Voyage en Russie d`Alexandre Dumas

Transcription

Voyage en Russie d`Alexandre Dumas
Anne Ducrey (Université Charles de Gaulle, Lille 3)
Texte publié dans Slavica Occitania, n° 14, « Le Voyage en Russie et en URSS », Toulouse,
2002, pp. 77-92.
Voyage en Russie d’Alexandre Dumas
ou
La tentation romanesque
La Russie à défaut de la Méditerranée
[…] le voyage que je veux faire, moi, c’est un voyage que personne n’a
fait jusqu’à présent.
Il faut que je le fasse avec un bâtiment à moi, avec un bâtiment qui puisse tenir
la mer sans trop de dangers, et cependant qui ne tire pas plus d’un mètre
cinquante centimètres d’eau, afin qu’il puisse entrer dans tous les ports de
l’archipel grec, aborder toutes les criques des côtes d’Asie.1
Ce bâtiment, je l’aurai un jour, et avant qu’il soit longtemps, je l’espère.
En attendant, j’ai accepté l’invitation que m’a faite un ami d’aller à SaintPétersbourg être le garçon de noces de sa belle-sœur, qui se marie, et d’assister
en même temps, à cette grande opération de l’affranchissement de quarantecinq millions de serfs.
Je compte bien ne pas m’en tenir à Saint-Pétersbourg.2
[…] je voudrais aller à Moscou, à Nijni-Novgorod, à Kasan, à Astrakan, à
Sébastopol, et revenir par le Danube.3
Quand Alexandre Dumas prend la route de Saint-Pétersbourg en juin 1858, il ne s’agit donc
pas du grand voyage à travers la Méditerranée dont il rêve, mais en parcourant l’empire des
tsars du nord au sud, il va trouver matière à écrire et notamment à fournir une chronique
régulière pour le Monte Christo. Ce voyage de substitution, fruit de circonstances
exceptionnelles dont l’auteur fait le récit détaillé à ses lecteurs4, va finalement se révéler
passionnant à plus d’un titre : Dumas père découvre un pays qui le fascine depuis longtemps5
1
Alexandre Dumas avait pour projet de faire le tour de la Méditerranée afin d’écrire « l’histoire de l’ancien
monde, qui n’est rien autre chose que l’histoire de la civilisation ». En 1858, il lui restait à voir « Venise,
l’Illyrie, les îles Loniennes, la Grèce, Constantinople, les rivages de l’Asie Mineure, la Syrie, la Palestine,
l’Egypte, la Cyrénaïque, Tripoli ».
2
Voyage en Russie, Paris, Hermann, 1960, p.27. Toutes les citations du Voyage en Russie seront extraites de
cette édition réalisée par Jacques Suffel, dont nous reproduirons la graphie pour les noms russes.
3
p. 67.
4
Au chapitre 4, intitulé « Deux minutes de réflexion », pp. 62-67.
5
En 1840, Dumas avait publié Le Maître d’armes – interdit en Russie - dont l’intrigue prenait pour cadre le
soulèvement des Décembristes en 1825. On y perçoit déjà certains traits spécifiques de sa poétique : comme la
-1-
par le goût pour la passion et le drame qu’il croit lire dans l’histoire du pays, un pays où on le
connaît, où, de plus, il a quelques solides amitiés6 (Jenny Falcon et Arnault entre autres), et
qui va bientôt vivre un événement politique exceptionnel avec la fin du servage. Ce voyage en
Russie « faute de Méditerranée » va donner à l’homme et au conteur la possibilité d’échapper
au quotidien – notamment les dettes et les procès qui compliquent la vie de Dumas à cette
époque – tout en lui offrant une matière romanesque presque inépuisable pour assurer les
livraisons hebdomadaires du Monte Christo7. En fait, seuls quarante trois chapitres (sur les
soixante douze qu’affiche au total le Voyage en Russie) paraîtront dans le Monte Christo. En
effet, le voyage lui-même s’est achevé début mars 1859, et Alexandre Dumas suspend en avril
son récit, alors qu’il reste encore à raconter les excursions en Finlande, l’étape moscovite et la
traversée de la région de la Volga jusqu’à Astrakhan. La suite du voyage, jusqu’à l’arrivée à
Astrakhan, fut livrée dans Le Constitutionnel8 en 1861, et l’épisode des fêtes chez les
Kalmouks en 1862 dans le Monte Christo9 ressuscité. Quant à l’édition définitive du Voyage
en Russie, elle date de 1865 sous le titre d’Impressions de voyage en Russie10.
Ce texte qui passe insensiblement ou presque11, entre la publication en feuilletons et
l’édition définitive, du statut de récit de voyage à celui de souvenirs de voyage, semble
prendre de grandes libertés avec les critères génériques du récit de voyage 12, notamment la
chronologie, la chronologie du récit devant en théorie épouser celle du voyage, et la
description des choses vues visant à l’exactitude de l’objet à défaut de l’objectivité du regard.
Ce faisant, la prise en compte du réel pour l’hétérogénéité qu’il propose avec l’expérience
communément partagée par l’auteur et le lecteur est le lieu de l’étonnement, et c’est cette
géographie et la réalité sociale le seront dans le Voyage en Russie, l’actualité récente qui sert de toile de fond au
Maître d’armes fait l’objet d’un traitement spécifique qui accuse la dimension romanesque de l’Histoire. Voir à
ce sujet l’article que j’ai publié dans Etudes russes II, La Russie et le russe à travers les textes, Lille, P. U. de
Lille, collection UL3 Travaux et Recherches, 1999, pp. 141-152 : « le Maître d’armes, la Russie ou l’histoire
romanesque ».
6
Rendant visite à l’acteur Arnault et à sa femme installés depuis 1857 en Russie, Dumas s’étonne : « C’est
curieux de se trouver ainsi à huit cents lieues de Paris, en pays de connaissance ; mais en Russie, c’est un de ces
miracles qui arrivent à chaque instant. » p. 405.
7
Alexandre Dumas était l’unique rédacteur de ce journal qui paraissait tous les jeudis et proposait, à côté des
chroniques inédites, les romans déjà publiés, découpés en feuilletons pour les besoins du Monte Christo.
8
En 37 feuilletons du 24 septembre au 6décembre 1861.
9
23 feuilletons du 28 mars au 29 août 1862.
10
L’édition préparée par Michel Lévy fut complétée par une étude historique Lettres sur le servage en Russie et
par Le Caucase, parus l’un et l’autre en 1859. Entre les années 1858 et 1865, plusieurs éditions incomplètes de
ce voyage ont vu le jour, les premières (publications de Naumbourg et de Bruxelles) alors que Dumas était
encore en Russie.
11
Le texte présente quelques rares anticipations, comme celle qui suit, qui signalent une rédaction décalée,
postérieure au voyage. A propos du gîte qui l’accueille lors de son excursion en Finlande, Dumas s’écrie : « Je
proclamai donc les lits de Konivetz les plus durs du monde, et je le croyais sincèrement en le proclamant. J’étais
destiné à perdre cette dernière illusion dans les steppes des Kirghis. » p. 450.
12
Je m’appuie ici sur la stimulante étude de Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris,
PUF Ecriture, 1997.
-2-
dimension que privilégie et exploite Alexandre Dumas, tandis que la dynamique linéaire
attendue dans un récit de voyage cède la place à un texte où les digressions viennent sans arrêt
interrompre ou dilater de façon considérable l’étape du voyage où elles se produisent. C’est
donc ce que nous tenterons de montrer en étudiant la tentation romanesque permanente qui
habite le texte, tentation servie par un ensemble de procédés d’écriture qui définissent une
poétique du récit de voyage propre à Alexandre Dumas père, le matériau russe se coulant
semble-t-il aisément dans un moule qui est aussi celui des romans d’aventures.
Distorsions
Lorsque Dumas envoie sa première chronique au Monte Christo, il est déjà parti
depuis deux jours (le départ a en effet eu lieu le 15 juin), mais cette proximité de dates ne doit
pas faire illusion. Le prolixe conteur ne renonce pas aussi facilement au désir de tirer à la
ligne, et il faut attendre le cinquième chapitre pour voir commencer le récit du voyage à
proprement parler, encore qu’il ne soit toujours pas question de Russie, mais uniquement de la
traversée de l’Europe (Belgique, Allemagne, et mer Baltique) avant le débarquement tant
attendu à Saint-Pétersbourg qui n’aura lieu qu’au chapitre 13 (le 22 juin). Cette distorsion
évidente entre le temps du voyage et la dynamique du récit laisse à Alexandre Dumas la
possibilité de livrer à son lecteur force détails sur ses compagnons de route, quelques pages de
l’histoire de la Russie et ses propres souvenirs d’autres voyages ou anecdotes venant ouvrir le
texte sur d’autres textes, voire sur des éléments allogènes motivés par la seule volonté de
l’auteur, dont la présence est non seulement visible mais permanente d’un bout à l’autre du
Voyage en Russie. Cette première distorsion en rencontre une autre qui concerne l’équilibre
du texte par rapport aux différentes étapes et à la chronologie qui les organise. De toute
évidence, le premier mois, celui qui marque le séjour à Saint-Pétersbourg, est hypertrophié,
accusant de monstrueuses digressions, notamment historiques – mais pas uniquement - qui
viennent interrompre le cours du récit. A titre de comparaison, l’étape moscovite d’une durée
à peu près comparable (Alexandre Dumas séjourne à Moscou du 4 août au 18 septembre)
n’occupe dans le texte que les chapitres 50 à 55.
Au demeurant, le déséquilibre du texte est surtout le fait des deux grandes étapes que
sont Saint-Pétersbourg et Moscou, qui correspondent également aux envois réguliers de
l’auteur pour les colonnes du Monte Christo. A partir du moment où Dumas entreprend le
récit de la descente de la Volga (chapitre 58), les digressions se font plus rares et plus brèves,
comme les anecdotes d’ailleurs. La chronologie du voyage était certes respectée
précédemment, mais elle servait essentiellement à fournir une trame diffuse, lacunaire,
-3-
destinée à relancer les chapitres sur de nouvelles histoires, comme le montre le début du
chapitre 34 :
Vous savez que je me suis arrêté devant la forteresse en allant dîner place
Michel.
Je continue ma route. – Mais, comme, de la forteresse à la place Michel, j’ai à
traverser le pont d’Isaac, la place de la Perspective, nous aurons encore le
temps de causer un peu.13
La promenade avait commencé quelque dix chapitres auparavant, l’évocation des lieux
parcourus, en l’occurrence la plus vieille église de Saint-Pétersbourg, la petite maison de
Pierre le Grand et la forteresse Saint Pierre-Saint Paul, faisant l’objet, dans le meilleur des
cas14, de brèves descriptions, avant de se laisser déborder par des histoires attachées d’une
façon ou d’une autre aux lieux. A partir de Nijni-Novgorod, les notations de temps sont plus
fréquentes, elles structurent et valident le récit de voyage en superposant à la dynamique
textuelle la chronologie du déplacement, le narrateur coïncidant alors de plus en plus
nettement, voire exclusivement avec le voyageur.
Discontinuité du texte
Ce qui frappe donc dans le Voyage en Russie, c’est la discontinuité du texte, même si
celle-ci s’estompe, comme nous l’avons vu, pour la partie rédigée après le retour de Dumas en
France. Sans doute faut-il voir là le modèle de ces causeries qu’affectionne le rédacteur du
Monte Christo, qui semble par trop répugner à rendre compte des choses vues à la manière
d’un itinéraire touristique. L’exemple le plus net est peut-être le chapitre 5 où, faisant étape
dans la ville de Cologne sur la route de Saint-Pétersbourg, il substitue le récit de deux
souvenirs personnels à l’évocation de la ville elle-même pour laquelle il renvoie à ses
Impressions de voyage sur les bords du Rhin15. Le projet de Dumas ne consiste pas en effet
à dire la Russie qu’il découvre dans une démarche qui s’efforce d’ajuster autant que faire se
peut « le dire » au « vu ». L’écriture du voyage est fort peu référentielle et c’est dans ces
glissements du texte au-delà des frontières génériques que l’on voit poindre la tentation
romanesque sous la forme de petits romans d’aventure qui viennent s’intercaler dans la
texture visuelle de l’espace russe.
13
Chap. 34, p. 317.
La plus ancienne église de Saint-Pétersbourg n’a pas cette chance : « L’église n’a aucune valeur artistique ; la
première messe y a été dite en l’honneur du Seigneur, le premier Te Deum y a été chanté en l’honneur du tzar
Pierre. » p. 242.
15
p.78.
14
-4-
Initialement présentées aux lecteurs du Monte Christo sous forme de lettres, les
chroniques de Dumas fourmillent, dans les premiers chapitres au moins, d’adresses au lecteur,
permettant à l’auteur de recentrer son discours et de relancer la dynamique d’un récit
considérablement ralentie par les digressions. Le « prologue au voyage », si l’on peut appeler
ainsi les chapitres qui précèdent le voyage lui-même – et donc son récit -, en est le premier
exemple. L’incipit déjà est révélateur : « Avant de nous mettre en route, il convient que nous
vous fassions faire connaissance avec nos compagnons de voyage »16. Suivent alors quatre
chapitres de présentations, assez détaillées comme nous le verrons, celles-ci s’achevant sur
« trois personnages complètement inconnus du public » pour reprendre les mots de Dumas.
Une fois présentés les trois personnages en question, une chatte, une chienne et une tortue, le
récit de voyage débute enfin avec les circonstances précises du départ, à commencer par la
décision de partir. Ce récit différé modélise l’écriture de la discontinuité à l’œuvre dans
Voyage en Russie. La ligne narrative emprunte mille détours pour atteindre son objet, un mot,
un nom propre, un détail parfois interrompt le fil du discours qui n’est repris que quelques
pages plus loin, après épuisement de la matière de substitution. Le premier chapitre qui traite
de la famille Kouchelev, les hôtes d’Alexandre Dumas à Saint-Pétersbourg, est l’occasion
pour l’écrivain-voyageur d’évoquer le règne de Paul Ier, avant de faire le récit du voyage à
travers l’Europe du comte et de sa famille, ainsi que des rencontres qu’ils y ont faites. Dumas
ne nous fait grâce d’aucun détail, affichant clairement son désir d’exhaustivité : « Faisons
défiler devant nos lecteurs les personnages principaux et même secondaires avec lesquels
nous avons été appelés à faire connaissance »17 commence-t-il, et ce vaste tour d’horizon
s’achèvera sur les trois petites bêtes évoquées plus haut. Chaque personnage donne lieu à un
récit plus ou moins long, différant toujours plus le voyage de Dumas lui-même. Le lien entre
ces histoires variées est fournie par les Kouchelev avec lesquels Dumas partira. Si la logique
de la démarche est claire, on ne peut que s’étonner de l’approche périphérique et discontinue
qui prélude au récit de voyage proprement dit.
Quant aux nombreux développements anecdotiques ou historiques, essentiellement
liés pour ces derniers aux figures de souverains - mais la différence entre les deux est parfois
ténue -, ils viennent, monstrueuses excroissances, se greffer sur le récit du voyageur qui ne
subsiste qu’à l’état de quelques notations lapidaires. Nous voulons voir dans ces digressions
une preuve de la discontinuité du texte mais s’agit-il là d’un véritable procédé de
retardement ? Le Voyage en Russie ne serait-il pas pris entre deux objectifs contradictoires, le
16
17
p. 30.
p. 41.
-5-
voyage et l’écriture ? Autrement dit, Alexandre Dumas semble emprunter le genre du voyage
pour mieux écrire ce qu’il excelle à faire, c’est-à-dire des romans. En effet, il n’est qu’à
considérer rapidement le chapitre 16 par exemple pour s’en convaincre. Celui-ci, intitulé
« Ponts et statues »18, se donne résolument une orientation référentielle, sans doute descriptive
au sens large du terme pour aborder ces deux éléments architecturaux et décoratifs de
l’univers urbain. La réalité est cependant différente. Si Dumas se rend bien au pont de Bois
d’où il affirme vouloir admirer la vue de Saint-Pétersbourg, parvenu à destination, il ne
commente que l’échafaudage autour du clocher de la citadelle Saint Pierre-Saint Paul, avant
de s’engager dans une réflexion sur ce que les Russes appellent frais qui l’entraîne alors dans
trois anecdotes historiques successives où il est question de frais et de Catherine II et de
Nicolas Ier. S’il revient ensuite au fameux échafaudage, c’est pour raconter une anecdote sur
une réparation ancienne de ce même clocher. Du pont de Bois et de la vue de SaintPétersbourg, il a donc été fort peu question. Le discours semble s’évader vers d’autres sujets
dès que la possibilité lui en est offerte sans se justifier aucunement. L’anecdote est convoquée
implicitement et ne se dissimule pas derrière une transition apparente, comme on peut le voir
dans l’exemple suivant racontant la suite de la promenade d’Alexandre Dumas :
Après avoir dépassé le pont de Bois, et en descendant le quai, de l’orient à
l’occident, la première masse de verdure que l’on rencontre est le jardin d’Eté.
Avant d’arriver au jardin d’Eté, on traverse un pont fort bossu qui est jeté sur
la rivière de la Fontanka. C’est un des travaux de Pierre Ier. Un jour qu’il
conduisait son drojky et qu’il amenait le grand maître de police…etc.19
L’enchaînement abrupt des deux dernières phrases, un simple signe de ponctuation, est un
exemple de cette écriture de la discontinuité, caractéristique du Voyage en Russie. On le voit,
anecdotes et souvenirs se greffent au récit de voyage qu’ils phagocytent littéralement. Ne
surprend-on pas Dumas à promettre de donner la recette du consommé20 que ses invités ont
dégusté à sa table ?
Outre cette pratique répétitive de la digression, la manière de puiser dans le creuset de
l’histoire semble également participer de cette écriture de la discontinuité. En effet, les
anecdotes historiques ont principalement pour sujet les différents tsars, Dumas dessinant ainsi,
comme par-devers lui, l’histoire officielle de la Russie, mais une histoire là aussi discontinue
dans la mesure où, suivant les motivations initiales du voyage, elle n’est pas gouvernée pas
18
pp. 166-174.
p. 169.
20
« Sancillon, Delaage et Home arrivèrent donc chez moi le lendemain à six heures et demi, et la connaissance
se fit en mangeant un consommé dont je vous donnerai la recette un de ces jours. » p. 64. (N. B. : recette que le
texte ne fournira pas !)
19
-6-
une chronologie rigoureuse. Avec des sauts chronologiques, des retours fréquents sur une
même figure21 – le règne de Paul Ier par exemple est abordé dans de nombreux chapitres qui
ne s’enchaînent pas forcément -, l’histoire racontée par Dumas est à l’évidence de nature
anecdotique et chaotique : sans exhaustivité et surtout sans continuité, elle se déploie dans les
méandres du récit de voyage auquel elle donne un contenu, affichant ainsi la préférence de
Dumas pour le conte au détriment de la description du réel. Car c’est bien le référentiel russe,
autrement dit les choses vues qui pâtissent de cette poétique de la digression continue.
Effacement du réel
L’écriture traditionnelle d’un récit de voyage est gouvernée par l’exigence de
description afin de rendre compte du caractère « exotique » des lieux parcourus et des
expériences qu’ils occasionnent pour le voyageur qui partage avec son lecteur un même
système de références culturelles. Nos travaux sur la poétique de la discontinuité nous l’ont
montré, Alexandre Dumas accorde peu de prix à ce réel russe qu’il découvre cependant de
visu lors de ce voyage. N’est-ce pas lui qui affirme sans vergogne :
Je connais, par mes études antérieures, Saint-Pétersbourg comme ma poche. Je
sais dire na prava (à droite), na leva (à gauche), pachol (va), stoï (arrête), et
damoï (à la maison).
Avec ce répertoire et l’intelligence si vantée des mougiks, je compte bien me
tirer d’affaire à mon honneur.22
Si l’on perçoit l’humour évident de Dumas sur lui-même et sur la forfanterie d’un voyageur
qui tente sa première sortie en solitaire dans un pays qu’il ne connaît pas, - avec, pour la petite
histoire, des vêtements inadaptés car les malles ne sont pas encore arrivées et un furoncle sur
le nez -, on retrouve à diverses reprises cette désinvolture à l’égard des caractéristiques
visuelles des villes russes. De Moscou, il dit fort peu de choses, et son récit confine à
l’inventaire rapide des choses vues parce qu’elles sont à voir plus qu’à la description attentive
et émerveillée.
Je visitai Tzaritzina, ruines d’un palais qui ne fut jamais achevé, et dans lequel
Catherine refusa de mettre le pied, attendu, dit-elle, qu’avec son corps de logis
allongé et les six tours qui le flanquaient, il avait l’air d’un tombeau entre six
cierges. Je visitai Kolomenskoé, palais campagnard qui garde les souvenirs de
la première enfance de Pierre : la tour des faucons et des gerfauts auxquels il
allait donner à manger lui-même, et les quatre chênes sous lesquels il venait
étudier avec son maître le diacre Zotof. Je visitai Ismaïloi, où il retrouva cette
21
Dumas revendique, ne serait-ce que parce qu’il en est conscient, le désordre inhérent à son texte. Ainsi écritil : « J’écris vite ; car je voudrais écrire sans interruption, et je puis oublier souvent, me répéter parfois. » p. 62.
22
p. 166.
-7-
petite chaloupe, grâce à laquelle il prit ses premières leçons de navigation avec
maître Brandt. Je visitai la montagne des Moineaux, d’où l’on embrasse le
panorama de Moscou. Je visitai les couvents, les églises, les musées, les
cimetières, et chaque pierre, chaque croix historique eut mon hommage ou ma
prière. Enfin, quand les archéologues23 moscovites interrogés, il n’y eut plus
rien à voir, je me décidai à partir pour visiter le champ de bataille fameux que
deux noms différents désignent à l’Europe : Borodino, la Moskowa.24
La reprise anaphorique du verbe « visiter » souligne l’énumération à laquelle se livre Dumas
en ce qui concerne sa découverte de Moscou. Les développements attendus, comme celui
qu’amorcerait logiquement dans tout récit de voyage l’expression « d’où l’on embrasse le
panorama de Moscou », ne viennent pas. Les anecdotes elles-mêmes, peu nombreuses et
succinctes, ne perturbent pas un discours que l’on sent expéditif, voire caricatural. N’oublions
pas que nous sommes là dans la seconde partie de la rédaction du texte, celle qui est
postérieure au voyage. Et nous pourrions multiplier les exemples allant dans ce sens.
Autrement dit, dans le Voyage en Russie, l’écriture est très peu référentielle dans la
première partie (les quarante trois premiers chapitres), elle le devient ensuite, en s’efforçant
de rendre compte de la nature exotique des expériences faites par le voyageur et qu’il restitue
non comme un ensemble, mais comme une palette de touches pittoresques, dont nous ne
fournirons qu’un exemple :
Le25 steppe a cela de commode que, pour le parcourir, il n’est point besoin de
routes tracées.
Les légères ondulations du terrain y sont si insensibles, que l’on peut les
franchir en voiture et que l’on s’aperçoit à peine des montées et des descentes ;
la voiture roule sur une couche épaisse de bruyères, et l’on n’éprouve pas plus
de secousses que si l’on roulait sur un tapis de Turquie.26
La confrontation du voyageur à quelque chose d’inconnu, comme réalité et comme
expérience, donne lieu à une brève explication, dans une perspective que l’on serait tenté de
définir comme pédagogique27 : en effet, si Dumas livre des informations, il fait rarement part
de son étonnement. L’affaire du thé kalmouk le montre bien : la surprise initiale, surprise
désagréable mise en scène pour une fois, ouvre sur une explication des procédés de
fabrication puis sur une référence française, parisienne même, qui ôte au thé kalmouk son
caractère mystérieux et original.
23
Il s’agit de la famille Narychkine qui accueille Dumas à Moscou.
p. 491.
25
Sic.
26
p. 641.
27
Voir par exemple les longues explications données à propos des drojky de Saint-Pétersbourg, pp. 152-154.
24
-8-
Nous nous assîmes sous la tente, sur les tapis, les jambes croisées à la manière
turque. Aussitôt la famille improvisée nous offrit un thé kalmouk.
Oh ! cela, c’était bien une autre affaire !
Plein de confiance dans l’étiquette, et me rappelant que les Kalmouks
confinaient à la Chine par leurs aïeux les Mongols, je portai plein de confiance,
la tasse à ma bouche.
Jamais plus abominable boisson, je le déclare, n’a soulevé le cœur d’un
chrétien. Je crus que j’étais empoisonné.
Cela me donna naturellement le désir de savoir avec quels ingrédients on
brassait ce nauséabond breuvage.
Le principal élément qui le compose est un morceau de thé en brique venant de
Chine ; on le fait bouillir dans une marmite, et l’on y ajoute du lait, du beurre
et du sel.
J’avais vu faire quelque chose d’analogue par Odry, aux Variétés, dans
Madame Gibou et madame Pochet, mais je m’étais contenté de le voir faire
sans y goûter.28
Quant à la réaction d’Alexandre Dumas devant les nuits blanches de Saint-Pétersbourg,
phénomène particulièrement exotique pour un Français, elle est révélatrice de son refus de
céder à l’enthousiasme poétique du voyageur, mais ce faisant, il occulte singulièrement une
des réalités éminemment spécifiques du pays qu’il découvre.
Les vers de Pouchkine sont beaux, mais les nuits de Saint-Pétersbourg !… Les
vers de Pouchkine ne sont que la poésie de l’homme ; les nuits de SaintPétersbourg sont la poésie de Dieu !29
Et le chapitre consacré à Pouchkine s’achève sur cet émerveillement silencieux, au lieu
d’exploiter, comme matière à écrire, le caractère indicible du référentiel30.
L’exotisme de la Russie (qui fournit tout de même la légitimité première au récit de
voyage) n’est pas au centre des préoccupations d’Alexandre Dumas. Sa désinvolture frise
parfois la caricature, comme nous avons vu le voir en ce qui concerne Moscou. En voici un
exemple significatif, tiré d’un chapitre déjà mentionné plus haut, « Ponts et statues ». Dumas,
on s’en souvient, effectue une promenade à Saint-Pétersbourg où il veut voir trois sites bien
précis :
Qu’on nous permette de prendre, pour sortir du jardin d’Eté, la même porte par
laquelle nous sommes entré, et de redescendre le quai jusqu’à la fameuse statue
de Souvorof.
Je ne sais point par qui elle est faite et ne veux pas m’en informer.
28
pp. 636-637.
p. 166.
30
Contrairement à ce que montre Christine Montalbetti dans son ouvrage cité plus haut. Pour elle, « Ce que tout
texte référentiel raconte, et le récit de voyage en particulier, c’est d’abord l’histoire, chaque fois rejouée, d’un
réajustement patient du dire au monde. » op. cit. p. 10.
29
-9-
Souvorof est presque aussi populaire en France qu’en Russie. Une chanson a
consacré la mémoire de M. de Malborough ; une mode a immortalisé les
victoires du vainqueur de Macdonald et de Joubert.
On a porté pendant près d’un an des bottes à la Souvorof.31
Le cas est remarquable et mérite quelques commentaires. Dans un chapitre consacré aux
statues, l’auteur non seulement ne décrit pas celle qu’il voit, mais refuse de s’y intéresser,
rappelant simplement à son lecteur qu’il « connaît » sans le savoir le personnage représenté.
Cela ne manque pas d’audace !
En dehors de ces silences volontaires comparables à des refus de dire, certains
chapitres proposent cependant de petits développements sur tel ou tel point précis de la
société russe, le tchin, l’état du journalisme en Russie, la différence entre les dvorniky et les
karaoulny…et bien d’autres encore, mais la perspective générale de l’ouvrage – du moins
dans sa première partie – ne consiste pas à faire un récit de voyage. Le réel (la Russie donc)
n’est pris en compte par Alexandre Dumas que comme une source presque inépuisable
d’anecdotes. Il le dit d’ailleurs fort clairement, et ses mots ont la teneur d’un art poétique
livrant au lecteur la manière d’écrire du voyageur :
Je ne saurais expliquer l’immense intérêt qu’ont pour moi les choses qui ont
vu, ces choses fussent-elles inanimées et insensibles.
C’est que, en effet, pour l’historien poète, rien n’est insensible, rien n’est
inanimé. Ce que son imagination voit se reflète sur les objets qui ont vu, et
donne à ces objets des aspects particuliers. Il cherche et trouve sur eux des
traces des événements, qui n’existent probablement pas, mais qui lui
apparaissent visibles et parlantes.32
L’effacement du réel est causé par le privilège accordé aux lieux chargés d’histoire :
Borodino, Oranienbaum, Ouglitch, mais aussi un pont, un nom, une façade. Il ne faut pas
grand-chose à Dumas pour actionner la machine à remonter le temps. La forteresse Saint
Pierre-Saint Paul, par exemple, motive plusieurs récits successifs à des chapitres différents,
Dumas affirmant qu’ « [il] pourrai[t] en raconter dix ainsi »33, car ce qui prime c’est l’aptitude
du paysage, des choses et des gens à susciter le romanesque.
Mise en fiction du réel
A plusieurs reprises nous avons souligné la tendance de Dumas père à substituer aux
descriptions des choses et des êtres rencontrés, descriptions qui constituent un topos du récit
31
p. 172.
p. 373.
33
p. 275.
32
- 10 -
de voyage, la fable, l’anecdote, les souvenirs historiques, qui viennent ainsi combler un blanc
du texte. Le texte du Voyage en Russie a ceci de particulier qu’il se présente comme une suite
de petites histoires de nature différente s’insérant dans un récit cadre (le voyage d’Alexandre
Dumas), dont l’auteur ne nous livre dans un premier temps que des bribes. La proportion
s’inverse au moment où la publication périodique dans les colonnes du Monte Christo
s’interrompt. Au début du texte, le voyageur se distingue donc surtout par son art de raconter,
ce qu’il revendique d’ailleurs sans ambiguïté. On trouve dans le chapitre de présentation de
ses compagnons de route la note suivante à propos du médium Home :
Que l’on n’oublie pas que je n’affirme rien : je raconte et ne demande même
pas que l’on me croie ! Ma devise est celle de M. de Barante dans son Histoire
des ducs de Bourgogne : Ad narrandum non ad probandum.34
Cette orientation du récit vers la fable gouverne les quarante trois premiers chapitres et
déterminent une poétique particulière dont nous avons déjà entrevu quelques traits
spécifiques : discontinuité du récit, effacement du réel, prisme de l’histoire. Sur le plan
dynamique, la fable est sollicitée par la moindre rencontre. Les quatre premiers chapitres
exploitent largement cette technique puisque Dumas procède aux présentations détaillées de
ses compagnons de route avant d’aborder le voyage lui-même. Le procédé est reconduit d’une
manière que l’on pourrait dire systématique. Il est question de Vladimir et du baptême de la
Russie parce que le bateau sur lequel Dumas et la famille Kouchelev traversent la Baltique
s’appelle Vladimir, leurs compagnons de route à bord de ce bateau font l’objet d’anecdotes
mettant en exergue leur lien avec le pouvoir suprême35. Fort rarement, l’interruption du
discours premier est perçue comme une rupture et signalée à défaut d’être commentée 36, nous
laissant à penser que le texte se nourrit de la digression qui constitue la matière même de ce
dernier et n’est donc plus reconnue comme une digression. Parfois aussi, Dumas concède la
parole à un narrateur relais dont il offre un discours fictif ou le résumé de ce dernier. La
structure de l’anecdote, racontée par Dumas ou par d’autres, semble être le moule dans lequel
se coule la perception des choses vues et les découvertes du voyageur en Russie. Pour parler
de ses rencontres, Dumas emploie le terme de « personnages », de « héros de roman »37,
34
p. 50.
Dolgorouky, Troubetzkoï, Galitzine, pp. 84-88.
36
En voici un exemple : « Chers lecteurs, permettez-moi de m’interrompre pour vous présenter M. le comte de
Sancillon, un de nos plus élégants, un de nos plus spirituels, un de nos plus loyaux gentilshommes. » p. 64.
L’interruption fait ici, par sa simple mention, l’objet d’une reconnaissance textuelle.
37
A propos d’une chasse à l’ours, Dumas décrit ainsi le chasseur : « C’était un beau gentleman de vingt-six ou
vingt-huit ans, un véritable héros de roman, aux formes délicates et fines, et d’une force prodigieuse sous une
apparence délicate. » p. 177.
35
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comme pour bien marquer cette contiguïté entre le réel et l’imaginaire que révèle la mise en
fiction.
Il faut bien le reconnaître, ce procédé de la fable qui contamine une grande partie du
Voyage en Russie ouvre le texte sur le romanesque, relayé en cela par une écriture cherchant à
faire sourdre l’exceptionnel au cœur du quotidien. On retrouve des traits propres au roman
feuilleton ou au roman d’aventures, comme la pratique fréquente des superlatifs,
l’exacerbation des traits38 et des situations, l’élaboration de types de personnages (la victime,
le héros, le méchant…), non sans agrandissement emphatique39. Dans Voyage en Russie, cette
rhétorique du roman d’aventures sous-tend les anecdotes, mais aussi le récit cadre qui
emprunte parfois, non sans humour, les ficelles du romanesque. De Signorina, la chatte,
Dumas dit : « Signorina appartenait à la classe excessivement rare des chats voyageurs ; elle
avait la protubérance de la locomotion »40. L’exceptionnel sert ici une dimension
humoristique, mais le plus souvent il est le vecteur d’une dramatisation de l’histoire
racontée41, notamment dans les anecdotes historiques où les rapports de force sont
schématisés.
Parallèlement à l’émotion inhérente à telle ou telle situation et à la rhétorique de
l’exceptionnel qui crée de toutes pièces l’intérêt, l’écriture s’appuie, pour donner au récit de
voyage un ton romanesque, sur des procédés de dramatisation qui mettent en scène la lecture
et insèrent dans le texte un suspens lié au retardement de l’information annoncée. Cette mise
en scène textuelle recoupe parfois la nécessité de « tirer à la ligne » comme on le voit lors de
la présentation par Dumas de ses compagnons de voyage : « …comment ai-je fait
connaissance avec… » écrit-il, et suivent les noms des onze voyageurs accompagnés de leur
titre ou de leur caractéristique42. Ce procédé d’allongement qui exploite l’effet d’annonce et
retarde le récit attendu se rencontre fréquemment, inscrivant dans le texte une dynamique
propre aux romans d’aventures. Questions successives, pratique synonymique qui allonge
artificiellement le texte, promesses de récit ultérieur, permettent de changer le rythme du récit
38
Voir dans la note précédente le portrait du chasseur d’ours.
A propos de David Home : « Jamais sultan de Constantinople, jamais schah d’Ispahan, jamais rajah de Lahore
ou de Kachemir, ne fut servi par ses esclaves avec plus de prestesse et de fidélité. » p. 57. L’agrandissement
emphatique s’appuie ici sur des références extérieures à l’univers du personnage, références exotiques à
connotations merveilleuses.
40
p. 62.
41
Après la présentation de Signorina, Dumas explique ce qu’il en est des deux autres bêtes, en précisant :
« L’histoire des deux autres animaux est plus courte et offre des péripéties moins émouvantes. » (p. 63).
L’émotion est donc bien le moteur du récit dans Voyage en Russie et oriente le texte vers le romanesque.
42
Maintenant, comment ai-je fait connaissance avec le comte, la comtesse, l’indispensable et universel Dandré,
le Docteur Koudriatvtzef, le professeur Reltchensky, l’illustrissime maestro, mademoiselle Alexandrine (Sacha),
mademoiselle Hélène, mademoiselle Annette, le poète Polovsky et le magicien Daniel Home ? » p. 63.
39
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et de susciter l’intérêt du lecteur dont l’attention est ainsi captivée soit pour une nouvelle
histoire, soit pour un retour au récit cadre.
Si la saturation anecdotique et la mise en fiction font osciller le texte de Dumas entre
le récit de voyage et le texte romanesque, la littérature elle-même est convoquée à plusieurs
reprises sous la forme de références intertextuelles. L’évocation de la rencontre des
Kouchelev et du musicien Milleotti permet à Dumas de jouer avec des références canoniques
de la littérature :
C’est toute une Iliade, - je me trompe, - toute une Odyssée, que l’histoire du
maestro Milleotti. Constituons-nous l’Homère de cet émouvant poème.43
Ce faisant, Dumas place son récit de voyage à l’aune de la littérature plus que du
documentaire, d’ailleurs c’est bien au plaisir de son lecteur, un lecteur qui le connaît et qui
achète le Monte Christo pour lire du Dumas, qu’il prétend dans ces pages. En dehors
d’Homère, Dante, Gautier, Michelet ou le Kalevala sont aussi mentionnés. Le plus important
cependant, c’est l’incursion dans la littérature russe que permet le Voyage en Russie. La vie de
Pouchkine est racontée, comme une anecdote parmi d’autres, et des extraits de ses poèmes
sont cités à plusieurs reprises. Sous la plume de Dumas, si le récit de voyage refuse le
référentiel (c’est-à-dire la description du réel), c’est pour privilégier une formulation inédite,
puisant largement aux ressources de la fiction et de la littérature.
Raconter comme un roman
Nous l’avons vu, le Voyage en Russie se constitue de deux parties bien distinctes selon
la rédaction, contemporaine ou postérieure au voyage. Si la première partie nous semble
tenaillée par la tentation du romanesque, c’est surtout au regard de la seconde qui respecte,
avec une précision que l’on regrette parfois, les règles du récit de voyage, et notamment celle
de l’énonciation référentielle qui s’efforce de rendre compte des choses vues avec exactitude.
Dans les quarante trois premiers chapitres, l’écriture obéit à une autre loi, celle de la fiction,
romanesque bien sûr, théâtralisée sans aucun doute, les anecdotes qui fourmillent dans le texte
laissant la part belle au dialogue. Analysant le récit de voyage, Christine Montalbetti fait de
ces digressions un « parasitage » du texte référentiel qui « perturb[e] dans le même temps
l’homogénéité de l’énoncé et la qualité de son pouvoir de référence » 44. Mais cette irruption
de la fiction, historique ou romanesque, au cœur du récit de voyage fait tout l’intérêt du
Voyage en Russie, qui, s’il ne renouvelle pas à proprement parler les lois du genre, élabore
43
44
p. 46. Le texte de Dumas ne comporte pas de guillemets.
Op. cit., p. 86.
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néanmoins une poétique particulière, en tout cas dans la première partie, et permet au lecteur
de retrouver dans ces pages l’auteur du Comte de Monte Christo et des Trois Mousquetaires.
Anne Ducrey
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