À l`opéra - Raconter la vie

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À l`opéra - Raconter la vie
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Sortie de classe à l’opéra.
Quand j’ai vu que La Flûte enchantée se donnait à l’Opéra Garnier, je me suis dit :
« Il faut emmener les élèves ! » À l’époque j’étais professeur de philosophie dans
une ZEP de la banlieue parisienne. Cet opéra, je l’ai souvent écouté avec mon père
pendant mon enfance ; ce sont des airs, des scènes et des émotions qui font partie
de moi. L’ensemble est à la fois juvénile, voire naïf, et d’une profonde gravité. Moi
je le prends au premier degré, comme une belle histoire, et par chance c’était aussi
le parti pris du metteur en scène. Alors j’ai fait de petites recherches, j’ai préparé
un programme explicatif pour mes lycéens, nous avons écouté et commenté
plusieurs extraits en classe. Cet opéra est une œuvre populaire et imagée, elle est
donc passée très facilement. Car chacun pouvait s’identifier aux émotions des
personnages et des situations, malgré l’écart culturel apparent.
Mais il y avait aussi la barrière du périph’... D’autres barrières, celles des
administrations de l’Éducation Nationale et de l’Opéra de Paris ont été relativement
faciles à contourner : j’ai pu obtenir des places pour une représentation non
scolaire, en soirée. Les billets étaient en partie subventionnés par le lycée. Mais il
est évident que mes élèves n’étaient pas le public habituel, et ils le savaient mieux
que quiconque. Certains ne voulaient pas venir. D’autres ont sauté sur l’occasion.
Ils m’ont toutefois demandé comment ils devaient s’habiller. Ils avaient un peu le
trac. Et ils ont bien ri quand je leur ai demandé s’il fallait une autre subvention
pour le transport… Pour eux c’était la fête : les sandwichs dans le train, le métro,
les copains.
C’était il y a une quinzaine d’années mais je me souviens encore de la façon dont ils
sont entrés, en groupes ou par deux. Ils étaient fiers et en même temps intimidés.
Je ne les reconnaissais pas tout à fait car ils avaient été métamorphosés par ce
décor splendide : le grand escalier de Garnier. En revanche, je ne me souviens pas
qu’ils aient pris des photos ; ils ne se considéraient simplement pas comme des
touristes. Ils étaient chez eux, comme tous les spectateurs.
Il y en avait une, excellente élève, qui n’avait pas pu venir, au dernier moment,
parce qu’elle était punie par son père. Deux autres m’ont raconté qu’un homme
s’était jeté à leurs pieds pour acheter leurs places, au triple du prix, mais qu’elles
avaient refusé (le lendemain elles faisaient mine de regretter cette occasion
perdue). Un de mes lycéens, qui était aussi travailleur de nuit, avait son expression
sérieuse d’adulte et observait tout. Une brunette s’était maquillée avec des
paillettes.
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Le spectacle a été une vraie réussite ! Nous étions bien placés, sur le côté droit des
balcons. Chacun avait son petit fauteuil en velours rouge. Ils n’ont pas sorti de
chips, respectueux de mes consignes. À un moment j’ai eu un peu peur car il y avait
des mouvements sur ma droite. Un petit « rebeu » a été plus ou moins dragué par
une « vieille » (de mon âge). Ou est-ce lui qui l’a draguée ? Quoiqu’il en soit je les
entendais chuchoter discrètement, à quelques sièges de distance. Le lendemain je
n’ai pas eu d’explication très détaillée.
Une de mes élèves, violoniste, a pu longuement contempler l’orchestre car elle le
voyait très bien de sa place. Je me souviens de son regard enchanté quand elle me
l’a raconté. À la fin, le « rebeu » a crié BRAVO une dizaine de fois, d’une voix si
puissante que la salle entière en résonnait ! Je lui ai conseillé ensuite de s’inscrire à
des cours de chant mais j’ignore s’il l’a fait. C’est alors que les youyous ont retenti.
Deux grands youyous enthousiastes, lancés par des voix féminines. Oui, ce cri de
joie du désert, des mariages, des fêtes populaires du Maghreb ! Ce cri a bel et bien
retenti dans l’auguste coupole de l’Opéra Garnier (je suis sûre que je n’ai pas rêvé).
Quel décalage entre le lieu, le style de la musique, le style du public et ce cri ! Mais
son écho, dans ma mémoire comme dans la vaste coupole, prolonge la musique de
Mozart. Cet écho lointain fait véritablement partie du conte philosophique, car il
vient d’un lieu improbable où la paix, l’harmonie et la beauté peuvent conquérir les
cœurs des mortels. Et c’est bien de cela que parle La Flûte enchantée. Alors je me
dis que le décalage n’était qu’apparent : Mozart avait bel et bien écrit pour mes
élèves « de banlieue, issus de l’immigration, minorité visible ». Ce soir-là, à l’opéra,
ils étaient vraiment chez eux. Et c’était exactement la leçon de philosophie prévue
au programme.
Parfois, je suis tentée de me dire que La Flûte enchantée a perdu ses pouvoirs : que
la guerre, la cupidité et la bêtise ont conquis le monde. Ne reste alors que la pénible
nostalgie d’un lieu où la paix et la beauté seraient possibles… Mais il y a aussi la joie
d’avoir traversé ce lieu magique de temps en temps, dans mon existence :
notamment ce soir-là, à l’Opéra. Et puis cet instant de pure vitalité, totalement
imprévu, n’est-ce pas l’essence même de la joie ? Le lendemain j’ai parlé de ce
fameux youyou aux filles : « Ah non madame, c’était pas nous ! »
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