la liberté de tester égratignée - Barreau de l`Abitibi

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la liberté de tester égratignée - Barreau de l`Abitibi
LA LIBERTÉ DE TESTER ÉGRATIGNÉE ?
Me Martin Brisson, avocat
BREF APERÇU HISTORIQUE DE LA LIBERTÉ
DE TESTER AU QUÉBEC
« Plus vous saurez regarder loin dans le
passé, plus vous verrez loin dans le futur. »
Winston Churchill
Période française
En 1534, la France prend possession du territoire qui, grosso modo, constitue
aujourd’hui le Québec. L'expédition de Jacques Cartier atteint le golfe du SaintLaurent et débarque à Gaspé. Le navigateur français prend possession de la
nouvelle terre devant une assemblée d’Indiens en y plantant une immense croix,
au nom du roi de France, François Ier.
En 1664, le roi Louis XIV décrète que la colonie sera régie par la Coutume de la
prévôté et vicomté de Paris pour mettre fin à un système instable de pluralité des
coutumes qui s’était installé en Nouvelle-France, au Canada.
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Quant au droit des successions, la Coutume de Paris se caractérise par une
conception lignagère du patrimoine et une conception légale de la dévolution
successorale. Des règles complexes assurent que les biens sont transmis de
génération en génération par le lien du sang. Ce principe est assuré par deux
institutions : la réserve et la légitime, et par des interdictions au droit de recevoir
par succession aux enfants adultérins et aux concubins, par exemple.
Pour vulgariser, et sans entrer dans de complexes nuances, la réserve conserve
au profit des lignagers un pourcentage des immeubles propres, fortunes
familiales, en fonction des lignes paternelle et maternelle réciproquement et
exclusivement. La légitime, quant à elle, garantit au profit des enfants et petits
enfants un pourcentage de leur part ab intestat de manière à prévenir qu’au
décès de leurs ascendants, les descendants ne sombrent dans l’indigence.
Dans le système en place sous la Coutume de Paris, la liberté de tester est très
limitée. La conception lignagère domine. Des règles complexes de droit assurent
la transmission des biens de façon à protéger les lignées et les descendants
légitimes. À tous égards, le conjoint survivant est très mal protégé s’il n’a, luimême, des droits dans sa propre lignée.
Période britannique
En 1763, suite à la conquête militaire, le Traité de Paris met fin à la guerre de
Sept Ans et confirme la cession définitive du Canada à la Grande-Bretagne.
La Proclamation Royale de 1763 dévoile la politique de la Grande-Bretagne
concernant ses nouvelles possessions en Amérique. Elle renomme le Canada
« Province of Quebec » et exprime la volonté ferme de la couronne britannique
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de mettre en place les Lois d’Angleterre et d'établir la forme de gouvernement
britannique sur ses nouveaux territoires. Les principaux éléments de la
proclamation vont à l'encontre de la Capitulation de Montréal (1760) qui accordait
aux Canadiens le privilège de conserver leurs lois civiles et la liberté de pratiquer
leur religion.
En 1774, après une dizaine d’années de troubles, L'Acte de Québec accorde
plusieurs des demandes des « Canadiens ». Son article VIII réintroduit l’ancien
droit civil canadien sur le territoire.
ARTICLE VIII
Les sujets Canadiens de Sa Majesté (les ordres Religieux exceptés)
jouiront de toutes leurs possessions, &c. et que dans toutes affaires en
litige ils auront recours aux lois du Canada pour être décidées
Il est aussi établi par la susdite autorité, que tous les sujets Canadiens
de Sa Majesté en ladite province de Québec; (les Ordres Religieux et
Communautés seulement exceptés) pourront aussi tenir leurs
propriétés et possessions, et en jouir, ensemble de tous les usages et
coutumes qui les concernent, et de tous leurs autres droits ce citoyens,
d'une manière aussi ample, aussi étendue, et aussi avantageuse, que
si les dites proclamations, commissions, ordonnances, et autres actes
et instruments, n'avoient point été faits, en gardant à sa Majesté la foi
et fidélité qu'ils lui doivent, et la soumission due à la couronne et au
parlement de la Grande-Bretagne: et que dans toutes affaires en litige,
qui concerneront leurs propriétés et leurs droits de citoyens, ils auront
recours aux lois du Canada, comme les maximes sur lesquelles elles
doivent être décidées: et que tous procès qui seront à l'avenir intentés
dans aucune des cours de justice, qui seront constituées dans la dite
province, par sa Majesté, ses héritiers et successeurs, y seront juges,
eu égard à telles propriétés et à tels droits, en conséquence des dites
lois et coutumes du Canada, jusqu'à ce qu'elles soient changées ou
altérées par quelques ordonnances qui seront passées à l'avenir dans
la dite province par le Gouverneur, Lieutenant-Gouverneur, ou
Commandant en Chef, de l'avis et consentement du Conseil Législatif
qui y sera constitué de la manière ci-après mentionnée.
Eu égard aux successions, son article X introduit dans notre droit la forme
anglaise de tester et la liberté de disposer librement de ses biens par testament.
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ARTICLE X
Les propriétaires de biens pourront les aliéner par Testament, &c. s'il
est dressé suivant les lois du Canada
Pourvu aussi, qu'il sera et pourra être loisible à toute et chaque
personne, propriétaire de tous immeubles, meubles ou intérêts, dans la
dite province, qui aura le droit d'aliéner les dits immeubles, meubles ou
intérêts, pendant sa vie, par ventes, donations, ou autrement, de les
tester et léguer à sa mort par testament et acte de dernière volonté,
nonobstant toutes lois, usages et coutumes à ce contraire, qui ont
prévalu, ou qui prévalent présentement en la dite province; soit que tel
testament soit dresse suivant les lois, du Canada, ou suivant les
formes prescrites par les lois d'Angleterre.
En 1801, pour plus de clarté, l’Assemblée législative du Bas-Canada adopte une
loi qui fait disparaître, en matière de testament, les dernières résistances
coutumières.
Dans ce système, la liberté de tester est dite « illimitée ». La conception
lignagère du patrimoine telle que définie par la Coutume de Paris prend les
teintes d’une approche plus personnelle et individualiste. L’Acte de Québec
confère au testateur le pouvoir absolu de léguer ses biens à quiconque de son
choix. Ce faisant, le testateur peut écarter l’application des complexes institutions
coutumières comme la réserve et la légitime qui reste malgré tout la seule
succession légale.
Codification et Réformes du Code civil
La codification de 1866 (Code civil du Bas-Canada « CcBC ») suit dans ses
grandes orientations, en matière de succession notamment, les principes qui ont
émergé de la réforme du droit civil français et qui ont mené à la rédaction du
Code civil français (Code Napoléon). Le droit des successions du Bas-Canada
rompt encore un peu plus avec les traditions coutumières. Alors que l’ancienne
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succession légale protégeait les lignagers et les descendants, des règles de
dévolution légale placent dorénavant les ascendants et les collatéraux parmi les
successibles, selon leur ordre.
Par ailleurs, alors qu’en vertu de la Coutume de Paris, la saisine du patrimoine
successorale n’appartenait qu’à l’héritier ab intestat, ce qui était à l’origine de
nombreux litiges, le CcBC innove en énonçant que le légataire obtient la saisine
de son legs de plein droit.
L’article 831 CcBC énonce le principe de la liberté de tester, finalement codifié.
Le droit prévoit donc que tout majeur apte peut librement disposer de ses biens
en faveur de toute personne capable, avec pour seules réserves les principes
d’ordre public et de bonnes mœurs.
831. Tout majeur sain d'esprit et capable d'aliéner ses biens peut en
disposer librement par testament sans distinction de leur origine ou de
leur nature, soit en faveur de son conjoint en mariage, ou de l'un ou de
plusieurs de ses enfants, soit de toute autre personne capable
d'acquérir et de posséder, sans réserve, restriction, ni limitation, sauf
les prohibitions, restrictions et autres causes de nullité contenues en
ce code, et les dispositions ou conditions contraires à l'ordre public ou
aux bonnes moeurs.
L’article 597 CcBC accorde même priorité à la succession testamentaire.
597. L'on appelle succession ab intestat celle qui est déférée par la loi
seule, et succession testamentaire celle qui procède de la volonté de
l'homme. Ce n'est qu'à défaut de cette dernière que la première a lieu.
Ce faisant, le CcBC diffère notablement du Code Napoléon qui, pour sa part,
conserve certaines réserves coutumières à l’encontre de la liberté de tester.
En 1915, le conjoint survivant, qui n’héritait de son époux qu’à défaut de
successible à un certain degré, devient un héritier régulier, sans toutefois pouvoir
cumuler ses droits successoraux et ses droits matrimoniaux (624a et ss. CcBC).
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Outre cette modification quant au statut du conjoint survivant, le CcBC n’est que
peu modifié en matière de succession. Il subit par contre les effets secondaires
des modifications apportées par des changements à d’autres chapitres.
Le principe de la prestation compensatoire au bénéfice d’un conjoint entre en
vigueur le 1er décembre 1982. Sur preuve que, par son apport, le patrimoine de
son conjoint défunt s’est enrichi, le conjoint survivant aura droit à une ponction
dans les droits successoraux (735.1 CcBC).
En matière de filiation, il n’y a plus de discrimination entre les enfants légitimes et
les enfants naturels, ni entre les parents légitimes et les parents naturels (572
CcQ 1980).
En matière d’adoption, la nouvelle filiation se substitut à la filiation d’origine. La
filiation par le sang cesse et la nouvelle filiation fait naître les mêmes droits et
obligations que la filiation par le sang (627 et 628 CcQ 1980).
Le mineur émancipé par le mariage obtient, de plein droit, la pleine capacité (314
et 833 CcBC).
Le projet de Code civil déposé en 1978 comporte de nombreuses suggestions. Il
y est proposé d’améliorer le sort du conjoint survivant dans la succession légale
notamment en établissant une réserve héréditaire et en énonçant le maintien de
certaines créances alimentaires contre la succession (survie de l’obligation
alimentaire). Il était également proposé que le conjoint de fait prenne place parmi
les successibles.
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Les projets de loi se succèdent par la suite avec pour toile de fond, en matière de
succession, la réserve héréditaire au bénéfice du conjoint survivant et la survie
de l’obligation alimentaire. Toutefois, au dernier jour, les textes relatifs à la
réserve héréditaire et à la survie de l’obligation alimentaire ont été retirés et la loi
a été sanctionnée en 1987, sans toutefois être mise en vigueur.
En 1989, la Loi favorisant l’égalité économique des époux entre en vigueur. Son
application a un impact plus que significatif sur le droit des successions.
L’institution du patrimoine familial vient indirectement limiter la liberté de tester
d’une personne mariée. En effet, le décès d’un conjoint provoque le partage de la
valeur du patrimoine familial. Le conjoint survivant se trouve donc protégé pour
une certaine valeur, à l’encontre de la liberté de tester.
Par ailleurs, un chapitre est ajouté au CcBC à la même époque : « De la survie
de l’obligation alimentaire » (607.1 ss. CcBC) qui vient protéger les créanciers
alimentaires du défunt pour un certain temps et une certaine valeur.
Avec l’entrée en vigueur de Code civil du Québec en 1994, le législateur a
intégré, en matière de succession, les principes de la loi abandonnée de 1987.
Dans le cadre de la nouvelle dévolution légale, tant le conjoint survivant que les
descendants sont appelés à succéder de plein droit. Sans être lignagère, cette
approche peut certainement se qualifier de conception familiale.
Par ailleurs, le principe de la liberté de tester reste à la base de notre droit des
successions et prime toujours la dévolution légale.
613. La succession d'une personne s'ouvre par son décès, au lieu de
son dernier domicile.
Elle est dévolue suivant les prescriptions de la loi, à moins que le
défunt n'ait, par des dispositions testamentaires, réglé autrement la
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dévolution de ses biens. La donation à cause de mort est, à cet égard,
une disposition testamentaire.
703. Toute personne ayant la capacité requise peut, par testament,
régler autrement que ne le fait la loi la dévolution, à sa mort, de tout ou
partie de ses biens.
Toutefois, la conception personnelle et individualiste du patrimoine qui prévaut
sous le CcBC fait maintenant place à une conception plus conjugale sous
l’influence du droit matrimonial. La valeur des patrimoines accumulés par les
époux se partage au décès en vertu des règles régissant le partage du
patrimoine familial. Le jeu du régime matrimonial de la société d’acquêts, régime
légal, fait de même. L’application des règles de la prestation compensatoire vient
également rééquilibrer la valeur des patrimoines dans certains cas. Et les règles
au chapitre de la survie de l’obligation alimentaire prévoient, le cas échéant, une
distribution de deniers à prendre à même le patrimoine du défunt.
Les créances qui naissent ainsi à l’occasion du décès d’un conjoint ont un effet
significatif sur la valeur du patrimoine successoral. Cette nouvelle conception du
patrimoine basé sur un principe de solidarité économique entre époux n’existe
que dans le décès. Est-ce à dire que nous avons là des règles de droit des
successions ? Chose certaine, compte tenu de l’événement qui les déclenche, ce
sont certainement des règles qui participent de l’aventure successorale.
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COMMENTAIRE DE LA DÉCISION
Hamel (Lépine) c. Morin (Succession de)1,
La Cour du Québec condamne une succession à indemniser le fils d’une
testatrice pour dommages moraux et à lui rembourser certaines dépenses au
motif que cette dernière a fait preuve de mauvaise foi en le déshéritant.
Pourtant, au Québec, la liberté de chacun de disposer de ses biens est sacrée.
Dans la décision Hamel (Lépine) c. Morin (Succession de), la Cour du Québec
nous enseigne que, bien que nous ayons tous le droit absolu de régler les
modalités de notre succession selon notre volonté du moment et le droit de
changer d’idée au hasard de notre bon vouloir, nous devons toujours, même au
moment d’exprimer nos dernières volontés, agir de manière à respecter les
normes ordinaires de bonne conduite et les exigences de la bonne foi.
I– LES FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE
M. Lépine est le fils naturel de feu Rolande Morin, décédée en 2004 à l'âge de 87
ans. Il passe son enfance et une partie de sa jeunesse dans des orphelinats
jusqu'au moment où sa tante, Bertha Morin, l'amène vivre chez elle; il a alors 10
ans. Pendant de nombreuses années, il a en fait peu de contacts avec sa mère
naturelle. C’est pourquoi il a l'habitude d'appeler sa tante Bertha « sa mère » et
d'appeler sa mère naturelle Rolande « sa tante ».
Les années passent sans qu’un véritable lien ne se crée entre la mère et le fils,
et ce, jusqu’au jour où monsieur Lépine reçoit un appel de l'hôpital où Mme Morin
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EYB 2008-132867 (C.Q.).
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est hospitalisée. On lui demande de venir s'en occuper, sans quoi l'hôpital
demandera l'ouverture d'un régime de curatelle. M. Lépine est le seul membre de
la famille qui a alors pu être joint. Le lendemain, il se présente à l’hôpital et passe
la journée avec sa mère, qui lui dit avoir besoin de lui pour prendre soin d'elle.
Âgée de 86 ans, elle est en fauteuil roulant et ses autres enfants la voient peu.
M. Lépine est d’accord pour venir voir sa mère régulièrement, bien qu'il doive
faire à chaque fois un trajet d'environ 340 kilomètres aller-retour entre chez lui et
l’hôpital. Il doit également abandonner un poste de sableur/débosseleur à temps
partiel qu'il occupe depuis sa retraite comme professeur. Lorsque sa mère sort
de l'hôpital, il l’aide à trouver une nouvelle résidence où elle s'établit dès lors. Un
agenda reconstitué par M. Lépine démontre qu'à partir de ce moment, il rend
visite à sa mère en moyenne deux à trois fois par semaine.
M. Lépine est heureux d'avoir enfin des contacts plus personnels avec sa mère
naturelle car il n'en avait jamais eu dans le passé. Mme Morin semble également
profiter de ces moments de rapprochement pendant lesquels mère et fils
échangent des souvenirs.
Lorsqu’elle déménage de son ancienne résidence à la nouvelle, Mme Morin
donne plusieurs meubles, appareils électroménagers et autres effets personnels
dont elle n’a plus besoin à M. Lépine. Dans le but de se prémunir contre
d'éventuelles chicanes de famille et de légitimer ces actes, ce dernier demande à
sa mère de signer une procuration l'autorisant à gérer et à administrer ses biens.
En prévision du décès de M. Lépine, de son refus d’agir, de sa démission ou
d'une impossibilité pour lui d'agir, Mme Morin nomme et constitue sa petite-fille,
Marie-France Gagné, pour le remplacer avec les mêmes pouvoirs.
En même temps qu'elle signe cette procuration, Mme Morin fait un nouveau
testament. Elle désigne M. Lépine et Mme Gagné comme colégataires universels
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et liquidateurs de tous ses biens. Elle demande à son fils d'assister à la
confection du testament pour qu'il sache qu'il est héritier de la moitié de ses
biens. Elle lui déclare alors que ce sera son dernier testament. M. Lépine
assume personnellement les frais du notaire.
Plus tard, M. Lépine suggère à sa mère de faire un codicille pour léguer à son
demi-frère, Claude Hamel, une automobile que ce dernier utilise déjà depuis
longtemps. Mme Morin demande donc à M. Lépine de convoquer le notaire, qui
se présente auprès d’elle pour recevoir ses instructions. Il prépare un acte en
conséquence alors que, cette fois-ci, M. Lépine est prié d'attendre à l'extérieur.
C’est lui qui acquitte encore une fois les honoraires du notaire. Cependant, sans
qu’il le sache, sa mère vient de le déshériter au profit de sa petite-fille, MarieFrance Gagné. Elle ne lui réserve qu'un legs particulier de 500 $ pour lui
rembourser les frais du notaire qu'il s'apprête à payer. Elle ajoute toutefois le legs
de son auto à Claude Hamel.
Mme Morin fait alors promettre au notaire de ne pas informer M. Lépine du fait
qu’il est déshérité parce qu'elle a encore besoin de lui pour s'occuper d'elle. Le
notaire, qui a été relevé de son secret professionnel lors de l'audition, trouve ces
événements tellement inédits qu'il en dresse un « procès-verbal » où il écrit,
notamment, que « la testatrice demande expressément le secret professionnel
considérant qu'elle, dit-elle, aurait encore besoin de son fils, monsieur LÉPINE ».
Sans qu’il se doute de rien, M. Lépine continue de venir visiter régulièrement sa
mère et de s’en occuper jusqu'à son décès. Cette dernière conserve son secret
et agit comme si rien n’était changé. Il y a lieu de préciser qu'en aucun cas la
lucidité de Mme Morin avant son décès n'a été remise en question ou contestée.
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À la suite du décès de sa mère, M. Lépine effectue quelques dépenses (fleurs,
frais du diacre, organisation d'un repas, etc.) en rapport avec les funérailles. Ce
n'est que quelques semaines plus tard qu'il apprend du notaire que sa mère l'a
déshérité par testament au profit de Marie-Claude Gagné.
M. Lépine est dévasté et anéanti par les agissements de sa mère. Il dit avoir
pensé au suicide durant les mois suivants, espérant mourir pour aller lui dire ce
qu'il pensait d'elle.
II– LA DÉCISION
La poursuite est principalement basée sur le fait que Mme Morin aurait abusé de
M. Lépine en obtenant son soutien tout en lui laissant croire de mauvaise foi qu'il
était l'héritier de la moitié de ses biens. M. Lépine invoque également la clause
de rémunération inscrite dans la procuration pour demander le remboursement
de plusieurs dépenses faites au bénéfice de sa mère.
Selon le juge, il ne fait aucun doute que, durant cette période, M. Lépine a été
d'un précieux secours pour sa mère malade. Selon la preuve retenue, ce dernier
a fait beaucoup plus pour sa mère au cours des derniers mois de sa vie que les
trois autres enfants, qui l'ont peu visitée. Il a parcouru des centaines de
kilomètres, de deux à trois fois par semaine, pour venir lui rendre visite, et ce, au
sacrifice de ses activités personnelles. Sa mère le récompense en lui donnant
plusieurs biens meubles, effets mobiliers et bijoux dont elle n'a plus besoin. Elle
lui lègue également la moitié de ses avoirs par testament notarié en lui faisant
clairement connaître ses dernières volontés. Cette dernière « générosité » est
cependant « effacée » lorsqu’elle déshérite son fils, à l’insu de celui-ci, pour
continuer à bénéficier de son soutien.
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De l’avis du juge, il est clair que Mme Morin avait la pleine liberté de tester et de
modifier ses dernières volontés selon son humeur ou ses désirs. Toutefois, dès
le moment où elle a délibérément choisi de faire savoir à son fils qu'elle lui
léguait la moitié de ses biens, elle aurait dû avoir au moins la décence de lui dire
franchement qu'elle avait changé ses volontés par la suite. Le fait d'avoir modifié
ses dernières volontés « en cachette » tout en laissant croire à son fils que rien
n'avait changé afin de continuer à bénéficier de l’affection et de la sollicitude de
ce dernier constitue une manoeuvre de nature dolosive. M. Lépine s'est à
nouveau senti rejeté, exploité et floué par une mère avec qui il avait cru enfin
établir des liens d'affection partagés et sincères.
Mme Morin est donc responsable du préjudice qu'elle a causé à son fils, blessure
qui va au-delà de la simple question d'argent.
Le juge conclut que M. Lépine a été atteint profondément dans son amour
propre, dans sa « dignité », ce qui constitue une violation de son droit protégé
par l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne. Il considère que
les agissements de Mme Morin sont excessifs et déraisonnables, qu’ils vont à
l’encontre des règles ordinaires de bonne conduite et violent les exigences de la
bonne foi.
Le juge termine sur cette question en précisant que ce n'est pas le droit de Mme
Morin de déshériter son fils qui est en cause, mais bien sa manière indigne de le
faire. Il condamne donc la succession à indemniser M. Lépine pour ses
dommages moraux et à lui rembourser certaines dépenses.
III– LE COMMENTAIRE DE L’AUTEUR
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Avons-nous ici ouvert une brèche ou simplement écorché le sacro-saint principe
de la liberté de tester? À la lecture de cette décision, chacun peut se poser la
question. Nous avons en effet entre les mains une décision qui condamne une
succession à verser des dommages-intérêts en raison du fait que la testatrice a
déshérité son fils, ce qui semble à première vue contraire au principe de base
immuable.
En effet, en droit québécois, la règle, qui ne souffre que de quelques exceptions
de nature protectionniste, énonce que toute personne majeure, saine de corps et
d'esprit et apte à disposer de ses biens, peut librement prévoir le partage de son
patrimoine à son décès, soit en faveur de son conjoint ou de l'un ou plusieurs de
ses enfants, soit au bénéfice de toute autre personne de son choix, sans réserve,
sans restriction et sans limitation, hormis des modalités qui pourraient être
jugées contraires à l'ordre public ou aux bonnes moeurs :
703. Toute personne ayant la capacité requise peut, par testament,
régler autrement que ne le fait la loi la dévolution, à sa mort, de tout ou
partie de ses biens.
704. Le testament est un acte juridique unilatéral, révocable, établi
dans l'une des formes prévues par la loi, par lequel le testateur
dispose, par libéralité, de tout ou partie de ses biens, pour n'avoir effet
qu'à son décès.
Il ne peut être fait conjointement par deux ou plusieurs personnes.
706. Personne ne peut, même par contrat de mariage ou d'union civile,
si ce n'est dans les limites prévues par l'article 1841, abdiquer sa
faculté de tester, de disposer à cause de mort ou de révoquer les
dispositions testamentaires qu'il a faites.
Par ailleurs, l'acceptation du légataire n'est jamais requise. Son intervention
non plus. Il pourrait même ne pas être au courant du legs, ce qui est souvent
le cas. Seule la volonté du testateur doit être prise en compte. De plus, le
testament est un acte révocable en tout temps et à toute occasion.
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Gardien inflexible du principe de la liberté de tester, le rôle du tribunal ne
devrait jamais consister à intervenir au nom de l'équité. Il doit plutôt se faire
l’interprète de la dernière volonté réelle du testateur, lequel est présumé être
lucide et apte à tester. Ainsi, il ne saurait être question de dépouiller un
légataire au profit d’un autre, qui aurait mérité mieux que le sort que lui a
réservé le testateur. Le caractère raisonnable ou déraisonnable d’une
disposition testamentaire n’est pas pertinent. Il ne nous appartient pas de
porter un jugement de valeur ou un jugement moral, ni de nous demander si
le testateur aurait mieux fait de léguer ses biens d'une manière plutôt que
d’une autre.
Le principe de la liberté de tester étant ainsi bien ancré dans notre système
juridique au chapitre du droit des successions, nous sommes en droit de nous
poser la question suivante : Comment le choix d’une mère de déshériter son
fils peut-il être générateur de dommages?
Habilement, le juge quitte le champ occupé par le droit des successions et
trouve les assises de sa décision dans le droit civil, au chapitre de la
responsabilité, ainsi que dans la Charte des droits et libertés de la personne.
Il précise, bien sûr, qu’il ne saurait remettre en question le droit légitime de
Mme Morin de déshériter son fils. Il énonce toutefois que les règles générales
de droit civil suivant lesquelles la bonne foi doit gouverner les personnes dans
l’exercice de tous leurs droits et toute personne est responsable des
dommages que sa conduite fautive cause à autrui, s’appliquent également à
l’acte unilatéral qu’est le testament.
Il voit, dans les manœuvres dolosives de Mme Morin, une faute génératrice de
dommages. Il condamne tout simplement la succession en vertu des
principes de la responsabilité civile.
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CONCLUSION
Avec le plus grand respect pour les personnes impliquées, les faits à la base
de cette décision, tels que retenus et exposés par le juge, relèvent
particulièrement du drame shakespearien. Nous sommes d’avis que ce
dossier est un cas d’espèce et que la liberté de tester conserve tout son
lustre.
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