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Daniel Safon
CRIMES
ENTRE PARENTHÈSES
POLAR DIGRESSIF
EN 20 TABLEAUX
ÉDITIONS AO
ANDRÉ ODEMARD
Collection MINI-POCHE AO numéro 6
© 2009 Éditions AO-André Odemard
www.ao-editions.com
ISBN 978-2-913897-08-3
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PREMIER TABLEAU
Entre le jardin et
la table de travail de Clarine.
Dans la ouateur touffue de son jardin d’été, Clarine, aux trois quarts mi-nue sur son transat idéalement placé à l’abri des regards zimportuns et de
la brise légère de ce mois de juin, s’abandonnait
suavement aux caresses appuyées d’un ardent soleil. Seul l’irritant zonzon d’une mouche sottement
prise au piège d’une toile d’araignée interrompit sa
lascive somnolence.
Lorsque j’appris, récemment, au cours d’une de
mes lectures érudites (vous n’avez pas à savoir laquelle (si, en fait, c’était Loin d’Odile, de Christian
Oster (aux Éditions de Minuit))), que la mouche
ne vivait que 48 heures, je dois reconnaître que ça
m’en a mis un sale coup.
48 heures, c’est queudalle.
Je ne sais pas si la mouche s’en rend compte,
après tout. Peut-être nous-mêmes, les humains,
ne vivons-nous pas très longtemps, au regard de
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certains animaux, et peut-être ceux-ci nous plaignent-ils ? Mais non, les animaux ne savent pas
qu’ils vont mourir.
La mouche ne vit que 48 heures. On ne sait, ou
plus exactement je ne sais pas s’il s’agit de la durée
de vie naturelle, la durée de vie d’une mouche qui
naîtrait dans d’excellentes conditions prophylactiques et se développerait normalement en l’absence
de tout danger, jusqu’à la fin de son deuxième jour,
ou s’il s’agit de son espérance de vie.
Car il faut reconnaître que la mouche prend
beaucoup plus de risques que l’homme, c’est indéniable, même si, dans leur organisation à elles, les
mouches ne connaissent ni la guerre ni la famine
ni le chômage ni les cadences infernales ni le mariage ni les remboursements de prêts ni la grippe
aviaire.
L’environnement de la mouche paraît nettement
plus cool.
Par contre, de multiples dangers la guettent,
qui vont de la toile d’araignée (en l’espèce, car je
n’oublie pas mon récit) au coup de torchon sur la
gueule, en passant par le papier tue-mouches, une
véritable horreur.
Imagine-t-on le calvaire d’une mouche qui a
deux jours à vivre, se fait connement poisser (le
terme se justifie) au bout de dix minutes et passe
deux jours à avoir faim. C’est une mouche qui ne
saura rien de la satiété.
Mais revenons au sujet.
Au sujet de la mouche, bien sûr.
J’étais effectivement désolé d’apprendre que les
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mouches ne vivent que 48 heures car je me souvenais très bien avoir, enfant, sympathisé avec l’une
d’entre elles. Elle s’appelait Mouchette.
C’est joli ça, Mouchette. Surtout pour une mouche. Il est bon de souligner que selon toute évidence, la mouche ne s’appelait pas réellement
Mouchette, mais que je l’avais baptisée ainsi
(d’ailleurs, la remarque vaut pour les chiens et les
chats (un chien qui s’appelle Médor ne sait pas
qu’il s’appelle Médor, il réagit juste au son « Médor » et pense qu’on l’appelle, au sens de le héler,
mais pas au sens de le nommer, il ne s’appelle pas
réellement Médor (d’ailleurs plus personne n’appelle son chien comme ça)))).
Nous étions, mon petit frère et moi, dans une
chambre, jouant à précipiter des petites voitures
Dinky Toys en ferraille les unes contre les autres
pour créer des accidents (si on avait su le prix que
ça coûte aujourd’hui, les petites voitures Dinky
Toys, on les aurait traitées avec plus de délicatesse).
Un instant, après que le fracas assourdissant d’un
formidable carambolage fut retombé, une mouche
minuscule vint se poser sur les décombres de carcasses encore fumantes et se frotta énergiquement
les pattes, comme si elle s’attribuait la responsabilité du carnage et qu’elle s’en réjouissait.
Mon petit frère s’en amusa et nous décidâmes
d’affubler la mouche du nom évoqué supra. Nous
jouâmes un instant avec Mouchette qui semblait se
plaire en notre compagnie. Nous nous amusâmes
sans lui arracher ni aile ni patte, dois-je préciser,
contrairement à la croyance qui veut que les en-
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fants soient forcément cruels et taquinent les diptères en les enfermant sous un verre retourné ou en
leur enfonçant une paille au cul, enfin, je veux dire
dans le rectum anal du trou de balle rectal.
Puis nous l’oubliâmes, et c’était l’automne.
Au printemps, alors que nous étions à nouveau
en train de nous amuser (au train, justement), mon
frère s’égaya soudain en découvrant Mouchette juchée sur le toit de la gare.
« Mouchette est revenue », me dit-il, le regard
luisant d’un attendrissement béat. Et n’ayant ni
l’envie ni la compétence pour mettre son assertion
en doute, j’accueillis l’animal avec effusion.
Soucieux de rationaliser l’événement (les petits
frères attendant parfois de leurs aînés qu’ils assurent), j’expliquai que les mouches hibernent l’hiver et renaissent aux premières chaleurs.
Nous revîmes plusieurs fois Mouchette au cours
de l’été et nous fûmes flattés par sa fidélité. Elle
nous accompagna même en villégiature à Narbonne-Plage, bravant pour notre plaisir le vent furieux
chargé de sable.
Durant cette période, il fallait faire attention
avant d’écraser un insecte, et nos parents, du moins
en notre présence, firent preuve de beaucoup d’abnégation au moment de commettre l’irréparable en
flinguant sauvagement les mouches d’un coup du
torchon de la cuisine.
Puis, à l’automne, Mouchette s’en fut sans prévenir et nous l’oubliâmes à nouveau.
Le printemps qui suivit ne fut pas l’occasion de
retrouvailles humides car mon petit frère ayant
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grandi, il n’avait probablement plus rien à foutre
de Mouchette, et il avait bien raison.
D’autant que, depuis, je sais qu’une mouche
ne vit que 48 heures. Avec le recul, finalement, je
pourrais culpabiliser d’avoir laissé croire ça à mon
petit frère. Mais encore que pas, non !
Après tout, c’est comme croire au Père Noël, ça
permet de rêver un peu.
Parce que là aussi ! Non seulement on nous raconte des sornettes, mais en plus on nous jette en
pâture un modèle économiquement utopiste de
nature à agir négativement sur notre capacité à accepter une économie de marché basée sur le rendement financier à court terme.
Les entrepreneurs ne travaillent que pour engraisser les actionnaires et ne se compromettent
qu’au prix de salaires et stock-options démesurés.
Alors dans ce contexte-là, dites-moi un peu comment une entreprise saisonnière de distribution de
jouets pourrait tenir le coup ?
Pour ce qui concerne ma fable de la mouche qui
dort l’hiver et réapparaît au printemps, il ne me
semble pas nécessaire de rectifier le tir avec mon
petit frère. Il a aujourd’hui plus de 40 ans et se
fiche sans doute pas mal de la durée de vie des
diptères.
Donc, Clarine fut dérangée dans sa sieste par le
zonzon crispant d’une mouche désespérée prise au
piège implacable d’une toile d’arachnide. D’araignée, quoi.
J’ai vu, un jour, un documentaire sur le monstre
du Komodo. L’un de ces monstrueux lézards te-
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nait dans sa bouche une patte de gazelle, qui criait
qu’on la délivre (la gazelle, pas la patte). Qui appelait-elle ? Qui pouvait la secourir ? Le cameraman
de la scène, peut-être… La biche appelait. Dans
le vide.
Pareil pour la mouche.
En fait, il n’était pas sûr que la mouche appelle.
Non, elle gigotait juste pour essayer de se dégager de la toile, et peut-être l’araignée attendait-elle
que la mouche s’arrête de gigoter pour venir lui
tisser le cocon de nature à la conserver jusqu’à la
prochaine fringale. Ou peut-être n’y avait-il plus
d’araignée, elle avait elle-même été croûtée par un
autre prédateur (la vie des araignées, aussi, ne tient
qu’à un fil (c’est un jeu de mots)). Je ne sais pas
bien, moi, je ne vais pas me mettre à étudier tout
le règne animal.
Le zonzon de la mouche agaçait Clarine.
Je l’appelle par ce nom pour éviter qu’une de
mes ex ne se reconnaisse dans la description. J’ai
déjà écrit des romans en pensant à des gens, et
quand ils l’ont su, ça ne leur a pas forcément plu.
Là, Clarine n’est personne. Surtout pas ma femme
actuelle, qui n’est pas du genre, mais alors pas du
tout du genre à bronzer aux trois quarts mi-nue
dans le jardin !
Encore qu’aux trois quarts mi-nue, ça n’est finalement pas beaucoup nue. Déjà, mi-nue, ça fait
50 % de nudité. Alors trois quarts de 50 %, ça fait
(j’arrondis) 36,66 %.
On y arrive très vite en exposant ses bras et ses
jambes.
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Clarine, en fait, était vêtue d’une légère robe liliale (qui évoque la blancheur et la pureté).
Elle se leva, saisit le chalumeau (la paille) de
son Nirvana Ambré (un cocktail) et décrocha précautionneusement chacun des fils qui retenaient la
toile aux branches de l’arbre (un pin) dans laquelle
l’araignée (décidément inscrite aux abonnés absents) l’avait installée.
La toile s’effilocha, se rompit, tomba et se perdit dans l’herbe. La mouche bourdonna un peu, se
dépêtra, et s’en fut, probablement en râlant sévère,
à pied, car les ailes restaient momentanément engluées par la perfidie arachnéenne.
Elle courut rapidos à la recherche d’une anfractuosité dans laquelle on espère qu’elle aura pu vivre des jours heureux (deux).
Clarine fut ravie d’avoir sauvé un être vivant.
Elle s’étira, gonflant sa généreuse poitrine et rejetant ses jolis cheveux blonds en arrière, effleurant
la courbe sensuelle de ses reins galbés par un créateur forcément lubrique.
Elle se dit : « Tiens ! Il faudrait bien que j’aille
un peu bosser. »
Car nous vivons à l’époque des cadences
infernales…
En fait, j’ai un peu de mal à démarrer ce roman.
Ça commençait pourtant drôlement bien, avec
une jolie femme allongée au soleil sur un transat,
contexte très favorable. J’ai parfois l’impression de
passer à côté du best-seller, quoi, c’est vrai, avec
un sujet pareil ! Ça donnerait un truc du tonnerre
de Dieu, sous la plume d’un vrai écrivain.