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cinéma
C I N É M A
Che
de Steven Soderbergh
par Charles-Michel Cintrat
E
N 1934, Viva Villa, film réalisé
par Jack Conway et Howard
Hawks, sortait sur les écrans. Il s’agissait d’une biographie corrigée de
Pancho Villa, hors-la-loi devenu
général révolutionnaire (magistralement incarné par Wallace Berry),
assassiné en juillet 1923, soit onze ans
auparavant. En revanche, c’est plus de quarante ans après sa mort que sort le premier
grand film de fiction consacré à Guevara, Che.
Si la légende de Pancho Villa est en grande partie l’œuvre d’Hollywood[1], celle de
Guevara s’était répandue dans le monde avant même sa disparition. Idole de toute
une jeunesse révolutionnaire, ou se croyant telle, son image a depuis longtemps un
statut international et une signification politique qui perdure. Ce sont peut-être les
raisons pour lesquelles le cinéma hésitait à aborder le « sujet » Guevara. Celui-ci ne
pouvait être traité comme l’avait été Villa, dont le film était perçu dans les années
trente comme un western[2]. Ainsi s’expliquent peut-être les défauts, les hésitations,
les ambiguïtés du film de Steven Soderbergh.
Il n’était pas question de réaliser un nouveau documentaire intégrant archives filmées et défilé de témoins : il en existait déjà, des bons et des mauvais. L’option
1. John Reed, l’auteur de Dix jours qui ébranlèrent le monde, qui s’était trouvé aux côtés de Villa durant la révolution
mexicaine, lui consacra une grande partie de son livre Le Mexique insurgé. Cela ne pouvait suffire cependant à le
hisser au niveau du mythe.
2. Hollywood affectionnait les hors-la-loi au grand cœur, volant aux riches, donnant aux pauvres. C’est ainsi qu’on
transformait des tueurs du vieil Ouest en héros de légende (tels Murietta, Robin Hood of Eldorado, ou Jesse James).
Et Robin des Bois fut l’objet de plusieurs films, dont un authentique chef-d’œuvre réalisé par Michael Curtis, dans
lequel le héros est incarné par Errol Flynn qui fit un séjour dans la Sierra Maestra, près de Fidel Castro!
N° 38
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histoire & liberté
Che - 1re partie: L’Argentin
2h 7min - Date de sortie: 07/01/2009
De Steven Soderbergh
Avec Benicio Del Toro, Demian Bichir, Santiago
Cabrera…
Distributeur: Warner Bros.
Synopsis : Cuba, 1952 : Fulgencio Batista
fomente un putsch. Un jeune avocat, Fidel
Castro, candidat à la députation sous la bannière du Parti du Peuple, passe à l’action. Dans
l’espoir de provoquer un soulèvement populaire, il attaque, avec 150 jeunes, la caserne de
Monaca le 26 juillet 1953. L’opération échoue;
Castro passe deux ans en prison. Amnistié en
1955, il s’exile à Mexico. Pendant ce temps, au
Guatemala, un jeune Argentin idéaliste,
Ernesto Guevara, se lance en politique. Il
rejoint un groupuscule révolutionnaire
cubain. Le 13 juillet 1955, dans un modeste
appartement de Mexico, Raúl Castro présente
Guevara à son frère aîné, Fidel. Une rencontre
discrète, qui marque une date clé dans l’histoire de Cuba.
Che - 2e partie: Guérilla
2h 7min - Date de sortie: 28/01/2009
De Steven Soderbergh
Avec Benicio Del Toro, Carlos Bardem, Franka
Potente, Rodrigo Santoro, Catalina Sandino…
Distributeur: Warner Bros.
Synopsis: Après la Révolution cubaine, la gloire et la puissance du Che sont au plus haut.
Plus qu’un soldat, le Che est devenu une figure glamour de la scène internationale. Mais,
soudain, voilà qu’il disparaît. Pourquoi a-t-il
quitté Cuba? Vers quelle destination? Est-il
seulement en vie ? Le Che réapparaît en
Bolivie, incognito et méconnaissable, œuvrant
clandestinement à la constitution d’un petit
groupe de camarades cubains et de recrues
boliviennes censés amorcer la grande
Révolution latino-américaine. La campagne
bolivienne est une ode à sa ténacité et à son
sens du sacrifice. Elle nous permet de comprendre pourquoi le Che reste un symbole universel d’héroïsme et d’idéalisme. Son échec
entraînera la mort du Che.
pseudo-documentaire, film engagé appelant à la lutte, comme L’heure des brasiers de
l’Argentin Fernando Solana, était elle aussi difficilement envisageable. Le film aurait
été une œuvre d’agitation politique et n’aurait pu avoir de prétention historique.
Hésitant donc entre l’exaltation du héros et l’objectivité, entre la légende et l’histoire,
Sodergergh a réalisé un film paradoxalement un peu monotone, un peu plat, devant
lequel cependant on ne s’ennuie pas toujours, bien qu’il s’étire durant plus de quatre
heures, en deux parties (où est le temps des films –parfois des chefs-d’œuvre– d’une
heure et demie? !).
Il comporte quelques bonnes séquences, notamment celles des accrochages avec
l’armée, qui relèvent de ce que l’on peut appeler la qualité hollywoodienne
–séquences parfois trop longues cependant, mais il fallait bien tenir quatre heures!
L’alternance entre séquences en couleurs, représentant le fil du récit, et séquences
en noir et blanc, censées être documentaires et nous projeter dans l’avenir, ne suffit
pas à donner au film un rythme cruellement absent. Ces séquences en noir et blanc,
qui sont jouées par des acteurs, ne sont donc pas les archives qu’elles paraissent être,
et ne sont pas plus objectives[3] que les séquences proprement fictionnelles. Elles ont
en fait pour rôle de combler le « trou » qui sépare les deux volets, c’est-à-dire la
période d’exercice du pouvoir. Elles ne le comblent cependant qu’en partie puisque le
rôle d’épurateur-fusilleur de Guevara n’est pas évoqué.
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PRINTEMPS 2007
Du premier volet, L’Argentin, on peut retenir les deux aspects essentiels: les rapports entre Castro et Guevara, et l’action de Guevara dans la Sierra Maestra.
Nous voyons naître et croître l’amitié entre les deux hommes, leur complicité,
l’adhésion de Guevara au projet fou de Castro, et leur action commune. Mais si
Guevara apparaît comme LE compagnon de Castro (ce qui rappelle d’autres compagnonnages…), leur rapport est celui de maître à disciple. Castro est la référence
suprême. Politiquement, militairement, il voit plus vite et mieux que tous. C’est lui
qui décide, et ses décisions sont les bonnes. Il est l’âme de la révolution, il est Lénine,
il est Dieu.
Guevara, bon élève, applique les leçons, et agit, malgré sa mauvaise santé. Très
vite, il se débarrasse de sa fonction de médecin pour se consacrer au combat. Trait
intéressant de sa personnalité guerrière, que le film montre et valorise plutôt.
Volontairement ou non, les combats, qui mettent en évidence le courage de Guevara,
n’apparaissent pas comme des chefs-d’œuvre de tactique. La bataille de Santa Clara,
grande victoire du Che, quelque peu confuse, ne semble pas non plus relever du
grand art de la guerre. Sans parler des cafouillages dus aux rivalités entre chefs qui ne
sont pas cachées (ici apparaît Camilio Cienfuegos). Mais évidemment, et malgré la
prétendue objectivité, il n’est pas montré clairement ce que l’on sait pourtant aujourd’hui: Guevara n’était pas un grand chef militaire et Castro a dû parfois couvrir ses
erreurs.
Guevara est le pur, l’incorruptible. Dur pour lui-même, dur pour les autres. Il est
même respectueux de la propriété : ainsi, il fait restituer une voiture volée par des
guérilleros, dans une séquence exemplaire, involontairement comique. Soderbergh
fait là un portrait plutôt juste du Che. Un portrait qui devrait être vu comme un procès, celui de ces visionnaires si purs, si habités par une idée qu’ils sont prêts à lui
sacrifier tous ceux qui pourraient constituer des obstacles, réels ou potentiels. Mais
ce n’était certainement pas l’intention de Soderbergh, encore moins celle de Benicio
del Toro, acteur qui incarne le Che –rôle qu’il espérait depuis longtemps, dit-on– et
producteur du film. En effet, cette pureté, cette dureté, sont montrées de façon si
positive qu’elles ne peuvent qu’entraîner l’adhésion du public : lorsque le Che fait
fusiller des guérilleros déserteurs, violeurs, rançonneurs de paysans, cela n’apparaît
que comme un acte de justice. Ce qui l’exonère de futures exactions.
3. Il y a longtemps que Chris MARKER, dans Lettre de Sibérie, a montré que l’image filmique, même documentaire,
n’est nullement une garantie d’objectivité. Commentaire, musique, intensité lumineuse peuvent faire dire aux
mêmes images des choses très différentes.
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histoire & liberté
À la fin de ce premier volet, on comprend que le
disciple a rejoint le maître. À un compagnon qui se
réjouit de la victoire de la révolution, Guevara
rétorque: « c’est la guerre qui est gagnée, maintenant la révolution commence ». On sait de quelles
compétences il allait faire preuve.
Le second volet, Guérilla, est consacré à l’aventure bolivienne. Celle-ci n’apparaît pas
comme un chef-d’œuvre de stratégie politique et militaire, que ce soit dans son projet
ou dans sa réalisation. Quelle que soit la dévotion qu’on éprouve à l’égard de Guevara,
on aurait du mal à prouver le contraire. Soderbergh ne le tente pas, mais il s’efforce de
donner des explications, sinon des excuses: le refus de soutien du Parti communiste
bolivien, l’attitude hésitante des paysans (qu’on explique par les pressions exercées par
les militaires), le ravitaillement difficile, les problèmes de communication entre les
groupes… Les actions militaires sont assez confuses, et si le film montre bien que les
choses se dégradent, il se contente de faire apparaître les causes factuelles, immédiates,
sans mettre le projet dans une perspective générale qui en expliquerait l’échec.
Mais ce qui caractérise cette seconde partie, c’est qu’elle est clairement hagiographique, au sens propre du terme: vie et mort de « saint Guevara ». Plus encore, la fin de
cette pitoyable équipée est montrée comme la Passion du Christ-Che. Si, dans la première partie, Sodenbergh a essayé d’humaniser –on pourrait même dire banaliser– le
Che, dans la seconde il le déifie. Certaines contre-plongées sur son visage et maintes
autres images ne laissent aucun doute làdessus. Son cheminement pénible, avant
qu’il ne soit pris, évoque la montée au calvaire. L’exécution, c’est le coup de lance du
soldat. Enfin, l’envol de l’hélicoptère
emportant son corps, n’est-ce pas l’ascension qui nous signifie l’immortalité du
Christ-Che?
Ainsi, que ce soit ou non au corps
défendant de son auteur, le film de
Soderbergh, d’où toute critique de fond
est absente, contribue à renforcer et à
pérenniser la puissance de l’icône qui sert
encore aujourd’hui d’emblème à maints
mouvements révolutionnaires de type
totalitaire.
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