à débat, à l’intérieur, mais aussi notamment à l’échelle des instance européennes, dans la mesure où ils constituent autant d’indices que non seulement les étapes majeures de la construction européenne se voient déniées, mais encore que la relation au passé sanglant de l’Europe des années 30-40 ne semble plus suffire à motiver des engagements contre les haines et les discriminations dont sont porteurs les nationalismes. Emergences, enfin, du sentiment national dans des sociétés qui aspirent à la démocratie. Là encore, je voudrais souligner l’importance du mémoriel dans la mesure où, au Maghreb comme en Afrique noire, les aspirations à la démocratie, par références à l’histoire politique de l’Europe, passent, selon un phénomène que j’ai qualifié de capillarité, par la découverte (ou redécouverte, selon les cas) d’une revendication nationale (sinon nationaliste). Mais là encore, la complexité de la mémoire, liées à la fois aux spécificités mémorielles imposées par les traditions orales et aux traumatismes de la période coloniale, demande la mise en œuvre d’un débat de mémoire de longue haleine, dont un considérable travail collectif dirigé par Jean-Pierre Chrétien permet de mesure l’ampleur.14 Bien sûr, les questions de mémoire, même et peut-être surtout lorsqu’elles mettent en jeu les passions nationales, ne sont pas neutres, et nous n’aurons pas la naïveté de penser que les réveils nostalgiques ne sont pas en relation avec les politiques de puissance, les intérêts économiques et géostratégiques présents. Néanmoins, nous devons faire une différence entre la résurgence du nationalisme comme repli identitaire, fermeture, exclusion, tel qu’entretenu, entre les deux guerres mondiales, par les dictatures et les Etats totalitaires ; et le nationalisme émancipateur, libérateur que notre mémoire a pérennisé sous l’appellation de Printemps des Peuples ou Printemps des Révolutions qui a enflammé l’Europe en 1848 et a préludé à forger ou à renforcer l’unité politique d’un certain nombre de peuples en Europe du Nord, du Sud et de l’Est. Tout à l’inverse du nationalisme que je qualifierais d’hostile, le nationalisme émancipateur du Printemps des Peuples de 1848 s’est voulu, ainsi que le rapportent Jean-Claude Caron et Grégoire Kauffmann, un laboratoire d’idées et de batailles de rues qui ont ouvert la voie aux progrès démocratiques dans l’Europe du XIXe siècle 15. C’est en ce sens, par ce que j’appellerai un phénomène de capillarité, que nous avons eu la tentation de saluer, à travers ce que nous avons peut-être un peu hâtivement qualifié de Printemps arabes, le réveil d’un certain nombre de peuples, du Maroc à la Syrie, en passant par l’Egypte et la Lybie, depuis 2011. Mais nous avons rapidement appris, devant la complexité des bouleversements à l’œuvre dans cette région du monde, à découvrir ce qu’Eric Denécé a appelé « la face cachée des révolutions arabes »16, et à saisir que nos schémas mémoriels, encore récemment influencés par la période 13 http://www.turquieeuropeenne.eu/reflexion-sur-le-nationalisme-turc.html 14 Collectif : Jean-Pierre Chrétien (dir) : Histoire d’Afrique. Les enjeux de mémoire. 504 p. Ed. Karthala, 1999. 15 Jean-Claude Caron et Grégoire Kauffmann : 1848, le printemps des peuples. 219 p. Garnier/Le Monde, 2013. 16 Eric Denécé : La face cachée des révolutions arabes. 528 p. Ellipses Marketing, 2012. 7 coloniale, ne pouvaient nous dispenser d’une patiente étude historique et sociopolitique du monde islamique. Décidément, il se peut que le passé de nos passions nationales ne nous aveugle une fois de plus sur notre manière d’appréhender la marche du monde. Déjà, l’éclatement du conflit en exYougoslavie en 1994, au cœur de l’Europe, a été d’autant plus brutal et plus meurtrier que nombre de pays européens, trop tranquillement installés dans la conviction que c’est désormais l’Europe qui compte, ne l’avaient absolument pas pronostiqué. Une erreur de jugement, et probablement une faute, qui repose sur ce déni de mémoire qui nous a menés à considérer l’idée nationale comme quelque chose de dépassé. Ainsi Jean Sévillia engage-t-il un réquisitoire : « A force de se comporter comme si les puissances d’enracinement et de mémoire ne comptaient pour rien, à force de tenir la nation pour quantité négligeable, à force de considérer les sociétés sous le seul angle de l’activité économique, les milieux qui donnent le ton sont désarçonnés quand la guerre éclate [en exYougoslavie] »17. Nous retrouvons, dans ces deux situations, celle de notre attitude face au conflit en ex-Yougoslavie et celle de notre attitude face aux Printemps arabes, les deux raisons pour lesquels ne devons pas perdre de vue à quel point la mémoire (et son corollaire, l’oubli), doivent demeurer contestables : dans le cas de l’ex-Yougoslavie, nous avons été aveuglés par une sorte de refoulement de l’importance des enracinements nationaux, soigneusement tenus au secret sous la chape soviétique ; dans le cas des Printemps arabes, nous avons été un peu vite en besogne, victime d’une association, et même d’une assimilation mémorielle avec le Printemps des peuples de 1848 qui nous a, là encore, privés de jugement sur la réalité complexe des mondes musulmans. Quand je revendique la mémoire contestable, c’est précisément pour que la mémoire serve la lucidité et nous éclaire sur la conduite à suivre face aux évènements qui se déroulent sous nos yeux. Il résulte de ma réflexion que la question mémorielle, qu’éventuellement le seul recours au devoir de mémoire ne sauraient sans danger pour nous mêmes et pour le destin de la planète, devenir le nouveau dogmatisme de ceux qui prétendent apporter leur pierre à la recherche des équilibres régionaux et mondiaux. L’exemple de la résurgence, du renforcement ou même de l’émergence des idées nationales, et de leurs formes exacerbées, les nationalismes, en Europe et dans le monde, nous enseigne à ne jamais considérer que le passé, tel que nous le saisissons à un moment donné, suffise à éclairer le présent. C’est probablement pour avoir négligé, si ce n’est oublié, de maintenir sous tous ses aspects la question des nationalismes, et d’abord des nationalités, en les considérant un peu rapidement comme des idées et des sentiments désuets, ou en tout cas non primordiaux, que nous prenons le risque de revivre ce que nous ne pensions pas devoir revivre. La mémoire est un moyen, non une fin, elle est un débat, non un dogme. Nous avons commencé, malgré nous peut-être, sous l’impulsion des nostalgiques de ce temps que nous avons trop vite appris à considérer comme « le temps du mépris » (A. Malraux) à réapprendre à penser nationalité, sentiment national, fierté nationale, et même identité nationale à la mesure d’un souci : la mémoire ne se décrète pas ; elle se fait, défait, s’éprouve au gré de l’air du temps. Et quand les temps deviennent difficiles, le désarroi peut rendre vie aux vieux démons, qui eux aussi peuplent nos mémoires. Ceux du nationalisme, des 17 Jean Sévillia : Le terrorisme intellectuel (2000). 303 p. Coll. Tempus. 8 nationalismes n’ont pas fini de nous hanter. Dans un essai dont j’ai mentionné l’intérêt lors de notre rencontre précédente, Bertrand Méheust parle de la nostalgie de l’Occupation18, moins pour faire état d’une situation qui caractériserait l’état actuel de notre société, que pour dire qu’au train où vont les choses, on peut s’attendre à tout, et au pire. La polémique de la semaine autour du livre d’Eric Zemour19 peut constituer un symptôme de ce que serait la nostalgie d’un temps que notre mémoire, sûre d’elle-même, nous a trop vite appris à considérer comme aboli. A nous donc la tâche de repenser et d’assumer l’idée nationale d’une manière, cette fois, positive et neuve, constructive, pour ne pas la laisser aux nostalgiques, de l’Occupation ou d’autres avatars du passé. Au-delà du devoir de mémoire, voici le temps de la mémoire contestable. 18 Bertrand Méheust (né en 1947): La nostalgie de l’Occupation. 210 p., La Découverte, 2012. 19 Eric Zemmour : Le suicide français. 544 p., Albin Michel, 2014.