Observatoire de la Vie Numérique des Adolescents : ask.fm

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Observatoire de la Vie Numérique des Adolescents : ask.fm
Paris, le 19 décembre 2013
[Observatoire de la vie numérique des adolescents (12-17 ans)]
ask.fm, le réseau social que les adultes ignorent
Ask.fm et ses 60 millions d’utilisateurs dans le monde n’ont jusqu’à présent attiré le regard
des médias français qu’à travers les cas tragiques de suicides reliés à des insultes et des
harcèlements exercés par son entremise. Nous avons cherché pour notre part à
documenter les usages quotidiens de ce réseau social inconnu des parents : on y voit à
l’œuvre les « drames » ordinaires des adolescents, mais aussi la fabrique horizontale de
leurs normes, et au premier chef celle de l'intimité, à l’âge où l'éclosion de la sexualité
redistribue les cartes.
[ chiffre clé : trouver forme typographique]
Selon une étude Médiamétrie réalisée en juin 2013,
1,3 millions de Français, dont la moitié sont âgés de
moins de 17 ans, ont visité le réseau social ask.fm,
soit quatre fois plus qu'en octobre 2012.
D’après cette étude, ask.fm est le troisième
réseau social en temps passé (trois quarts d'heure
par mois) en France, derrière Facebook (5 heures) et
Twitter (1 heure)
Un réseau social peut en cacher un autre : de nombreuses pages facebook d’adolescents sont
désormais ponctuées d’invitations à « aller me poser des questions sur ask.fm ». Vers ce réseau
perçu comme « underground », le pas est vite franchi : comme l’indique la politique de
confidentialité tout récemment traduite en français, tous les contenus y sont publics. Le principe de
ce site créé en Lettonie en décembre 2010 est le suivant : on y tient une page, sur laquelle on se
propose de répondre à des questions posées par des interlocuteurs anonymes, sauf s’ils choisissent
de s’identifier. Certaines questions, qui se distinguent par leur tenue orthographique et leur teneur
bienséante, émanent des administrateurs du site eux-mêmes. Toutes les autres questions traitent
presque exclusivement de sexualité, d’amitié, d’amour.
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Largement méconnu des adultes et des parents en particulier, ce site est un des rares réseaux
sociaux investi presque exclusivement par les adolescents. Plus que cela, ask.fm joue désormais un
rôle clé aujourd’hui dans leur sociabilité. Qu’ils choisissent ou non d’y avoir une page, les adolescents
sont tous plus ou moins au fait des péripéties de cette plaque tournante relationnelle, où se vivent
des drames affectifs, des hontes cuisantes, et où se reconfigurent les liens.
La fréquentation grandissante de ce site amène à se poser à nouveaux frais la question qui taraude
les adultes à propos des jeunes : la vie numérique des adolescents préserve-t-elle ce qui devrait
relever de leur « vie privée » ? Qu’en est-il de leur « sens de l’intimité » ? Comment comprendre la
valeur donnée à ces révélations publiques, dont le registre va de l’amitié à la sexualité, et qui
compliquent à l’évidence la tâche d’affronter le regard des autres ?
« Je ne sais pas si on va se reparler un jour et ça me fait souffrir », «oui j’aime aussi
Lucie, même si je sors pas avec elle et si je suis fidèle », « la sodomie je connais, et
alors ? », « si je peux pas, c’est parce que j’ai des micauses (sic) vaginales », « j’aime
le sexe, je peux dire que je suis une belle salope! mouackkkkkkk♥) »
Sur facebook, la mise en ligne de contenus personnels peut être décrite, à la suite de Laurence Allard
comme un travail expressif, où le contrôle de ce qu’on donne à voir est constant, et où l’on construit
plus qu’on ne « dévoile » des facettes de son identité.
Mais cette grille de lecture « expressiviste » vacille face à ask.fm, où jouer le jeu de l’expression de
soi suppose la confession, et où le dévoilement est le défi même que se propose de relever celui qui
s’y engage, comme l’écrivent certains adolescents sur la bannière de leur page :
« Pose tes ask, je te dirai tout », « Vas-y, pose moi tes questions sur ce que tu veux ! »,
« Une question, un bisous sur tes fesses »
Jouer à la confession
Une première réponse consiste à inscrire cette activité récréative qu’est l’usage d’ask.fm dans la
lignée des jeux de confession ludique, plus ou moins formalisés, qui ont eu cours, dans différents
milieux et à différents âges : l’on songe au « questionnaire de Proust », ce jeu de salon pratiqué au
XIXème siècle, et auquel l’écrivain a donné ses lettres de noblesse, au jeu du « portrait chinois », ou
encore au jeu de cartes qui a eu la faveur de plusieurs générations d’adolescents, jusqu’à
aujourd’hui, et qui s’intitule, d’après le défi que se lancent les partenaires « Action ou Vérité ». Ces
jeux de société très différents supposent tous de consentir à révéler une vérité sur soi, à travers
l’exposition de ses sentiments, de ses expériences intimes, de ses goûts, et de ses opinions.
Nombreux sont les avatars médiatiques de ces questionnaires à la frontière de l’interview et de
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l’autoportrait. Evoquons par exemple les forums anglo-saxons où se pratiquent l’AMA (acronyme
d’ « Ask for Anything »), dont le plus célèbre est Reddit, qui a défrayé la chronique par cette
publication du président des USA, en août 2012 : "I am Barack Obama, Président of the United States
-- AMA"
Etre sur la sellette pour être sur la scène
Le dispositif de la question anonyme adressée à la personnalité publique est aussi celui qui indique
un statut d’élection. Il s’agit pour ces adolescents de jouer être au centre de la scène, quitte à être
sur la sellette, à la manière de leurs stars de référence. Le chercheur et analyste des médias Olivier
Aïm souligne la parenté du principe de fonctionnement d’ask.fm avec les séquences « confidences »
des émissions de télé-réalité. Dans « Secret Story » par exemple, c’est à un rythme hebdomadaire
que les candidats s’installent autour d’un écran pour passer au feu roulant des questions anonymes
posées par les téléspectateurs, et par la production. Ces questions dérangeantes, explique Olivier
Aïm, demandent aux acteurs de se justifier, et de décrypter leurs propres comportements – selon
une temporalité de l’acte et du commentaire, qui est aussi à l’œuvre chez les adolescents. Comme
sur le plateau télé, il s’agit de vivre, puis de s’en expliquer, dans une parole de dévoilement, qui
reconfigure les liens, renforce les amitiés et les inimitiés, ou les redistribue. De la cours de
récréation ou de l’écran d’ask.fm, il est difficile de déterminer quel est le premier plan et quel est
l’arrière-plan, mais les deux scènes sont solidaires et concourent l’une à la suite de l’autre aux
péripéties « télégéniques » de la vie relationnelle adolescentes.
Du marivaudage à la joute oratoire
Il y a aussi du marivaudage dans cette pratique ludique de l’anonymat, où les protagonistes
masquent leur identité, se font passer pour ce qu’ils ne sont pas, se posent à eux-mêmes des
questions, prêchent le faux pour savoir le vrai, et expérimentent plusieurs combinaisons amoureuses
et/ou amicales possibles, jusqu’à afficher d’étonnants élans œdipiens - dont on sait qu’ils reprennent
toute leur actualité à l’adolescence.
« Avec qui voudrais-tu diner en tête à tête en amoureux ? Mon père »
« Selon toi qui est la plus belle femme ? Ma maman ! »
Ask.fm s’est en quelque sorte fait une spécialité de cette expérimentation du lien à laquelle prêtent
les dispositifs numériques de toutes sortes. L’adolescence, période propice aux essayages
identitaires, par les images et par les mots, se saisit tous azimuts de ces opportunités. En témoigne
cette scène digne d’une comédie de Marivaux, observée dans un train : deux adolescentes avaient
entrepris d’échanger leur téléphone mobile, et ce faisant, leur identité, pour écrire chacune au petit
ami de l’autre. Des propositions sexuelles osées jusqu’à la fausse scène de rupture, une large gamme
de possibilités fut ainsi explorée avant que les masques ne tombent : « En fait, tu vas me tuer mais je
crois que je suis amoureuse de ton mec ».
Plus frontale que le marivaudage, la joute oratoire est une autre façon d’investir conjointement ce
réseau et leur sexualité naissante, qui se pose à tous comme une question.
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La tonalité des échanges y est facilement agressive, recourant à la rhétorique du « clash » qui est une
modalité très représentée des échanges numériques en ligne. Comme l’avait montré notre dernière
enquête ethnographique sur les individus connectés, une grande partie des relations sociales en
ligne tendent à des formes « d’agir ensemble » avec des anonymes, ou des quasi-anonymes, qui
peuvent prendre des formes agonistiques, allant du jeu (vidéo) aux joutes verbales, empruntées à la
culture musicale du rap.
La fabrique des normes
Mais sur les pages d’ask.fm, l’obscénité et les saillies hostiles sont aussi retraitées dans le petit
laboratoire moral qu’est la période tumultueuse de l’adolescence. L’exercice ludique de l’anonymat
s’accompagne de l’affirmation d’un code de l’honneur, qui veut qu’ « on ne critique pas masqué ».
Au collège ou au lycée, les batailles de mots qui se livrent sur ask font comme les marivaudages
l’objet de partages conversationnels in vivo, où la question des « limites » est abondamment
discutée :
« Le matin, parfois, on se retrouve une demi-heure avant le début des cours, pour parler
de ce qui s’est passé sur ask. Parfois certains abusent, y a des limites, on en parle »
m’expliquent trois amies, élèves de 2nde à Paris.
L’intimité est une conquête
Qu’il donne lieu à un usage effectif ou qu’il nourrisse les conversations, ask.fm traduit le besoin
collectif d’un entre-soi, d’une vie à l’écart des adultes et des normes de politesse, de correction, de
respect qui sont transmises verticalement aux adolescents. L’univers dysorthographique d’ask.fm,
où manier l’obscénité ne doit pas empêcher d’être respectueux, est un cas exemplaire de réseau
social où les jeunes ont créé leur propre vie publique, non pas par la configuration automatique de
paramètres, mais « en limitant l’accès par le sens », comme le propose danah boyd. Non seulement
les parents n’ont rien à y faire, mais ils n’y comprennent pas ce qui se joue dans ce cadre qui n’est
que le revers d’un espace de sociabilité où ils n’ont pas leur place.
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En ce sens, la communauté des utilisateurs d’ask.fm relève de ces « contre-public » i décrits par la
philosophe Nancy Fraser : elle a vocation à défier l’autorité et les normes du monde des adultes,
mais aussi à inventer ses propres normes. L’intimité est par excellence une norme que les jeunes
ont à inventer à leur mesure, dans une vie numérique, qui est, bon an mal an, « publique par
défaut », selon la thèse de l’anthropologue danah boyd.
Délaisser facebook pour des échanges par SMS, par Skype, pour des communications à 3 ou 4 sur kik,
pour twitter où l’on est en relation avec une dizaine d’amis seulement ou encore pour ask.fm où
aucun parent ne pointera son nez, est un premier mouvement de conquête d’une forme d’intimité
qu’est l’intimité relationnelle, entre pairs.
Mais les pages d’ask.fm portent aussi les traces d’un travail actif de délimitation de sa « vie
privée personnelle ». A y regarder de près, l’on observe que les révélations se doublent d’une
réaffirmation des limites de ce que l’on veut garder pour soi. C’est sous les regards des leurs pairs
que les adolescents définissent, chemin faisant, « ce qui ne les regarde pas ».
La honte au service de l’individuation
La fréquentation d’ask.fm et le risque qu’elle fait courir à l’image de soi comporte une dimension
initiatique. Les adolescents interrogés en parlent comme d’une épreuve par le feu, où les pertes et
les gains sont pesés, même s’ils relèvent de l’indicible. « Pour être sur ask, il faut avoir le moral »,
nous explique Lucille 15 ans, qui ne sent pas assez « solide » pour avoir sa page, et se contente d’aller
voir, et d’en parler avec ses copines, même si elle aimerait elle aussi « savoir ce que les autres
pensent d’elle ». D’autres nous font part d’expériences de honte cuisantes qu’ils ont subi, liées au
sentiment d’être allés trop loin :
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« J’ai dit des choses sur ask, j’aurais pas dû. C’était la honte après, au collège ».
La honte a valeur de signal: ce sentiment est décrit par certains psychanalystes (Jean Guillauminii,
mais aussi Serge Tisseron dans son ouvrage, La honte, psychanalyse d’un lien socialiii) comme une
réaction brève et discrète, sorte de rappel à l’ordre narcissique, qui préviendrait à la fois contre des
fantasmes de toute-puissance et contre l’effondrement. Le psychanalyste nord-américain Warren
Kinston en fait « le prix à payer sur le chemin de l’individuation » iv : par la honte, le sujet sent
provisoirement se dissoudre ses liens avec tout autre, aimerait disparaître sous terre. Mais les
tentatives pour gérer sa honte – l’humour, l’agressivité, la rupture amicale, la recherche d’alliances
nouvelles … – sont des manières de façonner les limites de la définition du Moi dans sa rencontre
avec l’Autre.
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La découverte de son intimité à l’âge où il s’agit de s’ouvrir à l’autre par la sexualité ne peut être le
fruit d’une réflexion abstraite, ni une simple adoption des normes parentales. Ask.fm est un cadre
où l'intimité s'invente avec perte et fracas, dans des débordements où seule la honte sert de
rempart. Dans cette version numérique du jeu « Action ou Vérité », matinée des standards de la
télé réalité, de nouveaux marivaudages s’expérimentent, où l’intimité de chacun se dessine sous
les yeux d’un public choisi. Le succès de ce réseau auprès des adolescents est le signe, comme
l'écrivait déjà danah boyd et Alice Marwick en 2011, "que les jeunes désirent avoir une forme de
vie publique - ce qui ne signifie pas pour autant qu'ils veuillent que leur vie soit publique. "
i
N. Fraser (1992), « Rethinking the Public Sphere : A Contribution to the Critique of Actually Existing
Democraty”, in Habermas and the Public Sphere, the MIT Press, cité par danah boyd.
ii
J. Guillaumin (1973), « Honte, culpabilité et dépression », Revue française de psychanalyse, 5-6, cité par Serge
Tisseron.
iii
S. Tisseron (2007), La honte, psychanalyse d’un lien social, Dunod.
iv
W. Kinston (1983), « A theoretical context for shame », International journal of psychoanalysis, 64.
Méthodologie :
Les enseignements de ce billet sont tirés de :
- Une enquête ethnographique Discours & Pratiques réalisée par Joëlle Menrath:
Observatoire de la vie numérique des adolescents (12-17 ans)
 20 entretiens à domicile auprès d’adolescents de 12 ans à 17 ans, issus de milieux sociaux
contrastés :
 2 mois d’observations ethnographiques sur les places publiques, dans la rue, à la sortie
des collèges /lycées, dans les cafés.
 A Paris, en Banlieue Ouest (Suresnes, Chaville) et en Banlieue Nord (Aulnay-sous-Bois), à
Strasbourg et villages environnants, à Lisieux et villages environnants.
Nota bene : ces entretiens ethnographiques n’ont pas la valeur représentative d’un
sondage quantitatif. En revanche, le temps passé avec chaque adolescent (2 heures
minimum) dans son contexte de vie, ainsi les contrastes des milieux d’appartenance, et
des zones géographiques, permettent de repérer des tendances et de donner aux
comportements une signification que les études chiffrées ne peuvent capter.
- Une analyse sémiologique d’un corpus de 100 comptes ask.fm
A propos de la Fédération Française des Télécoms :
Née à la fin 2007, la Fédération Française des Télécoms réunit les associations et opérateurs de
communications électroniques en France. Elle a pour mission de promouvoir une industrie
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responsable et innovante au regard de la société, de l’environnement, des personnes et des
entreprises, de défendre les intérêts économiques du secteur et de valoriser l’image de ses membres
et de la profession au niveau national et international. Elle assure de façon exigeante la
représentation du secteur et défend ses intérêts collectifs, dans le respect absolu des règles de
concurrence.
La FFTélécoms travaille en partenariat avec des chercheurs à la réalisation d’études et/ou d’enquêtes
sur l’utilité sociétale des télécoms :
- Nov 2013 : [Observatoire de la vie numérique des adolescents (12-17 ans)]
Le « Selfie », portrait de soi narcissique ou nouvel outil de construction identitaire ?
Les Selfies exarcerbent-ils le narcissisme des adolescents ?
- Nov 2013 : [Observatoire de la vie numérique des adolescents (12-17 ans)] « Facebook, c’est
mort »! Vive Snapchat !
- 2013 : « 10 questions qui lèvent 10 idées reçues » par Discours et Pratiques, sous la direction de
Joëlle Menrath
- 2012 : Enquête ethnographique, « Vie intérieure et vie relationnelle des individus connectés »,
réalisée par Discours et Pratiques, sous la direction de Laurence Allard et Joëlle Menrath.
- 2012 : Enquête ethnographique, « Etre un citoyen connecté pendant la campagne présidentielle »,
réalisée par Discours et Pratiques, sous la direction de Laurence Allard et Joëlle Menrath.
- 2012 : Enquête ethnographique, « Etre un citoyen connecté pendant les élections législatives
présidentielle », réalisée par Discours et Pratiques, sous la direction de Laurence Allard et Joëlle
Menrath.
- 2012 : Usages des vacanciers connectés : SMS, posts, géolocalisation : les nouvelles « cartes
postales » des vacances, analyse réalisée par Joëlle Menrath, Discours &Pratiques.
- 2012 : « Les 20 ans du SMS », analyse réalisée par Joëlle Menrath, Discours &Pratiques.
A propos de Discours & Pratiques :
Discours & Pratiques est une société de Conseil et de Recherche appliquée, dirigée par Joëlle Menrath
et qui réunit 20 chercheurs universitaires et chercheurs CNRS - sociologues, ethnologues, sémiologues,
philosophes, chercheurs en sciences de l’information. Discours &Pratiques met les méthodologies de
la recherche au service des acteurs économiques. Parce que « les individus ne font pas forcément ce
qu’ils disent, et ne disent pas exactement ce qu’ils font », Discours & Pratiques fonde toujours ses
méthodes d’enquête à la fois sur l’analyse des discours et l’observation des pratiques réelles en
observant les situations de la vie quotidienne où se jouent concrètement les usages et les choix de
consommation.
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