Samedi 25 Novembre 2000 - 18 h 00 Théâtre Montansier

Transcription

Samedi 25 Novembre 2000 - 18 h 00 Théâtre Montansier
« VOICY DU GAY PRINTEMPS »
À LA CHAMBRE D’HENRY IV
Samedi 25 Novembre 2000 - 18 h 00
Théâtre Montansier de Versailles
Centre de Musique Baroque de Versailles
Établissement public du musée et du domaine national de Versailles
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PROGRAMME
CLAUDE LEJEUNE
(1530-1600)
Ogn’un s’allegra
Viv’in dolor
O vilanella
Io ti ringrati’amor
Io piango
Mille affanni
Oime crudel
Sto inamorato
Pasco mi sol
Le chant de l'alouette
Povre coeur entourné
Je boy à toy mon compagnon
Je file quand on me donne
Quelle eau, quel air
Je pleure je me deux
Tu ne l'entends pas
La guerre
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avec
L’ENSEMBLE CLÉMENT JANEQUIN
Catherine Greuillet, soprano
Dominique Visse, haute-contre
Bruno Boterf, ténor
Vincent Bouchot, baryton
François Fauché & Renaud Delaigue, basses
Eric Bellocq, Luth
Jean-Marc Aymes, Orgue
Direction musicale : Dominique Visse
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VOICY DU GAY PRINTEMPS
« Puys que le JEUNE est mort, le balet des Muses a cessé. »
écrivait Nicolas Rapin en 1603.
Claude Le Jeune, compositeur du roi Henri IV, laisse effectivement un vide après sa mort
en 1600 ; pendant toute la seconde moitié du XVIe siècle, il s’est intéressé à tous les genres en faveur.
Où et quand a-t-il écrit les airs, chansons et canzonnette italiennes qui composent ce programme ?
Nous avons peu de certitudes à ce sujet, mais en reflétant sa vie à la fois instable et courtisane,
l’œuvre vient parfois compenser l’insuffisance et la discontinuité de la biographie.
Natif de Valenciennes, le musicien baigne dès ses jeunes années dans la tradition polyphonique de la Renaissance, brillamment illustrée par ses prédécesseurs franco-flamands dont le plus
fameux est Josquin Desprez. Ses chansons de type « rustique » (Tu ne l’entens pas, Je file quand on me
donne ou Je boy à toy), avec leur jeu virtuose sur la forme simple couplet-refrain, relèvent de cet héritage. Dans un autre genre, mais avec un rôle tout aussi important de la référence musicale, Le chant
de l’Alouette est une pièce exceptionnelle : il s’agit d’une reprise litté-rale de la chanson de Clément
Janequin, à laquelle Le Jeune ajoute non seulement une cinquième et nouvelle voix, mais aussi une
seconde section « toute de Claude Le Jeune » (« La gentille alouette avec son tirelire... »), sur un texte
extrait, chose à la fois curieuse et rarissime, de La semaine de Bartas. Il faut voir dans ce défi
d’écriture l’intention non seulement de rendre hommage au maître de la chanson descriptive,
Janequin, mais aussi de se mesurer avec lui en « farcissant » sa célèbre chanson. La démarche
est claire dans de nombreuses autres œuvres : s’inscrire dans la tradition tout en surpassant ses
prédécesseurs.
L’importante proportion de répertoire italien chez Le Jeune laisse à penser qu’il a pu dans sa
jeunesse, comme bon nombre de ses compatriotes musiciens, faire le voyage d’Italie. Les petites
pièces qui forment la première partie de ce programme relèvent du genre hybride de la
canzonetta : leur forme est simple et strophique (avec reprises internes, le plus souvent), mais le
vocabulaire contrapuntique, proche du madrigal, se montre assez sophistiqué et soucieux de l’expression du texte. Pour la plupart d’entre elles, on a pu retrouver dans de petits recueils de villotte
italiennes sans prétention et à 3 voix, des modèles que Le Jeune s’approprie en les amplifiant et en
les amenant au statut d’œuvres élaborées plus ambitieuses. Certaines (Viv’ in dolor, Io piango, Oime
crudel) utilisent une écriture harmonique assez audacieuse ; une autre (Pasco mi sol) exploite les
possibilités d’une texture élargie à six voix. Le geste du compositeur, dans ce type de répertoire,
n’est pas si éloigné de celui qu’il applique à la chanson française de type rustique :
appliquer un traitement savant à une donnée simple, utilisée comme faire-valoir de son talent.
Né vers 1530, Le Jeune se trouve également placé au cœur des guerres de religion, en une des
périodes les plus troubles de l'histoire de France, pendant laquelle l'adoption des idées de la
Réforme privait un compositeur du « débouché » traditionnel de maître de chapelle, et l'obligeait à
vivre de différents protectorats plus ou moins ponctuels, ou de divers travaux de commande. Dès
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sa première dédicace, dans une publication consacrée à des psaumes (1564), on peut supposer un
engagement précoce dans la Réforme : deux gentilhommes protestants, François de La Noue et
Charles de Téligny - ce dernier, bras droit de Coligny, périra avec lui à la Saint-Barthélémy - en sont
les co-dédicataires. Par la suite, ces premières orientations religieuses se trouvent confirmées par
une importante production de psaumes huguenots, ainsi que par une série de mécènes tous
réformés. Quelques chansons spirituelles, c’est-à-dire à sujet religieux (Povre coeur entourné, Quelle
eau, quel air), viennent illustrer l’influence des idées de la Réforme sur un genre a priori profane.
Dans un autre registre enfin, si l’on se remémore la controverse entre catholiques et
protestants au sujet de la langue latine, on peut difficilement imaginer que Le Jeune ait choisi sans
arrière-pensée le texte de Tu ne l’entends pas, c’est Latin...
Bien que huguenot, Le Jeune grâce à son talent côtoie de près le milieu royal : est-ce à ce titre,
grâce à des appuis en haut lieu, qu’il échappe en 1572 au massacre de la Saint-Barthélémy qui coûta
la vie à tant d'autres protestants ? Il réside pourtant à Paris vers 1570, puisqu’il participe aux
expériences menées alors par le poète Jean-Antoine de Baïf : au sein d’une Académie de poésie et
de musique fondée sous la protection du roi Charles IX lui-même, on cultive la musique « mesurée
à l'antique », sorte de production d'avant-garde destinée à retrouver l'antique union entre poésie et
musique, capable de grands effets sur l’homme. Sur des vers spécifiquement écrits pour être mis en
musique, dont la scansion est comme prédéterminée, on s’attache à ce que la musique illustre une
stricte adéquation entre les syllabes (longues ou brèves), et des durées rythmiques correspondantes.
Le présent programme se termine par un de ces airs « mesurés à l’Antique » sur des textes
de Baïf : La Guerre, imposant cycle sans doute composé pour les festivités liées aux noces du favori
d’Henri III, le duc de Joyeuse en 1581. Cet air exceptionnellement long, une « guerre d’amour », est
célèbre pour avoir déclenché, dit-on, la furie belliqueuse d’un auditeur, et donc élevé Le Jeune au
rang de nouvel Orphée...
Le compositeur, qui a beaucoup écrit dans ce style « mesuré » si caractéristique, si différent
de celui de la chanson polyphonique, fait certainement partie des musiciens appointés par
l’Académie royale, au sein de laquelle on s’intéresse visiblement aussi aux genres grecs, et à
l’écriture chromatique. Plusieurs chansons et airs de ce programme en témoignent : certains
passages de Quell’ eau quel air (sur « Si je meur dedans l’air ») et de Povre cœur entourné.
Entré vers 1580 au service du duc d'Alençon, frère du roi Henri III, Le Jeune est désigné en
janvier 1582 comme son « maistre de la Musicque » ou « maistre des enfans de musicque ». Comme
il « suit ordinairement la cour », il accompagne sans doute le duc dans son séjour de six ou sept
mois (1580-1581) en Gascogne chez Henri de Navarre, le futur Henri IV. La chanson gasconne Debat
la noste, bâtie sur un thème qui s’apparente à un air de danse, a sans doute quelque lien avec ce
séjour dans la région. Quant à la chanson Je boy à toy, sorte d’appropriation savante d’une technique
traditionnelle du chant alterné, elle peut également être mise en relation avec le voyage en
Angleterre, à la fin de 1581, du jeune frère du roi, le duc d’Alençon, à l’époque où est envisagé
mariage de ce prince avec la reine Elisabeth.
Que devient Le Jeune dans la période qui suit la mort de ce protecteur en 1584 ? Il est possible
que Henri de Navarre ait alors joué son rôle. On sait en tous cas qu’en 1590, le musicien tente
imprudemment de fuir Paris alors aux mains de la Ligue catholique, et que, intercepté en possession d'une « confession huguenote » et de plusieurs œuvres, notamment des psaumes, il ne doit la
vie sauve qu'à l'intervention providentielle de son collègue catholique Jacques Mauduit. Son
refuge est alors vraisemblablement la place forte de La Rochelle, ou la région environnante qui lui
est apparemment particulièrement hospitalière puisqu’il y compte plusieurs amis poètes parmi
lesquels Agrippa d’Aubigné.
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Vers 1595, Claude Le Jeune devient « Compositeur de la musique de la chambre du Roy »,
Henri IV, récemment converti puis enfin sacré. Comme il « suit ordinairement la Court », il
séjourne principalement à Paris, Fontainebleau et Saint-Germain-en-Laye. Il meurt à la capitale,
où il est enterré au cimetière protestant de la Trinité, le 26 septembre 1600. Cette disparition, il y
a 400 ans, mérite d’être commémorée par la musique même de celui qui, surnommé en son temps
« le Phoenix des musiciens », marqua tout le XVIIe siècle français.
© CMBV/ISABELLE HIS