Je n`aime pas les fraudeurs

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Je n`aime pas les fraudeurs
JE N'AIME PAS LES FRAUDEURS
Par Michaël Rochoy (http://www.mimiryudo.com)
Je n'aime pas les fraudeurs. Je n'aime pas les faussaires, les menteurs, et toutes leurs imitations
d’œuvres d'art qui me font perdre un temps considérable.
Dans le métier que j'exerce, il faut travailler vite et savoir distinguer le vrai du faux. Ça
demande un certain savoir-faire, une habitude, une expérience, quelque chose qui ne s'acquiert
qu'après avoir visité plusieurs dizaines de maisons.
Je n'aime pas spécialement m'en vanter, mais je suis connu comme un as de la profession. J'ai un
certain talent pour reconnaître la camelote. Je ne suis pas le genre d'homme à rester de marbre
devant du stuc : du tac-au-tac, j'estoque le toc. Et si je jette mon dévolu sur une maison, croyez bien
que je saurai la « nettoyer », quelles que soient les protections sensées la protéger !
Tenez, prenez une grande demeure comme celle-ci. Un petit château, pour ainsi dire, au centre
d'un domaine étendu sur deux hectares... Une belle pièce pour l'orfèvre que je suis !
Je ne l'ai pas choisi au hasard, mais en tout cas, ce n'est pas non plus la facilité qui m'a guidée,
car monsieur Carpette, le propriétaire, n'a pas lésiné sur les sécurités.
Il y a d'abord les grilles et le mur d'enceinte, gardés par des chiens aux intentions clairement
alimentaires. Évidemment, il est facile de les endormir avec quelques boulettes bien préparées. Mais
ce n'est que le préambule !
Pour accéder à la maison, une allée de près de deux cents mètres doit être traversée, sous le
contrôle d'une demie-douzaine de caméras de vidéosurveillance. Pour passer inaperçu en traînant un
imposant sac noir avec le matériel nécessaire à l'opération, il faut emprunter un itinéraire particulier,
fait de détours et de boucles entre les arbres, permettant d'esquiver tous les champs d'observation
des caméras. Mais cet itinéraire-ci ne s'improvise pas : pour le découvrir, il faut avoir visité et
inspecté le domaine en plein jour — comme je l'ai fait à deux reprises cette dernière semaine, sous
un prétexte administratif.
Ensuite vient le problème de la porte. Si je touche la poignet ou si je tente de briser une fenêtre,
je suis bon pour passer derrière des verrous, mais pas ceux qui m'intéressent.
Soyons clair : il est hors de question d'entrer sans posséder l'une des trois seules clés
officiellement disponibles. C'est donc le moment pour moi de sortir la quatrième, taillée à partir
d'une empreinte de clé réalisée dans un vestiaire de gymnastique, pendant que la fille de monsieur
Carpette suait à sa séance hebdomadaire.
Je sais que ce sont des méthodes qui pourrait me valoir d'être qualifié de voleur... Mais je
déteste ce terme ! Il y a une nuance entre un vol malhonnête et la réparation d'une injustice. Je ne
vole pas, j'égalise. Je suis un réorganisateur de biens, un Robin des Bois moderne.
C'est exactement ce que je me dis, en refermant la porte derrière moi.
Monsieur Carpette dort à l'étage, et trois domestiques sont peut-être encore éveillés. Dans une
minute, l'alarme va se déclencher, si je n'entre pas le code de sécurité avant.
Comment le connais-je ? La première fois que je suis venu au château, j'ai installé une caméra
déclenchée par le mouvement au-dessus du clavier numérique. La deuxième fois que je suis venu, je
l'ai récupérée. Il m'a ensuite suffi de visionner le film pour voir le propriétaire entrer à dix reprises
le même code.
12220312. La sécurité est désactivée.
Huit chiffres. Le maximum pour ce type de code d'accès. Monsieur Carpette est un brin
paranoïaque.
Il ne reste plus que l'épreuve finale. La distinction entre le vrai et le faux.
Et de l'imitation, il doit y en avoir ici. Le propriétaire est un fraudeur de première classe. Il est à
peu près admis par tous que monsieur Carpette a longtemps sous-évalué son patrimoine pour rester
sous le plafond de l'impôt sur la fortune. C'est le genre d'homme qui loue sans bail et déclare des
charges foncières et des frais professionnels imaginaires, pour réduire ses impôts...
En me renseignant sur lui, j'ai entendu diverses rumeurs : œuvres d'art cachées dans les Ports
Francs, rachat de sa propre entreprise via une société holding... Un contrôle fiscal sur pièces a été
réalisé récemment, mais il n'a pas été possible de remonter au-delà d'un troisième trust monté en
cascade sur l'île de Guernesey. Il était apparemment impossible de démasquer le bénéficiaire du
compte géré par le trustee A confié par un constituant B, lui-même bénéficiaire d'un compte gardé
par l'homme de confiance C d'un constituant D étant en réalité bénéficiaire d'un compte trusté par E
pour F... D'autres se seraient cassés les dents avant.
Enfin, comme je disais, je n'ai pas choisi ce château au hasard. Je suis répartiteur de richesses, et
il y a là des anomalies qui méritent une égalisation.
Près d'un escalier en colimaçon, garni de fleurs qui semblent blanches — pas évident à
déterminer de nuit — je trouve deux faux tableaux, des copies de qualité relativement médiocre, qui
n'échappent pas à mon œil expérimenté.
Je décroche précautionneusement ces deux imitations, et les glisse dans mon sac.
C'est important de distinguer le vrai du faux. Je ne voudrais pas embarquer un tableau qui a de
la valeur. Loin de moins cette idée ! Au contraire, je remplace les deux copies par de vraies œuvres
que je transporte dans mon sac noir. Des œuvres de grande valeur, qui plus est.
Avant de quitter les lieux avec les deux pastiches, je jette un œil sur l'huile sur bois de l'enfant à
la collerette. Faut-il que je sois idiot pour récupérer des contrefaçons et laisser un si beau tableau du
XIXème siècle en place ?
Enfin... C'est la dure loi de mon métier — et de la façon dont je l'exerce, surtout.
J'ai quand même une satisfaction.
Je sais que quand je reviendrai demain, de plein jour, pour mes « raisons administratives »,
monsieur Carpette aura bien du mal à m'expliquer la présence de deux tableaux de grande valeur
dans sa cage d'escalier. Des tableaux volés, recherchés.
Ah là là, monsieur Carpette, je crains qu'on ne doive bientôt ouvrir une enquête plus
approfondie sur votre compte. Ça devrait m'aider à remonter entièrement vos trusts et démonter
votre société holding.
Je vous l'avais bien dit, lors de notre première rencontre : je n'aime pas les fraudeurs.
Photographie de M. Marc Duwat, pour le concours d'Anzin-Saint-Aubin 2013
(http://www.ville-anzin-saint-aubin.fr/concours.html)